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textuelles Frantextalisée par l'Institut National de la
Langue Française (InaLF)
Charles Demailly [Document électronique] / Edmond et Jules de Goncourt
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I
-un article ? ... tu me demandes s' il y a un
article dans mon histoire ? Mais, malheureux, un
enfant de six ans en ferait une codie en vers,
les yeux bandés ! Scène première : le foyer de la
codie-française... tu comprends... la maison
de Molière... Talma... les souvenirs... la
tirade : c' est là sar cause avec Scapin,
Melpomène prend l' éventail de Thalie, où...,
..., où... il n' y a pas de raison pour que ça
finisse ! Tu passes aux indiscrétions : Provost
et Anselme qui jouent aux échecs, l' ingénue qui
demande une glace, l' huissier qui fait découvrir
le grand-duc ditaire de Toscane, et
Mademoiselle Fix qui le fait rougir de ne s' être
point découvert de lui-même, la socdu
rachat des captifs...
-hein ! La société ? ...
-tu ne la connais pas ? C' est pourtant une société
secrète... devine ce qu' il y a dans le foyer de la
codie ? ... il y a des poulpes ! C' est terrible !
Une fois accroché, c' est fini ! Ils vous
entraînent au fond de leur conversation... voilà,
je suppose, un homme ou une femme,
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les poulpes n' y regardent pas, Got, si tu veux,
ou Mademoiselle Ricquier, pincés par Frappart
ou par M Benett, l' auteur anglais... très-bien !
Un membre de la société accourt : pardon ! J' aurais
un mot à vous dire... -sauvé, mon dieu ! Dit
l' autre... et voilà ce que c' est que la socié
du rachat des captifs ! ... si tu ne fais pas
cinquante lignes avec ça... et puis il y a des
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tableaux du foyer...
-après ?
-après, après ? Tu poses ta femme : une codienne
lèbre... tu ne la nommes pas... tu dis
seulement : notrelimène... ça ne compromet
personne ! ... notre Célimène passait les mains dans
les cheveux d' un grand poëte... ici l' initiale du
poëte... il faut toujours nommer un poëte, sans
ça on peut le confondre avec un homme qui fait
des vers... et tu entames le dialogue : " ô mon
poëte ! -fait la limène, -pourquoi ne
faites-vous plus de ces charmantes codies comme
vous seul savez en faire ? ... pour un le de vous
j' aurais quinze ans, je donnerais dix ans de
ma vie ! ... " ici tu peux lâcher le mot : Célimène,
vous y auriez gagné ! ... et tu passes au poëte.
Le poëte a dîné ; il a ronflé pendant une heure
tout seul dans une loge de huit places ; il est bu,
mais bu... il ferait un poëme épique, et il parle
nègre ! Fais-le parlergre, le public adore ça,
ça lui rappelle Paul et Virginie ! -" moi...
pièce ? ... moi... comédie ? ... travailler ? ...
pas d' intérieur ? ... impossible ! Sale... rien
trouver... brosses à dent partout ! ...
travailler ! ... trop sale ! ... -mais si quelqu' un
vous installait dans un joli petit appartement
bien ran? -oh ! ... divin... pas de peignes sur
les meubles... intérieur... plumes taillées...
une pce ! Deux pièces ! ... trois pièces ! ...
toujours ! -à demain matin... " -et la comédienne
serre la main du pte avec un sourire... tu
trouveras le sourire ! Le
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poëte est exact comme un billet. Il essaye un
fauteuil : on y aurait dormi, -sans lire ! ...
-une table, du papier blanc, des plumes, de
l' encre... -" s' il y avait des cigares, soupire le
poëte, il y aurait ici tout ce qu' il faut pour
écrire. " Célimène envoie chercher deux boîtes de
cigares. L' heure dujeuner arrive. " ah ! Tenez,
-dit le pte, -il faut que je quitte vos
pantoufles... et puis jejeunerai avec des amis...
nous causerons... impossible... journée perdue ! -
mettez deux couverts, -fait Célimène à la
cantonnade, et se retournant : vous mangerez ici.
Qu' aimez-vous ? -tout, sauf le poulet rôti et
le vin de Bordeaux. " le soir nouvelles
lamentations du poëte : " tenez ! Si je m' en vais
chez moi, je n' arriverai que demain, je me lèverai
après-demain... et... -allons, voulez-vous que je
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vous fasse faire un lit dans le salon ? -non,
j' ai peur la nuit, et vous ? ... " bref, au
bout de huit jours la pièce est faite. Elle est
copiée. " ah ! -crie tout à coup le poëte, -un
ruban ! ... un ruban pour l' amour de dieu, un ruban
pour l' amour de moi, il me faut un de vos rubans !
Tenez, celui-là ! ... oui, j' ai l' habitude comme
cela de nouer mes manuscrits avec une jolie
faveur... une idée... c' est bête... mais voilà. "
Célimène donne le ruban, fait la rosette,
et le poëte court porter sa pièce à... parbleu !
à l' autre limène du théâtre-fraais !
Maintenant, toi, appelle ça : roueries d' hommes,
sers chaud, et-ça y est !
Ceci était dit dans une grande pièce tendue d' un
papier bleuâtre jauni par la fumée des cigares. Les
murs n' eussent eu d' autrecor que des patères
à boule de cristal pour accrocher les chapeaux,
si une immense lithographie ne set étalée au
milieu d' un panneau, collée par quatre pains à
cacheter : cela représentait une procession de
personnages à grosses têtes et plus laids encore
que nature, s' acheminant sur des jambes de
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foetus vers un panthéon Nadar faisait aux
vivants la distribution des prix de la postérité.
Toute la garniture de cheminée était trois
enveloppes de papier à cigarette job recroquevillées
sur la tablette. Une grande table, recouverte d' un
tapis vert, prenait le milieu de la pièce. Les
huit chaises rangées autour, le divan lodans un
coin,vélaient seuls la prosrité de la maison
avec l' éloquence particulière à un meuble neuf,
bien pareil, en acajou, et dans la première fleur
d' un lampas rouge.
Ii
il y avait cinq hommes dans cette pce qui était
le bureau de daction du journal le scandale.
l' un avait des cheveux blonds, le front court, les
yeux et les sourcils très-noirs, un petit nez
droit et charnu, de longues moustaches blondes
fries, la bouche très-petite, les lèvres
épanouies et sensuelles, le visage plein et potelé
d' un jeune homme qui aura du ventre.
L' autre était un jeune homme de trente-quatre ans,
petit, ramassé, trapu, avec des épaules de
chasseur de Vincennes, qui semblait porter sur
son cou court la tête de bossu de Mendelsohn. Son
poil roux, son oeil rayé par des filets de sang, sa
face tiraillée et tressaillante, lui donnaient
quelque chose de l' apparence d' unroce de
la petite race.
Des cheveux de femme, une bouche de femme, un nez
de soubrette, l' oeil gamin, la mine espiègle, le
geste polissonnant, le contentement de la niche
accomplie et le rayonnement du bonheur de vivre,
prêtaient au plus jeune l' air de crubin et l' âge
d' un collégien en vacances.
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Quelques ches grises, ramenées de derrière la
nuque, cachaient à peu près le cne beurre frais
du plus vieux. Les yeux de celui-ci n' avaient
point de couleur, point d' âme : ils ne regardaient
pas ; et son visage muet se cachait derrière une
barbe maigre et flave.
Le cinquième ressemblait à tout le monde. Il était
beau comme un monsieur qui passe, beau comme un
homme coiffé, frisé, verni, bros ; beau comme un
homme qui porte sa barbe et un lorgnon.
Le premier, qui, braillé et le gilet déboutonné,
signait un article merveilleusement calligraph
faisant asseoir dans la majuscule ornée de son
nom un singe aux genoux d' une idée, s' appelait
Mollandeux.
Le second, tout entier à faire des appels au mur,
ard' une grandegle, s' appelait Nachette.
Le troisième, qui faisait solennellement une
cocotte grande comme un principe, s' appelait
Couturat.
Le quatrième, qui, roide et serré dans son col
militaire de satin noir, coupait avec une allumette
un volume tout frais, s' appelait Malgras.
Le cinquième, qui, debout, le bras appuyé sur la
tablette de la cheminée, dans la pose mondaine d' un
personnage d' Eune Lami, faisait tomber avec le
petit doigt de sa main gauche la cendre blanche
de son cigare, s' appelait Bourniche.
Mollandeux, Nachette, Couturat, Malgras et
Bourniche formaient la rédaction du scandale.
ils en étaient les hommes, les plumes ordinaires,
l' armée officielle, les réguliers que venaient
soutenir toutes les semaines les guérillas ralliés,
les faiseurs de livres sans ouvrage, les
vaudevillistes sans collaboration, toute l' armée
flottante et au jour le jour de la petite presse.
Ces cinq hommes, qui avaient l' oreille à la
bouche de bronze de Paris, qui vivaient dans les
coulisses de tous
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les mondes et dans la cuisine de toutes les
clames, qui savaient tout ce qui fait une
blessure à un homme ou un cheveu blanc à une
femme, ces cinq hommes ne travaillaient point au
scandale pour le seul plaisir de se donner la
codie et de la donner aux autres. Nul parmi eux
n' était ce bon sceptique représenté dans la
vignette d' un petit journal, mettant toute sa joie
à faire danser entre ses jambes, au bruit d' un
tambourin qui rit, des pantins graves et des
grotesques honorables. Ils poursuivaient, dans le
petit journal et à travers le métier de leur
esprit, autre chose encore que l' argent : leur
carrière, les voeux divers et les aspirations
particulières de leurs vanités, de leurs ambitions,
de leurs tempéraments. Chacun de ces enfants
terribles cachait un homme et un but.
Mollandeux, le petit journal fait homme, esprit
fin, malin, alerte et licat, étroit, sans
hauteur, mais éveillé, verveux, rongeur, et faisant
il voulait le trou d' une dent de souris ;
paradiste charmant, le grand homme de la critique
pantalonnante et de l' esthétique au gros sel ;
ce Mollandeux, à Paris sous la statue de
Pasquin, avec l' imagination de l' ironie et le
génie du petit article, rompu à toutes les ficelles
de son art, lettré, savant, presque érudit, ayant
la lecture et la moire, et pouvant, au besoin,
renouveler les cadres usés, retaper les
plaisanteries, rééditer la silhouette et
rhabiller Bachaumont, -Mollandeux avait hâte de
quitter cette vie au jour le jour, et cette
clownerie de la pensée qui use si vite les plus
jeunes et les plus forts. Au fond de ce gamin de
lettres, il y avait un bourgeois, affamé de la
considération, de la position et du bonheur
bourgeois. Il voulait jouer à la famille et
savourer la propriété. Il visait au repos, à la
paresse carrée, à la grasse sénité du boutiquier
retiqui s' arrondit et se reproduit. Toutes
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ses sensualités s' épanouissaient d' avance dans
l' amour sous la main, dans les bons plats de
nage, dans la satisfaction béate et légitime de tous
ses aptits. Le beau jour où, déposant son costume
d' ogre tacd' encre, il aurait la maison blanche
à volets verts, une campagne à la Paul De Kock,
il jouerait le beau rôle d' un bailli de
village qui, de blanches manchettes sur ses
mains de bailli, fait danser la mariée qui rougit ! ...
quand il faisait ces rêves, quand accou à sa
chope il voyait cet avenir marcher devant lui avec
la majesté d' un opéra-comique, -la vie précaire,
les avances escomptées, les dîners incertains,
le crédit refusé, l' oeil crevé, comme il
disait, les rues barrées par une créance, les
rues brûlées, le mauvais vin, la pâtée douteuse,
les sens à jeun, Mollandeux oubliait tout.
Autant le rêve de Mollandeux allait au petit pas,
dans sa redingote à la propriétaire, vers les
voeux satisfaits d' Horace et de Jérôme Paturot,
autant l' ambition de Nachette, surexcitée par ses
trente-quatre anes sonnées, courait les hasards
et les casse-cou.
Un jour, un propriétaire d' une petite ville des
Vosges entra chez son avo, mtre Nachette,
pour lui payer l' état de frais d' un pros
insignifiant. L' état de frais lui parut un peu
enflé : -je vous l' enverrai taxé, fit l' avo.
Il l' envoya et fut payé. Une affaire appela le
propriétaire à épinal, et comme il causait avec le
président du tribunal, allié à sa famille : -
vous m' avez laissé plumer l' autre semaine. -quelle
affaire ? Dit le président. -Robinot et
Verdureaux. -nous n' avons pas eu ça. -oh !
Monsieur le président, j' ai votre signature. C' était
Nachette qui était mon avo. -Nachette ? Il
y a plus d' un mois que je n' ai taxé quelque
chose de son étude... envoyez-moi donc votre état
de frais, vous m' obligerez, fit le président. Au
reçu du dossier,
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le psident, M Duperreux, manda maître Nachette
dans son cabinet. -monsieur, dit-il en lui
montrant la pièce, vous savez où cela mène ! ... je
ne vous y enverrai pas ; mais j' ai votre parole
que vous aurez vendu votre étude avant six
semaines. Nachette s' inclina, sortit et ne
vendit pas. Au bout de six semaines, M Duperreux,
lui rappelant sa promesse, Nachette lui parla de
clients à désintéresser, d' affaires à liquider,
et finit par le supplier de lui accorder un délai de
six autres semaines. M Duperreux donna les six
semaines. Au sortir du tribunal, Nachette fut vu sur
la promenade, dont il fit trois fois le tour avec
Gagneur, le premier clerc de maître Langlois, un
vrai cheval de travail, comme il en reste encore
dans les études de province, mais sans un sou,
désesrant de jamais pouvoir acheter une étude et se
voyant premier clerc à perpétuité. Les six semaines
expirées, Nachette ne vendant pas, M Duperreux
le mena ; Nachette répondit qu' il n' y avait pas
de preuves, qu' il ne vendrait pas, et là-dessus
salua. M Duperreux sonna, se fit apporter le
registre déposé au greffe qui contenait la pièce :
la pièce n' y était plus. M Duperreux fit
poursuivre ; mais les poursuites s' arrêtèrent faute
de preuves. Nachette garda son étude. Peu après,
Gagneur achetait l' étude de son patron. Tout
épinal se dit à l' oreille qu' il avait reçu 30000
francs de Nachette pour la soustraction du fameux
état de frais. à quelques mois de là, le bruit
de l' affaire, le murmure public, la ruine de
son étude désertée, forçaient Nachette à quitter
le pays. Il disparut, laissant sa femme, la fille
d' un gros fermier des environs, enceinte et réduite
à une petite maison, avec, pour tout bien, 1200
francs d' un fermage qu' il n' avait pu aliéner. Au
scandale du procès et de la fuite du mari se
joignirent, pour le bonheur des mauvaises langues
de la petite ville, les ridicules de cette
paysanne
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jouant à la madame, et qui, dans l' orgueil de sa
maternité, reçut les visites de relevailles avec
son chapeau dans son lit, un chapeau de Paris !
Aussi, à peine homme, le premier duvet de la
jeunesse, le tafoulot aux joues, comme on
dit là-bas, ses classes bâclées au collége de
Neufchâteau, le fils de l' avo Nachette s' était
sauvé de cette ville où pesait sur lui le passé
de son re, poursuivi, croyait-il, par les haines
de la magistrature ; où lui pesait son nom,
lui pesait sa mère ! Froissé, ulcés
l' enfance, dévoré de rancunes, les plaisanteries
éternelles sur le chapeau des couches de sa mère
avaient par-dessus tout exaspéré ses colères, et
il s' était enfui à Paris, emportant au fond de
lui les vengeances d' un Coriolan.
à Paris il trouva Gagneur. Gagneur, pris la main
dans le sac dans une affaire d' usure, dégraissé
par la justice, menacé par les paysans qu' il avait
tondus, sa charge vendue et mal vendue, venait
d' ouvrir, sur le quai des grands-augustins, une
petite boutique de librairie, où il avait mis les
six ou sept mille francs sauvés dans sa déroute.
Nachette entra chez Gagneur comme commis à
25 francs par mois, avec la nourriture et le
logement. Il fit des courses à user des souliers
de la rue Grin-Boisseau. Il se reposait en
dévorant la bibliothèque de son patron, et en se
bourrant de romans malsains et de livres
pornographiques que Gagneur vendait sous le
manteau. Il vivait seul, soucieux, rechig,
cris, enfon dans son coin, effrayé de lui-même
lorsqu' il sondait le désaccord de ses appétits et
de ses forces, se sauvant comme d' une tentation et
d' un crève-coeur du luxe, des voitures, des
femmes, de tout ce qui est la vie parisienne. Puis,
un beau soir, il se jeta dans le plaisir et y
cut toutes les nuits. Il devint entraîneur
de bal. Il fit ce métier de danseur au
château-rouge et à Valentino, de huit à onze
heures du soir, pour une portion
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de viande et un litre de vin. Un hasard lui fit
rencontrer un compatriote de son âge, le joli
dessinateur Giroust. Giroust l' amena à son
atelier, se moqua de lui et de sa boutique, lui
mit l' esprit à l' aise avec les lazzis de son
tier, et tout étonde ses saillies, lorsqu' il
l' eut déboutonné et débarbouillé, lui persuada
d' écrire. Giroust fournissait à un grand libraire
du boulevard des bois pour ses illustrations ;
présenté par lui, Nachette obtint du libraire la
daction de quelques prospectus. Les prospectus
de Nachette " allèrent " au libraire, qui le mit à
la tête de la grosse caisse de son établissement,
des réclames dans lesquelles il enveloppait ses
produits, des annonces dans les journaux, en un
mot, de toute la banque ordinaire et extraordinaire
du sucs. Des pièces de vingt, vingt-cinq, cent
francs même commencèrent alors à tomber dans la
poche de l' ex-trottin de librairie. Nachette, mis
par ce métier de chef de claque en rapport avec
les hommes et les amours-propres qu' il avait
mission de gratter par-devant le public, écrivailla
long-temps dans tous les petits journaux
mort-nés ; puis se fit pousser au scandale,
unerie de petits articles mordants, cassants,
la plume au feutre et le feutre sur l' oreille,
l' avaient fait tout de suite appcier.
Vif, âpre, nerveux, rodomont, tourmenté de ce reste
de sang espagnol qu' ont gardé la Franche-Com
et les Vosges, l' esprit de ce garçon s' était fait
du premier jour à cette vie de tapage, à cette
langue de cliquetis, à ce monde où la blague, avec
la liberté d' une fille et l' air d' une bonne fille,
promène de l' un à l' autre, sur l' aile de la
riposte, la caresse de late fauve qui che
jusqu' au sang. Une fois la main faite, emporté par
sa nature, Nachette poussa le jeu à outrance,
démoucheta ses plaisanteries et tâta les épidermes
avec des brutalités, comme s' il eût voulu toucher
dans chacun le fond de sa
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patience et le point de sa sensibilité, reconnaître
les forts et monter sur les faibles. Sous cette
brutalité de la blague parlée ou écrite, du verbe
ou de la copie, de l' homme même et de son geste, il
y avait les bourrasques et les sautes d' humeur d' un
caractère inquiet, content, chagrin, les mille
tiraillements des susceptibilités et des caprices,
les exigences et les ennuis d' une nature de
courtisane. Irrité du moindre obstacle, jeté hors de
lui-même par les contrariétés journalières de la
vie, entrant dans de folles cores contre les
garçons de café, les hommes, les chevaux de fiacres,
l' amour tout fait, montrant le poing au ciel et à
la terre, à Dieu et à son portier, Nachette
était un de ces malheureux qui s' élancent aux
choses et en prennent rageusement possession, sans
que cette possession leur donne le contentement
et la satisfaction. à chaque rêve qu' il atteignait,
à chaque échelon que son ambition montait, il ne
s' arrêtait que pour se venger de sonsir,
regretter son effort, humilier et piétiner sa
victoire, semblable à ces enfants qui fouettent,
pour le punir de leur ception, le joujou évent
ils croyaient trouver quelque chose. Prompt au
découragement, comme les natures violentes,
la volonté saccadée, sans suite, sans ordre ni
marche, les admirations et les convictions tournant
au vent, Nachette n' avait pas les reins à porter
une de ces grandes oeuvres qui demandent à l' homme
de lettres la continuité et la fermeté de la foi
en lui-même, la constance des religions et des
espérances. Grisé par ses buts au scandale,
Nachette avait donné toute sa voix, tous ses
effets. Dénué du fond des études classiques, cette
terre de salut où tous les Antées du feuilleton
moderne reprennent leurs forces et refont leur
imagination, Nachette commençait à se ronger les
ongles devant une feuille de papier blanc. Il
courait les cafés, les divans, les brasseries,
les bauches
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de l' esprit parisien et ses mauvais lieux,
s' aiguillonnant, se fouettant le cerveau, cherchant
à retremper et à entraîner sa verve au bruit des
mots, au choc des paradoxes, à tous les pugilats
de l' ironie.
Tout, en cet homme, disait la soif inassouvie et
furieuse des jouissances bruyantes, patentes,
orgueilleuses, étalées en spectacle, comme ces
amours attablés à la fenêtre d' un restaurant du
boulevard italien, de ces jouissances de vanité et
d' avant-scène, qui ont la curiosité publique pour
confidente, la chronique pour trompette,
l' humiliation du parterre pour ambition. Nachette
se ruait à ces joies comme une révolution qui
monte le grand escalier des tuileries, et se
retournant vers la petite ville de son enfance,
il envoyait aux échos moqueurs du passé la lettre
de félicitation d' un grand critique, une invitation
à un bal de banquier, sa charge crayonnée par un
grand homme de la charge et publiée dans un
journal, tout le bruit de ce nom de Nachette qui
grandissait à Paris. Et quand les parisiens dans
leur lit se demandaient, en lisant leur journal,
pourquoi ce petit père Ducne était si fort en
colère, Nachette, dans un rêve, voyait l' entrée de
sa lébrité dans la petite sous-préfecture ; il
passait dans les saluts et ne saluait personne ;
il dînait chez le sous-pfet, et le matin il
envoyait son vin, une bouteille de Clos-Vougeot ;
au bal, chez M De Grandpré, -il allait au
bal chez M De Grandp! -il marchait sur le
pied de tous les hommes ; il disait à Madame De
Grandpré un sec : -je ne danse pas ; -et comme
Mademoiselle De Grandpré lui parlait du mois
de mai à la campagne comme un volume de poésies,
il lui répondait en refaisant le noeud de sa
cravate : -le mois de mai ? Moi, mademoiselle,
je l' adore à Paris : il commence à faire jour le
soir, et l' on voit les petites filles qui sortent
des magasins...
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Couturat, l' enfant, le diable à quatre, le
collégien, le faiseur de bulles de savon, l' enleveur
des chaises sous le séant des gens, l' homme aux
cocottes, l' homme des jeux de mains et du :
passe-la à ton voisin ; ce fou, si jeune d' apparence,
si innocent, si vide d' arrière-pensée que vous
l' auriez pris pour un grelot ou pour une pantomime,
Couturat avait en lui une volonté de fer, la
volonté froide, sourde, terrible d' un parlement
qui veut devenir un tiers état, ou d' une secte
qui veut devenir une religion. Par l' observation, un
sens qui était le génie de sa nature, Couturat
avait percé, dès l' enfance, les enveloppes et les
surfaces. Il était allé curieusement à tout
ce que l' homme en état de société cache ou habille,
trouvant chez chacun, avec la reté d' une seconde
vue, le secret, l' infirmité, la tare, le mauvais
instinct, la mauvaise action, usant de ses
découvertes pour surprendre les confidences, usant
des aveux fors pour tenir les gens sous une
domination consentie, et qu' il avait soin de ne
jamais pousser aux extrêmes. Plus tard, causant
beaucoup avec les femmes, qu' il savait faire parler,
trouvant en elles la meilleure des polices, une
police sans le savoir, il était parvenu à connaître,
comme l' amour et de sa bouche, ce qu' un homme avait
dans le ventre. Maître de sa nature libre
admirablement asservie, de ses sympathies et de ses
antipathies domptées et muettes, surieur au
premier mouvement, indifférent aux individus comme
aux pces d' un échiquier, assez fort dans la
lée du chacun pour soi, dans l' enivrement de la
bataille des lettres, pour sacrifier une vengeance
à un traité de paix, un bon mot à un ami et sa
vanité à son avenir, Couturat avait un petit
nombre d' amis ; mais il avait su les faire ses
débiteurs tout dévos en les aidant, selon les
occasions, de sa plume, de son entregent et de son
épée. Posdant toutes les expériences du petit
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journalisme, ses tacts et ses roueries, la science
des nuances, la valeur des mots, pouvant d' une
clame faire une attaque, sachant dans une attaque
commandéetonner une oeuvre avec de si beaux
saluts que l' auteur était flatté d' être battu si
respectueusement, il avait assez de sang-froid pour
doser la ciguë, et pour n' égratigner jusqu' au sang
que les gens marchant en travers de son chemin et
lui faisant obstacle. Sefugiant à tout moment
dans la charge, qui le sauvait de faire de l' esprit
à coups de personnalités, désarmant les jalousies
et ne paraissant attacher à sa copie que la valeur
d' un éclat de rire, Couturat, laissant aux
conscrits lele, l' entraînement et l' essoufflement,
avait l' habileté de s' arrêter en plein succès, la
force rare de ménager son talent, de bien ordonner
sa verve ; et jamais il n' avait plus d' esprit que
dans les mauvais numéros, lors des chaudes semaines
de l' été, quand la campagne et Bade font Paris
si désert et les eaux du petit journal si basses.
Chez cet homme, qui ne portait pas son âge, il y
avait des gaudissements intérieurs, des rires
intimes à montrer son masque et à cacher son visage,
à se voir si bienguisé et compté pour si peu,
à regarder Nachette déjà las courir après une
idée, à l' enfoncer dans le plaisir, à le fatiguer
dans des orgies se jouait son tempérament,
mais d' Nachette sortait la gorge sèche, la
tête lourde, la cervelle vide, à retrouver le
lendemain dans le journal, signées de Nachette, ses
vengeances à lui, ses coups de pattes, ses
indiscrétions à l' oreille et comme échapes aux
confidences du vin. Couturat trouvait un
bonheur de singe à passer pour l' exploité de cet
enfant qu' il roulait, et à qui il faisait endosser
toutes les haines qu' il ne voulait pas mettre
à son nom.
Par les filles, qu' il caressait à leur gré, prenant
au rieux les unes, amusant les autres, sachant
se faire
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des amis de toutes avec une familiarité de bonne
amitié, un pied d' égalité, et comme un ton de
compagnonnage, il avait pris position dans le
monde interlope. Il s' était poussé dans ce grand
monde des grandes lorettes où le plaisir fait les
présentations. Frotté à leur cour, aux banquiers,
aux derniers gentilshommes, aux riches étrangers,
il était entré dans le courant des relations
profitables, au coeur de cette Capoue où un
millionnaire est un homme, et où l' argent, gris
parfois comme les sens de son maître, peut se
laisser aller à l' aventure, céder à l' occasion, et
se livrer aux plans d' un homme d' esprit qui tend
son chapeau.
Couturat se sauvait de la petite déconsidération
que donne l' habitude de ce monde par la
fréquentation de l' autre, du monde honte, du
grand monde bourgeois, où il était parvenu à se
glisser, et il vélait un Couturat que ses
amis ne connaissaient pas, le Couturat des
salons.
C' était un garçon qui, sans façon, d' un bond,
sautait dans votre familiarité, d' un éclat de rire
à votre poignée de main. Le lendemain il vous
tutoyait, le tout avec tant d' entrain, tant de
grâce, si peu de conséquence, que vous le laissiez
faire. Vous blessait-il ? Il prenait les devants,
se blaguait lui-même, et rentrait en riant dans
votre amitié qu' il affichait de plus belle. Par
là-dessus, infatigable, toujours courant et
tournant, poussant ses relations, embranchant ses
connaissances, chauffant laclame, montant la
publicité jusqu' à la popularité, ne gligeant
rien, usant du petit moyen, devenant ce personnage
de Poë " l' homme des foules " , allant partout
à tous les raouts des étrangers, à tous les
bals de la chaussée-d' Antin, rencontré l' hiver,
rencontré l' été, et se montrant même où l' on se
cache, toujours psent, passant, appelé, salué,
mont, reconnu, Couturat avait
p18
solu le problème impossible d' être un homme
euroen à Paris, -la plus grande ville de
province connue.
Toutes ces facultés, toutes ces mees de Couturat
aboutissaient à son avenir : la direction d' un
grand journal. Le grand journal, imaginé par
Couturat, était le dernier mot, la dernière
évolution, l' anement officiel du petit journal,
un corsaire devenant un vaisseau de ligne.
Agrandissant son format, quadruplant sa publicité,
le faisant quotidien et journal du soir, le
flanquant en tête d' un résu impartial et sans
passion des nouvelles politiques du jour, et d' un
court dépouillement des journaux du matin, le
chargeant en queue d' un cours de la bourse
détaillé, renseigné et renseignant, Couturat
débarrassait tout le corps de son grand-petit
journal des articles scientifiques, théoriques,
agricoles, polémiques, économiques, et le
remplissait d' un énorme courrier de Paris, plus
complet, plus piquant, plus bourré de nouvelles,
plus salé d' indiscrétions que tous les courriers
pass et présents : il y attelait trois hommes,
trois plumes taillées dans la béquille du diable
boiteux. Puis venaient des courriers de Londres
et de toutes les capitales, alternant avec des
courriers du monde, des courriers des clubs, des
courriers des ateliers, des courriers des théâtres,
des physiologies, des biographies, -en un
mot, le cabinet noir des quatre points cardinaux
de la socté et des cinq parties du monde.
Ce journal, prenant un public immense, tout le
public qui passe dans le journal les articles
rieux, ou les lit pour rattraper l' argent de
son abonnement, devenant en quelques années le
grand journal de l' époque, Couturat comptait le
proposer au pouvoir. Si le pouvoir devenait une
volution, Couturat démasquait son journal, lui
donnait une couleur et se faisait lancer par lui
à quelque haute position politique et financière.
Depuis deux
p19
ans, Couturat travaillait comme une taupe.
L' argent, les bailleurs de fonds étaient sondés ;
les quelques hommes de lettres indispensables au
journal, tâtés. Couturat avait piqses
correspondances sur la carte de l' Europe. Des
lords anglais lui avaient promis d' être indiscrets.
Il avait grisé trois diplomates allemands, qui ne
pugnaient pas à médire en français. Des actrices
engagées à Saint-Pétersbourg devaient confesser
pour lui la Russie tout entière. Il avait, de
charmants grands seigneurs italiens, l' assurance
d' articles sur la société italienne et le théâtre
italien. -et voilà l' oeuvre et le monde que ce
garçon portait dans sa tête, en riant, en
gambadant, en cabriolant, dans l' enfantillage, la
farce, le calembour, et la tape sur le ventre.
Malgras, le père Malgras comme on l' appelait,
était un homme de quarante cinq ans qui parlait de
sa femme, ses seules amours, morte toute jeune,
et des enfants qu' elle lui avait laissés, ses seuls
amis. Il causait de la sainteté du foyer, de la
mission de la paternité, de l' honneur de la
famille, du bonheur de voir grandir de chères
petites créatures dans le respect et l' amour de
l' auteur de leurs jours, sans contrainte et sans
autre règle d' éducation que l' appel fait à leur
raison, à leurs bons instincts, au premier
mouvement de leur jeune conscience. Son éloquence
melliflue et doucereuse ressemblait à un
discours de Robespierre passé à l' eaunite. Elle
n' avait à la bouche que les devoirs de l' homme, les
obligations sociales, la théorie du dévouement
et du sacrifice, la dignité morale, tout cela
débité avec une parole froide, lente et coulante,
une voix plate et sans timbre qui semblait frape
par un palais de bois. Quand la morale du père
Malgras descendait du ciel sur la terre, elle
déplorait la facilité de moeurs et l' irgularité
de vie de ses compagnons du journal. Lere
Malgras disait alors les
p20
choses crûment, appelant la corruption par son nom,
et ne se refusant pas le cynisme des res de
l' église, mais toujours du même ton, sans colère
et sans émotion. Sous ses manières douces, et
jusqu' en son obséquiosité, perçait quelque chose du
dédain d' un quaker tom au milieu d' une bande de
sacripants. Content de son sort, résigné et
heureux dans sa médiocrité, stoïque pour lui
comme pour les autres, il lui arrivait de rire au
cit de certaines misères, de certains malheurs :
c' était un accès de rire singulier, un rire en
dedans, nerveux, muet et sans éclat, qui, joint à
cette voix unie et comme morte, faisait froid, -
presque peur.
Couturat, qui avait étudié Malgras de ps, et
avec l' intérêt d' un physiologiste trouvant un
épictète au bagne ou une vierge dans une actrice,
Couturat, qui " tenait son bonhomme " , c' était son
mot, affirmait qu' il y avait sous toute cette
tartuferie laïque ce fond satanique que M De
Maistre pte à la révolution française. Le père
Malgras, suivant lui, était dans l' esce
journaliste et dans l' espèce homme un accident, une
rareté, un sujet, un de ces phénones précieux
pour la science qu' ils éclairent en la déroutant :
à en croire Couturat, le père Malgras aimait le
mal pour le mal. Couturat expliquait son cas
par les mécomptes de sa vie, par son âge et la
conscience de son âge, par le découragement et le
désespoir de ses ambitions, par le souci de la
vieillesse sans position, par ses passions internes
et renfoncées, par son libertinage d' imagination
exaspérée, par une timidité insupportable auprès
de la femme, par une maladie chronique d' estomac
qui lui reprochait le moindre excès, la plus petite
débauche de boire ou de manger, par toutes les
misères enfin qui laient en cet homme le fiel
de la vieille fille et le fiel de l' homme de
lettres.
Pour Bourniche, c' était l' homme à tout faire du
journal,
p21
une plume à volonté. Point d' article, point de
corvée à laquelle il ne fût propre : il sautait et
rebondissait d' une tartine sur les eaux d' Ems à
une critique de poésies madécasses, du compte rendu
des courses du bois de Boulogne au compte rendu
des ventes de l' hôtel Drouot, de la biographie
d' un guillotiné tout chaud à un canard en
faveur de la pâte Aubril. à toutes sauces, à
toutes fins, monté sur tous les à-propos et
prenant tous les la, attelé aux idées de
chacun et ballotté d' un monde à un autre du matin
jusqu' au soir, cet esprit en était venu à n' avoir
plus conscience de lui-même : il avait perdu le
moi. il n' était guère resté d' autre
personnalité à Bourniche qu' un flux de métaphores
et d' imitations cocasses qui roulaient dans sa
conversation ainsi que des paillasses dans une
foire de village. Bourniche, naïf, vertueux,
presque marié, -il avait une maîtresse dont il ne
tutoyait pas la re, -très-jeune et très-crédule
malgré son métier, était l' amusement et le
souffre-douleur du foyer intime du scandale.
turlupiné, mystifié, moq sans pitié, il avait appris
à la fin à donner le coup de pied de l' âne tout
aussi bien qu' un ami. Puis, regardant autour de
lui, il avait vu tant de gens houspils, un si
grand peuple de poinsinets bers et rebernés,
qu' il s' était mis à consoler sa dignité avec les
humiliations de son prochain ; en sorte que, à
chaque chiquenaude donnée par le scandale sur
le nez des passants, Bourniche reprenait
fièrement de la considération pour lui-même.
Iii
le petit journal était alors une puissance. Il
était devenu une de ces façons de domination qui
surgissent
p22
tout à coup par le changement des moeurs d' une
nation. Il faisait des fortunes, des noms, des
influences, des positions, du bruit, des hommes,
-et presque des grands hommes. de l' esprit
royaliste de Rivarol, de Champcenetz, de
Chamfort, le petit journal n' avait point eu
cette réussite tout d' abord. la chronique
scandaleuse, le petit journal de 1789, avait
me ses auteurs à la banqueroute, à l' exil, au
suicide, à l' échafaud. Leurs héritiers du
directoire, les rédacteurs du t, du journal
des dix-huit, n' avaient guère été plus heureux.
Le 18 fructidor avait déporté à Cayenne la
malice française. Ce fut seulement sous la
restauration et sous la royauté de juillet que le
petit journalisme commença à devenir un chemin ;
mais ce n' était encore qu' un chemin de traverse.
à ceux qui s' y engageaient il fallait mille
choses, une étoile, des circonstances, de l' esprit,
le mépris des préjugés du temps ; et pour arriver
à quoi ? à une notoriété anonyme. Le petit
journalisme de ces années, borné aux lecteurs des
cafés, des établissements publics, des cabinets de
lecture, restreint dans son cercle et sa
publicité, n' entrait pas dans le public. Il
n' entrait pas avec le constitutionnel dans
l' intérieur du bourgeois. Il était igno de la
famille, exclu du foyer. Ne pouvant rien pour la
personnalité littéraire de ses rédacteurs, que
la loi Tinguy n' astreignait pas à signer, il ne
pouvait rien pour l' enrichissement de ses
dacteurs avec un chiffre flottant, dans les
mains les plus habiles, de 800 à 1200 abonnements.
Mais, en 1852, la pensée publique, sevrée soudainement
de ses émotions journalières, privée de tant de
spectacles et de tant de champs de bataille où se
battaient ses cores et ses enthousiasmes,
condame à la paix du silence après le bruit de
toutes les guerres de la pensée, de l' éloquence,
des ambitions, après le tapage des partis
politiques, littéraires,
p23
artistiques, des assemblées et des cénacles, la
pene publique, sans travail était en grève. Cette
pene dont la fièvre est la vie, et qui a
toujours besoin d' être caressée, brutalisée,
occue comme une maîtresse, cette pene qui,
dans le relais desvolutions, pendant l' entr' acte
des débats parlementaires, des duels d' école,
des conflits d' églises, des questions d' équilibre
euroen, fait pâture de tout et se rue aux
pantins, aux silhouettes, au parfilage, à la
potichomanie, aux pros émotionnants, aux tables
tournantes ; cette pensée de la France, on la
vit se pendre un beau jour, tout entière, à la
queue du chien d' Alcibiade ! La victoire des
hommes et des choses du nouveau pouvoir,fendant
à l' opinion l' accès des hauteurs et la région des
orages, toute l' opinion tourna en curiosité.
L' attention, les oreilles, les âmes, l' abonné,
la société, tomrent aux cancans, aux médisances,
aux calomnies, à la cue des basses anecdotes,
à la savate des personnalités, aux lessives de
linge sale, à la guerre servile de l' envie, aux
biographies déposées au bas de la gloire, à tout
ce qui diminue, en un mot, l' honneur de chacun
dans la conscience de tous.
Le petit journal fut, en cette oeuvre,
admirablement soutenu et pous par la complicité du
public. Il le vengeait de ses dieux ; il le
libérait de ses admirations. Ces rires gaulois
marchant derrière les plus minces triomphes
comme l' insulte de l' esclave antique ; ces nuées
punissant le bruit d' une oeuvre ou d' un nom ;
cette torture hebdomadaire du talent, du travail,
du bonheur conquis, dugitime orgueil ; ces
trop longues popularités assommées à coups de
pierres, comme les vieillards chez les peuplades
océaniennes ; ces amours-propres mis aux mains
dans le ruisseau,galaient Paris des joies de
Rome et des joies d' Athènes, des satisfactions
de l' ostracisme et des volups du cirque. Le
petit journal grattait
p24
et chatouillait parune des plus misérables
passions de la petite bourgeoisie. Il donnait une
voix et une arme à son impatience de l' inégalité des
individus devant l' intelligence et le renom, à sa
rancune latente, honteuse, mais profonde et
vivace des priviléges de la pensée. Il la
consolait dans ses jalousies, il la renforçait dans
ses instincts et dans ses préjugés contre la
nouvelle aristocratie des sociétés sans caste :
l' aristocratie des lettres.
Des éléments nouveaux, entrés dans le monde
littéraire depuis une dizaine d' années, aidaient
encore à la fortune du petit journal. Une race
nouvelle d' esprits, sans ancêtres, sans bagage,
sans patrie dans le pas, libre de toute
tradition, était parvenue à la publicité et à
l' étalage. Montée derrière le livre charmant d' un
des siens, le voyage autour d' une pièce de cent
sous, la bome, ce peuple besoigneux, bri
et fouetté par le besoin, n' entrait point dans
l' art comme y était entrée la génération pcédente,
les hommes de 1830, dont presque tous, et les
meilleurs, appartenaient à la bourgeoisie aisée :
la bohême apportait les exigences de sa vie dans
la poursuite de ses ambitions ; ses appétits
tenaient ses croyances à la gorge. Condame à la
misère par la baisse du salaire littéraire, la
bome appartenait fatalement au petit journal et
le petit journal devait trouver en elle des
hommes tout faits, une armée toute prête, une de
ces terribles ares nues, mal nourries, sans
souliers, qui se battent pour la soupe. Le fiel
froissements, les éclaboussades des succès qui leur
passaient dessus sans les voir, la maîtresse sans
châle, le foyer sans feu, le livre sans éditeur,
les nagements au mont-de-piété, les dettes
hurlantes, tout à venger, tout à gagner, donnaient
à la bohême les haines d' un prolétariat, et il y
eut dans le mouvement qui la jeta au scandale
quelque chose d' un peuple qui
p25
monte à l' assaut d' une société, et comme un écho du
cri de la joure du 16 avril 1848 : à bas les
gants !
tout conspirait donc pour la fortune du petit
journal. Il fut tout ce qu' il voulut être, un
succès, une mode, un gouvernement, une bonne
affaire. Il eut des registres qui ressemblaient
à la fosse commune, tant les abonnés s' y pressaient.
Il fut crié sur les boulevards, épelé par les
cafés, récité par les femmes, lu en province. Le
produit de ses annonces suffit à faire ses
dacteurs gras comme des chanoines et bars de
louis. Devant lui, tous tremblaient, l' auteur pour
son livre, le musicien pour son opéra, le peintre
pour sa toile, le sculpteur pour son marbre,
l' éditeur pour son annonce, le vaudevilliste pour
son esprit, le tâtre pour sa recette, l' actrice
pour sa jeunesse, l' enrichi pour son sommeil, la
fille pour ses revenus...
dans cet avénement du petit journal, il y eut un
pire mal que sa tyrannie. Il causa un malheur plus
grand, d' ordre plus élevé, des suites plus
déplorables et plus longues. Le mouvement littéraire
de 1830 avait fait de la France un grand public.
Par lui, la patrie de Boileau et de Voltaire,
la fille aînée du bon sens, agrandissant son
goût et son génie, échappant aux idolâtries de son
éducation, traduisant Shakspeare et retrouvant
Pindare, avait appris à vivre dans une Jérusalem
leste de poésie, de lyrisme, d' imagination. Elle
était devenue le digne auditoire et la glorieuse
complice des libres fantaisies et des révoltes
magnifiques de l' idée.
Le petit journal abaissait ce niveau intellectuel.
Il abaissait le public. Il abaissait le monde des
lecteurs. Il abaissait les lettres elles-mêmes en
faisant du sourire de M Prudhomme
l' applaudissement du goût de la France.
p26
Iv
Malgras avait pris la parole. Il nageait dans la
verbosité qui lui était naturelle. Il parlait de
la médiocrité psente, de la qualité secondaire
des talents du jour, de la mauvaise santé morale
des oeuvres contemporaines.
-... et n' est-il pas rigoureusement logique, et
nécessairement fatal, Monsieur Bourniche, -
Bourniche possédant les seules oreilles patientes
du bureau avait été choisi par Malgras pour
essuyer son éloquence, -oui, fatal, que
l' affaiblissement desrités constitutives de
l' ordre moral, la dégradation du bon sens
primordial, et l' oubli du catéchisme des principes
naturels, entraînent à leur suite l' affaiblissement,
je dirai plus, la viciation du sens créatif, de
l' imagination ? Et lorsque la débauche des
paradoxes, Monsieur Bourniche, et ce que
j' appellerai le manque de respect des intelligences,
est entré dans le coeur d' uneration, toutes
les fois que dans une socté la vération des
idées contrôlées par la raison, et associées par
la tradition...
-étais-tu assez gris l' autre jour, re
Malgras ! -interrompit Couturat.
-Monsieur Couturat, -dit Malgras d' un ton
digne, -je ne vous ai jamais donné le droit de me
tutoyer... je n' ai pas l' habitude de boire, moi.
-je te tutoie... je te tutoie avec respect,
d' abord ; et puis qu' est-ce que tu viens nous
emter avec tes idées filandreuses... des tendons
de boeuf, tes idées ! Bourniche en est bleu, de
t' écouter.
-c' est vrai ! ... Bourniche ! Bourniche ! Il va
se trouver mal.
p27
Et Nachette fit respirer de force à Bourniche le
soufre d' une boîte d' allumettes.
-Bourniche, -reprit Couturat, -je te défends
d' écouter Malgras ! Il te mettra des
perce-oreilles dans l' entendement... il t' insuffle
du pathos, malheureux ! Un beau jour, tu vas
t' enlever sur une phrase en baudruche, tu verras !
-vous plaisantez toujours, Monsieur Couturat, -
dit Malgras ; -mais ce que je dis pourtant...
-obscur ! ... complétement obscur, père Malgras !
-fit Couturat en tirant le rideau de la fenêtre,
ce qui fit tout à coup nuit dans le bureau.
-quand vous ne serez plus jeune...
-éclairons le raisonnement.
Et Couturat rouvrit un peu le rideau.
-tu es insupportable, Couturat, avec ton rideau !
-dit Mollandeux, -laisse-moi donc lire...
-qu' est-ce que tu lis ?
-la quatrième édition du livre de Burgard.
-on les connaît ces quatrièmes éditions-là, -dit
Nachette, -on mange l' argent de la première en
annonces, on passe à la seconde, et ainsi de suite...
-messieurs, -dit Mollandeux, -Bilboquet avant
de mourir sur la montagne de Meaux dans les bras
de l' ange de laclame, a montré la terre promise
à une dizaine de gaillards que je ne nomme pas...
mais très-forts !
-viens ici, Nachette, -dit Couturat ; -suppose
que tu t' appelles...
-... p' à l' oignon, tu me dirais : es-tu sou...
pe à l' oignon ?
-non. -suppose que tu sois un anglais, et que tu
parles comme Levassor ; suppose que tu voyages
pour trouver la paix du coeur ; suppose que tu
arrives dans
p28
une auberge, et que l' aubergiste... -Bourniche,
ici ! ... suppose que tu es l' aubergiste ; -suppose
que l' aubergiste te demande ce que tu veux, et que
tu lui répondes que tu veux la paix di cùr ;
suppose que l' aubergiste comprenne que tu demandes
le pédicure... -Mollandeux, arrive ! Suppose
que tu es le dicure... non ! ça ne peut pas
aller... nous ne sommes pas assez... c' est
dommage...
-combien donc faut-il être ? -demanda Bourniche.
-trente-neuf... dans les années bissextiles !
V
la porte intérieure du bureau s' ouvrit. Un grand
homme maigre à la tournure militaire, les cheveux
gris, les moustaches presque blanches, parut. Il
avait un pantalon à pied, et des journaux à la
main.
-ah çà ! -fit-il en allant à Malgras, et jetant
en passant les journaux sur la table, -tenez !
Vous autres, voilà de quoi avoir des idées... au
fait ! Dites-moi un peu, vous ! Comment ? ...
sapristi ! Si je n' étais pas là... pour une fois
que je ne mets pas le nez dans le journal... mais
vous ne savez donc pas ce que c' est qu' une feuille
de chou ?
-Monsieur Montbaillard... -fit doucement
Malgras.
L' homme au pantalon à pied était Montbaillard, le
directeur du scandale.
-comment, une semaine où nous faisons des envois
en province, vous laissez passer une balançoire
sur les provinciaux ? ... ce qu' il y a ? Il y a
trois grands jours que la chanteuse italienne est
arrivée, et le service ne lui est pas encore
fait ! C' est honteux, ma parole d' honneur !
p29
Malgras voulut répondre : -au prochain part,
je...
-ne vous pressez pas ! Mais un journal, Monsieur
Malgras, un journal, ça doit sauter à la figure
de ces femmes-là quand elles arrivent, et faire
les papillottes de leurs mères quand elles s' en
vont ! Combien d' abonnements ?
-cinq.
-cinq ! Que cinq, un jour où il fait du soleil !
Nous allons faire un journal pour l' honneur tout
à l' heure ? Il faut que je leur flanque une
prime... une orange que je leur ferai payer dix
sous ; mais je leur donnerai le papier de soie...
les courtiers ?
-rien depuis hier, dit Malgras.
-vous les flanquerez à la porte, et net... les
annonces ?
-la page est prise.
-le journal est-il fait ? Qu' est-ce qu' il y a ?
L' article de tête ? Grindu a-t-il apporté sa
machine sur les grains de beauté de Paris ?
-je n' ai rien vu, -dit Malgras.
-Grindu ? -dit Mollandeux, -vous ne savez donc
pas ? Il part ; il a six mille francs par an pour
promener en Orient un petit jeune homme qui a
fait ses farces.
-c' est emtant, -dit Montbaillard, -il allait
bien ce petit Grindu ; il allumait le public...
comment ! Le voilà bonne d' enfant ! ... moi qui
avais envie de le lâcher contre une grosse gloire :
il aurait fait du train, j' aurais fait des
abonnements ; je lui arrangeais une petite
affaire bien gentille avec un bon gaon qui
aurait eu très-peu de salle... et encore un que
j' aurais lancé ! ... ce sont les épreuves ? ...
et Montbaillard prit un paquet sur la table.
-oui. Tenez, -dit Malgras, -voilà tout le
nuro en ordre.
p30
-mauvais numéro ! -dit Montbaillard en le
feuilletant. -ça ne dit rien, ça ne pince pas...
mais tous les gens dont on parle là-dedans
passeront une bonne nuit ! ... qu' est-ce que c' est,
ces... bêtises-là ?
-ces vers ? -dit Malgras, -c' est du grand
poëte... son nouveau volume... des extraits.
-ah ! -fit Montbaillard, -je n' avais pas lu...
-... la signature ! -dit finement Mollandeux en
achevant la phrase à demi-voix.
-ma foi, tant pis ! -reprit Montbaillard sans
entendre, -nous serons sages cette semaine ; mais
la semaine prochaine, un numéro étincelant ! Nous
abîmerons unnor, un millionnaire, une actrice...
et un ami... nous dirons du ténor qu' il engraisse,
du millionnaire qu' il n' a pas le sou, de l' actrice
qu' elle est la soeur aînée de sare, et de
l' ami que nous ne le connaissons pas... tu feras
ça, toi, Nachette.
-vous avez lu cet article ? -dit Mollandeux à
Montbaillard, -ils vous empoignent... dur !
-oui... c' est un petit gaon qui veut entrer ici.
-oh ! Mais, -reprit Nachette, -vous êtes
attrasur toute la ligne, Montbaillard !
Montbaillard haussa les épaules.
-qu' est-ce qu' ils ont à crier ? Je fais mon
affaire, voilà. Je vous paye, n' est-ce pas ? Et
plus cher que ça ne vaut ! Eh bien, quoi ? Parce
que nous parlons des filles, n' est-ce pas ? Le
public n' en parle pas, hein ? ... parce que nous
faisons des éreintements ? Le public n' en fait
pas... des éreintements ? ... est-ce que ça me
regarde les fours ? c' est comme si on me
mettait les succès sur le dos ! Merci ! Les gens
qu' on siffle, je les siffle ; les gens qu' on
porte en triomphe, je les fais mousser... je n' ai
pas un ennemi, moi, ni un ami... nous ne sommes
pas un journal, nous sommes un baromètre... pas
d' école,
p31
pas de parti, pas de coterie : une impartialité ! ...
enfin, quoi ! Un public, voilà ce que nous sommes.
Est-ce que vous croyez que le public qui a je
une couronne d' immortelles à Mademoiselle Mars
à sa dernre repsentation était bien gentil ?
ça enfonce un peu le scandale, ça ! ... on
dirait que je veux leur ôter le pain de la
bouche, à tous ces criailleurs-là ! Je m' en
moque pas mal... pour six cents malheureux abonnés
qu' ils ont récoltés à la force du poignet ! ...
ont-ils fini !
Vi
-messeigneurs, fit en entrant le plus joli
garçon du monde, -je suis votre valet ! Bonjour,
tas de grands hommes !
-Florissac ?
-on te croyait mort !
-le père Malgras affirmait que tu étais mort dans
tes terres... à Clichy...
-fi donc ! -exclama Florissac. -j' aurais é
tué en duel que je ne me porterais pas mieux !
-alors, c' est que tu as fait le tour du monde !
-ou de moi-même, c' est plus long. -et Florissac
se laissa tomber sur le divan, dans un rayon de
soleil. Ainsi, la tête renversée, le visage
éclatant de lumière, ses cheveux blonds noyés
comme d' une gloire céleste, baigné d' or, il
semblait un Endymion lutiné par le jour.
-tu es tout monrose, dis donc, Florissac ?
-c' est vrai, qu' est-ce qu' il a ?
-moi ? Rien. Il me semble que j' ai moins de
génie qu' hier.
p32
-dis donc, mon petit, -dit Montbaillard, -
qu' est-ce qu' il y a de neuf ?
-il n' y a rien de neuf-que les chapeaux retas
et les consciences retournées... le soleil
continue à éclairer le monde... cet astre jouit
vraiment d' une longévité ridicule : il ressemble
à nos parents...
-parle pour toi, hein, Florissac ! Dit Couturat
d' une voix brusque. Tu sais que je n' aime pas ces
poses-là.
-je me tais : je respecte toutes les opinions, -
me les miennes.
-allons donc, Florissac, -reprit Montbaillard,
-tu dois savoir une foule de choses...
-moi ? Tout ce que vous voudrez ! Une robe de
soie verte avec des velours noirs et verts croisés
en losange est la mode d' hier matin... on a
arrêté aux montagnes-russes le compte de
madame (...) à quarante mille francs... son mari
est enchanté : il craignait qu' elle n' t pas
de dettes... ah ! Par exemple, un instant, est-ce
que vous me prenez à l' heure ou à la course ?
-hein ? -fit Montbaillard.
-par la sambleu ! Mon cher, me croyez-vous
dans une soupente du Valais de l' union fangeuse
d' un goîtreux et d' une portière ? " Florissac,
qu' est-ce que tu sais ? " et je vais vous montrer
là-dessus, gratis, le pot au fard et le pot-au-feu,
le dessous des cartes et le dedans des tabliers,
le revers et l' envers des grands hommes, l' alcôve,
la robe de chambre, la boîte à la malice, le
trou de serrure et le secret de polichinelle !
Allons donc ! Ce fumier-là c' est de l' or en barre
par le public qui court ! Le succès y pousse
comme un champignon ! Ah ! Parbleu ! Si je ne
faisais pas mes mémoires...
-bah ! Ce sera dle ! Toi, des mémoires ? Tu
devrais nous donner ça...
p33
-drôle, dle comme un conseil de révision ! J' y
déshabille le plus de monde que je peux.
-il a toujours le petit mot pour rire, ce
crapaud-là, -dit Montbaillard, qui se remit à
écrire.
-mon cher, il n' y a qu' un peuple pour savoir
faire les rasoirs et les journaux. Ici, on cause,
on raconte, on est brillant, on est informé... le
journal vous fait votre conversation comme un
foulard. à Londres il y a un homme, un homme
qui a le traitement d' un pfet chez nous,
simplement pour venir causer dans le bureau d' un
journal, entre quatre et cinq ; il apporte la
matière du journal, des idées, des mots, des
nouvelles, de l' esprit : tout ce que tu essayes
de chiper aux passants, farceur !
-pourquoi ne fais-tu pas de copie ?
-mon cher, je regarde la littérature comme un
état violent dans lequel on se maintient par des
moyens excessifs... sur ce, je vous souhaite des
ves bleus... -et Florissac s' allongea sur le
divan, -bonsoir !
-tu vas dormir ? Quelle bêtise ! -dit
Bourniche.
-dormir, une bêtise ? ... Bourniche, tu ne sais
pas vivre !
-si tu dors, -dit Couturat, -je te lis le
journal de demain.
-je l' ai lu hier... je suis persuadé, Monsieur
Malgras, que vous ne vous imaginez pas que j' ai
commis dans ma vie une sottise plus grosse que les
autres ?
-je ne suis pas indiscret, Monsieur Florissac.
-Monsieur Malgras, j' ai fait dans ma vie un
article...
-la dernière pene du boeuf gras ! dit
Mollandeux.
-oui. C' était parfait. J' étais posé, j' étais
arrivé, j' étais... j' étais l' auteur de la
dernière pensée du boeuf gras ! ... on n' est
pas parfait. J' eus la crétinerie de faire
p34
un second article... Bourniche, sais-tu à quoi
ne un second article ? à un troisme, tout
bêtement, mon bonhomme ! ... ah ! J' ai perdu un
bel avenir... la postérité dira de moi : c' était
un producteur ! ... au fait, vous ai-je dit que
j' arrivais de Naples ? Vous ne savez pas ? Je
suis amoureux comme une guitare ! ... c' est une
danseuse italienne... elle est allemande... je
l' ai ramenée... ah ! Vous ne vous figurez pas tous
les bagages d' une danseuse : douze douzaine de
souliers, un enfant... j' ai vu le moment où elle
voulait emporter un mari !
-et où en es-tu ? -demanda Nachette.
-j' en suis à être amoureux : j' embrasse sur le
cou de son enfant la place d' un de ses baisers.
Qu' est-ce que vous ferez à trente ans, Monsieur
Florissac ? -dit Malgras en accentuant presque
sa phrase.
-oh ! ... je serai très-bien conservé, -répondit
Florissac en jouant avec le gland d' un des
coussins du divan.
Vii
-ah ! Pommageot ! ... messieurs, le vrai
Pommageot des salons ! Cria soudainement Couturat
en voyant entrer dans le bureau un petit homme assez
pé, qui portait ses bras comme des poids et
sa tête comme un saint sacrement.
Ce petit homme était suivi pas à pas d' un grand,
long et maigre garçon, qui laissait voir dans
tout son individu, dans son chapeau et presque
dans ses souliers, quelque chose d' horriblement
misérable et de profondément convaincu.
-vive Pommageot ! Le réalisme était en
Pommageot, et Pommageot était en réalisme ! à
bas les phrases !
p35
Brûlons un poëte ! Vive Pommageot ! Pommageot,
fils de la vérité ! Des lampions ! Des lampions !
Enfoncé Balzac ! Monsieur est ton ami ? ça se
voit ! Messieurs ! Pommageot et son ami, un Dieu
et son peuple, c' est comme ça que commence la
bible ! Couronnons-nous de prose ! Et ecutons
des poses élastiques !
Et Couturat tournait en dansant autour de
Pommageot. Il l' enguirlandait de gestes, de cris
et de ce qu' il appelait " des poses élastiques " , -
les poses d' un bas-relief antique arrangées par
Cham.
-tu as fini ? -dit Pommageot ; et, tournant une
des poses de Couturat, il alla vers Montbaillard,
toujours suivi de son compagnon, qui emboîtait
caniquement son pas : -Montbaillard, je vous
présente un garçon d' avenir... mon ami Soupardin.
Soupardin salua le dos de Pommageot.
-il vous apporte une petite nouvelle. Je l' ai
lue : c' est étudié, c' est fouillé, c' est obser,
c' est... très-fort.
-heu ! Heu ! Une nouvelle, ça ne nous va guère...
et qu' est-ce que c' est ?
-les amours d' un donneur d' eau bénite...
Soupardin en a connu trois, pour tout faire
d' après nature... vous verrez, -dit Pommageot
en mettant le manuscrit àté de Montbaillard.
-si ça ne vous allait pas, il peut vous faire
autre chose : voulez-vous qu' il vous apporte une
rie d' empoignements sur les fantaisistes ?
-Monsieur Soupardin, -dit Florissac en se
retournant à moitié sur le divan et en ouvrant un
oeil, -je suis l' auteur de la dernière pene
du boeuf gras. je vous enverrai mesmoins.
Soupardin resta immobile. Il regardait comme un
tableau le collet de la redingote de Pommageot.
p36
-tant que tu voudras, -dit Montbaillard. -tu
sais, moi, je n' ai pas d' opinions littéraires...
-est-ce que vous avez de la place dans le numéro
de dimanche ?
-tu es bête ! Il y a toujours de la place...
pourquoi ?
-vous m' avez laissé attraper un peu trop fort,
dimanche dernier, savez-vous ?
-moi ? ... ah ! Oui, c' est Chose qui a écrit ça
à l' imprimerie... ça m' a passé... je lui ai dit...
-c' est que je vous apportais une lettre en
ponse... et...
-une colonne... bien, dit Montbaillard en
regardant la lettre. -je t' avais fait garder une
colonne.
-ah ! Laissa échapper Pommageot.
-tu ne t' imagines pas que je laisse embêter des
gens qui ont ton talent pour le seul plaisir de
leur enfoncer des épingles ? ... une réponse à une
attaque, mais c' est le meilleur article d' un
homme ! Il le lime, il le soigne... il le réussit
toujours ! J' ai vu Merlin avoir de l' esprit dans
une réponse, Frappart de la dignité, et Daunois
de l' orthographe ! ... et puis, rien à payer,
conçois-tu ? Oh ! Je sais faire un journal ! ...
diable ! -ajouta-t-il en parcourant de l' oeil la
ponse de Pommageot, -c' est un expo de
principes, ta réponse : " l' imagination a fait son
temps... il y a plus de poésie dans la gazette
des tribunaux que dans Homère... l' esprit
est une maladie... le style est un mot de
convention... "
-s' il pense tout cela, -dit Couturat à
Bourniche, -s' il le pense ? Mais il en est
capable... Pommageot, c' est une religion en
chambre ! N' est-ce pas, Pommageot, que tu penses...
-je pense, -dit Pommageot en s' animant, -que
toutes les vieilles blagues du romantisme sont
finies ;
p37
je pense que le public en a assez, des phrases en
sucre filé ; je pense que la poésie est un
borborygme ; je pense que les amoureux de mots
et les aligneurs d' épithètes corrompent la moelle
nationale ; je pense que le vrai, le vrai tout cru
et tout nu est l' art ; je pense que les portraits
au daguerréotype ressemblent...
-c' est un paradoxe ! Cria Florissac.
-je pense qu' il ne faut pas écrire, là ! ... je
pense que Hugo et les autres ont fait reculer le
roman, le ritable roman, le roman de Rétif
de la bretonne, oui ! Je pense qu' il faut se
relever les manches et fouiller dans la loge
des portiers et l' idiotisme des bourgeois : il y
a là un nouveau monde pour celui qui sera assez
fort pour mettre la main dessus ; je pense que le
génie est une mémoire sténographique... je pense...
je pense... voilà ce que je pense ! Et ceux à qui
ça donne des engelures... j' en suis fâché !
Et Pommageot fit un geste de dédain que
Soupardin ne put s' emcher de péter derrière
lui.
-il parle comme un de ses livres ! -dit Florissac.
-ah ! Tu sais, Nachette, -dit Montbaillard, -
je te coupe vingt lignes...
-mais, dites donc, vous ne faites que ça. Vous
prenez mes articles pour de la galette ; ça me
porte sur les nerfs, à la fin... parce que je n' ai
pas crié l' autre semaine... qu' est-ce qui remplit
donc le journal cette fois-ci ?
-eh bien ! Il y a d' abord en tête un grand
article de Demailly...
-ça continue donc ? En voilà une scie ! Avec ça
que ça amuse le public, les articles de Demailly !
-en attendant, mon cher, -dit Montbaillard, -
tu ne feras jamais une machine comme sa machine :
le vice parisien... il y avait un geint
dedans ! ... quand
p38
il baissera, sois tranquille... tu sais que ce n' est
pas moi qui ai inventé les invalides... au fond,
tenez, voulez-vous que je vous dise : il vous
emte.
-moi, -dit Florissac, -par exemple ! ... je ne le
lis pas.
-talent d' amateur, -dit Mollandeux.
-il ne sait pas le français, -dit Nachette.
-le fait est-dit Bourniche, -qu' il a des
mots... des mots...
-des mots d' auteur ! -dit Couturat en riant. -
c' est vrai : son style est pourri de mots
d' auteur !
-un gaon qui aurait pu faire autre chose que de
la littérature ! -murmura Malgras en manière
d' aparté.
-votre Demailly ! Dit Pommageot, -mais tout le
monde le dit : il n' a plus rien dans le ventre,
il est vidé !
viii
-vous parliez de moi ? -dit Charles Demailly
qu' on n' avait pas entendu entrer. -une autre fois,
je tousserai avant d' entrer : comme ça, au moins, on
est toujours sûr de trouver les femmes seules et
ses amis la bouche en coeur. Où en étiez-vous ?
Mais allez donc, ne vous gênez pas ! Blaguez ! Qu' est-ce
que vous disiez ! Que j' étais un idiot... un
crétin... une brute... mais nous passons notre
joure à nous dire de ces petits mots-là... dans
le dos ! Je sais ce que c' est : un bureau de
journal et un office de domestiques, ça ne concourt
pas pour les éloges acamiques ! Ah ! Mais, vous
n' étiez que cinq pour m' éreinter ; je vous
manquais. Eh bien ! Oui, je fais du petit journal...
je fais des articles, je fais
p39
de l' esprit... je joue de l' orgue et de la
clarinette... il y a des choses que je signe : en
les signant, je sais qu' elles n' auront pas plus
d' immortalité qu' un gâteau monté... le plus bas
tier du monde, mes amis ! Vous avez bien raison ;
ma conscience me le chante depuis assez
longtemps ; vous la doublez, je vous dois quelque
chose ! Parbleu ! Si vous croyez que je suis
arrivédu premier coup ! ... j' ai eu l' âge
l' on présente une tragédie à l' odéon... je
cherchais la petite bête... je voulais souffler
dans mes doigts, creuser dans mon coin, faire un
beau livre... j' avais des illusions, des idées...
dites donc, est-ce que par hasard vous me prenez
pour un homme de lettres ? Un homme de lettres,
moi ! Allons donc ! Je suis un cheval de fiacre ;
touchez là, mes amis ! -et Charles étendit les
deux mains, -touchez là : vous me valez !
-mon cher...
-mais, Demailly...
-je t' assure...
-qui ? Toi ? Toi, Florissac ? Mais que diable
as-tu donc fait ? Des dettes, des mots, et des
échelles de corde... tu n' as écrit qu' un roman, ta
vie : eh bien ! Vrai, j' aime mieux Faublas !
toi, Nachette ! Et qu' est-ce que tu as derrière
toi ? Des articles ; et devant ? Des articles ! ...
parce que tu fais tout ce qui concerne ton état,
il n' y a pas de quoi être si sévère... toi ?
Malheureux ! -et Charles se tourna vers
Pommageot, -j' ai assomun grand homme l' autre
jour avec toi ! ... oui, je me suis amusé à battre
la caisse devant tes oeuvres pour savoir combien
une parade peut amasser de sots... il y en a
autant qu' il t' en faut, mon ami !
-sapristi ! Demailly, -fit Montbaillard, -au
lieu de mettre tout ça dans le journal !
-tu perds de la copie à cinq sous la ligne, mon
p40
cher, -dit Florissac, qui était retourné
s' allonger sur le divan.
-c' est vrai, -fit Charles, -je suis un
imcile.
-viens, -dit Pommageot à Soupardin.
Et tous deux firent comme un seul homme une sortie
digne.
-ma foi ! -dit tout haut Charles en se parlant
à lui-même, quand Pommageot eut tiré la porte
sur lui, -je regrette presque de lui avoir dit ce
que je pense : lui, au moins, il travaille et il
croit.
-tiens ! -dit Mollandeux, qui parcourait un
journal de théâtre, -on vient de découvrir en
province une arrière... arrière... petite-fille de
Racine, qui meurt de faim.
-ah ! Par exemple, -dit Nachette, -en voilà une
à qui la codie française doit, comme droits
d' auteurs...
-un tombeau, certainement, -dit Charles.
-passe-moi le journal, Mollandeux, -fit
Montbaillard. -copiez l' alinéa, Malgras... une
semaine que le nuro sera fade, nous ouvrirons
une souscription... ça fait toujours bien.
Dites-donc, personne de vous ne va dans le monde ?
C' est dégoûtant ! Il me faudrait un courrier des
bals, des soirées, des concerts : ça a de l' oeil ;
on a l' air d' y aller... tenez, vous, Demailly,
qui avez du linge...
-moi ? Ah ! Bien, vous tombez bien ! D' abord le
monde, comme vous savez, est une invention
d' Eune Guinot...
et laissant là son idée, Charles prit quelque
chose à lire sur la table, puis rejetant ce qu' il
lisait :
-c' est monotone ! On ne peut plus faire un pas
sans entendre insulter un banquier... l' homme
d' argent devient le père Cassandre de la comédie
et du journal...
p41
que diable ! Il y a des sots qui n' ont pas le sou...
et puis je trouve qu' on tire un peu sur le
million en France... comme on tire sur les
diligences en Espagne...
-qu' est-ce qui a vu le palais de notre grand
vaudevilliste Voudenet ? -demanda Couturat.
-où çà ? -fit Mollandeux.
-à Passy.
-je l' ai vu. C' est très-beau... -dit Montbaillard
qui, se levant, rentra dans son appartement.
-et bâti en devises de mirliton ? -jeta Charles.
-je te souhaite son parc, mon cher, -lui dit
Couturat.
-je n' en demande pas tant, va ! -répondit
Charles. -quand je voudrai être heureux, je le
serai dans un jardinet, un tout petit morceau de
terre bien borné et sans vue. J' aurai là dedans une
énorme citrouille assise par terre, sous un
parasol de grandes feuilles, avec sa tige verte
enroulée comme le tuyau de pipe d' un pacha
accroupi ; j' adore la citrouille, moi, un vrai
fruit de la bible : ça me rappelle Jéhovah !
J' aurai une pièce d' eau faite d' une moitié de
tonneau ; sur l' eau nageront de ces petites
lentilles vertes, vous savez, au milieu desquelles
sauteront et plongeront des grenouilles... une
cigogne aups du puits méditera sur une patte...
puis un singe, dont je tiendrai la corde en main...
un singe qui grignote et grimace... j' acterai,
tu comprends, un rayon de soleil pour tout ce petit
monde-là... j' aurai encore un gong... ce sera
un paradis... je regarde ma citrouille pieusement ;
ma cigogne pense comme un livre allemand ; je
jette un caillou, toutes les grenouilles se jettent
dans le baquet ; je claque mon singe, et d' un
coup de pied j' éveille toutes les musiques du
gong, tantôt caressant le bronze pour qu' il soit le
murmure confus d' une foule, le glas lointain d' un
tocsin, le bruit sourd, la nuit,
p42
d' une capitale dont les pavés se lèvent... et
tantôt je le flagelle pour qu' il rugisse et
tonne... tu as vu un gong : un fond de
casserole où Jupiter aurait caché ses foudres,
n' est-ce pas ?
Et sur cette phrase, Charles prit son chapeau.
-tu t' en vas ? Lui dit Mollandeux.
-oui, je crois que j' ai quelque chose à faire
aujourd' hui.
-c' est que j' avais une invitationrale à
formuler, -reprit Mollandeux, l' homme généreux,
et connu pour laisser couler l' argent entre ses
doigts, -j' ai le plaisir de vous annoncer que j' ai
touché quelques sous, et l' honneur de vous inviter
à les manger... oui, un éditeur, tout ce qu' on
fait de mieux en fait d' éditeur, qui s' est imaginé
de mettre une série de mes articles en volume...
une ie d' éditeur ! ... et si l' honorable société
veut me permettre de lui offrir ce soir un festin
modeste... vous venez, Demailly ?
-j' irai vous retrouver.
-et vous, Malgras ?
-désolé, Monsieur Mollandeux... je dîne
aujourd' hui avec mes enfants... tous les samedis...
je n' y ai jamais manqué une seule fois, une seule !
-et qu' est-ce que tu comptes faire de tes
enfants, re Malgras ? -dit Florissac.
-d' honnêtes gens si je puis, Monsieur Florissac.
-il te faudra des protections.
-et toi, Bourniche ? -dit Mollandeux.
-impossible absolument..., absolument impossible,
gnouf, gnouf ? -répondit Bourniche avec la
voix de Grassot.
-enfin, -dit Mollandeux, -ceux qui viendront,
viendront, et ceux qui ne viendront pas...
et l' on s' en alla.
p43
-au fait, -dit Bourniche, -on va ce soir chez
Madame De Mardonnet ?
-ah ! C' est vrai ! Oui..., oui..., firent quelques
voix.
Il ne resta dans le bureau que Malgras, Bourniche
et Florissac.
-vilain monde ! Monsieur Bourniche, -et
Malgras étouffa un soupir. -mon dieu ! La
jeunesse... je ne dis pas..., tout le monde est
jeune... je l' ai été... la jeunesse... c' est
bien ; mais perdre la conscience du devoir... eh
bien, quoi, Monsieur Florissac ? -dit Malgras
à Florissac qui s' était penché vers lui, et lui
parlait à l' oreille.
-père Malgras, y en a-t-il encore un... pour
moi ?
-un... quoi ?
-un louis... dans la caisse. C' est qu' il n' y a pas
à dire..., si je n' envoie pas un bouquet avant
sept heures, je suis un homme perdu...
-j' ai ru l' ordre de M Montbaillard d' arrêter
les avances.
Florissac avala la réponse sans sourciller. Il
s' étira, prit un livre à moitié coupé sur la
cheminée, et l' ayant ouvert :
-penser qu' il y a encore des gens qui font des
livres ! ... Macurel..., connais pas ! ...re
Malgras ! Voulez-vous mon opinion sur ce
livre-là ?
Florissac bâilla. -puis il prit son chapeau et
partit.
-l' absence de sens moral, Monsieur Bourniche, -
dit Malgras, -l' absence de sens moral !
Ix
il est un marchand de vin qui fleurit dans les
hauteurs du faubourg Montmartre. Passez le
comptoir,
p44
poussez la porte vitrée d' une arrière-boutique où
des cochers de fiacre jouent au piquet, montez
par un escalier tournant, aux marches roides et
grasses, jusqu' à la salle du premier : c' est
le marchand de vin a organisé une sorte de
table d' hôte dont le coût est de trente-cinq sous.
Le ner finissait. Le marchand de vin, monavec
le fromage, enlevait lui-même les assiettes du
dessert, quelques hommes étaient en manches de
chemise. C' était le moment décisif, l' heure des
extra, l' heure du café, du cognac et du vin à
cachet vert. Le marchand de vin, frisé, souriant,
se multipliait, courait, commandait, servait,
ramassait les cure-dents, et trouvait encore le
temps de tutoyer ses convives pour les pousser
à la consommation. Accoudé à la table en fer à
cheval, duté des deux fetres, un groupe muet
de neurs anonymes attendait un jeu de dominos.
En face, la tête au mur, la chaise renversée contre
la boiserie de chêne verni, deux ou trois auteurs
inédits et un grand homme inconnu s' entretenaient
avec furie du criterium du beau. De chaise
en chaise, allait, tendant le museau, un chien
très-maigre qui peut-être appartenait à quelqu' un.
Quelques femmes, des lorettes en cheveux et sans
châle, mettant leurs pieds sur les barreaux de
leurs chaises et leurs coudes à leurs genoux,
fumaient des cigarettes ou se cotisaient pour
prendre un gloria, tandis que dans un autre coin
deux maîtresses d' auteurscitaient les oeuvres
de leurs amants avec des liaisons de piqueuses de
bottines.
Nachette, Bourniche, Mollandeux tenaient le
haut bout de la table et du bruit. Ils demandaient
successivement la tête de Malherbe et la tête
du marchand de vin.
-une autre du même ! -disait Mollandeux en
p45
montrant une bouteille de Corton. -il est
très-bien fait, ce vin-là... -et Mollandeux
passait la bouteille à la ronde, d' abord aux
dames. -pardon, monsieur, -fit-il en emplissant
le verre de son voisin, -voulez-vous me
permettre une indiscrétion ?
-faites, monsieur, -dit le voisin en entonnant
son verre.
-vous ne prenez jamais d' extra, et vous citez
élie Berthet : dans quelle revue écrivez-vous ?
-moi ? Je suis plumitif.
-un bel état...
-oui, on ne nous demande que de la paresse et de
l' exactitude.
-hé, hé ! Vous faites des mots... permettez : je
vais voir si vous avez l' oreille d' un
vaudevilliste.
-mais...
-l' oreille est la physionomie morale de l' homme,
vous ne saviez pas ça ? Mais Napoléon, qui s' y
connaissait en hommes, prenait toujours ses
grognards par l' oreille... voyez Gobert au
cirque..., c' est de tradition... tenez, moi...,
moi j' ai l' oreille d' un bon homme... j' ai le nez,
-le nez de Mollandeux perlait à ce moment, -
j' ai le nez d' un homme sensuel..., c' est-à-dire
d' un homme qui embrasse toutes les sensations...
et mes yeux... il y a toutes sortes de choses dans
mes yeux... monsieur, si j' arrive à la fortune
littéraire, à la famille, -ici la voix de
Mollandeux trembla d' une émotion superbe, -quand
je pourrai dire : asseyez-vous là, mon gendre !
J' aurai les yeux fiers... une autre du me !
Ah ! Voilà Demailly...
p46
x
Demailly et Nachette descendirent la rue
ensemble, et comme ils passaient devant une
brasserie qui laissait échapper dans la rue la
lueur de ses clartés et la rumeur de ses voix :
-entrons une minute, -dit Nachette, -j' ai
besoin de dire un mot au petit Rubin... il faut
qu' il me chauffe dans sa correspondance, qu' il me
reproduise, qu' il me prête de vieux mots, qu' il
me mette à la devanture... j' en ai assez de trois
sous la ligne : il est temps que je saute à cinq.
Il y avait un rassemblement au milieu de la salle.
On était en train de prendre d' assaut les poignées
de main d' un membre de la brasserie fraîchement
déco, et qui se laissait assaillir de respects
et d' hommages avec un sourire de bon enfant et un
fond de dignité : il avait la grâce auguste.
Dans un coin, tout seul, un pot de bière de
Bavre devant lui, absordans uneatitude de
bonze, était Giroust le dessinateur, dont
Demailly avait plusieurs fois vanté, dans le
scandale, le talent rare de dessinateur
parisien et de crayonneur de moeurs. Demailly
alla s' asseoir à côté de lui, pendant que Nachette
faisait ses affaires.
-ah ! C' est vous, mon cher ? ... il y a des
siècles... -lui dit Giroust, -bonne bière ! ...
je n' en peux plus, mon cher..., j' ai travaillé
douze heures... levé au jour... une vieille
habitude du temps je voulais voir la lithographie
de Gavarni... à l' étalage... le premier ! ...
sacr... ! Mon cher, vous devriez venir chez
Ramponneau... nous y dînons... nous avons une
chambre..., parce que moi,
p47
voyez-vous, tous vos cabarets dorés avec toutes
sortes d' affaires... non ! ... oui..., douze
heures, hein ? Tous les jours... diable de vie ! ...
cher, toujours cher... sale journal ! Il y a
un animal dans le journal... il veut toujours
mettre des yeux à mes bonshommes de second plan,
cet enragé-là ! ... c' est bon la bière... je suis
ranplan ! ... ils sont à me dire que j' ai le
sang échauffé... je devais aller là-bas quelque
temps... je sais bien... me mettre au vert...
mais, sacr... ! Il n' y a que le pade Paris,
mon cher ! ... là-bas, rien, plus rien là-bas...
comme un boeuf ! ... une seconde choppe ! ... ah !
Vous vous en allez ?
Xi
ils étaient en face d' une grande librairie du
boulevard.
-le temps de prendre la presse, -dit
Nachette à Demailly.
La librairie était pleine de jeunes anglaises en
chapeau à la paméla, à voile feuille morte,
choisissant des volumes au petit bonheur du titre.
Les familiers de la maison, groupés autour du
comptoir, causaient entre eux.
Un petit homme brun, alerte, sautant, allant,
était partout.
-bonsoir, messieurs, -dit le petit homme. -
c' est fait, vous savez... nous bouleversons la
librairie moderne... nous faisons entrer le livre
partout, dans l' atelier, dans la chaumière...
partout ! ... une vraie volution ! ... la
volution que M De Girardin a inaugurée
dans le journalisme, nous l' inaugurons dans la
librairie... une bibliothèque Charpentier à un
franc, c' est crâne,
p48
hein ? Et ça va vous faire lire ! Car c' est aussi
bien votre affaire que la nôtre : il faut nous
soutenir, nous lancer...
-notre affaire ? ... à nous ? -dit Demailly, -
pardon. Comment, dans un temps où la plus haute
paye du volume Charpentier est de quatre cents
francs ; un temps où les meilleurs noms, les plus
vrais talents, et jusqu' à de célèbres membres de
l' académie ne touchent pas trente centimes par
exemplaire vendu de leurs livres ; quand un
volume in-octavo rapporte dans les meilleures
conditions à peu ps mille francs avec une
vente à quinze cents exemplaires ; quand le salaire
littéraire en est là, vous allez encore le
baisser...
-nous ne baissons pas les prix ; au contraire...
-vous n' arriverez jamais à me faire croire, -
reprit Demailly, -qu' un livre mis par vous dans
le commerce à un franc, vous le payerez le même
prix qu' en 1830, alors que le même ouvrage faisait
deux volumes in-octavo, et qu' il se vendait quinze
francs... réduisez seulement les deux volumes en un
comme a fait la spéculation Charpentier, vous baissez
le salaire, c' est fatal... vous me parliez du
journalisme : le journal n' a-t-il pas généralement
baissé ses prix de rédaction depuis que
l' abonnement de quatre-vingts francs est tombé
dans les quarante francs ? Il est de principe
élémentaire que dans le commerce de l' intelligence
toute baisse de la marchandise est aux dépens du
producteur. Car, remarquez bien que pour le livre
ce n' est pas la somme générale du néfice qui
dicte le prix d' achat don par l' éditeur, mais
la quotité de fice par chaque unité de l' objet
vendu. Ainsi, quand vous passerez un traité avec
un homme de lettres, et que vous lui direz : nous
gagnons deux sous par exemplaire, il est bien
certain que ce seront ces deux sous qui feront la
base de votre traité, et non le total de ces deux
sous multipliés par le nombre
p49
d' exemplaires quel qu' il soit. Maintenant une
question : croyez-vous qu' on crée immédiatement
un public d' acheteurs de livres ? Un public
permanent et grandissant, un public ayant la
solidité et la durée d' un corps d' abonnés,
et sur lequel votre collection puisse compter dans
un an, dans deux ans, dans cinq ans, dans dix
ans ? est passé le public des publications
illustrées, des livraisons à vingt et à cinquante
centimes ? On n' en sait rien. Avec du bruit et vos
grandes relations de librairie, des primes aux
libraires commissionnaires, vous enlèverez
peut-être un public factice qui se jettera sur vos
premiers volumes. Ce sera le succès des ballons
roses, et après ? Après ? Quand la concurrence
aura jeté sur la place des cent milliers d' un
franc, les quais en regorgeant, le dégoût venu...
qu' est-ce que vous ferez ? Mais cela vous
regarde... pour nous, encore une fois, quel
intérêt ? Votre sculation n' est belle, grande et
large qu' avec des livres nouveaux, des noms qui
se forment... il vous faut une vente de sept
mille pour couvrir vos frais. Vous essayerez des
noms nouveaux, vous n' arriverez pas aux sept
mille ; et aps deux ou trois essais vous ne
voudrez plus vendre que des noms connus, des noms
faits, des noms du passé, en un mot, des
rééditions. Pour le livre attendu, le livre à
succès encore vierge, vous ne l' aurez pas. Il
trouvera toujours dans une mise en vente à cinq ou
trois francs de meilleures conditions que dans
une mise en vente à un franc, gagnât-il, à un
franc, vingt mille acheteurs... et pour les jeunes
gens, pour les talents de second ordre, une classe
très-nombreuse et très-honorable après tout, vous les
tuez par votre publication à un franc. Vous ne les
éditez pas, et vous les empêchez de vendre leurs
volumes à trois francs. Vous le savez mieux que
moi, tout le monde n' est pas de la force d' une
vente de sept mille, et... tenez ! Je ne serais
p50
pas éton que, dans quatre ou cinq ans, on en
revînt à l' in-octavo.
-je vois, Monsieur Demailly, que vous ne
comprenez pas du tout l' opération, -dit le petit
homme d' un ton vexé, et, se tournant vers
Nachette : -dites donc, Nachette, voulez-vous
nous donner un volume ?
-c' est que je n' ai rien..., -dit Nachette.
-rien ? Laissez donc ! Il y a des gens qui ont des
malles pleines... on a toujours un titre au
moins...
-un titre ! Un titre ! ... je n' en ai pas sur moi
de titre...
-eh bien, passez demain... je vous ferai voir
une liste de titres : vous choisirez.
-oui, mais le sujet ?
-le sujet ? ... j' ai aussi une liste de sujets...
Demailly se dit à lui-même : j' avais lu quelque
chose comme cela, et je n' y croyais pas...
xii
rue des moulins, Nachette enfila une allée, prit,
en ouvrant le carreau d' une loge, sa clef et un
flambeau de cuivre, alluma sa bougie en jetant
au portier qui sommeillait l' interrogation :
-vous n' avez rien ? -et monta avec Charles.
-tu attends quelque chose ? -lui dit Charles.
-oui, -fit Nachette, -quelque chose qui
n' arrive pas souvent : l' avenir ! -mais, changeant
de ton à la vue d' un jeune homme qui redescendait
l' escalier, et prenant sa voix de blague : -te
voilà, toi !
-je viens de chez toi, -fit l' apostrophé.
p51
-eh bien, remonte... tu fumeras une pipe, et tu
brosseras mon habit !
Et Nachette se retournant vers Charles et lui
montrant le garçon qu' il poussait devant lui :
-mon cher, je te présente monsieur... je te
dirais bien son nom, mais il n' en a pas ! ...
monte donc, Perrache... monsieur est un boursier,
sauf ton respect... qui a eu l' insolence de
naître dans ma patrie... et qui me tutoie sous le
prétexte que je le tutoie... un gandin,
comme tu vois... il a une raie dans le dos dans
la cervelle... il est vingtième chez un agent de
change, et quatre-vingt-dix-huitième chez une
actrice des folies-nouvelles... je lui ai entendu
dire qu' il savait lire : c' est un jeune homme
plein d' illusions ! ... et un ami de dix louis,
n' est-ce pas, Perrache ?
-à ton service, dit Perrache. -je venais pour
t' inviter...
-à dîner ? Encore ? Ah çà, mon cher, c' est un
tic ! Tu nous mènes dans une gargotte, à la
maison d' or... et tu te permets d' avoir des
opinions au dessert ! Que diable ! Quand on veut
se frotter à nous autres, on fait proprement les
choses : on se tait, et on se fend ! ... un
gigot de chevreuil ne suffit pas à réhabiliter un
homme de bourse... si tu crois qu' un homme connu
se résignera à te connaître pour un dîner comme
ton dernier dîner ! ... ça manquait de truffes
sous la serviette, -dit sévèrement Nachette en
chonnant un filament du bouilli de son ner
retrouvé entre deux dents. Tout en parlant, il
avait ouvert la porte de sa chambre, une misérable
chambre meublée par l' occasion. L' unique fauteuil
avait un bras cassé et mal remis. Une brosse à
dents était pase par le manche entre la glace
de la chemie et le mur.
-ah ! -fit Nachette en voyant Demailly
regarder, -
p52
ça n' est pas en bois de boule, ici ! -et il
força son sourire.
-on va bien chez toi ? -dit Perrache pour dire
quelque chose. -ta famille ?
-ma famille ? -dit Nachette d' un ton creux, -
elle est finie !
-allons ! Mon cher... -essaya de dire Demailly.
-elle est finie ! Reprit Nachette ; et fouillant
ses tiroirs, courant aps ses affaires, s' animant
et s' excitant dans cette recherche nerveuse en
plein désordre : -tiens ! ça t' est bien facile,
à toi ! Toi, tes parents t' ont fait une jolie
tête... tu es grand... tu as un sourire qui
te va bien... ils t' ont donné un nom propre, un
nom qui sonne... tu as presque l' air d' être noble,
les femmes aiment ça... ils t' ont laissé de
l' os, ton pain sur la planche... de quoi ne
pas faire des infamies ! ... voilà ce qu' ils t' ont
fait ! Moi, les miens, de parents... bon !
Sacristi ! Une chemise déchirée ! ... les miens ?
Ils m' ont ti comme un magot... je fais peur...
j' ai des ongles d' ouvrier tapissier... et des
mains ! ... je couvrirais mon pied avec ma main !
Ils m' ont fait sans le sou, mes parents, moi ! ...
on m' a mis au collége avec un habit fait d' un
vieux drap de billard, moi ! ... mais toi, comment
donc ! Par exemple ! Des parents comme ça, tu as
bien le droit de leur élever un mausolée dans ta
moire ! ... allons ! Je suis ficelé... partons...
maintenant, Perrache,che-nous : on pourrait
nous rencontrer !
Xiii
-où en est-on, Joseph ? -dit Nachette au
domestique qui lui ôtait son paletot avec un
empressement familier.
p53
-on a chanté... c' est fini. Nous avons eu cette
demoiselle qui a une voix d' homme... que M
Couturat dit qu' on lui a changé sa voix en
nourrice.
-il est là, Couturat ?
-oui, monsieur, et tous ces messieurs... monsieur
ne m' oubliera pas ? ... -et Joseph hasarda la
main sur le bras de Nachette en train de
boutonner ses gants, -pour les billets de
spectacle... n' importe où... oh ! Le théâtre m' est
égal...
-à une condition, Joseph : vous sifflerez.
-oh ! Monsieur... avec un billet de faveur ?
-imcile ! -fit Nachette en entrant avec
Demailly.
Tous deux se dirigèrent vers la maîtresse de la
maison.
Madame De Mardonnet avait eu quarante ans :
elle en avait trente-neuf. Elle n' avait sauvé de sa
jeunesse que des épaules magnifiques et de beaux
cheveux blonds qui n' étaient pas encore rares.
Tout le reste avait sombré dans un de ces
embonpoints impitoyables que la quarantaine
déchaîne, et que les corsets, selon l' heureuse
expression d' une femme, boudinent vainement.
Sa beauté ressemblait à une ville enfouie : il
fallait s' orienter pour retrouver l' emplacement
de sa taille.
Il montait à tout moment, au visage de Madame De
Mardonnet, des chaleurs, un sang refoulé et
errant. Ses yeux bridés, et dont le bleuger et
profond avait pris avec l' âge la sécheresse et
l' aigreur de la faïence, avaient encore des
battements de vingt ans, des coquetteries et
des langueurs.
Madame De Mardonnet était l' auteur d' une série
d' ouvrages écrits à l' usage et à la gloire de la
femme : petits traités, petits catéchismes, le
code et la règle, l' école et l' élévation de
l' imagination de la femme, de saverie, de sa
religiosité morale, quelque chose comme le
guide-âme de la sentimentalité, écrit dans un
style ad hoc,
p54
filandreux, tendre et entêtant, mélangé de Genlis
et de sainte Thérèse, relevé de sensualisme
mystique et d' une pointe de quiétisme fénelonien.
Ces livres de Madame De Mardonnet avaient eu
le débit d' un mauvais livre ou d' une brochure
politique sans nom d' auteur. La France et
l' Europe en avaient nourri leurs filles. Ce
succès, cette vente, qui allaient toujours, joints
aux prix que l' institut accordait à peu ps
annuellement à Madame De Mardonnet dans la
section des prix pour " ouvrages utiles aux
moeurs " , rapportaient assez d' argent à Madame De
Mardonnet pour qu' elle eût un fort joli
appartement au second, une soie, des glaces,
et une livrée tous les jeudis. Ces soirées du
jeudi faisaient le fond de la vie de Madame De
Mardonnet. Si elles étaient sa grande dépense,
elles étaient, en même temps, le grand moyen de
son influence et l' achalandage de son nom, de
ses livres, de sa spécialité.
Madame De Mardonnet donna, sans se lever, une
poignée de main à l' anglaise aux deux arrivants,
et reprit sa conversation avec un monsieur à
favoris jaunes auquel elle proposait d' éditer un
volume qui serait l' éducation des filles du
xviie siècle, remaniée, annotée, appropriée et
étendue à tous les besoinslicats et inconnus,
à toutes les aspirations nouvelles et légitimes,
à tous lesveloppements, aux exigences sociales
comme au progrès psychique de la jeune fille
moderne, de la jeune fille du xixe siècle.
Le concert venait de finir. Hommes et femmes,
grous deux à deux, causaient dans tous les
coins du grand et du petit salon. La conversation,
une causerie intime, voltigeait à l' oreille,
rieuse ici, là souriante et coupée du jeu de
l' éventail. Un murmure d' aparté bourdonnait
partout ; car dans cette société de Madame De
Mardonnet il n' y avait rien du monde officiel, de ce
monde : un camp
p55
de femmes à droite, une haie d' hommes à gauche,
tout à coup un monsieur plus brave que les
autres, roide et crisdans son audace, pousse
une sortie jusqu' à une dame, lui tire de haut en
bas deux ou trois phrases en pleine poitrine, puis
rentre précipitamment dans les habits noirs qui
se referment sur lui, comme sur un ros, avec le
silence de l' admiration. Chacun, chez Madame De
Mardonnet, était à l' aise, et personne, même les
hommes, n' était gêné de son sexe ; nulle femme,
me les jeunes filles, nenait par son âge. Il
régnait dans ce salon cet entrain, cette grâce
cordiale et cette liberté communicative que donne
seul aux relations et aux plaisirs sociaux ce genre
de femmes qu' on est convenu d' appeler les femmes
garçons, femmes charmantes et précieuses, qui,
en restant femmes, savent être des camarades
et des amies, et qui, délivrées par la franchise
de leur caractère des conventions, des mensonges,
des petitesses, des grimaces et des pjugés de
leur sexe, parlent selon qu' elles pensent, rient
quand elles en ont envie, prennent les mots et
les poses qui leur viennent, et, toujours en
plein naturel, se montrent, même aux sots, telles
qu' elles sont. Un honnête bourgeois qui eût
présenté là sa fille eût été fort alarmé par
la vivacité des rires, la familiarité et l' abandon
des attitudes, la liberté des gestes, le ton, les
airs, les mille riens sévèrement proscrits par
la tradition et l' éducation de la famille. Et
pourtant ce monde, malgré ses apparences et ses
facilités, valait au fond le monde les jeunes
filles ne répondent que oui ou non, et où les
femmes ne valsent qu' avec les valseurs autorisés par
leur mari : on eût pesé les fautes de l' un avec
les fautes de l' autre, que les jugements
téméraires eussent été bien étonnés de voir les
balances égales.
Un tel salon est peut-être le seul monde où
l' homme
p56
de lettres puisse s' acclimater. Sortant de la
conception et du rêve d' une oeuvre, il veut
toucher à la terre, trouver des femmes sans ailes,
des esprits gais, des oreilles sans fon. Il lui
faut la liberté de la parole pour le délassement
de son imagination. Les comédies de la convenance
apprise, le cant bourgeois, l' ennuient comme
un menuet. Il y a dans les mensonges, les purismes
et les innocences de la société quelque chose qui
ne lui semble pas fait pour lui, des conventions
qui le blessent dans sa conscience d' auteur et
dans son amour-propre d' observateur. N' ayant ni
le gt ni le temps des petits soins, il laisse à
d' autres letier de faire antichambre tout un
hiver dans l' intimité d' une femme pour arriver
enfin à lui parler ; et comme pour lui la socié
n' est point une autre distraction que l' échange des
idées, il demande à la femme qui se trouve être
sa voisine dans un salon de causer avec lui comme
un homme qu' il rencontrerait en diligence. Les
femmes reçues par Madame De Mardonnet
satisfaisaient à toutes ces exigences d' un
écrivain qui met un habit et des gants. Toutes, ou
presque toutes, jeunes femmes d' auteurs, de
musiciens, d' artistes, elles avaient les allures
bon enfant, le premier mouvement garçonnier, la
camaraderie d' une Diana Vernon. Frottées au
tier, aux amis, à la langue technique de leurs
maris, elles eussent étonné un étranger parlant
parfaitement le fraais par des expressions
toutes parisiennes, et qui les calomniaient. De
temps en temps un mot, un tour de l' argot des
coulisses, de l' atelier ou du bureau de journal,
se faisait jour dans leur langage. -une
couturièret encore remarqun caractère
particulier à ce salon : la toilette y avait une
signature propre. Elle n' était ni la toilette du
monde bourgeois, ni la toilette du monde fille, ni
la toilette provinciale de Paris, ni la toilette
mondaine du monde ; elle
p57
était une toilette originale, excentrique, marqe
d' un cachet de caprice et de fantaisie
individuelle, marquée surtout d' un cachet de
cosmopolitisme qui rappelait dans toute la mise
des femmes les voyages des maris.
Madame De Mardonnet fut interrompue au milieu de
sa conversation d' affaires avec le monsieur à
favoris jaunes par une jeune femme qui vint se
fugier à ses tés d' un air assez effarouché.
-qu' avez-vous, ma cre ? -dit Madame De
Mardonnet à cette jolie brune tout fraîchement
parée de son mari.
-ah ! C' est M Nachette... il est insupportable !
Voilà une demi-heure qu' il me tourmente avec mon
mari... mon ami lui aurait raconté, à ce qu' il
dit.
-je gronderai M Nachette, ma chère. -et comme
Madame De Mardonnet se retournait, elle se
trouva en face d' un grand garçon blondasse qui
lui était présenté et dont la spécialité en
littérature était de se pendre aux pans d' habit de
ses amis pour entrer partout, et de suivre les
enterrements pour se faire des relations. Madame
De Mardonnet, tout en répondant à ses
très-humbles saluts, s' aperçut que la soirée
languissait et que la causerie commençait à
s' épuiser. Le proverbe qu' elle avait promis à ses
invités manquait par la migraine d' un des deux
personnages. Ce désappointement mettait de la
froideur dans le salon.
-oh ! Mais, fit-elle en laissant là les
compliments de la présentation, -est-ce que nous
allons nous ennuyer ? Je ne veux pas qu' on
s' ennuie chez moi... mais je serais perdue de
putation ! ... comment ! Nous avons ici des
hommes d' imagination patentés... et ils n' ont pas
une ie ! Voyons, messieurs... mais les anciens
acteurs de la comédie italienne improvisaient
leurs les sur un
p58
canevas... vous en feriez bien autant pour le
public qui est ici ! Attendez ! Mesdames,
voulez-vous que nous cherchions un sujet ? Ces
messieurs seront chargés de nous faire
imdiatement-dessus quelque chose d' amusant...
l' auteur, bien entendu, aura le droit de prendre
autant d' acteurs qu' il voudra.
Un petit conciliabule de femmes se forma dans un
coin, et après bien des chuchotements :
-messieurs, -dit Madame De Mardonnet, -il
s' agit d' une codie, d' une charade, d' une parade,
de tout ce que vous voudrez, sur... sur
vous-mêmes. Notre sujet est : l' homme de
lettres... vite les noms de tous ces messieurs
dans un chapeau.
Ce fut le nom de Demailly qui sortit.
-vous avez un quart d' heure pour avoir de
l' esprit, -lui dit Madame De Mardonnet. -
qu' est-ce qu' il vous faut ?
-une grosse caisse, Florissac et Bourniche.
-accor ! Il me semble qu' il y a une grosse
caisse et des costumes de mon dernier bal masqué
dans lesbarras,-haut. Vous les demanderez à
Joseph.
Dix minutes après, la porte du salon s' ouvrait à
deux battants, et le trio faisait une ente
solennelle.
Bourniche tambourinait sur la grosse caisse
l' apothéose de Dumersan, -son génie et Bobèche
le mènent à l' immortalité, -ouverture à grand
orchestre.
Florissac, en jeune pitre, un papillon
balanà un fil de fer lui dansant devant le
nez, le feutre posé à la Jeannot, la souquenille
de paillasse au dos, ressemblait à l' Antinoüs dans
une toile à matelas.
Pour Demailly, il s' avançait dradans la
dignité d' un Fontanarose à paillettes.
Bourniche, se laissant glisser, s' adossa au
divan rond
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du milieu du salon, et mit ses deux jambes
par-dessus la grosse caisse.
Florissac et Demailly sautèrent à genoux, nez
à nez, sur le divan.
-mesdames et messieurs ! -cria Demailly avec
l' accent d' un boniment -fantaisistes et
réalistes ! Et vous, femmes charmantes ! C' est
pour avoir l' honneur de nous amuser que nous
allons avoir celui de vous divertir par une
grrrrrrande représentation du fameux catéchisme
de l' homme de lettres ! morceau à deux voix !
Impromptu nouveau ! écrit sans chandelle ! Par
un auteur d' une renommée euroenne ! ... il est de
moi, messieurs ! Et de cet imcile de
Vif-Argent ! Saluez, Vif-Argent ! ... et en
avant la musique !
Bourniche joua par-dessous la jambe les trois
premres mesures de la célèbre romance :
zim ! Boum ! Boum ! -mélodie qu' il répéta en
guise depons tout le long de la parade.
-Vif-Argent ! -dit Demailly à Florissac, -
levez la toile !
Florissac se moucha.
-la toile est levée, Vif-Argent ?
-bourgeois ! -dit Florissac.
-pourriez-vous me dire un peu ce que c' est que
la littérature ?
-bourgeois, c' est une industrie de luxe.
-Vif-Argent !
-bourgeois !
-pourriez-vous me dire un peu l' opinion de vos
parents sur la littérature ?
-l' opinion de mes parents sur la littérature ? ça
été un grand coup de pied dans... ma vocation.
-Vif-Argent ?
-bourgeois !
p60
-pourriez-vous me dire un peu ce que c' est que
l' académie ?
-bourgeois, c' est l' immortalité en première
instance.
-et la postérité, Vif-Argent ?
-bourgeois, c' est comme qui dirait la cour de
cassation.
-Vif-Argent, qu' est-ce que c' est qu' un homme
de lettres ?
-bourgeois, c' est un homme qui fait danser la
danse des oeufs aux vingt-quatre lettres de
l' alphabet, et qui lance jusqu' à l' avenir des
idées qui lui retombent droit dans le gousset, en
gros sous.
-Vif-Argent ?
-Bourgeois !
-faites-moi le plaisir de dire à l' honorable
société à quoi on reconnaît un homme de lettres.
-à son déménagement, bourgeois.
-et un grand homme de lettres, Vif-Argent ?
-à son enterrement, bourgeois.
-Vif-Argent ?
-bourgeois !
-par exemple, pourriez-vous nous dire ce que
c' est qu' un livre ?
-un livre, bourgeois ? C' est quelque chose comme
un homme : ça a une âme, et ça se mange aux vers.
-dites à ces messieurs ce que c' est que la
clame, Vif-Argent.
-c' est la poignée de main des hommes de lettres.
-Vif-Argent, pourriez-vous apprendre aux gens
considérables qui nous écoutent ce que c' est
qu' un éditeur ?
-le mont-de-piété des manuscrits.
-mon petit Vif-Argent, il s' agit de nous dire
à présent ce que c' est qu' un pte.
p61
-oui, bourgeois. C' est un monsieur qui met une
échelle contre une étoile, et qui monte en
jouant du violon.
-et la critique, Vif-Argent, qu' est-ce que
c' est, s' il vous plaît ?
-la poudre à gratter de l' opinion publique.
-attention, Vif-Argent. Qu' est-ce qu' un
vaudevilliste ?
-bourgeois, c' est un homme qui collabore.
-Vif-Argent, voilà la fin. Pourriez-vous nous
dire seulement ce que c' est qu' un roman ?
-oui, bourgeois. C' est un conte de fées pour
les grandes personnes.
-un journal ?
-trois sous d' histoire dans un cornet de papier.
-et un journaliste ?
-un homme de lettres à la journée, bourgeois.
-ah ! Ah ! Ah ! Qu' est-ce que le public,
Vif-Argent ?
-bourgeois, c' est celui qui paye.
-Vif-Argent ?
-bourgeois !
-si nous demandions une tasse de thé ?
-oui, bourgeois.
On rit, on applaudit. Madame De Mardonnet
trouva la parade licieuse, et remercia beaucoup
Demailly, qui fut comblé de tasses de thé par
toutes les femmes.
Le grand jeune homme blond profita du mouvement
pour s' esquiver, en glissant à l' oreille de
Couturat :
-vous m' excuserez auprès de Madame De
Mardonnet... je me sauve : je vais envoyer ça
tout de suite à un journal belge.
à une heure, Demailly et ses amis sortirent en
bande de chez Madame De Mardonnet. Couturat,
le long du
p62
chemin, éveillait en sursaut les cochers endormis
sur leurs siéges, en leur criant avec les
intonations de l' acteur Félix :
-cocher ! Hé ! Là-bas ! ... nous sommes des fils de
famille... en train de manger notre patrimoine !
-est-ce qu' on se couche ? -dit Nachette.
-entrons au bal de l' opéra : ce sera un prétexte
pour souper.
Xiv
Demailly, Couturat et Nachette entrèrent tous les
trois au foyer. Au second tour, Nachette
disparut avec une femme masquée jusqu' aux dents.
-c' est emtant ! -fit Couturat, -je connais
toutes ces dames comme... comme ma poche,
parbleu ! ... -qu' est-ce que tu veux, mon petit
chat ? -dit-il à un domino qui venait à lui,
-m' intriguer ? Eh bien intrigue-moi, ma petite
Louise... vois-tu, Demailly, il n' y a pas
de position plus bête que de reconnaître tout le
monde au bal de l' opéra... j' aimerais presque
autant ne connaître personne. Non, à la fin, je
t' assure, ça impatiente de mettre le petit nom
sur tous les masques : venir ici pour réciter le
calendrier, tu conviendras... ce n' est pas
une position ! ... bonjour ! Bonjour ! ...
et Couturat distribuait des inclinations de tête.
-tiens ! Une femme que je ne connais pas ! ... tu
vas voir ma chance ! Je parie que c' est une
femme que je ne connais plus ! ...
et Couturat manoeuvra au milieu de la presse pour
arriver à une femme blonde aups de laquelle un
tout jeune homme était assis.
p63
Couturat regarda la femme à travers son masque,
se pencha, et lui glissa à l' oreille :
-Hermance !
Le domino tressaillit.
-je savais bien ! ... dis donc, tu les élèves donc
à la brochette, maintenant ? Qu' est-ce que c' est
que ce petit monsieur ?
-des millions ! Mon cher.
-sur quoi ?
-sur une vieille tante.
-qu' est-ce qu' il fait ?
-il m' aime.
-on ne lui présente donc pas les amis ?
-impossible... il est jaloux comme un vieux...
me, tu serais bien gentil de t' en aller, parce
que s' il croyait... il me croit une femme bien,
mon cher.
-mes excuses, beau masque !
Et Couturat s' inclina de l' air le plus
respectueux et le plus désappointé.
-hein ! Qu' est-ce que je te disais ? -dit-il
à Demailly, -c' est une femme, figure-toi...
enfin, dire que nous nous sommes trouvés avec
trois sous ! ... un cinq janvier ! ... nous avons
été entendre un sermon dans une église il y
avait des paillassons ! ...
-Couturat ! Couturat ! J' ai quelque chose à
te dire... deux minutes...
et une femme lui prit le bras d' autorité et
l' entraîna dans une loge.
Demailly, resté seul, descendit dans la salle où
il trouva, affaissé sur une banquette, les yeux
écarquillés, Giroust, qui, dans un costume de
paysan badois, semblait un poussah sur lequel
on aurait passé une paire de bretelles.
-Demailly... mon cher... je suis ranplan.
p64
-toujours ?
-tiens ! Vous êtes en kin... moi, ma culotte ! ...
hein ? Je crève dedans... j' ai envie de tirer
des oies, comme à la fête de chez nous, avec
un grand ton... mais ce n' est pas tout ça. J' ai
mon idée... je suis venu pour voir ce
tremblement de-haut... positivement. Mais
je ne peux pas... non, jamais je ne pourrai y
arriver... aussi pourquoi font-ils des escaliers
pour monter ? C' est exprès : ils ne veulent pas
qu' on monte, voyez-vous... les pompiers se
payent des salades d' oranges là-haut... c' est
pour ça, ils ne veulent pas... montons, hein,
voulez-vous ? ... ah ! Ce que c' est que mon
costume ? ... badois... Forêt-Noire... y
venez-vous cet été ? Nous serons cinq... à
pied... superbe... kirsch... excellent ! Nous
montons, n' est-ce pas ?
Charles avait pris Giroust sous le bras et le
remorquait, non sans peine, dans l' escalier.
-mon cher, c' est bête, j' ai du roulis dans les
jambes, -disait Giroust, pendu à Charles et
tirant sur son bras à chaque enjambée. -je suis
bien ennuyé, allez, maintenant : je ne sais plus
ce que je jauge... tant que je suis assis, ça
va, mais... un instant, que je souffle... vous
savez bien, élisa ? Nous sommes fâchés... je vous
dis ça, à vous, Demailly, parce que je sais... ce
soir, mon cher, je monte avec le cocher à cause
de l' air, j' aime l' air, moi... il me parlait, ce
cocher... je lui disais : ne me parlez pas ! Il
me parlait ! ... je vous demande un peu l' air que
ça me donnait... ce n' était pas pour moi, vous
comprenez, mais pour le monde... à la fin, voi
qu' il donne des coups de fouet à ma mtresse,
qui était dans la voiture... ça ne fait rien,
c' était un insolent, ce cocher... moi, d' abord,
les femmes... oh ! Les femmes ! ... mais je lui ai
dit, à ce cocher, qu' il y avait deux gendarmes, le
gendarme physique et le gendarme
p65
moral, le gendarme qui nous patrouille dans
l' intérieur, sans cheval ni bonnet à poil, ni
sardine... la conscience, quoi ! ... et le gendarme
de grande route... oui... ouf !
Charles avait enfin écho Giroust sur une
banquette des quatrièmes loges. Giroust s' allongea
sur le rebord de la loge, mit les deux coudes sur le
velours, et appuya son menton sur ses deux mains.
Charles s' accouda, et tous deux contemplèrent
quelque temps, sans rien se dire, la salle et le
bal.
Au-dessus d' eux, au plafond, ici et là, un
morceau de pourpre, une chair rose, un flanc de
déesse, un pan de manteau, sortent confument
d' un ciel effacé et de nes qui s' enfuient.
Au-dessous d' eux, un ciel de lustres, un voile
éblouissant de feux blancs ; les guirlandes d' or
des balcons, les cordons de feuillages balançant
les instruments d' or ; du haut en bas des loges,
sur le repoussoir de leur fond rouge, des cravates
blanches, des visages rougis par la chaleur, le
triangle blanc des chemises d' hommes, des chapeaux
noirs, des habits noirs ; des ombres de femmes
noires, des paires de gants blancs qui rabattent
ou relèvent en causant la barbe d' un masque sur
un menton ; en bas, aux deux tés de la salle
sur les deux escaliers rouges, entre les
municipaux effarés, des flots de masques, des
flots de femmes qui ptinent de marche en marche
et piaffent la danse ; en bas, la salle qui
engloutit tout ; du blanc, du rouge, du rose, du
vert, des plumes, des casques, des épaules, des
jupes, des chamarres, des chapeaux, des bouffettes,
des diamants faux... une mer d' éclairs, qui
toujours sautent ! Manches en l' air, jupes qui
tournent, avant-deux brouillés et heurtés, galops
brisés, plumets et rubans au vent... et la
musique, le déchaînement des cuivres, la batterie
des tambours, le tonnerre de l' orchestre ; et le
bruit de la salle, les hourras, les vivats, les
p66
refrains, les choeurs, les huées, les appels du
pied, le cri des crécelles, la claque des danseurs
sur leur cuisse, et le plancher qui toujours
ronfle sous la danse... -l' arc-en-ciel et le
sabbat, tout leur monte aux yeux et aux oreilles
dans un brouillard de rayons, dans un murmure de
rumeurs, dans une ne chaude, dans une vapeur
fauve, dans la poussière et l' haleine d' une
bacchanale...
-est-ce beau ! -dit tout à coup Giroust, que ce
spectacle de vertige semblait avoir dégrisé. -
est-ce beau ! Mais rendre ça ! ... le tripotis, le
roulement, ça ! Cristi ! Un rude monsieur qui
fera danser ces chaudrons-là, ces soleils-là et ces
fusées-là dans un dessin du diable ! ...
concevez-vous, hein, Demailly ? Quelque chose
d' enragé comme cet avant-deux ! ... du poché, du
claquant... et que ça tourbillonne ! Peindre la
musique, le cancan, tout ! Et des coups de
pistolet comme cette jupe jaune... pan ! Pan !
Pan !
Et, du pouce, Giroust fit le geste d' un homme
qui pose des tons de premier coup sur une toile.
-et penser à tant de belles choses modernes qui
mourront ! ... qui mourront, mon cher, sans un
homme, sans une main qui les sauve ! ... ah ! Que
de crânes décors, et que de crânes bonshommes,
les boulevards, les champs-élysées, les halles,
la bourse, mabille, est-ce que je sais ! ... c' est
pourtant ce gredin de journal... quand je pense
que je suis assez lâche pour... tenez ! Demailly,
vous vous dites : pourquoi Giroust boit-il ? ...
si vous ne vous le dites pas, il y en a d' autres
qui le disent pour vous... eh bien ! Voilà
pourquoi je bois... parce que je sens, et que je
ne peux pas ! ... je vois des choses... impossible
d' y monter ! C' est comme pour l' escalier tout
à l' heure... je voudrais vouloir, et je ne peux
pas... et je bois ! ... oui, c' est beau, ça ! ...
p67
deux minutes après, Giroust s' endormait sur la
banquette.
Charles le laissa à ses ves et redescendit.
Couturat lui reprit le bras, et ils se promenaient
dans le corridor des premières loges, quand
Nachette vint à eux d' un air de mauvaise humeur.
-Nachette, sur quoi as-tu marc ? -lui dit
Couturat. -sur une femme honte ?
-très-honte ! -dit Nachette. -c' était la
Raisin...
-ah ! Ah ! -dit Couturat. -je suis sûr que
Demailly ne sait pas...
-je ne sais rien, -dit Demailly. -La Raisin
est ? ...
-une juive, mon cher, -dit Nachette, -qui a
voson enfant à la vierge, et qui l' aime ! ...
elle se confesserait publiquement pour lui faire
plaisir, ce qui serait un jolivouement, je t' en
ponds ! Figure-toi une marchande à la toilette
de mobiliers... mais roe ! ... et qui a eu une
idée... superbe ! On va chez elle, toi ou moi,
mais généralement ce n' est ni toi ni moi, c' est
une femme. Ah ! Comme c' est gentil chez vous !
Comme c' est bien arrangé ! Oui, dit La Raisin,
ça me coûte assez cher... mais j' ai d' autres
meubles en vue, et si ceux-ci vous vont, vous me
ferez des billets... -un commerce d' or ! ... c' est
pour cela que je l' intriguais, mon cher, pour un
mobilier... son dernier mobilier... je voulais
déménager, avoir un appartement qu' un membre du
conseil des avocats pût inspecter sans loucher...
tu ne sais pas ce qui m' arrive ? Je tombe sur le
premier mobilier que La Raisin veut garder...
c' est clair, elle n' a pas confiance dans ma
signature... allons donc souper... le bal est
ignoble.
p68
Xv
arrivés au boulevard Montmartre, à une porte
couronnée de deux enfants en plâtre, assis au
té d' un petit phare se lisait : vachette,
les trois amis franchirent une écaillère qui
ouvrait avec fureur des huîtres d' Ostende et des
huîtres de Marennes.
Des avalanches de garçons roulaient dans
l' escalier. Des cris aigus se croisaient :
l' addition du 4 ! - l' addition du 9 !
Pendant que, dans les entrailles du mur, un
taureau semblait mugir à l' oreille d' une cuisine
enterrée vive la commande éternelle d' un monstre
aux trois cents bouches.
-un moment, -dit Couturat, -je vais vous
présenter.
Et il entra dans le grand salon du restaurant en
marchant sur ses mains.
Toutes les tables étaient pleines. La chaleur du
gaz, les bouffées des cigares, l' odeur des
sauces, les fumées des vins, les détonations du
champagne, le choc des verres, le tumulte des
rires, la course des assiettes, les voix érailes,
les chansons commenes, les poses abandonnées
et repues, les gestes débraillés, les corsets
éclatants, les yeux émerillons, les paupières
battantes, les tutoiements, les voisinages, les
teints échauffés et martelés par le masque, les
toast enjambant les tables, les costumes éreintés,
les rosettes aplaties, les chemises chiffonnées
toute une nuit, les pierrots débarbouils d' un
té, les ours à demi rhabils en hommes, les
berres des Alpes en pantalon noir, un monsieur
tombé le nez dans son verre, un solo de
pastourelle exécuté sur une nappe par
p69
un auditeur au conseil d' état, et l' histoire du
ministère Martignac racontée au gaon par un
sauvage tatoué, -tout disait l' heure : il était
cinq heures du matin. Comme ils entraient, il y
avait un grand brouhaha au fond de la salle :
trois grands drôles, costumés en plumets de
cavalerie, priaient, -avec les mains, -un domino
masq de se démasquer.
-ne masquez pas cette dame ! -criait un
individu envelop d' un froc brun et assis à une
petite table contre la cheminée, -c' est peut être
la femme de quelqu' un !
-mais, -dit Couturat, -c' est la voix de...
-de Mollandeux !
Ils marchèrent vers la table : c' était Mollandeux
en moine.
-tiens !
-lui-même !
-toi ?
-moi. Asseyez-vous.
-tu viens du bal ?
-jamais.
-et ton costume de moine, où l' as-tu pris ?
-dans la garde-robe des vieilles institutions
françaises... garçon ! Des femmes ! ... monsieur !
Oh ! Monsieur !-bas ! à quoi pensez-vous ? Au
chapeau d' Henri Iv ? ... comment ! On bat les
femmes ! ... avance ici, sauvage ! Et songe un peu
que si on avait retrouvé Ménandre, nous saurions
ce que c' est que la comédie moyenne ! ... tu me
diras : nous avons M Scribe... je te connais,
tu me le diras... pas un mot de plus ! ...
messieurs ! ... messieurs ! Que deviendra la vieille
gaieté fraaise ? Nous secouons les derniers
pampres... messieurs, quand il y a dans un pays
une chose qui s' appelle
p70
académie des sciences morales et politiques... je
bois à la santé de nos enfants naturels ! ...
madame ! Madame ! Donnez-moi votre bouquet : j' ai
envie d' embrasser une rose artificielle...
qu' est-ce qui me passe une épaule ? Une épaule ? ...
une... soignée ! ... ! ... voisine... qu' est-ce
qui dit que je suis drôle ? Imbécile, c' est mon
état ! ... figurez-vous, Fanny... avez-vous lu
des contes de fées, ma petite chouchoute ? Il y
avait une fois un journal qui s' appelait
l' assemblée nationale... M Guizot y écrivait
sous le pseudonyme de Matharel De Fiennes : on
ne l' a jamais reconnu... eh bien ! Il y avait
dans le bureau dedaction un tableau synoptique...
synoptique, Julie ! ... il aurait pu ne pas être
synoptique... mais il était synoptique... des mots
proscrits dans le feuilleton... messieurs, vous voyez
les deux globes d' albâtre de mademoiselle : il
m' était défendu de les appeler par leur petit
nom ! ... Zéphyrine ! Vous n' êtes pas corrompue par
la morale de Chamfort, ça me va ! Vous habitez la
rue papillon... et vous raccommodez les châles en
cachemire... vous êtes un ange ! ... garçon !
Gaon ! Deux doigts de verrou ! ... parbleu ! Ce
n' est pas sur la carte... mais c' est dans tous les
romans de Crébillon fils... est-il bête, ce
garçon ! Il est né sur les ruines de la bastille !
Ici, Mollandeux reprit haleine en buvant coup sur
coup deux grands verres de Bourgogne. Il avait
un sucs complet : les hommes pouffaient, et les
dames le trouvaient rigolo. Demailly, assis
à côté de lui, lui versait à boire. Couturat allait
d' une table à l' autre en lutinant de vieilles
connaissances, à qui il parlait à l' oreille, et dont
il saluait les amants.
-ton fre m' a ciré mes bottes à l' entrée du
bal... tu n' as rien fait pour l' éducation de cet
enfant : vois mes bottes ! -disait Nachette à
un domino abandonné,
p71
à côté duquel il était allé s' asseoir, et qui lui
tournait le dos en mordant de colère un mouchoir
brodé.
-ah ! Messieurs, -dit Mollandeux en se levant, -
qu' est-ce que la vie, vita en latin ?
Voulez-vous que je vous récite Byron ? La vie,
un long enchnement de misères... une vallée de
larmes ! On perd des parapluies... ses parents...
la confiance de ses fournisseurs... j' avais un ami
qui faisait mes bottes neuves, je l' ai enterré,
messieurs... on se trouve des chaussettes trouées...
on est gaon ; on se marie avec une femme qui
n' est pas à la hauteur de vos sentiments... on a des
enfants... et du ventre... et puis on meurt...
de profundis !
et Mollandeux donna le la sur une bouteille
vide...
sur le boulevard :
-vient-on ? -dit une voix.
-quoi faire ?
-manger une soupe à l' oignon à la halle.
Tout le monde tourna le dos à la proposition. Et
chacun rentra chez soi par les rues sans passants,
le pas sonne à travers la ville endormie, à
travers ce Paris de la nuit, mystérieusement
mort, immobile et muet sous la lune, comme une
Pompéi gardée par des sergents de ville.
Xvi
Demailly rent chez lui, les pieds au feu qui
l' attendait, son cigare allumé, prit sur une table
un album qui avait un fermoir à serrure, écrivit
dessus quatre ou cinq lignes, et se remit à fumer
en feuilletant au hasard ce livre manuscrit qui
portait à la première page : souvenirs de ma
vie morte.
p72
c' est un des phénomènes de l' état de civilisation
d' intervertir la nature primitive de l' homme, de
transporter la sensation physique dans le
sensorium moral, et d' attribuer aux sens de
l' âme les acuités et les finesses que l' état
sauvage attribue à l' oe, à l' odorat, à tous les
sens du corps. Charles Demailly en était un
remarquable et malheureux exemple. Nature délicate et
maladive, sorti d' une famille où s' étaient
croisées les délicatesses maladives de deux races
dont il était le dernier rejeton et la pleine
expansion, Charles posdait à un degré supme
le tact sensitif de l' impressionnabilité. Il y
avait en lui une perception aiguë, presque
douloureuse de toutes choses et de la vie. Partout
il allait, il était affecté comme par une
atmospre des sentiments qu' il y rencontrait ou
qu' il y rangeait. Il sentait une scène, un
déchirement, dans une maison où il trouvait des
sourires sur toutes les bouches. Il sentait la
pene de sa maîtresse dans son silence ; il
sentait dans l' air les hostilités d' amis ; les
bonnes ou mauvaises nouvelles, il les sentait dans
l' entrée, dans le pas, dans le je ne sais quoi
de l' homme qui les lui apportait. Et toutes ces
perceptions intérieures étaient si bien en lui
sentiment et pressentiment, qu' elles pdaient
les impressions et les remarques de la vue, et
qu' elles le frappaient avant l' éveil de son
observation. Un regard, un son de voix, un geste,
lui parlaient et lui révélaient ce qu' ils
cachaient à presque tout le monde ; si bien qu' il
enviait de tout son coeur ces bienheureux qui
passent au travers de la vie, de l' amitié, de
l' amour, de la société, des hommes et des femmes,
sans rien voir que ce qu' on leur montre, et qui
soupent toute leur vie avec une illusion qu' ils ne
démasquent jamais.
Cela, qui agit si peu sur la plupart, les choses,
avait une grande action sur Charles. Elles
étaient pour lui
p73
parlantes et frappantes comme les personnes. Elles
lui semblaient avoir une physionomie, une parole,
cette particularité mystérieuse qui fait les
sympathies ou les antipathies. Ces atomes
invisibles, cette âme qui se dégage des milieux de
l' homme, avait un écho au fond de Charles. Un
mobilier lui était ami ou ennemi. Un vilain
verre le dégoûtait d' un bon vin. Une nuance, une
forme, la couleur d' un papier, l' étoffe d' un
meuble le touchaient agréablement ou
désagablement, et faisaient passer les
dispositions de son humeur par les mille modulations
de ses impressions. Aussi, le plaisir ne durait-il
pas pour lui : Charles lui demandait un ensemble
trop complet, un accord trop parfait des créatures
et des choses. C' était un charme bien vite rompu.
Une note fausse dans un sentiment ou dans un
opéra, une figure ennuyeuse, ou même un garçon
de café déplaisant, suffisaient à le guérir d' un
caprice, d' une admiration, d' une expansion ou
d' un appétit.
Cette sensivité nerveuse, cette secousse continue
des impressions, désagréables pour la plupart,
et choquant les délicatesses intimes de Charles
plus souvent qu' elles ne le caressaient, avait fait
de Charles un mélancolique. Non pas que Charles
fût lancolique comme un livre, avec de grandes
phrases : il était mélancolique comme un homme
d' esprit, avec du savoir-vivre. à peine s' il
semblait triste. L' ironie était sa façon de rire
et de se consoler, une ironie si fine et si
voilée, que souvent il était ironique pour
lui-même et seul dans le secret de son rire
intérieur.
Charles n' avait qu' un amour, qu' un dévouement,
qu' une foi : les lettres. Les lettres étaient sa
vie ; elles étaient tout son coeur. Il s' y était
votout entier ; il y avait jeté ses passions,
le feu de la fièvre d' une nature ardente, sous
une apparence froide.
p74
Au reste, Charles était un homme comme tous les
autres hommes. Il n' échappait pas à la personnalité
et à l' égsme de l' homme de lettres, aux rapides
désenchantements de l' homme d' imagination, à ses
inconstances de goûts et d' affections, à ses
brusqueries et à ses changements. Charles était
faible. Il manquait de cette énergie toujours
prête, de l' énergie au saut du lit. Il lui fallait
se préparer à une action vigoureuse, se monter
à une solution violente, s' y exciter, s' y
entraîner lui-me. L' être physique ferait-il
l' homme ? Et nos qualités morales et spirituelles
ne seraient-elles, ô misère ! Que le
développement d' un organe correspondant ou son
état morbifique ? Charles devait peut-être tout
son caractère, ses défaillances comme ses passions,
à son tempérament, à son corps presque toujours
souffrant. Peut-être aussi était-ce là qu' il
fallait chercher le secret de son talent, de ce
talent nerveux, rare et exquis dans l' observation,
toujours artistique, mais inégal, plein de
soubresauts, et incapable d' atteindre au repos,
à la tranquillité de lignes, à la santé courante
des oeuvres ritablement grandes et
ritablement belles.
Mais que sert de peindre Charles ? Il s' est
confessé lui-me à lui-même dans ce journal de
son âme, sa main, ses yeux et sa pensée se
promènent au hasard, accrochant ce qui suit au
passage :
xvii
" ... je suis retomdans l' ennui de toute la
hauteur du plaisir. Je suis mal organisé, prompt
à la fatigue. Je sors de l' orgie avec un
abattement d' âme, un affaissement de tout l' être,
une prostration et un dégt
p75
dusir, une tristesse vague, informulée et sans
bornes. Mon corps et mon esprit ont des lendemains
d' un gris que je ne puis dire. Aps quelques
ardeurs, une satiété immense, une indigestion morale,
un vide, et comme une poche d' eau dans la
cervelle...
7 février.
Vendu aujourd' hui à un éditeur mon premier livre, -
rien que les frais. -je traversai le jardin des
tuileries en courant, heureux, léger comme une
plume, respirant à grands traits, soufflant comme
éole, la bouche crispée en un gros sourire ; -
il pleuvait ; -personne dans le jardin-que des
enfants qui faisaient desteaux de boue, et me
regardaient et riaient sans comprendre.
Mai.
Nous sommes derrière la Madeleine.
-puis-je vous écrire ?
-mon mari ouvre toutes mes lettres.
Elle s' arrête, et moi je m' accoude à une devanture
de boutique.
-c' est impossible !
Un silence ; -elle se passe la main sur les yeux.
-... non ! ...
-impossible ? Oh ! Madame, est-ce qu' une femme...
elle, agitée : -tenez, il vaut mieux ne point se
revoir.
-oh ! Madame, pourquoi ne pas mettre un roman
dans votre vie ?
-un roman ? ... un roman ! -(soupirant) -oh !
C' est bien sérieux pour moi ! -(souriant à demi) -
mon mari me fend d' en lire...
elle me regarde, et brusquement : -quittons-nous !
p76
-oui, madame, à une condition : je vous suivrai.
Elle traverse la rue ; il y a une noce qui sort
de l' église.
Nous nous plaçons près de la grille. Elle a un
rayon de soleil sur le front.
-regardez la mariée... est-elle jolie ?
Moi d' un ton ému : -vous ne me laisserez pas
ainsi... je vous reverrai.
-et pourquoi ? ... c' est un jeu pour vous, une
chose sérieuse pour moi... je vous ai provoqué...
j' ai excité chez vous... un petit sentiment... j' ai
été imprudente... je viens de vous dire mille
paroles sans suite... les premières qui me sont
venues à vous dire... allez ! Ce n' est pas
grand' chose chez vous tout cela... et ça ne laissera
pas grande trace... il vaut mieux qu' il n' y ait
rien entre nous...
je proteste de monrieux.
Elle, d' un ton de voix abandonné : -oh ! J' ai bien
du plaisir à vous voir de près, moi qui ne peux
vous voir que de loin... -puis brusquement : -
saluez-moi et partez ! ... voilà mon mari !
Décembre 185.
Ne sachant que faire, j' entre dans un petit
spectacle. Le placeur, c' est Jacqmin, l' ancien
homme à tout faire du petit journal le
crocodile. des filles aux avant-scènes et aux
loges découvertes, quelques-unes voilées, se
dévoilant à demi et se montrant un peu à des
messieurs ou à un monsieur de l' orchestre, d' autres,
aux jeunes gens d' en face, souriant ou faisant des
menaces du doigt. à tout moment, les ouvreuses,
suivies de femmes, demandant aux gens placés le
premier rang " pour des dames " . Les spectateurs de
l' orchestre assis de côté, et tournant à demi
le dos à la sne. La fille se sent dans son
salon.
p77
Elle a les poses pences de l' orgueil du chez soi
et de la calèche. Au balcon et aux avant-scènes,
des rangs d' hommes au teint blafard que les
lumres font paraître blanc ; une raie androgyne
en pleine tête, un soin féminin de la barbe et de
la chevelure ; se renversant comme des femmes et
s' éventant avec le programme plié en éventail ;
gesticulant à tout moment de leur main chargée
de bagues pour ramener de chaque té des tempes
leurs cheveux poisseux en un gros accroche-coeur,
et se tapotant les lèvres avec la pomme d' une
petite canne, ou fumant un sucre d' orge.
Novembre.
Point dormi de la nuit, et je meve comme un
homme qui a passé la nuit au jeu. Des esrances en
moi qui viennent et reviennent. Ce n' est qu' un
acte, la pièce que j' ai remise à l' oon, mais
c' est un moyen d' arriver au public. Je n' ai pas le
courage d' attendre la réponse chez moi, et je me
sauve à la campagne, regardant bêtement à la
portière du chemin de fer passer les arbres et les
maisons. D' Auteuil, je gagne le pont devres.
J' ai besoin de marcher. Là, sur la gauche, dans
les vapeurs bleues, dans l' or de l' automne, je
vais devant moi au hasard, sur la route de
Bellevue. Je rencontre, tenant une blonde petite
fille à la main, une jeune fille, maintenant
re, que j' ai eu pendant huit jours la
très-sérieuse intention d' épouser. -oh ! Le vieux
pasqu' elle me rappelle ! Tant d' anes qu' on
ne s' est vu ! On s' apprend les mariages et les
morts, et l' on est grondé doucement d' avoir oubl
d' anciens amis... j' accroche en passant un homme
qui sort de la maison de santé du docteur
Fleury : c' est le vieux dieu du drame, Frérick
Lemaitre... et dans tout cela, par tous ces
chemins, dans
p78
toutes ces rencontres, dans ma vie morte qui me
revient, dans ce que fait repasser devant moi le
hasard, dans cette ombre de ma jeunesse qui
semble me promettre une vie nouvelle, je marche
et roule écoutant et regardant tout comme un
présage tantôt bon, tantôt mauvais, plein de
penes qui se heurtent autour d' une pensée toujours
fixe, ptant aux choses un sentiment de ma
fièvre, et croyant dans un air d' orgue qui passe
entendre l' ouverture de ma pièce...
en rentrant, rien.
185.
La femme semble toujours avoir à se fendre de sa
faiblesse. C' est à propos de tout et de rien,
un antagonisme desirs, une bellion de menus
vouloirs, une guerre de petites résolutions
incessante et comme faite à plaisir. La combativité
est à ses yeux la preuve même de son existence.
Le caprice est la façon d' exercice de sa volonté.
La femme gagne à ces batailles sourdes,
courtoises, mais irritantes, une domination
abandonnée, des victoires sur la lassitude, en
me temps qu' un peu du mépris de l' homme qui
n' aime ni ne sait dépenser sa force et son
gouvernement en détail, à toute heure et sur tout.
été voir un tableau de Grancey à Bougival. Ce
petit pays, l' atelier, la patrie du paysage.
Chaque pli de terrain, chaque saulée, rappelant
un tableau. C' est comme si on se promenait sur la
palette de presque tous nos paysagistes. Il y a
des coins d' eau, d' herbes et de saules où l' on
croit voir le numéro de l' exposition mal effacé et
les chiffres danser dans le ciel. à Bougival,
le garde chamtre ne garde point les propriétés :
il garde les vues, les effets, il
emche qu' on ne vole les soleils couchants.
p79
-Grancey est le doyen de Bougival, avec
Pelletan, qui a été son propte. -déde
l' histoire, déjà des reliques : la maison de
Lireux, et les dîners du dimanche à ciel ouvert,
la maison d' Odilon Barrot, et le kiosque
propice à la digestion du libéralisme ; -des
murs, et des hommes qui vous parlent d' idées et de
femmes qui ne sont plus ; -deux catalpas dans
l' île d' Aligre s' embrassant vers le haut, qui
sont le premier tableau de français ; et on le
revoit, on revoit la petite femme nue couchée sur
une peau de tigre, sous la verdure ; -là-haut
est la jonchère, aussi joliment perce qu' un
château de Lucienne, regardant les ateliers de
Bougival, d' aussi haut que la fortune d' un
tailleur regarde un campement de bohémiens.
185.
été tâter le pouls aux lettres dans les petits
journaux. Plus d' école, plus de parti. Plus une
idée, plus un drapeau. Des insultes où il n' entre
pas même de core, des attaques sans conviction !
La somme fixe d' injures qui se dépensaient hier,
dans tout l' ensemble du pays, sur toutes les têtes
administrantes, gouvernantes, régnantes, refluant
aux lettres. Rien-que des scandales de coulisses,
des bons mots de coiffeur, des plaisanteries
scatologiques. Ni un jeune homme, ni une jeune
plume, nime une jeune amertume... plus de
public ; une certaine quantité de gens seulement
qui aiment lire pour leur digestion, comme on
boit un verre d' eau aps une tasse de chocolat,
gens demandant une prose coulante et claire, de
l' eau de Seine clarifiée ; gens aimant à se
faire raconter en voyage, en voiture, en chemin
de fer, des histoires par un livre qui en tient
beaucoup ; gens qui lisent, non pas un livre,
mais pour vingt sous.
p80
Je réfléchis combien un de mes sens, la vue, m' a
coûté. Combien dans ma vie aurai-je tripoté
d' objets d' art, et joui par eux ! Insensible ou à
peu ps aux choses de la nature, plus touc d' un
tableau que d' un paysage, et par l' homme que par
Dieu.
Juillet.
La lorette ne devient belle qu' à quarante ans. -un
de mes amis en train de meubler en bois de rose
une femme du monde-ou des environs-me prend
le bras au château des fleurs, et, jetant un
regard de pris sur les créatures qui passent : -
les femmes du monde sont aussi jolies que ça...,
et ça ne cte rien, -la première fois !
Ma maîtresse me racontait qu' elle avait eu une
fluxion de poitrine, où elle n' avait pas eu de
quoi acheter le nombre de sangsues prescrites par
le médecin... j' allais être ému, plus peut-être
qu' il n' était nécessaire pour être poli, quand
j' ai pensé à toutes les souffrances qui ont de
quoi s' acheter toutes les sangsues du monde...
le tout est de savoir si un homme qui meurt de
male-amour ou de male-ambition souffre autant que
l' homme qui meurt de faim. Pour moi, je le crois.
Hier, j' ai rencontré chez un ancien ministre un
de mes anciens camarades de collége qui se destine
à être homme d' état. Il est resté toute la
soirée dans la conversation des hommes de soixante
ans, sans ouvrir la bouche, et sérieux comme un
doctrinaire qui boit. -garçon d' avenir ! A dû se
dire l' ancien ministre, il écoute avec une
profondeur ! ...
j' aime surtout les génies non officiels. -de
l' homme
p81
sauvage à Rembrandt et à Hoffmann, quel chemin !
La merveilleuse corruption, si l' on veut.
J' ai vu aujourd' hui le modèle des maîtresses, la
maîtresse d' un jeune allemand, une italienne assez
attachée à la poitrine malade de son amant pour
l' emcher de sortir tous les soirs, s' enfermant
avec lui, causant, fumant des cigarettes, lisant,
-et cela toujours couchée sur une chaise longue,
montrant un bout de jupon blanc, et les
bouffettes rouges de ses pantoufles. Viennent deux
ou trois allemands qui apportent leurs pipes, deux
ou trois idées hégéliennes, et un très-grand
pris pour la politique de la France qu' ils
traitent de politique sentimentale. la dame
du logis ne sort guère plus dans la journée que
le soir. Elle a conservé à Paris les habitudes de
reclusion de la femme italienne, et pour s' occuper,
quand elle a découvert dans le constitutionnel
un roman qui ne dure pas vingt-quatre volumes, elle
le traduit, -pour elle toute seule, -en pur
toscan. -un intérieur charmant. Mais trop de
portraitures d' amis et de parents. Cela ressemble
au temple de l' amitié. De tous ces portraits,
un seul est intéressant au point de vue moral :
c' est le portrait de la maîtresse par la re de
l' amant.
Janvier.
Un fier balayage de fortunes-ce Paris ! -et
la mort aux jeunes gens ! ... et si vite, et avec si
peu d' aventures, si peu de bruit ! Ah ! Le
boulevard en mange diablement de ces caracoleurs,
de ces viveurs ! Un an, deux ans au plus, -et
brûlés ! -je rencontre un de mes anciens amis,
qui a coupé ses dettes à temps, qui s' est rangé,
qui a pris racine dans la vie provinciale, qui
s' est fait à son cercle de sous-préfecture, aux
jours qui se suivent
p82
et se ressemblent, aux hivers à la campagne. -
" et un tel ? Lui demandai-je. -il a un conseil
judiciaire... il empruntait à 400 pour 100 à des
messieurs qu' il rencontrait aux courses... ah ! Ce
qu' il a mangé, celui-là, en bêtes de somme... et
autres ! -et le gros que je voyais toujours chez
toi ? -marié, mon cher... une chance ! -et
l' autre si gai ? -il s' est retiré avec sa
maîtresse en Dordogne, au diable, dans sa dernière
ferme... il fait le piquet avec son curé. -et
tu sais, Chose ? -ah ! Chose, il a fini par un
fait divers : il s' est fait sauter le caisson ! ...
un coup de pistolet, v' lan ! " c' est une suite de
catastrophes, de mires, de ruines-ou de chutes
dans le pot-au-feu.
Je vais au monde des arts pour y remettre un
article. J' y trouve Masson, un homme que je
n' avais encore vu que dans ses livres, et que
j' aimais déjà en l' admirant. Une face pleine,
presque lourde, le masque empâté d' un dieu la
divinité dort ; des yeux une intelligence
superbe semble sommeiller dans la paresse et la
rénité du regard ; sur tout le masque une
lassitude et une force de Titan au repos. Un
grand homme brun est à côté de lui qui s' écrie :
-oui, voilà mon système de travail : se coucher
à huit heures, se lever à trois, prendre deux
tasses de café noir et aller en travaillant
jusqu' à onze... -ici Masson sortant comme d' un
songe : -oh ! Cela me rendrait fol ! Moi, le
matin, ce qui m' éveille c' est que je rêve que j' ai
faim. Je vois des viandes rouges, des tables
immenses avec des nourritures, des festins de
gamache... la viande me lève. Quand j' ai déjeuné, je
fume. Je me lève à sept heures et demie, ça me mène
à onze heures. Alors je traîne un fauteuil, je
mets sur la table le papier, les plumes, l' encre,
le chevalet de torture ; et ça m' ennuie ! ça m' a
toujours ennuyé d' écrire,
p83
et puis c' est si inutile ! ... là, j' écris comme ça,
poment comme un écrivain public... je ne vais pas
vite, -il m' a vu écrire, lui, -mais je vais
toujours, parce que, voyez-vous, je ne cherche pas
le mieux. Un article, une page, c' est une chose
de premier coup, c' est comme un enfant : ou il est
ou il n' est pas. Je ne pense jamais à ce que je
vais écrire. Je prends ma plume et j' écris. Je
suis homme de lettres : je dois savoir mon métier.
Me voilà devant le papier : c' est comme le clown
sur le tremplin... et puis j' ai une syntaxe très
en ordre dans la tête : je jette mes phrases en
l' air... comme des chats ! Je suis sûr qu' elles
retomberont sur leurs pattes. C' est bien simple, il
n' y a qu' à avoir une bonne syntaxe. Je m' engage à
montrer à écrire à n' importe qui : je pourrais
ouvrir un cours de feuilleton en vingt-cinq leçons !
Tenez, voilà de ma copie : pas de rature... tiens !
Florissac ; eh bien, tu n' apportes rien ? -ah !
Mon cher, -luipond Florissac, -c' est dle !
Je n' ai plus aucun talent..., et je reconnais ça,
parce que maintenant je m' amuse de choses crétines...
c' est crétin, je le sais ; eh bien, ça ne fait
rien, ça me fait rire... -tu étais talenteux
pourtant, toi...
juillet.
Un oiseau qui chante par ricochets, des gouttes
d' harmonie claire tombant goutte à goutte de son
bec ; l' herbe haute, pleine de fleurs et de
bourdons au dos do, et de papillons blancs, et de
papillons bruns ; -les plus hautes herbes hochant
la tête sous la brise qui les penche ; -des
rayons de soleil allongés et couchés en travers du
chemin vert et couvert ; -un lierre qui serre un
chêne, pareil aux ficelles de Lilliput autour de
Gulliver ; -entre les feuilles, des piqûres de
ciel blanc,
p84
comme des piqûres d' épingle ; -cinq coups de
cloche apportant au-dessus du fourré l' heure des
hommes, et la laissant tomber sur la terre verte
de mousse ; dans le bois bavard de cris d' oiseaux,
des moucherons volant et sifflant tout autour de
moi ; -le bois plein d' une âme murmurante et
bourdonnante ; -un bon gros aboiement à l' horizon ;
-le ciel d' un soleil dormant... et tout cela
m' ennuie comme une description...
c' est peut-être la faute de ces deux chiens que je
regardais jouant sur l' herbe : ils se sont
arrêtés pour iller.
Mars 185.
Revu Masson au bureau du monde des arts.
compliments sur mon article d' Alger ; -et, avec
une mémoire étonnante, il me crit, depuis la
porte jusqu' au bocal de poissons rouges posur la
table devant les musiciens, le café de la girafe, rue
de l' état-major, dont j' ai dit un mot ; puis il
me dit : -mais votre article ne sera pas compris.
Sur cent personnes qui le liront, à peine deux
qui le comprendront... ici, ils sont enragés contre
votre article... et cela tient simplement à une
chose, c' est que le sens artiste manque à une
infinité de gens, même à des gens d' esprit.
Beaucoup de gens ne voient pas. Par exemple, sur
vingt-cinq personnes qui passent ici, il n' y en a
peut-être pas deux qui voient la couleur du
papier. Tenez ! Voilà Blanchard qui entre. Eh
bien, il ne s' apercevra pas si cette table est
ronde ou carrée... maintenant si, avec ce sens
artiste, vous travaillez dans une forme
artiste, si à l' idée de la forme vous ajoutez la
forme de l' idée... oh ! Alors, vous n' êtes plus
compris du tout... -et prenant un petit journal
au hasard : -tenez ! Voilà comme il faut écrire
pour être compris... des nouvelles à la main ! ...
la langue française
p85
s' en va, c' est un fait... eh ! Mon dieu, tenez,
dans mes romans, on me dit aussi qu' on ne comprend
pas... et pourtant je me crois l' homme le plus
platement clair du monde... parce que je mets, je
suppose, un mot comme architrave... mais
enfin je ne peux pas mettre : l' architrave est un
terme d' architecture qui signifie une chose comme
ci et comme ça... il faut que le lecteur sache les
mots... mais ça m' est égal. Critiques et louanges
me louent et m' abîment sans comprendre un mot de ce
que je suis. Toute ma valeur, ils n' ont jamais
parde cela, c' est que je suis un homme pour
qui le monde visible existe.
le réalisme se répand et éclate alors que le
daguerréotype et la photographie montrent combien
l' art diffère du vrai.
Me voilà en plein rêve de bien des gens, de
l' argent dans ma poche, avec une femme bonne fille,
vieille amie qui me raconte ses amants ; libres
tous les deux, n' ayant à craindre l' amour ni l' un
ni l' autre, et bien à l' aise. Quelques jolis
moments, comme de la voir dans la chambre, en
camisole, un bout de cou, un morceau de bras
passant de-ci de-là, jupe ballonnante, enfoncée et
ronronnante dans un grand fauteuil ; ou bien dans
le bois, sous les feuilles, la joue piquetée de
soleil, avec les pois de son voile semant sur sa
peau, pleine de jour, des grains de beauté d' ombre ;
ou encore dans une allée retirée du parc, couce
tout de son long, les bras arrondis, en couronne,
et sa robe ondoyant tout autour d' elle et tout
autour de sa tête, paresseuse et blanche, enviée
du regard par la marchande de coco tannée qui
passe... mais la femme est femme. Celle-ci est
parfaite, -à cela ps qu' elle est prise, en
mangeant, d' une
p86
crise de narration. s que la soupe lui a ouvert
la bouche, le dernier roman de la patrie en
découle sans arrêt, sans suite au prochain
nuro, pleins bords. Et cela va jusqu' au
légume, souvent jusqu' au dessert. L' étonnant est
qu' elle mange, le miraculeux est qu' elle finit par
finir, l' insupportable est qu' elle veut être
comprise.
Je suis triste, et j' entends sur le marbre d' une
cheminée tomber une à une avec un bruit sourd, -
une chute à voix basse, -les feuilles d' un gros
bouquet de pivoines ; -et au-dessus et au-dessous
de ma chambre des éclats de rire de femmes.
Je voudrais une chambre inondée de soleil, des
meubles tout mangés de soleil, de vieilles
tapisseries dont toutes les couleurs seraient
éteintes et comme pases sous les rayons du midi.
Là, je vivrais dans des ies d' or, le coeur
chauffé, l' esprit bercé et baigné de lumière,
dans une grande paix doucement chantante... -c' est
étrange, comme à mesure qu' on vieillit le soleil
vous devient cher et nécessaire, et l' on meurt en
faisant ouvrir la fenêtre pour qu' il vous ferme les
yeux.
Décembre 185.
J' ai été une première fois à l' hôtel de ville.
Cette fois-là, j' y ai vu, dans la salle saint-Jean,
les tués de février, très-proprement embaus et
dans une chemise de mousseline. J' ai été une
seconde fois à l' hôtel de ville. Cette seconde
fois, dans la même salle, je me suis mis à peu
près aussi nu qu' un ver, j' ai endossé des lunettes
bleues, et le conseil de révision, me trouvant
trop bel
p87
homme pour être myope, me nomma, à la majorité des
voix, hussard. -je vais à l' tel de ville pour la
troisième fois ce soir, mais au bal. Cela est
riche et cela est pauvre ; de l' or, et puis c' est
toute la magnificence des salles et des galeries ;
du damas partout, à peine du velours ; le
tapissier partout, nulle part l' art ; et sur les
murs chargés de plates allégories peintes par des
Vasari dont je ne veux pas savoir le nom, moins
d' art encore qu' ailleurs... ah ! La galerie
d' Apollon ! La galerie d' Apollon ! -mais
l' émerveillement des douze mille paires d' yeux qui
sont là n' est pas bien exigeant. Pour le bal,
c' est un bal : l' on se coudoie, et même l' on
valse, et c' est là que j' ai vu valser une
institution vieille comme le général Foy : ce
n' étaient qu' élèves de l' école polytechnique
voltigeant dans les robes de gaze bleue ou rose.
-ce qui m' a le plus frap, et ce qui est vraiment
une belle chose, ce sont les encriers siphoïdes du
conseil municipal : on les voit, ils sont ouverts
au public ces grands jours-là. Ils sont
monumentaux, sérieux, graves, recueillis, carrés,
opulents, imposants. Ils ont tout à la fois
quelque chose des pyramides d' égypte et du ventre
de M Prudhomme ; ils ressemblent à la fortune
du tiers état.
Que n' ai-je écrit jour par jour, au début de ma
carrière, ce rude et horrible débat contre
l' anonyme, toutes ces stations dans l' indifférence
ou l' injure, ce public cherché et vous échappant,
cet avenir vers lequel je marchaissig, mais
souvent désespéré, cette lutte de la volonté
impatiente et fiévreuse contre le temps et
l' ancienneté, un des grands priviléges de la
littérature ? Point d' amis, point de relations, tout
fer! ... ce silence si bien organisé contre tous
ceux qui veulent manger auteau de la publicité,
ces tristesses et ces navrements
p88
qui me prenaient pendant ces anes lentes je
battais l' écho sans pouvoir lui apprendre mon
nom ! ... ah ! Cette agonie muette, intérieure, sans
autres moins que l' amour-propre qui saigne et le
coeur qui défaille ! Cette agonie monotone et sans
événement, écrite sur le moment, sur le vif des
souffrances, ce serait une bien belle étude que
personne ne fera, parce qu' un rien de succès,
l' éditeur trouvé, quelques cents francs gagnés,
quelques articles à cinq ou six sous la ligne, votre
nom connu par une centaine de personnes que vous ne
connaissez pas, deux ou trois amis, un peu de
clame, vous grissent du paset vous versent
l' oubli... elles vous semblent si loin, ces larmes
dévorées, ces misères, aussi loin que votre
jeunesse ! Vieilles plaies dont vous ne vous
souvenez que quand elles se rouvrent !
C' est un éclat de rire que son entrée, une fête que
son visage. C' est, quand elle est dans la chambre,
une forte joie, et des embrassades de campagne.
Une grosse femme, les cheveux blonds, crespelés
et relevés autour du front, des yeux d' une douceur
singulière, un bon visage à pleine chair : -
l' ampleur et la majesté d' une fille de Rubens.
Aps tant de grâces maigres, tant de petites
figures tristes, poccupées, avec des nuages de
saisie sur le front, toujours songeuses et
enfoncées dans l' enfantement de la carotte ;
après tous ces bagous de seconde main, ces
chanterelles de perroquet, cette pauvre misérable
langue argotique et malsaine, piquée, mot à mot,
dans les miettes de l' atelier et du tintamarre ;
après ces petites créatures grinchues et
susceptibles, -cette santé du peuple, cette bonne
humeur du peuple, cette langue du peuple, cette
force, cette cordiali, cette exubérance, ce
contentement épanoui et
p89
dru, ce coeur qui apparaît là dedans avec de rudes
formes et une brutalité attendrie, tout en cette
femme m' agrée comme une solide et simple nourriture
de ferme après les dîners des gargotes à
trente-deux sous. Puis, pour porter un torse
flamand, elle a gardé les jambes fines d' une
Diane d' Allegrain, et le pied aux doigts longs
d' une statue antique. -enfin l' homme a besoin de
dépenser, à certaines heures, certaines grossièretés
de langue, et surtout l' homme de lettres, le
brasseur de nuages, en qui la matière opprimée par
le cerveau se venge ainsi. C' est sa manre de
descendre du panier où les nuées font monter
Socrate...
je ne suis pas aussi heureux que ces gens qui
portent, comme un gilet de flanelle qu' ils ne
quittent pas même la nuit, la consolation d' une
croyance fixe. Du soleil ou de la pluie me fait
douter ou croire... la survie immortelle me sourit
quand je pense à ma mère ; mais une survie
impersonnelle, une survie à la gamelle, ne me
tente guère... et me voilà matérialiste. Mais, si
je me mets à vouloir m' affirmer à moi-même que mes
idées sont le choc des sensations, que tout ce
qu' il y a de spirituel ou de surhumain en moi, ce
n' est rien que mes sens qui battent le briquet, -
aussitôt me voilà spiritualiste.
Xviii
le jour était venu, sans que Charles, perdu dans
ce livre de son passé, l' t vu venir, quand son
domestique entra et lui remit cette lettre :
p90
ferme de la feuillée, février 185.
" mon cher enfant,
" la vie est toujours ici la vie que tu as connue.
Seulement mes petites filles et mes pauvres petites
nièces, ma petite famille grandit. C' est une
couvée joyeuse dans la vieille ferme abbatiale :
cela va, vient, rit, trotte, travaille ; car ce
sont déjà de petites ménagères, et, jusqu' à
la moins haute, elles m' aident toutes les cinq, et
me sont d' un grand secours dans mon exploitation.
Songes-tu que j' ai, dans ce moment-ci, cinquante
ouvriers qui ne me laissent guère le temps de
rire ? Nous vivons seuls et avec nous-mêmes, et
nous ne nous en trouvons pas plus mal. Quelquefois
un voisin frappe à notre porte. Nous lui donnons
le souper et le coucher ; l' hospitalité est
toujours l' hospitalité de ton temps : la viande
du cru, les légumes du cru, le poisson du cru, et
me le vin du cru, -tu fais la grimace ? -une
hospitalité de fermier ou de patriarche ; et
quand, le lendemain matin, je rentre avec un
perdreau ou un lièvre dans mon carnier, je trouve
mes petites, -non, tu ne sais pas comme elles
sont gentilles, dans leur costume du matin, sous
la camisole, un petit bonnet battant l' oeil et de
travers, une couette de cheveux échappée et
folle contre leur grosse joue, -je les trouve
attelées à la grande pelle à four et retirant des
pâtisseries, mais destisseries... je te les
souhaite ! Et toujours le coeur à l' ouvrage, comme
de braves filles de paysan qu' elles ne sont pas ;
car mes petites filles ont toutes les élégances,
toutes les distinctions de corps, toutes les
délicatesses d' âme de petites civilisées. Les
châteaux se moquent bien un peu de nous dans le
pays. On fait bien par-ci par-là quelques
p91
plaisanteries de ces habitudes arriérées, de cette
vie qui est si peu la mode du siècle ; mais, au
fond, tous nous respectent, et beaucoup nous
aiment... mais qu' est-ce que je te disais, que
notre maison était toujours la me ? -grand
événement depuis toi : unte de plus, qui
t' amusera. Tu te rappelles bien M Rameau, le
père Rameau, de chez qui ton re s' est sau pour
aller à la guerre ? N' as-tu pas polissonné chez lui
un été, tout enfant ? Pour moi, je puis bien me
vanter de l' avoir fait enrager dix ans, les dix
meilleures années de ma vie. L' excellent bonhomme
de prêtre, avec son tic nerveux qui lui donnait
une grimace et un air étonné si drôles, son amour
et sa science du latin, et cette étonnante
moire ! La grimace, le bon sens, le latin, tout
lui est resté, jusqu' à la mémoire, entière, saine
et nette, malgré les ans. Toujours bigot de
Virgile, comme il dit. Cela te fait penser à son
jardin, n' est-ce pas ? à ce petit jardin de son
espèce de collége, où il avait eu l' idée
prodigieuse de tailler dans les vieux buis les
personnages de l' énéide, énée, Turnus,
Lavinie ! Je vois encore Lavinie, et toi ? Je
suis bien heureux de l' avoir ici, car j' avais
presque des remords en songeant à tous les tours
que je lui ai joués. Pauvre cher maître ! Un saint
à qui il n' a manq que la vocation du martyre et
le détachement d' un seul pécmignon, la
gourmandise, qu' il déguise sous le nom de friandise
ou de goût des petits plats ; si bon et avec tant
d' innocence, que les petites, dont il est le
précepteur et le papateau, l' ont baptisé
entre elles la bête à bon Dieu. Et elles le
soignent !
" donc, mon ami, c' est ta famille ici. Les petites
filles voudraient te voir. Rien ne t' a oublié. La
maison t' attend ; et, pour le maître... tu sais
que je n' ai pas de fils. Je ne peux plus aimer ceux
qui sont partis, ton père, ta re, qu' en toi. Je
t' aime donc pour eux d' abord,
p92
pour toi après, et pour moi ensuite. Tu seras
libre comme un te qui est chez lui. Tout ce que tu
feras sera trouvé bon et bien. Tu retrouveras la
bibliothèque grossie de tous les livres du
département, qui, n' étant ni en maroquin rouge, ni
aux armes, ni cités dans Brunet, m' ont été laiss
par tes scélérats de bouquinistes de Paris, qui
écrèment tout jusqu' ici ; et voilà que ma chambre
et le cabinet ne lui suffisent plus : elle a fait
invasion dans la pièce à côté, où l' on fait sécher
les poires tapées. Encore une fois, tout ici
t' attend, et le jardin aussi, qui t' a vu tout
petit, quand ta mère te portait, et le petit bois,
je crois encore entendre les discussions que
nous avions ton père et moi sur les élections.
Comme c' est vieux déjà ! Et comme les meilleurs
partent les premiers ! Au fait, je suis passé à
Sommereuse ces jours-ci. J' avais à faire une
livraison de bpar. J' ai eu de la peine à
reconnaître votre ancienne maison. Tout est
bouleversé : c' est une fabrique de limes et de
tire-bouchons à présent. Plus de jardin ; un
atelier à la place du fameux prunier qui a fait
tant de tartes. Ils ont bouché les lucarnes du
grenier d' l' on canonnait les polissons du
village à coups de pommes. On a moli la salle
au-dessus de la chambre à four, le maître à
danser du village, le célèbre Treillaget, -il
s' appelait Treillaget, n' est-ce pas ? -t' apprenait
à faire des entrechats.
" tu m' as deman une consultation sur les articles
que tu m' as envoyés. La voilà : viens ici...
passes-y six mois, un an ; viens-y mûrir et
travailler. Donne-toi le temps nécessaire à
l' assimilation de l' observation. Complète-toi par
une lecture énorme et en tous sens, la base
de tout homme fort. écris à ton heure dans la
retraite de ta réflexion ; concentre-toi dans une
idée ; -et tu sortiras de chez un homme qui t' aura
ennu le moins
p93
possible, avec un livre où tu auras montré tout ce
que tu peux et mis tout ce que tu vaux. Et, si tu
ne peux travailler que dans ton affreux Paris,
si pour toi la campagne est, comme tu l' appelles,
le " suicide de la tête " , prends ton courage à deux
mains, enferme-toi chez toi tout le temps que nous
voudrions te voir passer ici, et alors je te
dirai ce que je pense du livre que tu m' enverras.
" mon troupeau de petites filles me demande à qui
j' écris. Elles me disent qu' elles t' embrassent.
écris-moi, car tu es mon unique journal, -et mon
seul ami.
" Chavannes. "
Charles, après deux ou trois tours dans sa chambre,
se résolut à faire ce qu' il avait de mieux à
faire : il se coucha et s' endormit du sommeil d' un
homme très-fatigué.
Xix
le travail ! Le travail, mystère de vie profond
comme ce mystère de mort : le sommeil ! Un état
actif de l' homme, l' homme échappe à la chair
et s' en dégage ; où l' homme n' a plus faim, n' a
plus froid ; où sa vue, retirée au fond de lui,
n' a plus la perception de l' extérieur ; où son oreille,
emplie de la musique de ses idées et du bruit de sa
tête, n' entend plus ; le temps se tait pour
lui, et, n' ayant plus d' aiguille, n' a plus de
mesure que les jours et les nuits ; où ses
entours, la vie ambiante des choses, le milieu où
il est, cessent de l' affecter d' une sensation ;
cette belle, cette merveilleuse léthargie de la
machine anéantie dans l' effort presque
p94
extatique du cerveau ; ce barras et cette
évasion du corps qui donnent à l' esprit la libre
volée d' une âme dans le monde immatériel des
abstractions ; cette fièvre divine, Charles la
posséda et encut pendant de longs jours. Ce
fut un peu de sa vie dérobé aux réalités. Les
semaines passaient comme des jours. Il eut des
mois entiers sans ennui, sans ce spleen qui prend,
après un trop long repos, l' esprit habitué à
l' exercice et à la lutte avec lui-même ; des mois
le superbe égsme de l' intelligence le délivra
de tout ce qui est sentiment ; des mois où le
plus rieux des choses sociales ne le
distrayait pas plus et n' entrait pas plus en lui
que les affaires d' un autre dans la cervelle d' un
intendant amoureux. Et plus il allait, plus il
s' enfonçait tout entier dans le travail, plus il
mourait au monde.
Charles a suivi le conseil de Chavannes. Il fait
un livre. Dans sa chambre, il va, il vient ; il
arpente, il se promène ; son pas est comme le
pouls de sa pensée : il est lent, il est bref, il
est saccadé, il s' endort, il seveille. Charles
marche d' ici là, puis de ici. Il fait autour
de sa table autant de tours que le barbet de
Faust, il s' arrête, il repart aussi brusquement
qu' un ressort. Il remue les lèvres, siffle un mot,
murmure une phrase. Ses mains se croisent derrre
son dos, tombent dans ses poches de pantalon,
s' agitent, jettent en courant des griffonnages sur
le papier. Charles mord le bout d' une plume,
penche la tête, tombe en art, ferme à demi les
yeux, attend, attend, évoque... il fait la nuit,
il fait le silence, dans les quinze pieds carrés de
sa chambre. Il s' arrache aux distractions. Une
paillette sur un cadre, le regard d' un portrait,
le roulement d' une voiture, le tintement d' un
lustre, une porte fermée à côté ou au-dessus, ne
font plus que traverser ses sens de la me façon
qu' ils traversent un songe... d' abord,
p95
c' est dans sa tête un brouillard, une confusion ;
puis c' est comme un voile qui pâlit, et derrre
lequel on verrait, dans le nuage, s' accorder avant
l' ouverture du jour les mille rayons d' une
aurore ; puis, sous la contraction de la volonté, sous
la fixité du regard intérieur, des formes, des
groupes commencent à se laisser poursuivre ; puis,
sous la persérance de la contention, la ligne
naît, l' idée s' incarne, l' image se lève. Lui, alors,
saisissant ces visions formulées et fixées,
vivantes et toutes prêtes au papier, les pesait,
les essayait, les retournait ; et souvent,
content, les rejetait dans l' inconnu et le vide
les idées se brisent, sans plus de bruit, sans
plus de traces qu' une bulle de savon sous un
souffle d' enfant. Abîmé dans un fauteuil, les yeux
voilés, la tête dans les mains, des mains nerveuses
palpant et maniant son front, le pressant et le
poussant comme la porte des rêves, Charles
fouillait et plongeait encore dans sa pensée, et de
nouvelles images lui venaient, mais qui passaient
et voulaient s' enfuir : vous eussiez dit ces
jeunes filles qui se font prier pour danser, et
murmurent le plus doux des nenni en
détournant la tête. Cependant Charles courait à
elles, et, les emportant presque physiquement dans
ses bras, les faisait entrer dans la ronde de son
oeuvre. Bientôt, toutes ses facultés cérébrales
surexcitées, tous les nerfs de sa pensée tendus,
le sens imaginatif de son intelligence, porté à
un paroxysme d' activité et de lucidité, par une
sorte de congestion de l' attention mentale,
Charles embrassait sa conception, le peuple de
son âme, et cette Psycimmortelle dont le
sourire est la vie de l' art humain.
C' était alors en lui une joie sourde, un
contentement qui le pénétrait, cette intime et
grande satisfaction que l' homme éprouve aps la
création, comme après un essai et une oeuvre de
sa divinité. Un sentiment indiciblement
p96
doux et indiciblement fort, pareil à cette
lumre intérieure dont Fénelon nourrit les
bienheureux des champslysées, une séréni
fière, profonde et rayonnante, quelque chose qui
s' épanouissait en lui comme la compense d' un
acte de coeur ; oui, quelque chose qui semblait,
dans son esprit, une fête de sa conscience, le
remplissait et l' enlevait à tout, même aux
souffrances journalières de son corps fatigué et
malade, absorbées, oubliées dans l' effort et la
secousse de l' être moral, dans ce mouvement du
sang désertant l' homme pour affluer à la pensée,
au cerveau.
Au lendemain des vendanges, peut-être avez-vous
vu, dans les celliers aux poutres grises, les
tonneaux rangés en ligne. L' air est eniv de
l' odeur du raisin qui fermente ; les mouches à
miel y roulent, les ailes lourdes. Dans le silence
qui bourdonne, un bruit tombe goutte à goutte :
c' est le ruisseau qui coule le long des
chanlattes ; ou bien un glouglou monte dans les
cannelles de bois d' où bave une mousse rose le
soleil jette un rubis. C' est le raisin foulé qui
fait du vin. -ainsi, dans le bourdonnement du
sang, dans l' ivresse du cerveau, l' idée foulée
fait un livre.
Dans ces luttes, dans ces joies, dans ces
enivrements, dans ces excès, la lassitude, les
boufes de chaleur aux tempes, la prostration
de la tête suivant cette excitation hallucinatoire,
les faiblesses paresseuses, avaient encore pour
Charles leurs charmes et leurs chatouillements. Il
se laissait bercer par ces énervements, comparables
en leurs molles langueurs à cet abandon de
bien-être, parfois si doux, qui pde
l' évanouissement. Puis, secouant tout, sortant de
ces lâchetés, il reprenait ses ardeurs, ses
forces, sa fièvre, -une fièvre qui ne
l' abandonnait qu' à regret au sommeil. Sur
l' oreiller, les agitations du travail agitaient
et retournaient encore son
p97
corps. La pensée passait et repassait encore devant
ses yeux clos ; elle rallumait ce cerveau éteint
et qui voulait fermer, comme une boutique qui a
vendu tout le jour ; elle en rouvrait la porte,
elle y rappelait la vie, les passants, les idées ;
et les idées de revenir, moins voilées, moins
cachées, moins fuyantes, moins jalouses
d' elles-mêmes que pendant le jour, comme si la
nuit les faisait plus belles et les laissait plus
libres, pleines de mines, de coquetteries,
d' avances, et se démasquant à mesure que le sommeil
approchait... ombres charmantes, fées des nuits
d' insomnie, dont au matin la mémoire de votre
souvenir n' a retenu que le masque et la poussière
des ailes !
Pour ne rien troubler de cet enchantement, pour
ne rien briser de cette chaîne nouée avec le
monde invisible de l' imagination, pour éviter un
coup de coude d' ami, le choc d' une nouvelle, le
spectacle de Paris, pour fuir la vie et ne point
sortir de lui-même, Charles s' enfermait tout le
jour. Le soir, aps dîner, comme il fallait un
peu promener la te, -late, c' était son
corps, -Charles avait imaginé une promenade de
digestion, après son dîner, sur les boulevards
extérieurs. Il était là parfaitement seul, et
tout au travail commen. Rien ne lerangeait
de son monologue, ni le mur d' octroi, le plus
monotone des murs, ni les arbres, les plus
monotones des arbres. Il suivait le mur, les
arbres, allait devant lui, vaguait, dégourdissait
ses jambes, tandis qu' il continuait à s' entretenir
avec son oeuvre, à dévider les situations, à
fouiller les caractères, à semer les personnages,
à polir sa codie, à creuser son drame, à
chercher, à penser, à trouver, à cer.
p98
Xx
en effet, quoique l' oeuvre tentée par Charles
appartînt plus au domaine de l' observation qu' au
monde de la pure imagination, elle demandait une
création d' ensemble et de souvenir, une invention
d' après nature, l' idée animante du romancier
social. Son livre lui commandait d' embrasser un
ordre indéfini d' individus, non plus enfers dans
une caste, mais flottant dans une classe ; de
tirer hors de lui-même des caractères qui ne
fussent point personnels et daguerotypés, mais
dont la vérité géralisée allât jusqu' à cet
idéal de réalité : l' individualité typique, et
sumât tout un corps dans la complexité et la
multiplicité de ses éléments. Il lui fallait encore
trouver dans la vraisemblance, la propriété et la
localité de leur couleur, le décor, le fond,
l' entour, et tout le monde ambiant de ce monde
touchant à tous les mondes : la bourgeoisie ; car
voilà de quel grand mot s' appelait le roman de
Charles, et quelle grande évolution de la soc
et du gouvernement des moeurs il voulait peindre.
Dans son roman, l' idée re était la gradation et
l' assemblage de trois générations de la
bourgeoisie, montrée à ses trois âges et sous ses
trois formes. D' abord en bas à la souche, c' était
le grand-père, l' acheteur de biens nationaux,
l' homme du bien-fonds, le fondateur du patrimoine,
et l' incarnation du sentiment de la propriété ;
amasseur de terres, se dérobant, en dehors de tout
ce qui n' est pas l' impôt, aux grandes lois
économiques de la circulation de l' argent ; dur
à lui-même, dur aux autres, de cette dureté de
paysan qui rappelle en province Rome
p99
par Caton, et chasse vers le servage plus humain
de la ville les populations des campagnes ;
l' homme absolument détaché de cette grande famille :
la patrie ; l' homme assis dans un égoïsme brut et
carré, sans une foi, et prêt d' avance à tout
pouvoir qui n' inquiète pas son champ. Au milieu,
Charles plaçait le père avec ces franchises, ces
dévouements, ces générosités, ces aspirations,
ces religions de solidarité humaine ou nationale,
tous les élans, toutes les belles passions que
lui avaient appris le métier de soldat de sa
jeunesse, les guerres de l' empire, puis les
guerres de la paix, les luttes politiques de la
restauration ; grandes guerres, nobles batailles
qui avaient refait son sang, élargi sa poitrine,
élevé son coeur, et mis en lui comme une cordiale
majesté de l' honneur, comme la dernière
restauration des plus saines et des plus belles vertus
de la bourgeoisie du xviiie scle. Le petit-fils
de ce grand-père, le fils de ce père, homme hâtif,
gangrené à vingt ans des sciences de l' expérience,
sorte d' enfant vieillard, résumait dans sa
personne les ambitions froides, les impatiences
de parvenir, les sécheresses et le calcul des
intérêts, le trouble du sens moral par les
conseils et les tentations des fortunes
scandaleuses, tous les scepticismes pratiques de
la jeunesse moderne.
Un type de femme correspondait, dans l' oeuvre de
Charles, à chacun des types d' hommes, le
doublant et le comptant par les passions ou les
beautés de l' âme de la femme, montrées dans les
trois successions de la famille bourgeoise. La
grand' re représentait la femme annihilée par le
mari, tenue par lui hors de ses affaires, mais
associée à son avarice, et n' accomplissant dans la
maison que le rôle et les devoirs d' une servante
maîtresse. La re était l' épouse vivant dans la
communauté de l' honneur, dans le partage de la
belle et pure conscience
p100
du mari. Elle était cette femme sainte : la mère
de famille, -la femme d' intérieur et de ménage,
qui vit en ses enfants et avec eux, leur donnant
son âme à toutes les heures, avec l' adorable
compagnonnage d' une soeur aînée. Puis venait la
fille, la jeune fille d' aujourd' hui sitôt femme.
De ces caractères particuliers à notre siècle, de
son enfance formée à la camaraderie de ses
parents, de sonre autant au moins que de sa
re, de son éducation égale et presque pareille
à l' éducation de l' homme, de sa place nouvelle au
salon, Charles faisait sortir deux races et deux
espèces : l' une, cachant sous les dehors de son
sexe l' âme de son frère, ses maturités sans
coeur, ses volontés enracies, ses désillusions
et ses irréligions pcoces, surexcitées encore
et raffies par sa nature de femme ; l' autre,
ayant la liberté, la franchise, la gce et
l' élévation d' un coeur viril, montrait dans toute
sa personne cette belle et grande chose : un
honnête homme dans une honte femme.
Tel était le dessin du roman Charles voulait
s' élever à la synthèse sociale, peindre dans son
plein épanouissement la ploutocratie du xixe
siècle, et intéresser l' attention du public, non
par la tragédie des événements, le choc des faits,
la terreur et l' émotion matérielles de l' intrigue,
mais par le développement et le drame psychologique
des émotions et des catastrophes morales.
Si bien enferquet Charles, si bien garé du
monde, si bien enterdans son travail qu' il
cût, il lui tomba sous la main quelques numéros
de journaux il était égratigné. Il avait
commencé par deviner dans ces égratignures la
plume de Nachette ou du moins ses mots et sa
dictée ; il finit par lire au bas sa signature.
C' était le premier ctiment qu' inflige le petit
journal à celui qui le quitte, et qui n' ayant plus
d' arme, voit tous les ressentiments, toutes les
rancunes et toutes les
p101
jalousies qu' il a semées derrière lui sortir de
leur passivité et de leur silence, prendre voix,
s' enhardir et commencer à se venger. Mais Charles
en fut à peine effleuré, il oublia de s' en
souvenir après les avoir lus, tant il était
distrait par son livre, tant son oeuvre le
remplissait !
Xxi
Bade, septembre.
" une ville étonnante, une ville étourdissante, une
ville ahurissante, une ville avec des rues, des
auberges, du monde, une ville qui a l' air d' une ville
et qui n' en est pas une, une ville enchantée par le
hasard, une ville impossible, une ville bâtie sur
pilotis sur un potose qui change de lit à chaque
seconde, une ville remuée comme un sac de loto,
une ville sonore comme une foire de la fortune, une
ville l' on marche sur des apoplexies d' argent
et des pots au lait cassés, une ville qui
ressemble à la vie au grand galop : en un quart
d' heure, un million y a des dettes, et un valet
des domestiques ; une ville, l' enfer du Dante
tempéré par l' espérance, une esrance ivre ! Une
ville qui n' est qu' une table de jeu sur laquelle
on danse la nuit, comme après souper sur un
drap de billard ; une ville où il n' y a plus
d' hommes, plus de femmes, plus d' humanité, rien !
Que des mains qui jettent ou ramassent ; une ville
il n' y a plus de nature : les arbres sont verts
comme un tapis vert, et le ciel... il n' y a plus
de ciel : c' est une martingale d' étoiles ! Une
ville de fous, les plus sages font des chiffres
pour attraper la chance ; une ville où l' argent
n' est plus l' argent, plus une valeur, plus un
poids, plus une sueur, plus une raison, plus un
bon sens ; mais une
p102
veine, un rêve, un caprice, un jouet, un vent,
une pluie : -c' est Bade, mon cher, et j' y suis.
" c' était... quel jour ? Au fait, pas plus tard
qu' avant-hier. Je ne rencontrais plus personne.
Paris était sorti. Je prends une passe, et cinq
cents francs au scandale, et je tombe ici.
" Nachette ! " -c' était Chose, le célèbre
vaudevilliste, je ne sais plus son nom. Je rencontre
Blaizard, je rencontre Minet, je rencontre tout
le monde. " et tu joues ? ... as-tu le sac ? ... "
bouteille de vin du Rhin là-dessus qui me casse
les jambes. " sais-tu jouer ? -oui, à la
bataille. " passe Gaillardin, qui m' offre de
l' argent. Je lui pte un louis. " joue sur le
six ! ... joue sur le zéro ! .. non ! ... si ! ...
non ! ... le neuf ! " les oreilles commencent à me
tinter. " au jeu ! -allons ! -as-tu de la chance ? ...
déboutonne le second bouton de ton gilet. ça
porte bonheur. " je vois passer dans le lointain
Massieu, qui a l' air de réciter des vers, avec
des gestes. J' entre au jeu. J' avais la tête d' un
homme timide qui aborde une femme dans la rue. Je
joue rouge cent francs, je gagne. Noir, cent
francs ; je perds. Noir, cent francs ; je perds.
" rouge ! " me dit Blaizard. " noir ! " me dit Minet.
" bleu ! " fait le vaudevilliste. Je fais noir
cent francs. Puis noir, puis rouge. Je gagne six
cents francs. Je les reperds. Je m' entame...
raflé ! Je coupe mes derniers cent francs en
deux... zac ! Rin ! " tu joues mal... noir a-t-il
pas, hein ? ... six fois... en es-tu ? " me
dit le vaudevilliste. " j' ai ma passe, et je
repars. -imcile ! Tu as une montre. -eh bien ? -
mais ici tous les horlogers avancent... " tous
rient. Je ne comprends pas. " l' horloger est le
mont-de-piété du pays, enfin, y es-tu ? -ah ! "
je trouve un horloger qui ne tenait que des
cristaux de Bohême. Je quitte mon bijou, je palpe
cent francs, je remonte au jeu. Je vois des
nuros... paff ! Mes cinq louis sur le neuf...
enfon !
p103
Je sors du jeu. Mes jambes flageolent. Je m' arrête.
" hé ! Monsieur, c' est vous... -non ! -mais si,
c' est vous qui avez gagné. " j' avais cru perdre,
j' avais gagné ! Un tas d' or sur mes cinq louis !
J' avais passé une fois, deux fois, je ne sais pas
combien de fois. " qu' est-ce que vous faites ? Me
dit l' homme du jeu ; laissez-vous ? -rien ! " et
je ramasse... quelque chose comme trois mille
francs. Je sors du jeu, je manque d' écraser une
voiture ; je rencontre encore du monde que je ne
reconnais pas. Je prends un appartement au
rez-de-chaussée, dans un hôtel, et j' invite les
passants à dîner. Grand dîner. On boit comme des
trous à toutes sortes de choses, à la propriété
littéraire internationale, est-ce que je sais ?
Je prends mille francs, je vais au jeu ; ils
font des petits : j' en rapporte sept cents autres.
Je suis moulu. Je dors comme un pieu, mais des
ves ! ... j' avais fait sauter la banque. M
nazet, de désespoir, avalait le râteau d' un
croupier. Je lui faisais une rente viagère. Les
croupiers rentraient dans le monde ; il y en avait
un qui devenait le bibliothécaire du crédit
foncier ; le plus laid devenait amour aux
funambules, dans les apothéoses. Je faisais raser
Bade et j' y faisais semer des jeux de dominos.
J' habillais Blaizard en drap d' or. Je nommais
Minet mon ami à cinq cents francs par mois. Je
fondais une revue polyglotte pour l' abolition des
romans-feuilletons. Je tendais mon cabinet de
travail en cachemire blanc. J' achetais un coffre-fort
l' on aurait cacune honnête femme ou une
banqueroute frauduleuse. J' avais des chevaux en
argent massif avec un ressort, des grooms en perle
fine achetés chez Rudolphi... Montbaillard
entrait dans mon rêve ; il me voyait chauve comme
César, avec une couronne de lauriers en billets
de banque sur la tête. Il me disait d' une voix
terrible : " je veux de tes cheveux ! " il sautait
sur ma couronne ;
p104
nous nous battions, et... je donne un grand coup de
poing au vaudevilliste célèbre, qui me réveillait.
" veux-tu faire un vaudeville ? -je n' ai pas le
temps : je fais fortune. " je déjeune. Je bois de
l' eau de pierre à fusil volée dans le clos du
nommé Metternich. Je fume un demi-cigare, et au
jeu. Je joue le sept, je joue le neuf, je joue le
onze, je joue le zéro... je m' emballe, et raflé
de deux billets de mille. Je sors. Je vais devant
moi. Je lis les affiches, les noms des boutiques,
machinalement, sans voir. J' accroche Roland, qui
me franchit comme un obstacle. Il a une chaîne de
montre et un paletot neuf. Il me semble qu' il
pleut. Je remonte au jeu. Minet est tricolore :
il a pas trois fois ; on me dit : " la banque
perd, pontez roide. " je lâche cinq cents francs ;
je gagne sur le vingt ; cinq autres, rasé ! Je
joue des cents francs. Je boulotte vingt
minutes. à la dernière minute des vingt minutes,
l' affaire était faite : plus un sou ! Je bats la
ville. Il faut que je rencontre quelqu' un.
Personne ! On me dit à l' tel que Blaizard est
sorti en calèche avec des dames en velours. Je
fonds sur le vaudevilliste au coin d' une place.
Je lui crie : " cent francs et je collabore ! " il
me répond : " cent francs, et je vous adopte !
Rin ! -rin! -rin! " dit Minet à l' autre
bout de la place. L' écho me fait peur, je me
sauve chez l' horloger qui vend des verres de
Bome : " vingt francs ? -impossible ! -j' ai
une famille... -moi aussi, me dit l' horloger. -
mais Christophe Colomb était dans ma position :
il a déposé une idée, on lui a prêté un bateau
et il a rapporté un monde ! " il ouvre de grands
yeux, une petite bourse : j' ai vingt francs. En
dix minutes, j' en fais cinq cents francs, j' en
fais mille, j' en fais deux mille, et je retombe
à trois cent quatre-vingts. J' éprouve subitement
des éblouissements. Je vais me faire faire la
barbe chez un coiffeur, en face d' un bocal de
poissons
p105
rouges, où il y a un gros poisson rouge qui
digère des pains à cacheter avec une rénité de
vieux poisson rouge, tournant et tournant
lentement, et battant à chaque tour d' un coup de
rame de sa queue une petite bonne femme de verre
filé, en prière, les mains jointes, au fond du
bocal, qui ne fait qu' osciller et se relever :
ça a l' air des coups du malheur sur une âme
pieuse ! Ma barbe faite, je me trouve nez à nez
avec un magasin de coucous de la Forêt-Noire.
J' en achète un tas, cinq ! Il me reste net deux
cent soixante-treize francs. Je passe à l' hôtel.
Je commande ma note. Je donne trois francs à un
mendiant qui me paraît pauvre. J' arrive au jeu.
Roland n' a plus de paletot ni de chaîne de
montre. Il y a un monsieur qui a gagné trente mille
francs ; un bourgmestre, le bourgmestre de
Saardam, comme tous les bourgmestres, qui est à
dix mille. Je fais cinq masses. Il sort des
nuros stupides. Au bout de cinq minutes, j' aurais
été obligé d' emprunter un sou à l' invalide pour
passer le pont des arts, dans le temps. Je rentre
à l' hôtel. Je rois ma note en pleine figure. Je
la plie en quatre et jene dessus. Je sors : ni
Minet, ni Roland, ni Blaizard, ni le
vaudevilliste... pas un cigare, pas une demi-tasse
de connaissance ! Rentrée à l' hôtel et dialogue
avec le garçon d' hôtel : " mon ami, vous êtes
chrétien ? -oui, monsieur ; pourquoi faire ? -
pour me prêter quarante sous. " enfin, je peux
prendre du caet fumer un cigare. Dernière
rentrée à l' hôtel : j' ouvre ma note ; quelque
chose comme trois cents francs. Les as-tu ? Si tu
ne les as pas, je reste en gage jusqu' à ce que je
les aie. Mais j' aimerais bien mieux que tu les
aies. Merci d' avance si tu peux, et, si tu ne
peux pas, pardon.
" ton ami,
" Nachette. "
p106
à cette lettre Charles répondit :
" je suis enchanté, mon cher Nachette, de pouvoir
te rendre le petit service que tu me demandes.
Seulement, comme tu pourrais croire, si je t' en
rendais un autre, que je nourris l' intention, en
t' obligeant, de sarmer ta très-spirituelle
critique, restons-en là, et faisons rentrer notre
amitié dans la classe des indifférences qui se
saluent. "
xxii
-tiens ! C' est toi, Couturat.
-ma foi, oui, c' est moi, ipse Couturat !
J' ai sauté par-dessus ton suisse et je viole ton
domicile. à propos, c' est donc vrai, dis donc,
que tu vis maritalement avec un livre, à présent ?
Voilà tous mes amis qui deviennent des hommes
rieux ! ... c' est désolant pour moi... désolant...
désolant, -répéta Couturat en chantonnant.
-quand j' ai vu que je ne te voyais plus, j' ai
cru que tu étais entré dans les ordres ou dans la
diplomatie... et, en passant devant ta porte, je
suis monté voir... pour voir... c' est gentil chez
toi... c' est drôle, ça ne sent pas la femme... mais
c' est gentil... ce sournois de Demailly ! J' ai
toujours dit : Demailly, méfiez-vous, un
ambitieux ! Il veut écrire dans la revue des
deux-mondes... et comme ça, tu vas bien ?
-je travaille.
-travailler, c' est prier ! Une romance l' a dit...
joliment bien arran tout de même, tout ça, -
fit Couturat en prenant une pipe d' écume de mer
dans un cadre en bois sculpté où la feuille du
tabac s' enroulait et se grippait avec le style
charmant et l' heureuse fantaisie
p107
des ornementations allemandes. -je casse toutes
mes pipes, moi... et ça marche-t-il, ça vient-il,
ce que tu fais ? Un petit chef-d' oeuvre, hein ? -
et Couturat, pour appuyer sa plaisanterie, porta,
de la main, une botte à Charles. -tu as lu
l' autre jour ?
-quoi ?
-bah ! Tu ne sais pas qu' on t' a attra...
Nachette... c' est qu' il t' a pincé, mon cher... tu
devrais répondre, écrire...
-quand je répondrai, mon cher, je n' écrirai pas.
-comme tu voudras. Mais tu sais ce que c' est : si
on ne rue pas au premier coup de dent... c' est
pour toi ce que je t' en dis.
-merci.
-tu ne pourrais pas m' avoir destises rouges
comme ça ? ... est-ce cher ?
-ces sanguines-là ? ... je les ai paes deux cents
francs à Mayor, le marchand de dessins anglais.
-deux cents balles ! Fichtre.
-mais c' est fait à la main, -dit Charles en
gardant son sérieux.
-vois-tu, mon cher, -reprit Couturat, -c' est
très-bien de faire des livres... c' est même
très-beau ; je regarde ça comme unvouement.
Mais... tu as fait une tise de quitter le
journal, parce que... voilà le commencement. Tu
y serais resté, on ne t' emterait pas, ou, si on
t' embêtait, on t' embêterait gentiment... on
fait toujours attention avant d' empoigner un
homme qui a un carré de papier dans la main... mais
un monsieur comme toi, qui est dans son coin,
qui ne tient à rien, un journaliste retiré dans un
fromage... va, c' est une fière arme, un journal.
Tiens ! Moi, je suis très-bien avec tout le
monde ; eh bien, que demain je lâche ma place au
scandale... tu verrais ! Ah bien, on me
tomberait
p108
fièrement dessus... Nachette m' éreinterait comme
il t' a éreinté...
-ou encore comme tu m' as éreinté, n' est-ce pas ?
-farceur ! ... il faisait son petit saint Jean ! ...
ah ! Tu blagues tes petits camarades ? C' est que
je me laissais blaguer ! Eh bien, parole d' honneur,
je t' éreintais, mais pas trop dur, je t' éreintais
pour le bon motif... oui, je voulais te faire
sortir de ton livre et te mettre un journal dans
les pattes ! ... ah ! Par exemple, voilà un fort
bibelot...
cette qualification de Couturat s' adressait à une
pendule dont les heures étaient escaladées par un
monde de petits amours dont la petite bedaine de
porcelaine de Saxe et les ailes peintes passaient,
devant et derrière, à travers tous les costumes du
temps passé, depuis l' amour marquis jusqu' à
l' amour diafoirus. Couturat tomba d' un air
très-naturel en contemplation devant ce peuple
d' amours, et resta quelques moments sans rien
dire. Il ruminait ceci. Un capitaliste pointait à
l' horizon pour son journal, le journal qu' il
vait, et dont le plan était tout fait dans sa
tête. Libre des passions des lettres, libre de
jalousie et d' envie, Couturat, avec un coup d' oeil
froid, avait jugé et jaugé Charles. Seul il avait
compris la valeur de ses articles de petit
journal. Et ce talent, trop sérieux pour le journal
de Montbaillard, trop vif pour le journalisme
doctrinaire, lui semblait une bonne fortune et la
meilleure des acquisitions pour ce journal qui
devait être un grand journal vivant par l' intérêt
du petit journal. Aussi Couturat n' avait-il rien
oublié au scandale pour assourdir le succès
de Charles, dégoûter Montbaillard de ses
articles, dépcier, en un mot, très-habilement
l' homme qu' il convoitait et qu' il se servait.
Couturat savait encore que Charles avait une
grande ambition littéraire ; par là, il était
assu
p109
d' une collaboration où Charles apporterait tout
son effort, tout son travail ; assuré d' une copie
soignée, d' une copie qui aurait toujours le coup
de pouce et la conscience d' un article de
débutant. Enfin Couturat, voyant à Charles son
pain sur la planche, estimait qu' il serait facile
et coulant dans les questions d' argent ; ses
demandes n' auraient point d' exigences ; c' était
un gaon qu' on pourrait faire attendre, attendrir
par une fausse mire de la caisse, bref, un
homme du monde avec lequel Couturat comptait user
de toutes les banques dont l' essai est
inutile avec l' homme de lettres qui attend sa
semaine pour manger.
-voyons, Couturat, -dit Charles avant que
Couturatt trouvé une entrée en matière, -tu
n' es pas monté ici tout exps pour me dire que je
suis éreinté... c' est un plaisir d' ami, cela, mais
d' ami intime... et c' est la première fois que tu
viens ici... tu me veux quelque chose, qu' est-ce
que tu me veux ?
-voyez-vous ! ... c' est qu' il n' y a pas moyen de
l' enfoncer... eh bien, allons-y gaiement... au
fait, j' aime autant ça... voici la chose : j' ai
trouvé un bailleur de fonds de la force de deux
cent mille francs, pour un journal, un grand petit
journal... et quotidien, qui est au journal de
Montbaillard ce que le Chimboraço est à la butte
Montmartre...
-passons le prospectus.
-passons le prospectus. Je dirige le journal. Tu
me connais : je ne suis pas un chipotier... il
n' y aura pas de difficultés entre nous... ça te
va-t-il d' être rédacteur en chef ?
-je te remercie, mon cher.
-allons, mon cher, on ne refuse pas comme cela...
et ce que je t' offre ! Je te dis, c' est une
grosse affaire : il y a deux cent vrais mille
francs derrière... je te ferai
p110
un traité d' un an, si tu veux... une position,
songe donc ! ... je reviendrai demain, hein ? -et
Couturat prit son chapeau.
-très-volontiers. Seulement...
-seulement ? -dit Couturat sur le pas de la
porte.
-nous parlerons d' autre chose, si cela t' est
égal.
Couturat jeta son chapeau, et se mettant devant
Charles, les deux mains dans ses poches :
-mon cher, il y a des gens plus connus que toi
qui sauteraient de joie à ma proposition... je ne
te dirai pas que j' ai pensé à toi, parce que je
suis un bon garçon, et toi aussi... nous n' avons
plus l' âge on se dit des choses comme ça, et
on les croit. Non... mais tu sais, moi, je ne
gratte pas les gens, je leur parle carment et
en face. Je te trouve du nerf, du montant,
quelque chose qui fouette le lecteur, des idées...
ça ne court pas les rues, ni le scandale,
les idées ! ... et de la jeunesse, et tout... du
talent, là, sans blague... je ne vois que toi
pour lancer un journal... ce n' est pas des
casse-cou comme Nachette... tu es l' homme qu' il
me faut, quoi ! Comprends-tu ?
-Couturat, je vois avec peine que tu appartiens
à une très-mauvaise école historique : il n' y a
pas d' hommes cessaires, il n' y a que des hommes
utiles.
Couturat reprit son chapeau : -avant six mois tu
arrivais au théâtre, tu tenais les éditeurs, tu
t' ouvrais les grands journaux... avec vingt
courriers de Paris remarqués, tu te faisais un
nom et un public... tu étais connu, ce qui
n' empêche pas de devenir célèbre... tu avais tes
passes sur les chemins de fer, des amis un peu
partout, c' est le meilleur endroit pour en avoir,
des actions à prime... et le reste. Maintenant,
tu as desgueuleries... tu ne veux pas faire
comme tout le monde... ça te regarde ! Je t' aurais
cru un homme d' esprit, toi.
p111
-encore une fois, mon cher, je te remercie de
penser tant de bien de moi, et de m' offrir un
avenir... si je te refuse, c' est tout simplement
que je veux essayer de faire quelque chose qui
ressemble à une oeuvre. Et puis c' est peut-être un
préjugé, mais je crois que les gens d' esprit
passent dans le journalisme, mon cher, et n' y
restent pas : c' est la vie de garnison des
lettres.
-c' est ton dernier mot ?
Charles fit un signe affirmatif.
-je vais trouver Gaillardin, -dit Couturat
en essayant de tenter la jalousie de Charles par
ce nom.
-il acceptera bien certainement.
-garde-moi le secret, n' est-ce pas ?
-bien entendu... au revoir.
-sans rancune... ça ne fait rien, tu auras des
regrets, tu verras ! Tu mettras dix ans à faire
le chemin de dix articles, rappelle-toi ça.
Couturat descendit l' escalier en sifflotant entre
ses dents un petit air de mécontentement. Il se
promettait de lancer Nachette sur Charles, de
faire harceler Charles sans merci, espérant qu' un
beau jour les piqûres et l' aiguillonnement le
feraient sortir de ce calme et de cette
tranquillité affectés. Il le devinait ; prévoyant
déjà quelle amusante codie, quelle bonne affaire
ce serait pour son journal, la colère et l' éclat
de Charles se ruant sur Nachette et sur les
passants avec la force comique et la verve
enragée du pamphlet personnel.
Xxiii
Charles avait trouvé un éditeur. Il avait eu la
joie de la première épreuve de son livre, puis la
fatigue des
p112
autres, puis l' impatience de la dernière. Son
livre avait paru. Il figurait aux étalages sous
une jolie couverture jaune-paille ; et même
quelques libraires lui avaient fait l' honneur de
la bande réservée aux noms connus et aux livres
d' avenir : vient de paraître.
Charles souriait aux étalages, qui lui semblaient
tenir et montrer quelque chose de lui-même. Il
était gai, alerte, satisfait du monde entier et
content de lui, quand un soir, aps avoir fait un
ner d' homme heureux, il lui prit envie d' aller
interroger l' opinion de ses confrères au café
riche.
Au fond du café, il n' y a encore personne. Nachette
est seul, le dos au dossier de velours rouge de la
banquette, les deux mains dans ses poches,
contemplant les plafonds dorés et les Giorgione
féroces encastrés dans les ornements au-dessus de
sa tête, de temps à autre jetant un mauvais regard
aux gens qui arrivent ou passent, interrogeant sa
montre, tirant une bouffée d' un cigare qui se
fume mal.
Perrache entre.
-ah ! C' est toi ! Tu viens bien tard ! D' où diable
sors-tu ? Tu as l' air d' un marié de barrière...
j' ai rencontBlaizard, qui te trouve stupide...
mais qu' est-ce que tu as donc à l' oeil ?
-un compère loriot, -dit Perrache, habitué à
ces façons de Nachette, calme, presque souriant
au milieu de ses apostrophes.
-ça, un compère loriot ! ... je dois te
détromper... c' est un... je ne sais plus le nom,
un nom terrible ! Je vais te dire comment ça se
joue : on vous retourne la paupière, on vous
l' ouvre, on vous arrache cela avec une pince, on
vous ble à la pierre infernale, on vous lave à
l' eau de sel... toutes ces petites machines-là
ne sont pas dles, sais-tu ? Après quoi c' est
fini...
p113
jusqu' à ce que ça revienne... l' emtant est que
ça revient toujours ! ... jouons-nous, hein ? Tu
vas me voler comme hier soir... tiens !
Florissac ! -et Nachette s' approcha de la
fenêtre du café entr' ouverte sur la rue
Lepeletier : - vas-tu, Florissac ? J' y vais.
-impossible ! -répondit du trottoir Florissac, -
je vais dérider mes concitoyens... des bourgeois.
-as-tu fini de remuer les dominos, toi ? -dit
Nachette en revenant à Perrache. -nous jouons
cinq francs... je suis sûr que tu vas gagner
encore... tu as une chance d' idiot !
-est-ce que tu n' avais pas de place pour la
premre de ce soir ? -hasarda Perrache.
-la pièce de ce soir ? ... je l' avais assez vue ! Je
l' avais vue aux répétitions... pas de place !
Voudenet et Laurent m' en avaient offert une dans
leur loge... pas de place ! Ctin !
-ne te fâche pas... je te demandais... comme je
t' aurais deman...
-Perrache, tu devrais te marier...
-pourquoi ? -dit Perrache toujours calme et sans
broncher sous le feu de Nachette...
-pour moi ! -dit Nachette en posant le double
six.
Il y a autour du monde littéraire un peuple de gens
qui se frottent à l' homme de lettres ; gens venus
de la bourse, du haut commerce, d' un ministère, de
toutes les professions et de tous les ordres de la
société, et qui forment cette grande armée, toujours
grossie de nouvelles recrues : les caudataires.
-hommes anonymes, inféos à une grande ou petite
lébrité, qui leur devient tellement propre, et
pour ainsi dire si personnelle, qu' ils feraient
croire au miracle de la transfusion de
l' amour-propre ; humbles et fiers dans leur
humilité comme des
p114
saint Christophe, en portant sur l' épaule la
gloire ou seulement la gloriole d' un autre ; appelés
à ce culte de cireurs de bottes d' une statue de grand
ou de petit homme qui les tutoie, par la vocation d' un
caractère doux, naturellement complaisant, sans
susceptibilité, les caudataires ont pour l' écrivain
entre les mains duquel ils ont prêté serment un
attachement particulier qui par certains côtés
touche à la patience de l' épouse aussi bien qu' au
dévouement de la mtresse. Claqueurs convaincus
parfois martyrs, les rebuffades, les ironies, les
plaisanteries cruelles, ne les dégoûtent pas de
leur dieu : ils se jugent payés de tout cela par
un mot dans un article, une place dans l' intimité,
un tabouret dans la loge, et leur bras accepté.
Parfois même, il peut arriver que leur attachement
n' ait point d' intérêt de vanité, et que leur
culte soit une véritable affection. Mais la
sincérité, la soumission de ces amitiés, désarment
bien rarement celui qui en est l' objet. Une vie
de lutte, la continuité des picotements et des
souffrances de l' amour-propre, cette incessante
rie desfaites ou au moins des déceptions de
l' orgueil dévorées et cachées comme des hontes
sous l' affectation de la confiance et le mensonge
de la victoire, maintiennent l' homme de lettres
dans un état d' acrimonie assez semblable à cette
humeur du matin avec laquelle s' éveillent les gens
souffrants. Cuirassé par de journalières
souffrances intimes qui lui mettent du métal sous
la peau, il perd la sensibilité, les instinctivités
tendres, les licatesses et aussi les
reconnaissances des âmes très-jeunes : aussi
prend-il avec l' amitié du caudataire la brutalité
et le rire d' un vétéran devant la blessure d' un
conscrit. Ce n' est pas qu' il soit foncièrement
mauvais : mais la caresse, l' épanchement, les
douceurs et l' égalité des fraternités ordinaires, ne
sont pas de son métier et ne vont plus à son
expérience ; il faut qu' il
p115
trouve dans l' amitié le droit d' abuser d' un
homme, d' une volonté, d' un coeur, qu' il rencontre
dans l' ami une attitude morale et une
serviabilité domestiques. Puis encore l' ironie est
l' assiette de l' esprit social de la littérature.
Elle en est le tempérament, le ton et la forme.
C' est, de plus, une garde agressive qu' il faut
toujourspéter, et à laquelle un plastron est
nécessaire ; c' est une force à maintenir en
haleine par des coups de poing sur une tête de
turc. De là ces excellents mauvaisnages, -
le ménage d' un Nachette et d' un Perrache.
-nom d' un petit bonhomme ! -et Nachette jeta ses
dominos sur la table. -on n' a jamais vu une
chance...
-mais tu as gagné la première...
-j' ai gagné la première, parce que tu as jo
comme un serin... tu dis ?
-je ne dis rien.
-tu as le silence bête, Perrache... il n' y a que
toi, ma parole d' honneur ! Pour... voyons ! La
belle.
Arrive à ce moment un gaillard haut comme un
peuplier et chauve, " le plus jeune de nos
dramaturges " , comme l' appellent ses amis. Il
arrive, un paletot sous le bras, le pas inquiet.
Ses regards font tout le tour de la salle. Il met
la main sur l' épaule de Nachette pour lui dire
bonjour, prend une chaise, pense à s' asseoir, change
d' idée, fait tourner la chaise sur un pied. Il
passe sa main sur sa bouche. Sa main glisse et
s' arrête à la hauteur de la pomme d' Adam. Son
sourire s' illumine.
L' entrée du café s' est garnie. Des jeunes gens
" très-bien " , arrivant du cirque ou du château des
fleurs, offrent le passe-temps d' un fruit ou d' une
tasse de thé à des lorettes de premier choix qui
désignent du doigt les célébrités du fond du café ; les
jeunes gens ouvrent de grands yeux, dressent
l' oreille et tâchent d' attraper au vol un mot
du journaliste Nachette ou de Perrache, l' ami
p116
du journaliste Nachette, ou du dernier venu,
Gremerel, l' auteur dramatique.
Gremerel sourit toujours. Son oeil va d' une femme
assise au fond à Nachette, à qui il la montre du
regard.
-hein ? ... charmante ! ... charmante ! N' est-ce
pas ? ...monville n' est pas venu ?
Les deux joueurs lui font non de la tête.
Gremerel reprend la chaise qu' il avait prise : -
garçon !
-monsieur !
Gremerel s' est assis sur la chaise, un genou à la
hauteur de l' oeil, son talon de botte sur le
velours rouge de sa chaise, et les deux mains
liées autour de sa jambe remontée : -qu' est-ce
que vous avez ?
Le garçon commence à énumérer les rafraîchissements.
-garçon, avez-vous du chocolat glacé ?
-non, monsieur, il n' y en a plus.
Gremerel se lève, et, prenant le garçon par un
bouton de sa veste :
-garçon, vous étiez pour servir à Monaco ! ...
on demande un bifteck à Monaco : il n' y en a
plus ! ... la cour a tout pris...
-monsieur...
-écoutez avec recueillement... on demande du pain
frais : il n' y en a plus ! La cour a tout pris...
-monsieur...
-oui, garçon, à Monaco... j' ai voulu acheter
une maison, moi qui vous parle... positivement, à
Monaco... je m' informe des formalis... ce qu' il
faut faire... s' il y a une loi à Monaco...
garçon, on me dit que oui... qu' il y a même un
code à Monaco. Je dis : très-bien ! Je vais
l' acheter. -monsieur, il est chez le receveur...
ils ont
p117
un code écrit à la main, à Monaco, garçon ! ...
pas de chocolat glacé ! Qu' on me rane à
Monaco !
-monsieur...
Gremerel se rassoit. Il se lève. Il regarde à la
porte d' entrée. Il va pour sortir. Il revient.
-garçon !
-monsieur a deman ?
-la gazette d' Augsbourg.
-nous ne la recevons pas.
-c' est comme cela... allez dire à votre maître...
nous nous en irons... tous !
Les deux joueurs font un signe de tête affirmatif.
Gremerel étend son mouchoir sur la table de
marbre, y couche sa tête, y pose une joue,
allonge les deux bras, et bat avec les ongles une
marche sur le marbre. Tout à coup il s' interrompt,
soupire :
-mon dieu ! Pourquoi avez-vous fait la femme si
belle et l' homme si faible ? -puis il retombe
dans le mutisme et dans sa musique.
Il était onze heures et demie. On arrivait. à
minuit, le divan du fond, que tout à l' heure
Nachette occupait seul, était plein, et les
consommateurs s' y serraient. Les gaons se
précipitaient, apportant le chocolat, les glaces,
la bre de Bavière. On s' asseyait, on parlait,
on commandait, on appelait, on se saluait. C' était
un bruit, un tapage, un premier feu de
causerie... imaginez la salle de conférences du
monde des lettres. On voyait là des réalistes, des
fantaisistes, des critiques, des romanciers, des
journalistes, des feuilletonistes, des
vaudevillistes, tous les échantillons du grand
ordre de la plume ; des jeunes, des vieux, des
chevelures en coup de vent, des cnes de moine,
des bruns, des blonds, des rubans rouges et des
boutonnières vierges.
étaient rangés par le hasard, les uns à côté
des autres,
p118
pêle-mêle, le critique qui excelle à porter un
faux succès en triomphe, comme le mardi gras
portait Musard, -sur un cent d' épingles ; -le
dernier gentilhomme de lettres qui sait encore dire :
Faquin ! à un garçon, et faire dire : mille
grâces ! à un jeune premier ; -le grand
dramaturge qui imite si bien Lassagne, et si mal
Shakspeare ; -le poëte qui touche au drame
d' Hugo, et s' essaye à tendre l' arc d' Hercule ; -
le cascadeur de génie, qui a volé la pratique
de Grassot ; -le confesseur de Bernerette,
l' amusant auteur des mille et une nuits du
mont-de-piété ; -le critique bouffe qui
dessine si joliment des caricatures sur le sable
avec la batte d' arlequin ; -le critique incisif
et plein de verve qui passe tous les huit jours
sa plume de fer à travers les gloires en carton
du théâtre, les actrices en bois, et les pièces
en patois ; -l' humoriste d' esprit, à qui Musset
a laissé " Denise " à faire ; -le journaliste
saule pleureur, qui est convaincu que le soleil
baisse ; -le fameux philosophe qui a cherc
depuis l' âge de raison la vérité au fond d' un
verre ; -l' auteur de la pièce dont les
vingt-quatre premières représentations ont fait
plus d' argent que les vingt-quatre premres
représentations du mariage de Figaro ; -le
filleul de Smarra, le poëte du cauchemar ; -le
vaudevilliste qui cite Sophocle en grec et M
Scribe en français ; -et cet autre, et cet autre,
et cet autre... et jusqu' au grand éditeur, une
fleur à la boutonnière, le menton sur une canne
à pomme d' or, écoutant les lazzi d' unbutant
littéraire qui cherche à placer un volume.
Chacun jetait un mot, une phrase, au travers du
bruit des cuillers sur les soucoupes, des lèvres
qui buvaient, des carafes qu' on reposait, et du
murmure de tous.
-cent représentations !
-oui, elle les aura.
p119
-une pièce d' annonces ! L' almanach bottin
en vaudeville, allons donc !
-qu' est-ce que cela fait ?
-ils se sont très-bien arrans, -disait un
voisin à son voisin. -ils font neuf mille francs
derrière la toile... le grand fleuriste lâche
trois parures de fleurs à cent cinquante francs
chaque... le célèbre gantier, c' est, je crois,
oui, deux douzaines à chaque auteur... tout
cela pa à la troisième...
pendant cet aparté, le brouhaha continuait et
s' agrandissait.
-littéraire !
-oh ! Littéraire ! Une pièce littéraire !
-ne parlons que trois à la fois, hein ?
-littéraire ! ... des blagues !
-des blagues !
-des blagues !
-garçon ! Un 2 septembre pour les
carcassiers ! ... et chaud !
-qu' est-ce que c' est, un volume jaune que j' ai
reçu ce matin, signé Demailly ? ... est-ce le
Demailly qui écrivait dans le journal de
Montbaillard ?
-oui, il en est sorti faute d' idées.
-pousse-toi donc un peu, Gremerel... qu' est-ce
que tu as donc ce soir ?
-je terrasse le démon de la sensualité, dit
Gremerel toujours la face sur le marbre de la
table.
-qui a lu ça ?
-le livre jaune ?
Deux ou trois voix dirent : -moi ! -l' une
ajouta : -c' est-à-dire, j' ai commencé, car...
-une machine trop grosse pour lui !
-il s' est un peu four le doigt dans l' oeil,
le brave garçon !
p120
-et le style !
-il y a de tout... un roman
politico-satirico-romantico-historico... est-ce
que je sais ?
-pas d' intrigue !
-des épithètes peintes en bleu, en rouge, en
vert, comme les chiens de chasse de la
Nouvelle-Calédonie !
-je vous dis qu' il y a un parti du haut
emtement...
-ça ne m' a pas paru si mal...
-et moi, je trouve le bouquin très-fort, -dit une
voix nette comme un tranchant.
-oh ! Toi, on te connt... c' est pour placer un
paradoxe...
-vous ne savez donc rien là-bas, les faiseurs de
courriers de Paris ?
-quoi ?
-les beaux partis qui sont cos maintenant dans
les cercles de Paris... comme les chevaux de
courses !
-oh ! Oh !
-parole d' honneur ! La dernre cote porte
cinquante-huit beaux partis à l' heure qu' il est à
Paris... cinquante-huit, pas un de plus !
Charles arriva au moment son livre venait
d' être enterré. Tous les gens qu' il connaissait
furent très-aimables pour lui. On voulut lui
offrir sa consommation. On lui fit compliment de
son pantalon. On lui parla du dernier objet d' art
qu' il avait acheté, d' un de ses parents qui venait
d' être nom quelque chose quelque part. Mais de
son livre, pas un mot ; et quand, après être
resté une demi-heure là, Charles s' en alla, les
poignées de main de ses amis mirent dans leur
étreinte, longue, appuyée, et comme apitoyée,
quelque chose d' une condoléance profonde, de cette
secrète et intime commisération que les amis ont
pour le malheur ou la faute d' un ami.
p121
Xxiv
Charles sortit du café riche avec l' impression
que son livre serait maltraité par la critique :
il ne se trompait pas.
Il est dans la critique deux sortes de critiques :
les critiques inférieurs et les critiques
surieurs à l' oeuvre qu' ils jugent. Les premiers
louent ou condamnent dans la mesure de leur
capacité, de leurs lumières, de leurs forces,
souvent dans l' innocence de leur conscience, parfois
dans la rancune de leur jalousie. Les seconds,
qui sont de beaucoup les plus nombreux, et qui
font de la critique le genre littéraire qui compte
peut-être en ce moment le plus de talents,
attachés à un métier, presque toujours indigne
d' eux, par le salaire fixe, la muration
convenable, le seul gagne-pain littéraire assuré et
menant à quelque chose de solide ; les critiques
surieurs à l' oeuvre qu' ils ont mission de
recommander ou d' interdire au public ne se
soucient guère, on le comprend, de suivre l' auteur
pas à pas, de l' éplucher mot à mot, de faire enfin
le rôle médiocre et ennuyeux d' un professeur de
rhétorique corrigeant le thème d' un élève de
sixième. L' amour-propre des auteurs a beau ne point
leur pardonner : il est très-concevable que ces
critiques sautent par-dessus le livre dont ils
transcrivent le titre en tête de leur article,
et qu' ils fassent sur ce titre, sur ce thème une
improvisation, et des variations personnelles :
ils jouent le carnaval de Venise, c' est leur
manière de rendre compte ; et le public n' a pas
longtemps la sottise de leur en vouloir.
Mais par delà cet éternel défaut de niveau du
juge
p122
avec la pensée à juger, la critique de notre pays
et de notre temps est atteinte d' un mal
particulier. Nous n' avons point en France les grandes
revues critiques de l' Angleterre, ces organes
considérés et influents, dégas des passions
politiques, et qui apportent dans le verdict
littéraire l' impartialité absolue et le haut
scepticisme d' une critique purement littéraire,
d' un public et d' un jury de l' art dans l' idée.
Notre critique est enrégimentée dans un journal,
elle appartient plus ou moins à sa couleur,
à ses tendances, et sinon à ses préjugés, au moins
à ses principes. Aussi est-elle journellement
expoe à faire passer l' esprit du livre avant la
valeur du livre. Il ne lui est guère permis
d' admirer dans un autre camp, ni de siffler dans
le sien. Qu' un roman ait un héros catholique : le
critique du journal libéral déclarera le roman
détestable. Qu' un roman ait un ros voltairien :
le critique du journal catholique anathématisera le
roman, et peut-être l' auteur ; et c' est ainsi
qu' il arrive à notre critique littéraire le plus
grand malheur qui puisse lui arriver, le malheur
d' être une critique de parti et de parti pris,
blanche, rouge, bleue, selon la tribune du
haut de laquelle elle parle.
Le livre de Charles se heurta à tout cela. Un
livre appe" la bourgeoisie " , et qui tenait son
titre, touchait, sans qu' il en eût peut-être
conscience, par trop de points, à l' économie de
la société ; il indiquait trop de vues générales,
il avouait trop de tendances ; il laissait à
formuler au lecteur trop de propositions intéressant
l' ordre d' un état ; il touchait à trop de
passions, à trop de susceptibilités, à trop
d' intérêts de toute une classe, pour ne pas être un
roman social, c' est-à-dire politique. Tel parti
devait y trouver l' apologie de ses idées
incomplète, tel autre devait y deviner le mépris
des siennes. Cette grande question de la volution
française, la racine de
p123
son livre et le berceau de l' ordre qu' il avait
voulu peindre, passionnait son oeuvre sous les
froideurs de l' observation et de l' analyse. Il
avait eu beau ne vouloir et ne chercher que la
rité littéraire, son livre était un de ces
livres qui allument les polémiques des partis,
sans en contenter aucun. Donc le livre de Charles
fut éreinté, à peu près sur toute la ligne.
Rouges, blancs, bleus, le lapidèrent à frais
communs. Ce fut un tutto d' ironies, d' attaques,
de méchancetés, et de colères allant tout au bout
de la politesse, -et parfois même un peu au
delà. Il ne fut épargque par deux critiques
surieurs : l' un esquissa à propos de son livre
une histoire des classes bourgeoises avant
Jésus-Christ ; et l' autre en prit occasion
de crayonner un charmant article sur le bourgeois
considédans ses rapports avec Daumier.
Ce devrait être une grâce d' état, dans les lettres,
que de porter l' attaque sans broncher. Mais bien
peu sont assez fortement trempés pour un tel
stoïcisme ; et des plus cuirassés, de ceux-là qui
rient en public, et montrent que leurs blessures
ne saignent pas, il faudrait voir le fond, et si
la plaie n' est pas au dedans. Les plus grands,
les plus glorieux, ces dieux mêmes, entrés vivants
dans la postérité, désarmeraient peut-être l' envie,
s' ils montraient jusqu' où leur entre le coup de
plume d' un maladroit, d' un inconnu, et comme une
goutte d' encre sans nom jetée à leur front leur
rejaillit au coeur ! -sur une nature impressionnable
comme celle de Charles, la douleur fut vive. Il
essaya de la faire taire : il ne put. Des
épithètes malsonnantes, et qu' il ne pouvait fuir, lui
restaient gravées dans la moire et lui
revenaient machinalement jusqu' aux lèvres. Il se
surprenait à mâchonner à demi-voix des lambeaux
de phrases qu' il croyait avoir oubliés. Il sentait
en lui un vide douloureux, une indifrence
immense, tout à la fois un dégoût
p124
et un besoin d' action. Certains articles, lus
avant lener, lui resserraient l' épigastre et
lui coupaient l' appétit aussi net que la nouvelle
d' un grand malheur. La bouche are et sèche, il
se laissait aller à l' un de ces hébétements que
donnent les ébranlements de l' organisme dont on
n' a pas conscience, et qui précèdent, dans toutes
les grandes contrartés morales, le passage
de la bile dans le sang. Et il restait dans son
coin, ayant peur de se montrer, peur de l' écho,
peur de ses amis, ayant honte de laisser voir une
telle faiblesse de constitution.
Xxv
un soir qu' il était dans une de ces tristesses au
courant desquelles l' homme se laisse aller,
abandonnant sa volonté à son instinct et le but
de sa marche au gde ses jambes, Charles se
retrouva sur ces mêmes boulevards extérieurs où,
quelques mois avant, il avait promela
conception et comme l' enfance de son livre. Ces
plâtras, ces grands murs gris, ces sales maisons,
ces cafés borgnes, ces arbres maigres qu' il
reconnaissait rouvraient à ses yeux et à ses
penes un de ces beaux domaines du souvenir où le
pas s' arrête à une rochée de tilleuls : de là
s' envola le premier amour ! Au sentier pierreux
plein de cigales et de mûres : lointaine et chère
petite patrie de la première ie et du premier
vers faux ! à ce coin d' ombre, à cette touffe
d' herbe l' on lut le premier roman dangereux ! -
ainsi souriaient à Charles ces misérables
boulevards. Son livre était né, il avait grandi
là, -sur ce trottoir boueux ! Et il remontait, en
marchant, son imagination, ses efforts, ses
bonheurs : à
p125
cet angle de mur, il avait trouvé cette
situation ; devant ce cabaret, il avait rencont
ce type ; c' était en se promenant et en se
repromenant vingt fois devant cette grande maison
noire, que son dénoûment avait fini par lui
apparaître. Et se rassérénant peu à peu dans ces
ténèbres troes de la lueur rouge d' un réverbère,
passant comme une revue de minuit des personnages
de son roman qui se levaient à droite et à
gauche, de l' ombre, des portes, des pavés, il
marchait tout ému dans son pas, quand d' un
pavillon à jardinet, où il faisait nuit du haut
en bas, une voix l' appela par son nom.
-pardon, -fit la voix au mouvement de Charles,
-je n' ai ni mon habit ni mes croix...
permettez-moi toutefois, mon cher monsieur, de vous
faire mes compliments : je vous lis, ou plutôt je
vous lisais ; car, vous le voyez, ma chandelle
est morte absolument... comme dans la chanson.
Charles distingua alors, dans le cadre noir d' une
fenêtre ouverte, un bonnet de coton au bout d' une
chemise, et une chemise au bout d' un bonnet de
coton.
-merci, -continua la voix, -vous m' avez don
une bonne soie... et même un peu de fièvre.
-ah ! C' est vous, Boisroger... on m' a dit que
vous étiez malade ; comment allez-vous ?
-nous allons pas mal, ma maladie et moi... elle
surtout. Mais, au fait, montez donc. Je vous fais des
grands bras de là-haut... j' ai tout à fait l' air
d' habiter la maison de Cassandre... il me semble
que je suis Colombine, et que je vous prie de
m' enlever... ah ! Mais je suis bête, j' oubliais...
ne montez pas. La pantomime est obligatoire. Je
suis beaucoup mieux gar que la fille mal
gare : je suis enfermé... j' ai eu l' honneur
de vous dire que ma chandelle était morte... vous
avez peut-être cru à une métaphore... eh bien !
Non ; c' est
p126
un fait, j' ajouterais historique, s' il était
controuvé... ma maîtresse est allée me chercher du
feu chez le voisin, -un voisin, depuis la charte,
est toujours un épicier, -et comme j' étais couc,
elle m' a enfermé. Tenez, faites-moi donc l' amitié
de la rencontrer : vous lui direz que je l' attends.
-mais je ne la connais pas...
-vous ne la connaissez pas ? Un ange, une âme,
une Aphrodite ! Sa tête est faite d' un grain de
caprice, sa pensée du vent qui chante, sa figure
d' un sourire, son sourire d' une rose, et ses deux
yeux d' un morceau d' étoile ! Enfin, c' est une
femme qui sort de chez un épicier... à moins qu' elle
n' entre au théâtre Montmartre pour s' assurer de
l' embellissement du jeune premier. Mais je
m' enrhume, je crois même que j' éternue... bonne
nuit ! Vous connaissez la maison, venez donc me
voir. Je veux vous serrer la main, et vous dire de
votre livre tout le mal que j' en pense.
Xxvi
cette présentation du hasard, cette rencontre, cette
parade impromptue, cette poignée de main, par la
fenêtre, d' un homme dont il aimait le talent et
dont il enviait les sympathies, donna à Charles
le plaisir d' un bonheur. Il y avait longtemps qu' il
n' avait fait si beau temps au dedans de lui. En
un mot, il chantonna, -ce dont sa voix fut bien
étone.
Boisroger ne lui était pas inconnu. Il l' avait
rencontré, ou plutôt côtoyé dans des bureaux de
petits journaux. Il lui était même revenu, par les
uns et par les autres, que Boisroger défendait
son talent et disait tout haut ce
p127
qu' il en pensait, beaucoup de bien. Mais l' occasion
leur avait manqué à tous deux pour se rapprocher
de plus près, pour sortir des banalités de la
demi-connaissance, du salut, et de cette
phraséologie qui n' est encore qu' un salut. Charles
était heureux, il se sentait honoque son
livre lui eût gagné l' estime de ce pte. -il
est, dans le monde des lettres, de pareils
suffrages d' un seul, plus chers et plus doux à la
conscience que les suffrages du public : ils en
apprennent le mépris, ils en sont parfois la
consolation.
Boisroger était, de son état, poëte lyrique. L' on
ne saurait peindre unros en moins de mots.
Rien de son temps ne le troublait, rien ne le
touchait, rien ne l' avertissait, ni l' habit noir,
ni la bourse, ni le public, ni M Jourdain avec
sa robe de chambre, ni les poésies d' ouvriers,
ni les doctrines nouvelles, la religion de la
prose, l' idolâtrie de la platitude, ni les émeutes
contre la forme aristocratique de la pene,
contre l' idiome hiératique et sacré des lettrés et des
délicats, ni ces utopies furieuses de
vulgarisation et d' accessibilité du beau qui
font l' industrie dans l' art, ni le livre descendant
au lecteur, et la coupe étroite des hôtes choisis
devenue la fontaine de vin de la place publique.
Debout, insoucieux, exultant et ravi, Boisroger
versait l' âme de la lyre d' Orpe sur les notaires
et les tambours de la garde nationale. Il
chantait dans son nuage et sanité : c' était
Saadi ouvrant l' Olympe, -des roses et des
dieux, des dieux et des roses encore ! Le vers de
Boisroger n' était point un cantique pour les
catéchismes de persévérance. Il ne travaillait
point non plus à la moralisation des masses. Il
ne visait ni au paradis ni à l' académie... voiles
de soie, cordages d' or, équipage d' amours, cette
poésie voguait sans plus de pavillon que la galère
de Cléopâtre. Elle n' avait de morale que l' amour
et de religion
p128
que l' évangile d' Hésiode. L' idée y souriait sur un
lit d' or. C' était une poésie de pourpre et de
soleil, un panthéisme infini et majestueux, qui
avait le pas dansant et superbe d' une reine de
Saba, l' éblouissement d' une mer de l' Inde, d' une
mer enchantée, aux vagues de lumière, aux flots
d' harmonie, qui roulerait pêle-mêle, dans des
filets d' azur, des rayons, des coquillages, des
marbres roses, des bracelets, des colonnes de
temple, des portes de sérail, des rires de statue,
des profils d' Astarté, des grottes de corail, des
ombres de colombine, des génies couverts de feu,
des lutins bergamasques, des regards, des baisers,
des parfums, des rubis, des diamants, des fleurs
et des étoiles ! Le rhythme y semblait battu par
la goutte d' eau qui tombe, à la villa
Brunelleschi, des cheveux de bronze de la Vénus.
Une lumière d' apothéose jouait dans les rimes fleuries.
Une féerie, que ce pme : le songe de
Polyphile dans des flammes de Bengale !
Puis, au revers de ce panthéon magique,
Boisroger, de sa plume, faisait une griffe et un
crayon. En marge me de son ode ailée, il jetait,
dans une ode bouffonnante, une caricature
grandiose et titanesque, le masque comique de
quelque bourgeois Farse, une pochade, une
vengeance où éclataient la rablure et la carrure
épiques d' un dessin de Michel-Ange.
Boisroger faisait ménage avec la poésie. Réduit,
pour faire aller le ménage, à vivre, il se
signait à demander du pain au journalisme. Sa
prose allait au marc, et le feuilleton était sa
ressource. Mais ni les avances des caisses de
journaux, ni les succès de sa prose ne pouvaient
le faire rompre avec la compagnie et l' habitude de
son imagination poétique. Avait-il uni ces
deux choses, un paquet de maryland et une femme,
il revenait, plus amoureux que jamais, à la
langue maternelle duve. Il
p129
s' enfermait chez lui et en lui-même, perdait son
almanach, et passait des semaines avec sa muse,
sans faire au soleil de Paris l' honneur d' aller
le voir. Il s' était ainsi créé un monde surnaturel
et de convention, d' où les misères matérielles
avaient beaucoup de peine à le faire descendre.
On eût dit qu' il prenait la vie pour une mauvaise
plaisanterie, pour une farce du vieux théâtre
italien, et qu' il y gesticulait seulement de temps
à autre par un reste de respect humain. Cela
expliquait, excusait peut-être chez Boisroger une
vertu invraisemblable, et portée chez lui au plus
haut degré, la folie et l' honneur de quelques
grandes et rares natures d' artistes, ce
désintéressement incurable et natif qui est la
mesure de la spiritualité de l' individu : le
pris de l' argent. En 1848, une revue avait voulu
abuser des antipathies aristocratiques de son
esprit pour lui faire insulter un tribun ; il
avait pris son chapeau et laissé les billets de
banque. Et depuis, sa muse avait toujours ignoré le
gouvernement qu' il faisait. Aussi la concurrence,
partant le bon marché des bassesses, était-elle,
dans les transactions sociales, une des choses
qui étonnaient le plus Boisroger.
La seconde corde de la lyre de Boisroger, le rire
de sa poésie caricaturale, faisait le ton et
l' agrément unique de sa conversation. Le mon
favori de sa parole était l' ironie. Une ironie
flûtée et poignardante, qui s' accordait à sa voix
grêle et pointue. Négligeant et prisant cette
verve d' occasion et cet esprit de facture, l' esprit
des mots, il éclatait et petillait de ce meilleur
esprit de la France, l' esprit d' idées ; excellant
aux jeux du geste, aux finesses de l' oeil, aux
malices de la physionomie ; abondant en petits
tableaux, en tails, en descriptions mimées, en
traits de moeurs, en snes de comédie, courtes,
parlantes, vivantes, et comme enlevées à la pointe
de l' eau-forte ; sans rival pour démonter, en un
tour de
p130
langue, un caractère, un pantin, un livre, un
amour, sa grande joie était de masquer tout à
coup, dans le feu du dialogue, des paradoxes qui
montaient dans le ciel aussi haut que la tour de
babel pour la confusion de l' école du bon sens,
des hyperboles à faire trembler, que le délicieux
plaisant lançait, enlevait et balayait d' un
souffle.
Chapitre xxvii.
-ah ! C' est gentil. Vous êtes un homme de parole...
lie, barrasse donc le fauteuil et donne-le à
monsieur.
Ainsi fut saluée par Boisroger l' entrée de
Charles. Boisroger était dans son lit, blême,
maigre, avec une barbe de huit jours, coiffé d' un
de ces petits bonnets de cotonnade rayée de bleu,
le bonnet des peintres en timent, assis sur son
ant, tout entouré de livres épars sur les draps
et sur la table de nuit. Son petit oeil, vif,
inquiet, clair, furetait comme le regard d' un
acteur par le trou d' une toile.
Aux murs de la chambre éclataient, sous verre, des
costumes de théâtre éclaboussés de la gouache de
Ballue, au milieu desquels, comme dans la niche
d' une chapelle, se cachait un portrait de femme.
C' était une figure charmante et douloureuse, un
type frêle se mêlaient Zéphyrine et Mignon,
et qui, dans le noir et le deuil d' un
daguerréotype, semblait l' âme morte de tous ces
travestissements vivants, bruyants, enlumis de
couleurs et de paillettes.
Dans la cheminée brûlait un grand feu. Une
cuisinière de fer-blanc, toute neuve, chauffait
devant. Aups, une
p131
fraîche et grasse jeune fille, griffée d' une
oreille à l' autre, et enveloppée dans la robe de
chambre du poëte, reposait sur ses genoux un
roman cou au bas d' un journal, pour regarder le
poulet mélancolique qui tissait.
-vous savez... c' est convenu, je vous ferai
quelque chose quelque part... je ne sais pas où...
mais nous trouverons... je finirai peut-être par
mettre la main sur une feuille de papier où l' on
me permettra une opinion et un ami... je dirai
tout ce que je vous ai dit... votre livre sait
tout... vous avez beaucoup voir et très-peu
vivre. Il n' arrive rien que des ies aux hommes
d' idée. Balzac s' est marié : c' est la seule
aventure de son existence. On ne conçoit bien que
dans le silence, et comme dans le sommeil de
l' activité des choses et des faits autour de soi.
Les émotions sont contraires à la gestation
de l' imagination. Il faut des jours réguliers,
calmes, un état bourgeois de tout l' être, un
recueillement d' épicier, pour mettre au jour du
grand, du tourmenté, du nerveux, du poignant, du
dramatique... les gens qui se dépensent dans la
passion, dans le mouvement nerveux, ne feront
jamais un livre de passion. C' est l' histoire des
hommes d' esprit qui causent : ils se ruinent...
je vous disais donc... nous devons vous soutenir...
il faut que vous vous vendiez. C' est, je ne vous
le cache pas, un miracle à organiser. Il s' agit
de forcer un homme, un homme parfaitement sain de
corps et d' esprit,rieux d' ailleurs, mûr
peut-être, tranchons le mot, un homme qui sait
refuser un châle à sa femme ; il s' agit de le
forcer à un acte étrange, fantastique, insensé...
oui, monsieur, cet être de raison, que Dieu a
fait à son image, et qui le lui a bien rendu, -
un grand mot qui n' est pas de moi, -cet homme va
tirer de sa poche une pièce de trois francs...
toute vivante ! ...
p132
trois francs ! Il y a des jours où l' on donnerait
trois millions pour avoir trois francs ! ... et la
changer contre un volume... un de ces affreux
petits volumes que la typographie moderne imprime
avec les pieds et des souliers à clous ! ... il y
a là un mystère, quelque possession secrète, un
envoûtement non encore étudié nifini...
peut-être, que sais-je ? Une endémie... le succès
serait une contagion... mais ce n' est rien que
cela. Vous êtes un livre vendu ; il faut maintenant
que vous soyez un livre coupé... et puis-il y a
des mondes entre tout cela, -un livre lu !
L' homme au trois francs vous a donc acheté, payé,
emporté sous le coup de cette opération
involontaire de sa volonté. Il rentre chez lui,
il rentre en lui-même. Vous êtes un nom tout neuf,
il se défie de vous. Il se connaît, il se défie de
lui ; il a grand' peur de son jugement, il n' a pas
l' habitude de penser lui-même, une opinion lui a
toujours paru une propriété nationale, quelque
chose que tous ptent à chacun... notez par
là-dessus que cet homme est un public : il vous
jalouse comme un lecteur jalouse un auteur. Il
faut que vous passiez sur le corps à tous ces
préjugés-là, et qu' à la dernière page de votre
livre l' homme aux trois francs soit convaincu qu' il
croit que vous avez du talent ! ... c' est ce qui
fait du livre un mauvais moyen, une sotte chose.
Laissez le livre, prenez le tâtre : c' est le
livre renversé. Le public vous tenait, vous tenez
le public. Vous lui sautez aux oreilles, aux
yeux, aux larmes, au coeur, au rire, aux sens. Vous
avez devant vous une foule, une masse : vous avez
la chance qu' un peuple soit moinste qu' un
homme... le livre, on le lit à jeun, quand il
pleut, quand on attend, quand on tuerait des
mouches pour tuer le temps ! La pièce vous
empoigne, vous caresse, après un bon ner, et la
robe de votre maîtresse dans les jambes... et
puis, il y a les
p133
actrices... de très-jolis pupitres pour votre
musique... ah ! Le théâtre, ma parole d' honneur,
il n' y a que le théâtre !
-oui, pour arriver à parvenir, je pense comme
vous ; et je travaille à quelque chose. Mais je ne
sais pas... je n' ai pas mes aises sur ce
terrain-là : le théâtre me semble une cage
d' écureuil... c' est le diable de trouver des effets
nouveaux...
-des effets nouveaux ? ... vous ne savez pas le
théâtre. Vous prenez une tragédie, n' importe quoi,
Andromaque, tenez ! Vous faites d' Andromaque
une poseuse de sangsues, et de Pyrrhus un grand
d' Espagne en rupture de ban. Vous remplacez
l' amour maternel par l' ambition d' un bureau de
tabac... la transmutation des pièces ! Ceci est la
recette transcendante ! Je vous donne la
fortune... Mélie, passe-moi le tabac et le papier
à cigarettes. Va, c' est bien inutile de te
cacher... que tu te tournes à droite ou à gauche,
monsieur verra toujours la moitié de ta balafre ;
de profil, elle tire l' oeil ; de face, elle
attendrirait ! ... ceci, monsieur, est un épisode
intime de la guerre servile, une guerre que Rome
a tuée, et qui tuera Paris ! Nous ne nous
servons pas toujours nous-mes. Il nous arrive
parfois d' avoir des gens... nous avions une bonne.
Au bout de huit jours, cette bonne eut un cousin
qui jouait du cor de chasse dans ma cuisine.
lie voulut lui faire observer que le cor de
chasse ne rentre pas dans la musique de chambre,
que c' est un instrument d' écho, presque de
souvenir, un instrument de lointain, d' horizon,
qui a ses droits dans la société moderne, mais sa
place dans les tableaux de Jadin... -voilà la
ponse que Mélie en a reçue ! Les droits de
l' homme du domestique imprimés sur peau
humaine ! ... c' est la fin du monde. Au fait, ce
monde-ci est perdu. Le prolétariat est exas
par les théories ;
p134
et, comme dit très-bien Franchemont : du moment
que deux classes se trouvent en contact, c' est la
classe inférieure qui dévore la classe supérieure...
tous les états subalternes, subordons aux
autres de droit, finissent par en devenir les
surieurs de fait. Aujourd' hui, l' avocat est
soumis à l' avo, l' artiste au marchand,
l' architecte à l' entrepreneur, le fermier au
journalier, l' homme de lettres à l' éditeur, et pour
le mtre... Scapin battait le sien ; mais il y
mettait des formes et un sac : je regrette le
sac ! ... Mélie, tu gliges la cuisinière ;
surveille, ma fille, surveille... ah ! Le vilain
temps ! Tout s' en va, monsieur... la science devient
thode, la religion morale, et les choses, autour
de nous, machines ! Il y avait de jolies
cafetières qui avaient de jolies formes et qui
faisaient du café comme une personne naturelle ;
maintenant, c' est un appareil chimique, grave et
sec comme une addition, qui fait mathématiquement du
café... nous avions la sonnette, qui participait
de l' homme, la sonnette, le premier mouvement
d' une visite ! Une chanson familière, un peu
fêlée, qui vous criait de la porte : retour !
Amour ! Le vieil ami ou la jeune Madeleine ! ...
nous avons le timbre, un bruit anglican,
canique et net, qui n' a pas de pouls, qui ne dit
rien, qui sonne comme un rasoir coupe ! Latente
d' un ressort de cuivre qui tombe dans le vide de
votre attente, de votre coeur, de vos espérances :
ça fera une parfaite sonnette de phalanstère !
L' humanité des choses s' en va, monsieur, c' est un
grand signe ! ... je pense me confier à un homme
qui maudit les rôtis au four ?
-j' ai connu le tournebroche, -dit simplement
Charles en s' inclinant.
-mais j' avais à vous dire... Charvin m' a promis
un article pour vous dans sa revue... mais, vous
savez, on ne sait jamais avec lui... ce n' est
pas un homme, c' est une
p135
barbe, et quelle barbe ! Charvin parle dans cette
barbe, jure dans cette barbe, pense dans cette
barbe ! Il se réfugie dans cette barbe, il y
remonte ! Ses canciers n' ont jamais pu le trouver
dans cette barbe, ses amis ne sont pas toujours
rs de l' y rencontrer ! ... c' est une barbe
dodonienne, où il se fait souvent du bruit, jamais
de ponse ! Une barbe supérieure à la parole :
elle a été done à Charvin pourguiser la
sienne ! ... ah ! Cette barbe ! ... elle a tout fait
pour lui, son mariage, sa revue, sa position. Sa
barbe ! Elle a été un instant une opinion
politique... je vous dis que cette barbe est une
providence, un paravent, un asile, un mur, un
rempart américain en balles de coton ! C' est la
barbe merveilleuse, le chapeau de Fortunatus, le
sourcil de Jupiter, les cheveux de Samson, et le
masque de Sieyès ! ... dans un moment d' expansion,
Charvin m' a avoqu' il ne changerait pas sa
barbe contre des lunettes ! -vous connaissez cette
barbe impénétrable ?
-Charvin ? Oui... l' homme distrait, mélancolique,
ennu, endormi, envolé, ne visant à rien et
grimpant à tout... cela m' a paru une variété
curieuse, un caractère, un type de notre siècle
avec ses volontés enragées et sourdes, voilant
de la ceinture lâche de César l' ambition qui le
mord au ventre...
-c' est un peu cela et ce n' est pas cela. Mais,
moi, je sais le faire descendre de sa barbe... je
l' emterai, comptez sur moi. Il peut bien faire
quelque chose pour le romantisme ; il lui doit
assez. Je dis romantisme uniquement parce que le
mot est ridicule... devinez mon rêve, à moi ? Je
parie vous étonner... mon ve serait de faire
une belle tragédie... oui, une tradie, qui
s' appellerait une tragédie ! ... mais la vie est si
chère, que je ne ferai jamais ma tragédie, et que
je fais des levers de rideau... pour Rémonville,
je vous en réponds : il psentera
p136
votre nom et votre livre aux vingt mille abonnés
de son journal... ah ! Dites-moi, êtes-vous de la
société des gens de lettres ?
-non.
-tant pis.
-pourquoi ?
-pour moi... je vais vous paraître un corrupteur
électoral... je vous aurais demandé votre voix
pour être du bureau... oh ! Ce n' est pas une
question de vanité, je vous prie de le croire... je
suis malade, comme vous le savez, j' ai eu l' idée
de guérir, je me soigne, il me faut des remèdes...
la société me délivre bien des bons pour le
pharmacien ; mais, si j' étais du bureau, je me
donnerais des bons à moi-me : je serais plus sûr
comme cela que cela continuera.
-je regrette... -dit Charles en se levant. Et il
coupa sa phrase en serrant la main de Boisroger.
Certaines émotions se taisent chez l' homme de
lettres comme chez le soldat.
-vous vous en allez dé? -lui dit Boisroger. -
merci tout de me. J' irai vous voir dès que
j' irai mieux. Je suis curieux de voir chez vous des
reliures dont on m' a parlé... Mélie, reconduis
monsieur... au revoir.
Charles retraversa les deux ou trois petites
pièces par il était entré. Il n' avait fait qu' y
passer. Il les vit, ou plutôt elles lui
apparurent. Ces pièces avaient l' aspect, le
cloisonnage et les portes d' occasion des chambres à
louer, l' été, dans la banlieue. Leur vide, à peine
peupd' un meuble, d' un bris, de quelque chose
de dépareillé et de flétri, le papier triste,
pas, éteint, le tapis maigre sur le carreau
froid, une malle éreintée dans un coin, disaient
une de ces existences de travail, errantes,
roulantes, battues et rebattues par les saisies
et les déménagements. Les luttes, les angoisses,
l' effort terrible et
p137
au jour le jour de la plume haletante contre le
bien-être qui manque, toutes les vengeances de la
vie se lisaient aux murs nus de ce foyer de
hasard.
Dans le faubourg saint-Marcel, sous les toits,
l' hiver, auprès d' un poêle sans feu, des petites
filles, demi-nues, accroupies et grelottantes,
travaillent. Leurs petites mains, rouges
d' engelures, tournent et tournent. Elles font des
bouquets de violettes... Charles pensait, en
descendant l' escalier de Boisroger, que les
poëtes ressemblent à ces petites filles, et que
les idées sont leurs bouquets de violettes.
Chapitre xxviii.
à quelques jours de, Charles vit entrer chez
lui Boisroger.
-vous ne faites rien ce soir, n' est-ce pas ? Je
vous emne. Nous avons organisé un dîner
hebdomadaire. Nous sommes en famille, et on ne se
mange pas le nez au dessert. J' entre demain en
traitement, et ce sera ma dernière bauche. Vous
venez, n' est-ce pas ?
-très-volontiers.
Ils trouvèrent le moulin rouge très-animé. Des
jeunes gens, gris de poussière, arrivant d' une
course, secouaient avec leur mouchoir la poussière
de leurs chapeaux. Des femmes, assises au milieu
de l' éventail bouffant de leur jupe, barraient
les sentiers du jardin. Partout le champagne
romoussait dans les carafes frappées. Sur la
nappe des deux ou trois tables, encore vides, un
carré de papier portait écrit au crayon :
retenu. au fond, la maison, éclairée du
reflet rose d' un soleil couchant, montrait à
toutes les fenêtres des femmes accoues,
p138
comme des portraits de femme dans un cadre,
chonnant un cure-dent, et saluant en bas, à
droite et à gauche, quelques souvenirs du passé-
ou d' hier.
Les amis de Boisroger, Lamperière, De
Rémonville, Laligant, Grancey, Bressoré,
Franchemont, étaient installés dans une salle du
restaurant moins en vue, et l' on était à peu
près chez soi.
-messieurs, -dit Boisroger, -je vous psente
M Demailly, l' auteur de la bourgeoisie .
-vous êtes des nôtres, monsieur, et le bien-venu.
-tenez, -dit De Rémonville, -serrez-vous un
peu par là... voici une place, monsieur... je suis
enchanté de vous voir... je ppare justement
quelque chose sur votre livre...
-un instant, -dit Franchemont, -commandons
d' abord notre dîner ; on causera aps... -et,
s' adressant à un gros homme brun, en habit, avec
une serviette sous le bras : -vous dites ? ...
poulet en fritot ? ... faites vous-même le menu,
tenez : un poisson, deux plats de viande, un
légume, un dessert, et du bordeaux... ça vous
va-t-il, Monsieur Demailly ? ... et vous, la
société ? ...
-comment allez-vous, Boisroger ? -demanda
Lamperière.
Boisroger ne lui répondit qu' en hochant la tête
et en lâchant une bouffée de tabac.
-jetez donc votre cigare, mon cher ; vous vous
tuez à fumer... avec une oppression comme vous en
avez une, ça n' est pas raisonnable.
-je le sais bien, Lamperière, je le sais bien.
Mais qu' est-ce que vous voulez que j' y fasse ? Il
y a par siècle un homme de lettres raisonnable qui
place sa santé à la caisse d' épargne, range ses
passions, met de l' ordre dans son hygiène, renie
ses habitudes et quitte ses gts à la minute comme
une opinion vaincue... c' est bien dommage
p139
que je ne sois point cet homme-là : sur un mot de
mon médecin, je ne fumerais plus, je ferais tous
les jours, sans y manquer un seul jour, le tour
du lac du bois de Boulogne à pied ; je mangerais
tous les jours de la soupe grasse, du filet
saignant et du fromage... mais il vaut mieux que je
ne fasse pas tout cela : je mourrais plus vite...
d' ennui.
-il a raison, -dit Franchemont. -la santé est
une confiance : elle consiste simplement à croire
qu' on n' est pas malade, et à faire comme si on se
portait bien... c' est le crédit de la vie. Faites
des économies de santé, qu' arrive-t-il ? La
banqueroute du principe vital, en vertu de ce
grand fait qui est une grande loi :s que les
dépenses se réduisent, le crédit cesse... voyez
l' administration de Necker avant la révolution :
rognant tout, elle alarme tout... un homme qui se
ruine est le seul qui trouve à emprunter.
-oui, -dit du plus grand sérieux Bresso,
finissant l' histoire qu' il contait à Charles sans
écouter Franchemont, -oui, ils jouaient à
l' écarté, chacun les pieds dans un seau d' eau, à
cause des puces qu' il y avait dans l' appartement...
-cet imbécile de Bresso ! -fit De Rémonville
en éclatant de rire.
-tais-toi donc, Bressoré ! ... est-ce que tu
prends monsieur pour un bourgeois ? -fit
Lamperière en montrant Charles.
-monsieur n' allait pas, je crois, jusque-là, -
dit Charles, -il ne me prenait que pour un
public.
Cette plaisanterie de Bressoré fut, au reste, le
seul tribut que paya le nouveau pour sa bienvenue.
Charles se trouva tout de suite à l' aise dans ce
monde où chacun se montrait tel qu' il était et
pensait tout haut. Il fut tout étonné de voir une
société de gens de lettres où le
p140
ton familier d' une liberté franche remplaçait toute
affectation, toute pose. Jusque-là, il n' avait
point eu l' occasion de faire cette remarque
curieuse, que la simplicité et le naturel se
rencontrent à mesure qu' on monte dans les couches
surieures du monde littéraire. Il semble, en
effet, qu' au-dessous du monde de la plume
l' homme est compté pour une oeuvre, et compte par
son nom, au-dessous de la société des hommes de
lettres officiels et connus, la position fausse qui
précède la notoriété, la préoccupation de faire
partie du corps derrière lequel on marche, poussent
les gens à l' importance et les jettent dans une
codie manrée de toute la personne, de
l' attitude, de la parole, de la pensée et du
mot. Moins un homme de lettres tient de place, plus
il fait de bruit ; moins on parle de lui, plus il
en parle ; plus le moi remplit sa conversation,
un moi imposant à l' auditeur la reconnaissance
de littérateur de celui qui parle. L' esprit
pédant, l' esprit professant et doctrinaire, les
théories, les formulesgnent là plus
tyranniquement que partout ailleurs. Chacun
s' emploie à mettre en scène son individualité, à
" se faire une tête " , comme disent les acteurs,
pour tirer l' attention à soi ; ceux-ci usent de
ruses de sauvages, ceux-là d' audaces, d' inconvenances,
de manques de goût, de brutalités. Mais plus
haut, la concration de l' homme par le public le
sauve de cet aptit brut de la vanité basse, de
ces inquiétudes de parade, de cette fièvre de
spectacle. Puis, la communion de sa pene avec
de grands génies fait sa pensée modeste, en élève
le ton, en même temps qu' elle en adoucit la forme.
Sa personnalité se fait humble dans la
fréquentation de l' immortalité. Son talent même,
à mesure qu' il mûrit, apprend à sefier de
lui-même ; il n' a plus cet éternel contentement de
la première heure de la vie littéraire ; où l' on
trouve bon tout ce qui vous
p141
sort de la plume. Il a des incertitudes, des
défiances, des respects. Des religions lui sont
venues qui le grandissent en l' apaisant ; et sa
conversation emprunte, à ses études comme à ses
expériences, tout à la fois, la tolérance, la
charité, et l' impersonnalité d' une idée.
-je ne vous fais pas un reproche, -dit
Franchemont à Charles, la conversation s' étant
allumée sur le livre de Charles, -je ne vous fais
pas un reproche des néologismes,ologismes de
mots et néologismes de tours. Ce n' est pas que je
les aime ; mais, je le sais comme vous, il y a
quatre ou cinq livres du dernier siècle où sont
imprimés en italique les néologismes qui crispaient
les classiques du temps ; eh bien, c' est en se
servant de ces ologismes passés dans la langue
que les classiques vous attaquent aujourd' hui, en
attendant que les néologismes d' aujourd' hui
servent sous la plume des classiques qui viendront
à attaquer lesologismes de demain. Une langue
roule et grossit : c' est un confluent de mots. Et
s' il est vrai que les langues aient une décadence,
mieux vaut encore être Lucain que le dernier
imitateur de Virgile, qui n' a pas de nom... après
tout, il faut être juste, et ne point s' étonner de
passions logiques, et de mauvaises fois
involontaires, inconscientes. Cette horreur de
l' innovation littéraire, ce parti pris contre les
hommes qui n' écrivent pas comme tout le monde,
et font leur langue, -pour ne parler que de la
forme et du dehors d' une pene originale, cette
horreur est parfaitement naturelle. Elle fait
partie des religions acquises par l' éducation ;
elle est une suite, un reliquat, si vous voulez, des
admirations dans lesquelles on nous élève pendant
qu' on nous apprend le catéchisme. On est voué aux
classiques de dix à dix-huit ans... toute
consécration marque l' homme, celle-ci surtout
qui le prend enfant ; et de là peut-être cette
intolérance
p142
littéraire, cette foi du goût enracinée, profonde,
fanatique, qui peut, selon les hommes, faire taire
toutes les autres convictions pour y survivre...
M De Talleyrand ne fut fidèle qu' à Racine ; et
je connais de très-braves gens qui aimeraient mieux
avoir la guerre civile que l' auteur de
Mademoiselle De Maupin à l' acamie...
quelle raison à cela ? Je disais l' éducation...
j' ai eu tort, je ne sais pas. Faites un livre qui
caresse toutes les idées d' un parti, mais ne
l' écrivez pas dans le style de ce parti... vous ne
serez qu' un hérétique. Cela est. Pourquoi ? Je ne
sais pas... et pourquoi encore tous les grands
prédicateurs modernes sont-ils romantiques ? ...
cela me ramène à Bossuet et à vous. Il a dit du
génie de la langue latine : " c' est le génieme
de la langue française... " et vous voilà justif
de vos inversions. Mais vous ciselez la phrase,
là où je voudrais une phrase droite, ample,
sculpturale, riche, si vous voulez, mais sans
surcharge. Votre phrase n' est pas soudaine et
brusque ; elle n' a pas de ces chutes, de ces coups
qui s' enfoncent comme un coin dans une idée. Notre
langue est molle... trop de chair et pas assez
d' os ; elle n' a pas de lignes, elle est flou ,
comme dirait notre peintre Grancey. Eh bien,
enfermez-la dans la matrice des langues mortes ;
serrez-la dans leur moule de fer : elle sera
frappée, elle sortira daille, sans bavure et
nette comme la langue de diamant de La Bruyère. Je
ne vous dis pas, bien entendu, de coucher avec
des livres latins, de les traduire ; il s' agit
de ce nie de la langue dont nous parlions, et
qu' il faut surprendre, sentir et emporter ; car,
pour les savoir par coeur, et ne pas les quitter...
tenez, voilà encore un problème et un pourquoi :
avez-vous remarq, -c' est bien bizarre, -que
presque tous les amants de la belle latinité ont
le style le plus contraire au style dans la
familiarité duquel ils vivent ? ... mais laissons
le style : c' est
p143
l' outil. Méprisez les opinions de vos contemporains
là-dessus ; scandalisez-les, il importe peu ; le
succès, mais seulement un grand succès vous
absoudra aux yeux du plus grand nombre. Mais
au-dessus du style, il y a le choix des expressions
et du caractère de votre pensée pour lequel vous
êtes obligé de consulter le temrament de la
nation à laquelle vous parlez. Nous, par exemple,
nous aimons le simple, le clair, l' esprit court
et vif, un trait de lumière, un mot qui nous saute
au collet et nous part dans les jambes, la formule
Chamfort et Rivarol, formule française par
excellence. Assurément, et vous ne me contredirez
pas, un homme a eu autant d' esprit que Chamfort
et Rivarol, et l' a eu aussi français : c' est...
-Henri Heine ? -dit Charles.
-vous avez deviné... eh bien, Henri Heine ne
sera jamais populaire en France. Qui le lit ?
Ceux qui l' admirent, et point d' autres. C' est
qu' Heine est un artiste enme temps qu' un homme
d' esprit. Il est exquis, il est voilé. Il demande
à votre pensée d' aller à lui, et de le trouver
dans la demi-ombre où il cache le masque de
Lucien derrière la chanson d' Ophélia... et puis
encore une chose qui manque à votre oeuvre, et,
parbleu ! Vous n' êtes pas le seul, elle manque à
toutes les oeuvres modernes : c' est la gaieté,
le franc rire, le rire fort, sonore, ouvert, de
Molière ou de Téniers, cette verve libre,
abondante et de source, " un flot de vin vieux " , a
dit je ne sais qui, et c' est juste. C' est
quelque chose pourtant dans une oeuvre, l' élément
comique. C' est une force, une grande force, ce
bon nie de la bonne humeur. Il remplissait les
oeuvres mêmes secondaires des autres siècles. Où
est-il ? Notre rire, à force d' avoir peur d' être
grossier et de vouloir être fin, est devenu une
grimace. Et notre gaieté, à force de la raffiner
et de la bien élever, qu' en avons-nous fait ? Un
caprice de folie ou une ironie
p144
malsaine. Notre comique n' est plus sain...
sommes-nous une race mélancolique ? Le tempérament
veineux domine-t-il absolument dans l' homme
moderne ? Le mal vient-il de nous-mêmes ou des
modificateurs de notre vie ?
-il vient... -dit Grancey, et s' artant : -
aujourd' hui, je suis entré aux commissaires
priseurs. Il y avait exposée une collection
d' habits du xviiie siècle, habits fleurs de
soufre, gorge de pigeon, pluie de roses, fleur de
pêcher ; tous avec un tas de reflets, agréables,
flattant l' oeil, égrillards, chantants, coquets,
joyeux... des habits qui montaient toute la gamme
des couleurs au lieu de la descendre, des habits
de printemps, des habits de fleur... -et que
diable veux-tu, Franchemont, que l' homme soit
gai avec un habit noir ? Dans ce temps-là, le
tement riait avant l' homme ; aujourd' hui, il
pleure d' avance... dle d' idée, d' avoir mis la
vie en deuil ! ...
-si ce n' était que cela ! ... non. Il y a des
maladies de l' humanité comme il y a des maladies de
la terre, un dium moral... un dernier mot,
Monsieur Demailly. N' allez-vous pas trop loin
dans l' analyse scientifique ? Nous en avons le
dernier mot dans Poë. Eh bien ! Qu' y a-t-il au
fond de Poë ? Le miraculeux scientifique, la
fable par a plus b ; une littérature maladive et
lucide, de l' imagination d' analyse, Zadig juge
d' instruction, Cyrano De Bergerac élève
d' Arago, quelque chose de la monomanie, les
choses ayant plus de le que l' homme, l' amour
dant la place aux déductions et à d' autres
sources d' idées, de phrases, decits et
d' intérêt, la base du roman déplacée et transportée
du coeur à la tête, de la passion au problème,
du drame à la solution du problème... ce sera
peut-être le roman du xxe scle ; mais est-ce
encore de la littérature ? Je ne
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sais... voyez-vous, je crois qu' on ne devrait
faire un roman de moeurs, c' est-à-dire des
moires impersonnels, l' histoire contemporaine
de visu , qu' à quarante ans. Les romans de
vingt ans, de trente ans même, ce sont de jolis
coups de lorgnon, et rien de plus. Il faut
que l' homme ait toutes les résultantes de la vie,
l' âge du développement entier de sonnie
d' assimilation, des hautes facultés d' observation,
l' âge de l' invention dans le vrai et de la
pene mûrie. C' est, à mon sens, l' âge le
cerveau est complet, l' âge d' apogée du
producteur : les plus fortes oeuvres d' un homme
portent ce millésime de sa vie. Pour ce qu' on
est convenu d' appeler l' imagination, la chanson
de la tête, les symphonies en l' air, on peut être
jeune, très-jeune... mais je ne parle point de
cela. Maintenant, dans votre livre, vous avez
manqué quelque chose, un grand côté de votre
roman ; vous l' indiquez, je crois, mais en
glissant : c' est le recrutement habituel, journalier
de la grosse bourgeoisie dans le petit commerce ;
non pas dans le négoce anglais, dans cette
spéculation large, une combinaison, un jeu calcu
des hausses et des baisses, qui peut asseoir un
homme trente ans dans un comptoir sans lui rien
enlever de sa franchise, de sa conscience, de ses
qualités spontaes et natives ; ce ne sont pas les
affaires, ici, c' est le commerce, c' est le lucre,
et tout letail du lucre avec mille moyens qui
ne sont pas la vente loyale. Eh bien ! évidemment,
et voilà ce que vous n' avez pas dit, les fils, la
génération élevée dans la boutique, grandie à côté
de ces piperies, de ces faussetés, du faux prix
fixe, du faux bon teint, cet entortillement qui
est le petit commerce parisien, le surfait d' un
article, la pièce d' étoffe be pour l' écoulement
de laquelle on prime un commis, les yeux de la
demoiselle de comptoir mis en appeau... -tout cela
est une mauvaise atmosphère,
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fait un mauvais sang. Car tout se transmet : le
péc originel est un fait physique. La physiologie
n' a pas assez creusé cette question de la
transmission de la race ; cette continuité, par
voie de succession, non-seulement d' une infirmité,
mais d' une habitude, d' un caractère : un fils a le
geste de son père ; les historiens nous parlent
du pied d' une famille, de l' esprit d' une autre...
-allons, le voilà parti ! -dit Lamperière, -les
classes moyennes n' ont qu' à bien se tenir... mon
cher, on n' a arrêté le soleil qu' une fois, et
encore Josué ne l' a-t-il pas fait reculer...
sais-tu ce que tu me rappelles dans ce moment-ci ?
Un souvenir très-humoristique. Un jour que j' allais
à la bibliothèque, je passais rue Richelieu ;
j' aperçus un magnifique terre-neuve qui s' élançait
contre une fontaine. Il était furieux, il aboyait
d' une façon enragée. Il ne faisait que reprendre
son élan et se jeter sur la fontaine qui coulait.
Il mordait l' eau, et l' eau coulait toujours... ça
le mettait hors de lui, et il continuait à mordre
plus furieux, plus exas: je ne sais s' il
m' entendait rire...
-c' est très-bien, -dit Franchemont, -mais tu ne
ponds pas ?
Lamperière sourit en haussant les épaules.
-tu sais, Franchemont, que tu ne me convertiras
pas. Nous sommes aux deux bouts du monde tous les
deux et je suis aussi loin de ton parti que...
-mon parti ! -interrompit vivement Franchemont.
-je n' appartiens à aucun parti ! Mon parti, c' est
moi tout seul ! Est-ce que je fais partie de mon
parti ? D' un parti qui n' a jamais compris la
valeur du papier noirci, et de ceux qui le
noircissent ; d' un parti qui a eu l' honneur et le
bonheur d' avoir un penseur, un philosophe, un
homme d' état de la force de Balzac, et qui s' est
à
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peine aperçu qu' un homme de génie ne nuit pas à une
cause ! Un parti qui, depuis cinquante ans, a
laissé tout écrire, son histoire même, à ses
ennemis, tout, biographies, encyclopédies, les
dictionnaires des hommes et les dictionnaires des
choses ! Des gens qui n' ont pas l' air de savoir
que le talent est une arme... encore une fois,
Lamperière, mon parti, c' est moi : je n' en ai
pas d' autre.
Et il allait tournant et s' agitant autour de la
table. Franchemont était le débris de ce qu' on
appelle un beau. Il lui restait de beaux traits,
de belles dents, des yeux de flamme et qui
s' exaltaient avec sa parole. Mais la vie et les
fatigues de la pensée avaient creusé et bleui
l' orbite de son oeil dans un teint lavé et sans
coloration. Né batailleur, taillé pour la guerre
du pamphlet politique et philosophique,
Franchemont était un audacieux et merveilleux
remueur de pensées et de paradoxes, un bel
athlète de polémiques, n' estimant la littérature que
comme un formulaire d' idées sociales, prisant la
poésie, insensible à la musique des phrases ; un
homme non tant du parti que de la doctrine de la
force, et dont les révoltes et les indisciplines
de caractère secouaient les convictions ;
ingouvernable même dans sa foi, et de bonne foi
me dans l' inconquence ; théoricien pratique
à qui Dieu ne suffisait pas, et qui voulait le
doubler, comme Carnot, avec un gendarme ; hostile
au sentimentalisme des utopies, et ne reculant
pas plus que l' abbé Galiani devant les brutalités
d' opinion et les mots qui font peur ; se plaisant
et s' oubliant avec amour à des reconstructions du
pasqu' il savait n' être pas plus sérieuses que
les restitutions de sarcophages antiques par les
élèves de Rome ; laissant échapper parfois ses
regrets d' avoir manqué d' énergie contre lui-me,
de n' être point entré dans les ordres, d' avoir
failli au grand
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le d' un missionnaire passion et militant. Une
éloquence abondante, débordante, lui jaillissait
de la bouche. Sa langue était de feu. C' était une
de ces langues de commandement, âpre, forte,
vibrante, décisive, sabrant les mots, lançant les
idées à lalée comme une charge, coupée
d' éclairs, coupée de silences et de monologues,
parfois sonnant le bronze comme cette voix de
Napoléon, dont le mémorial de sainte-Hélène
nous a gardé le grand murmure.
Une idée arrêta tout à coup Franchemont devant
Lamperière :
-eh bien ! Et ton parti, toi ? -fit-il
brusquement.
-comment, mon parti !
-oui, ton xixe siècle, si tu aimes mieux ?
-tu ne peux donc pas prendre ton ca
tranquillement comme tout le monde ? Après cela,
si c' est nécessaire à ta digestion...
-qu' est-ce que vous avez trou, vous ? Dans
l' ordre économique ? L' économie politique... et
puis ? Dans l' ordre moral... quoi ? Les moeurs ?
La fille, elle n' était qu' une courtisane : vous
en avez fait une société... elle règne, elle
domine. Ce monde-là, mais c' est quelque chose
comme une opinion publique. On fait pour lui des
spectacles, des journaux, des modes. On en parle,
il occupe l' autre. Demandez à une femme honnête,
au bois, le nom de cette femme qui ne l' est pas :
elle vous nommera ses amants ! ... sérieusement,
Lamperière, je cherche... amélioration morale de
l' espèce humaine ? L' histoire est-elle plus belle ?
Les vérités ont-elles augmenté dans le monde ? Le
mensonge est partout, partout ! On a été obli
d' inventer pour lui un nom poli : la blague ,
un eupmisme ! Partout, dans la statistique, dans
la science... et notre seule codie de moeurs
s' appelle
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les saltimbanques ! Des mots sur les murs, des
mots dans les livres, et toujours des mots, rien
que des mots ! ... je te prendrai n' importe quoi...
tiens, l' égalité, l' abolition des priviléges de
l' hérédité... eh bien ! Sans sortir de chez nous,
oui, en plein domaine de l' intelligence, une
publique, , sacrebleu ! Le privilége est
contre nature, les priviléges de l' hérédité,
trouves-tu qu' ils fleurissent assez ? On sucdait
auprès du roi, on succède auprès du public ; il y a
progs ! ôte deux ou trois hommes, fils de leurs
oeuvres, avant d' être fils de leursres, et le
reste... l' rédité dans le talent, c' est plus
fort que tout ! Encore si nous n' avions dans les
lettres que l'dité de l' homme de lettres, du nom
littéraire ; mais nous avons l' hérédité, les
priviléges du nom politique, administratif,
gouvernemental... l' hérédité ! Mais elle est jusque
dans l' équilibre : il y a un Auriol fils ! Faites
des lois, faites des phrases, rhabillez l' homme :
il restera les moeurs qui nent tout... et ton
peuple, ton peuple à qui on apprend à lire, ton
peuple à qui on met des idées dans la tête ! Ah !
Par exemple, je voudrais bien savoir...
-le nom du cochon qui a inventé la truffe ! -
interrompit Bressoré en en piquant une sur un
plat.
-sais-tu ce que j' ai vu, moi ? -continua
Franchemont en changeant d' idée, -à la dernière
exposition de l' industrie ? J' ai vu le peuple...
sais-tu il courait, où il s' écrasait ? Aux
diamants de la couronne, entends-tu ? ... de
l' essence de billets de banque, de la quinine de
millions, voilà ce qui lui soûlait les yeux ! Les
diamants, Lamperière, rien que les diamants !
-tu aurais peut-être mieux aimé qu' il regardât des
tableaux ? Et moi, non. L' art fait dans un
peuple ce qu' il fait dans un homme : une
distraction de la patrie, un égoïsme, sur lequel
passent, sans qu' il s' en occupe,
p150
gouvernements, régimes, idées et maîtres. Un
peuple artiste est un peuple qui sait vivre : il
abdique le vouement, le sacrifice, la mort.
Crois bien qu' il y avait une raison et une
inspiration de Platon dans les suspicions sans
préjugé et les hostilités mâles de la convention
contre l' art. Aux yeux des politiques sens, le
haut point de la vigueur et de la santé d' un
peuple est l' âge brut et iconoclaste, l' âge de bois
qui pde l' âge de marbre. -et sa voix prenant
une inflexion douce, Lamperière reprit : -oui,
l' artiste n' a point de foi, et n' a point de
patrie ; l' art lui est une foi et une patrie
suffisantes, l' effort vers le beau un suffisant
dévouement, un suffisant martyre ; et si tu
descends de l' artiste à l' amateur, de la
production à l' amour... crois-tu quemonville
puisse faire un patriote ? Eh ! Non, il a le
coeur dans les yeux : son pays, ce sont ses
tableaux !
-tiens, tais-toi, Lamperière ! -cria De
Rémonville. -et moi je te dis qu' il n' y a qu' une
rité : l' art. Tu parles de patrie ? Eh bien !
L' art est l' immortalité d' une patrie... d' abord
il n' y a de grands peuples que les peuples
artistes... est-ce que tu crois que les patriotes
grecs de l' an 500 avant Jésus-Christ ne
valaient pas tes patriotes modernes ? ... et puis
qu' est-ce que ça me fait ! L' art, pour moi, c' est
le seul absolu. Tout le reste, la logique, les
sciences exactes, les théologies, les manuels de
morale, les traités du vrai et du bien, la
philosophie qui vous dit : " je vais vous expliquer
le pnomène de la pensée " , la raison qui commente
la providence... hypothèses, mon cher ! Hypothèses
qui mènent les gens à l' institut, et qui ne
nent qu' à des théories, la pensée de l' homme...
l' art... tiens ! Je t' en prie, Lamperière, ne me
dis pas des choses comme cela... tu nous mets en
colère... à Rome...
-Rome ! -fit Bressod' un ton comique.
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-vous avez été à Rome ? -dit De Rémonville en
s' adressant à Demailly.
-oui, -dit Demailly. -j' y ai vu une petite
ruine dans une grande... M Sauzet dans le
colisée.
-veux-tu que je te raconte mon voyage à Rome ? -
dit Bressoré.
-je te défends de me parler de Rome, entends-tu ?
-dit monville d' une voix crispée. -quand on
ne sait pas le latin...
-mais, mon cher, Hore ne le savait pas plus que
moi... et peut-être moins.
-tu es stupide !
Et Rémonville lui tourna le dos.
-mais enfin, -dit en sortant de son silence
Franchemont, qui ruminait dans son coin, sans
écouter autre chose que ses idées, -il faut un
gouvernement, un pastorat quelconque... lequel ?
Un gouvernement à l' amiable, de gré à gré, le
régime constitutionnel ? Un gouvernement... voyons,
Monsieur Demailly, quel est votre gouvernement ?
-un gouvernement de corruption, -dit Charles, -
puisqu' il n' y a pas d' autre mot. En d' autres
termes, la pensée d' un Richelieu dans les formes
d' un Maurepas... le plus fort des gouvernements,
parce qu' il est basé sur la connaissance des
hommes, au lieu d' être basé sur des systèmes...
les turgots construiront toujours sur le sable.
-et toi, Bressoré, -fit De Rémonville d' un
ton railleur, -sur quoi bâtis-tu ton
gouvernement ?
-bien simplement ! Sur deux choses : un feu
d' artifice don tous les soirs au peuple, et un
procès Lafarge donné tous les matins aux classes
éclairées.
-et moi, -dit Lamperière, -je le bâtis alors
sur des illusions.
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-c' est peut-être, mon cher, que tu vaux mieux
que nous, -dit Franchemont en lui donnant la
main.
Chapitre xxix.
" mon livre marche, mon cher Chavannes. Mon
éditeur ne me cache pas trop qu' il est content.
Donc cela va bien. On me vend et on me lit. Je
pense que maintenant que c' est lan, cela va faire
la boule de neige, et je crois presque aujourd' hui
que les livres se vendent.
" je vous ai parlé du monde je vis. Je vous ai
parde Franchemont. Au physique, une
affectation de dandysme qui se perd dans le
débraillé ; au milieu de ses élégances, les plus
singulières solutions de continuité, des accrocs
comme sa montre, une montre dont le verre cas
est recollé avec un pain à cacheter. Et le voilà.
" maintenant, c' est un gaillard qui a roulé sa vie
en haut, en bas, partout ; qui a couru les
hasards, les femmes, la mer, la terre, le monde
et tous les mondes, le nouveau-et le mauvais !
Un gaillard qui a épousé un tas de patries en
secondes noces ; un gaillard qui a tout vu, les
ottomaques manger de la terre glaise, les
actrices de bobino se faire du rouge enpant des
briques, et Byron mourir en Gce pour une
illusion ! Un gaillard sorti du chaud, du froid,
des passions et des naufrages, des îlessertes
et des babylones, des garnis de Londres, des
tapis verts d' Allemagne, des tables d' hôte de
Paris, des bateaux de fleurs, des catacombes
et des deux pôles ! Sorti des filles, des duels,
des filous, de l' usure, de la misère, de la
guerre, de la peste, de la mort, de tout ! Quelle
lanterne magique, que cette vie ! Mais Laligant
se garde bien de la montrer au public : il
n' écrit que les
p153
voyages qu' il n' a pas faits. Il raconte Dumont
D' Urville, il met l' intérieur de l' Afrique à la
portée des gens du monde dans une revue sérieuse,
en style froid, en cravate blanche. Rien de
l' homme n' est là, mais tout l' homme est à nos
ners du moulin rouge. Un petit homme, de petites
moustaches grises, un extérieur, une draperie ,
dirait Buffon, de rien du tout ; mais de
là-dessous, par les yeux, par la voix, des éclairs
montrant une énergie terrible, et la trempe de ce
caractère élevé, berà la dure : -sonre était
le rude commandant de cette frégate chargée sous
la terreur d' aller débarquer en Irlande des loups
et des forçats ! Parlant et s' animant, il est
l' homme de sa vie, de ses sensations, de ses
émotions. Il change d' accent, d' aspect, il se
transforme, se transfigure, se multiplie, se
renouvelle. Sa physionomie mue. Il entre avec le
ton, le regard, le jeu de la face dans les
personnages et les choses qui se pressent dans
sa parole et dans son souvenir. Son existence
pressée, courante, haletante, hasardeuse, se hâte et
s' essouffle encore dans sa causerie diffuse,
verbeuse, débordée, déraillée. C' est une parole
peinte, éclatante, coupée de changements à vue,
une éloquence bavarde, fortunée, où tout à coup une
taphore de voyou, une image d' argot ou bien un
grand mot de la langue des penseurs allemands,
ramasse votre attention et l' emporte. Tantôt une
façon de dire, empruntée à la technie de l' art,
détache l' idée comme un daillon grec. Et ce
sont sur cette parole, -un fleuve, comme la
parole de Diderot ! -mille choses qui vont,
courent, passent : des tableaux, des croquis, des
paysages, des profils, des coins d' iliade pareils
à cette tapisserie hérque où roula le fils de
Laetitia naissant, des aspects de murailles, de
maisons, de cités qui ont le mystère et le
dramatique de ce décor que Shakspeare montre d' un
mot : une rue ; des champs
p154
sinistres comme la fosse banale l' esclave
portait l' esclave dans un tombereau de louage, le
soleil rouge des lendemains de bataille, des
villes trouées de boulets, saignantes, éventrées,
des ambulances autour desquelles les rats
dent... il n' y a que certains dessins de Goya
sur les guerres d' Espagne pour toucher à cette
horreur che, aux lignes inexorables. Et puis,
à travers tout cela, des éclaircies d' humour ,
des poignées d' observations, des silhouettes
sociales, des aperçus sur les races, une
philosophie compae dunie national des
peuples... il y a un moment, il nous jetait l' âme
et les yeux dans une Janina prise ; nous voyions,
nous touchions ce ruisseau barbotant de chiens,
coulant entre ses jambes, courant à la pâtée, à
la curée, aux morts encore chauds ; il change de
langue et de palette, et c' est le château anglais,
la haute futaie, la grande chasse, la grande vie,
trois toilettes par jour, et bal tous les soirs, un
train de roi mené, conduit, payé, par un monsieur
qui s' appelle Simpson ou Thompson ! Ce sont les
fortunes à la Westminster, les dix millions de
rentes, les trente-cinq centimes de revenus par
seconde ; ou bien ces enrichissements de la cité,
ces fils de marchand, sans poil encore au menton,
qui inspectent dans la diterranée les vingt
bateaux de leur père, dont pas un n' a moins de
deux mille tonneaux, " une flotte, -dit Laligant, -
comme l' égypte n' en a jamais eu ! " vous savez
cette magnifique mine des caricatures fraaises,
le vaudeville éternel, l' anglais qui voyage !
Laligant est intarissable pour nous faire rougir
là-dessus : " nous ! Nous ? -fait-il avec pitié,
-mais avez-vous vu jamais à Londres un fraais
qui ne fît rien, qui fût là pour dépenser de
l' argent tout bonnement, bien tranquille dans une
bonne voiture ? Le français voyage pour se
distraire d' un chagrin d' amour, d' une perte au jeu,
ou pour placer des
p155
rouenneries... mais là un français, dans une
calèche, un français qui ne soit ni acteur, ni
ambassadeur, ni cuisinier, un français avec une
femme comme notre mère ou notre soeur, une femme
qui ne soit ni une fille, ni une actrice, ni une
couturière, on n' en a jamais vu ; jamais, jamais ! "
Laligant va, vient, il parle esthétique, il
attrape les peintres, il empoigne le paysage, cette
inondation de portraits de la nature sans action,
il empoigne les paysagistes, des paysans trems
dans un baquet de couleurs, valets de ferme du
poussin ou de Salvator Rosa, levés au jour,
herborisant des ciels , allant aux tons fins,
solides et lumineux, comme les boeufs à la charrue,
haineux comme des villageois, aux salons, aux
italiens, à la soie, à la musique, aux gens à
cheval ; le soleil, la campagne et la friture, la
friture, la campagne et le soleil, voilà leurs trois
cordes ! Et pas d' autres ! Dit Laligant. Et
toujours après ces entr' actes, ces études, ces
pochades de moeurs, la toile relevée, des histoires
impossibles, des aventures vraies, inoes comme les
moires historiques d' un habit noir, des
fragments d' existences entrevues, saisies dans les
coupe-gorge et les bas-fonds grouillent, comme
dans une mer, toutes ces existences échouées, tous
ces hommes sans noms et sans bottes qui ne montent
jamais à la surface des romans. Il se lève, il
s' assied, toujours parlant. Il frappe la table,
il frappe le bras de son voisin. Il se lève encore,
il se prone, relevant à tout moment les manches
de sa redingote d' une petite tape nerveuse, un de
ses tics. Sa voix qui vibre coupe la parole à l' un
de nous ; écoutez-le : " ... toutes ses nuits,
toutes ! Il les passait dans ce tripot de Rose
Marylane , avec la fleur de la fleur de la
plus fière canaille du globe. Je ne sais s' il avait
un pays, un passé... je crois qu' il était né dans un de
ces pays vagues qui sont un préjugé de la
géographie... par là-bas,
p156
quelque part, sur un de ces plateaux entre chien et
loup, entre Allemagne et Russie, vrai nid
d' aventuriers niché dans le tombeau de Casanova :
Bome, Croatie, que sais-je ? ... oui, il me
semble qu' il se disait quelque chose comme Croate
fugié. Bref, il tirait de sa poche, et sa poche
tirait je ne sais d' , tous les soirs quelques
schellings qu' il perdait aussi noblement qu' un
honnête homme. Ses schellings perdus, il regardait
les schellings des autres jusqu' au matin...
comprenez-vous ? Ne s' asseoir ni dormir ! C' est
défendu dans ces maisons-là ; il faudrait les faire
grandes comme l' Angleterre : la misère y
dormirait ! Eh bien, lui dormait. Il s' appuyait
contre le mur d' une seule épaule, il gardait une
pause éveillée, et il dormait : il dormait comme
une mouche, -la mouche , c' était le nom qu' on
avait fini par lui donner. Une nuit, le jeu
s' anime, quelque chose roule de la table. Il
entend rouler, ça roule vers lui... il avance le
pied, son pied nu ! ... on lui voyait des bottes :
il n' en avait pas ! Pas plus que la Crimée
n' avait de vrais villages sur le passage de
Catherine Le Grand ! Ses bottes étaient des
dessus de bottes sans semelles ! Il saisit avec
son orteil le souverain, c' était un souverain ! On
se baisse, on cherche, on remue les chaises, on
tourne, on le regarde... enfin, le jeu repart. Le
souverain collé sous son pied, il reste, sans
bouger jusqu' au matin, craignant un regard, un
geste, n' osant se baisser ni ramasser. Il sort,
et le voilà pour la première fois de sa vie à
six heures du matin avec de l' or dans sa poche. Il
marche, pensant à quelque chose d' ino, une
folie, unve : il va se coucher ! Dormir
rieusement, dormir horizontalement, dormir dans un
lit, dans un lit ! Il sonne à une maison garnie
un grand coup, un coup honorable, le coup d' un
gentleman qui aurait l' habitude de se coucher
quelquefois. Il a un lit, il a des draps !
p157
Il se couche, il dort sur les deux épaules ! à dix
heures on le réveille : c' est la bonne qui lui
demande s' il veut venir déjeuner avec ses
maîtresses, deux vieilles governesses . Il
déjeune avec les deux femmes, leur plaît à
toutes deux, en épouse une, leur donne à toutes
deux la passion du jeu, les ruine toutes les deux
au jeu ; après quoi, il les convertit au
catholicisme, se fait payer leurs deux conversions
par les lords catholiques, -les conversions ont
des primes là-bas, -touche l' argent, court à
Hombourg, gagne deux cent mille francs, les
reperd, et... aujourd' hui savez-vous ce qu' il
fait ? Il est à Paris, allant de cabaret en
cabaret à la barrière de l' étoile, organisant une
grande mise de fonds, une société de jeu parmi les
compagnons maçons, dont dix au printemps
l' accompagneront à Bade, costumés en habits
noirs pour surveiller son jeu, et contrôler les
bénéfices de leurs camarades ! "
" le voisin de table ordinaire de Laligant fait
avec lui, et presque avec nous tous, un contraste
parfait. Il y a dans ce voisin-il s' appelle
Lamperière-cette douceur presque féminine, et
qu' on rencontre seulement chez les hommes bercés
et comme couvés par la femme, grandis sous le
coeur d' une re, et dont une éducation de
caresses a formé l' enfance, la jeunesse me. C' est
aussi, en lui, la douceur de ces races du nord,
qui n' ôte rien à l' énergie, mais l' enguirlande ,
comme disent les russes. Un front haut, des
cheveux rares, des moustaches d' un blond de
chanvre, si pâles qu' à peine elles font une ombre
sur ses joues ; une figure creue et longue,
un regard bleu et profond, une voix basse et
pénétrante comme une voix à l' oreille, une parole
lente et qui semble se recueillir, voilà les
dehors de cette belle et jeune âme, amoureuse de
la nature, et que la campagne grise comme un bon
vin ; de ce coeur de père,
p158
tout débordant de maternelles indulgences ; de cet
esprit néreux, prêt au dévouement, ouvert à
toutes les espérances de l' humanité, et conspirant
avec l' avenir. Au fond, c' est un temrament
mystique jusqu' à la merveillosité, et qui apporte
la foi d' un apôtre à une religion humaine que tout
lui révèle, les leçons de l' histoire aussi bien
que lesceptions de la vie. Sans fortune,
il vit d' articles de fond qui commencent par
quelque chose comme : le cabotage souffre, c' est
incontestable... et dont il est le premier
à rire. Mais il se console entissant dans sa
tête un gros livre qu' il n' écrira jamais...
" Lamperière a creusé les sciences ; il y a puisé
la croyance au lieu d' y trouver le doute, et c' est
un des caractères de sa parole de tirer de leur
étude et de leurs exemples une richesse de
comparaisons, une poésie et une grandeur de
paraboles, ce je ne sais quoi de biblique de la
langue de Bernardin De Saint-Pierre. Et
quoi de plus saisissant que cette scène qu' il nous
contait avant-hier ? Il me semble encore
l' entendre, encore entendre ce récit qu' il nous
faisait, et où l' on sentait battre la pensée d' un
Cuvier dans le coeur d' un ab Fauchet...
un jour, il était aux champs-élysées ; il rencontre
un ami : c' était Mickiewitz, Mickiewitz, qui
devait monter dans une heure à sa chaire du
collége de France, et qui, troublé dans cette
grande tâche d' être la voix d' un peuple, tremblait,
défaillait, cherchait, se frappait vainement le
front, et ne savait encore ce qu' il allait dire.
" oui, -lui dit Lamperière, -vous ne savez
pas... vous ne trouvez pas... " et il jouait avec sa
canne sur la terre ; le sol était détrempé, et
mettant sa canne dans une flaque d' eau : " de la
boue... oui, c' est de la boue... c' est la pluie...
une goutte d' eau et un peu de poussre... "
Mickiewitz le regardait, Lamperière tracassait
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toujours la flaque d' eau avec sa canne : " un peu
de boue au-dessus, un peu de boue au-dessous, mais
plus che... de la terre mince comme une feuille
de papier... et puis des cailloux roulés, et puis
un limon, et puis des coquilles d' eau douce, des
huîtres d' eau douce collées les unes aux autres,
l' emplacement d' un de ces grands amas d' eau douce
qu' il y avait dans l' ancien état de la terre,
quelque chose comme les grands lacs de l' Amérique
septentrionale... puis des squelettes, des restes
de quadrupèdes inconnus, des os d' oiseaux, de
crocodiles, de tortues ; des troncs de palmiers
pétrifiés dans le silex... vous suivez bien ma
canne, n' est-ce pas ? Allons toujours... après
cela, ce sont les dépôts d' une mer qui s' est
retirée, laissant des empreintes brunes de feuilles
et de tiges de végétaux, et six cents esces de
coquilles ; puis, au-dessous, une mer encore a
pas, mais sans doute une mer d' eau douce... puis
c' est comme la place à charbon du globe, la grande
couche de bois fossile bitumineux, montrant encore
des vestiges charbonneux de tiges, de rameaux et
de feuilles, ou la texture ligneuse et même la
forme des arbres enfouis... ce sont les fots
brûlées de la première terre, de ce premier sol de
craie et de coquilles laissé àcouvert par une
mer antédiluvienne... ah ! Vous m' écoutez...
comment ! Je vous inresse avec une goutte de
boue ! ... et vous avez peur, et vous ne savez
comment vous y prendre pour intéresser la France
avec le deuil d' une patrie ! "
" j' ai besoin de tout cela, mon cher Chavannes ;
il y a je ne sais quelle lymphe chez moi, une
fibre molle, quelque chose de détendu. Il me
faut, comme aux gens gras, un air vif, actif,
un petit vent sec. J' aime, comme la santé de mon
esprit, comme le coup de fouet de mon
p160
travail, l' excitation et le stimulant de la
société, société d' intelligences, de remueurs
d' idées s' entend. Oui, autrefois peut-être, il
y a eu des gens assez forts pour tirer
d' eux-mêmes la fièvre de leur oeuvre ; de ces
hommes, véritables microcosmes, portant tout en
eux, et dont le feu était un feu divin, blant
de soi, sans que rien du dehors ne le nourrît ou
ne l' avivât. Peut-être encore, même dans ce
temps-ci, vous en trouverez quelques-uns assez
fortement taillés pour se suffire, se soutenir,
s' accoucher seuls, et vivre dans la solitude de
quelque grande chose. Mais je ne suis pas de
ceux-là, et ceux-là ne sont pas de leur siècle.
Il y avait une vitalité que nous avons perdue.
Mille choses, dans notre siècle, engourdissent
la vie et la pensée. Le cerveau se refroidit
comme la terre. Il y a une incubation de l' esprit
qui ne peut avoir lieu que dans la chaleur, la
lée, le contact d' autres esprits. Vous savez que
le meilleur fumier est une bataille ; eh bien,
voilà ce qu' il nous faut : la bataille des
paroles et des idées, la bataille de l' intelligence,
la lutte ardente de la causerie... ce sont des
fenêtres ouvertes tout à coup dans la tête, de
grands éclairs de jour, un jeu qui nous enivre,
un cordial qui nous donne des muscles, un peu de
cette pâte d' orient qui fait bouillonner le
cerveau et soulève la calotte du crâne. Notre
vie peut être plate, une eau morte ; mais il faut
à l' imagination des courants qui la battent, une
allée et venue d' opinions, un choc d' individualités
morales qui se brisent contre elle. -mon premier
livre est un soliloque, mon cher ami. Qu' un homme
constitué comme moi et comme tant d' autres
s' absorbe dans son moi , il s' y acoquine et
s' y endort. L' atonie arrive, je ne sais quoi qui
ressemble au qutisme, à l' extatisme torpide des
gens concents dans la contemplation de leur
nombril... donc la tête ne peut vivre seule.
J' admets des exceptions, certains travaux
p161
de mémoire ou de casse-tête : la reconstitution de
la ponctuation d' un auteur ancien, par exemple ;
mais, hors de là, pour l' expansion, la circulation,
la mise en train des facultés créatrices, pour le
renouvellement des exceptions, je crois cessaire
à l' hygiène des idées ungime excitant,
irritant ; en un mot, une certaine griserie de la
tête en bonne compagnie d' esprits, qui donne au
système moral de l' homme de lettres la secousse et
l' aiguillonnement qu' un excès donne au système
physique...
" et les chères petites filles ?
" à vous, et bien à vous,
" Charles Demailly. "
chapitre xxx.
" c' est encore moi, mon cher Chavannes, je suis
heureux, et je vous écris...
... nosners du jeudi continuent. Nous voilà, je
crois, au complet. Nous sommes maintenant une
petite société, un échantillonnage à peu près
complet du monde de l' intelligence. Arrive un
déluge, un naufrage de l' humanité, et que l' arche
de Noé veuille bien de nous, nous avons de quoi,
avec notre table, refaire, sur le mont Ararat,
toute la devanture de Michel Lévy, l' étalage
de Beugniet, et l' affiche de l' opéra !
" notre romancier, un sucs tout neuf et bon teint
celui-là, est un grand garçon, ravagé, mais
puissant ; un temrament de bronze à tout porter,
vingt-sept
p162
heures de cheval, ou sept mois de travail aux
arrêts forcés dans sa chambre ; l' oeil bleu,
profond, pénétrant ; des moustaches de Mantchou
qui s' en va-t-en guerre ; une forte voix, une
voix militaire et haute. C' est un homme qui a eu
quelque chose de tué sous lui dans sa vie, une
illusion, un rêve ; je ne sais. Au fond de lui
gronde et bâille la colère et l' ennui de la vaine
escalade de quelque ciel. Son observation de
sang-froid fouille sans vergogne, et manches
relees, l' homme jusqu' à l' ordure : c' est comme
une poigne de chirurgien, qui tâte avec de l' acier
un fond de plaie... vieille blessure que tout
cela, mon ami. Le plus étrange est que, malg
tout, la grande pente de son esprit est à la
pourpre, au soleil, à l' or. C' est un poëte avant
tout, un admirable et inédit fantaisiste. Son
livre, son beau livre, est, le croiriez-vous ? Une
pénitence : il a voulu mettre son style au pain
sec, et brider sa fantaisie à peu ps comme ces
femmes pléthoriques qui, craignant leurs
tentations, se font tirer une pinte de sang.
" nous avons aussi un peintre, un peintre qui ne
nous expose jamais le dogme de l' empâtement, pas
plus que le rôle humanitaire de la terre de
Sienne brûlée. C' est une figure dans le genre de
celle de Lamperière, douce, recueillie,
sympathique, triste, mais de cette tristesse
qui est chez certains hommes comme une musique. Sa
voix est caressante. Son oeil a la bonté et la
paresse amicale de l' oeil d' un gros chien au
repos. Grancey, -c' est notre peintre, -est
l' homme de 1830. Il a été de la grande are, au
temps où les hommes d' art, peintres ou poëtes,
marchaient sous le me drapeau, vivaient des
mes victoires, des mêmes passions, souvent sous
le même toit, dans une alliance armée et
vaillante. Ce temps lui est resté au coeur, comme
le soleil d' Austerlitz aux yeux d' un invalide.
Il en conte les mille légendes, la
p163
fable historique, d' une façon merveilleuse... vous
savez cette belle page du général Foy, cecit
au pas de charge des victoires de la publique
la marseillaise souffle, tout vole ! La
parole de Grancey a sur les grands jours du
romantisme le même feu, un pareil vol. D' autres
fois Grancey se confesse et sourit. Tenez ! Sur
le courant des pensées, la confraternité, les
folies enfantines et généreuses, l' atmospre des
choses ridicules et grandes, la belle fièvre enfin
d' alors, une seule de ses histoires, son
histoire de l' autre soir. C' était quelque temps
avant Marion Delorme . Grancey écrit à un
de ses amis, étudiant en médecine en province.
L' ami trouve le ton de la lettre triste, croit à
un embarras d' argent, fait argent du peu qu' il a,
prend la diligence, et apporte ses quelques cents
francs à Grancey. Grancey était par hasard
presque riche. Il remercie son ami, et l' emmène
ner le soir chez sa maîtresse. La maîtresse de
Grancey était, en ce temps-là, une femme qu' il
aimait. Au dessert Grancey veut que son ami plie
sa serviette. Et voilà l' ami déjeunant et dînant
entre Grancey et sa maîtresse. Un jour, Grancey
vient le chercher. Il ouvre sa porte, il va à
son lit, il trouve... un monstre ! L' ami s' était
rasé cheveux, sourcils, moustaches et barbe.
Grancey le croit devenu fou, le presse de
questions ; l' ami finit par lui avouer qu' il est
devenu amoureux de sa maîtresse, et qu' il a
voulu se mettre dans l' impossibilité de la revoir.
Grancey le rane dîner chez elle. Puis, aps
ner, -c' était la première de Marion
Delorme , -il l' emmène à Marion
Delorme . L' ami faillit faire tomber
Marion Delorme . Chaque fois qu' il se
retournait pour imposer silence à une opposition,
la figure de ce monstre enthousiaste et glabre
faisait éclater de rire toute la salle...
n' est-ce pasle pouls du temps, de ce temps
dont Grancey porte le deuil et le regret ? Les
idées politiques de 1848
p164
lui ont redon un peu de fièvre et de jeunesse.
Quand elles ont été tuées, il a été repris de plus
belle par l' ennui, par l' indifférence,
l' inoccupation des pensées et des aspirations.
C' est un esprit charmant, fin,minin, plein de
nuances, un esprit discret et d' une distinction
telle, qu' une femme ne s' est aperçue que Grancey
était spirituel qu' en le trompant avec un de ses
amis. Sa tristesse est tranquille, presque sereine,
sans irritation, sanscrimination. Elle n' a rien
aigri en lui. Sous son abord froid, il a la
poignée de main chaude et cordiale. Il est
modeste ; il fait peu de bruit, il rit à demi-voix ;
charitable sans être dupe, il lui suffit d' avoir
chatouillé un ridicule ou gratté une sottise pour
leur pardonner.
" cependant, tout apaisée que soit la mélancolie de
Grancey, on voit que si elle ne le poursuit pas,
elle l' accompagne. L' avenir l' inquiète. Grancey
songe aux anes, à sa vieillesse : la maladie
peut lui venir, le travail lui manquer... l' autre
jour, à propos d' un des nôtres, un grand talent,
un honnête homme, mort sans domicile, dans un
hôtel garni de la mort, capitulant tous ceux-là,
ses amis, auxquels le xixe siècle n' a donné que le
prytanée de l' pital ou de la morgue, Gérard
De Nerval pendu, Tony Johannot pour
l' enterrement duquel on fut obligé de se cotiser,
les autres pour qui on serait obligé de faire de
me, Grancey nous disait : " oui, je sais bien,
j' ai gagné de cinq mille à douze mille francs
par an... si j' avais été raisonnable, j' aurais eu
une petite chambre... j' aurais dépenquinze sous
par jour... et j' aurais quelque chose devant moi.
C' est de ma faute... " ce meâ culpâ est le
refrain de sa patience. " c' est ma faute " , -
disait-il encore, comme nous parlions des appétits
et des ambitions de nos âmes et de nos esprits, -
" pourquoi ne pas prendre
p165
un but à portée de notre main ? Quelque désir
satisfaisable ? Un dada qu' on puisse enfourcher ? ...
par exemple, être collectionneur, c' est un
charmant dada de bonheur... mais il faut avoir une
vocation pour tous ces bonheurs-là... ah ! Les
bourgeois qui vont à la campagne le dimanche et
qui rient si fort, je les envie... ou encore le
dada de Corot : c' est un brave homme qui cherche
des tons fins et qui les trouve. Il est heureux.
ça lui suffit ! ... et pour l' amour, que de choses
nous exigeons de la vie et de la femme ! Nous
demandons à nos maîtresses qu' elles soient
honnêtes et coquines, qu' elles aient tous les vices
et toutes les vertus, qu' elles aient des ailes et
des sens... nous sommes tous des fous ! La rose
qui sent la rose, le plaisir comme il est, la
femme qui est une femme, ce n' est point assez pour
nous. Nous avons une maladie dans la tête. Les
bourgeois ont raison. "
" l' homme avec les anes a teint sur le peintre.
Cette palette folle, triomphale, fulminante,
chantante ; ces mythologies souriantes dans un
ciel d' ambre et d' émeraudes, le bal desesses, et
ces petits levers d' Olympe, ces dieux aux beaux membres
d' ivoire rosé, cette vie éclatante et friponne de la
chair et du nu, ont pâli dans sa main peu à peu.
Un nuage, puis un cpe, s' est étendu sur cette
palette, -un flot d' or et d' ambroisie, -qui se
reposait des clartés et des gaietés d' un plafond
de Lemoine en jetant sur la toile le soleil et le
rire de Don Quichotte et du roman comique,
l' odyssée en belle humeur de la France et de
l' Espagne. Comme cette heure voilée qui entre sans
bruit à la fin du jour dans un atelier, endormant
lentement le mur, le bruit des tons, l' éclair des
choses, versant d' abord une ombre légère qui berce
le regard et la pene, puis amassant la nuit de
tous côtés, un cpuscule d' hiver a éteint pas à
p166
pas tout ce tapage et toutes ces apothéoses.
Grancey a abandon la lumière et le midi pour
les ciels livides, les terrains blêmes, les jours
blafards, les mers sertes, les eaux mortes, les
rochers mornes, les landes où le soir s' assied
comme un sphinx. Sur ce théâtre nocturne,
mystérieux et solitaire de la nature, le caprice
malade et la rêverie couleur de nuit de Grancey
ont évoqué les apparitions de ses chimères. Tantôt
devant un firmament de plomb, dans une campagne
pase comme une vieille couronne d' immortelles,
sous les arbres tors comme des colonnes d' airain,
enguirlandés de vignes grillées par l' automne,
il a fait s' avancer une blanche jeune fille, ombre
grise et morte que le jour éclaire par derrière, la
dessinant des pieds à la tête avec la ligne d' un
nimbele. Tantôt ç' a été le cauchemar d' un
monde surnaturel, des danses de feux follets, des
forêts bruissantes du vol des balais des
sorcières, ou bien des larves tombées de la
tentation de saint Antoine sur un toit, les
jambes croisées sur un pignon comme d' hontes
tailleurs sur l' établi, regardant, l' oeil fixe et
rond, une Taglioni grande comme l' ongle qui bat
des entrechats dans le brouillard d' argent de la
lune.
" dieu me pardonne ! Je ne vous ai pas encore parlé
de notre amphitryon le plus ordinaire. J' allais
l' oublier ; j' allais oublier Farjasse. -vous
savez la vieille querelle de l' argent et de
l' esprit, le duel de Plutus et d' Aristophane ;
c' est, à l' heure qu' il est, une affaire arrangée.
Lesmoins ont rabattu les sabres de bois, on
s' est fait des excuses, et l' on est al
déjeuner. Au dessert, l' argent et l' esprit
s' estimaient : ils s' embrassèrent comme des
gens qui regrettent de ne s' être pas plust
connus ; si bien que l' on vit, au sortir de table,
des gens d' argent faire de l' esprit, et des gens
d' esprit faire fortune ! -notre amphitryon est
donc un homme de bourse. C' est
p167
un beau garçon d' une trente-cinquaine d' années,
frais, propre, net, passé à toutes les brosses,
à tous les outils d' acier, à toutes les eaux de
toilette des anglais, dont il a adopté la coupe
de favoris et les nuances d' étoffes écossais
sombre. Notre ami n' existe guère, il faut l' avouer,
qu' à partir de trois heures. Jusque-là, il n' y a
chez lui qu' un crayon et qu' un calepin ; jusque-,
c' est un chiffre ahuri. à trois heures, il
reconnaît ses amis ; sa pensée recommence à
circuler ; le coeur lui revient. Il vit, il
sourit, avec le regard d' un homme heureux, au
bonheur des autres, à Dieu, aux hommes, à la
femme qui passe. Le voilà jusqu' à demain rendu à
lui-même, rentré dans sa peau d' homme du monde,
gai, intelligent, spirituel, apportant à nos dîners
sa quote-part d' idées, de mots, de gros sel,
d' aperçus et de gaieté, une gaieté d' écolier
en vacances, ou de mari gaon, qui lui court par
tout le corps, qui lui remue les bras et les
jambes, qui lui remplit la bouche d' exclamations
sourdes de félicité, de satisfaction, d' un
contentement universel et débordant ; tout est
bon, tout est beau, et il vous pousse du coude en
vous disant : " hein ? " pour vous faire avouer que
le rôti est cuit à point et qu' il faut remercier la
providence.
" c' est un garçon sage qui gagne à la bourse tout
doucement et fort sûrement de vingt-cinq à trente
mille francs par an, au moyen de combinaisons
qu' on m' a parfaitement expliqes et auxquelles je n' ai
rien compris. Il les dépense dans une maison
grandement tenue, et dans les folies d' une
bibliothèque, sa plus grande passion, qui est, je
crois, la collection la plus complète de nos
livres modernes, non en leurs tirages ordinaires
sur ce papier sans corps et sans durée, mais en
papier de Hollande, et habillés d' un maroquin
du Levant dentelé d' or par Capé. Au reste c' est
le seul luxe apparent et de montre de son
intérieur ;
p168
tout le reste est don au bientre, à la
commodité, à l' agrément usuel et journalier des
choses. Point de dorures, mais de bons fauteuils
qui vous bercent comme des nourrices ; point de
plats montés, mais de bons dîners, de fortes
viandes qui restaurent ; point de vin de Constance,
mais un bon vin ordinaire, chaud et franc ;
partout et dans tout, chez lui, la science
pratique de la vie, cette sage et large économie
du chez soi, le confortable, transporté par les
gens de bourse du home de Londres à la
maison de Paris.
" notre société possède aussi un musicien, un grand
musicien, à ce qu' on m' a dit. Au moins ne
joue-t-il jamais du piano. Bressoré a fait deux
ou trois opéras dont j' ai entendu... le titre.
J' aurais entendu le reste, que je ne serais pas
plus avancé : vous savez que je manque d' oreilles
dans le sens absolu du mot. Figurez-vous un
homme sérieux comme un discours latin, impassible
comme la conscience du sage, de la bouche duquel
sortent tout à coup des bouffonneries à pouffer,
sans que le marbre de son visage bouge ni remue ;
un de ces êtres qui dépensent dans la charge un
énormenie comique, et dans les bribes de
parade la plus admirable fantaisie d' ironies ; un
esprit enragé, féroce, sans entrailles, qui
a imaginé de débarrasser Farjasse d' un convive
ennuyeux qui s' invitait toujours, en faisant inrer
dans les petites affiches le nom du
malheureux et son adresse sous l' annonce : à
der un parasite qui a déjà servi. il a une
bête noire, la vieillete noire de tradition, la
vieille bête noire du locataire, du célibataire, du
débiteur, de l' atelier et un peu de nous tous.
C' est pour le bourgeois, -un vieux mot aussi
large que le barbare des grecs ou le kin
des militaires, -que l' impitoyable blagueur est
surtout sans pitié. Ce diable d' homme a l' air,
quand il en a attrapé un, d' un chinois qui
écorche à petites journées
p169
un de ses semblables. C' est comme une vengeance
froide, raisonnée, méthodique, machiavélique, de
toutes les mauvaises pensées du bourgeois sur
l' artiste, de toutes ses hostilités secrètes, de
toutes ses rancunes sourdes ; une revanche de tout
le plaisir, de toutes les joies, que lui donnent
nos guerres civiles, la lation de nos misères,
et la publicité de nos engueulements.
" oui, nous sommes un monde indisciplinable. Nous
sommes frondeurs, nous sommes blagueurs. Nous avons
nos vices, nos mauvais instincts, nos pjugés,
nos vanités, une plaie vive. Nous sommes sans
catéchisme, sans respect, sans pitié dans nos jeux,
et nous faisons jeux de tout... oui, mais au
bout de tout nous sommes une grande et noble race,
une race libre, sauvage, qui regimbe sous les
dominations, qui ne reconnaît pas le droit divin
de l' argent, et que la pièce de cent sous n' a
pas encore domestiquée. Toutes les religions nous
manquent, oui, mais nous avons notre religion, une
religion de tête pour laquelle nous luttons,
souffrons, mourons : la conscience de l' esprit.
Les ironies, les insultes, les insolences de la
fortune, les impertinences du sucs, les
inimitiés redoutables, le travail, un travail du
jour et de la nuit, un travail de fièvre qui
épuise, vieillit, tue ; une vie sans repos, la
lutte, toujours la lutte ; les maux du corps et
les lassitudes de l' âme, la longue épreuve, le
long martyre d' une pensée qui confesse jusqu' au
bout ses croyances spirituelles ; un métier, le
derniertier du monde pour gagner de l' argent, -
rien ne nous fait, et nous allons, nous marchons,
vieux avant l' âge, les tempes grises à trente
ans, bilieux et pâlis par le reflet des lampes,
brûlés par le café noir, abîmés par les veilles,
usés par les débauches du travail nocturne...
ah !
p170
Pour marcher contre du papier, nous ne faisons pas
de plus vieux os que ceux qui marchent contre du
fer ! Nous allons, les yeux à une autre étoile des
mages. Les uns tombent, d' autres se lassent, nous
semons les morts et les traînards sur notre
chemin, et, serrant nos rangs, ralliant le
drapeau, nous ne nous retournons pas... j' ai
honte de vous dire, mon ami, ce que nous allons
chercher : c' est une toison d' or qui a un nom bien
ridicule ; c' est tout bêtement l' idéal, " ce
tableau, comme a dit Hoffmann, que nous peignons
avec notre sang " ; une chimère si belle, après
tout, que tous ceux qui la désertent et quittent
notre chemin pour les chemins faciles, les
accommodements et les prostitutions d' esprit, ont
des remords de renégat. Ils se disent, ils vous
disent : j' avais cinq enfants à nourrir ! ... ils
s' excusent, et ne peuvent se pardonner.
" oui, nous n' avons pas d' ordre. Nous ne savons pas
mettre de té le pain de notre vieillesse,
gagner à la bourse et remplir des tirelires. Mais
j' en sais parmi nous, et des plus pauvres, qui,
le ventre creux, ont refusé beaucoup d' argent pour ne
pas laisser toucher à leur conscience, mutiler
leurs idées, châtrer leurs phrases... oui, il y a
dans notre monde des hommes qui ne rougissent plus,
et des choses qui font rougir ; il y a des
scandales, il y a de honteuses misères ; mais, mon
ami, ce que le monde cache, notre monde le
tambourine. Nous levons le drap sur toutes nos
pustules, nous fouillons les uns les autres dans
notre vie, dans nos lettres, dans nos paroles,
comme on fouille dans le dossier d' un voleur !
Toutes nos vilenies, à nous, sont au grand jour.
Comptez dans tel autre ordre, dans tel autre
monde, les vilenies enfouies et secrètes ! ... oui,
nous faisons une famille ennemie, unepublique
d' envie, nous nous déchirons, nous nousvorons ;
mais, au fond
p171
de tout, dans cette dispute pied à pied de la
gloire et de la popularité, sur cet étroit terrain
la place au soleil pris par l' un est souvent
le pain enlevé à l' autre, nous avons des
enthousiasmes qui nous sortent de la poitrine ;
nous consacrons des succès qui nous écrasent, et
nous saluons des grands hommes parmi nos
camarades... j' ai vu des envies de propriétaire à
propriétaire pour une parcelle de terre... toutes
nos envies n' étaient guère enragées auprès de
celles-là !
" oui, nous nous calomnions nous-mêmes ; mais,
sous toutes nos poses, sous les fanfaronnades de
notre masque, sous nos sourires de vieillards,
sous nos forfanteries de cynisme, nous avons des
rougeurs, des naïvetés, des timidités, et des
virginités de courtisane amoureuse ; nous aimons,
quand nous aimons, comme des collégiens. Derrière
la fausse honte des illusions, du dévouement, de
toutes les piétés sociales, derrière nos affiches
de scepticisme, nos paradoxes féroces, nos thèmes
sans entrailles, il y a tout ce dont nous ne
parlons jamais, des mères soutenues, des soeurs
aidées par la copie de nos nuits, une famille où
vont mystérieusement nos charités filiales...
mais je tourne à la tirade. Pardon et adieu.
" Charles Demailly. "
chapitre xxxi.
C' était ce même cabinet du moulin rouge où, un
mois avant, Boisroger avait présenté Demailly. Le
ner finissait ; les mêmes convives causaient
autour du café.
-le songe de Scipion, -disait De monville, -
le songe de Scipion ! Voilà mon manuel
d' esrance ! Une
p172
belle méditation de la mort... le plus beau rêve
que l' esprit de l' homme ait fait ! Le plus
magnifique sermon sur le néant de notre vie et la
rité de notre divinité... qu' on me laisse le
songe de Scipion, et qu' on me guillotine : je
mourrai bien... il y a d' un bout à l' autre un
souffle d' immortalité qui vous emporte... vous ne
croyez pas à l' immortalité de l' âme, Demailly ?
-pardonnez-moi... très-souvent.
-relisez le songe de Scipion... vous êtes aux
tés de l' africain, et vous voyez la terre
au-dessous de vous comme un point dans l' espace,
et le temps comme un moment dans la due... vous
planez : le concert des harmonies de tout ce qui
est vous entoure ; et les Arago auront beau
démonter ce ciel antique, on y entendra toujours
la musique des mondes sous l' embrassement de
Dieu, le bruit des spres qui se meuvent, et le
son infini de l' orbe des étoiles... et quel
paradis d' un ordre moral plus élevé ? Un panthéon
de lumière et de sérénité, cette haute demeure
d' éternité bienheureuse la place est marquée
pour tous ceux qui conservent, aident ou
augmentent la patrie... si j' avais à baptiser le
songe de Scipion, je l' appellerais l' extase de la
conscience humaine... quel coup d' aile dans
l' immensité ! ... ne vous semble-t-il pas vous
approcher de la providence, quand le livre vous
montre le regard du régisseur des mondes joui
des assembes et des soctés d' hommes, assocs
par le droit sur toute la terre ? ... et quelle
grande leçon de vivre ! ... ah ! Tout est là...
lisez le passage : au principe nulle origine...
ce principe de Cicéron, de lui-même, et d' où
tout vient, c' est le berceau, l' aurore,
l' annonciation du verbe de saint Jean : au
commencement était le verbe. Le verbe...
ohé ! Les petits agneaux...
p173
c' était un cabinet à côté qui coupait la parole
à Rémonville avec la chanson des petits agneaux.
Ohé ! Les petits agneaux,
qu' est-ce qui casse les verres,
les...
-mais, -dit Demailly, -voilà une voix... -
c' est Couturat.
-au fait, c' est vrai... ils sont toute la bande, -
dit Boisroger, -ils m' avaient invité... on pend
la crémaillère d' un petit journal d' annonces...
-sauvons-nous ! -fit Rémonville.
Rémonville et Demailly roulaient autour du lac
du bois de Boulogne dans un milordcouvert. Les
lanternes du milord jetaient en passant leurs
lueurs sur les massifs sombres. Le reflet d' une
lumre dans le lac tremblait çà et là entre deux
arbres. La nuit allumait une à une les étoiles
au-dessus du bois noir. Le cheval trottinait.
-et, pour moi, mon cher, je vous le dis, -
continuait De Rémonville, -le sommet moral de
l' humanité, ce sont les Antonins... le beau type
d' humanité est Marc-Aurèle. Je trouve en lui
ce que les anciens appelaient la vertu à son plus
haut point de sincérité et de simplicité, dans
une sorte de splendeur et avec des caractères que
je ne trouve chez nul autre... on le voit trembler
devant l' idée de la vertu, de la justice, comme
un artiste devant un idéal. Le stoïcisme, cette
magnifique doctrine, la plus désintéressée et la
plus noble morale où l' homme soit monté de
lui-même, se révèle véritablement en lui... quel
tonique, ces oeuvres de Marc-Aurèle ! ... il est
le Dieu humain de la sagesse... lui, pourtant !
César, triomphateur, au-dessus de tous, presque
toute la carte de Ptolémée sous les pieds, sur
cette cime la tête tourne, où le vertige de
l' omnipotence monte au cerveau !
p174
De tous les nouveaux amis de Demailly, De
Rémonville était celui avec lequel il avait le
plus de points de contact, le plus de paren
d' idées, celui pour lequel il se sentait le plus
de sympathies spirituelles.
Rémonville n' était ni grand ni petit, plutôt
petit que grand. La tête était l' homme : une tête
forte et belle, jeune et puissante. Ses cheveux
étaient blonds, ses traits étaient bruns. Au
milieu de son large front, une ligne descendait
verticalement toute droite, comme une ride de la
volon. Ses yeux, d' un feu sombre, enfoncés sous
ses sourcils, se rapprochaient d' un nez
imrieusement aquilin, sous lequel frisait la
petite moustache d' un roi d' Espagne. Le menton
avait la ligne d' un marbre, le visage un teint de
daille. Dans tout ce visage, il y avait mê
et brouillé de l' Apollon et de l' aigle ; le sang,
l' air et l' oeil d' un de ces beaux italiens de
proie du xvie siècle, ou d' un jeune empereur de la
vieille Rome : Cellini et Néron à vingt ans,
lant leurs types pour les pinceaux d' un
Vélasquez.
Fait de corps et d' âme pour d' autres temps, mal à
l' aise dans un habit noir, monville était mal à
l' aise dans son temps, dans sa spre. Sa patrie
ni son siècle ne lui convenaient, encore moins
son métier. Critique théâtral du journal le
temps , il tournait cette meule d' annoncer
tous les huit jours la pièce, le gros drame, le
vaudeville, le clown, l' étoile, la danseuse,
l' éléphant savant, le farceur délirant, l' actrice
en fleur, le succès, le puff et la gloire de la
semaine. Il subissait cette horrible loi moderne
du journalisme qui attelle à la tâche inférieure et
au travail rissable des plumes qui, libres et
ne se pensant qu' à leur heure et dans leur voie,
eussent donné une oeuvre à la France, au lieu
de donner des comptes rendus au public.
Rémonville s' était donc plié à ce rôle ; mais
il l' avait grandi, en y apportant sa personnalité
et
p175
y faisant entrer ses goûts, sa science et son
talent. Ses feuilletons étaient les feuillets
déchis et volants d' un beau livre sans suite,
une merveilleuse école buissonnière à propos de
théâtre, de quinquets et de lazzi. -s' il entrait
au palais-royal, c' était avec la chanson des
grenouilles d' Aristophane. Avait-il vu
Bouchardy, il vous contait Byron. Ainsi, jetant
sur tout un pan de manteau de la muse, rappelant
quelque chose d' immortel à propos d' un calembour,
mettant une treille de Lancret derrre un plat
refrain d' opéra-comique, ce critique rare,
dépensant souvent plus d' idées en un feuilleton
qu' une pce en cinq actes, laissait dire aux
niais qu' il n' avait pas d' imagination, aux bonnes
gens qu' il ne racontait pas les intrigues, à ses
amis qu' il ne ferait jamais de livre. Il ne
se souciait gre de tout cela, et de son feuilleton
bâclé moins encore. Une fois qu' il avait jeté au
papier, le samedi matin, ses douze colonnes, -
il travaillait vite, -ses douze colonnes, tantôt
belles, rhythmées, profondes et tendres comme un
psaume, tantôt pleines de la vie, du feu, de la
passion d' unmoin contemporain, quand à propos
d' un drame historique il avait pu s' échapper dans
l' histoire et griffer les morts à la saint-Simon,
Rémonville les oubliait ; il n' en parlait
jamais, c' était chose enterrée, et il coupait
assez rudement les compliments là-dessus.
C' est que la pensée du critique vivait au-dessus de
son métier. Elle habitait plus haut. Les oeuvres
immortelles, les plus suaves mélodies de la
pene humaine, les plus poétiques chants de l' âme
des peuples, les plus grands drames de la
passion, les plus délicats sourires de l' esprit,
étaient sa nourriture et son contentement. Sa
pene se plongeait dans le Dante comme dans un
fleuve de lumière, elle se parfumait dans les
livres sacs de l' Inde, elle se fortifiait dans
les philosophes antiques, elle se
p176
fugiait dans Hore et embrassait les dieux.
Puis, la pene demonville avait encore un
autre pain quotidien, des occupations aussi
chères, des joies aussi nobles. monville aimait
l' art. Le beau était sa foi comme il était sa
conscience. Une belle toile, un beau marbre, une
belle ligne, tout ce monde de matière pliée par
l' homme à sa volonté et à son génie, faisaient son
étude la meilleure et ses plus chères voluptés.
Le rayon d' un Rembrandt, l' ensoleillement d' un
Claude Lorrain, le sourire de la Monna Lisa, la
terreur de Michel-Ange, et Rubens, et Véronèse,
les primitifs et les décadents, les Memling et
les Longhi, les graveurs, de Marc-Antoine à
Goya, et les dessins, confidences des tableaux,
jusqu' aux sanguines de Watteau et aux papiers
bleus de Prudhon, voilà ce qui faisait sa
compagnie, ses familiers, ses enchantements. Mais
si ses amours, ses admirations même, descendaient
les siècles, son culte et son adoration les
remontaient. Il retournait toujours, comme porté
par le courant de tant de belles choses, à la
source immortelle : l' art grec. Il s' inclinait
devant ces marbres où la divinité circule comme le
sang, et les métopes du Parthénon étaient comme
l' orient vers lequel il se tournait en
s' agenouillant, confondu encore du souvenir de ces
chevaux, de ces cavaliers, de ces torses, et comme
plein d' un respect et d' une horreur sacrée,
désesrant de trouver jamais des mots assez divins
pour y toucher avec des phrases. De quels voeux, de
quels regrets, il s' élançait de son pays et de son
temps vers cette terre du Parthénon, vers la
terre de Phidias ! Sa patrie, ses autels, ses
ves, ses utopies, ses illusions, son âme, tout
était là ; et, nommant la Grèce, il semblait qu' il
vous nommait sa re ! Il glorifiait tout, il
regrettait tout de ce grand petit peuple, aux
villes peuplées de plus de statues que de citoyens,
aux lois sarmées par Phry. Quoi qu' il dît
p177
des Antonins, ç' aurait été à son âge grec, et non
à son âge romain, qu' il eût voulu arter
l' humanité comme à la juste maturité de sa jeunesse.
Aristote et Platon lui semblaient avoir fait
assez grandes la physiologie et la science, Socrate
avoir poussé assez loin la recherche de la
paternité de l' âme. Pour lui, Hérodote et
Thucydide avaient bor l' histoire, Eschyle,
Sophocle, Euripide, la passion, Aristophane, le
rire, Athènes, la liberté, et la civilisation
grecque, la civilisation. Pourtant ce grec était
catholique ; mais il était catholique en haine des
religions iconoclastes, catholique par reconnaissance
pour le siècle de Léon X ; catholique encore en
haine des races du nord, pour lesquelles il avait
toutes les haines des races du midi, en haine de
l' Allemagne, qu' il affirmait être la Chine
d' Europe : " voyez ! -disait-il, -ils ont la
porcelaine, le saxe, comme les chinois ont le
chine ; les examens, les doctorats, comme les
chinois... et les conseillers auliques... mandarins
à brandebourgs ! "
le milord allait toujours ; le cheval continuait à
trottiner ; le cocher dormait ; le bruit de la
cascade se mourait doucement derrière eux ; des
calèches passaient, éclairs d' une seconde,
emportant un bruit de voix et des fantômes de
femmes. La nuit était sans nuages, toutes les
étoiles brillaient.
-eh bien, oui, -avouait fièrement Rémonville, -
je suis pen ! -et, d' un ton mi-sérieux,
mi-badin, du ton d' un homme d' esprit contant un
miracle auquel il croit : -mon cher, il y a eu
un savant, c' est-à-dire un allemand, qui a nà
Munich, dans une brochure très-savante, la
divinité solaire d' Apollon... savez-vous comment
il est mort ? Tué d' un coup de soleil ! ... ah çà,
qu' est-ce qu' il fait donc ce cocher ? ... regardez
donc : il a l' air d' un parasite antique accoudé
sur un triclinium ... hé ! Cocher !
p178
Chapitre xxxii.
L' intimité, une intimité entière et sansserve,
s' était faite entre les dîneurs du jeudi ; et il
était arrivé que la divergence des croyances
politiques, la variété des opinions littéraires, le
désaccord même des caractères, avaient au moins
autant contribué par leur opposition harmonique
aux sympathies mutuelles des uns et des autres que
la communion des goûts et la similitude des
humeurs. La base de cette société, son fondement et
son charme, étaient sa sûre, la confiance sans
péril, la liberté de la langue, de la pensée, de
la conscience, des amitiés et des mépris, certaine
de n' être point trahie ; agrément rare de ce petit
monde de lettres, de pouvoir laisser couler son
coeur et son esprit, de pouvoir s' ouvrir tout
entier sans fournir des armes au bavardage, à
l' indiscrétion, à la camaraderie jalouse et
ulcérée, ou bien de la copie à un journal et des notes
à un biographe ! Puis il y avait encore un grand
lien dans cette société : la mutualité de l' estime,
de la reconnaissance du talent ou de
l' intelligence ; une estime si vraie et qui était
si bien dans l' air des gens, qu' elle n' avait pas
besoin de témoignages ni de paroles. Cette franche
sincérité, cette belle réciprocité de la croyance
de chacun, mettaient dans les rapports cette
égalité à laquelle les petits esprits et les
grosses vanités ne savent jamais s' élever. Cette
estime leur servait encore entre eux de charité ;
et, grâce à elle, ils se pardonnaient les uns aux
autres les petites aspérités d' humeur, les petites
inégalités de manières qui ne leur semblaient
plus que des originalités de temrament.
p179
Au bout de quelques-uns de ces ners, il arriva,
comme il arrive toujours, des intrus qui
pousrent la porte, et qui, une fois assis,
dérangèrent la nappe, la causerie et les idées. Les
fondateurs sesolurent alors à quitter le
moulin rouge, et l' on se mit à dîner, à tour
de rôle, les uns chez les autres. Mais Farjasse,
qui avait l' appartement le mieux ordon pour
manger, et la salle à manger la plus commode pour
causer, abusa bientôt de son le d' amphitryon, et
recommença chez lui régulièrement les anciens
ners du jeudi,ners sans femmes et les coudes
sur la table, l' on reprit entre soi, et pour
soi, les duels enivrants et les superbes batailles
de la parole, à propos de toute chose et de tout
homme, sur le livre philosophique paru le matin,
comme sur la thèse historique évoquée la veille,
en un mot, sur tous les événements de l' idée
humaine, sur toutes ces grandes questions et tous
ces grands doutes de l' âme, auxquels vont les
penseurs dans la chaleur de la digestion. Les
ners de Farjasse continrent ainsi jusqu' à
un jeudi Farjasse prévint son monde que, le
jeudi suivant, la soupe serait servie dans le
chalet qu' il s' était fait bâtir à Neuilly sur les
terrains de l' ancien parc de Louis-Philippe. Les
peintures étaient terminées, le tapissier avait
presque fini, et l' on pendait la crémaillère.
Farjasse ajouta que ce dîner était obligatoire,
que rien n' en dispensait, ni un héritage, ni un
rendez-vous, ni une première représentation aux
bouffes-parisiens, et qu' ilnageait une
surprise à ses dîneurs.
p180
Chapitre xxxiii.
-tu sais bien... quandrard De Nerval s' est
pendu... nous avons été voir... oh ! La sale rue,
et un temps ! ... te rappelles-tu, Farjasse ?
J' ai touché le barreau... eh bien, c' est depuis
ce jour-là... ah ! ça m' a fièrement porté bonheur
d' y avoir touché ! ... tu sais, c' est la semaine
suivante que j' ai rencontré le comte hongrois...
le comte hongrois, dis donc, Ninette ? Ah !
Ah ! ... et de la veine à n' en plus finir...
v' là l' histoire ! à boire !
La créature qui parlait était magnifiquement
belle, belle à la façon de ces éphèbes de l' Italie
du xvie scle que Raphaël accoude dans le songe
immortel de la jeunesse, et dont la tendresse
et la pureté de lignes montrent comme une fleur
de beauté mâle, comme l' adolescence d' un Dieu.
Ses yeux noirs, profonds, blants et doux,
n' étincelaient pas comme une flamme : ils
rayonnaient comme un foyer. Toute pâle, le rose
d' une rose thé transperçait par moments l' ambre
de sa peau aux joues, au bout des doigts, aux
coudes. Sa bouche était si rouge, qu' elle semblait
fardée ; elle demeurait entr' ouverte sans être
bête : comme aux lèvres d' une femme endormie, le
souffle d' un beau rêve semblait y voltiger. Une
opulente chevelure noire où roulaient des reflets
bleus se torsadait sur sa tête. Elle était tout en
blanc. Une robe de dentelle d' Angleterre, -une
robe inouïe ! -moutonnait autour d' elle comme
une écume d' argent. Ses souliers blancs, échancrés
en pantoufles, mettaient autour de son pied une
petite ruche frisée de même dentelle ; et le rosé
de sa chair passait à travers
p181
la toile d' araignée de ses bas. Pour tous bijoux,
un collier de perles noires se balançait à son
cou, laissant pendre, commençait la robe, une
grosse perle en poire.
à côté de La Crécy, -ainsi s' appelait cette
magnifique brune, -vous eussiez vu Ninette, une
petite blonde. Le contraste était parfait, et le
repoussoir trouvé par la Crécy parfaitement
trouvé. Ninette ou plutôt La Ninette, -car
Ninette avait déle la , cette popularité des
chanteuses et des courtisanes, -La Ninette était
blonde comme les bs. Elle diminuait le plus
possible son front sous ses cheveux tortillés en
boucles folles. Figurez-vous une petite figure
toute rose, toute blanche, chiffonnée et
chiffonnante, toujours en mouvement ; des yeux bleus,
des regards de toutes couleurs, malicieux,
railleurs, pétillants ou voilés de ces tendresses
et de cette incertitude que les peintres antiques
donnaient au regard de nus ; un nez fait comme
le monde, de rien, mais mieux ; vingt-quatre
petites dents à mordre, qui riaient à tout propos
dans une bouche mutine et fraîche comme un
fruit... un gamin, un lutin ! Mille grimaces, des
coquetteries de perruche, des mines de singeté,
un diable au corps par tout le corps, une rage de
remuer, de plaire, de parler, de rire, de
cabrioler, de grignoter, de changer de place, de
caprice, de voix, de vin, de physionomie,
d' assiette, d' humeur ; un babil, une pantomime,
une gentillesse à la longue agaçante, comédienne,
nerveuse... bref, La Ninette était ce feu
d' artifice que les chinois tirent à table. Son
costume était exactement le costume de La Crécy,
à cela ps que sa robe était une robe de
mousseline des Indes, et son collier, un collier
de marcassite.
-vois-tu, Farjasse, -reprit La Crécy, -j' ai
fait du coeur..., mais à présent... à psent, je
tirerais de
p182
l' argent d' un caillou ! Figure-toi... je n' aime
plus du tout ; mais du tout... les hommes
préfèrent ça : ça les change ! Et...
La Crécy fut interrompue par la Ninette, qui
commença une romance napolitaine en dansant sur sa
chaise, en battant la mesure avec sa tête, son
couteau, et des oeillades vives ou mourantes
qu' elle promenait sur toute la table. -tiens !
Il est gentil, ce petit, -dit-elle en oubliant
sa romance et en arrêtant les yeux sur De
Rémonville. -monsieur ! Je vous trouve
très-bien...
-madame... -dit De Rémonville.
-ah ! Ma chère, -dit Bressoré, -Rémonville est
très-couru... il faut s' inscrire... il donne des
nuros... c' est lui qui a enlevé Rose à
Clarion... tu as bien connu Clarion ?
-Clarion ? ... non.
-allons donc ! Un homme pour qui tu t' es tuée !
-Clarion ? ... un homme pour qui je me suis
tuée ? D' abord je me suis tuée trois fois...
Clarion... Clarion ? -et par un geste charmant
elle mit sa main au-dessus de ses yeux en
abat-jour, et fit comme si elle regardait au
loin, -Clarion... vois pas... souviens pas...
plus rien ! Après ça, j' ai si peu de moire...
le dîner s' animait : La Ninette chantait plus
haut, parlait plus vite, tracassait sa robe, faisait
en même temps des cornes et des mines à tous les
convives. La digestion commençait à monter à la
tête de La Crécy, donnant à toute sa
physionomie une sorte de torpeur passionnée, à
ses yeux une paresse tendre, à sa beauté je ne
sais quelle plénitude et quelle ardeur sourde et
fascinatrice. Par instants, la causerie, qui se
grisait et se déshabillait, la renversait dans un
éclair de rire, -le
p183
rire fou et faux des femmes dont le métier est de
s' amuser.
Farjasse était épanoui ; Boisroger cherchait une
ode antique dans les yeux de La Crécy ;
Rémonville regardait La Ninette comme il eût
regarun portrait de Lawrence ; Franchemont,
penc sur elle, l' aidait à retrouver le
nom de ses amants ; Bressoré buvait ; Laligant
racontait librement une aventure d' amour dans une
île déserte ; Grancey avait les deux coudes sur la
table ; Lamperière passait le dessert et des
madrigaux à La Crécy, qui refusait tout. Puis,
quand elle eut tout refu, elle tira une
épingle d' or qui retenait sa chevelure. Son
chignon croula, et roula d' un seul côté. Elle le
laissa rouler, et se mit à piquer avec l' épingle
des fraises dans l' assiette de Demailly, se
pâmant à son épaule dans des accès de rire, le
regardant, puis jetant sa pensée à Ninette dans
une langue étrange, assourdissante, précipitée
comme l' injure arabe, et qui d' abordbète
l' oreille : La Crécy parlait le javanais ,
cet argot de Bréda où la syllabe va , jetée
après chaque syllabe, hache, pour les profanes, le
son et le sens des mots, idiome hiéroglyphique du
monde-fille, qui lui permet de se parler à
l' oreille-tout haut.
Puis soudain, à un geste de La Ninette à La
Crécy, voilà La Crécy et La Ninette, leurs
assiettes jetées, qui, se prenant dans les bras
l' une de l' autre, se mettent à tourner tout autour
de la vaste salle, tendue de reps rouge, qui
est tout à la fois la salle à manger, le salon et le
cabinet de travail du chalet. Les tableaux
n' étaient pas encore posés, et rien ne rompait ce
beau cadre de pourpre sur lequel roulaient les
deux femmes toutes blanches. Rien de plus charmant
que de les voir, blonde et brune, ombres folles et
légères, leurs cheveuxlés, sourire contre
sourire, onduler, glisser, reprendre pied et
glisser
p184
encore sur le rhythme ailé de la valse qu' improvisait
Bressoré au piano dans un coin. C' étaient deux
regards qui passaient, et qui repassaient toujours,
l' un bleu, l' autre noir, sans que vous puissiez
en suivre un où l' autre ne fût pas. Tantôt lentes,
et semant doucement leurs jupes, elles laissaient
mourir leurs pas avec la mélodie mourante ;
tantôt vives, emportées, piétinantes, battant les
murs de leurs jupes soulevées, et balayant le
chemin de leur ronde, elles s' enlevaient et
s' envolaient, à chaque mesure, de ce fond rouge,
comme d' un ciel de sang... et tournantes, et
volantes, à la fin leurs deux souffles laissaient
derrière elles le bruit d' une mesure haletante...
elles s' étaient arrêtées, se tenant encore la
taille d' une main lasse, de l' autre jetant l' air
de leurs mouchoirs à leurs paupières battantes, à
leurs joues brûlantes, à leurs seins palpitants.
Puis elles se ratifèrent, s' aidant l' une et l' autre,
remontant leurs robes, rajustant leurs guimpes.
Un moment La Ninette se pencha sur La Ccy
pour tapoter ses volants et faire bouffer ses
dentelles ; Demailly à ce moment la regardait : il
la vit qui, en se penchant, prenait entre ses dents
serrées la grosse perle noire de La Crécy, pour
essayer si la perle était fausse.
-vous voilà dans un bel état toutes les deux... -
dit Farjasse, -on n' a pas idée de valser pour
son plaisir... vous allez prendre du café, et
Bressoré vous jouera son fameux morceau...
-désolé, mon cher ! -dit La Crécy, -mais nous
partons... comme tu as été gentil pour moi, dans
le temps, je n' ai pas voulu te faire poser, je
suis venue, tu vois... mais je suis à l' heure,
vrai d' honneur ! ... j' ai un bsilien qui
m' attend... une grosse affaire en train.
-qu' est-ce que c' est, ton brésilien ?
-tu le verras... vous le verrez... il me bâtit un
hôtel, cet imbécile-là... nous y ferons un peu
la noce, je
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ne vous dis que ça ! ... je veux des gens amusants
et pas bêtes... vous voitous invités
personnellement, j' espère.
-et le brésilien ?
-le bsilien ? ... il sera dans mes meubles !
Chapitre xxxiv.
" Cléry-Sur-Meuse. Juillet 185...
" mon cher Chavannes, on me renvoie vos lettres de
Paris. Je vous demande pardon de ne pas vous
avoir écrit plus tôt que j' étais ici. J' ai perdu
mon oncle, le fre aîné de monre, tout ce qui
me restait de famille ! ... monre vous en a
souvent parlé. Je suis arrivé trop tard. Mon oncle
était mort. Je n' ai pas voulu vous envoyer un
banal billet de faire part. J' ai eu mille courses,
mille affaires, les tristes démarches... enfin me
voilà à vous.
" j' ai encore l' enterrement dans les yeux et dans le
coeur, -le salon tendu en chapelle ardente, -le
cercueil avec la croix et les épaulettes, -les
fermiers venus de loin, poussiéreux avec des chapeaux
noirs, -les vieux serviteurs retraités, les
domestiques septuanaires qui servent encore, leurs
fils entrés dans le commerce et se poussant à la
fortune, réunis et groupés autour de ce cadavre d' un
patron, -des camarades de guerre, de vieux
personnages encore robustes, au ruban de la légion
d' honneur passé et presque orange, -le souvenir
de mon père encore vivant çà et là, -des
gestes me montrant, des bras d' inconnus qui me
parlent des morts s' ouvrant au fils de M Henri,
comme on m' appelle
p186
ici... pour les gens de notre génération, dans ce
siècle des choses et des hommes sans passé, dans ce
monde individualisé, isolé et personnel dans la
douleur et dans la joie, un tel spectacle est comme
la dernière représentation de cette gens , de
cette clientèle amie et dévouée qui faisait à la
famille une base élargie, le cortége de ses noces,
le convoi de ses furailles... puis les groupes
noirs des femmes en deuil qui suivent ici le
mort jusqu' à la fosse, -la haie de gardes nationaux
qui ne rient pas, -et toutes ces têtes
accompagnant des fenêtres le cercueil... oui, c' est
comme une dernière apparition d' une psie sociale
que le code a tuée. Tout en ces tristesses a é
digne, simple, convenant ; chose rare ! Il n' y a
point eu un incident grotesque, et même les
fermiers régalés à l' auberge ont respecté le vin du
ner des furailles.
" la maison est vide. J' y vais, j' y viens. C' est une
belle et grande maison, au large escalier de pierre,
aux grandes pièces, aux corridors en galerie pleins
de vieux portraits. J' ai reconnu le papier du
salon, l' antique papier peint qui montre les
jardins de Constantinople, et des turcs des mille
et une nuits ; le jardinet aussi, et la serre, la
jolie serre qui, avant de loger des orangers,
logeait la comédie ; au-dessus de la porte une face
de Gros-René, coiffée d' une toque à plumes,
étranglée dans une fraise à tuyaux, une moustache
en l' air, une moustache en bas, éclate d' un gros rire ;
et ce ne sont aux trumeaux de la façade que gais
symboles, tous les instruments sonnants de la
fête et du rire, sculptés de verve et à vif en
pleine pierre. Pauvre salle de spectacle ! Le ve
chéri du galant homme qui bâtit la maison, il y a
un bon scle de cela, un ancien marchand de
sabots, ce brave homme qui, sa fortune faite, la
jeta là ; amoureux de spectacle, pauvre fou de musique
qui, sur la fin de sa
p187
vie, sur les marches du perron de la maison,
amusait les échos et les gamins de la grande place,
penc sur les radotages de son cher violon ! La
salle à manger d' hiver est comme elle était, quand
j' y ai vu, tout petit, mon vieux grand-père, sa
canne sur une chaise à té de lui, bredouillant
des jurons de sa bouche édentée, toujours fumant,
toujours rallumant avec un charbon au bout d' une
pince une pipe qui s' éteignait toujours... sa
canne, mon cher Chavannes, n' avait pas été
toujours sur une chaise ; il en avait jo au bon
temps, dans son château de Sommereuse, du temps
que la caresse du bâton formait les domestiques
et les attachait, Dieu me pardonne ! Comme une
familiarité. Il faut entendre là-dessus la vieille
Marie-Jeanne, qui vit toujours, -c' était sa
cuisinière ; -elle vous raconte, avec une sorte
de souvenir gaiement pieux, les volées
distribes aux uns, aux autres, et à elle-même...
je n' ai pu même couvrir en elle la moindre
rancune d' avoir été baignée plusieurs fois dans la
pièce d' eau, sur les ordres de mon grand-père,
pour lui rafraîchir le sang et l' emcher de
penser à se marier ! Cette vieille Marie-Jeanne !
Une langue, mon ami ! Du matin jusqu' au soir,
dans le fond de la boutique de mercerie de son
fils, la voilà, avec une lucidité rabâcheuse,
contant mon re, mon oncle, mon grand-père, les
alliances, les parentés, toute la famille...
et dans les souvenirs de la vieille servante,
gonflée de l' honneur et de l' orgueil de la
maison, revient toujours le grand train, la
bourgeoise opulence du château de sommereuse, et
la grande hospitalité donnée par mon grand-père
à je ne sais plus quel prince italien dont le
nom qu' elle estropie lui emplit la bouche ! ...
" mon oncle était un honnête homme, un grand
honnête homme, un niais dans le beau sens que
Napoléon donnait à cette épithète en disant à
Las Cases : " je ne
p188
la prodigue pas à tout le monde... " il aurait pu
vivre cent ans, que son coeur fût resté un enfant
et son esprit une dupe. La vie ne lui avait rien
appris, ni le scepticisme, ni même l' expérience.
Ses illusions échappaient aux leçons. Sa
crédulité était incurable. Il croyait aux autres
comme à lui-me, aux principes, aux choses,
comme aux hommes. Il ne voyait des partis que le
drapeau, des révolutions que les idées, des
intrigues que le prétexte. Bref, mon oncle eût
fait un excellent homme d' état, -à Salente. Voilà
le caractère. L' homme était un ancien capitaine
d' artillerie, un peu sourd, brusquement cordial,
appelant tout le monde " mon camarade " , plondans
les mathématiques, et disant à une de ses
vieilles amies qui l' avait chargé de voir un parti
proposé à sa fille : " il est très-bien ce jeune
homme ! ... il m' a parfaitement expliqué le
barotre... " il était bon, naturellement, de
sang-froid, et portait sa bonté à la façon de son
courage, sans effort, comme un temrament ;
incapable d' une mauvaise pensée, d' un mauvais
vouloir, sans ennemis... j' allais mentir comme un
éloge funèbre : il en voulut une fois à quelqu' un,
au traiteur Bergevin : c' était pour une truite
cuite au vin. " -on cuit les truites à l' eau,
Monsieur Bergevin. -oh ! Monsieur, à l' eau ! ...
il n' y a que les pauvres... " à l' eau ! ... les
pauvres ! ... c' était, dans toute sa vie, le seul
souvenir qui mettait encore mon oncle en colère !
" il m' ashérité. C' était, au reste, à peu ps
arranentre nous. Il m' avait prévenu que si je
voulais faire des livres, -il appelait ça ne rien
faire, -je n' aurais pas un sou de ses dix mille
livres de rentes. Il m' a tenu parole, et, si vous ne
me connaissiez pas, je vous donnerais ma parole
d' honneur que je le regrette autant que si
j' ritais. C' est l' hôpital d' ici, qui n' est pas
riche, quirite de tout ; mon oncle a eu l' idée,
que je
p189
trouve digne de lui et de moi, de me nommer son
exécuteur testamentaire ; comme souvenir, il me
laisse un magnifique dessin de Mallet,
l' enrôlement volontaire , une gouache dans
une manière tout à fait inconnue, et je fais les
affaires de ma succession.
" mon oncle avait un voisin que j' appelais
irrévérencieusement Mardi-Gras dans mon
enfance. Ce camarade, cet ami, avait été toute sa
vie le souffre-douleur des innocentes niches de
mon oncle. Augiment, mon oncle lui écrasait ses
petites poches d' artilleur, toujours pleines de
gâteaux. Ici, il lui jetait toutes les pierres de
son jardin dans le sien, ou l' envoyait à la
cuisine, avant les grands ners, goûter les sauces.
Tout cela les avait fort attacs l' un à l' autre.
Ils étaient inséparables depuis quarante ans. Ce
brave homme a voulu absolument m' berger. Tout ce
que j' ai pu faire, ç' a été de garder mon lit ici ;
et je mange chez lui... ah ! Mon cher ami,
quelle chose que le manger en province ! L' appétit
y est une institution, le repas une cérémonie, la
digestion une solennité. Le coeur de la maison
provinciale est la cuisine, où les aïeules parlent
d' une voix cassée des écrevisses dont un cent, en
leur jeune temps, emplissait une hotte. Le
tourne-broche est le pouls ronflant de la province.
La vie y tourne autour de la table. La table n' y
est plus un meuble, mais un centre, un autel, le
foyer même, quelque chose qui est à la famille et à
l' amitié ce qu' est l' oreiller conjugal au ménage.
L' estomac lui-même prend le caractère
mystérieusement auguste et sacré d' un instrument
d' extase journalière. Le ventre n' est plus le
ventre, mais une certaine âme animale qui,
satisfaite, répand dans tout le corps une santé
morale, la paix de l' humeur, l' entrain de la vie,
un suprême contentement des autres et de soi, une
molle paresse dete et de coeur, -le plus doux
acheminement d' un
p190
honnête homme vers une belle apoplexie ! -mon
amphitryon célèbre avec un recueillement qui
touche à l' onction ces deux principes provinciaux :
le dîner, le souper. Il les respecte comme des
mystères, il les accomplit comme des devoirs ; et
l' on voit si bien que ce sont pour lui des actes
religieux, qu' il parle des morts, la bouche pleine,
sans que cela ressemble trop à une profanation, -
comme l' autre jour où, coupant un jambon, il
s' interrompit pour lever les yeux au ciel : " -ah !
C' est ma pauvre femme qui les salait bien ! "
" je ne fais rien. Je n' ai pas touc une plume. Je
vais, comme par une pente, du dîner au souper, -
une vie ruminante. Le temps marche ici sans sonner.
Je n' ai rien dans la tête, ni fièvre ni idée. Je
m' ennuie très-tranquillement. Je suis tout à la fois
comme dans une petite chambre il y aurait un
gros feu de charbon, et dans une grande chambre
il n' y aurait pas de feu du tout : je respire mal
et j' ai froid ; un commencement d' asphyxie de la
pene, voilà tout. C' est l' air du pays, à ce qu' il
paraît. La province, mon cher Chavannes, la
province ! ... il faut être taillé comme vous pour y
rester une intelligence, un homme, une pensée. Et
encore vous, vous habitez la campagne. Mais la
vraie province, la petite ville ! ... en y
fléchissant, je crois que j' en mourrais. Je passe
des heures à la fenêtre : je vois des gens, jamais
un passant, -il n' y a pas de passant en province :
un passant est toujours quelqu' un ! -jusqu' aux
chiens, mon ami, qui sont des chiens de chef-lieu de
canton ! ... à Paris, ils ne se connaissent pas,
ils ont des affaires, vous n' en verrez jamais trois
ensemble ; -ici il y en a une dizaine qui se
unissent tous les jours sur la place, -et c' est
la seule société de la ville... peut-être y a-t-il
deux France, Paris et le reste... avez-vous
remarq que les murs ont en province des ombres
particulières,
p191
des ombres qui vous font froid dans le dos
comme des ombres de la rue des postes ? -j' ai lu
un journal de l' endroit : il annonce les réceptions
au baccalauréat des indigènes... la province est
une steppe onme des fonctionnaires et où il
pousse des imts. Les femmes y naissent
provinciales, c' est tout dire... un pays impossible,
inventé par les sous-pfets, et où il y a des gens
qui devinent les rébus de l' illustration ! Je
n' exagère rien. -avez-vous jamais sonà cette
chose horrible qui peut être : un receveur des
contributions sans vocation ? ... mais non, cela n' est
pas : il y a un Dieu.
" je me dis ennuyé, mon cher Chavannes ; mais, au
fond, je suis triste. Me voilà tout seul dans la
vie. Je n' ai plus que des parents à je ne sais
combien de degrés, des parents qui ne sont plus des
parents. Tous sont partis : c' est le dernier. à
présent, je n' ai plus personne de mon sang, plus
de famille... ah ! Quand la dernière pelletée de
terre tombe sur ce qui vous en restait, il se
fait un fier vide en vous, et vous revenez la tête
plus basse que vous n' auriez cru...
" Charles Demailly. "
chapitre xxxv.
Il y a une jolie heure à Paris : c' est l' heure
qui pde le dîner. Paris a fini sa joure et se
promène le long des boulevards d' un petit air
léger, d' un pas allègre. Plus d' affaires ! L' on
ne s' évite plus avec une poignée de main, et les
amis se parlent. De toutes les
p192
tables de café monte en l' air une odeur alcoolique,
un parfum d' absinthe, avec le bruit et le rire des
gens qui discutent les nouvelles du matin ou les
plaisirs du soir. On lit le journal du lendemain.
C' est l' heure où la parisienne passe, rentrant
chez elle par le plus long, l' heure l' on voit,
quand il fait chaud, les invalides des passages
s' éventer, à l' entrée de leur passage, avec leur
tricorne.
Demailly, assis à une table de café du boulevard
Montmartre, regardait devant lui.
-ah ! Enfin, -dit Demonville, -je croyais
que vous ne reviendriez plus... et vous avez
hérité ?
-non, mon cher.
-il n' y a plus d' oncles ! ... ah çà ! Qu' est-ce que
vous regardiez donc ? ... est-ce indiscret ?
-je regardais le soleil se coucher dans l' or des
annonces, là, au-dessus du passage des panoramas...
imaginez-vous, mon cher, que j' avais le regret de
cela, là-bas. Que voulez-vous, ça mejouit le
coeur, ce pâté de plâtre tout barbouilde grandes
lettres, tout sali, tout écrit : ça pue si bien
Paris, -et l' homme ! à peine un mauvais arbre
venant mal dans une crevasse d' asphalte... il y a
des gens qui font leur bonheur avec du vert et du
bleu ; c' est une heureuse organisation ! ...
qu' est-ce qu' il y a de neuf ? J' arrive presque...
je ne sais rien.
-de neuf ? ... mais... rien. Ah ! Si... c' est vrai,
voilà deux mois que vous êtes parti : il y a un
nouveau soleil ! ... une lébrité qui occupe tout
Paris, une femme qui remplit tous les courriers
de Paris de sa beauté, de son hôtel, de son
mobilier...
-et qui se nomme ?
-La Crécy.
-La Crécy ? ... bah !
-La Crécy ! Notre Ccy ! Elle a eu un succès aux
p193
italiens, il y a huit jours, un sucs ! On
n' entendait plus chanter faux ! ... vous savez, son
brésilien... figurez-vous... un homme qui a é
empereur trois heures quelque part, par là où
Humboldt a mesudes montagnes... un petit homme
qui a mal à l' estomac... et drôle ! ... une voix
d' oiseau... un gazouillis, -Bressosoutient
qu' il parle couramment l' oiseau-mouche , -et ne
buvant que de l' eau de Seltz ! ... La Crécy le
traite comme un gre, et l' appelle Bibi ! ...
il en est fou naturellement, et comme il a sauvé
la caisse en abdiquant, La Ccy roule un train
à tout casser... elle s' est fait bâtir un hôtel
rue de Courcelles, un hôtel ! ... c' est la pyramide
de Chéops changée en palazzo ... et un luxe !
Un escalier en porphyre ! ... on parle d' un salon en
malachite comman en Russie... en attendant, elle
a une salle à manger où l' on mange les palourdes
du lac Lucrin, les burets de Baies, les huîtres
du cap Circé, les hérissons de Misène, les
pétoncles de Tarente, les sangliers d' Umbrie et les
fruits du Picentin ! ... vous savez qu' elle vous
attend ? Je dois vous amener mort ou vif. Elle vous
demande à cor et à cri. Il faut que vous veniez, et
puis, vrai, c' est amusant. Nous avons monté chez
elle un vrai portique. On y agite... tout ! Et notre
présidente ne se couvre jamais ! Le luxe grise la
parole, et, l' autre soir, Franchemont a fait sur la
décadence romaine une tirade... je n' ai jamais vu
tant d' idées dans une fresque ! ... et La Crécy
qui commence à comprendre ! Ces femmes-là
apprennent tout, même à être riches... ainsi demain
je vous prends. Je me sauve. Je dîne passé les
ponts, au diable...
p194
chapitre xxxvi.
La salle à manger était réussie. Elle était tout en
marbre blanc, coupée de pilastres avec des
chapiteaux et une frise en bronze vert. Les buffets
étaient de marbre, et reposaient sur des vautours
de bronze vert que le sculpteur Caïn avait signés
de son nom, de sa force et de son style. Aux deux
extrémités de la salle, deux muffles de bronze vert
laissaient tomber le bruit d' une eau jaillissante
dans deux vasques de marbre blanc, où nageaient
des fleurs des tropiques.
On mangeait sur un service de blanc de Saxe, fleur
d' orge. La Ccy avait pour la porcelaine le
goût de la vieille Espagne ; elle ne pouvait
souffrir que la porcelaine blanche : blanc de Saxe,
blanc de Sèvres ou blanc de Chine.
La Crécy était toujours belle, admirablement belle
et admirablement pâle. Ses yeux étaient ces deux
grands yeux noirs, les yeux de la ville de gée,
dans la peinture antique du museo borbonico : les
passions d' une Pasiphsemblaient y sommeiller
dans les langueurs et les nostalgies de l' orient.
Sa robe était encore une robe de dentelle
d' Angleterre, la toilette habituelle et consacrée
de sa beauté ; seulement, au lieu d' un collier de
perles, elle faisait jouer à son cou un collier de
corail, que Grancey, à son dernier voyage d' Italie,
avait trouvé pour un morceau de pain chez un juif
du Ghetto. Ce collier, le collier de la reine
Caroline de Naples, était un double chapelet de
petits totons rattachés aux épaules et à la
naissance de la gorge par trois médaillons
p195
dignes de Pyrgotèles. Dans tout ce blanc, cette
rivière de pourpre au cou faisait un effet étrange.
Les domestiques étaient vêtus de noir, habit,
culotte, bas de soie ; et, pour que leur service ne
fît point de bruit, leurs escarpins avaient des
semelles de flanelles.
-ma première maîtresse... -commea Boisroger.
-tu as eu une première maîtresse, toi ? Interrompit
Franchemont ; -tu es bien heureux !
-admets-tu l' amour ? -lui dit Boisroger.
-l' amour ?
-hein ?
-oh !
-ah !
-hé !
-diable !
Il y eut une modulation d' exclamations.
-l' amour ? ... à sa santé ! -fit Crécy en se
levant dans un éclat de rire.
Quand ils furent rassis :
-l' amour ? -dit Grancey à Boisroger, -qu' est-ce
que tu entends par là ?
-la seule folie qui soit raisonnable et le seul
chagrin qui vous fasse heureux, -répondit
Boisroger.
-mais c' est la définition du mariage et du veuvage,
cela ! -dit Demailly.
-voulez-vous me définir l' amour, mon cher ?
-parfaitement, -dit Demailly. -l' amour est-
l' amour.
-non, -dit Lamperière. -l' amour est la femme.
-c' est une opinion, -fit Grancey.
-l' amour ? ... un fluide ! -dit De Rémonville, -
un pnomène d' électricité... il y a des femmes
laides qui dégagent l' amour.
-ne disons pas de mal des femmes laides, -dit
p196
Franchemont. -quand une femme laide est jolie, elle
est charmante !
-en tout cas, -dit Grancey, -c' est une bien
jolie imagination : c' est l' âme de tout ce qui n' est
pas vrai. Ouvrez un roman : il n' y a qu' un roman,
l' amour ! Allez au théâtre : il n' y a qu' un
théâtre, qu' une pièce, qu' une intrigue, qu' une
codie, qu' un drame, qu' unnoûment, l' amour !
L' ora n' a qu' un ora et qu' un ballet, l' amour !
C' est à croire, ma parole d' honneur ! Que l' amour
existe dans le public et dans la vie...
-bah ! -dit Bressoré...
-l' amour, messieurs, est une chose qui arrive, -
dit Boisroger.
-oh ! Oh ! -fit quelqu' un.
-il y a des exemples ! -dit un autre.
-certainement, -dit Demailly ; -j' ai connu un
vieillard qui avait épousé une jeune femme... il se
mettait son mouchoir dans la bouche pour ne pas
ronfler ; un jour, ou plutôt une nuit...
-il a ronflé ?
-au contraire, il est mort... les nègres n' avalent
que leur langue ; il avait avalé son mouchoir !
-moi, -dit Bresso...
-un instant, -dit Franchemont ; -il s' agit de
déraisonner avec principes. Il y a plus d' amour
encore que de fagots. Il y a l' amour antique et
l' amour moderne, qui sont aussi loin l' un de l' autre
que la pudeur de la décence... dans le me siècle,
vous avez les amours de Richelieu et les amours
de Lauzun, don Juan qui rit et don Juan qui
pleure... vous savez que les analystes ont
classifié et sous-classifié l' amour, absolument
comme...
-un règne animal...
p197
-oui. De quel amour parlons-nous, s' il vous plaît ?
-nous sommes aux meringues... entamons l' amour
platonique.
-celui que les femmes pardonnent quelquefois...
-et qui ne les excuse pas toujours !
-si nous parlions tout bonnement de l' amour tout
court ? -dit Lamperière.
-du vrai ! -ajouta De Rémonville, -de celui qui
fait que les tourlourous en faction se brûlent la
cervelle, que les honnêtes gens volent au jeu,
que les hommes du monde se marient de sespoir,
et que lesres de famille empoisonnent le re
des enfants de leur amant dans un gilet de flanelle !
-oui, -dit Bresso...
-messieurs, -dit Boisroger, -quand le monde
fut fini, c' était un dimanche, Dieu, n' ayant rien
à faire, fit l' amour.
-allons donc ! -fit Demailly ; -c' est l' homme qui
a inventé l' amour... Dieu n' avait trouque la
femme.
-c' était un joli commencement, -dit Grancey.
-ah çà ! -dit De Rémonville, -sommes-nous
bien sûrs d' avoir aimé ?
-moi, j' ai aimé... -dit La Crécy.
Et son regard devint fixe et eut peur devant un
souvenir.
-pour qui nous prends-tu ? -répondit Franchemont.
-pour des gens mal élevés ? Je réponds que nous
avons tous lu de mauvais livres, baisé de vieux
gants de Sde, mis sécher des pensées dans un
paroissien, et songé à faire des sottises... tous,
tous !
-vous aussi, le sentimental ? -dit La Crécy à
Demailly.
-moi ? -fit Demailly distrait. -ah ! Pardon...
p198
moi, je crois bien que j' ai aimé... par exemple, je
n' ai jamais su qui.
-au bal masqué ? -dit La Ccy.
-il y a bien de cela... j' avais seize ans...
j' allais un matin dans la campagne, au printemps, je
ne sais où. La terre était presque nue encore, et
frissonnait de vie et d' esrance comme elle eût
frisson de froid... des arbres maigres... les
bourgeons commençaient... un ciel clair d' un bleu
si fin, que le jour semblait blanc... il y avait
dans l' air et partout une puberté souffrante de la
nature... alors le coeur gros, gonflé de quelque
chose que je ne savais pas, la poitrine
douloureuse et pleine d' élancements, je me mis à
pleurer... je n' ai jamais retrouces larmes-là ! ...
au fait, si quelqu' un de vous dans la soc
désirait faire de cette aventure un drame à
spectacle pour la porte-saint-Martin, je la lui
donne.
-oui, -dit Franchemont ; maisnéralement il y
a une femme au bout de l' amour...
-à moins que ce ne soit au commencement, -dit
De monville.
-tout a ses inconvénients en ce monde, -fit
Grancey.
-la femme... -commença Franchemont ; mais
s' interrompant, et s' adressant en souriant à La
Crécy : -nous sommes entre hommes, n' est-ce-pas ?
-parbleu !
Et La Ccy se penchant sur l' ex-empereur du
Brésil :
-ces messieurs vont dire des bêtises... mais ne les
écoute pas, Bibi, c' est de la blague !
-la femme, -dit Bressoré...
... ! Voilà ce que c' est que la femme !
-à la porte, Bressoré ! à la porte !
p199
-Bresso, -dit La Ccy, -est-ce qu' il faut
que je rougisse ?
-comment, Bressoré, comment ? -dit Grancey, -
quelque chose de si ingénieux ! Un être qui sait ne
pas se crotter, faire du thé et de la tisane,
jouer du piano, compter le linge, retourner une
omelette presque aussi bien qu' un homme, sourire
juste, marquer des mouchoirs, pleurer sans être
bête, nouer une cravate blanche, mettre des pattes
de mouche sur du papier, se décolleter décemment,
parler avec une voix qui chatouille, cacher son
pied dans une bottine, consoler un homme, quêter
pour les pauvres, lire, faire de la tapisserie, et
tromper une femme de chambre !
-mais, -dit Bressoré, -je n' avais parque de
la femme : je n' ai pas parlé de la parisienne.
-la parisienne ? C' est la femme pâte tendre, -dit
Grancey, voilà tout.
-oui, mais qu' est-ce que la femme ? Dit
Franchemont.
-c' est l' erreur de l' homme, -dit Demailly.
-oui, si l' homme est l' erreur de Dieu, -dit
Lamperière.
-ça ne fait rien, -dit De Rémonville, -c' est un
mineur que les soctés modernes ont bien
émancipé.
-oui, -dit Lamperière, -on a remplacé le
gynécée par le nage.
-une utopie ! -dit Franchemont.
-sur laquelle est basée la famille depuis dix-huit
cents ans, -reprit Lamperière.
-mon cher Lamperière, j' en suis fâcpour toi, -
dit De monville, -il n' y a que les turcs qui
aient rendu justice...
-à l' homme, -dit Boisroger en souriant.
-non, à la femme.
p200
-c' est évident, -dit Demailly. -il faut à la
femme unger parfum de servitude... c' est une
femme qui l' a dit.
-on l' a soufflée... -reprit finement Lamperière.
-il existe un grand fait que tu sais aussi bien
que moi, Lamperière, -reprit Franchemont, -
toutes les sociétés commencent par la polygamie et
finissent par la polyandrie... l' homme baisse et la
femme monte ; c' est fatal !
-ça te paraît fatal, ça me paraît providentiel...
nous ne sommes séparés que par une épithète.
-mais c' est absolument contraire aux idées de la
providence. La femme a été done à l' homme, dans le
paradis terrestre, non pas comme un être égal à
lui, mais comme un être semblable à lui, -ce qui
est bien différent.
-bien différent ! -reprit De Rémonville ; -et
d' ailleurs, l' infériorité de la femme est écrite
dans tout son corps... le cerveau de la femme est
au cerveau de l' homme comme 16 à 17. Avez-vous vu
les trois grâces d' Albert Durer, des grâces
humaines qui n' ont que l' idéal de la nature ? Elles
n' ont pas de derrière de tête. Tous les
développements, toutes les beaus, toutes les
forces qui dans l' homme remontent vers les parties
nobles, vers les pectoraux, tombent et descendent
chez la femme entre les deux hanches...
-le génie est mâle... une femme de génie est un
homme, dit Franchemont.
-si je vous disais, mon cher Lamperière, ce que je
pense en dépit des poëtes ?
-qu' est-ce que vous pensez, Demailly ?
-que l' âme de la femme est plus près des sens que
l' âme de l' homme : que le dehors est ce qui la
frappe ; qu' elle juge du caractère par les
moustaches, de l' homme
p201
par l' habit, du livre par le nom, de l' acteur par
le rôle, et de la chanson par l' air.
-vous me direz tout ce que vous voudrez, -reprit
Lamperière, -vous, Demailly, et toi, mon cher,
et tout le monde : vous aurez de l' esprit contre
mes préjugés, autant que Voltaire contre ses
ennemis : je vous répondrai très-simplement avec
un mot... il est dans la vie une année, dans
l' année un jour, dans le jour une heure, où, en
tisonnant le feu... ce n' est plus le printemps,
Demailly, c' est l' automne ; on a trente ans, et
les belles larmes dont vous parliez tout à l' heure
sont loin... on remue des cendres... et voilà qu' on
se trouve seul. La solitude, qui était la liberté
hier, vousse aujourd' hui tout à coup... oh ! Le
coeur n' est plus gros, la poitrine est trop large !
La nuit vient, et vous pensez que les amis passent
et que la jeunesse s' en va... et doucement dans vos
yeux, que vous fermez pour mieux voir, et dans votre
coeur qui s' ouvre, revient, comme un souvenir
d' enfance, le foyer ! ... vous revoyez votre re,
qui n' était pas seul ; car tout près de lui, votre
re vous berçait... et vous vous mettez à penser
peu à peu que la famille est le second avenir de
l' homme, et que la femme est la moitié de la
famille.
-en un mot, le mariage ? -dit Demailly ; -
malheureusement, le mariage nous est défendu.
-pourquoi ?
-parce que nous ne pouvons faire des maris... un
homme qui passe sa vie à attraper des papillons dans
un encrier est un homme hors la loi sociale, hors
la règle conjugale... d' ailleurs, le célibat est
nécessaire à la pensée... quoi encore ? La
paternité ? ... un berceau ? ... des enfants ? ... mais
qu' est-ce que c' est, un enfant ? Un morceau de
vous-même qui porte votre orgueil et prolonge
votre nom, un petit peu d' immortalité que vous
p202
caressez sur vos genoux... nous, mon cher, inutile !
Nous avons bien mieux : nos enfants, ce sont nos
oeuvres !
-ça fait moins de bruit, -dit Boisroger avec un
sourire.
-nous laisses-tu au moins la maîtresse ? -dit De
Rémonville.
-je demande à poser une question à Demailly, -
fit une voix.
-quelle est la maîtresse qui nous convient ?
-une maîtresse bête, -dit Franchemont.
-oh ! -dit Demailly, il suffit qu' elle ne soit
pas une femme d' esprit.
-une maîtresse qui ne fasse pas de mots, -dit
Boisroger ; -mais on n' en trouve plus.
-il y a encore la maîtresse dans un nuage...
-la Laure de Pétrarque ! ... ce n' est pas
commode !
-et que pensez-vous de la maîtresse admirative ?
-ah ! Comme la femme légitime de...
-préciment... une femme qui est en admiration
devant vos livres, qui fait les affaires de votre
putation, qui dorlote votre amour-propre, qui
vous sait par coeur, et vous récite à genoux...
enfin une Madame D' Albany.
-ça doit être bien ennuyeux d' être dieu... à la
longue.
-je crois bien ! Alfieri en est mort !
-reste le genre Trèse Levasseur...
-et l' Albertine De Marat... fi ! Il n' y a qu' une
maîtresse, -dit De Rémonville, -la femme
baignée dans le lait, la femme mégissée ...
-le plus sage, -dit Franchemont, -savez-vous
le parti le plus sage ? On prend une femme dans
l' histoire, une statue sympathique, -je ne vous dis
pas Madame De Maintenon... on la met dans une
niche, on l' habille
p203
comme une madone ; et, en s' appliquant... on arrive à
l' adorer.
-vous avez parfaitement raison, Franchemont, -
dit Demailly, -ce serait la sagesse... est-ce
qu' il y a place pour l' homme dans un homme de
lettres ? ... vous savez bien, aux premières
représentations, au balcon, il y a des gens qui
viennent tard. L' ouvreuse les salue. La salle les
regarde. C' est vous, Rémonville, et les autres.
Vous êtes là une douzaine, sérieux, impassibles.
Vous ne bronchez pas. Vous ne sourcillez pas. à
drame ou farce, vous ne pleurez ni ne riez. Vous
êtes en marbre. Vous écoutez seulement et regardez.
Demain, au bas d' un journal, vousciterez la
pièce au public... l' homme de lettres me fait
tout à fait cet effet-là ; seulement la pièce qu' il
écoute et regarde, c' est sa vie. Il s' analyse
quand il aime, et, quand il souffre, il s' analyse
encore... son âme est quelque chose qu' il
disque... savez-vous comment un homme de lettres
s' attache à une femme ? Comme Vernet au t du
vaisseau... pour étudier la temte... nous ne
vivons que nos livres... d' autres disent : voilà
une femme ! Nous disons : voilà un roman ! Nous...
mais, pencs sur nos passions qui se dévorent,
nous notons leurs rugissements ! Nous parlons
d' amour comme les autres ; nous mentons, nous
n' aimons pas. Notre tête, toute notre vie a le
doigt sur le pouls de notre coeur. Dans un baiser,
nous cherchons une nouvelle, dans un scandale un
succès, dans les pleurs d' une femme les pleurs
d' un public, dans l' amour un chef-d' oeuvre... je vous
le dis en rité, nous n' aimons pas.
-eh bien, c' est dommage, voilà ! -dit La Ccy
en se levant.
Comme on passait au salon :
-au fond, -reprit Demailly, -l' amour est la
p204
poésie de l' homme qui ne fait pas de vers, l' idée
de l' homme qui ne pense pas, et le roman de
l' homme qui n' écrit pas... il est l' imagination
de l' homme positif, sérieux, de l' homme de prose,
de l' homme d' affaires, épicier ou homme d' état,
autour d' un corps ou d' une robe... mais pour
l' homme de pensée, qu' est-il ?
-le rêve ! -dit Lamperière.
p204
Chapitre xxxvii.
Demailly et Demonville étaient tous deux dans
une grande loge, accoudés contre les accotoirs
de la loge. Ils avaient l' air de prendre à ce qu' on
jouait le me intérêt que les musiciens.
-tu es bien gentil de t' être laissé entraîner et de
me tenir compagnie, car... -De Rémonville
s' interrompit pour primer un bâillement.
-moi aussi... -et Demailly en fit autant en
souriant. -c' est peut-être parce que je fais une
pièce, mais le théâtre me porte sur les nerfs...
dis donc,monville, si nous allions fumer un
cigare ?
-oui, ce serait le moment... c' est funèbre, cette
machine-là... il me semble entendre une codie en
vers... allons-nous fumer ?
-un instant, -dit Demailly en prenant sa
lorgnette. -voilà une charmante fille qui entre
en scène... comment l' appelles-tu ?
De monville tourna un peu la tête, puis, se
remettant à faire face à la salle :
mais c' est la petite Marthe, mon cher... bah ! Tu
ne la connais pas ?
-charmante ! -dit Demailly.
p205
-charmante, -dit De Rémonville, -et du talent.
-mais elle a l' air très-jeune ?
-oui, c' est la seule ingénue de Paris qui n' ait
pas un fils en rhétorique.
-une jolie nuance de cheveux...
-oui, blond cend... tu aimes cela ? ...
allons-nous fumer ?
-allons fumer ! -dit Demailly sans se lever. -
est-ce que tu la connais ?
-oh ! Très-peu... je crois que nous nous saluons.
-qui a-t-elle ?
-elle a... sa mère, mon cher ; une mère qui la
destine au mariage... c' est une vertu, à ce qu' il
paraît... La Crécy embellit tous les soirs, c' est
un fait... elle a sa lorgnette sur nous, là-bas,
tiens... où diable a-t-elle troucette lenteur
et cette grandeur de mouvements ? Bah elle les
aura volées dans les noces aldobrandines, n' est-ce
pas ?
-et c' est tout ce qu' on en dit ?
-hein ? ... ah ! Pardon... c' est que je te parle
de la brune... tu me parles de la blonde... une
idée ! Si nous allions finir la soirée dans la
loge de La Crécy ! Nous entendrons encore moins
qu' ici...
-ma foi, -dit Demailly, -moi, je reste...
vas-y, mon cher.
Chapitre xxxviii.
Cette nuit, Demailly eut beaucoup de peine à
s' endormir. Il se tourna sur son oreiller, puis
il finit parver... dans son rêve, le bon Dieu
descendait sur la terre ; il lui écrivait sa
pièce, la signait Charles Demailly,
p206
la portait au gymnase. Le portier le laissait
monter. Le bon Dieu était très-bien reçu par M
Montigny, qui recevait la pce. La pièce, par
un de ces miracles qui n' embarrassent point les
ves, était jouée le soirme, et Charles, du
fond d' une baignoire, voyait dans la salle le
bon Dieu en claqueur, et, sur la scène, Marthe,
ritablement incarnée dans sa pièce.
-ah ! Que c' est bête ! -dit-il le matin en se
frottant les yeux. Et il se mit à travailler. Mais
entre son oeuvre et lui glissa une ombre, une
image, comme un voile où la jeune ingénue aurait
laissé sa face. Il n' entendit plus sa pensée dans
ses phrases, mais cette voix qu' il avait entendue
la veille. à mesure qu' il touchait à une scène,
sa pièce devenait une sérénade, et il voyait un à
un ses personnages sortir de leur rôle pour faire
leur cour à Marthe.
Au bout de deux heures de ce travail ensorcelé, il
donna un coup de poing sur son manuscrit, jeta sa
plume, et s' en alla à l' atelier d' un de ses amis,
le seul endroit de la terre qui eût le privilége
de rider ses tristesses ou de distraire ses
préoccupations. Charles y rencontra ce qu' on y
rencontre toujours : une atmosphère de fne ,
une flâne majestueuse et qui avait la nité du
travail, un far niente sans remords et sans
conscience, la paresse assise sur la fumée des
pipes ou bercée dans un numéro du tintamarre ,
le gros rire et la plus fine licence de l' esprit,
un véritable lundi du pinceau, une griserie de
jeux de mots, d' enfantillages, de pantomimes,
d' imitations d' acteurs, d' animaux ou de religions,
d' exercices acrobatiques et de coups de pied
partout ; tous les tapages de la gaminerie et de la
blague parisienne autour des couleurs et des fioles
enchantées qui tiennent le soleil et la chair ; des
heures fuyantes, légères et sans durée, comme des
heures de comédie ;
p207
et le temps tué toute la journée par les trois
joyeux pitres qui remplissaient l' atelier de leur
gaieté et de leur insouciance, trois hommes,
peintres ou à peu ps, dont l' un avait l' esprit
d' un vieux singe, l' autre l' esprit d' un gamin, et
l' autre l' esprit d' un voyou. Charles fut reçu
par dix-huit calembours par à peu ps, et la
fameuse imitation de l' enterrement d' un pair de
France : on ne recevait avec de tels honneurs que
les têtes couronnées, et les dames du monde qui
venaient faire faire leurs portraits. Charles
trouva les plaisanteries stupides, et, au bout d' un
quart d' heure, il avait si bien l' air d' un homme
qui pense à quelque chose, que l' un s' écria :
-messieurs, Charles est pincé ! ... t' es donc
amoureux, mon bonhomme ? ...
Charles se sentit rougir, prit son chapeau et se
sauva... chez sa maîtresse.
La maîtresse de Charles était une femme fort bien
élevée, à laquelle Charles avait interdit, sous
les peines les plus sévères, de lui faire la
surprise de venir le voir, de le troubler dans son
travail ou sa paresse, de tomber, en un mot, chez
lui comme l' amour ou un billet de garde. Charles
l' avait admirablement dressée, par des rendez-vous
fixes, immuables, par des jours convenus, par des
heures consacrées, à la ponctualité d' une
volution solaire. Aussi l' étonnement de la
maîtresse de Charles fut-il grand, en le voyant
entrer ce jour-là subitement. Mais son étonnement
fut plus grand encore de le trouver charmant, et
caressant, -amoureux ! Charles l' emmena faire un
petit dîner, et, le soir, la mena à un petit
spectacle des boulevards. Mais en la ramenant chez
elle, comme ils passaient devant le gymnase encore
éclairé, il s' excusa, la quitta, et monta voir le
dernier acte de la pièce qu' il avait vue avec De
Rémonville.
Il se mit, pendant plusieurs jours, à rendre des
visites
p208
à des amis qui ne le voyaient pas deux fois par an
chez lui, à des parents au vingtième degqui, ne se
rappelant pas trop s' ils l' avait jamais vu, le
trouvaient bien grandi.
Mais Charles avait beau se remuer, aller et venir,
il était poursuivi par un monologue intérieur, dont
quelques phrases montaient de temps à autre
jusqu' à sesvres et faisaient retourner les
passants, toujours curieux de voir un homme qui
se croit seul dans la rue.
-les préjugés ! ... les pjus ! ... après tout, -
disait Charles, -je n' ai plus ma mère... je n' ai
plus de famille...
l' amour est toujours l' amour ; mais il a, suivant les
individus, ses étrangetés, ses particularités et
ses folies diverses. Si par de certains côtés, par
la spontanéité, la vivacité et le coup de foudre,
par ce commencement de l' amour qui est l' amour
me, la passion de Charles était la passion de
tout le monde, elle lui était propre par un
caractère rare : l' amour de Charles, fixé et
déterminé cependant par un certain trait de beauté,
était un amour dete. Il aimait peut-être plus
encore en auteur qu' en amoureux. C' était moins la
femme qui lui parlait dans cette femme que
l' actrice. Marthe était pour lui la forme vivante
et la vie charmante de son idée ; elle était
le rôle même qu' il avait caressé dans sa pièce et
cherc con amore . Elle était son imagination
personnifiée, sa création traduite et glorifiée en
une cature, le corps et l' âme de son oeuvre. Elle
n' était plus Marthe ; elle était Rosalba, elle
était son hérne, la jeune fille de sa pièce,
la bien-aie de son esprit... aussi, quand Charles
était poussé à bout par les objections de sa
raison, par la règle des idées dans lesquelles il
avait été élevé, il s' étourdissait par ce dernier
mot : " nous autres qui sacrifions notre plaisir,
notre paresse, notre santé, notre
p209
vie à une oeuvre, ne pourrions-nous pas, à cette
oeuvre, faire au besoin le sacrifice de notre
bonheur ? ... " et puis d' autres jours, où il voulait
se péter à lui-même ce sophisme, la langue lui
tournait : il prononçait honneur au lieu de
bonheur , et le cri : " impossible ! " lui
montait à la gorge...
et, malgré tout, il allait tous les soirs au
gymnase, quand il reçut une invitation à un bal
costumé donné par un millionnaire aux hommes de son
journal, aux femmes de son théâtre.
Chapitre xxxix.
ç' avait été une charmante idée, inspirée peut-être
par les magnifiques serres à raisin de Ferrières,
d' entourer la salle de danse d' une treille d' or
habillée de vigne et chargée de vrais raisins,
pendaient à des rubans, de distance en distance,
des ciseaux d' or qui invitaient la main à cueillir.
Cette treille naturelle et féerique, les pieds
dans une jardinière courante, s' arrondissait dans
les deux grandes salles, au bout de la salle de
danse, en tonnelles rustiques dont chacune enfermait
dans sa cage d' or et dans son berceau de pampres une
table à deux couverts.
La vigne cachait l' orchestre, que l' on ne voyait
pas, et qui chantait derrière comme un choeur de
vendange, le soir.
Le bal était magnifique. Il y avait tous les
costumes imaginables, des costumes jolis, coquets,
spirituels, somptueux, absurdes... on aurait cru voir
danser le peuple, l' histoire et le monde de la
fantaisie.
Charles était ps de la porte et regardait les
gens
p210
entrer, quand une voix, -c' était Marthe au bras
de Rémonville, qu' elle avait reconnu dans
l' antichambre sous son guisement de sorcier :
-oh ! Le charmant lilas blanc !
Charles, qui s' était costumé en printemps, ôta son
chapeau, qui n' était qu' un bouquet de lilas blanc,
et le remit à Marthe, qui le remercia avec la
plus gracieuse de ses mines.
Une heure aps :
-Monsieur Demailly !
C' était Marthe qui passait.
-mademoiselle !
-vous n' auriez pas vu mon danseur ? ... s' il passe,
envoyez-moi-le donc... -fit Marthe en se sauvant.
Charles s' assit sur un divan. Au bout de cinq
minutes :
-vous ne dansez donc pas, Monsieur Demailly ? -
fit Marthe en repassant.
-et votre danseur ?
-mais je le cherche, -dit Marthe en s' asseyant.
-tenez-vous beaucoup à le trouver ?
-je tiens à danser...
-voulez-vous me faire l' honneur ? -dit Charles en
lui offrant le bras.
-c' est vrai ! Que nous sommes bêtes ! ... vous
dansez donc ?
-jamais ! -dit Charles.
-mais alors... ah ! Mon dieu, c' est fini ! ... vous
avez votre grâce, -fit Marthe avec un sourire. -
mais je perds tout le monde aujourd' hui... où est
donc ma mère ? Ah !... je vous rends votre
liber, vous savez... quelle heure est-il à
présent ?
-il est l' heure où les personnes raisonnables
prennent un bouillon et une galantine de faisan.
p211
-croyez-vous ?
-je le parierais, mademoiselle. Voulez-vous que
nous allions voir ?
-oh ! Mais j' abuse...
et Charles, donnant le bras à Marthe, l' emmena
dans la salle du souper. Marthe avait cette
animation, ce feu charmant, cette jolie fièvre du
geste, du regard, de la parole, cette expansion
vive et gaie que donnent aux femmes les dernières
heures d' un bal enivré de musique, de mouvement,
de chaleur et de lumres. Ils choisirent un
bosquet, une table ; mais, avant de s' asseoir,
Marthe se haussa sur ses petits pieds, et, levant
ses deux bras en l' air, coupa un grapillon de
raisin avec les ciseaux d' or. Et, tout en
grignotant la grappe, dont les raisins lui
craquaient sous la dent :
-oh ! Que c' est curieux ! ... figurez-vous... ça me
rappelle... j' étais toute petite... à la pension...
il y avait une treille comme cela, mais plus
haute... haute... enfin, très-haute, aussi haute
que notre mur... au bout de notre jardin... dans
un autre jardin pas à nous, la treille...
heureusement qu' il y avait un banc dans le jardin,
un gros banc qui était lourd ! Il fallait nous
mettre quatre ou cinq au moins à le traîner... mais,
ça ne fait rien, nous le traînions. Une fois au
mur, c' était moi, la plus grande, qui montais sur
le bras du banc... et j' attrapais le raisin de
l' autre côté... nous avons fini par casser le
banc...
-on finit toujours par casser le banc... -dit
Charles. -c' est la vie, cela !
-je m' y suis bien amusée tout de même... et les
distributions des prix ! ... on jouait la comédie...
ça m' amusait bien de jouer la codie dans ce
temps-là... et j' étais applaudie ! ... il n' y avait
pas de vilains feuilletons pour vous dire des
choses sagréables... quand on
p212
pense à ce temps-là, on le regrette ; heureusement
qu' on n' y pense pas... est-ce que vous êtes comme
moi ?
-heu ! Heu ! Moi, mademoiselle, c' est bien
différent, je ne volais que des pommes... et encore,
je n' ai jamais pu souffrir les pommes... du grec,
du latin, des professeurs, des retenues... ma foi,
non ! Je ne regrette rien. Au fait si, je regrette
un anglais.
-un anglais ?
-j' étais tout petit aussi, moi. L' anglais était mon
voisin de classe, un grand anglais, plus grand que
moi de la tête, et fort ! ... de gros poignets, de
grosses chevilles... tout cela est un peu brouillé ;
mais je crois que c' était à la classe du lundi
matin, oui, une classe de géographie, nous
disparaissions régulièrement derrière un grand
atlas. Ce que j' ai souffert derrre cet atlas ! ...
je ne sais où il avait su que j' étais le fils d' un
ancien militaire... s' il n' avait fait que me
battre ! Mais il ne me donnait pas un coup de pied
sous la table, sans me dire : " les français battus
à Waterloo ! ... battus ! ... battus ! ... " et sa
voix m' entrait dans l' oreille, pendant que ses gros
pieds écrasaient mes petits pieds... j' en avais les
yeux pleins de larmes, non des coups de pied, mais
de l' humiliation nationale...
-je ne vois pas...
-ah ! Mademoiselle, ce n' était là qu' une
divergence d' opinions sur Wellington,
l' amour-propre de la patrie... et je voyais que
c' était simplement un bon anglais, et non un
mauvais coeur, quand il tirait d' une belle
gibecière en cuir un hareng saur écrasé entre deux
pains d' épice, dont il m' offrait la moitié... je
n' ai jamais eu depuis autant de plaisir à partager
quelque chose, -même le malheur d' un ami !
Et Charles versa un verre de champagne à Marthe.
-ma foi ! Tant pis, -dit Marthe en laissant
verser,
p213
cela me fait mal, mais tant pis ! ... quel joli
bal ! Je me suis amue ! J' ai dansé ! ... et puis
j' adore un bal masq... il me semble qu' on est
moins bête avec ses danseurs... c' est glacial de
causer avec un habit noir...
-et d' en porter un, si vous saviez ! Vous avez un
costume délicieux... d' un goût...
-oh ! C' est moi qui ai arrangé cela... n' est-ce
pas, ces gros noeuds ?
-charmants ! ... ils vous vont comme vos yeux...
-si vous me faites encore un compliment, je mets
mes gants dans mon verre à champagne...
-mademoiselle, -dit Charles en découpant un
ananas, -j' ai été longtemps sans croire à
l' ananas : je croyais que c' était un fromage de
Hollande dans des feuilles...
-on perd toutes ses illusions ! -dit Marthe en
souriant. -dites-moi donc, monsieur, vous n' allez
donc nulle part ? Je crois que je ne vous ai
jamais vu...
-cela tient à mon sexe, mademoiselle.
-comment à votre sexe ?
-oui, mademoiselle, à mon sexe... vous m' accorderez
qu' il y a supplices et supplices... je suppose
qu' on me coupe la tête, c' est affreux...
-quelle idée !
-mais je suppose qu' on me chatouille la plante des
pieds jusqu' à ce que mort s' ensuive, c' est
abominable. Eh bien, mademoiselle, qu' est-ce que
vous diriez d' un supplice entre le chatouillement
et la décollation ? Un... un écorchement à
l' amiable, là ?
-mais de quoi parlez-vous donc ?
-moi, je parle de se faire faire la barbe.
-ah ! Ah !
-prenez garde ! Votre coiffure va s' en aller...
oui, de ce té-là.
p214
-avez-vous vu la coiffure de Mademoiselle
Duvert ?
-non.
-je n' aime pas cette coiffure-là.
-ni moi... aimez-vous la musique, mademoiselle ?
-beaucoup.
-vous avez bien raison : une femme qui n' aime pas
la musique et un homme qui l' aime sont deux êtres
incomplets.
-ah ! Vous êtes moqueur !
-mais non, je vous assure. Je suis seulement
très-timide, ce qui fait que je n' ai jamais de ma vie
osé parler à une femme sans faire semblant de
rire... voulez-vous toute la vérité ? Je suis
moqueur comme on est notaire honoraire, par
contenance... mais ne le dites pas !
-vous êtes franc au moins, -dit Marthe en riant.
-un peu de champagne ?
-merci.
-pour trinquer.
-à quoi ?
-trinquons à nos pensées, tenez !
-on ne trinque pas à des choses comme ça... sans
savoir.
-mais on boit bien à l' avenir... et qui le sait ?
-moi ! -dit De Rémonville qui passait, -je
prédis le passé !
-Monsieur De Rémonville, -dit Marthe, -
voulez-vous me dire ma bonne aventure ?
-votre main, la belle enfant... non, l' autre, la
gauche... quelle couleur aimez-vous ?
-le rose.
-lisez-vous la patrie ou le constitutionnel ?
- la patrie ... du soir.
-espoir ! -dit De Rémonville. -vous êtes
aimée ! ... par un jeune homme ! ... qui attelle
des illusions
p215
à des nuages ! ... brun ! ... dans le mois de
mars, le troisième arrondissement, et l' aisance ! ...
Lindor n' est pas son nom ! ... ses sentiments sont
purs ! ... mais minute, jeunesse ! Pas de
bêtises ! ... le maire de Nanterre vous regarde avec
des lunettes d' or...
-Rémonville ! Cria une voix dans la salle.
-voilà ! ... à votre santé, mes enfants !
-Rémonville parti, il y eut un silence entre
Charles et Marthe.
-étiez-vous à la première de la
porte-saint-Martin ? -fit Marthe.
-non.
-oh ! Vraiment vous vivez donc dans une tour ?
-à peu ps... et puis, je vous dirai... encore
entre nous, ceci... que le spectacle est un des
plaisirs qui m' ennuient le plus. J' y ai renoncé.
-vous ne m' avez jamais vue jouer, je parie.
-parions !
-voyons, pas de politesse... la rité. Tenez !
J' en suis sûre.
-croirez-vous à ma parole d' honneur, si je vous la
donne ?
-oui, donnez.
-eh bien, mademoiselle, je vous jure que je vous
ai vue hier dans votre dernierle...
-ah !
-... pour la vingt et unième fois !
-ah ! Mon dieu, la vingt...
-et unième fois... quand vous n' étiez pas en
scène, je lisais.
-ma mère doit être inquiète... voulez-vous me
donner le bras, Monsieur Demailly ?
p216
Chapitre xl.
Trois mois après ce bal, le scandale publiait,
sans commentaires, la lettre de faire part du
mariage de M Charles Demailly avec Mademoiselle
Marthe Mance.
Chapitre xli.
Quand Marthe se réveilla, chez son mari, quand son
regard, errant d' abord et encore assoupi, eut la
volonté de voir, elle se frotta les yeux, et dans
le premier et confus éveil de ses pensées et des
choses autour d' elle, ne se crut pas bien éveillée.
Elle regarda encore ; elle se trouvait dans le
plus coquet décor qu' elle eût jamais vu... sa
chambre était enfermée dans une de ces tapisseries
triomphe, brillantée de soie, fraîche,
éclatante et douce, la palette de Boucher ; une
de ces tapisseries printanières où tout est
aurore, et qui semblent ouvrir les murs sur le
pays du rose. Toutes les couleurs étaient tendres et
souriantes. De ces bleus adorablement passés qu' on
ne trouve que sur certains vieux émaux de Chine,
l' oeil allait à des jaunes de soufre aux ombres de
topaze blée. Il allait, toujours caressé, des
vestes de bergers dont le violet est fleur de
lilas, aux tons de chair pareils à la pêche, aux
carnations veillonnées par le fard des joues.
C' étaient, par toute cette nature, le plus délicieux
mensonge du joli, des lointains baigs et trempés
des lueurs endormies du matin, des moutons
éclairés d' une lumre de neige, des jupes de
pourpre sillones d' éclairs
p217
de soie, des ruines en camaïeu gris tendre et
jaune comme la mousse morte, des terrains se
laient sur des verts pâles les tulipes panachées,
les roses trémières feuillues. Et tout le tableau
sortait de l' harmonie tranquille et gaie d' un
fond blanc, de ce blanc éteint et jauni avec le
temps, et qui enferme dans une lumière d' orle
toute cette gamme des couleurs rompues qui viennent
s' y fondre et y mourir. Au plafond rayonnait comme
dans une poussière de pastel, le corps voilé dans la
demi-teinte des tons de laque, unenus blonde
et volante qui faisait l' éducation d' un petit
amour rose. La fête de village, sige sur le
piédestal d' une ruine : Boucher , 1737, faisait
tout le tour de la pièce, ne laissant place qu' à
la fetre. La tapisserie montrait et roulait
cette foire d' une bohême iale, la jolie
nécromancienne trônant au-dessus d' une charrette
dessinée pour l' opéra, le peuple d' enfants soulevés
dans les bras et de petites filles curieuses et
courbées au trou de l' optique, les mulets aux
houppes rouges répétant leur rôle d' âne savant
en broutant des roses, le monde des bergères à
grands paniers et des bergers aux houlettes
enrubannées des rubans de Beaulard, toute cette
composition, enchantée par une lumre d' apothéose,
qui parle d' amour au regard...
il faisait ce jour-un temps de giboulées. à tout
moment, un gros nuage noir chassait le soleil,
puis passait laissant éclater ses clartés ; et cette
succession rapide, instantanée, d' obscurités et de
rayonnements donnait à Marthe le spectacle
changeant de la tapisserie qui tantôt semblait
s' évaporer et s' enfoncer dans l' ombre, puis tout à
coup, sous un coup de jour, ravivée comme par une
rosée, comme par un givre de lumière, brillait,
s' animait, se rallumait, ressuscitait.
Puis les yeux de Marthe allèrent à une toilette
toute
p218
habillée et toute fanfreluce de dentelle, sur
laquelle étaient poes mille petites choses
d' argent.
-trouves-tu le bibelot joli ? -dit Charles, qui,
derrière les rideaux, avait épié sonveil, et se
régalait de son émerveillement.
-oh ! C' est tout à fait charmant ! ... donne-moi que
je voie... tu as acheté cela chez Tahan ?
-non, -dit Charles, pas pcisément... c' est un
nommé Germain qui travaillait presque aussi bien,
dans le temps... une occasion ou plutôt une
folie... comme toutes les occasions d' à présent.
Chapitre xlii.
Rien ne ressemble au bonheur comme l' amour. Et
que dire ? Comment dire ces mois qui ne furent qu' une
belle heure ? Regards, rayons, chansons, il
faudrait sur de tels passés jeter les mots comme
des fleurs. Ce furent de folles paroles, de folles
ivresses, de folles caresses, des voluptés qui les
pénétraient, des châteaux de cartes qu' ils
oubliaient de finir, de longues paresses où ils
s' endormaient dans l' éternité du psent, des
espérances et des caprices qui jouaient à leurs
pieds comme des enfants, des volons qui se
souriaient l' une à l' autre comme des soeurs, de
longs silences où ils s' entretenaient sans une
parole, les mille enfantillages que fait la passion,
ce plein contentement qui succède à la satisfaction
de nos instincts tendres, cette joie toujours
jeune et sans cesse renouvelée que donne cette
possession matérielle de l' idéal : l' amour.
Les gais réveils ! Ainsi s' éveille l' enfant, ainsi
s' éveille l' oiseau, chantant et riant. Chers
moments, bienheureuses
p219
secondes leurs idées bégayantes, leurs yeux qui
semblaient battre de l' aile pour chasser le ve
léger de leur nuit, reprenaient peu à peu la
conscience des choses et de leur vie, de leur
pasqui était hier, de leur avenir qui était
aujourd' hui ! Chaque matin, toute leur félicité
leur revenait ainsi en un instant, et les embrassait
au front, tandis que côte à côte, caressés de moites
chaleurs, ils se souriaient avant de se regarder,
renaissant lentement à eux-mêmes, et prenant garde
de perdre le dernier bercement du sommeil envo.
C' étaient des levers sautillants et folâtres, tout
pleins d' enchantements, de diableries et de
grâces. Mi-vêtue, la peau frche et frissonnante
encore, toute odorante de fraîcheur et de sa
jeunesse seule, Marthe se glissait jusqu' au
cabinet de Charles, et y entrait comme une
invasion. Elle lui jetait ses deux mains sur les
yeux. Elle nouait ses bras autour de lui. Elle
l' ébouriffait, elle le battait, elle le chatouillait,
et le roulait, renver, le long du grand divan qui
entourait son cabinet. Tous deux se mettaient à
table ; et les deux chaises aussitôt marchaient pas à
pas l' une vers l' autre : elles se cognaient au
dessert. Elle alors, mettant une fraise entre ses
dents d' opale, la donnait à prendre à Charles, en
renversant la tête...
-je l' aurai !
-non !
-attends...
-à bas les mains ! -et la fraise allait et venait
dans sa bouche, tantôt effrontée, tantôt peureuse.
Ses lèvres humides, ses yeux bleus, mouillés et
demi-clos par le rire, fuyaient Charles,
l' attaquaient et le fuyaient encore. Près d' être
prise, elle tournait le cou et se coulait contre
lui, puis de sa joue tentait sa joue, jusqu' à
ce que, lasse enfin de tromper ses embrassades,
avançant
p220
la tête en se balançant, les mains derrière le dos,
elle lui tendît sa toute petite bouche en une moue
charmante, et lui livrât avec la fraise ses lèvres
pour être becquetées...
-ta valse, tu sais, ta valse ! ... -et lui au
piano, la voilà qui valsait... tout à coup, le
rhythme s' attristant, les deux coudes sur les épaules
de Charles, et son souffle dans ses cheveux,
pence sur lui, vous l' auriez crue une muse :
elle lui mordillait l' oreille. Il disait : " finis
donc ! ... bête ! ... mais tu me fais mal ! " et
comme il se retournait pour se venger, il ne la trouvait
plus : elle était étendue de tout son long sur
le divan, et demeurait, comme une chatte qui dort,
les yeux ouverts. Un de ses bras nu, plié sur sa
tête, la couronnait ; l' autre laissait tomber une
main errante dans les cheveux de Charles qui regardait
son regard. Un de ses petits pieds, sans pantoufle
et que le bas moulait, battait, en glissant du
divan, la mesure d' une chanson de nourrice. Et rien
n' eût dérangé une si belle indolence, s' il ne lui
avait fallu chasser du plat de sa main la fue
bleue de sa cigarette qui lui montait dans les
yeux.
De longs moments, presque des jours, elle les
passait encore, les cheveux dénos, une jambe
plae sous son autre jambe, un pied jouant sans
cesse avec une mule rouge toujours pte à
s' envoler, tout le corps appuyé sur Charles, et
du haut de son épaule feuilletant, comme un rêve,
les albums, les croquis, les souvenirs de ses
voyages. Que de demandes c' étaient ! Que
d' explications elle voulait ! Et des pourquoi, et des
comment !
-à pied ? Vraiment, mon chéri, tu voyageais à
pied ? ... avec un sac ?
-avec un sac.
-et en blouse ?
-en blouse.
p221
-tu as dû manger bien des omelettes !
-j' en ai fait !
-et on ne t' a jamais assassiné ?
-non. Je ne prenais pas la diligence.
-tiens ! C' est gentil, ça... qu' est-ce que c' est ? ...
dis donc, il a dû t' arriver des aventures... des
aventures... de femmes, hein ?
-mais puisque je te dis que je ne prenais pas la
diligence...
et ils riaient.
-oh ! Ce turc ! ... tu as donc été partout ? ...
tiens ! C' est tout noir une gondole ! ... pourquoi ?
-parce que les masques sont noirs.
-alors... et ça, est-ce ? ... oh ! Le joli
costume ! C' est suisse, hein ? Nous irons en
Suisse, n' est-ce pas ? ... tiens, dans ce
chalet-là ! ... oh ! Une poupée ! Tiens ! Une
poupée !
-je l' ai dessinée au vatican : c' est une poue
romaine, ma chère.
-mais vois donc, c' est comme les nôtres !
-absolument.
-est-ce dle !
-mais non. Il y a un tas de choses comme ça dans
le monde qui ne changent pas : les joujoux, les
enfants...
-et les hommes ? -ajoutait en riant Marthe.
-et travailler ? ... il faut que tu travailles ! ...
allons ! Monsieur, -disait quelquefois Marthe. Et
tous deux, le moins loin qu' ils pouvaient l' un de
l' autre, se mettaient au travail, et tâchaient de
penser à autre chose qu' à eux-mêmes. Mais au premier
regard que l' un glissait jusqu' à l' autre, deux regards,
puis aussitôt deux bouches se rencontraient... et
le roman commencé, et le le parcouru, roulaient
aux pieds de leur baiser.
p222
Ceslices sans fin remplissaient tout le petit
appartement. à peine si leur paradis était assez
grand pour leur amour et le monde assez loin pour
leur bonheur. Rien autour d' eux qui ne fût
eux-mêmes. Nul témoin qu' un gros bouquet de
violettes de Parme, dont le parfum semblait
s' éveiller avec eux et prenait à la nuit les
senteursnétrantes d' un bouquet qui se meurt. Nulle
voix entre leurs deux voix, nul importun, nul ami,
qu' un chien de l' île de Scaïl, jaloux et joyeux,
une oreille en l' air, une oreille basse, qui se
frottait à leurs jeux et jappait contre leurs
baisers.
Chapitre xliii.
Au dehors, le mauvais temps, les jours sans
lumre, des midis où le soleil est blanc dans le
ciel le, de la pluie, le vent qui fouette aux
vitres... à peine s' ils sortaient. Quelquefois
seulement, tentés par quelque belle journéeche
et claire, par un rayon, par un peu d' azur
montrant entre deux nuages déchirés un pan de la
robe du printemps, ils sortaient. Alors ils se
promenaient au petit pas, appuyés l' un à l' autre,
et la tête de Marthe à l' épaule de Charles ; ils
allaient doucement comme des convalescents, sans
voir ils allaient, sans voir qui les regardait,
traînant derrière eux, comme un murmure d' envie,
cette parole de tous les yeux : ils s' aiment ! ...
quelquefois Charles arrêtait Marthe devant les
étalages, et la poussait à sirer ; mais l' arbre
de la mode la tentait si peu, qu' elle était presque
raisonnable. Quelquefois ils allaient faire une
grande partie, un petit dîner au restaurant, où
ils lisaient la carte comme un feuilleton, et
demandaient des entremets invraisemblables.
Quelquefois
p223
le spectacle suivait lener ; l' on s' en allait
manger des oranges dans la baignoire d' un théâtre
de drame, et rire lorsque le cintre pleurait. Et
puis l' on revenait bien vite au chez soi. Marthe
et Charles étaient tout heureux d' y retrouver la
solitude et la patrie. Les choses mes autour
d' eux leur semblaient familières : pas une qui ne
leur parlât d' eux, qui ne fût le confident ou la
relique d' une heure de leur bonheur. Le soir
surtout, le foyer leur parlait et les berçait comme
une voix douce où se seraient confondus la chanson
de Trilby et le chant des dieux Lares. Le feu
de tout le jour avait rempli toute la chambre d' une
molle chaleur. La lampe versait sa lumière blanche
et la faisait aller d' une table à un tapis, d' un
tapis à un fauteuil, d' un fauteuil à un cadre :
le reste était dans une ombre dormante, égayée çà
et là d' un reflet, d' un coup de lumière au point de
torsion d' un cuivre, d' un accroc d' or, d' une
lueur de soie, d' une paillette, d' un rien. Eux,
dans la demi-nuit, le dos à la lampe, les pieds
allongés sur les chenets, parlaient ou ne
parlaient pas, et finissaient toujours par se
taire. Ils regardaient le feu longtemps, laissant
leurs deux regards sur le même tison, et ne
s' embrassant même pas, tant l' heure et le feu les
absorbaient dans une communion mystérieuse, dans une
intimité recueillie. D' un coup de pantoufle,
Marthe rompait soudain le sommeil éveillé de leur
bonheur : une envolée d' étoiles jaillissant de la
che leur jetait en montant ses lueurs à la face ;
puis l' ombre et le silence leur revenaient aux
joues et aux lèvres...
enfin sonnait le coucher. Le déshabillé lent et
plein de retards, la toilette de nuit, épingle à
épingle, les vêtements qui tombent à regret, le
fichu qu' une main enlève et qu' une autre main
défend, cette jolie pudeur de minuit qui regarde
ses défaites dans la glace et fait des
p224
noeuds au lacet de son corset pour appeler à
l' aide... Charles avait chaque soir le régal de
cette codie adorable... et, quand de toute la
toilette il ne restait plus guère que la femme,
Marthe lui disait des yeux et de la bouche :
porte-moi ! Et, nouant ses deux bras autour du
cou de Charles, s' abandonnant tout entière, elle se
laissait porter jusque dans le lit comme une
enfant...
chapitre xliv.
Marthe avait de très-petits pieds, et les pieds
d' une parisienne, de petits pieds remuants,
coquets, presque spirituels. Elle avait aussi de
petites mains avec des fossettes et des ongles
roses, et toutes sortes de jolis gestes au bout des
doigts. Sa taille était libre, aisée et ronde.
Marthe était blonde, avec des cheveux fins,
nuageux, de cette nuance cendrée qui, dans la
lumre, leur donne le rayonnement d' une poussre
dans un clair de lune. Son visage était un visage
d' enfant où les traits étaient tout petits et les
yeux tout grands, de grands yeux bleus, ouverts,
flottants, radieux, qui remplissaient de leur
douceur, de leur lumière et de leur jour la
mignonne figure de Marthe. Ces yeux de Marthe,
Watteau seul ou Lawrence, ces deux peintres du
regard lumineux etbordant de l' enfance, eussent
pu les peindre. Marthe avait la figure ronde, un
teint de lait, des joues rosées comme une émotion
de jeune fille, un front court, étroit, bombé,
poli et éclairé de lueurs nacrées, un nez plein
de caprice et d' espièglerie. Des veines bleues lui
couraient aux tempes. Elle avait naturellement de
blanches dents et une bouche si petite, qu' elle
semblait la moue de ces beaux enfants dont la
bouche n' a pas de place
p225
entre les deux joues. La voix douce et faible de
Marthe semblait une musique et un murmure. Pour
l' approcher de l' oreille de Charles, elle avait des
ondulations de cou et des mouvements de tête à
ravir. Sa parole était émue, presque tremblée, et
ses yeux, le plus souvent, achevaient sa phrase en
avouant sa pensée. Telle était cette créature
duisante, cette femme qui était un type,
l' incarnation d' un âge de son sexe et d' unle de
son temps ; cette comédienne, qui unissait et
réalisait en elle tous les dons, tous les charmes,
tous les caractères et toutes les invraisemblances
de la fille à marier de notre comédie moderne :
l' innue .
Chapitre xlv.
Et dans ces douceurs et ces chatouillements, dans
cette paix, dans cette trêve de la vie, leur amour
laissait le temps aller comme une onde entre des
mains ouvertes. Leur vie coulait comme un ruisseau
qui va clair et chantant à travers les ronciers
pleins d' oiseaux, roulant le soleil et les roses
des haies sur ses cailloux polis... pour eux, les
heures sans bruit poussaient les heures, toujours
aussi belles, toujours aussi souriantes ; nulle
amertume, nulle crainte, nul souci, nul doute,
nulle menace ; leur front n' avait pas un pli, leur
ciel était tout bleu : ils ne savaient pas ce que
c' était qu' un nuage, et ce qu' était unsir, ils
l' avaient oublié.
à peine y avait-il un grain de sable dans tout
ce bonheur... et ce n' était rien pourtant qu' une
petite pire, une piqûre, il est vrai, non au
coeur du mari, mais au coeur de l' auteur, à
l' orgueil de son esprit, à la vanité de ses oeuvres.
Marthe ne savait pas que, par un pnomène
p226
peut-être unique, l' homme de lettres demeure
dans l' homme de lettres amoureux : elle n' avait
jamais parlé à Charles de ses livres. Ce silence
avait touché Charles, qui n' avait jamais parlé à
Marthe de sa pièce et du le qu' il lui destinait.
Et il s' était imposé de se taire, tout en
travaillant en cachette, la nuit, à cette oeuvre
caressée et cre où il mettait toute sa patience
et toute son âme, la corrigeant, la retouchant, la
reprenant, la démolissant et la rebâtissant ;
s' attachant et s' acharnant de préférence à ce rôle
de femme qu' il traçait et remaniait sans se lasser,
d' après nature, et où il voulait faire entrer
Marthe tout entière, son âge, sa grâce, son
sourire et son coeur ; la première ingénue, se
disait-il à lui-même en se parlant de ce rôle, qui
ne sera pas une poue. La pièce achevée, il
demanderait à Marthe de la lui lire : ce serait
son premier public, -et son premier triomphe, et
alors elle le connaîtrait !
Un jour, comme elle rentrait : -je suis furieuse,
monsieur ! -lui dit-elle en lui mettant les bras
autour du cou et en jetant sur un fauteuil son
chapeau de dentelle. -furieuse ! Mais, là, vrai...
je ne t' ai pas embrassé, n' est-ce pas ? Si ! ... il
dit : si ! ... moi, embrasser un vilain homme qui...
voulez-vous avouer ? ... avouez tout de suite !
-quoi ?
-quoi ! ... finaud ! Mais puisque je sais tout...
tout ! -répéta-t-elle en prenant un ton comiquement
grave. -ah ! Vous êtes un cachottier !
-moi ?
-ah ! Monsieur est fermé ! ... monsieur a des
secrets ! ... eh bien, c' est bien, j' en aurai aussi,
moi, des secrets, et des gros ! ... je ne vous dirai
plus rien, d' abord... oh ! Vous avez beau me
regarder dans les yeux : je leur ai dit de ne plus
vous parler... vous ne saurez
p227
plus ce que je pense, na ! ... et demandez-moi encore
si je vous aime, vous verrez ! -et Marthe
accompagna ce mot d' un joli geste de menace.
-voyons, ma petite Marthe, qu' est-ce que c' est ? -
dit Charles qui ne savait où cette charmante
gronderie voulait en venir.
-comment, gros bêbête, tu ne devines pas ? ... eh
bien, cherche ! -et la mutine lui fit ratisse
comme les enfants. -je vous dirai quand vous
brûlerez... voulez-vous bien faire votre examen de
conscience, au lieu de m' embrasser le bout des
ongles !
-eh bien, je veux bien, mais nous le ferons
ensemble... je t' ai cacque j' avais des cheveux
blancs... deux à droite et trois à gauche.
-il n' y en a plus ! -fit Marthe en lui prenant la
tête entre les mains et en l' embrassant des deux
tés. -après ?
-je t' ai caché que j' avais des amis... est-ce ça ?
-non.
-je t' ai caché... je t' ai caché... ma foi ! Du
diable si je sais.
-une fois, deux fois, trois fois, donnez-vous votre
langue au chat ?
-attends !
-c' est qu' il a l' air de chercher ! ... oh ! Les
hommes ! ... donnez-vous votre langue au chat, oui
ou non ?
-eh bien...
-eh bien, la donnez-vous ?
-ah !
-ah ! Quoi ?
-rien, -fit Charles en se reprenant.
-ce n' est pas cela, -dit Marthe ; et elle
attendit.
-ma petite Marthe !
p228
-vous me trompez, monsieur, -fit Marthe en se
levant. Sa voix était presque sévère. Charles
courut à elle tout ému. Mais elle, retournant son
menton sur son épaule, et tendant à Charles le plus
gai de ses sourires : -tu fais une pièce ! Tu me
fais un rôle ! ... dis donc non, menteur !
-moi ? ... moi ? ... mais qui t' a dit ça ? ... une
pièce ! D' abord je n' en ai jamais fait... et puis
te faire jouer dedans... j' aurais trop peur de te
faire tomber... une pce ? Pourquoi ? Mais non...
-mais si ! Il est pour moi ton le, et s' il n' est
pas pour moi, tant pis, je le prends ! Voilà ! Mais
il est pour moi... oui, oui, pour moi... non ? Ah !
Tu dis encore non ? ... eh bien, alors, explique-moi
ça : pourquoi dans ta pièce écris-tu à tout moment
le nom de Marthe à la place du nom de Rosalba ? ...
ce n' est pas le nom de ton innue, Rosalba, dis ?
L' aveu de Charles fut un baiser où tout le coeur
du pte monta jusqu' à ses lèvres.
La soupe était servie. Ils la laissèrent attendre
et refroidir. Il fallut que Charles allât tout de
suite chercher son manuscrit, et tout de suite le
lût. Marthe n' avait pu que le parcourir en
cachette, peureuse, l' oreille aux écoutes, et la
main sur la clef du secrétaire de Charles. Charles
lut, mettant dans sa voix l' émotion vivante du
moment, la vibration de son âme, les battements de
son coeur comb; et à mesure que marchait
l' imbroglio, et que défilaient devant Marthe les
personnages de la pièce, l' amour, l' esprit et la
jeunesse, Marthe riait, battait des mains, sautait
d' un fauteuil à l' autre, pirouettait sur un pied,
retombait assise, embrassait Charles par derrière,
dansait un galop... auner, l' on ne mangea
guère ; mais que de compliments, de petits cris de
joie, de doux applaudissements, de paroles heureuses,
de félicitations
p229
pleines de promesses régalèrent par avance l' auteur
dramatique du premier bruit de son succès et de
l' annonciation charmante de sa gloire ! Les mots,
les exclamations, les assurances, les projets déjà,
les fiertés et les défis se pressaient dans la
bouche de Marthe et ne se donnaient pas le temps de
finir.
-ah ! Que c' est joli ! ... joli... joli... -
disait-elle en chantonnant la fin de sa phrase. -
hein ? Mon entrée du premier acte... tu sais... le
marquis est ici... la fenêtre est là... tiens !
Je me vois entrer... et ma tirade du second acte ! ...
et mon mot à la fin de la sne : sur mon honneur,
monsieur, je crois que je vous aime... non,
je dirai ça, comme ça : sur mon honneur,
monsieur... hein ? ... oui : sur mon
honneur... et puis tu verras, quand nous nous
quittons... c' est que je sais aussi pleurer, on a
beau dire... est-il drôle, ton valet ! Il faudra
que ce soit chose, tu sais... et ma grande, grande
scène au balcon ! ... tra ri de ra ! Et nous
verrons ! ... je sais bien comment je dirai : mon
coeur est un oiseau... mais je ne le dirai comme
je veux qu' à la premre... et je te dis, nous
verrons ! ...
et sur cela un essaim de baisers qui s' envole, les
serviettes à terre, le manuscrit sur la table, les
scènes et les mots à effet cherchés vivement du
pouce, et Marthe essayant ses intonations, pétant
ses gestes, interrogeant Charles de l' oeil, et
quêtant un bravo, à chaque mouvement, à chaque ton
mettant le pied dans son rôle, -tandis que
Charles, ébloui de voir son ve prendre corps et
de l' entendre parler par cette bouche adorée, ne
sait que dire à Marthe de la tête et du bout des
lèvres : oui... oui...
-oh ! Mais c' est mon costume ! ... allons vite
là-bas... -et retournés dans la chambre, un
abat-jour jeté de travers sur la lampe, ils courent
aux images, et
p230
ouvrent à quatre mains les portefeuilles ventrus : -
passe... passe... mais va donc ! -lui disait-elle,
-ce n' est pas ça... ni ça... ni ça... ah ! Si je
prenais cette coiffure-là ! ... non. Il faut que
j' aie quelque chose qui fasse cela... regarde... -
et ses doigts couraient dans son mouchoir, le
pliaient et en faisaient un bonnet impossible et
coquet qu' elle jetait tout bouffant sur ses cheveux.
-ça m' accompagne le front, vois-tu, cela... je n' en
ai pas trop, de front... -elle se regardait dans
la glace. -j' irai chez Lucy Hocquet... il n' y a
qu' elle... celle-là ? ... es-tu bête ! ... celle-là
est laide... pourquoi elle est laide ? Mais parce
qu' elle ne m' irait pas... mon dieu ! Qu' un homme
serait donc embarraspour être jolie ! ... ah !
Voilà les souliers que je veux... je veux ces
talons-là...
-mais, ma cre, ce sont des souliers du temps de
Louis Xv... ce sont des mules.
-eh bien, je suis entêtée, ça m' ira des mules ! -
et elle riait.
-mais, Marthe, songe donc, mon enfant, la couleur
historique...
-ah ! Ta couleur historique, laisse donc ! ...
Mademoiselle Mars jouait tout avec un turban ! ...
tiens ! Prends ce crayon... et puis j' aurai des bas
il fera jour... fais-moi un dessin de ça... et
puis aps un dessin de ça... tiens ! Mais je
ressemble... n' est-ce pas ? ... et les noeuds de la
jupe, là... oh ! Je serai bien ! ... tu seras mon
costumier... ça, voilà ma robe au second acte...
mais, dis-moi donc, Charlot, sais-tu que je ne
savais pas que tu avais de l' esprit tant que ça ?
-ainsi, vrai, sans bêtise, tu trouves ma pièce ? ...
-je la trouve... mais il faudra que tu me donnes
à lire tes livres.
p231
Chapitre xlvi.
Ce jour et les jours qui suivirent couronnèrent le
bonheur de Charles. Son orgueil était entré dans le
partage des joies de sa vie et des satisfactions de
son coeur. L' amour de Marthe s' enorgueillissait de la
confidence de son intelligence, et puisait dans
l' étonnement et le respect de son talent révélé, des
grâces, des enchantements, des douceurs, des
excuses et des applaudissements qui chatouillaient
le coeur de Charles comme la gaie musique d' une
adoration pieusement mutine. Charles nageait tout
à l' aise dans cette auréole et cette fortune rare
d' être un grand homme aux yeux de celle qu' il
aimait.
C' est alors que, jugeant l' esprit de sa femme,
Charles trouvait mille charmes à cet esprit de
Marthe, et le voyait jeune comme son visage.
Charles aimait ses naïvetés, ses mots d' enfant
spirituel ; non que Marthe t de l' esprit, mais
elle avait ces bonnes fortunes d' expression, ces
vivacités, ces saillies d' enfant gâté qui viennent
de l' assurance naturelle à la femme, de l' entour
favorable et encourageant où elle se trouve, de la
cour toujours prête à l' applaudir sa parole
règne. Sa causerie était ce babil courant et
sautillant, joli bruit auquel se plaisent les hommes
qui parlent peu et qui fait dans leurs pensées le
bruit d' une main légère qui erre sur le piano.
Mais, avant tout, Marthe posdait aux yeux de
Charles l' aimable ignorance de la femme qui sort
de pension, vertu licieuse du commencement de
la vie qui devient un adorable charme quand la
femme avoue cette ignorance avec ces mines, ces
sourires, ces demi-hontes, et ce petit air gauche, le
partage et la séduction des toutes
p232
jeunes filles. Marthe avait sur les lèvres le
pourquoi de l' enfance, non point en une interrogation
entêtée et étourdissante, mais en une demande
voilée, timide, presque confuse, habile à faire d' un
baiser son excuse, son pardon et son remerment.
Charles lui trouvait d' ailleurs cette intuition
sociale, cette perception des choses qui est le
génie de la parisienne, la comphension à
demi-mot, sans qu' on eût besoin de lui rien
souligner, de tout le courant de la vie ; et pour le
reste, pour tout ce dont il n' était pasr qu' elle
eût la notion ou le sentiment, Marthe avait un si
charmant éclair des yeux, une telle intelligence
de physionomie, ou bien un si joli petit air
indéchiffrable, que cela ôtait à Charles toute
idée de vérification et d' épreuve. En un mot, les
premres investigations de Charles, ou plutôt les
premres indulgences de son amour rencontraient
en Marthe tout ce qu' il pouvait exiger d' elle dans
le domaine des facultés morales de la femme ; au
delà de cela, dans l' ordre des idées supérieures
à la nature du sexe de Marthe, dont l' homme
entretient la femme un peu de la même façon qu' il
parle à un oiseau, et sansclamer bien
officiellement le concours de son intelligence,
Charles jugeait Marthe capable de remplir
parfaitement ce le que l' ironie d' un penseur de
ses amis assignait à la femme, le rôle de Jean
De La Vigne, ce petit bonhomme de bois auquel
l' escamoteur adresse la parole, si bien qu' au bout de
quelques instants il semble au public, à
l' escamoteur lui-même, et presque au petit
bonhomme de bois, que le dialogue existe.
p233
Chapitre xlvii.
Cette illusion, cette ivresse où toutes les
facultés de Charles s' associèrent dans l' oubli
des misères de la vie réelle, des combats de
l' humeur, des ennuis des circonstances, des
blessures du dehors ; cette ivresse où tout son être
moral, tous ses appétits, toutes les exigences de
sa nature et tous les instincts de son métier
trouvèrent la nourriture, la satisfaction ou le
sommeil, cette ivresse dura l' éternité de quelques
jours, -quelques jours il n' arriva à son
bonheur que ceci.
C' était un matin.
-oh ! Oh ! -faisait Charles, -je le dirai...
oui, je le dirai... et on rira joliment de toi, ma
pauvre petite Marthe ! ... hein ? Si on savait que
j' ai une femme qui couche avec un miroir sous son
oreiller ! ... oh ! C' est trop fort !
-voulez-vous bien me le rendre ? ... je le veux,
Charles, je le veux !
-non, je suis jaloux ! Vous ne l' aurez plus !
-Charles !
-non !
-vous me le rendrez... je meche... -et Marthe
essaya de le ressaisir.
-maladroite ! ... oh ! Je suis plus fort que vous.
-je le veux, entendez-vous ? Vous me faites mal...
mais vous me faites mal ! -et la voix de Marthe
s' aigrit. Elle fit un effort en avant de tout son
corps dont les draps caressaient la ligne comme une
draperie molle. Ses cheveux avaient roulé sur son
peigne tombé, et ses deux mains nerveuses se
crispaient après le miroir
p234
qu' elle tiraillait à Charles. Le miroir allait et
venait. Il glissa, tomba... il était cassé.
-ah ! Voilà un malheur ! -et, retombée sur
l' oreiller, Marthe fondit en larmes. -c' est
votre faute aussi ! ... -répondit-elle au baiser de
Charles, -j' ai toujours eu peur d' une glace
cassée... ça porte malheur, vous verrez !
Chapitre xlviii.
Jour heureux et plein de douces émotions, le
premier jour Charles avait meMarthe au
théâtre comme mari ! Quel joli petit air d' orgueil
elle avait, en disant à l' habilleuse : -Madame
Durand, combien y a-t-il que je vous dois les
glaces, vous savez les glaces avec Berthe, cet
hiver... bien quatre mois ? ... tenez ! -fit-elle
en lui tendant une pièce de cent sous, -ah !
Maintenant c' est que je suis riche ! -et rentrant
dans sa loge, elle avait mont du doigt à
Charles, en souriant, son pot à l' eau égueuet
sa cuvette raccommodée.
Marthe avait un engagement de six mille francs ;
mais sa re les touchait religieusement, et ne
donnait à sa fille, hors une toilette assez mince,
que ce qu' on donne aux enfants. Ce n' avait pas été
le moindre des bonheurs de Charles de sortir
Marthe de cette misère, de l' entourer d' aisance,
de la combler de petites surprises, de lui faire
mille joies et mille étonnements, et de glisser
dans sa bourse de jolis louis tout neufs. Il
s' amusait de l' économie de sa femme, de ses comptes
et de ses soucis financiers, troublant ses
additions, dérangeant son budget, lui volant de
l' argent, lui en remettant, jouant
p235
avec sa bourse le jeu qu' on joue à la saint-Nicolas
avec le soulier d' une petite fille, et prenant
plaisir à se faire gronder par sa femme sur son
manque d' ordre et sa manie de cadeaux. Au milieu
de ces petites joies et de ces gais badinages de
Charles, on apporta pour madame une note dont le
montant était un mois du revenu de son mari.
-chère, -dit Charles en voyant le total, -il
faudra être plus raisonnable.
-mais, mon ami, je n' avais que des robes d' hiver...
je n' avais pas une robe de demi-saison... ma robe
verte est toute passée, tu sais bien... l' autre...
-je ne te demande pas le nombre de tes robes,
ma cre amie ; je ne te dis rien, je ne te gronde
pas... mais tu connais notre fortune aussi bien que
moi, voilà tout... je sais bien que tu ne dépenses
pas pourpenser...
-je renverrai la robe, -dit Marthe d' un air
pincé.
Chapitre xlix.
Un matin que l' heure où Marthe entrait d' ordinaire
dans le cabinet de Charles était passée, Charles,
qui crut qu' elle s' était endormie tard, alla voir
si elle dormait. Il la trouva sur son séant,
entoue de la nuée de journaux de théâtre et de
petits journaux qui viennent aux gens de lettres
ou de théâtre. Marthe en tenait un qu' elle cacha
en voyant Charles. Charles s' approcha, voulut le
prendre, Marthe ne voulut pas. -elle était en
train de le lire... il n' avait qu' à en prendre
un autre.
p236
-dis-moi tout de suite, -lui dit Charles, -que tu
ne veux pas que je lise.
-moi ? ... mais... mais non... -et Marthe assez
troublée ne chait pas le journal.
-bah ! Dit Charles en se penchant sur elle, -
quelque grosse attaque contre moi, je parie...
hein ?
Marthe fit : oui, d' un mouvement de tête accablé.
-diable ! -fit Charles en s' emparant du
journal, -trois colonnes ! ... et c' est signé
Nachette... ça promet ! ... la premre ligne
commence bien... -et il se mit à lire l' article.
Le triomphe de la révolution littéraire de 1830 a
été de peu de durée. Une fois faite la trouée des
têtes de colonnes, l' armée, la victoire se sont
débanes. Les classiques se sont reformés, et ont
repris le champ de bataille. Hors leurs oeuvres,
tout a conspiré pour eux : la fatigue du public,
l' énervement qui suit les grandes luttes, la
pacification des âmes, le gt des spectacles
de digestion facile, et des lectures inodores ; puis
encore leur influence personnelle, leur position
officielle dans la littérature, la somme de
publicité, d' appuis, de recommandations, de petites
et de grandes entrées ici et là, de places et de
croix, de coups d' épaules et d' apostilles, dont
peut disposer un parti qui fait profession de
réaliser en lui " l' honte homme " du xviie siècle.
Quelque chose encore aida les classiques à
reconqrir le terrain perdu : ce fut cette
suspicion d' en haut, déremarquée par Madame De
Staël, ce pjugé gouvernemental contre la
passion des oeuvres littéraires et la vivacité des
épithètes.
Nachette avait parfaitement vu et compris cette
réaction littéraire, si bien que tout à coup il
avait fait volte-face. Le Nachette du scandale ,
ce farceur qui désossait la langue fraaise, et
avait inventé en fait de style, le
p237
flamboyant cocasse, Nachette se mettait à faire
pénitence de ses erreurs coloristes d' autrefois sur
le dos de ses camarades impénitents. Il avait
observé, tâté, calcu. Les grands journaux graves,
atteints de l' épidémie du style imadans la
partie jeune de leur rédaction, et fort en peine
de trouver un homme nouveau qui n' eût point lu
Saint-Simon et qui eût oublié Diderot, les grands
journaux devaient, dans la pensée de Nachette,
nécessairement venir à lui, le dernier jeune homme
de France ayant le style de Vertot et les opinions
de Geoffroy ; et du rez-de-chaussée d' un grand
journal, il sauterait à tout, à cette fortune, à
cette place dans le monde qui faisaient ses rêves
et ses insomnies. Aussi les articles de Nachette
n' étaient-ils, depuis quelques temps, que voes de
bois vert distribuées, à droite et à gauche, aux
putations naissantes ; véritables exécutions
faites avec l' esprit d' un homme sans conscience, et
coupées et variées par des bassesses très-bien
amenées, des compliments et des allusions tournés
le plus aimablement du monde aux gloires arrivées
et caes, aux puristes patentés, à tout talent
académique. Dans ces trois colonnes où il se
donnait la satisfaction de tonner son ami Demailly,
il trouvait le temps et la place de tirer de
grands coups de chapeau à la belle prose de M X, à
la belle langue de M Y, à la belle phrase de
M Z. Puis sa courbette faite, il revenait à son
patient. Il le citait en imprimant des tronçons de
phrase en italique, -un prode critique auquel
ne résisterait pas le style de M Jourdain ! Il
s' amusait longuement avec une ironie pleine de
verve, avec de grands bonheurs de méchanceté, des
prétentions de l' auteur de la bourgeoisie ; et il
terminait par la phrase usuelle, sorte de cliché
qui fait partie du fonds de tous les critiques
classiques passés et psents : " ... des livres
pareils ont leur place marqe
p238
dans la bibliothèque de Charenton ; il est à
regretter que leurs auteurs ne les y suivent pas. "
-ah ! Le malheureux ! -dit Charles quand il eut
fini, -pas même de convictions littéraires ! Car,
pour Charles, toutes les autres trahisons de
conscience, tous les reniements de foi politique
et religieuse n' étaient que des peccadilles auprès
de l' apostasie littéraire. -il mériterait... il
riterait de lire tous les gens qu' il loue ! ...
non, c' est affreux... -et, se retournant vers
Marthe, Charles se mit à rire. -figure-toi bien
que ce n' est pas l' éreintement qui me met en
colère... d' ailleurs, j' aurais beau me faire du
mauvais sang... mais Nachette ! Un homme qui avait
trouvé le verbe tournebouler ! ... croyez à
quelque chose, aps cela !
-vraiment, tu prends cela... tu as un sang-froid ! ...
je ne te conçois pas... -dit Marthe en faisant
dans ses draps froissés un mouvement d' épaules
dramatique.
-ah ! Ma pauvre cre, quand il t' en aura pasde
ces choses-là sur le dos autant qu' à moi... tu
deviendras d' une philosophie...
-et tu ne répondras pas ?
-et je ne répondrai pas. Il n' y a qu' une ponse :
deux témoins ; et je t' avoue qu' il me paraît assez
ridicule de prouver son talent à coups d' ée...
j' ai mon orgueil, ma chère. écoute bien : dans notre
tier, l' homme qui n' a pas d' ennemi, l' homme qui
n' a pas été attaqué, injurié, diffamé... je ne
voudrais pas être cet homme-là, non ! Et pourtant
ce que j' ai souffert... vois-tu, on ne pense pas
de la colère pour rien... une attaque comme celle-là
veut dire que je ne l' auteur, ou ses amis, ou
son patron... ça veut dire que j' ai une petite
lébrité dont je ne me doute guère, mais qui
l' ennuie, lui... sais-tu le malheur ? C' est que je
n' en ai encore, de ces affaires-là, que plein un
tiroir... quand
p239
j' en aurai plein la commode, les quatre tiroirs,
oh ! Alors...
-cela ne fait rien, -dit Marthe, -c' est bien
désagable.
-ah ! Ma chère, si tu crois que la gloire est
remboure en duvet de cygne !
-enfin, tu diras tout ce que tu voudras... moi, ça
me fait de la peine.
Et Charles vit avec amertume que c' était non la
femme qui portait son coeur qui souffrait dans son
affection, mais celle qui portait son nom qui
était blese dans son amour-propre. Mais comme si
Marthe eût vu cette pensée dans les yeux de
Charles, elle lui dit tout à coup :
-ah ! Que je suiste ! Tu t' en fiches pas mal ! -
et lui prenant la tête entre les mains : -c' est
nous qui nous moquons des autres, hein ?
Chapitre l.
-oui, je trouve ta pièce très-bien, mais...
-mais quoi ? -dit Charles.
-mais tu n' as jamais fait de théâtre... pourquoi ne
prends-tu pas un collaborateur ? ... il y a
Voudenet qui te trouve beaucoup de talent...
c' était quinze jours après l' article de Nachette.
L' article avait mûri dans la tête de Marthe, et il
portait ses fruits. Car c' est le plus grand mal de
l' attaque que de semer le doute autour de l' homme
attaqué. Elle assied au foyer même de l' écrivain la
défiance de sa valeur. L' attaque, en effet, n' est
pas seulement une blessure à l' amour-propre :
c' est, avant tout, un coup au crédit.
p240
Elle alarme sur l' avenir des gens me ceux qui les
aiment.
Charles et Marthe avaient tous deux les pieds
sur les chenets. à la phrase de Marthe, Charles,
qui tisonnait, fit comme un homme qui se réveille :
-un collaborateur ! ... Voudenet ! ... -et de
surprise il laissa tomber les pincettes. -mais,
ma cre... -et, la regardant, il recula devant ce
qu' il allait lui dire, ramassa les pincettes et ne
pondit rien.
Un homme a trouvé, ou croit avoir trouvé quelque
chose de neuf, de délicat, de senti, un coin
inconnu du coeur humain, un caprice d' esprit léger,
volant et badinant, un souffle de passion, une
chanson toute jeune ; il a évoqué un monde et le
décor de ce monde, il l' a peuplé de ses
fantaisies ; il y a fait jouer, danser, agir, et
parler ses rêves ; il a porté cette oeuvre, il l' a
enfantée, il lui a don ses jours, ses nuits, son
âme... à cet homme, frappez sur l' épaule et
dites-lui : vous voyez bien ce monsieur qui passe ?
Ce monsieur qui passe va signer la moitié de votre
oeuvre, toucher la moitié de votre sucs et la
moitié de votreputation. Pour cela, ce monsieur
ouvrira votre manuscrit, et, comme une pichenette
qui envoie au diable un papillon, il jettera à
bas dans votre oeuvre tout ce qui sourit et tout ce
qui murmure, tout ce qui est poussière brillante et
battement d' ailes... " très-joli, mon cher... mais le
public, vous comprenez... " -ce sera son refrain.
Il fendra votre sourire en rire de tirelire. Il
appuiera où vous aurez glissé. Il mettra des bottes
fortes à votre comédie de fées. Il grossira votre
esprit comme un daguerréotype grossit les mains. Il
forcera les larmes. Il soulignera ce que vous
aurez voilé. Il accommodera le choeurrien de
vos idées à son goût et à son oreille. Il
bouleversera votre oeuvre pour y greffer un
dénoûment de mariage.
p241
Il y fera manoeuvrer en douze temps une des dix
intrigues sacramentelles du théâtre. Il en
arrachera les mots, pour y enfoncer les mots dont il
a donné l' habitude au public ; et, tout ceci fait,
il vous dira en relevant son faux col : -" voilà ! ...
j' aurais arrangé Shakspeare pour la sne, moi ! "
la parole de Marthe avait dit tout cela à
Charles.
-eh bien ? -reprit Marthe, qui attendait une
ponse.
-ah ! Pardon, je croyais t' avoir pondu...
Voudenet ? ... tiens ! N' en parlons plus !
-mais, mon cher, je l' ai entendu dire à tout le
monde, Voudenet est appelé à succéder à M
Scribe...
-M Scribe ne mourra pas.
-ah ! Si celui-là voulait bien de ta pièce...
-je te dis que je ne veux de personne... je me suis
mis dans la tête d' être joué tout seul ou bien de
n' être pas jodu tout.
Il y eut un silence.
-qu' est-ce que tu lis là, Marthe ?
-du Paul De Kock... l' homme aux trois
culottes... on voit que c' est une histoire
arrane, mais il y a joliment du vrai, on sent
cela... connais-tu ? C' est très-intéressant... et si
bien mis en sne ! Il sait mettre en scène, cet
homme-là... figure-toi... d' abord, il y a un
jeune homme qui est ouvrier compositeur chez le
père Duchêne... puis sa vieille re, une pauvre
brave femme... aps cela un banquier qui est
dénoncé par un affreux portier, comme ils étaient,
tu sais, avec un bonnet en queue de renard... ah !
Le scélérat, on le voit ! ... et la esse de la
liber! ... a bien du caractère... voilà une
chose, une intrigue... au moins, il se passe
toujours quelque chose... ce n' est pas comme ces
romans... et quand ils se retrouvent tous,
c' est-à-dire
p242
qu' on est content qu' ils se retrouvent ! ... ce
n' était pas commode de trouver des scènes si drôles
dans cet affreux temps... on a beau dire, cela
peut peut-être, comme tu dis, n' avoir pas une
grande fidélité historique... mais, cela ne fait
rien, je vois mieux lavolution là dedans que
dans les livres d' histoire...
-ah ! -fit Charles, dont les yeux s' ouvraient, et
qui commençait à voir clair dans l' intelligence de sa
femme. Il en avala depit la couleur du pinceau
qu' il promenait sur une aquarelle.
-tiens ! -dit Marthe, -c' est joli ce que tu
fais... cela a de la couleur... moi j' avais beaucoup
de goût, toute petite, pour le dessin... un goût
artiste. Je faisais des bamboches, des petites vues.
C' est dommage, ma mère ne m' a pas poussée... et puis
la perspective... cela m' a arrêtée, la perspective...
j' avais un oncle... il avait un talent, un talent
d' amateur, mais un vrai talent... il faisait des
petits portraits, des profils... charmants, et
d' une ressemblance... en causant ; tout le monde en
voulait. Il m' avait vue dessinoter , et, comme
il aimait beaucoup ma re... il faut te dire que
notre famille a toujours été d' une union... c' était
étonnant ! ... les mariages ne faisaient que l' unir
davantage... beaux-frères, belles-soeurs, on
s' accordait, on s' aimait, tu n' en as pas une
idée... mon oncle alors voulait que maman me
poust dans le dessin... ma marraine aussi,
Madame Stephauser, la femme du banquier, qui
m' avait élevée tout à fait comme sa fille... elle
avait dit aux domestiques de m' oir comme à
élisa... j' étais sa grande amie, elle ne faisait
rien sans me consulter, élisa... Madame
Stephauser croyait aussi à mes dispositions...
mais, comme je t' ai dit, ce fut maman... et puis la
perspective m' a artée...
Charles essayait de s' absorber dans son aquarelle.
p243
-ah ! Dis donc, -reprit impitoyablement Marthe,
-tu n' as pas vu le salon que s' est fait arranger
Voudenet... il paraît qu' il gagne un argent ! Des
bêtises, des machines pas littéraires, ce qu' il
fabrique, tout ce que tu voudras... mais il a fait,
cette année, une année d' au moins trente mille
francs... c' est arrangé avec des ornements dorés...
-en te ?
-en te ou en bois, je ne sais pas... et du
velours cerise.
-très-beau ! ... quelque chose dans le genre d' un
salon de dentiste américain acheté à la faillite
d' un café des boulevards...
-oh ! D' abord, toi, tu n' aimes que tes vieilleries
et tes bibelots... tout ce qui n' est pas vieux...
et puis tu ne veux pas que les femmes aient du
goût... je sais cela...
-tiens, -dit Charles, -nous ne faisons rien
aujourd' hui ; tu ne joues pas ce soir, si nous
allions à la campagne ?
-oh ! La campagne...
-tu n' aimes pas la campagne ?
-moi ? Si, si... mais je l' aimerais avec de la
fortune... je l' aimerais avec une fortune plus
grande que la nôtre, avec une grande fortune...
avec un château... j' aurais aimé faire valoir...
les poules, les vaches, les moutons, j' adorerais
cela... des animaux, c' est si intéressant ! ...
et puis on fait du bien... j' aurais eu une petite
pharmacie pour les paysans... on va voir les
malades... on est si tranquille... et quand on
pense qu' il y a tant d' amertumes... car la vie n' a
pas que son beau côté... voilà comme je comprends la
campagne ! ... oh ! Je ne laisserais pas toucher
à un seul nid d' hirondelles ! Il y en avait chez
ma marraine, sous le toit ; et si tu avais
p244
vu, -je regardais cela quelquefois toute la
joure, -la re, d' un arbre, appeler ses petits...
elle les appelait, elle les appelait, pour les faire
sortir du nid ; et, quand un des petits s' était
lan, elle le soutenait de l' aile, elle le
lâchait, elle le reprenait, elle le ramenait au
nid... j' ai lu des choses bien touchantes sur les
hirondelles... et sur les autres oiseaux aussi...
mais pas tant que sur les hirondelles...
pour la première fois depuis qu' il était marié,
Charles eut peine à retenir un mouvement
d' impatience qui lui travaillait les lèvres : il lui
semblait entendre jouer l' air le plus faux sur la
chanson de tout le monde.
-tu n' as pas lu le journal, ce matin ? -continua
Marthe. -il y a une chose qui m' a intéressée,
vois-tu ! ... la liste des prix Montyon... des
vieillards, des pauvres femmes... et souvent sans
éducation... comme il y a de beaux coeurs ! ...
faire le bien comme cela... dans des villages...
sans qu' on le sache... des consciences d' anges ! ...
et des dévouements... que c' est beau ! ... j' étais
émue, tu ne t' imagines pas... il y a, entre autres, une
domestique âgée de soixante-dix ans... c' est
sublime ! Je pleurais comme un enfant en lisant
cela, de bonnes larmes, de ces larmes, tu sais, qui
font du bien...
-tu ne t' es pas trop ennuyée hier soir ? -
interrompit Charles avec une intonation brève.
-chez ces braves gens ? ... oh ! Mon dieu, non...
leur petite est bien insupportable ! ... comment
peut-on élever un enfant comme ça... as-tu
remarq ? La liaison des petits pois était
tournée...
la veille, Charles avait emmené Marthe dîner dans
un ménage de vieux amis, un ménage pauvre, qui
avait mis les petits plats dans les grands pour bien
recevoir Madame Demailly. Le ménage, avec le
le touchant de
p245
la pauvreté, l' avait combe d' attentions et de
prévenances ; et cette femme si miséricordieuse
aux hirondelles, et si sensible aux prix Montyon,
ne se rappelait, le lendemain, que ceci : la
liaison des petits pois était tournée ! d' une
amitié qui lui avait tendu cordialement la main,
Marthe n' avait gardé que cette impression : la
liaison des petits pois était tournée !
chapitre li.
Les jours qui suivirent, Charles se mit à éprouver
l' esprit de sa femme et à fouiller son âme. Marthe
ne se doutait de rien, et, avec la liberté,
l' aisance, et cette loquacité qui vient aux femmes
avec l' aisance, elle se confessait sans le savoir.
Charles, d' ailleurs, poussait habilement la
reconnaissance, ne l' arrêtant que quand il souffrait
trop et que son masque tremblait sur son visage.
Il resta stufait de sescouvertes, honteux
d' avoir été trom par cette fausse sentimentalité,
par cette personnalité de poupée, par le mensonge de
distinction de ce bagou , par le bruit de cette
cervelle vide ; et il mesura de sa chute
l' aveuglement d' un homme qui aime.
La souffrance, une fois, fut si forte, que Charles
sentit le sang et la colère lui monter au visage.
Marthe ne vit rien. Sa parole, toujours égale,
continuait. Charles se leva et prit son chapeau.
-comment, tu sors ? ... mais il pleut, -lui dit
Marthe étone.
-je te demande pardon... un rendez-vous... que
j' avais oublié.
-va ! -dit Marthe. Et elle lui tendit son front.
p246
Cela fit souvenir Charles de l' embrasser. Il
l' embrassa, s' enfuit dans l' antichambre, prit
machinalement un parapluie, et ferma brusquement la
porte sur je ne sais quelles recommandations
d' hygiène et quelles menaces de rhume dont le
poursuivait, du fond de l' appartement, la voix de
Marthe. Il descendit les marches deux à deux et
marcha dans la rue, son parapluie sous le bras. Il
pleuvait à verse. -c' est vrai, -fit-il, au bout
de cent pas, -elle m' avait dit qu' il pleuvait... -
et il entra dans un passage. Le passage était plein et
engorgé d' hontes passants surpris par la pluie
et dont quelques-uns secouaient leurs chapeaux
comme des salades. Charles se mit à l' arpenter d' un
bout à l' autre.
-voyons, -se disait-il, -pas d' enfantillage...
du calme... je me fais des monstres... ah ! Mon
dieu ! C' est bien possible, oui, très-possible...
qu' est-ce qui m' arrive aps tout ? Il faut voir les
choses comme elles sont... j' aurai eu les nerfs
mal mons, et j' ai cherché querelle à mes
illusions, pour passer mes nerfs sur quelqu' un... de
la mauvaise foi comme cela, tout le monde en a dans
sa vie... elle ne trouve pas ma pce bonne, voilà
toute l' histoire... depuis qu' il y a des maris
qui font des pces, et des femmes qui les écoutent,
je ne suis peut-être pas le premier exemple... et,
après tout, elle fait comme le succès, elle attend
que je réussisse... au fond, je la crois stupide,
parce qu' elle ne me croit pas un homme de génie...
je suis un imcile... c' est idiot : laisser
battre son amour par son orgueil ! ...
et Charles setait à lui-même les idées et les
mots comme pour assourdir et vaincre sa conviction.
Il était parvenu à s' arracher un instant de calme
au bout de ce rachage qui endort le jugement sur
les vérités cruelles, quand tout à coup donnant un
grand coup de parapluie sur les dalles :
p247
-tout ça, ce sont des lâchetés ! ... je cherche à me
tromper comme un enfant... c' est bien de ma pièce
qu' il s' agit ! Ma pièce, mon talent, si ce n' était
que ça ! Il s' agit de ma vie accouplée à une
cervelle où il n' y a rien, à une âme sans oreille,
à un esprit faux comme un jeton... c' est de ce
boulet-là qu' il s' agit ! ... voilà un mois que je
la fais parler, que je la fais penser... maintenant
je l' ai déshabillée au moral du haut en bas... eh
bien, parbleu ! Eh bien... il y a tout au plus dans
ma femme de quoi me faire une maîtresse... et
encore elle aura toujours des mots qui me casseront
les bras, et des goûts qui me lèveront le coeur...
Voudenet ! Voilà son homme ! ... c' est bien ça,
Voudenet ! ... le calembour et ma femme sont faits
pour se comprendre... enfin ! ... j' ai tout de
me une petite chérie qui est carrément bête !
-et Charles eut une sorte de sourire, et leva son
parapluie au ciel.
-dis donc, veux-tu m' éborgner ? -lui cria une
grosse voix de bonne humeur. -ah çà, mon cher, où
vis-tu ? Que fais-tu ? Et qu' habites-tu ? Un
arbre ? Ou lecaron ! Camille Desmoulins a
dit que la femme était le premier domicile de
l' homme, je te l' accorde ; mais de là à ne point
sortir de son bonheur, il y a la distance de la
terre à l' étoile Syrius, sept mille milliards de
lieues ! On ne s' enferme comme cela que pour
élever des vers hexamètres...
-ah ! Rémonville... j' ai du plaisir à te voir...
mon dieu, oui, nous avons eu une lune de miel,
très... lune de miel... nous avons vécu très-seuls...
mais... si tu étais aimable, sais-tu ce que tu
ferais ?
-je suis un homme à tout faire ce soir ! Veux-tu
que nous insultions le jansénisme ? Et que nous
jetions les grandes ironies de De Maistre sur
Port-Royal ? ... Port-Royal, c' est le paraclet
de la doctrine ! Port-Royal...
p248
-veux-tu venir prendre une tasse de thé chez nous ?
-je crois bien que je le veux... je sors des
variétés, tel que tu me vois... tu me sauves trois
grands actes avec ta tasse de thé... j' ai lais
Perrache dans ma loge ; il me les racontera...
ah ! Mon cher, si tu savais comme je commence à
être écoeu des premières représentations ! ... les
pièces, mon dieu, j' y suis fait, ça ne m' ennuie pas
plus que de la musique... mais c' est le public
des premières, cet éternel public ! ... je le
connais, vois-tu, comme si je le regardais. Il me
revient dans mes cauchemars... toujours la même
paire de gants à la me stalle d' orchestre, les
mes lorettes, les mêmes blonds, toujours les
mes amis de l' auteur ! ... l' autre jour, j' ai
failli ne point reconnaître un monsieur : c' était
le chef de claque qui rentrait en charge, il avait
pasl' hiver à Sorrente ! ... crois-tu que
tous ces gens-là mourront ? Moi, je les vois, au
jour du jugement dernier, demandant : la toile !
-fais-nous du thé, ma chère, je t' ane
Rémonville qui te sacrifie une première.
-ah ! Que c' est gentil ! ... vous êtes bien aimable,
-dit Marthe à Rémonville, et, se tournant vers
Charles : -là, tu as été mouillé.
-sacristi ! Dit Rémonville en tombant sur le
divan et en regardant tout autour de lui, voilà
un vrai cabinet de travail : je n' y écrirais pas
une ligne ! ... je me coucherais là en chien de
fusil, je me réciterais du Dante, et j' attendrais
avec ma pipe la trente-cinquième incarnation de
Wischnou, celle où il doit devenir souverain
constitutionnel et président de la société des
gens de lettres... sais-tu que ta femme ressemble,
mais beaucoup, à une pierre gravée... une cornaline
du musée du vatican... tu ne te rappelles pas ? ...
et vous voilà mariés ?
-mon dieu, oui ! -fit Marthe en riant.
p249
-c' est étonnant, je n' ai jamais considéré le
mariage que comme un dénoûment... et ta pièce, au
fait ? Tu faisais une pièce ?
-elle est faite.
-es-tu content ?
-je ne sais pas.
-et vous, madame ?
-oui... oui... certainement... charmante.
-tiens, Rémonville, je vais te demander un
service aussi ennuyeux à rendre que ridicule à
demander... tu diras que c' est un traquenard, mais
je te jure que je n' y pensais pas... ma pièce me
tourmente... nous sommes là à douter, à ne pas
savoir... si tu voulais l' écouter, c' est l' affaire
d' une heure et demie. Tu es une des deux ou trois
opinions que j' estime et auxquelles je tiens...
-va ! ... mais si tu crois que mon opinion vaut
quelque chose... tu sais que je n' y connais rien
au théâtre, je t' en préviens.
-vous, un feuilletoniste ! -dit Marthe.
-moi, un feuilletoniste... donnez-moi du thé...
là, j' y suis.
Charles lut sa pièce. Pendant la lecture,
Rémonville promenait dans le cabinet l' impatience
heureuse et la puissante allégresse d' un jeune
Antée : il marchait avec le pas d' un marin, il
cognait les meubles, il éprouvait le mur avec son
épaule, il respirait à pleine poitrine.
-eh bien, qu' est-ce que tu veux que je te dise ? -
dit-il à Charles, la pièce finie, -c' est
très-bien ! ... je trouve ça très-bien... ah !
Voilà qui vous fait la bouche bonne aps toutes
ces saloperies... il fait de l' air dans ta pièce
comme sur une montagne... maintenant, avec
les poumons qu' on a faits au public, c' est
peut-être un air un peu vif... la pièce du petit
chose est à sa centième représentation... si tu
crois à la providence après
p250
cela, tant mieux... voici mon opinion... encore
une fois, je n' y connais rien.
-mais, -hasarda Marthe, -ne croyez-vous pas
que l' intrigue ? ... il n' a pas l' habitude du
théâtre... je lui conseillais de prendre un
collaborateur... je ne sais pas qui... quelqu' un
qui sait le théâtre... Voudenet, je suppose...
-un vaudevilliste ! Allons donc ! Est-ce que la
pièce de Charles les regarde, Voudenet et les
autres ! ... ah ! Si jamais il me tombait la trique
de Jéhovah entre les mains, je les duirais en
servitude, les vaudevillistes ! Je les traiterais
comme des Ammonites... je casserais leurs bons
mots contre la margelle des puits, et le vent
de ma frayeur passerait dans la moelle de leurs
calembours ! ... je les nourrirais d' oignons, et
je leur ferais bâtir une pyramide à la mémoire
d' Henri Heine... non ! Tenez, ne me parlez pas
de ces gens-là, ça me met en colère ! -fit
rudement et impérieusement De Rémonville... -
bah ! Il est onze heures et demie... je me sauve...
madame... -et De Rémonville salua. -me
reconduis-tu, toi ? -dit-il à Charles.
Quand ils furent sur le trottoir : -pourquoi
fais-tu du théâtre ? -lui dit brusquement De
Rémonville. -ça te tente, une grande caisse de
bois blanc on met l' une sur l' autre six
couches de braves gens qui sortent de ner ? Ils
suent, ils marinent... pendant ce temps-là, un
gros diable de drame les secoue, les cahote, les
ballotte, les ahurit... ils sont en eau ; ils sont
en larmes ; et le gros diable de drame tourne,
roule, geint, hurle, trépigne, rugit... la toile
tombe, et les braves gens ont une indigestion dans
la nuit... ne touche pas aux quinquets, c' est
malsain... et puis tu seras interprété... as-tu
jamais vu jouer du Beaumarchais un dimanche au
théâtre-français ? ... il devrait y avoir une loi
qui défendît
p251
aux acteurs de toucher aux chefs-d' oeuvre : ils
emchent de les entendre... et ta femme ? ... j' ai
encore son Voudenet sur le coeur ! ... vous
vous adorez ?
-oui...
-eh bien ! Il ne te reste plus qu' une chose à
demander à Dieu : c' est de ne pas bénir ton
union.
-comment ?
-oui... pas d' enfants... ce n' est pas notre
affaire à nous autres, vois-tu ! Tout au plus si
nous pouvons nous permettre les perroquets... tu
nous disais ça un soir, et tu étais dans le vrai...
bonsoir !
-quel original, hein ? -dit Charles à Marthe en
rentrant.
-moi, -dit Marthe, -je te dirai que je le
trouve mal élevé...
chapitre lii.
Depuis ève, la femme est un parti ; depuis l' ère
chrétienne, un pouvoir. Depuis la révolution, la
femme a encore grandi ; elle s' est transfigurée,
idéalisée : au xixe siècle, la femme est une
victime. Elle est méconnue, elle est martyre. Les
théories, les habitudes de l' amour renouvelées,
assombries, solennisées, l' église et le siècle, les
prédications et les utopies, le changement de
nature des vapeurs transformées dans notre temps
en un éréthisme nerveux ; tout dans le mariage
devenu grave, même l' adultère ; l' égalité de la
femme devant l' homme établie depuis 1789 par le
courage d' esprit, le génie, le droit à l' échafaud,
le droit à la posrité, Madame Roland, Madame
De Staël, -mille choses ont concouru à ce
nouvel avénement, à cette ptique
p252
assomption de la femme. Mais mieux que ces voix,
mieux que ces évolutions des moeurs et ses
exemples individuels, une parole, une influence, ont
donné à la femme l' opinion publique, et lui ont
valu cette couronne d' épines : cette parole est le
roman. Le roman contemporain est à proprement dire
la passion de la femme dans le mariage. Il a mis
tout son effort, il semble qu' il ait mis tout son
coeur, dans ce thème ordinaire, fatal et chéri.
Il a tout employé à cette oeuvre. Il y enle
encore aujourd' hui les meilleurs. L' ode, l' iambe,
la chaleur des larmes, les glaces du procès-verbal,
le plaidoyer, la constatation, il y a usé tous
les tons et toutes les éloquences, la lyre, le
scalpel, une nouvelle langue même, technique,
dicale, sympathico-physiologique, allant au
fond des diagnostics, et au plus creux, au plus
cru de la pathologie de l' union légale ; en sorte
que tout homme de ce siècle, sachant lire et
sachant vivre, a été ment édifié et apitoyé sur
cette maladie organique de la femme moderne,
maladie inconnue avant la mise des nuages en
bouteille et la découverte de certains mots : ce
long crucifiement d' une âme d' épouse,licate,
élancée, sensitive et frissonnante, accouplée à un
mari qui mange une pomme sans la peler, chante
au dessert des dîners de noces, aime comme il
digère, à ce mari enfin, " le gros homme " du roman,
et de tous les romans.
Mais l' homme cependant, l' autre bout de la chne,
le mari ? ... pour lui, nulle contre-enquête, nulles
plaidoiries contradictoires. Pour lui, ni réponses
ni chefs-d' oeuvre. Rien. La femme a tout ; elle a
l' homme même. Elle a l' inrêt, la galerie, son
sexe surtout... pourtant, ce mari, pour être un
homme, peut être une âme aussi. Il se peut que le
mariage le blesse autant que la femme, et comme
elle, aux endroits nobles, élevés, tendres et
p253
douloureux de son être. Pour ne pas pleurer, il a,
comme la femme, ses découvertes, ses souffrances,
ses larmes, les plaies que font les trahisons de
l' illusion, de l' espérance, de l' avenir, de la vie,
de la foi dans une compagne semblable à lui...
imaginez ce pauvre diable, sous le mensonge du
corps et sous la comédie du reste, sous les dehors,
sous les parures, sous tout ce qui arrête le
regard et le jugement, et les empêche de voir et de
fouiller, commençant à juger, à entrevoir, d' abord
timide, puis s' aguerrissant, se gourmandant, et,
comme un voleur qui chante, entrant, en se défiant
lui-même, dans ce mystère du fond d' une créature que
Bacon a si bien nommée : la caverne. Le voilà
tâtonnant dans l' ombre, heureux de trouver la nuit
et tant de voiles... la femme ne se lit pas comme
l' homme. Elle est enveloppée, fermée, cachée souvent
à elle-même. Le mari tourne des semaines, des mois
autour de ce geste, une grâce, de cette robe, une
distinction ; il tourne autour de cette parole
qui semble une sensation, de ce sourire qui paraît
une ie, de ce regard qu' il croit une communion.
Il ne sait, il hésite, il n' ose encore... c' est
la fable antique retournée : l' amour qui veut voir
Psyché, et dont la lampe fait trembler son ombre
au mur. Au bout de tout, à la fin, las d' angoisses,
il veut en finir d' un seul coup et plonge à fond...
le " gros homme " que la femme trouve dans le mari,
le mari l' a trouvé dans la femme ! ... le
voyez-vous maintenant qui promène les mains sur son
bonheur comme sur une statue froide, creuse et
sonore... et point de confidence, point de
consolation, point de confession pour lui. Seul,
muet, c' est ainsi qu' il souffre et souffrira. à qui
se fier, en qui sepandre, et de qui toucher la
pitié ? Un mari qui n' est pas me trompé ! ...
alors, dans cette solitude et ce silence,
s' exaspérant, le mari, lentement et se complaisant
p254
dans une joie amère, descend échelon à échelon
tout sonve. Il furète, il détaille, il inventorie
ce rien et cette petitesse, ce joli petit néant,
sa femme, peut-être par cette curiosité fiévreuse du
malade qui bande sa plaie et la fouille, peut-être
parfiance, crainte de retour, d' aveuglement de
demain. Un jour de courage, un coup d' oeil de
désespoir lui ont bien tout mont : la pensée
de cette femme ne concevra point de sa pene ;
jamais du contact et de l' échange de ce qu' il y a
d' immatériel en elle avec ce qu' il porte
d' immatériel en lui ne sortira cette premre
bénédiction du mariage et cette âme de la
reproduction humaine : le partage de la vie morale...
mais ce n' est assez : il veut tout connaître, et
que son amour passénètre et s' enfonce dans les
profondeurs, dans les secrets et dans les étendues
de ce divorce des compréhensions et des sympathies
spirituelles.
-cette femme pourtant ! Disait Charles, -cette
femme... la plus belle prison et le plus beau
miroir d' une âme que Dieu ait faite ! Ces
élégances, tous ces charmes, ce murmure de la
parole, ce mirage des idées, ce regard... tant de
promesses d' une nature éthérée, d' une créature de
plus fine porcelaine que l' homme... et sous la
robe, sous la chair du coeur, sous le ramage des
mots, une fois à bas tout ce que toutes les femmes
ont de surface, de monstrations et d' apparences,
de magies, trouver-ma femme ! ... c' est donc là
ce clavier que j' esrais mobile et parlant sous
mon coeur, et dont j' écoutais l' accord en retenant
mon souffle ! Voilà celle qui devait me bercer,
m' égayer, me soutenir et me relever dans la fatigue
et l' accablement de la tâche virile de ma
pene ! ... nul lien, rien quiponde... tout lui
manque des vertus et des pdestinations qui
associent la femme au mari autrement que dans la
chair, et font de l' oreiller la joie forte et
nourrissante, le repos et le
p255
courage de l' homme d' activité pensante et
imaginante... et voudrait-elle m' aider à porter ma
tête ? Son geste serait un geste mort, roide,
maladroit, brutal ; me soigner dans les maux qu' elle
ne verrait pas, dans les maladies sans médecin,
dans les souffrances qu' on appelle imaginaires ?
Ses soins ne seraient que des attouchements
irritants... moi qui avais espéré l' émotion
simultanée, l' impression partagée des choses de la
vie, une impression commune et parallèle du monde
extérieur sur l' intérieur, que chacun porte en
soi ! Elle est aveugle à ce que je vois, sourde à
ce que j' entends, froide à ce que j' applaudis,
morte à mes admirations... et tout dans cette
femme, jusqu' à la femme physique ! ... ses sens
sont des parvenus : ils vont à la dorure, au luxe
qui crie, aux fleurs qui sentent... et son coeur ? -
disait Charles au bout de son monologue. -ah !
Son coeur... je ne sais pas...
chapitre liii.
C' est un beau jour. Rue des brouillards, à
Montmartre, dans un bosquet, Marthe est assise,
tenant à portée de ses lèvres une tasse de lait ;
Charles, à cheval sur le banc, en face d' elle, un
coude sur la table, et la tête appuyée par
derrière sur la paume de sa main, regarde devant
lui. Ils sont venus voir, à Montmartre, la
vieille domestique qui a élevé Charles, la vieille
Françoise, qui est malade, et, en revenant, ils
se sont assis dans le jardin d' un cabaret.
Au-dessous d' eux, Paris est bleu comme une mer
par un beau temps. Ainsi qu' en une vallée immense
le brouillard du matin monte du sol, nuage au
pied des arbres et vapeur à leur cime,
p256
tout nage à perte de vue dans une brume de lumière.
De grandes lignes de toits, des dômes plus bleus
que les maisons setachent sur l' horizon
flottant. Une ardoise, un carreau étincellent çà
et là et piquent d' un éclair la perspective
infinie. Et des nuées d' ombre, et des courants de
jour, jetant leur voile ou versant leur
rayonnement, roulent à tout moment sur la ville
d' azur, au-dessus de laquelle planent et dorment,
immobiles, de transparentes fumées d' or.
-tout de même, nous avons découvert Montmartre,
-dit Charles au bout de quelques minutes de
silence.
-c' est un peu haut, -fit Marthe avec un
demi-sourire.
-oui, mais c' est un peu beau : c' est la plus
belle vue du monde.
-ah ! -dit Marthe.
Et elle se remit à boire son lait gore à gore.
Charles fumait. Ils se turent.
-es-tu reposée ? -dit Charles.
-pourquoi ?
-nous nous en irions.
-partons.
-partons.
Marthe finit sa tasse. Charles ralluma un cigare.
Ils oublièrent de s' en aller. Quelque chose qui
sonna dans le jardinet leur fit tourner la tête.
C' était une balançoire dont le branle mettait en
mouvement une sonnette pendue à sa grande poutre.
Sur le fauteuil peint en vert, une mère tenait dans
ses bras, assis sur ses genoux, un bel enfant, aux
beaux cheveux blonds, aux grands yeux bleus qui
avaient l' air de dormir. Charles regardait
Marthe regarder ce bel enfant ; et quand les yeux
de sa femme revinrent à lui, ils lui semblèrent
pleins de ces émotions, de ces jalousies, de ces
tressaillements d' entrailles,
p257
de ces tendresses étouffées dont s' emplit le coeur
d' une femme qui regarde l' orgueil d' une mère.
-à quoi pensez-vous, Marthe ? -lui dit-il en
appuyant son regard sur le sien et en lui prenant la
main dans ses deux mains.
-à quoi veux-tu que je pense ? Je regardais aller
la sonnette...
la balaoire se ralentissait. Ils entendirent la
re penchée sur les cheveux de son enfant, qui lui
disait :
-eh bien, t' amuses-tu mon garçon ? -oui, maman,
pondait l' enfant, mais je m' ennuie...
-pauvre enfant ! -dit Charles. -as-tu vu ? Il
est aveugle...
-tiens ! -fit Marthe.
Ce tiens ! Tomba si sec de cette petite bouche,
qu' il passa quelque chose de froid dans la
poitrine de Charles.
à ce moment, un bruit de voix se fait au-dessous
d' eux dans le sentier tournant qui descend à la
barrière. Une femme y marche d' un pas nerveux, les
bras croisés, sans châle, sans bonnet, la tête
droite et roide. " veux-tu revenir ! " crie à quarante
pas d' elle une voix d' homme vibrante de colère.
La femme ne se retourne pas et marche. L' homme prend
des cailloux dans un tas, au bord du sentier, et
les lance de toutes ses forces à la femme. Les
cailloux volent, la femme marche, l' homme ramasse
et lance. Il crie : " veux-tu revenir ! Je vais te
casser la tête ! " et il presse le pas. Il approche
de la femme, il est près, plus ps, il vise mieux,
il attrape : pan ! Pan ! -du cabaret on entend les
coups, le bruit sourd des pierres dans le dos de
la femme... elle, cependant, va toujours, bras
croisés, tête droite. L' homme alors ne lance plus
rien, ne crie plus rien, court... la femme, un
instinct ! Se retourne. L' homme commence à lui
meurtrir les jambes à coups de pied.
p258
La femme a étendu les bras en avant ; soudain, avec
l' agilité d' une te fauve, elle se baisse, ramasse
une grosse pierre qui traîne à terre, la saisit,
la dresse en l' air au bout de son bras dans un
brandissement superbe, et d' une voix de mort :
" ne me touche plus ! " l' homme glisse son bras par
derrière sous l' aisselle de la femme, lui noue ses
deux bras sous le menton, la jette à terre...
comme elle tombait, un autre homme, une autre
femme, l' autre couple de la partie carrée, débouchait
dans le sentier, bras dessus, bras dessous,
hilares, épanouis, allumés. La femme disait à son
homme avec un sourire : " est-elle taquine, mon
dieu ! Est-elle taquine ! à la place de Victor, je
ne serais pas si endurant que ça ! ... " Victor, en
ce moment, piétinait la femme à terre...
-viens-tu ! -dit brusquement Charles, qui était
pâle comme un linge.
-attends donc, -dit Marthe en mettant la main
devant ses yeux pour mieux voir.
Chapitre liv.
Le hasard d' un enterrement rapprocha Charles de ses
anciens amis du scandale . Il se trouva à
l' enterrement du fameux critique Loret dans une
voiture de deuil à côté de Malgras, en face de
Couturat et d' un jeune homme qu' il ne connaissait
pas. C' était un grand jeune homme avec une grande
barbe noire, qui tâchait d' avoir l' âge de
sa barbe et de cacher son air très-jeune sous un
rieux affecté. Charles avait un vague souvenir
d' avoir dé vu cette tête, mais il ne pouvait se
rappeler. Couturat et le jeune homme semblaient
au mieux ; ils se parlaient bas, et leur causerie
confidentielle n' était coupée de
p259
temps en temps que par une plaisanterie de Couturat,
rappelé aussitôt à la raison avec un : -soyez donc
moins enfant, Couturat.
Malgras, qui avait sous la main les deux oreilles
de Charles, en abusait, selon sa coutume ; il
parlait comme une fontaine : -régulariser sa vie,
on a beau dire et beau faire, Monsieur Demailly,
il n' y a que cela... un célibataire est un
parasite au banquet social. Les oeuvres malsaines
que nous voyons tous les jours viennent évidemment
de là, de la diminution des devoirs que l' homme
qui écrit s' attribue envers ses concitoyens et
envers lui-même... les grandes pensées viennent du
coeur, mais les bonnes pensées viennent de la
famille. Le célibat nous mine... tout se tient ; la
vie de garçon produit une littérature de garçon.
Homme sans foyer, livre sans croyance. Et quelles
inspirations, voulez-vous...
-quel est donc ce jeune homme ? -dit Charles au
milieu de la tirade en se penchant à l' oreille de
Malgras.
-le baron de Puisignieux... l' auteur de
l' histoire philosophique des classes
ouvrières .
-diable !
On entendit le coup de sifflet qui annonce, au
théâtre, les changements à vue, et, au cimetière,
l' entrée d' un convoi. On était arri. La foule
était grande et réalisait le mot avec lequel le
grand critique avait, en ses dernières années,
consolé son amour-propre de l' indifférence
imritée du public : " j' aurai beaucoup de monde à
mon enterrement... " Charles, en descendant de
voiture, tomba au milieu de tout le personnel du
scandale . Il y eut un salut assez froid entre
lui et Nachette, qui prit le bras de Malgras en
disant : -je vais jusqu' à la fosse... je lui dois
bien cela : il me paye mon terme.
-comment cela ? -dit Malgras.
-c' est un mort de six cents lignes, papa Malgras.
p260
Couturat et le baron marchaient devant Charles.
Couturat disait au baron : -mon cher, laissez-moi
faire. Vous voulez être un homme politique, et vous
avez bien raison : c' est le grand moyen de
parvenir... eh bien, je m' en charge... on a bien fait
de Bruandet un homme de talent ; ça lui a c
de l' argent par exemple... mais il a été poussé par
des imbéciles... et puis vous êtes intelligent...
sans compter votre nom... et un livre derrière
vous... quoique au fond un livre... c' est toujours
compromettant...
on était à la fosse. La levée de terre et la presse
rabattirent Charles sur Nachette et Malgras.
Nachette disait à Malgras : -que diable a
Couturat à ne pas lâcher son baron ?
Malgras regarda fixement Nachette avec un de ces
rires en dedans et muets qui lui étaient
particuliers : -il lève un petit jeune homme... -
et voyant que le mot avait porté : -vous verrez que
Couturat fera quelque chose de ce baron... -reprit
négligemment Malgras, -il en fera un journal.
En revenant, Nachette courut acheter chez le premier
libraire l' histoire philosophique des classes
ouvrières , rentra chez lui, mit une feuille de
papier blanc sur sa table, et coupa le livre.
Le premier livre du baron de Puisignieux
ressemblait aux jeux innocents du scepticisme et de
l' utopie. Une érudition à grand orchestre, des
fantaisies de statistique, des images de
taphysique allemande, des coups de tam-tam et
des zigzags, une pensée et un style touche-à-tout,
sautant d' un rapport de conseil de prud' hommes au
bal Mabille ou à l' esthétique des romans de
Madame Sand, faisant, au bout d' un chapitre sur
le salaire de la femme à Paris, un rapprochement
de deux pages entre la goualeuse d' Eune Sue
et la Psyché d' Apulée, mêlant tout,
p261
brouillant tout, pris d' accès de cynisme en pleine
économie politique, outrant les systèmes,
insultant aux idées reçues, remontant à tout propos
contre l' opinion publique, et toujours monté sur les
échasses du paradoxe, -tel était ce livre, un
pot-pourri de toutes choses, poiv, salé,
emportant la bouche, qui pouvait être le mets des
plus blasés, et ne manquaient ni le travail,
ni la verve, ni me le talent ; livre étrange et
symptomatique, oeuvre d' un temps plus encore que
d' un homme. Le très-jeune baron de Puisignieux
avait été gagné par l' exemple de tant de gens
arrivés au nom par le bruit, au bruit par la grosse
caisse, à la reconnaissance de leur valeurelle
par la charlatanerie des moyens, le fracas du
boniment , l' extravagance de l' affiche ; et il
s' était mis très-froidement à faire un livre fou.
Il s' était appliqué à casser les vitres, et il
avait réussi à scandaliser le public avec
préméditation. Sa pface était, à ce point de
vue, le meilleur morceau de son livre, et le mieux
ussi comme fond et comme forme. Il s' y posait
gravement en fondateur d' une nouvelle école
historique. Partant de ce principe que le fait n' est
qu' un accident dans la grande chronique humaine
et sociale, il concluait qu' il n' y a qu' un fait
dans l' humanité : l' idée ; et il en tirait les
conséquences que l' histoire ne devait plus être
l' histoire du fait-accident, mais du fait-idée ;
une intuition, au lieu d' une déduction, et que,
par cette évolution et ce renouvellement du sens
historique, le document, vérité relative et locale,
ne faisait plus que nuire à larité absolue et
générale de l' histoire. Il fallait, en un mot,
brûler les livres pour écrire l' histoire, au moins
l' histoire qu' il fondait, l' histoire
idéo-mytho-historique ; car le baron de
Puisignieux n' avait pas oublié de baptiser son
invention en la lançant dans le monde : il savait
qu' il faut une formule au pathos pour en faire un
dogme.
p262
Ce livre, cette singerie oute et de sang-froid,
était l' homme me, ce jeune homme, un vieillard
et un enfant de vingt ans. L' exemple,
malheureusement, n' était pas seulement son excuse,
il était sa règle et sa conscience. L' exemple était
son sens moral, il faisait ses ambitions et ses
appétits. Entrant dans la vie avec une baronnie
historique et un million, il y entrait grisé
d' avance par la fortune et la popularité des
faiseurs en tous genres, des gens habiles, des
puffistes heureux. Il est des têtes faibles, des
esprits imitateurs, des âmes lâches les passions
du temps rissent et gâtent les passions de
la jeunesse, des coeurs faciles pour qui, en ce
siècle, Robert Macaire peut devenir un type comme
Werther. Et le livre du baron de Puisignieux
était moins la satisfaction d' une vanité littéraire
qu' un essai de lui-même, que l' expérience d' un
moyen, un pont jeté vers la politique, vers les
affaires, une reconnaissance des chemins où l' on
marche vite vers le cdit et l' influence, et où
l' absence de préjugés peut mener si haut-ou si
loin.
Mais Nachette ne vit guère tout cela. Il ne vit
qu' un livre absurde et un gros amour-propre à
caresser. Il se mit courageusement à cler un
éloge, le premier article qu' il écrivait sans un
coup de patte, sans une égratignure, sans une
perfidie, sans couleuvres , comme on dit
dans les lettres ; un de ces articles enfin qui
font accourir chez le critique l' auteur
reconnaissant et chapeau bas.
Son article fini, il le relut, le saupoudra
d' épithètes flatteuses, et, c' était un samedi, le
porta à l' imprimerie avec l' ordre de le composer
de suite. De l' imprimerie, il alla chez Chevet,
commanda un pâté de foie gras, un jambon d' York
et du vin de Bourgogne pour le lendemain, repassa
à l' imprimerie corriger ses épreuves, ce
p263
qui ne lui arrivait plus depuis bien longtemps,
na, se coucha de bonne heure, et, dans son lit,
se mit à apprendre par coeur des passages de
l' histoire philosophique des classes ouvrières .
-voilà le journal, -dit le lendemain en entrant
le portier, -et puis ça qu' on a apporté de chez
Chevet.
-cristi ! -dit Nachette en regardant le portier,
dont le bas de la figure était caché sous un
mouchoir en mentonnière, -c' est fait pour moi ces
choses-là ! ... que diable avez-vous ?
-oh ! Monsieur, ce n' est rien... c' est une
araignée qui m' a passé sur la figure... ces
bêtes-là vous font venir du mal...
-animal ! ... aujourd' hui... justement... ça n' a
qu' à le goûter, -fit Nachette en aparté. -
écoutez, Pierre, mettez la table... ah ! Vous me
prêterez deux fauteuils.
-oui, monsieur.
-attendez... je n' y suis pour personne... je n' y
suis que pour un grand jeune homme à barbe noire
qui n' est jamais venu. Aussitôt qu' il sera ici, vous
vous habillerez, et vous monterez nous servir.
-à quelle heure ?
-est-ce que je le sais ? ... aujourd' hui ou
demain... vous ne pourriez pas ôter votre
mouchoir ?
-oh ! Non, monsieur... c' est trop vélimeux ...
alors, monsieur ne sait pas...
-faites vosflexions dehors, hein ?
La journée se passa. Personne. Nachette s' infusait
toujours l' histoire philosophique des classes
ouvrières .
-à une heure le lundi on frappa.
Nachette se dépêcha de jeter un morceau de foie gras
sur son assiette : -entrez !
-mille pardons, monsieur... -fit le baron trèsmu
sous sa barbe, -... le baron de Puisignieux.
p264
Nachette salua.
Le baron reprit : -je ne croyais pas... j' avais
pris l' heure d' une heure pensant que... je vous
dérange... je reviendrai.
-du tout, mais du tout, monsieur, je ne vous
laisse pas partir. Je suis trop enchanté de vous
voir, et de devoir à votre beau livre et à mon
chant article l' honneur de votre connaissance...
mais asseyez-vous donc.
-j' ai bien à vous remercier...
-comment donc ? Un mauvais compte rendu ! Le
fait est que vous avez vu : je ne suis pas fort
là-dessus... ce n' est pas ma partie... j' ai
faire des boulettes ; mais qu' est-ce que vous
voulez ? Votre livre m' a pris... j' ai été empoigné,
moi qui déteste les livres sérieux... je vous ai
lu d' une haleine comme un roman... un roman qui
ferait penser... et il a fallu que j' en parle...
ç' a été plus fort que moi...
-mais je vous empêche de déjeuner...
-et puis on est étranglé dans un article de
journal... je n' ai pas eu la place d' indiquer
seulement votre étude comparée du municipe et de
la commune : " lorsque la domination romaine... " -
et Nachette récita à la file vingt lignes du
livre du baron. -ah ! C' est que je vous ai lu !
-monsieur, -dit gravement le baron en se levant,
-je vous remercierai un jour.
-oh ! Je suis sûr que vous vous sauvez parce qu' il
y a deux couverts ? ... vous croyez que j' attends...
eh bien, non, monsieur, j' attendais, c' est vrai,
mais on ne viendra pas. -et Nachette souligna le
on avec un sourire. -je n' ose vous proposer...
mais ce serait bien aimable à vous de me tenir
compagnie.
-mille regrets, monsieur, j' ai jeuné, et...
p265
-qu' est-ce que ça fait ? -et Nachette prit
presque de force le chapeau des mains du baron,
et le fit asseoir avec une violence caressante en
face de lui.
Un généreux bourgogne, et des citations du livre
du baron arrosèrent tout le temps du déjeuner le
pâté et le jambon. Au bout de deux heures, le jeune
baron, qui avait la tête et l' amour-propre assez
faibles, se répandit en confidences, en vanteries
sceptiques, en aveux de bonnes fortunes, en
projets d' avenir. Il se posa en homme surieur
aux illusions, ayant deviné la vie, et résolu à
parvenir. Il parada dans les enfantillages de
son orgueil. Il confessa les naïvetés de ses
instincts et les inexpériences de son âge. Il
raconta à Nachette comment le goût de la
littérature lui était venu en corrigeant en
rhétorique les épreuves de son professeur
d' histoire. Il parla du million qu' il attendait,
de sa famille, du journal qu' il aurait, de la
revue qu' il fonderait, du théâtre qu' il
subventionnerait pour y fairebuter une femme,
non qu' il aimât cette femme, mais il se devait de
faire une actrice de sa mtresse.
Nachette achevait en ce moment de vider un verre
de chambertin ; et, le tenant entre ses doigts, il
faisait négligemment rouler le reste du vin dans le
fond de son verre : -mon dieu ! -fit-il, -j' ai
quelque chose à vous demander... Pierre ! Une
assiette à monsieur le baron... vous êtes un grand
seigneur... vous faites de la littérature... de la
littérature sérieuse... à votre heure, à vos
moments perdus, par distraction... et je ne sais
si vous voudrez... voici : je vais sortir du
journal... à mon âge, vous comprenez, on aime assez
écrire chez soi. J' ai la promesse d' un grand
industriel pour les fonds, il n' y a plus qu' à
signer... voulez-vous me permettre d' annoncer votre
collaboration à notre journal ? ... le journal
payera, -reprit Nachette sans laisser au
p266
baron le temps de lui répondre, -ce n' est pas une
carotte... c' est votre nom et votre talent que nous
voulons... vous aurez cinq sous la ligne, comme
les plus connus... -et Nachette étudiait sur le
visage du baron l' effet de cette dernière
flatterie, sachant tout le prix que le plus riche
attache à cet argent, l' argent de la copie,
estimé et pesé par lui comme le témoignage de
sa valeur.
Nachette, en un mot, joua parfaitement du baron,
si bien que Couturat, en revenant du journal
il avait lu l' article de Nachette, les trouva
tous deux attablés au café Mazarin devant deux
verres de mare. Au moment où Couturat passa,
Nachette se plaignait au baron des conditions que
lui faisait son bailleur de fonds, et le baron lui
offrait de prendre l' affaire, aussitôt sa tante
morte, ce que Nachette refusait avec chaleur.
Couturat vint à eux, et, serrant la main de
Nachette : -ah ! Mon cher, tu sais que je
n' abuse pas des compliments... mais tu as
aujourd' hui un article... c' est un peu ça, parole
d' honneur !
-ah ! Ah ! -se disait Couturat en s' éloignant, -
ah ! Mon gaillard ! ... il fait des progs, ce
petit Nachette ! ... il est presque aussi fort que
moi... lui gratter la vanité tout bonnement comme
il a fait, c' était si simple... je ne lui ai pas
assez parlé de lui, c' est évident... j' ai fait le
monsieur qui va lui donner la gloire... j' ai trop
popour sa providence... je lui ai trop montré
mes trucs pour faire de lui un grand homme ; je
l' ai em, ce garçon... Nachette a lui
citer son livre par coeur ! ... il a me dû
l' apprendre... allons ! Il faudra voir... la tante
n' est pas encore morte... et à nous deux, mon
fils !
p267
Chapitre lv.
Ce serait une curieuse étude psychologique que
l' observation des sordres qu' apporte chez
l' individu l' habitude d' un milieu conventionnel, de
passions factices, d' une existence imaginaire. Et
quel phénomène rébral plus curieux que le
phénone qui se produit chez tant de gens de
théâtre, l' empreinte intime que leur rôle laisse
en eux, en sorte que leur vie aux quinquets se
le à leur vie réelle du jour, la conduit et
parfois l' absorbe ! Mais ces perturbations
morales sont le mieux visibles et notables, c' est
chez la femme de théâtre. Il n' est pas rare que le
roman dans lequel elle se promène devant la
rampe la poursuive hors de la scène, et qu' à force
de se prêter à l' imagination des autres elle en
fasse son imagination propre. Cette prolongation
de la fiction théâtrale dans la pratique des choses
peut amener dans la femme les plus singulières
décorporations, les plus étranges transpositions
de l' esprit et du coeur, un entier déplacement du
jugement, et comme une seconde nature de la pensée
et du caractère. C' est ainsi que l' on rencontre,
parmi des actrices de drame, des femmes qui
prennent la vie pour un drame. Elles ont dans les
relations et les événements quotidiens de la vie les
doutes, les défiances, les appréhensions, les
terreurs de femmes percutées, emprisonnées,
empoisones régulièrement de huit heures du soir
à minuit. Une porte les inquiète. La lettre la
plus simple leur fait travailler la tête, jusqu' à
ce qu' elles y aient trouun piége et une
machination. Tout inconnu leur semble ténébreux.
La police est pour
p268
elles le conseil des dix. Elles croient aux
traîtres, et elles entendent marcher dans leur
oreiller.
Les codiennes ne courent pas un pareil danger, et
le genre du talent de Marthe ne lui avait don
jusqu' à ce jour qu' un peu de maniérisme et un
certain ragoût d' ingénuité, que Charles, aux
premiers jours de son mariage, n' avait point
trouvés sans grâce. Une pièce, une petite pièce en
un acte, allait avoir sur Marthe une autre
influence. On donna en ce temps au gymnase le
mon du foyer . Marthe trouva charmant le
personnage qu' elle y faisait. C' était un rôle de
jeune femme riant de l' amour, et pour laquelle un
mari mourait sans qu' elle l' ait.
Ce le, cette pièce, éveillèrent les coquetteries qui
sommeillaient dans le coeur de Marthe, et
hâtèrent son ambition d' être un petit démon, de
varier les scènes d' intérieur par la raillerie et
la comédie. Elle se façonna pour être cette femme
intelligente, surieure à l' amour de l' homme qui
aime. L' esprit d' agression dont elle n' avait point
encore donde preuves à Charles semasqua.
Elle dressa son humeur à devenir batailleuse. Ses
chatteries prirent des griffes. -le rôle avait
déchaîné la femme.
Et ce furent, s lors, ces machiavélismes, ces
imaginations de petits supplices, ces doucereuses
tortures, tout ce luxe de menues souffrances,
impoes à un mari, à un amant, et dont ont le
secret certaines blondes à l' oeil clair, au
tempérament froid. Une tempête de caprices éclata
tout à coup sur Charles étonet ne sachant d'
venait tant de changement. Marthe jouait le
personnage au complet : rien n' y manquait, ni les
paroles irritantes, ni les aiguillons de jalousie,
ni les coquetteries de geste et de parole avec des
indifférents, ni le perpétuel changement de désir,
de volonté, d' opinions,
p269
ni les accès de gaieté quand Charles enrageait, ni
les mauvaises humeurs que les douceurs et les
interrogations affectueuses ne faisaient qu' aigrir.
à ce jeu, le bonheur s' en allait. Il n' y avait plus de
ces gais matins si remplis de folies, de baisers
et de luttes rieuses. Marthe n' en avait plus le temps
d' ailleurs. Elle était absolument plongée, depuis
le commencement de cette crise, dans le soin de sa
personne, et tout occue de sa beauté. Levée à
six heures, elle restait assise devant la fenêtre
ouverte jusqu' à huit heures. Rafraîchie par ce bain
d' air matinal, elle prenait un bain de son d' une
heure qui la menait jusqu' à l' heure dujeuner ;
et après lejeuner elle demeurait, jusqu' au
moment de ses titions, la tête renversée bien
droite sur le divan, et isolée de tout contact,
pleine de gronderies quand une caresse de Charles
menaçait de ranger sa pose et le repos parateur
de tout son visage ; immobile, ne disant rien,
de temps en temps seulement, pour tout mouvement,
élevant ses mains, ouvrant ses doigts et les
agitant en l' air pour en faire descendre le sang
et les blanchir.
Charles était souffrant depuis quelque temps, sans
trop savoir ce qu' il avait. Ses impatiences
avaient comme une certaine faiblesse. Il ne se
sentait point le courage d' une explication, et il
essayait de se consoler en se disant que cette
humeur de Marthe se passerait comme elle était
venue, quand il se sentit sérieusement malade.
Chapitre lvi.
L' automne venait. Marthe continuait sa petite
guerre sourde, la menant habilement et doucement,
fort appliquée
p270
à ne point trop abuser de la patience de Charles,
qu' elle tâtait avec la légèreté de main d' une
femme ; et tous deux s' accordant, la femme par
calcul, le mari par faiblesse, pour éviter la vivacité
d' une explication et la violence d' un éclat, ils
vivaient en apparence de leur vie passée. Charles
ne voulant voir dans la conduite de Marthe qu' un
peu de froideur, parfois un peu d' humeur, des
bouderies, du caprice, son sexe et son âge, et rien
de plus ; Marthe de son côté n' ayant point
trouvé les amis de Charles assez " hommes du
monde " , c' était toujours entre eux le tête-à-tête des
premiers jours. Pour la sortir un peu du chez soi
et d' elle-même, Charles profitait des jours où
elle ne jouait pas pour l' entraîner dans des
courses aux environs de Paris, parmi toutes ces
jolies campagnes que le parisiendaigne, les
ayant sous la main, le long de ces belles rives
de la seine ignorées, méconnues et caces. Il
tâchait de la distraire, de l' amuser, traitant
son moral comme un enfant maussade à qui l' on
montre des images, oubliant par moments toutes ses
désillusions, et espérant voir le passé revenir
en elle peu à peu, poccu malgtout, troublé
et ne pouvant travailler. Cependant il se sentait
énervé par des malaises dont il ne se rendait pas
compte, par une résolution de force et d' entrain.
C' étaient en lui des souffrances qui passaient et
disparaissaient, une continuité renaissante de
sensations pénibles et fugaces, mais persistantes,
qu' il attribuait aux grandes chaleurs de cet é
exceptionnel. Des douleurs obtuses, des bouffées
de chaleur lui montaient à tout moment à la tête.
Il avait des serrements aux tempes, des
tiraillements dans les poumons, une surexcitation
douloureuse de l' oe et de l' odorat, des
refroidissements dont il ne sebarrassait que par
un exercice violent. Il ne dormait plus ou
dormait mal ; et son sommeil était agité de
cauchemars,
p271
de luttes, de combats, de duels, coupé de
veils brusques. à tout cela vint s' ajouter une
oppression qui alla en augmentant ; et un beau
jour Marthe, qui avait fini par remarquer cette
manie de boire que donnait à Charles sa gorge
toujoursche, les intonations bves et nerveuses
de sa voix, Marthe, qui ce jour-pensa à
le regarder, lui trouva si mauvaise mine, qu' elle
l' engagea à voir son médecin.
Le médecin de Marthe, qui était le decin du
théâtre, vint, examina Charles, le questionna, et
tout de suite : -très-bien ! ... très-bien ! ...
cesser tout travail, faire de l' exercice... vous
n' avez besoin que d' un peu de fer dans le sang...,
des clous dans une carafe, voilà votre traitement.
Oh ! Mon dieu, oui..., un traitement de jolie
femme, comme vous voyez... et votre pièce ? ...
pour la rentrée, toujours ? Rémonville dit que
c' est très-bien... ah ! Nous avons la veine depuis
quelque temps... hier, nous avons fait quatre
mille... une recette des français ! ... et nous vous
monterons, vous verrez... il n' y a que nous pour
monter quelque chose... Lafont a-t-il un le ? ...
nous sommes en pourparler...
" nous " était la manie de ce decin. On eût dit
qu' il se croyait tout à la fois le directeur, le
régisseur, et le public du théâtre auquel il était
chargé de tâter le pouls. Ce nous avait toutes
les importances d' un moi dirigeant et
responsable : il semblait porter le gymnase et sa
fortune. à part cela, à part encore l' occupation
presque absolue de son attention pour les petits
cancans des lettres et des théâtres, ce médecin,
optimiste par distraction, était un homme charmant
qui pratiquait délicieusement cette médecine
appelée par l' anglais Sydenham " l' art de
babiller " . Il avait une tenue exquise, un linge
irréprochable, des pieds à la tête un de ces
parfums vagues qui ne sont pas une odeur, un
mouchoir de la
p272
plus fine batiste avec son chiffre brodé ; et ses
mains, des mains de femme, jouaient avec une canne
du dernier goût.
-ah ! Vous regardez ma canne ? ... oui... un bambou
du Japon..., carré..., un jonc carré..., c' est
très-nouveau..., une curiosité...
-et vous pensez alors, monsieur, -dit Charles,
-que ce traitement...
-comment donc ! ... mais qu' est-ce que vous avez ? ...
rien... vous êtes malade comme tous les gens de
lettres... les hommes de talent ne meurent que
quand ils veulent... votre maladie ? Mais vous
savez le mot de Voltaire : " je suis t ... "
... un poison lent, comme vous voyez ! -et faisant un
changement de jambes avec l' élégance de mouvement
de Molé ou de Firmin : -au fait, -reprit le
joli médecin, -si au lieu de prendre votre eau
fere ici dans votre chambre, vous alliez la
boire sur place à une source, à Forges, par
exemple, ou à Bussang ? Le voyage vous remuerait...,
et puis l' air, les promenades... vous vous
secourez, malgré vous... nous sommes à la
soixantième représentation... il n' est pas à
présumer que cela ira beaucoup plus loin... je ne
vois rien qui nous emche de donner un congé à
votre femme... non, rien...
Marthe appuya la proposition du médecin, et entra
dans sonle d' épouse avec une chaleur et un coeur
qui firent plaisir à Charles. Charles résista
un peu. Aller à des eaux le contrariait ; il
craignait la curiosité autour de sa demi-célébrité,
autour du nom de sa femme.
-parfaitement, -dit ledecin, -parfaitement...
j' ai votre affaire..., des eaux qui commencent,
ou plutôt qui recommencent... Saint-Sauveur,
auprès de Troyes..., d' anciennes sources
abandonnées depuis des siècles... il y a des
certificats sur parchemin... un
p273
comte de Champagne, un Thibaut quelconque qui a
fait une cure merveilleuse au retour d' une
croisade... des eaux très-puissantes, sérieusement...
j' ai vu l' analyse... je vous donnerai une lettre
de recommandation pour un brave garçon que j' ai
fait nommer là... justement, c' est sa partie,
l' anémie ... un piocheur, mais voilà tout. Vous
serez très-bien. Je voulais y envoyer la petite
Noémi, mais... vous savez qu' elle a rompu avec
Robert... Aymard a fait une complainte
là-dessus... il y a le dernier couplet... attendez
donc... c' est sur l' air... ah ! Je ne sais plus...
ce diable d' Aymard ! ... vous le connaissez ? ...
bien amusant... qu' est-ce que je vous disais ?
Ah ! Viande noire... tout ce qu' il y a de plus
noire, je n' ai pas besoin de vous péter cela...
Marthe reconduisait ledecin : -ce n' est rien,
docteur, n' est-ce pas ?
-rien du tout, mon enfant... parbleu ! Il n' a pas
de sang à donner pour la transfusion d' un ami...
nerveux, il est très-nerveux, voilà, avec cela
douillet, et légèrement hypocondre, cela va de soi...
du sang ! Du sang ! Est-ce qu' on a du sang à
Paris, dans notre vie ! Tout le monde s' en
passe..., et on vit... je ne vous ai pas encore
fait compliment de votre nouveau mouvement à votre
seconde entrée... ah ! Charmant ! C' est trou !
-est-ce qu' il y a un peu de monde à ces eaux ?
-ma foi ! Je n' en sais rien... il y a une
direction qui fait beaucoup d' annonces. On annonce
que la salle de bal est finie..., un salon de
lecture, tous les journaux..., enfin des eaux, vous
savez... cela vous contrarie-t-il ? Voulez-vous
que je conseille à votre mari d' aller à...
-du tout... c' était pour les toilettes à emporter.
p274
Chapitre lvii.
Le lendemain, Marthe avait son congé, Charles
emballait ses livres dans une grande caisse. -et
l' ordonnance du decin ? -disait Marthe. -
bah ! ... -disait Charles, -et puis c' est pour
m' empêcher de travailler. C' est de la paresse que
j' emporte, je t' assure.
à la fin de la semaine, le ménage était installé à
té de Saint-Sauveur. Charles avait jo de
bonheur. Il avait trouà un quart d' heure du
village un petit château dont la brique encade dans
des cordons de pierre blanche riait à travers les
arbres. C' était des quatre corps de logis d' un
grand cteau Louis Xiii la seule aile restée
debout. Au xviiie siècle on avait posur
le premier étage un toit à la mansart, éclairé de
trois oeils-de-boeuf Louis Xv, et couronné d' un
chapeau chinois abritant une clochette : aux deux
tés, deux tours survivaient seules des quatre
tours du ci-devant château ; et mangées et caces par
le lierre et les grands arbres fruitiers,
montant du fosle long d' elles, elles dressaient
dans le ciel d' une façon charmante leurs toits
en éteignoir.
Dans le château, retaillé et remanié pour une
habitation bourgeoise et où trois siècles avaient
laissé çà et là leurs traces et comme des souvenirs
greffés l' un sur l' autre, la salle à manger était
lambrissée d' une boiserie couleur bois qui
montrait, au-dessus des portes et des fenêtres, dans
des coquilles sculptées d' une gracieuse rocaille,
les fables de La Fontaine en des peintures
gaies, légères et vives, où le chancis mettait
par place comme un brouillard. Une lourde et
riche cheminée Louis Xiv,
p275
au foyer plaq d' une fonte superbe où se mariaient
les armoiries doubles de l' ancien possesseur,
portait un grand tableau, encad dans la
boiserie : c' était un trophée de gibier gardé par
ces chiens courants sablés de jaune que le pinceau
d' Oudry savait peindre si clair. Sur la tablette
de la chemie, de grands vases de porcelaine
blanche eussent fait assez mauvaise figure, sans
Marthe. Mais Marthe, cueillant une brassée de
roseaux dans une pièce d' eau abandonnée du parc,
les avait tout de suite pas, en donnant à toute
la pièce cet air de fête que donnent seuls à un
intérieur les femmes, et les bouquets de verdure.
Puis venait le grand salon, meublé de ses vieilles
berres à coussins de plume, avec sa boiserie
blanche l' or avait disparu sous le blanc de
ruse et ne brillait plus, uet rouge, que sur
les quatre panneaux d' attributs où le sculpteur
avait secole tablier des quatre saisons : le
printemps laissait pendre un bout de ruban, un
râteau, une serpe, une houlette, un arrosoir, des
plantoirs, un chalumeau, et des paniers de fleurs ;
l' été versait des guirlandes de roses, des épis,
un chapeau de paille, un corbillon de fruits, une
flûte et deux gourdes ; l' automnepandait les
coupes et les thyrses, les cors de chasse, les
filets de pêche, les poires à plomb et les paniers
de raisin ; l' hiver laissait tomber des torches,
une marotte, une mandoline, un tambour de basque,
un masque de bal, un masque de tâtre, une
lanterne sourde, un triangle et des lauriers.
La cuisine avait une de ces immenses cheminées,
sous le manteau de laquelle, aux soirs de septembre,
on apporte sa chaise, et l' on s' assied, avançant
les mains et tendant les pieds à la régalade d' une
bourrée qui flambe. Le soleil levant éveillait
les chambres au premier étage, et les remplissait
de gaieté pour tout le jour. Mais
p276
nulle pièce du château ne plaisait autant à ses
deux tes que le salon rond d' une des tours.
C' était l' ancienne chapelle, encore reconnaissable à
l' armature de plomb de ses petits carreaux. La
fenêtre du midi avait été bouchée. Les deux autres
fenêtres remontées laissaient tomber le jour du
haut. Une bonne double porte de damas brun à
clous d' or gardait l' entrée ; et l' on voyait que
la chapelle était devenue un atelier de peinture.
Au sortir de la porte-fenêtre du salon, et de
plain-pied, c' était un pont de pierre jeté sur les
fossés sans eau, et dont les rampes de fer
disparaissaient sous une vigne vierge enroulant tout
autour ses tortils et ses vrilles de pourpre. Au
bout du pont s' ouvrait une allée de marronniers, de
vieux marronniers aux têtes coupées, aux rejets
vivaces et montant droit en l' air ; et la vue,
en descendant, trouvait au fond une ligne de prés,
puis la Seine. à droite et à gauche de l' allée
de marronniers était le parc, un petit parc
Charles et Marthe avaient vainement essayé de se
perdre le premier jour. C' était le joli reste d' un
parc fraais, un peu tondu en 1793, mais dont les
charmilles avaient repoussé vivement. De chaque
té des allées se dressait encore un rideau droit
de vieux lilas où la lumière faisait mille jeux
selon les heures, tantôt sautant de branche en
branche dans le feuillage sans profondeur, glissant
sur les feuilles lisses, fones ou tendres,
étagées dans un jour bleuâtre, tantôt allongeant
entre les deux murs de verdure, l' un d' ombre,
l' autre de soleil, un chemin de soleil sur lequel
passait à tire-d' ailes l' ombre du vol d' un oiseau
dans le ciel. à la moindre brise, ce rideau léger
tremblait, et, sous l' haleine du vent, d' un bout
de l' allée à l' autre, les feuilles s' abaissaient,
et, dans la charmille ondulante, un frissonnement
courait et s' en allait mourant. çà et là,
p277
au-dessus des lilas, parfois un pommier sauvage
étendait ses grands bras. Au bord des allées, des
plantes grimpantes, nouées et mêlées, formaient
de petits berceaux sur les feuilles mortes et
jaunies. Il y avait des fonds pareils à des
transparents verts, et d' autres qui berçaient un
rayon sur un lit de mousse dorée. Un petit
carrefour, où Marthe et Charles aimaient à
s' asseoir, se cachait dans un coin. L' herbe y était
versée. De tous côtés avançaient les bruyères. De
petits pins épineux levaient tout autour leur
pyramide argentée de lumre. La terre était
chaude, baignée tout le jour de soleil, tout le
jour égayée et crépitante de chansons de grillon.
Dans le ciel ouvert et libre rien ne montait
alentour qu' un pin au tronc violet, au parasol
d' émeraude, qui, malade et nostalgique, donnait
au firmament l' azur de l' Italie.
à ce carrefour commençaient les ruines. Les allées,
déjà vagues, mangées d' herbes et envahies
d' arbustes, devenaient des sentiers au milieu
desquels se balançaient à des fils de toile
d' araignée des brins de feuilles ches. Les restes
du labyrinthe n' étaient plus qu' un petit bois,
andre effacé. Et la fontaine en terre cuite, où
trois tritons portaient deux amours embrassés,
s' écaillait tristement dans une ombre de branches
mortes, cassée, oubliée, lépreuse, solitaire. Le
temps avait un peu plus respecté le caprice du
bout du parc, une délicieuse folie du xviiie
siècle, un enfantillage du plus amusant rococo :
le jeu d' oie, un vrai jeu d' oie de grandeur
naturelle, semé et bâti parmi les arbres. Toutes
les stations, un porte-voix envoyait les
joueurs, y étaient en pierre, en plâtre, en
peinturlures. Charles et Marthe les retrouvèrent
l' une après l' autre dans la petite forêt : ce
fut la prison, puis l' auberge, puis le puits,
puis le reste. C' est le jour ils revenaient en
riant de cette découverte qu' ils avaient apeu,
abandonnée au bord d' une
p278
allée, une raquette défoncée, et dont le manche
gardait un reste de cuir rouge, squelette d' un
joujou mort, seul souvenir d' hier.
Chapitre lviii.
Dans un hamac jeté d' un marronnier à l' autre, au
milieu de l' allée qui menait du perron à la Seine
et dominait l' eau, Marthe était à demi couchée,
un pied touchant par terre, l' autre en l' air et
ballant. Elle écoutait d' un air distrait et
ennu un homme qui causait avec Charles sur un
banc vert. C' était un jeune homme, le front car
sous une chevelure ébouriffée et rebelle, une
face large, des yeux de lion, les mains fortes,
appues sur les cuisses dans une pose lourde et
robustement bourgeoise.
Les derniers rayons du soleil, montant au-dessus
d' eux, se jouaient dans les mille rejetons
repouss des marronniers étêtés, et, dans cette
petite forêt de tiges d' un vert tendre, cages
aériennes que le soleil, descendant à l' horizon,
n' abandonnait qu' à regret, les teignant lentement
de toutes ses lueurs, chantait d' un bout à l' autre
la piaillerie joyeuse, l' adieu des oiseaux,
souhaitant le bonsoir.
-il n' y a pas un chat, cela est très-vrai,
madame, -disait le jeune homme, -parfaitement
vrai... la direction des eaux a tout fait pour
faire venir du monde, elle a même annon qu' il y
en avait ; et, malgré tout, personne ne veut venir,
sauf cette famille hollandaise et quatre ou cinq
femmes de Troyes, qui viennent quand le temps est
beau... mais, après tout, votre mari est ici
p279
pour se soigner... et le plus malheureux, c' est le
decin, c' est moi.
-oui, je comprends, -dit Marthe ; -vous
comptiez...
-je comptais, madame, sur un grand nombre de
malades... je comptais sur un vaste champ
d' observations, d' exploration. J' espérais trouver
ici des lumières, des armes pour combattre la
maladie du siècle.
-vraiment, docteur, -dit Charles, -la maladie
du siècle ?
-oh ! Je sais bien que la médecine, prise dans
l' ensemble de ses doctrines et de ses pratiquants,
ne la considère que comme unepétition, une
fréquence d' accidents individuels, auxquels il
ne faut porter remède que quand l' organisation est
très-profondément affectée... moi, je la regarde,
au contraire, comme une maladie organique et
propre, au moins par ses caractères de généralité
et d' excès, à la race du xixe siècle. Je la
crois le mal de tous les habitants des capitales,
à des degrés morbifiques différents, mais
compromettant du plus au moins la santé des
générations à naître ; car des forts naissent les
forts... et regardez, tout se pcipite à la
centralisation, à la formation de grandes et de
petites capitales. La vie moderne va du plein air
de la vie agricole à la vie concentrée, à la vie
assise, à la vie au gaz du charbon de terre, à la vie
au gaz des lampes, à la vie nourrie par une
alimentation falsifiée, sophistiqe, trompeuse,
à tous les renversements des conditions normales
de l' être physique... tenez, vous fumez... encore
un modificateur contrariant l' économie générale de
la vitalité par une excitation opiacée... et
pourtant, pour ceci, pour le tabac, je ne sais pas
trop ; je vois une déperdition du cerveau dans le
vide ; mais, malgré tout, j' ai peine à croire
qu' un abus qui devient une habitude endémique
p280
ne soit pas une loi providentielle, un antidote
dont nous ignorons encore l' action et la raison...
enfin, c' est contre les mille révolutions des
normes de la vie moderne, contre ses mille
empoisonnements, qu' il faut trouver un palliatif,
un remède, un contre-poison. La science doit faire
face à la nouvelle maladie. Il faut trouver, -
cela doit exister, -quelque chose qui fasse
équilibre à ce déplacement des lois naturelles de
l' hygiène et du mode de la santé humaine.
-et vous cherchez ce contre-poison, docteur, et
vous croyez à l' efficacité de ces eaux ?
-oui et non. Absolument non. Mais, par-dessus
l' introduction du fer dans le sang, elles conduisent
aux deux grands remèdes que j' estime les deux
seuls remèdes essentiels de l' appauvrissement du
sang : la nourriture et l' exercice, c' est-à-dire
la récréation et le jeu du sang... tout est là
pour moi.
-et l' hydrotrapie, docteur ?
-une secousse... rien qu' une secousse, un coup de
fouet, et pas autre chose... maintenant, dans mon
système, quelles justes et précises dépenses de
mouvement sont prescriptibles ? Quelle sera la plus
grande activité de circulation supportable par
ce corps fatigué ? Quelle dose exacte de principes
nutritifs conviendra à un tempérament affaibli ?
Et quel temps faudra-t-il pour l' assimilation ?
En un mot, dans l' exagération, dans la
caricature de mon système, étant donné un trapèze
et du jus de viande, ou tout autre réfecteur,
parateur, enrichisseur, combien de mois
seront-ils nécessaires pour qu' un changement, pour
qu' un renouvellement s' opère, pour que je fasse de
vous un homme qu' une douce chaleur enveloppe de la
tête aux pieds, un homme dont l' aptit sonne avec
l' heure des repas, un homme enfin en qui une
gaieté d' enfant ira et viendra de la cervelle
p281
au coeur ? Tout homme bien portant est gai,
sachez-le bien... quel temps, si vous aimez mieux,
pour faire pdominer chez vous la circulation
artérielle sur la circulation veineuse ? ... ah !
Il y a là une bien belle recherche pour un
charlatan, et, à défaut d' un charlatan, pour un
homme de conscience... et le temps presse, monsieur,
il n' y a pas à s' y tromper. Le système nerveux est
surmené à l' heure qu' il est comme il ne l' a jamais
été. Les appétits de bien-être, les exigences des
carrières, les exigences de position, d' argent, de
luxe du ménage tel qu' il est constitué, la
concurrence illimitée en tout, ont fait la
prodigalité de l' effort, de la volonté, de
l' intelligence, en un mot, la dépense exarée des
facultés et des passions humaines. L' activité de
chacun, du haut en bas de l' échelle, a é
doublée, triplée, quadruplée. Tous, nous sommes
surexcités... et jusqu' à nos enfants, dont nous
poussons l' esprit qui gaye comme on pousse
une plante en serre chaude. C' est une circulation
fiévreuse de la vie, une irritation, presque une
crise, de tout ce qui est la partie délicate et
comme immatérielle de notre individu... allons,
bon ! Voilà que j' ai enfourché mon dada ; tant pis
pour vous.
-mais non, docteur, -dit Charles ; -vous voyez
comme je vous écoute ; continuez donc, je vous
prie... je n' avais jamais entendu parler médecine
ainsi.
-que j' exagère, soit ! Mais prenez tous ceux dont le
cerveau est l' ouvrier toujours occupé, sans cesse
tendu, de la fortune ou de la lébrité ; prenez les
banquiers, les hommes d' affaires, les hommes d' état ;
prenez les artistes, prenez les hommes de lettres,
une classe sur laquelle le vieux Celse appelait
déjà de son temps l' attention de la pathologie ;
dans ce peuple de gens qui vivent presque
uniquement la vie par les impressions, les
jouissances, les satisfactions, les déceptions,
les défaites
p282
morales ; dans ce monde d' hommes pour qui le
corps est guenille, quelque chose accroché à leur
esprit, et qu' ils traînent ; dans cette immense
famille, parmi tous ceux-là au dedans desquels se
succèdent les coups et les contre-coups des
prosrités qui s' élèvent et croulent, des dynasties
qui durent dix ans, des succès et des oublis de ce
siècle, le siècle des éternités viagères et
le plus terrible mangeur d' hommes, de choses, de
fortunes, de régimes, de gloires, d' espérances...
savez-vous ce que vous trouverez acclimaté dans ce
monde, comme une dyssenterie dans un camp ?
L' anémie, et, au bout de l' anémie, la phthisie
pulmonaire, le cancer à l' estomac, la folie...
encore, ici, vous aurez contre moi beaucoup de mes
confrères qui n' admettent que très-difficilement de
telles causes comme efficientes. Ils étudieront, ils
analyseront avec patience, avec passion, dans des
monographies méritoires, toutes les variations
de l' influence des excès alcooliques, de
l' hérédité, de la misère, des professions
insalubres ; nulle des actions chimiques et physiques
des causes marielles ne leur échappera. Mais
aux causes morales ils perdront pied : ne touchant
plus rien, leur scalpel niera. Et pourtant, au
delà de l' appareil nerveux, sur la lisière du
corps et de l' âme, dans ces limbes, dans ces
courants qui vont de l' action d' une chose qui n' a
ni un poids ni une quantité spécifiques, de
l' action d' une chose morale à la sensation, à
l' effet physique produit, quel abîme ! Mais aussi
quel monde à creuser ! ... et puis, il ne faudrait
pas être seulement médecin : il faudrait être
prêtre et médecin, le confesseur non dédoublé,
avoir l' aveu entier, sinre, sans réticences, sans
serve... et l' on pourrait alors faire quelque
chose sur cette grosse idée : de l' influence
des faits moraux sur les faits physiques dans
l' organisme humain... qu' est-ce que je vous
dis ? Je vous
p283
parlais des travaux, de la tension de l' intelligence...
la pene activée, forcée, qu' est-ce ? La
crémation du sang, un feu qui ble la charpente
et ne vous laisse dans le corps que des charbons...
l' huile qui fait aller ces cerveaux-là, c' est la
fleur, la fine fleur du nourricier, du sang... et
l' amie nous gagne, voilà le fait positif. Il y
a dégénérescence du type humain. C' est, étendu des
familles à l' espèce, le dépérissement des races
royales à la fin des dynasties... vous avez vu
au louvre ces rois d' Espagne... quelle fatigue
d' un vieux sang ! Peut-être cela a-t-il été la
maladie de l' empire romain, dont certains
empereurs nous montrent une face dont les traits,
me dans le bronze, semblent avoir coulé... mais
alors il y avait de la ressource. Quand une
société était perdue, épuisée au point de vue
physiologique, il lui arrivait une invasion de
barbares qui lui transfusait le jeune sang
d' Hercule. Qui sauvera le monde de l' anémie du
xixe siècle ? Sera-ce dans quelques centaines
d' années une invasion d' ouvriers dans la
société ? ...
-oh ! Docteur ! -dit Marthe, -quelle idée !
-pardon, madame, je suis paysan et fils d' un
paysan. Avec les dix sous par jour que j' avais à
Paris pour manger, je n' ai pas eu de quoi
apprendre des phrases qui ne choquent pas les
femmes. J' aimais mieux, je vous l' avouerai, en
donner deux, sur les dix, à mon porteur d' eau
pour me veiller tous les matins à trois heures.
Le médecin s' était levé.
-restez donc, -docteur, lui dit Charles, et
rasseyez-vous... et comment n' avez-vous pas réussi
avec une pareille volonté ?
-comment je n' ai pas réussi ? Regardez-moi... me
trouvez-vous la tournure d' un decin de salon ?
Non. Eh bien ! Voilà tout... mais j' ai encore à
aller ce soir à Villantrot. Vous savez, à propos,
ma barque est à vous.
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Fatiguez-vous. Remuez bras et jambes... évitez
seulement, sur la Seine, les matinées et les
soirées trop fraîches... le coffre est bon, et je vous
promets encore une fois un sang tout neuf, si vous
voulez être un paysan pendant quelques mois. Et surtout
pas de travail...
chapitre lix.
-Charles !
-hein ?
-où irons-nous nous promener, ce soir ?
-aux quatre-chemins, veux-tu ?
-est-ce que tu trouves que c' est si joli, tes
quatre-chemins ?
-oh ! ... c' est une promenade... aimes-tu mieux
aller à la ferme Pigaut ?
-où nous avons été avant-hier ?
-oui.
-il n' y a pas beaucoup d' environs ici... qu' est-ce
que c' est ce village... là-haut... sais-tu ?
-là ? ... non... je ne sais pas.
-on y sonne les cloches toute la joure.
-c' est vrai.
-balance-moi... ah ! Pas si fort, méchant... là,
comme ça... un peu... je trouve que le hamac
endort, hein ? Et toi ?
-moi, ça me berce.
-tu sais bien, la maison qui nous intriguait...
qui a les fenêtres fermées... nous passons toujours
devant... Sophie m' a dit qu' il y demeurait des
vieilles demoiselles, d' anciennes nobles... il est
bien midi, maintenant ?
p285
-et passé.
-c' est à onze heures le facteur ?
-onze heures... onze heures et demie... tu
attendais quelque chose ?
-oh ! J' attendais sans attendre... qui veux-tu qui
m' écrive ? ... j' aurai une lettre de maman dans
deux jours, je pense... ah ! Est-ce que tu crois que
je trouverai des laines à Troyes ?
-tu me demandes cela, à moi ? Je pense que oui.
-alors ce n' est pas la peine que j' écrive à
Paris...
-tu n' as donc pas emporté ton ouvrage ?
-non, je croyais... j' ai oublié.
-j' ai des livres, si tu veux lire ?
-oui... un autre jour... tiens, demain, fais-moi
penser à t' en demander.
Le mouvement du hamac allait se ralentissant et
mourait. Charles ne pensait pas à parler. Marthe,
couchée dans le hamac les deux bras au-dessus de
sa tête, regardait en l' air. Au bout de cinq
minutes de silence :
-ah ! Un nuage... -fit Marthe...
-pardon, ma pauvre chatte, -dit Charles, -c' est
ma faute... tu t' ennuies...
-moi, je m' ennuie ? Pourquoi veux-tu que je
m' ennuie ?
-parce que tu es seule... qu' il n' y a point de
distraction, que tu n' as personne que moi, une
assez triste société, un malade...
-oh ! Mon dieu, la société, ne dirait-on pas...
voyons ! Tu sais bien comme je suis. Est-ce que
je t' ai jamais tourmenté depuis que je suis mariée
pour aller quelque part, en soirée, au bal, dis ?
Et si tu crois que je croyais aller à un endroit
comme Trouville... je n' ai emporté que deux
chapeaux, ainsi...
-mais je ne dis pas cela, ma chère, pour cela...
p286
seulement, comme c' est un vrai trou, j' ai peur, je
te le pète, que tu ne t' ennuies... et je me fais
des reproches...
-il faut avant tout te soigner, n' est-ce pas ? -
dit Marthe d' un ton assez sec.
Au bout de quelques instants, Charles laissa
échapper :
-un temps affreux, aujourd' hui...
-mais non, mon ami, je ne trouve pas... vous
exagérez...
-vous ne trouvez pas qu' il fait désagréable,
énervant ?
-vous souffrez, voyez-vous, mon ami, ce sont vos
nerfs...
chapitre lx.
De ce jour, Marthe doubla son air d' ennui d' une
contradiction continue, persistante, sans trêve,
irritante surtout par son ton doucereux, par la
patience de son obstination, par son apparente charité,
par son affectation de pardon pour l' état de
maladie de Charles. C' était une contradiction
signée comme une plainte et qui semblait douce
aux opinions de Charles comme une martyre l' est
à la mort ; une contradiction anlique, pour ainsi
dire, à propos de tout, à propos du goût des
eaux de Saint-Sauveur, à propos d' une nuance de
fleur, à propos de la qualité d' une viande, à
propos de la hauteur d' un arbre, à propos de tout
ce qu' ils voyaient, de tout ce qu' ils mangeaient,
de tout ce qu' ils buvaient, à propos de tout ce
qu' ils faisaient, à propos de tout ce qu' ils
pensaient. à la fin, Marthe à bout de ptextes,
en
p287
était venue à des contradictions de grammaire, à
des contestations d' orthographe, et elle tourmentait
Charles de paris et de défis sur les difficultés
des participes ! ... pour un homme malade de la
maladie de Charles, le supplice de cette goutte
d' eau toujours égale était admirablement trouvé.
-Marthe, je vous ai loun piano à Troyes...
vous l' aurez demain dans la matinée... -dit
Charles un soir.
-un piano ? ... mais, mon ami... je m' en passais
très-bien.
-c' est précisément pour que vous ne vous en
passiez pas plus longtemps.
Le dialogue tomba. Puis Marthe reprit :
-nous ne voyons plus le docteur... cependant...
c' était toujours un déjeuner ou un dîner...
-eh bien ! Ma chère, vous voyez qu' il ne venait
pas pour cela, puisqu' il ne vient plus.
-vous pouvez le trouver inressant... mais pour
une femme, vous conviendrez... il ne parlait que
decine... et de choses affreuses...
-un médecin qui parle médecine... vous avez
raison, ma cre, -dit Charles.
Marthe se renfoa dans son fauteuil, et se mit à
faire aller ses doigts entre les deux bras.
-tenez, ma cre, -dit Charles, -vous avez sur
la figure un tel air d' ennui, que... je suis à vos
ordres... quand vous le voudrez, aussitôt que vous
le voudrez, nous partirons pour Paris.
-non, mon ami... nous ne partirons pas. Je ne veux
pas partir. Je resterai ici tout le temps qu' il
faudra... votre santé avant tout, mon ami... c' est
un devoir pour moi... ah ! J' ai oublde vous
dire : j' ai reçu une lettre de ma mère qui me dit
de vous dire bien des choses...
p288
pauvre re ! Nous n' avons jamais été séparés aussi
longtemps...
-vous savez aussi bien que moi que je l' ai laissée
parfaitement libre de venir... il s' est trou que
le voyage n' entrait pas dans ses arrangements...
-c' est qu' elle craignait de... -et Marthe sembla
hésiter.
-ah ! Je vous en prie, j' aime les paroles nettes...
elle craignait quoi ?
-mais de vous gêner, mon ami, tout simplement...
vous prenez tout de suite un ton... je n' ose plus
rien vous dire à psent... vous interprétez le
moindre mot... vous aurez mal dormi cette nuit... tu
ne te vois pas, mon pauvre cher... depuis que tu
es malade, tu as un caractère...
-c' est que je souffre, Marthe. -et Charles, qui se
crut un moment tous les torts, se leva pour aller
chercher son pardon dans un baiser de sa femme.
-ah ! Je sais bien... c' est plus fort que toi...
heureusement, mon cher, je commence à m' y faire...
le mot arrêta Charles, qui reprit un livre. Marthe
fit comme lui.
-devine... -dit Marthe en interrompant sa
lecture au bas d' une page, -devine à quelle heure
nous nous sommes couchés hier ?
-je ne sais pas... à neuf heures ?
-non... à huit heures et demie.
-oh !
-j' ai regardé. -et elle se remit à lire. Un moment
après : -il ne t' a pas ennuyé, ce livre-là ? -
fit-elle en se tournant vers Charles.
-c' est très-beau, -dit Charles.
-ah ! -et elle revint au livre ; puis le
quittant : -quel jour sommes-nous ?
p289
-aujourd' hui ? ... samedi.
-non, le combien ?
-le 14 septembre.
-nous sommes partis de Paris... ça fait juste vingt
et un jours... -et aps un silence, Marthe
reprit d' un air de résignationsespérée : -le
temps passe encore.
Charles mit la main sur le bouton de la porte.
-où allez-vous, mon ami ?
-je vais fumer un cigare dehors.
Chapitre lxi.
Le ménage avait trouvé une distraction : c' était
la Seine. Sur les midi, ils montaient dans un de
ces bateaux plats que les paysages de Jules Dup
montrent sous l' ombre des aunes de la Picardie ;
et les voilà tous les deux, Marthe assise à
l' avant, penchée sur l' eau, avec son grand chapeau
de paille que sa jolie main rabattait sur ses
yeux ; Charles, debout à l' arrière, faisant
effort, se penchant et se relevant sur une longue
perche qui poussait sans secousse la marche
silencieuse du bateau.
Ils passaient, ils glissaient de longues heures
ainsi entre les arbres, dont l' ombre au loin, se
serrant contre la rive, ouvrait à leur regard et à
leur promenade une grande avenue lumineuse où
jouait le ciel bleu. Autour d' eux, les moires de
l' eau, répétées au fond du fleuve, traînaient dans
le courant unseau tremblant de lumière, dont
les mailles de soleil emprisonnaient l' onde, les
herbes et les poissons. à cette heure, la Seine
rayonnait
p290
éblouissante ; l' oeil clignotant, le regard perdu
dans l' incendie rayé par le sillon de la barque,
ne percevaient plus que des éclairs çà et là, les
ricochets de feu le long des troncs de saules et
des estacades, la ligne de feu qui lignait le
bord d' une nacelle, la raie de feu d' un jonc droit
dans l' eau. Ils descendaient, ils remontaient,
effleurant les sables amassés à fleur d' eau dont
les creux gardent une eau dormante et chaude ; ils
passaient sur les roseaux ondulant et toujours saluant
l' eau, découvrant, au milieu des forêts d' herbes
aquatiques, des passages et des sinus mystérieux
l' eau était bleue comme le bleu du linge. Ils
passaient sur les verdures qui semblaient revivre
dans l' eau, et sur les ombres d' arbres humides et
noes, ravivées et fraîchies, interrompues par
l' azur du ciel tom dans la rivière et se
troublant au loin comme une palette brisée. Ils
passaient sur des terrains tigrés d' une mousse
noire ; ils passaient sur de vieux troncs d' arbres,
tout blancs, écors et polis par le courant, sur les
coulées de cristal strié que le fil de l' eau
roulait çà et là dans l' eau morte, sur des bancs de
plantes à demi submergées, qui, après le passage de
la barque, se relevaient et replongeaient dans
l' eau avec des mouvements de cygne. Puis soudain
le lit du fleuve disparaissait à leurs yeux : le ciel
s' étendait sur l' eau rie comme le sable d' une
marée basse, et la barque semblait s' avancer sur
un ciel bleu d' une mer se serait retirée.
-retourne-toi, -disait Charles, et il montrait
à Marthe le chemin parcouru et laissé derrière
eux : -là-bas, tout au bout de la rivière, un
rideau d' arbres baigné de vapeurs ; de chaque
té, rangés ainsi que des coulisses, des arbres
s' avançant et se penchant, des arbres épanouis en
bouquets et pénétrés de lumière sur les bords ;
de ce fond jusqu' au bateau, une nappe d' eau
p291
d' un bleu foncé que rompaient de distance en
distance des rigoles d' argent qui scintillaient et
frétillaient ; puis jusqu' au bateau, le bleu fon
se dégradant en un azur tendre et presquele où
des milliers de lucioles de feu, semblables à des
milliers de piqûres éraillant une glace étae,
tremblaient, sautaient, dansaient et mouraient, ou
s' en allaient à larive, arrêtées un moment
par un jonc qui tremblait au vent...
l' eau chantait. Le murmure frissonnant des arbres
la brise arrachait des feuilles avec un bruit
de pluie, courait sur les deux rives. Au loin, de
chaqueté du lit de la Seine, sur les deux
coteaux roses et comme fleuris de bruyères, la
vendange, avec ses cris et sa joie, pondait
aux murmurantes harmonies du fleuve. Les vignes
riaient. L' horizon bruissait et chantonnait, et,
comme un refrain, l' écho apportait à la barque les
battements sonnant creux des marteaux sur les
futailles vides.
Ils allaient, et le fleuve changeait, et la rive.
Ils toyaient de petites falaises, de petites
rampes à pic, veinées de beau sable jaune, qui
s' allongeaient toutes droites, et d' où pendaient,
mortes, blanchies et desséchées, des herbes
chevelues qui faisaient penser à la barbe limoneuse
des vieux fleuves. Puis venaient des masses de
verdure claires, légères, transparentes, dans
lesquelles le soleil se répandait ou éclatait, et
d' où, à chaque instant, s' élançaient des oiseaux
de lapis-lazuli, des martins-pêcheurs, jetant d' une
rive à l' autre le pont de leur vol aigu. Ils
longeaient encore des haies de rosiers sauvages
fleuris de leurs baies de corail, et emmêlant
leurs branches épineuses ; ou bien d' épaisses
lisières de roseaux dressant leurs sabres
étincelants frôlaient la barque, que suivaient sur
le bord la longue ligne des petits peupliers au
feuillage grêle, doré par l' automne,
p292
les aunes aux feuilles luisantes, les saules qui
s' argentent au vent.
Le fleuve se resserrait ; et sous les saules
enterrés dans les orties et levant leurs grosses
têtes noires à fleur de verdure, une demi-nuit
profonde et mystérieuse étendait sur le bord de
l' eau un tapis d' ombre au delà duquel la gaieté
du jour reprenait tout, le plumineux, l' arbre
doré, le coteau violet de soleil, l' ombre même,
qui n' était plus qu' un brouillard.
-regarde donc... -disait Marthe, et elle
montrait à Charles une entrée de ruisseau noire
et profonde comme la bouche de l' urne pence d' une
naïade. Tout le cadre n' en était que lumre, de
l' arbre qui se baissait sur le ruisselet, à la
petite langue de sable qui essayait de barrer le
filet d' eau charriant des bulles d' air sur son
lit de cailloux.
Mais Marthe a oublié le ruisseau. Tout à fait
pence elle regarde dans l' eau. Son regard est
tout entier à ces milliers de petits poissons,
milliers d' épingles noires, qui se sauvent de tous
tés et se battent contre le courant, la queue
toujours allant. Il suit la feuille du peuplier,
la feuille du saule, qui vont et roulent lentement
entre deux eaux, leur ombre allant devant elles au
fond de l' eau ; ou bien l' araignée d' eau qui
patine au milieu des cercles qui vont toujours
s' élargissant autour d' elle. Fouillant dans les
profondeurs du fleuve, il se perd dans ces vagues
fouillis de branchages et de brindilles ensevelis
dans une trification de boue. Il fixe cette
pierre, ou ce fond de verveux dans lequel
semble se débattre quelque chose pris dans le filet.
Il glisse sur ces longues chevelures toujours
agitées au fil de l' eau ; il s' arrête pensif à ces
amas de feuilles jaunes, ou brunes, ou noires,
qui semblent des années mortes
p293
mises en tas ; il croit voir un petit poisson mort
dans cette feuille blanche...
-gare un choc ! Attention ! ... -crie Charles.
-maladroit ! ... il n' y a pas de mal.
C' est un saule écorché et qui se lève au-dessus de
l' eau, droit et blanc comme un os. Le bateau tourne
et la nappe d' azur recommence, et le soleil
tressaille et remue au milieu comme une colonne
torse de feu.
-viens voir ! ... viens donc voir !
Et tous deux, penchés, regardent, comme des enfants,
la carafe troe par un bout que les gamins
plongent dans l' eau pour prendre les vérons . Une
grande touche de lumière blanche accuse seulement
le verre de la carafe. Le bouchon de pomme de terre
brille d' une lueur paille, et, dans le son qui
s' agite, passent et repassent des fils de
vif-argent : ce sont les prisonniers de cette
prison de cristal...
quand Marthe et Charles relèvent la tête, ils
croient voir l' illumination d' un jardin de harem,
des lampes dans le calice des fleurs : ce sont,
éclatants de soleil, les dahlias jaunes et rouges
jetés des jardins de la ville et qui flottent. Ils
sont déjà en face du gros flier du premier
jardin, penc sur la grosse pierre à laver le
linge ; et voici, devant eux, la ville avec la
tour de son église, le toit de zinc des
cadolles blanc dans la verdure noire des
sapins, les balcons aux barreaux verts qui
avancent sur la Seine, les huches à poissons à
moitié levées hors de l' eau, les barques avec le
reflet qui sautille le long d' elles, ainsi qu' une
corde qui frapperait l' eau.
Le bateau tourne. Ils reviennent. L' ombre monte le
long des arbres. Les verdures reflétées dans
l' eaulissent et se passent. Les bancs de joncs
flottent dans des vapeurs violettes. Les
profondeurs de l' eau verdissent et
p294
prennent des tons sourds. Le long de l' eau, sur
l' eau, plus de lumière franche, plus de gaieté, que
le haut de quelques joncs lointains, la cime de
quelques hauts peupliers encore éclairés, et dont
l' or se mire dans le miroir éteint de la rivière.
Au bas d' une ligne de jeunes peupliers tachant
leurs tiges blanchâtres sur les tons roses qui
montent de la terre, le bateau rase une haie de
jeunes saules poussés sur les troncs coupés, et fait
envoler d' entre leurs basses branches toutes
crottées, des bergeronnettes qui partent deux par
deux, se poursuivent, et, croisant leur vol,
égratignent de leur queue blanche l' eau qui dort.
Le recueillement de la nuit commence. Le murmure
des peupliers et des saules se tait. Les bruits
de l' eau s' assoupissent, tandis qu' au loin, pour
tout bruit, sur la route qu' on ne voit plus,
l' essieu d' une charrette geint. La colline
au-dessus de la ville n' est plus qu' un mur d' un âpre
violet contre lequel montent en petite vapeur
bleue les fumées des maisons. Le ciel est vert
pâle, puis rose, puis il va se dégradant
jusqu' au-dessus de la tête de Marthe et de
Charles, où il est bleu. Et l' ombre jette sur
l' eau un voile plombé le croissant de la lune
laisse tomber une grappe de faucilles d' argent.
Chapitre lxii.
Mais la distraction de la promenade sur l' eau fut
vite usée. C' était toujours la même chose, disait
Marthe ; et elle se remit à s' ennuyer, à
s' enfoncer et à se draper dans son ennui avec la
mise en scène dont son sexe a le secret. Elle eut
des poses fixes, des rêveries absorbées,
p295
des silences, des surdités, de ces surdités
impitoyables et parfaitement jouées, où l' oreille
semble s' éveiller en sursaut à la seconde
pétition d' une interrogation. Elle seclarait
d' ailleurs très-contente, très-heureuse,
très-gaie même, et se refusait absolument à
quitter Saint-Sauveur avant la fin du traitement
de Charles.
Charles allait mieux. Il y avait deux jours qu' il
avait recommencé à travailler un peu, quand,
entrant dans la journée chez Marthe, il la trouva
en peignoir.
-vous ne sortez donc pas aujourd' hui, Marthe ?
Vos promenades vous faisaient du bien pourtant...
cela vous donnait de l' appétit, et vous reveniez
rose comme...
-non... il fait vilain.
-vilain, aujourd' hui ? Avec ce soleil-là ? -et
comme Marthe ne regardait pas et semblait ne pas
entendre, Charles fit : -Marthe !
-pardon, mon ami... vous disiez ? ...
-je dis qu' il fait beau.
-c' est que, voyez-vous, je suis triste
aujourd' hui... triste...
-qu' avez-vous ?
-oh ! Il y a des morts ! ... cette jeune anglaise
qui venait aux eaux... tu sais... morte !
-mais, ma cre, je ne vois pas...
-il paraît qu' elle a souffert ! ... une agonie
affreuse... je n' ai pas eu le courage de sortir,
vous comprenez ? ... et puis, je vous trouvais si
mauvaise mine hier au soir... je n' ai pas voulu
vous laisser...
-allons ! Je n' en suis pas...
-non, voyez-vous... on ne peut rien vous dire ! Je
ne sais pas vous allez chercher vraiment...
mais Charles était parti.
p296
Chapitre lxiii.
" Saint-Sauveur, 30 septembre.
" qu' est-ce que ta pièce ? M' écrivez-vous, mon cher
Chavannes. Vous avez vu dans les journaux qu' on
en parle pour la rentrée, et vous me demandez :
est-ce une comédie de moeurs, un drame de coeur,
une conversation dans deux fauteuils ? cela se
passe-t-il ? Dans quel cor ? Les personnages
sont-ils bardés de fer ou de drap noir ? Est-ce
Athènes, ta pce, ou bien Paris ? Et vous me
grondez d' être si peu bavard là-dessus avec vous.
Ah ! Mon ami, il s' agit bien de ma pièce ! Je
ne sais plus ce qu' elle est, je ne sais pas elle
en est... et qu' il en advienne ce qu' il voudra !
Et cependant je croyais, oui, j' avais trouun
bon tremplin. Dans un temps où le théâtre n' est
plus qu' un daguerréotype plus ou moins réussi,
remonter au vrai théâtre, au théâtre d' imagination,
d' invraisemblance, à la poésie, à cette chose qui
rit, se balance et chante au-dessus desalités,
mettre la scène entre le ciel et la terre, -
c' était une idée, mon idée, ma pièce. Vous le
savez, j' ai fait de l' observation comme les autres,
mais à froid, sans être pris, et comme j' aurais
suivi une mode. Mon esprit a d' autres amours,
tout ce que blâment les professeurs de logique, les
contes de la fantaisie, les hasards et les
aventures de la pensée un pied sur la vie, mais un
pied qui vole à la façon du mercure de Jean De
Bologne, -et mon tremplin, mon ami, était le
pays du mercurerien. Comprenez-vous un plus
beau cadre pour une oeuvre qui veut faire
l' impossible vraisemblable, une
p297
meilleure patrie d' un monde imaginaire et vivant,
que cette Italie moderne, ce coin de terre où
s' est réfugié le roman ? L' Italie du xixe siècle,
ah ! Mon cher... des danseuses qui font avec leurs
pointes de l' opposition à la politique régnante ; -
des couples d' amoureux qui, aps dix ans d' amour,
se retirent à la campagne pour être plus à
eux-mêmes ; -des conseils de ministres pour
décider si l' héritier présomptif doit faire gras un
vendredi chez l' ambassadeur d' Angleterre ; -des
brigands qui prennent une salle de spectacle
pleine, et vendent leurs charges ; -des princesses
d' un million de rentes qui supplient à genoux un
ténor de les épouser ; -les derniers collants
abricot aux jambes des barytons ; -un carnaval
qui est une institution sociale ; -des
stenterello qui cachent la liberté de la presse
sous la souquenille de paillasse ; -des
imratrices tomes d' un royaume à une
préfecture ; -des rois retirés ; -des rentiers de
cinq mille livres de rentes qui ont équipage sans
faire de dettes ; -des sociétés de secours
très-sérieuses pour les femmes en ril de leur
honneur ; -des portes de bronze qui s' écroulent
sur les reins des princes grecs amoureux ; -des
femmes blondes qui semblent descendues des tableaux
de Benozzo Gozzoli ; -l' esrance et la
loterie en permanence... on ferait un volume de
litanies pareilles, et j' en avais fait ma pièce :
l' ut enchan ...
" mais une pièce, ma pièce, qu' est-ce que c' est auprès
de ma vie, auprès de mon bonheur ! ... ah ! Tenez,
mon ami, laissons cela. Je suis malheureux, bien
malheureux, plus malheureux peut-être qu' un
autre ; car, chez moi, il n' y a ni colère, ni
dépit, ni me irritation. Je ne suis plus un
mari, je suis un public : je juge. J' analyse ma
femme froidement, aussi froidement que la femme
d' un autre. Je la regarde, je la vois comme si
p298
j' avais devant les yeux la coupe morale de son
être. Ma femme n' a pas de coeur, pas un brin...
très-bien, mon dieu ! Le coeur dans la vie n' est
pas d' un usage si journalier... ce n' est pas,
absolument parlant, un meuble de ménage. On vit
très-parfaitement avec des gens sans coeur ; j' en
connais de charmants dont l' intimité est
très-agréable. Je croyais que c' était un sens de la
femme : il n' y en a pas de trace dans la mienne,
voilà tout ; et ce serait peu de chose... mais ma
femme est bête, mon cher ami. Encore si c' était
cette franche tise sans prétention de la femme
inférieure, cette bonne bêtise naturelle à
laquelle tant de gens d' intelligence ont accouplé
leur vie... hélas ! Non, ce n' est pas cela : c' est
une bêtise contente d' elle-même, une bêtise
coquette, maniérée, qui se travaille et fait des
grâces, que vous dire ? Une bêtise endimanchée.
Son esprit est un rendez-vous de banalités, de
penes communes et publiques, de superstitions
bourgeoises, d' ies qu' on pourrait dire
surmoulées, de pjugés épidémiques, cette terrible
sottise enfin, la plus impatientante de toutes, la
sottise éduquée et façonnée, l' ignorance acquise.
Par exemple, elle ne croira pas que Louis Xviii
a demandé la tête des chevaux café-au-lait du sacre
de Napoléon, avant de revenir en France, ni que
tous les chiffonniers meurent avec cinquante mille
francs en or dans leur paillasse, ni qu' une
cote annonce la fin du monde ; elle ne croira
pas aux tireurs de cartes ; mais elle croira aux
journaux, elle croira à ce qui est imprimé ; elle
croira au génie d' un homme qui fait des annonces,
à l' esprit d' un autre qui a des amis ; elle croira
qu' il n' y a que les gens riches pour avoir du
goût et de belles choses ; elle croira que sous
Louis Xv les officiers français n' étaient pas
braves ; que Louis-Philippe a fait passer des
millions en Arique ; que jamais on n' a fait
aussi bien les meubles de
p299
Boule que maintenant... elle aura des adjectifs
qu' elle mettra à tout, des épithètes toutes faites,
comme la sauce brune et la sauce blanche des
restaurants, et dont elle usera à satiété. Avec
cela, un air insolent de tout comprendre, sous
lequel on sent qu' il n' y a rien, rien que ce qu' il
y a dans une tête de linotte ; et si vous la
poussez un peu, aussitôt des susceptibilités, une
femme armée et en fense qui craint toujours une
allusion ou une leçon dans votre parole ; des
entêtements d' amour-propre froids, mais ulcérés,
qui s' opiniâtrent à mesure que vous lui démontrez
qu' une chose n' est pas, ou n' est pas comme elle
croit qu' elle est. Et vous avez beau mettre à
cela toutes les mitaines possibles, lui dire qu' elle
a tort en lui demandant mille pardons d' avoir
raison, prendre un langage de courtisan qui ménage
sa vanité jusqu' à la caresser... rien n' y fait, et
c' est toujours la même sne : un ton pincé, une
petite voix sèche : -c' est bien ; je n' ai pas
votre intelligence... -puis une plaidoirie de
mauvaise foi dans le faux, àté de la question ;
et, si vous répondez, une pose opprimée, le
silence de la femme auquel la femme sait si bien
faire dire : vous êtes un monstre ! ... un monstre,
car vous avez voulu l' humilier, non point
l' éclairer, la conseiller, la faire revenir d' une
erreur, -elle ne l' admet point, -mais vous donner
le plaisir de lui faire une honte.
" vous savez, mon ami, l' horreur qu' a tout homme,
plantés, pour les sentiments serinés et les phrases
stéréotypées. Eh bien, ma femme dira, que sais-je ?
Elle dira d' un mauvais vaudeville : il y a du
coeur et de la jeunesse dans cette oeuvre... ;
d' un tableau : cela a du style... elle aura ces
mots, ces phrases de fabrique qui traînent dans
le feuilleton, le livre, la pièce. Et pensez que,
s' il
p300
y a des gens blasés là-dessus, c' est nous qui
écrivons ! à la longue, c' est une chanterelle qui
exaspère. Je n' ai pu m' empêcher de lui dire un jour,
j' étais à bout de patience : tu as lu cela...
comprenez-vous, mon ami ? Des redites, rien que des
redites, un le, rien qui soit d' elle, rien qui
soit l' individualité de son coeur et de son
intelligence ! Peut-être me traiterez-vous de
lunatique ; vous me direz que je creuse mon supplice
et que je m' y enfonce. Que voulez-vous ? Je suis
ainsi fait, et j' aimerais mieux cent fois que ce
tirage udes façons de dire et des façons de
penser qui circulent, la langue d' une grosse
paysanne, une pensée à la gce de Dieu, crue et
brute, mais sincère et personnelle.
" mais non, mon ami, je n' invente rien ; je n' exagère
rien. Je ne suis point un malade qui se ce des
visions et des tourments. Le fond de ma femme est
tel que je vous le dis. Vous lui voyez des
grimaces, des mines, des codies de délicatesse, des
prétentions à être difficile, dégtée : elle ne
sentira ni un poisson qui n' est plus de la
premre fraîcheur, ni un oeuf qui n' a plus son lait,
ni du beurre qui a trois jours : c' est un rien
cela, et c' est toute ma femme. Elle vous semblera
dans le nuage, perdue dans un rêve bleu ; mais moi,
je sais où elle est, et dans quel problème de
prose elle est plongée : elle pense à rogner de
cinquante centimes l' anse du panier de la
cuisinière, ou à casser sa tirelire pour s' acheter
un chiffon que n' a pas une de ses amies... on
ne lui plaira pas par une belle âme montrée sur
une bonne et loyale figure, pas même par une
reconnaissance à voix haute de sa beau, mais par
une petite cour humble, mieux qu' une cour, des
courbettes, l' adulation misérable d' un portier
qui ferait la cour à une duchesse. Ma femme est une
de ces natures de femme qui ne se trouvent à
l' aise qu' avec des inférieurs. Elle a
p301
des apitoiements, des larmes presque, pour les
douleurs imaginaires du théâtre, les suicides
racontés dans les faits divers, les paquebots qui
éclatent sur les lacs d' Amérique ; mais pour ce
qui l' entoure, pour les gens de chair et d' os
associés à sa vie, elle a des duretés, des
cheresses, des inflexibilités que je ne peux
dire, des commandements terribles qui font tomber
les assiettes des mains des domestiques ; chez
elle, nul souci de leur souffrance, nulle part
faite à leur humanité ; aps uneprimande, rien
qui sente l' âme tendre de la femme, jamais cette
parole, ce pardon avec lequel elle rattache ce
qu' elle a délié... une occupation d' elle-même
continue et que rien ne peut distraire ; et en
me temps un ennui qui a besoin du stimulant d' une
gaieté ou plutôt d' une bouffonnerie dont elle
s' amuse comme d' un joujou bruyant ; un esprit
qu' allèchent la grossièreté et la cruauté d' une
plaisanterie, qui rira du ridicule des difformités
ou du comique d' une grande douleur... et toujours
dans le faux, remarquez cela, mon ami ! Vous
parle-t-elle, vous encourage-t-elle, vous
caresse-t-elle, vous console-t-elle ? C' est
toujours dans une note fausse, aussi fausse que ce
piano d' un de mes amis, si incurablement faux,
qu' il a fini par y mettre des poissons rouges...
et puis, pas une foi, pas une croyance dans
tant de crédulités ! Je ne suis pas Mahomet : je
ne lui demande pas de croire à moi ; mais son art
au moins... son art, mon ami ! Elle l' exerce comme
une jolie femme, rien de plus. La musique ? Elle
joue du piano, -et c' est tout. Rien qui la
remue, qui la touche, qui l' émeuve, qui
l' attendrisse, qui sarme seulement son caractère.
La voici ici, à la campagne ; elle voit cela comme
elle verrait un musée de paysages : elle regarde
comme on ille. Vous savez pourtant, mon ami, que je
ne suis pas bien exigeant sur cet article-là ; je
ne professe pas un
p302
bien grand enthousiasme pour la nature ; mais, que
diable ! Elle est femme, elle !
" elle est là à côté de moi. Je la vois d' ici, par la
porte entr' ouverte, dans le salon, assise, avec
un livre, devant la glace, à chaque page regardant
dans la glace, étouffant à demi un bâillement,
revenant au livre... c' est bien cette même femme,
ce sont bien ces mêmes yeux bleus si doux, cette
bouche si petite, cette figure d' enfant ; je vais
rentrer dans le salon : ce front sera de marbre,
cette bouche se fermera, ces yeux deviendront
inflexibles, toute sa figure ne sera plus qu' un
nuage, sa physionomie, un silence et une menace ;
elle s' enveloppera des pieds à la tête d' une
froideur pire que la colère, d' un ressentiment sourd,
d' un certain petit désespoir ennuyé, et par-dessus
tout d' un air si malheureux, qu' il n' y a statue,
peinture ou phrase au monde qui pourraient en
donner l' idée ! Les femmes, qui n' ont pas, comme
l' homme, la vie, les ambitions, la carrière, les
batailles du dehors pour rayonner et seployer,
toutes les femmes ont besoin, je le sais, d' une
certaine issue, d' une certaine dépense de leur
activité bataillante et nerveuse. C' est ce qui
explique et excuse l' âpre plaisir qu' elles prennent
aux souffrances de celui qu' elles aiment, à
leurs souffrances propres, aux larmes mes dont
elles sortent renouvelées et rendues à leurs bons
instincts, à la santé de leur coeur. Mais celle-ci,
mon cher ami, passe son sexe en cela. Elle a du
génie, véritablement du génie, pour imaginer,
engager, et pousser à fond ces terribles duels
d' intérieur où l' on se bat avec des épingles
empoisones. Elle a surtout après la lutte ces
silences dont je vous parlais, silences, non de la
bouche seulement, mais du regard et de tout le
corps, ces résignations de victime... non : il
faudrait une patience qui n' est pas de l' homme
pour y tenir ! Le sang finit par
p303
vous bouillonner, il faut sortir, se sauver... je
suis chez moi. Je ne l' ai plus. Elle vient, sous
un ptexte. Je l' ai entendue venir, à son pas, à
un bruit de pleurs étouffés. Elle tourne autour de
moi. Ce sera quelque chose qu' elle a laissé dans ma
chambre et qu' elle cherche longuement en fouillant,
en furetant, avec des mouvements désolés dont chacun est
unmissement et un reproche... à la fin, lassé,
vaincu par cette lente torture, il m' échappera
un : " mon dieu, qu' avez-vous ? " qu' elle guettait
à la roe sur mesvres, qu' elle attendait pour
pondre un : " je n' ai rien... " , un de ces mots
dont rien ne peut donner la note, et que ma femme
sait dire comme une femme... oh ! Ce : " je n' ai
rien ! ... "
" le plus triste est que ma tête en souffre. Je ne
puis rien faire de bon. Je crois que mon cerveau
se range... et que sera l' avenir ? Il ne me reste
plus la moindre illusion. Elle ne m' aime plus.
M' a-t-elle jamais aimé seulement ? Au commencement,
ç' a été tout simplement le contentement d' être
affranchie de sa mère, la reconnaissance d' une vie
large et heureuse, d' une très-humble adoration
de sa beauté. Elle n' en aime pas un autre...
au reste, mon ami, maintenant... pour moi,
l' adultère existe du jour la femme ne vous aime
plus. Aimera-t-elle ? Je n' en sais rien. Il lui
faudrait trouver un brave garçon à ses ordres, à
l' heure de ses caprices, qu' elle ferait tourner
comme un moulin à vent, et qui passerait sa vie à
lui chanter la romance à madame, les deux genoux
sur le coussin de Chérubin. Aps cela, elle a la
vanité d' être une femme honnête dans son monde, une
vertu montrée aux lorgnettes... peu m' importe !
Oh ! C' est bien fini... il y a trois ou quatre
jours, il y avait dans notre nage une espèce
d' embellie ; nous étions à caresser l' enfant de la
fermière d' ici, qui nous apporte
p304
des oeufs et des poulets, et pendant qu' il jouait
sur nos genoux je pensais à un livre à faire :
l' enfant ! -un beau livre qui peindrait la
naissance de l' âme dans l' enfant, le premier jour
de son intelligence, la formation de la conscience,
un livre appu sur une observation minutieuse,
détaillée, haute et poétique, jour à jour et
type à type, de l' homme qui s' éveille et commence...
ma femme, la pauvre chère âme, se trompa à mes
caresses et à mes pensées ; des enfants, je n' en
veux plus maintenant ! -" mais, Charles, me
dit-elle, il nous faudrait une nourrice..., et nous
ne pourrions pas garder la femme de chambre... "
" oui, il ne me reste que le travail, et je
travaille mal. Enfin, grâce à monville, je vais
avoir ma pce à la rente. Cela me sortira
peut-être de moi-même. Vous savez ce que je vous
ai demandé. Vous ne me refuserez pas. Il serait
bien dur de n' avoir pas ce soir-là quelqu' un qui
m' aime depuis mon enfance pour enterrer la pièce
ou embrasser l' auteur.
" Charles Demailly. "
quand Charles eut plié cette lettre, quand il
fléchit à ce qu' il confiait à un autre, il eut
quelque chose du remords d' un homme qui livre une
femme ; et, la laissant sans la cacheter, il entra
dans le petit salon. Marthe était allée se jeter
sur le hamac, dans l' allée. Charles en approchant
d' elle lui vit ce regard qu' il avait tant aimé,
ce regard qui allongeait dans son oeil rapetis
une flamme tendre et un sourire mourant, -ce
regard à elle ! Et troublé, puisant à ce regard les
souvenirs et les oublis, il y fondait
délicieusement le sien, quand Marthe lui dit : -
tu crois que ce n' est que pour toi, ces
yeux-là ? ... tiens ! Je les fais aussi bien à ces
petits cailloux qui sont là...
p305
chapitre lxiv.
Il arriva à quelques jours de que la ville de
Troyes inaugura la statue d' un de ses grands
hommes : le sculpteur Girardon. L' inauguration
fut, comme il arrive, l' occasion d' une fête, le
prétexte de courses de chevaux, d' un concert, d' un
bal, d' un banquet, d' une exposition de tableaux,
d' une étude biographique sur Girardon avec
portrait et fac-simile , et de trois discours
Troyes fut appelée alma parens pour avoir
donné le jour au pape Urbain Iv, à Juvénal des
Ursins, à Passerat, aux deux Pithou, à
Grosley, à Mathieu Mo et à Mignard. Troyes
profita aussi de cette inauguration pour montrer
" à la capitale " ses églises, son clocher de
saint-Pierre, ses musés, ses maisons de bois, ses
charcutiers, sa promenade du Mail : Paris fut
invité par affiches, et la presse parisienne par
lettres.
Charles se décida à mener Marthe à ces fêtes.
Marthe se fit prier, puis accepta. Arrivés à
Troyes, comme ils tournaient une rue pour gagner
la place Girardon, ils tombèrent sur une bande qui,
le nez en l' air, explorait la ville avec les
étonnements et les exclamations de navigateurs qui
découvrent un nouveau morceau de la carte du
monde : c' était le scandale en quatre
personnes, Montbaillard, Mollandeux, Couturat et
Nachette, " qui avaient cru devoir, selon le mot
crié dans les rues par Montbaillard, pondre à
la gracieuse invitation de la Champagne " . Les
ressentiments sont oubliés, ils tombent entre des
parisiens qui se retrouvent à autant de
kilomètres de Paris. Ainsi les voyageurs, les
exilés, embrassent la patrie dans le compatriote
qu' ils rencontrent.
p306
Peut-être passé la barrière n' y a-t-il plus
d' ennemis littéraires. Nachette tendit la main
à Charles, qui la serra franchement et sans
rancune. Montbaillard entonna un choeur, et
Couturat présenta Mollandeux à un monsieur qui
passait comme un petit-fils de Girardon. On rit,
on causa ; Marthe était gaie, Charles s' amusait ;
Montbaillard étourdissait Troyes, Couturat
voulait tirer des feux d' artifice, Mollandeux
saluait les sapeurs-pompiers. On marcha, on se
promena, on mangea, on but, on passa toute la
joure ensemble. On fit le tour de la statue,
du maire et du Mail. Comme Charles allait
partir : -nous irons vous voir, -lui dirent les
dacteurs du scandale .
-oui, -dit Montbaillard : -où demeurez-vous ?
Sous les bambous ?
-à Saint-Sauveur.
-ça me va... j' ai justement une affaire à
emmancher avec le directeur des eaux...
-eh bien, -dit Charles, -venez donc déjeuner
chez moi. Après jeuner, vous irez à vos affaires,
et vous reviendrezner... est-ce arrangé ?
-au fait, c' est une idée, -dit Montbaillard, -
hein ? Vous autres ? Oui ? ... eh bien ! Oui.
On prit jour, et l' on se quitta avec la cordialité
d' amis de collége qui ne s' empruntent pas
d' argent.
Trois jours aps, sur les neuf heures du matin, la
bande arrivait au château. Montbaillard en
manches de chemise, son paletot sur le bras, et
son chapeau en l' air au bout de sa canne, ouvrait
la marche en chantant d' une voix de tonnerre
enro :
et l' on verra le bourgeois éclairé,
donner sa fille au forçat libé !
Au forçat... au forçat libé !
p307
Il était suivi de Nachette et de Couturat. Puis
venait Mollandeux en traînard, et s' attardant à
cueillir des lézards sur les murs.
-personne ! -fit Montbaillard. -sonnons du
cor... y êtes-vous ? Et ferme, en choeur, mes
enfants...
donner sa fille...
une ! ... deux !
Donner sa fille au forçat libé !
Au forçat...
-... libéré ! -cria Charles en ouvrant la
porte. -vous vous êtes donc levés au petit jour...
à huit heures ? C' est qu' on se lève après le
soleil ici... vous devez avoir faim ?
Mollandeux disparut.
-bigre ! -dit Montbaillard en entrant dans le
salon, -vous avez un fort bel appartement, et
élevé... c' est comme si on entrait dans un livre
de M Cousin !
Marthe descendit. Elle s' excusa auprès de ses
hôtes d' être une maîtresse de maison si peu
matinale, et demanda la permission d' aller voir à la
cuisine où le jeuner en était. Mais à ce moment
Mollandeux reparut, et ce fut un immense éclat
de rire : il s' était fait un bonnet de coton d' une
serviette ; un tablier d' une autre serviette ; on
eût dit ce gibelottier qu' Isabey a posur
la porte de la fameuse chanson de l' écu de France.
-voici la situation, -dit-il gravement. -la
cuisinière a le physique d' une femme inexacte...
elle regarde le déjeuner comme une question
d' avenir... madame, donnez-leur des serviettes à
tous ! Rappelons-nous, messieurs, cette parole
encourageante du maître : " on
p308
devient cuisinier... " et que les hommes de bonne
volonté me suivent !
-tous ! Tous ! -cria la bande avec l' ensemble et
l' intonation d' un public des boulevards qui
rappelle les acteurs après un drame.
Au bout de cinq minutes, tous marmitonnaient à
l' envi. Au milieu de sa cuisine envahie, la
cuisinière avait pris le parti de rire. Mollandeux
plumait très-proprement des perdreaux. Nachette
allumait le fourneau. Couturat avait l' intention
de faire une sauce d' ordre composite. Montbaillard,
sa montre à la main, tâtait le pouls à des oeufs
frais dont il avait pris la cuisson sous sa
responsabilité. Charles lui-même paraissait
s' occuper à quelque chose : il regardait une
poêle.
-allons donc ! Mon cher, -lui disait Couturat, -
c' est honteux... manque quelque chose au moins !
-chut ! -répondit Charles d' un air recueilli, -
je vais peut-être faire une omelette !
-eh bien ! Et moi ? -fit Marthe-qui avait
relela jupe de sa robe avec des épingles, -
est-ce que vous croyez que je vais rester à vous
regarder ?
-ah ! C' est vrai, -dit Montbaillard, -il faut que
la dame travaille.
-il faut que la dame travaille, -répéta
Mollandeux en soufflant sur la poitrine plumée
de son troisième perdreau. -elle pèlera les pêches
pour les beignets. J' ai dit.
-ah ! Oui, -fit Marthe en tirant de sa poche un
petit couteau à lame d' argent.
En pit des cuisiniers, on finit parjeuner. Le
déjeuner fut très-gai. L' entrain de la matinée s' y
épanouit. Il fut plein de mots, de saillies et de
rires.
-mes enfants, -dit Montbaillard au dessert, -je
vous apprendrai que le scandale va comme papa
et maman...
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nous avons fait ce mois-ci un argent fou...
c' est-à-dire que si ça continue, je vais louer
l' oon pour y mettre mes bureaux d' abonnement ! On
y jouera la recette, pièce à tiroirs, tous les
soirs ! ... voilà le scandale calé, à présent...
et ils peuvent en faire des journaux ! ... Brindu
en fait un, le petit Camille aussi... moi, je ne
demande pas mieux qu' ils gagnent tous de l' argent...
qu' est-ce que ça me fait ? En attendant, nous
avons été obligés de faire cette fois-ci deux
tirages du numéro... et puis, s' ils m' emtent,
savez-vous ce que je fais ? Je parais deux fois par
semaine... et nous verrons bien. Au fait, est-ce
que vous revenez ici l' an prochain, Demailly ?
-j' esre bien que non, -dit Charles, -j' irai
bien, l' an prochain.
-c' est que j' aurais été votre voisin... ah ! Mon
dieu, oui... ce n' est pas fait, mais je suis en
marc... un petit pavillon à deux lieues d' ici...
il m' a plu, ce bazar. J' ai assez longtemps regardé
rir des abonnés... j' ai une envie de campagne...
tous les goûts sont dans la nature... et puis la
propriété, c' est le sol ! ... j' apprivoiserai
quelque chose... je suis capable de devenir maire,
on ne sait pas... tu as vu la maison, toi,
Mollandeux, et le jardin, c' est gentil, hein ? -
dit Montbaillard pour enfoncer un aiguillon dans
les ambitions sectes de Mollandeux. -de quoi
s' asseoir, mes enfants ! Cinq arpents ! ... la
campagne ! ça me fera vivre huit jours de plus,
vous verrez ; et si un jour, un gaillard de la force
de Nachette ou de Couturat trouve des fonds, je
lâche toute la boutique du journal, je me lave les
mains, et je me marie, pour faire un cent de piquet
aprèsner !
-si nous prenions le café dehors, -dit Marthe, -
dans l' allée des marronniers ?
-ah ! Madame, -dit Mollandeux, -voilà une idée
dont on baiserait les mains !
p310
-qu' est-ce qu' on fait ? -dit Charles. -
voulez-vous que je vous mène aux eaux ?
-moi, -dit Montbaillard, -certainement. Il y a
une affaire... est-ce qu' elles existent, d' abord,
les eaux ?
-parole d' honneur ! -dit Charles.
-et qu' est-ce qui les fait ? Le médecin ? Je suis
r que ce farceur-là met des clous dans une
fontaine... c' est comme Vichy, où on met des
pastilles de Vichy dans des sources, tout
bonnement... qu' est-ce qui vient ?
-oh ! Il fait trop chaud, -dit Marthe. -moi, je
reste.
-il ne me semble pas d' extrêmement bonne
compagnie d' abandonner madame... et je vous
abandonne, -dit Mollandeux.
Charles, Montbaillard, Nachette et Couturat ne
revinrent que pour le dîner. De l' établissement
des eaux, ils avaient été faire une grande promenade
sur la Seine. On dîna. Le dîner fut moins gai que
le déjeuner. On parla moins, on but plus, et l' on
finit par tourner à la tendresse.
En sortant de table, Nachette prit Charles sous le
bras, l' entraîna dans le parc, et, avec une
effusion de mots, de gestes et de coeur qui toucha
Charles, lui dit le regret de l' avoir attaq.
-mais que veux-tu ? -reprit-il, -j' ai une vie
d' enfer... tu n' as pas l' idée de ce que j' ai à
souffrir matériellement et tous les jours... on me
jette au nez que je gagne quelques sous... je loge
au cinquième, je dîne à quarante sous, je fume des
cigares à un sou... qu' est-ce que tu veux que je
fasse ? Il faut que j' aille aux premres, et que
je sois propre... je ne peux pas toujours être
crotté... c' est le tailleur, les voitures... des
dépenses nécessaires dans ma position... il faut
que je paye un dîner pour ne pas manquer une
affaire... et
p311
tout file ! Ma copie... elle m' a servi à faire des
dettes, ma copie, et voilà tout. Je comptais sur une
pièce qui me rapporterait une trentaine de mille
francs... il ne faut qu' un hasard, qu' un succès...
ma pièce ? Elle dort, mon cher... elle a traî
partout... aucun directeur n' a voulu risquer de me
jouer... il y a des choses qui vous prennent à
la gorge... et que tu ne sais pas, toi. Entre en
littérature avec dix mille francs de dettes, et tu
verras ! ... les petits que ça fera ! Et comme ça
repousse ! ... j' ai cru en sortir dix fois : on
n' en sort pas ! ... je les ai arrosés, je les ai
payés, je les dois toujours ! ... les arrangements,
les renouvellements, est-ce que je sais ! Tout le
diable et son train... qui vous pompent, qui vous
sucent... et votre dette qui marche ! ... et puis
demain, quoi ? Demain, ça sera comme aujourd' hui.
Rien ne peut me sauver, mon cher, que des choses
impossibles... on n' en fera pas exprès pour moi,
n' est-ce pas ? ... Montbaillard ne veut plus me faire
d' avances... tiens ! Charles, j' ai l' idée que ça
n' ira pas longtemps ainsi. Et comme je crois te
faire mes adieux, je te fais mes excuses...
il y avait un accent si vrai, une douleur si âpre,
quelque chose de si étouffé et de si nav dans
cette voix, que Charles fut apitoyé.
-voyons, mon cher, -dit-il à Nachette, -que
diable ! Des dettes ! Des dettes ! Ce n' est que de
l' argent... il ne faut pas que tu t' en ailles comme
cela. Rien ne te rappelle à Paris... change un
peu d' air. Reste ici quelques jours. Nous
chercherons ensemble quelque chose... voyons, reste...
Nachette fit quelques difficultés.
-Nachette, mon fils ! -cria Montbaillard, -
qu' est-ce que tu fais ? Viens-tu ? Nous avons une
bonne heure de marche.
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-il reste avec nous quelques jours... il vous
enverra sa copie d' ici, -dit Charles.
On reconduisit les parisiens jusqu' au bout du parc.
-bah ! -dit Couturat qui se rapprocha de
Nachette, -tu veux donc ? ... ce pauvre Charles ! ...
mais tu sais, je te préviens, tu n' as pas de
chances : on t' appelle le vilain singe ...
-je le sais. Mollandeux a déjà eu la bonté de me
le dire.
-pourquoi restes-tu, alors ?
-pourquoi ? -reprit Nachette.
Et il ne répondit pas.
Chapitre lxv.
Nachette resta huit jours à Saint-Sauveur. Il fut
charmant pendant tout ce temps. On eût dit que
cette hospitalité, comme une bonne fée, l' avait
dépouillé de cette rudesse et de cette brutalité de
formes qui lui avaient d' abord valu l' hostilité
de Marthe. Il ne montra ni une susceptibilité, ni
un nuage d' humeur. Il fut enfant, il fut bon
enfant, plein de folies, et toujours en train de
faire rire le nage. Il n' était occuqu' à
distraire Charles de son mal, et Marthe de la
campagne. Il les faisait veiller le soir, il les
veillait le matin ; il les forçait à se promener,
à visiter les environs ; il montait de grandes
courses qu' il égayait tout le long du chemin. Mais
c' était aux eaux qu' il se surpassait : un comique
eût envles grimaces avec lesquelles il en
avalait un verre, et l' ont défrayé trois
pochades de carnaval avec les charges qu' il faisait
à l' homme préposé à la distribution des verres d' eau
de la source. Il ne l' appelait que " mon
p313
neveu, " et lui racontait l' affaire Fualdès,
langée avec le chapeau de paille d' Italie ,
ce qui compliquait et embrouillait encore un peu
le rôle de Madame Manson.
Bref, Nachette amusa Marthe, il désarma Charles,
et, dans la bonne poignée de main qu' il reçut d' eux
quand il partit, Nachette emporta le droit de les
revoir à Paris.
Nachette parti, la campagne sembla à Marthe vide
de bruit, de mouvement et de vie, comme une
maison que vient de quitter un collégien, et
Marthe retomba plus profondément dans l' ennui.
Elle prit en horreur toute activité, elle se
refusa à toute promenade, et, se disant malade,
tout en refusant de voir le médecin, elle passa
ses journées couchée sur le divan, nerangeant le
sommeil de son corps et de son âme que pour écrire
des lettres de quatre pages à sa mère. Et il
fallait des batailles et des luttes vives pour que
Charles parvînt à la cider à aller faire un tour
dans le joli jardin des eaux.
Chapitre lxvi.
Montbaillard avait abon le salon des eaux au
scandale . Voyant Marthe rire en lisant le
nuro qui venait d' arriver, Charles le prit et
lut :
une ingénue en puissance d' un vropathe
histoire d' aujourd' hui
i.
Il n' y a plus qu' un grand turc en Europe : c' est le
public.
p314
Il n' y a plus que le public qui ait unrail.
Le rail du public est un sérail idéal, je me te
de le dire ; mais quel sérail, que ce sérail
idéal ! -toutes les femmes de Corneille, de
Molière, de Racine, de Shakspeare, de Victor
Hugo, d' Alfred De Musset, de M Scribe et de
M Siraudin ! Celles-ci qui viennent de la
Circassie de la tragédie, celles-là arraces toutes
jeunes au sein de la comédie ; des femmes en prose
et des femmes en vers ; des brunes, des blondes, -
et tous les talents d' agrément qu' on peut
désirer ! Il y a des danseuses de corde et des
saltatrices gaditanes ! Il y a desclamatrices,
il y a des grandes coquettes ! Il y en a qui
arrachent les larmes, -sans douleur ! Et d' autres
à qui M Samson a appris le grand art de sourire
naturellement ! Et d' autres qui pincent le
couplet cascaret ! Et d' autres qui semblent ouvrir
une cage quand elles ouvrent la bouche, et lâcher
des rossignols dans le lustre ! Il y a des jolies
femmes ! Mais ce n' est encore rien ; il y a même
des ingénues !
Quand une des sultanes du grand turc lui était
infidèle, le grand turc la priait de se coudre dans
un sac et de se jeter dans le Bosphore : le grand
turc se vengeait lui-même.
Quand une des favorites du public le trompe devant
m le maire, quand une actrice se marie, -c' est
Dieu qui nous venge !
p315
Ii.
La scène représente une salle à manger d' un château
Louis Xiii, -comme dans les romans de George
Sand. -un jeune homme et une jeune femme sont à
table. La jeune femme semble une charmante jeune
fille. Le jeune homme a la face cyanoe , de
fortes pattes d' oie, deux grands plis aux coins de la
bouche. -la jeune femme se verse de l' eau, et ne
remet pas le bouchon sur la carafe.
Le Jeune Homme. -Rosalba ! Le bouchon !
La Jeune Femme, doucement. -quoi, mon ami ?
Le Jeune Homme. -le bouchon !
La Jeune Femme, doucement. -ah ! Le bouchon... ne
vous irritez pas... le voilà, mon ami. (elle le
remet.)
un silence. -jeu des mâchoires du jeune homme. -la
jeune femme se reverse de l' eau et oublie de
remettre le bouchon.
Le Jeune Homme. -le bouchon, Rosalba ! Les
bouchons sont faits pour boucher les carafes !
La Jeune Femme, doucement. -oh ! Que je suis
étourdie... j' avais oublié...
Le Jeune Homme, exaspéré. -le bouchon ! ... le
bouchon ! Tout de suite ! Ne savez-vous pas que je
suis vropathe,vropathe... pathe !
Et il manque de tomber dans une attaque de nerfs.
Iii.
La scène représente une vieille charmille, -comme dans
les romans d' Octave Feuillet. -la jeune femme
est couchée dans un hamac. Le jeune homme est
assis sur un banc. Un autre jeune homme raconte
la dernière heure d' un poitrinaire et la
nécropsie d' un phthisique.
Le Jeune Homme. -qu' est-ce que cela sent ici,
mon dieu ?
p316
La Jeune Femme, doucement. -mais cela ne sent
rien, mon ami.
Le Jeune Homme. -vous avez fait voeu de me
faire mourir avec vos odeurs !
La Jeune Femme, doucement. -mais, mon ami, vous
savez que je ne me sers absolument que d' iris pour
mon linge, depuis que...
Le Jeune Homme. -mais, mon dieu ! Qu' est-ce
que cela sent donc ? ... ah ! Le jasmin, le
jasmin ! ... donnez-moi votre tête !
La Jeune Femme, doucement. -mais...
Le Jeune Homme. -donnez-moi votre tête ! ... le
jasmin, madame, le jasmin !
La Jeune Femme, doucement. -mais, mon ami, je ne
puis cependant pas ne pas mettre de pommade...
Le Jeune Homme, exaspéré. -ne savez-vous pas
que je suis névropathe ? Mais vropathe ! ...
ne suis-je pas assez névropathe , dites, docteur ?
Et il manque de tomber dans une attaque de nerfs.
Iv.
La scène représente un omnibus, -comme dans les
romans d' Henri Monnier. -c' est l' omnibus qui
transporte de la ville de Troyes aux eaux de
Saint-Sauveur les malades anémiques. Il y a
d' affreux enfants soufflés et gonflés comme des
ballons. La femme qui est en face Rosalba est
une petite femme toute ratatinée, blanche comme la
cire, les yeux vitreux, avec deux petites dents qui
mordent par-dessus la lèvre, la tête d' une momie
qu' onmaillotte.
Le Jeune Homme. -Rosalba, vous avez un
regard en dessous. Pourquoi regardez-vous en
dessous ?
La Jeune Femme, doucement. -mon ami, la vue
de cette femme me fait mal... cela me fait vraiment
mal !
p317
Le Jeune Homme. -c' est me dire que je vous
pugne.
La Jeune Femme, doucement. -oh ! Mon ami ! ...
Dieu merci ! Jamais vous ne serez comme cela.
Le Jeune Homme. -c' est me dire que je n' en
suis pas encore là !
La Jeune Femme, doucement. -calmez-vous, je
vous en prie... pour nous-mêmes... on nous
regarde.
Le Jeune Homme, exaspéré. -qu' est-ce que cela me
fait ? ... vous oubliez, malheureuse ! Que je suis
vropathe... pathe ! ...
et il manque de tomber dans une attaque de nerfs.
V.
La scène représente un kiosque, une source, et un
vieil homme qui remplit des verres, -comme dans
les romans ferrugineux.
Le Jeune Homme. -Rosalba ! Eh bien, vous ne
buvez pas ?
La Jeune Femme, doucement. -mais pourquoi, mon
ami ? Je n' ai pas besoin... je vais bien.
Le Jeune Homme. -ah ! Vous allez bien, et je
vais mal, n' est-ce pas ?
La Jeune Femme, doucement. -oh ! Mon dieu !
Le Jeune Homme. -pas si mal que cela ! ... pas
si mal, entendez-vous ?
La Jeune Femme. -vraiment, il faudrait être
une sainte...
Le Jeune Homme, exaspéré. -une sainte ! Une
sainte ! Soyez donc névropathe..., névropathe...,
pathe..., pathe !
Il tombe dans une attaque de nerfs.
Et voilà comment Dieu venge le public, et comment
il
p318
punit une ingénue infidèle au célibat, une ingénue
qui manque à ses devoirs de garçon : par le
mari-et la névropathie .
Mollandeux.
-il est drôle, n' est-ce pas, l' article ? -dit
Marthe.
-je te fais donc bien souffrir, Marthe ? -dit
Charles.
-mais ce n' est pas moi... je n' ai rien dit, je
t' assure... Mollandeux a fait tout ça de
chic ... il n' y a que pour le docteur... ah !
Le docteur, je ne dis pas... je suis pour
quelque chose dans le docteur... mais pour toi je
te jure bien... j' ai dit que tu étais un peu... un
peu nerveux... mais voilà tout, bien vrai...
l' article de Mollandeux avait un ton trop bouffon
pour blesser Charles. Mais Charles devina aux
dénégations de Marthe d' où il venait ; -et ce
fut là sa blessure.
Chapitre lxvii.
Le temps de leur séjour finissait. La veille du
départ arriva ; puis vinrent le jour et le part.
Comme on chargeait les malles : -et le hamac ? Je
n' y pensais plus... -dit Marthe.
Charles alla le chercher dans l' allée de
marronniers. Mais quand il y fut, il oublia un
instant de le détacher, et y mettant ses deux
coudes, il laissa son regard se perdre devant lui
dans le brouillard lumineux d' une matinée
d' automne. C' était comme une aurore qui flottait
dans un nuage. Tout était vapeur. Mille rayons
caressaient de blancheurs bleuâtres les bouquets
d' arbres roses et la rivière d' argent. Une branche
çà et là pleine
p319
de roe brillait au soleil comme une branche de
cristal. Et Charles demeurait accoudé, embrassant
pour la dernière fois, du coeur et des yeux, ce
ciel, et cette eau, et ces arbres pouillés qui
avaient vu les derniers beaux jours de son amour.
Chapitre lxviii.
-examine et critique, mon cher... tu as du gt,
toi... j' ai voulu, vois-tu, réaliser quelque chose
dans le goût des intérieurs que Balzac donne à
ces jeunes gens lans...
ainsi parlait Florissac à Charles tout nouvellement
revenu de Saint-Sauveur. Il l' avait accroc au
détour d' une rue, et l' avait forà monter chez
lui pour voir son nouvel appartement.
-eh bien ! Reprit Florissac, -ils étaient dans le
cabinet de toilette, -qu' en dis-tu ? N' est-ce pas,
il y a ici tout ce qu' il faut pour être gaon ? ...
-et joli garçon, -ajouta Charles en souriant.
-tu comprends, je l' ai voulu grand d' abord...
j' avais toujours rêvé d' avoir un cabinet de toilette
dans des proportions convenables... tu me diras
qu' il y a des gens qui se lavent dans un placard,
c' est vrai, mais je déteste les tours de force...
oui, mon cher, tel que tu me vois, je n' écris
plus... je ne fais plus rien, pas même des
dettes ! ... et je vis de mes rentes : ce n' est pas
plus ennuyeux que de vivre du hasard... j' ai
trouvé sur mon chemin des banquiers qui m' ont
plu... ils mettent mon argent dans des trous où
les pièces de cent sous engraissent... mais
passons ces épisodes ! Mon cabinet de toilette te
va-t-il ?
p320
Les murs du cabinet, et le large divan qui en
faisait le fond, étaient habillés d' un cuir gros
bleu, verni comme le cuir des voitures. Hors des
têtes de chevaux à l' aqua-tinte, et des courses
fameuses dans les fastes du sport anglais, encadrées
dans des cadres de laque, tout le cabinet ne
montrait que des choses de toilette. éponges,
brosses, étrilles, strygilles, tous les instruments
des alipili et des elacolhesii antiques,
modernisés et perfections, les mille outils
brillants et clairs comme la trousse d' un
chirurgien, les sachets, les savons, la poudre de
riz, les vinaigres, les cosmétiques, les essences,
garnissaient, envahissaient, remplissaient le
mur et les étagères de bois de citronnier. Sur une
immense tablette de marbre blanc posait le service
de toilette avec toutes ses pièces de Bome rose,
et ses deux immenses cuvettes de cristal où un
dernier rayon de soleil semblait jouer avec des
rubis.
-alors tu trouves cela convenable ?
-très-bien... très-bien... le seul cabinet de
toilette que j' aie encore vu.
-ah ! Bien, je suis content... je tenais à ton
opinion.
-mais, dis donc, Florissac, il doit avoir un
succès fou auprès...
-auprès des folles courtisanes ? -répondit
Florissac en se faisant la raie sous une glace
" à toit " , -ne m' en parle pas ! Elles veulent tout
emporter... j' ai été obligé de leur dire que ces
objets me venaient de famille..., que c' était les
brosses à dents de mon oncle... des souvenirs !
Une tête d' homme passa humblement par la portière
de la porte entre-bâillée.
-ah ! C' est vous, -dit Florissac, -mettez
ça... tenez ! ... je n' ai pas le temps, je
cause... vous repasserez.
p321
-mais, -dit Charles, -que je ne te dérange
pas.
-me déranger ? ... je suis ravi au contraire...
figure-toi que ce que tu viens de voir là est un
tailleur... mais un tailleur... un tailleur
littéraire ! Oui, il se permettait d' aimer les
gens de lettres... moi, dans le temps, par
faiblesse, je lui faisais le plaisir d' écrire mes
feuilletons chez lui... mon cher, ça l' a grisé...
à la fin, il se permettait de me lire, il
épluchait mes épithètes ! ... un tailleur ! Un
malheureux chargé d' avantager ses semblables ! ...
je ne suis pas fâché de le remettre à sa place
à présent... il voudrait m' avoir à ses soirées...
-comment, il reçoit, ton tailleur ?
-certainement, il reçoit... il reçoit tous les
gens qui ne le payent pas : c' est très-bien
compo... et ta femme ? Elle va bien ?
-oui... très-bien.
-à propos, on m' a dit... sais-tu qu' elle se
plaint de toi ? ... tu devrais voir... oh ! Des
cancans... mais il vaut mieux dans ces choses-là...
-mon dieu ! C' est l' article de Mollandeux...
-oui, l' article de Mollandeux... mais tout de
me, à ta place, j' aurais eu une explication
avec ma femme... et on te joue ?
-je suis enpétition.
-et ta femme joue dans ta pce ?
-certainement... pourquoi ?
-non, je te demandais... bon ! Me voilà cou...
eh bien, ce n' est pas heureux, leur nouvelle
invention pour les ongles.
-tu as les caprichos de Goya, n' est-ce pas
toi ? ... -c' était De Rémonville qui entrait. -
bonjour, Charles... je fais un travail sur la
caricature, et...
-Goya ? Parbleu ! Rembrandt dans le pays des
p322
oranges... un exemplaire superbe ! ... je vais te le
chercher, -dit Florissac en soulevant la portière
de sa chambre.
-est-ce que tu fais quelque chose, dimanche ? -
dit De monville à Charles.
-non. Pourquoi ?
-tu devrais venir avec nous autres, près de
Sèvres, voir Galland qui s' est battu, tu sais ? ...
il est intransportable... tu le connais,
Galland ?
-je l' ai vu.
-viens donc... et puis tu lui dois une carte de
visite : il s' est battu pour nous tous... il a
reçu un coup d' épée pour le roman de Ménars.
-voilà, dit Florissac en tendant les caprichos
à Rémonville.
-es-tu de la partie, toi ? -lui dit Rémonville, -
une visite à Galland, dimanche... nous nerons
quelque part par là.
-impossible ! -dit Florissac.
-à quelle heure ? -dit Charles à Rémonville.
-trois heures et demie, chemin de fer
Saint-Lazare... c' est décidé, tu ne viens pas ? -
dit monville à Florissac.
-je ne ne jamais à la campagne... si j' étais
M De Lalande, qui mangeait des araignées... mais
je ne suis pas M De Lalande...
Charles, dans la rue, se trouva derrière un homme
et une femme qui ne se donnaient pas le bras et
tenaient tout le trottoir. La femme lui était
inconnue.
-ah ! Mon cher, -disait la femme, -une
jalousie ! Jamais il n' ane quelqu' un. Il me donne
à manger dans une cage ! ... et quand je sors,
il a la petitesse de me faire suivre... même que
ça lui coûte cinq francs chaque fois...
p323
-un vrai mari, quoi ! -répondit Couturat. -ça
ne fait rien, on passe par des trous d' aiguille,
les femmes, c' est connu ! ... et je te promets...
Charles n' entendit que cela. Arriau bout de la
rue, il s' arta devant un marchand de tableaux. Il
y avait en montre une grande aquarelle de Giroust
représentant le bal Mabille, admirable dessin où
le dessinateur, sortant de l' imitation, avait fait
sa proie de ce monde parisien jusque dans les
moelles, et avait donné, non-seulement la lanterne
magique, mais encore la physionomie morale
du vice de 1850. Charles était là devant, étudiant
et applaudissant intérieurement, quand il lui
passa dans le dos un éclat de rire et une poussée
assez vive. C' était encore Couturat, mais cette
fois avec Nachette, tous deux bras dessus, bras
dessous, en pleine expansion, offrant à l' oeil de
Charles, qui s' était retour, les deux dos
d' amis les plus intimes de Paris.
Chapitre lxix.
Charles dit à sa femme, en rentrant, que le
dimanche il irait à la campagne avec ses amis
savoir des nouvelles d' un journaliste qui avait
reçu un coup d' épée, et qu' il ne dînerait pas avec
elle. Marthe eut un très-joli : -bien vrai ? -
lui embrassa les deux yeux pour mieux y regarder. -
eh bien, je dînerai chez ma re, -fit-elle
sans un mot de bouderie.
Le dimanche, Charles trouva au chemin de fer
Rémonville, Bressoré, Lamperière, Boisroger,
Franchemont et Grancey qui avait amené Giroust.
On partit, on vit Galland, qui allait mieux, et qui
devait être transporté
p324
le lendemain à Paris ; puis on se mit en quête du
ner, et l' on marcha à lacouverte.
-ah çà, oùnons-nous ?
-allons tout droit.
-c' est le plus long.
-allons à Sèvres !
-un restaurant où il y a des verres de couleur !
Merci !
-eh bien, Saint-Cloud ? ...
-oui, nous serons empoisons à la tête noire ...
c' est l' ombre de Castaing qui fait la cuisine !
-et Auteuil ?
-c' est au diable !
-il y a des vers de Boileau dans les assiettes !
-dînons dans le premier château abandonné !
-on n' en fait plus.
-ma foi, -dit Charles, -j' ai dans mes souvenirs
de canotier, une esce de cabaret par ici il y
avait de la vraie viande, des fritures frites
comme à Naples, et un certain barbillon au beurre...
le triomphe du chef ! ça vous va-t-il ? Voulez-vous
me suivre ? C' est là-bas, pas bien loin : au
Bas-Meudon...
on suivit Charles. On longea la rive de la Seine,
encombe de tas de briques, noircie par les
chargements de charbon.
-donne-moi le bras, -dit brusquement, au bout
de quelques pas, Giroust à Charles. -des
pierres, n' est-ce-pas, là ? ... c' est que je deviens
aveugle, mon cher.
-toi ?
-je perds les yeux... je n' y vois plus... c' est
à peine si je t' ai reconnu au chemin de fer... je
suis fichu... j' ai une... je ne sais plus le nom...
ils ont des noms ! ... s' en aller par là, hein ?
Moi, c' est dur ! ... ça m' a pris sur un
p325
dessin... mon dernier dessin... vlan ! Un coup de
pistolet... c' est Desmares qui me soigne ; mais,
bah ! C' est fini... je suis cuit ! ... l' as-tu vu
mon dessin ?
-le bal Mabille , n' est-ce pas ? Oui, je l' ai
vu, c' est très-fort, mon cher... la blonde
épanouie au milieu... et les autres... des types...
de la vraie peinture de moeurs !
-oui, je ne chiffonnais plus... je commeais à
faire quelque chose... et ne rien laisser derrière
soi... que des bêtises ! Les illustrations m' ont
dévo... je n' ai rien fait, rien... voilà trois
ans que je rêve de grandes scènes de Paris ;
j' amassais des études... avoir bûc douze heures
par jour pendant dix ans ! ... au moment
j' allais être à moi, me montrer... je n' avais rien
fait, je te dis, je le sais bien... mais tu aurais
vu... j' ai passé des nuits pour ces s... éditeurs
à m' échigner les yeux, au lieu de... j' ai fait de
l' argent, voilà tout ce que j' ai fait ! ... à
trente-deux ans, sacristi ! être rasé ! ... c' est le
petit chose qui m' a remplacé au journal... mon
Mabille , ce n' est rien ; tu aurais vu ! ...
enfin, pas de chance ! Qu' est-ce que tu veux ? ...
il paraît que j' en ai encore pour six ou sept
mois comme ça à voir comme j' y vois... il n' y a
pas de luxe, comme tu vois... et après ça... aps
ça, bonsoir ! J' y verrai avec les mains...
on était arrivé au restaurant de Charles. Les
portes, les fenêtres étaient ouvertes, mais la
maison semblait morte : ni un bruit ni une âme.
Sur les volets de la porte, qui représentaient d' un
té des carpes, et de l' autre une friture, une
bande de papier était collée, sur laquelle était
écrit : l' établissement est fermé pour cause de
maladie. On demande un successeur .
-bon ! Fermé ! ... diable de Charles ! Que le bon
Dieu te nisse !
-attendez avant de crier. -et Charles entra dans
la grande salle était un mauvais petit poêle
de fonte.
p326
Il reconnut l' estrade du fond, où jadis un dimanche
un orchestre criard et gai faisait sauter les
couples. Il poussa une porte, descendit à la
cuisine, -les autres le suivaient, -et trouva
auprès du feu un pauvre bonhomme cassé et pelotonné,
la figure ratatinée entre un bonnet de coton et
un cache-nez de laine brunâtre, le corps serré dans
un gilet de flanelle lui tombant par-dessus son
pantalon. Ses deux bras étaient allons et roidis,
ses deux mains retournées et dos à dos s' appuyaient,
en tremblottant, sur une canne. " ah ! C' est vous...
monsieur... Monsieur Charles, -fit l' homme en
se soulevant. -je me rappelle bien... vous veniez
avec ces messieurs de Longchamp dans le temps...
c' est que, voyez-vous, je suis bien malade... voi
deux mois que mes douleurs ne me quittent pas...
ma femme est morte il y aura un an le 13 de ce
mois-ci... les decins ont tout fait ; ils veulent
maintenant m' envoyer aux eaux de mer... ça ne fait
rien, combien êtes-vous ? Je vais tâcher de vous
faire quelque chose... je ne peux plus guère, mais
je sais encore, allez, Monsieur Charles ! ... et
s' il y a un barbillon... Jeanne ! "
cette maison morte, cet homme malade, jetèrent une
tristesse dans la bande. Les tiraillements
d' estomac, l' attente du dîner, puis le vin reiche,
mirent les convives dans une disposition nerveuse,
et les tourrent à l' aigreur. Les esprits étaient
à l' humeur, la parole était pointue. Chacun se
boudait et boudait les autres. Tous, d' ailleurs,
avaient un fond de noir et d' irritation. Bressoré
s' était aperçu que le ténor qui chantait dans son
opéra en répétition ne faisait pas même semblant
d' avoir de la voix. Franchemont avait été exécu
le matin, en quatre colonnes, dans un journal
publicain, par un homme d' esprit très-poli.
Lamperière pensait à quelque chose qui lui faisait
plisser le front. Rémonville avait des
p327
bottes neuves qui lui faisaient mal aux pieds.
Boisroger avait égaré la veille sa maîtresse.
Giroust songeait à ce que lui dirait l' oculiste
le lendemain. Et Charles réfléchissait, voyant
tout si changé, qu' il est presque aussi sot de
vouloir revenir aux bons endroits de sa jeunesse
qu' aux beaux lieux de son bonheur.
-eh bien, cela va-t-il mieux ? -dit Charles à la
table aps la première bouchée.
-hum !
-du pain rassis !
-ça promet.
-enfin !
-en prends-tu ?
-non.
-qu' est-ce que c' est ?
-de la viande... en imitation !
-messieurs, -dit Charles ennuyé, -il y a une
chose bien simple : payons, et retournons dîner à
Paris.
-pour nous mettre à table dans une heure et demie,
n' est-ce pas ?
-nous sommes ici à présent...
-avec quoi font-ils ça ?
-quoi ?
-les beefsteaks ? -dit Bressoré, -ils font ça
avec les filets de Saint-Cloud !
Le mot ne fit pas rire.
-brrou ! ... il y a des courants d' air...
-le poêle fume comme un homme...
les phrases tombaient une à une. On ne causait
point ; on mangeait soucieux.
-sais-tu que tu nous a lâchés ? -dit Bressoà
Charles.
-comment, lâcs ! -fit Charles, qui ne voulut
p328
point parler de sa femme et répondit que son
bonheur l' avait occu.
-après, si c' était ton idée... tu comprends...
les fourchettes piquèrent les assiettes en silence.
Lamperière regardait Charles. Au bout de quelques
instants :
-tiens ! Charles, il faut que cela parte... tant
pis ! ça mese sur le coeur... aussi bien, je
suis ton né... et ton ami... tu te conduis mal
avec ta femme...
-moi ?
-nous ne sommes que nous, et ce que je te dis ne
sortira pas d' ici...
-comment, tu la laisses sans le sou... elle a été
obligée d' emprunter vingt francs à la femme de
Voudenet...
-de qui est la plaisanterie ?
-elle n' est pas de moi... et je ne plaisante pas.
-et tu as cru ? ...
-quel intérêt ta femme aurait-elle à le dire ?
-ah ! C' est elle... -Charles fit sonner son
couteau sur son verre :
-la fille ! Qu' on envoie à vres... il nous faut
une voiture de six places... voilà pour la
course... tout de suite, nous sommes pressés...
nons toujours... je te répondrai à Paris à toi,
Lamperière... et aux autres.
Alors sur le seuil de la porte du fond parut le
pauvre homme qui les avait reçus :
-ces messieurs sont-ils contents ? -fit-il
humblement en tournant son bonnet du mieux qu' il
pouvait entre ses mains paralysées.
Personne ne répondit.
L' homme attendit un peu ; puis il fit une sortie
lugubre.
La voiture vint.
p329
-où nous emmènes-tu ?
-à Paris, chez moi.
On ne se dit rien en route.
Charles sonna chez lui. Antoine ouvrit : -
madame ? Dit Charles.
-elle n' est pas encore rentrée, monsieur.
-allez chercher un serrurier.
Antoine revint avec le serrurier.
-c' est pour ouvrir cette commode, -lui dit
Charles en lui montrant la commode de sa femme.
La serrure sauta.
-tenez, -dit Charles à ses amis en jetant une
bourse où il y avait trois cents francs en billets
de banque, en pièces d' or, en pces de cent sous.
-pardon, -lui dit Lamperière en lui serrant la
main. -je te plains... et ta femme est...
-assez ! Elle est ma femme...
Charles entendit fermer la porte. Ses amis étaient
partis.
Chapitre lxx.
Quand Marthe rentra, elle trouva son mari pâle et
rieux.
-qu' as-tu ? -fit-elle, et elle alla pour
l' embrasser. Charles la repoussa. -Charles ! ...
mon dieu ! Mais qu' est-ce qu' il y a ?
-ce qu' il y a, Marthe ? Vous avez dit...
-oh ! vous... -interrompit Marthe étone.
-laissez-moi parler... vous avez dit que je vous
laissais sans un sou... vous savez bien que cela
n' est pas vrai...
p330
-oh ! Quelles histoires ! ... c' est Rémonville ou
Lamperière...
-ce ne sont pas des histoires, Marthe... et vous le
savez bien. Pourquoi ?
-d' abord, je ne l' ai pas dit.
-vous avez été emprunter vingt francs à la femme
de Voudenet, et vous aviez trois cents francs dans
votre commode... est-ce vrai ? ... est-ce vrai ? Mais
ne mentez donc plus au moins maintenant !
-mais... je n' ai pas dit ça comme ça... du tout.
J' ai dit que c' était pour m' acheter quelque chose
que tu ne voulais pas... non, tiens ! J' aime mieux
tout t' avouer : c' est une idée bête qui m' a passé...
tu n' en as jamais d' idées bêtes, toi ? ... j' ai
voulu me poser en femme malheureuse, là, tout
bonnement... je te jure. Allons ! Mon Charles, je
ne le ferai plus... c' est fini... j' ai eu tort...
je te demande pardon.
-vous poser en femme malheureuse ? ... mais
comprenez donc... ce ne sont pas des jeux, ces
choses-là... vous n' êtes plus un enfant... vous
allez dire à une amie, à une femme, à la femme de
Voudenet, une mauvaise langue, vous le savez...
vous allez dire... mais c' est une infamie, ma
chère ! ... vous me perdez, vous me shonorez...
-on vous a monté la tête, je suis sûre... vos amis
ne m' aiment pas... dis donc, Charles, à propos, vous
étiez tous hommes ? -dit Marthe en essayant
l' effet d' un sourire.
-que vous êtes bête !
-c' est qu' on ne sait jamais avec vous autres, -et
Marthe se pencha pour l' embrasser.
-nous étions... -dit Charles en la repoussant, -
vous savez bien qui nous étions, Rémonville,
Franchemont...
p331
-ils t' ont parlé de ta pce ?
-ils la savent en répétition... ils attendent la
premre... qu' est-ce que tu veux qu' ils m' en
parlent ?
-oh ! Tu sais... en causant... tu es toujours sûr du
feuilleton de Rémonville et du feuilleton de
Franchemont, n' est-ce pas ?
-sûr... r, certainement comme on est sûr...
c' est-à-dire que, si je fais un four, ils ne
m' empêcheront pas de tomber... mais ils me mettront
des matelas...
-oh ! Laisse donc, elle marche très-bien, ta
pièce... moi, je crois à un succès, à un très-grand
succès... au fait, j' ai bien envie de te laisser
toute la gloire...
-je ne comprends pas...
-c' est clair... puisqu' elle va toute seule, ta
machine, tu n' as pas besoin de moi... le rôle est
fatigant, et...
-tu ne jouerais pas ? ... tu ne jouerais pas dans
ma pièce ? ... dans cette pièce j' ai voulu... tu
ne jouerais pas ? -et la voix de Charles s' arrêta.
-mais voyons, je t' en prie, ne te mets pas encore
dans tous tes états... il ne manque pas de femmes au
gymnase... qu' est-ce que tu veux ? Ces effets-là
ne sont pas dans mes cordes... la petite chose,
par exemple... elle sera très-bien... moi... moi,
je ne sens pas ce rôle-là... j' ai mieux aimé te le
dire moi-même... tu aurais pu la prendre...
-tu ne veux pas jouer dans ma pièce, n' est-ce pas ?
-ça te fâche-t-il bien fort, dis ?
-c' est très-bien, ma chère Marthe.
Le lendemain, après jeuner :
-où vas-tu ? -dit Marthe à Charles qui sortait.
-au théâtre.
-tu ne m' attends pas pour sortir ?
-non.
Nachette était avec Marthe quand Charles rentra.
p332
Nachette était devenu l' ami de la maison, et il
s' employait de tout coeur à tambouriner l' ut
enchanté dans les petits journaux.
-bonjour, Nachette, -dit Charles, -tu sais les
dernières nouvelles ? ... ma femme ne joue plus dans
ma pièce.
-bah ! -dit Nachette d' un air éton; et se
retournant vers Marthe : c' est vrai ? ... quelle
idée !
-mon dieu ! Je l' ai dit à Charles... la pièce n' est
pas dans mes cordes, voilà tout... le public
m' attraperait, et je ne voudrais pas compromettre...
-vous me permettrez de vous dire que vous avez
tort et grand tort, -dit Nachette à Marthe. -
quand on va savoir que vous avez quitté le rôle,
après l' avoir accep, étudié, rété, ça va faire
des cancans, des histoires... le public voudra
mettre le nez dans votre pot-au-feu... les courriers
de Paris vivront sur votre dos pendant huit jours...
si ce n' était que l' intérêt de la pièce ! ... mais
il y a l' intérêt de votre ménage... ça va amener
un tas de blagues désagréables sur Charles, sur
vous... non, vrai, ne faites pas cette bêtise-là...
je sais bien qu' aps Charles, je ne vous
convaincrai pas, mais...
-oh ! Vous, mon cher, -dit Marthe, -je vous
cuse... vous soutenez toujours mon mari... eh
bien, j' aurai tort, grand tort, on fera des
cancans, tout ce que vous voudrez... mais je ne vois
pas la cessité de me risquer dans un le qui
n' est pas dans mes moyens... je ne veux pas jouer, et
je ne jouerai pas.
-mais, -dit Nachette en paraissant chercher, -
je ne vois personne au gymnase pour remplacer...
-si, -dit Charles, -Odile... elle a accepté...
-Odile ! C' est vrai, -dit Nachette, nous sommes
sauvés ! ... elle sera charmante...
-allons ! -dit Marthe à Charles, -je ne vous ai
p333
pas laissé de longs regrets, mon cher... oh ! Vous
avez parfaitement fait... mais vraiment vous
n' avez pas perdu de temps !
Chapitre lxxi.
Une froideur glaciale s' établit entre Charles et
Marthe. Ils vivaient l' un à côté de l' autre, ne
partageant plus guère de la communauté que les
repas, et ne s' adressant presque la parole qu' à
table pour s' offrir, accepter et refuser. La
conversation sepouilla peu à peu et se
duisit à l' échange de monosyllabes.
Aussi Charles fut-il étonné quand Marthe, se
renversant un soir la tête sur sa chauffeuse, et
allongeant les jambes devant le feu, se prit
à dire :
-avez-vous remarqué, mon ami, comme on revient
quelquefois de ses impressions premres ? On a
commencé par être mal disposé, et puis peu à peu,
sans qu' on y pense, souvent sans qu' on le veuille,
l' antipathie s' en va, la sympathie vient
doucement... cela vous est-il dé arrivé ?
-très-rarement.
-moi aussi du reste... mais quand je pense à la
façon dont je l' avais jud' abord... car je
l' avais mal jugé... je m' étais fait des idées...
c' est qu' il n' est pas du tout l' homme que je me
figurais...
-de qui parlez-vous, s' il vous plaît ?
-de Nachette.
-ah ! De Nachette... c' est d' autant plus méritoire
à vous que vous n' aviez pas commencé par
l' indulgence... vous avez raison, Nachette est
très-aimable... moi aussi j' ai changé d' idées
sur son compte...
p334
-tenez ! Voyez-vous !
-il m' a éton par sa patience... vraiment, je
l' ai vu supporter de vous des plaisanteries... je
vous assure qu' à sa place...
-oui, -reprit Marthe en suivant son idée, -c' est
bien singulier ! ... et les choses même qui me
déplaisaient... ce regard qui me faisait peur,
cette tête qui me semblait sichante, jusqu' à
ses manières brusques, cet air de sauvage, vous
savez ; toutes mes pulsions enfin...
croiriez-vous, Charles, que je n' y fais plus attention,
mais du tout ? C' est comme si je voyais avec
d' autres yeux... je suis persuae à présent que
c' est une excellente nature.
-ma cre, vous êtes comme toutes les femmes...
si vous aviez fait le monde, il n' aurait pas de
milieu... votre jugement va d' un extrême à un
extrême... Nachette est tout bonnement...
-oh ! Vous avez encore son article sur le coeur...
Charles haussa les épaules.
-les femmes, les femmes... -reprit Marthe, -
vous aurez beau dire, mon cher, elles se trompent
encore moins que vous sur les gens : vous jugez,
nous devinons... eh bien ! Je trouve dans ce
garçon-là une fièvre, des colères, des
impatiences... enfin une passion, là... des haines
qui me le font aimer... je suis convaincue que
c' est un gaon capable d' un grand vouement,
d' un véritable amour... il a par moments, lui si
brutal ! Des prévenances, une attention, des soins,
des formes si caressantes, si...
-ah ! Je vous en prie, Marthe, faites attention...
vous me dites qu' il est amoureux de vous, et que
vous êtes à peu près amoureuse de lui...
-eh bien ! Oui, je vous le dis, mon ami, -dit
Marthe en prenant la voix d' innocence d' un
enfant.
p335
-vous m' avouerez que, pour un mari, c' est une
confidence au moins singulière à entendre.
Marthe alors, de l' air le plus rieusement ému,
de l' accent le plus pénétrant, avec une lenteur qui
appuyait sur chaque syllabe :
-pardon, mon ami, mettons que je ne vous ai rien
dit... je me confessais... je venais à vous... je
venais vous dire comme une honnête femme à un
honnête homme : j' ai peur de moi... je me sens
faible... mes forces s' en vont... l' abîme est là...
aidez-moi... secourez-moi... sauvez-moi ! Vous,
mon secours, vous, mon aide... vous, mon mari ! ...
-je vous remercie pour cette pensée, -dit
Charles froidement, -je vous remercie, Marthe...
mais je crois que vous rapprochez beaucoup les
distances : l' abîme n' est pas si près. Vous
vivez beaucoup ensemble tous les deux... je ne
sais trop pourquoi, si ce n' est pour vous plaindre
de moi, et avoir un écho sous la main... voyez-vous,
je ne devine pas, moi, mais je sens, et je sens ces
choses-là... je ne tombe jamais à côté... pour
vous aimer, vous ne vous aimez ni l' un ni
l' autre... ce qu' il vous est, lui ? C' est pour
vous, je vous dis, une paire d' oreilles... et puis
un joujou de caprice... et puis peut-être un
épouvantail de jalousie pour moi... lui, par
exemple, ce que vous pouvez lui être... je
cherche... mais, malheureuse ! Qu' est-ce que je
vous ai fait pour ainsi me torturer ? Quelle rage
de me chercher des souffrances ? Ah ! J' en ai
assez sans vous... je suis malade, très-malade...
laissez-moi le repos... laissez-moi mourir
tranquille au moins !
-vous voilà bien, vous autres maris... vous êtes
tous comme cela... et puis un jour...
à ce mot, Charles sortit pour la première fois des
façons du ton d' un homme du monde.
p336
-mais tu es donc une comédienne... et toujours !
Tu mens donc avec ton coeur, comme tu mens avec
ta bouche ! Tu récites donc l' amour ! ... mais tu
es donc née dans le mensonge ! On t' a donc bercée,
nourrie, élevée dans le mensonge ! Tu es donc la
parole qui ne dit pas vrai, la voix qui trompe,
le sourire faux, la larme imitée ! Tu es donc tout
ce qui ment à l' homme... et tout ce qui ment à
Dieu !
-monsieur, c' est la première fois que vous vous
permettez... et ce sera la dernière...
-où allez-vous ? -lui demanda Charles pendant
qu' elle mettait son chapeau.
-chez Nachette ! -fit Marthe le plus
dramatiquement possible.
-allez ! Ma chère.
Chapitre lxxii.
Le lendemain, Charles reçut une lettre de Marthe.
Elle s' était retirée chez sa mère, et le priait de
lui renvoyer les meubles de sa chambre. Charles
pondit, par le commissionnaire, qu' elle les
aurait dans la joure. Mais une heure aps
Marthe était chez son mari. Elle se jeta au cou
de Charles, elle pleura, elle eut ce torrent
de paroles de contrition qui ne laisse point place
au reproche, à la réflexion, au second mouvement.
Elle lui dit qu' elle était folle, qu' elle avait le
diable au corps, qu' il était bien bon de l' avoir
supportée, qu' elle ne se pardonnerait jamais, qu' elle
voulait l' aimer pour tout le mal qu' elle lui
avait fait... et larmes, et promesses, et
confessions étaient coupées de baisers et de ces
sourires pareils à des rayons dans une averse.
p337
Marthe joua une heure cette adorable comédie du
repentir amoureux. Une heure, elle fut une grande
actrice ; elle fut chatte, elle fut femme. Puis,
quand elle vit se fondre sous ses caresses, sous ses
regrets, sous ses agenouillements, la volonté de
Charles, aux larmes qui sarment succéda le
rire qui fait oublier. Elle se moqua, -et si
joliment, -d' elle-même et d' eux deux, de leur
sottise, de la sienne surtout, quand ils avaient
tout pour être heureux, jeunes, libres, l' avenir
devant eux, avoir été se créer des tourments, des
chagrins, avoir fait pleurer leur amour... comment
cela était-il venu ? Qui l' avait poussée ? Car
c' était sa faute à elle. Elle était une méchante,
une taquine, une mauvaise tête ; lui, il était
trop bon, trop faible ; il aurait dû la punir
comme un enfant qu' elle était... et le flux ne
tarissait pas de ces paroles charmantes d' une
femme qui se fait petite fille et demande qu' on
la gronde quand elle n' est pas sage.
Et leur belle vie recommença, et leur passé revint.
Toute l' occupation de Marthe était de plaire à
Charles. Elle mettait tout son empressement et
toute sa recherche à lui être agable. Sa
coquetterie s' en alla. Elle n' avait plus de
regard, elle ne semblait plus avoir de pensée
que pour lui. Elle retrouva les anciennestes de
leurs matinées, ces réveils qui bousculaient si
gaiement Charles dans de folles embrassades. Et
qu' un mouvement d' humeur la pt encore ? Elle le
grossissait jusqu' à la caricature, l' exagérant
d' une façon si comique, que Charles lui disait
en l' embrassant :
-va ! Notre bonheur est guéri !
p338
Chapitre lxxiii.
Au bout de quinze jours, -car cela dura quinze
jours, -un soir Marthe redevint pensive.
-qu' est-ce que tu as, ma petite Marthe ? -lui
demanda Charles.
-moi ? ... rien.
-rien ? Vraiment ? ... rien de rien, Marthe ?
-mais non, je t' assure, rien.
-je te crois... qu' est-ce que c' est ?
-et si je ne veux pas.
-ma petite Marthe...
-eh bien, je veux bien, mais...
-mais ?
-tu vois, ce n' est pas moi... moi, je ne parlais de
rien... c' est toi... tiens ! Je te le dirai demain...
je te promets.
-non, tout de suite.
-ah ! Tu es entêté, toi... eh bien, à une
condition.
-oh ! Oh !
-donne-moi ta parole de me donner ce que je te
demanderai.
-mais songe donc, ma chère, que tu peux me
demander... je ne sais pas... une mèche de cheveux
de Silvio Pellico ! ... je ne peux pas m' engager...
-tu ne veux pas, c' est bon.
-Marthe !
-non !
-c' est donc sérieux ?
-je ne sais pas.
-mais enfin, ma chère...
p339
-eh bien, je reveux mon rôle... voilà.
-mais, ma petite Marthe, songe donc... je
voudrais bien pouvoir... encore si tu m' avais dit
cela plust, mais maintenant... là,
raisonnablement, ma chère, quand il n' y a plus que
quelques répétitions...
-comme tu voudras.
-et puis, veux-tu que je te dise ? ... j' ai peur
dans ce moment-ci, je doute, oui... est-ce la
fatigue des répétitions ? Mais il me semble que je
me suis fait des illusions sur ma pièce, et que
tonle... je t' en ferai un bien mieux, tu
verras, je te promets...
-enfin, c' est non ? ... c' est bien. Odile aura mon
le... Odile aura le succès... elle me prendra
ma position au théâtre, elle m' écrasera, elle...
-allons, ma chère enfant, tu te montes la tête...
tu donnes une importance à ma pièce... si elle
fait un petit nom à son auteur, c' est tout le bout
du monde, le diable m' emporte !
-tu ne veux pas, n' est-ce pas ? Tu ne veux pas ? -
péta Marthe ; et, prenant tout à coup un air
d' ironie sèche et un regard clair comme une lame :
-eh bien, mon cher, tu as peut-être raison... si
j' étais à ta place, j' en ferais autant... d' abord,
tu m' aimes, et moi je ne t' aime pas...
-Marthe ! -dit Charles.
-ah ! Voilà... qu' est-ce que tu veux ? Je ne t' ai
jamais aimé... je t' ai épousé parce que j' étais une
codienne... je voulais un mari, un vrai... et
puis, une fois mariée, j' ai eu du regret... j' aurais
pu en épouser un plus riche que toi, ou... je ne
sais pas... enfin, je t' avais sacrifié mon
avenir... tu sais, tu sais, le jour que tu es
revenu du Bas-Meudon ? Je t' ai menti... tu sais
bien l' emprunt à Madame Voudenet... je t' avais
raconté que c' était l' idée de me poser en femme
malheureuse,
p340
que je voulais me rendre intéressante... ce n' était
pas cela, c' était...
-c' était ?
Le ton de Charles arrêta la phrase de Marthe qui
reprit :
-tu disais que c' était pour te déconsidérer... que
je voulais te déshonorer... eh bien ! Il y avait
peut-être bien un peu de cela...
-tais-toi ! ... tu as donc juré... tu es folle ! ...
tais-toi !
-attends donc ! ... j' ai dit aussi que tu avais
mis tous mes bijoux au mont-de-piété...
-tu as dit cela ? -dit Charles en lui prenant
les poignets.
-laisse-moi... laisse donc !
Et elle essayait de se débarrasser de l' étreinte de
Charles, puis d' un ton méprisant :
-tu n' es pas un homme à battre une femme, toi !
-as-tu dis que je te battais ? ... tu voudrais
pouvoir le dire, n' est-ce pas ?
-je l' ai dit.
Et comme Charles était tomsur une chaise,
anéanti, les larmes aux yeux :
-pleure ! Va, pleure un peu ! ça te fera du bien...
tiens ! Je ne t' avais jamais vu pleurer... oh !
La drôle de figure ! ...
Charles se leva, s' élança sur elle ; puis, son
désespoir changeant soudain d' idée, il se précipita
la tête contre le mur pour se briser le crâne...
Charles s' était relevé et passait sa main sur son
front.
-tiens ! Tu t' es raté ! -dit Marthe.
Charles l' avait empoignée, emportée... la fenêtre
était ouverte... mais il sentit un corps mort
dans ses bras : Marthe s' était évanouie devant
le regard de son mari.
p341
Elle était sauvée. Charles la laissa rouler à
terre et se jeta dans l' escalier.
Chapitre lxxiv.
Charles allait dans les rues. Il était tard. Le
reflet du gaz jouait sur les devantures fermées,
sur les trottoirs déserts, sur le pavé gras
ébranlé de loin en loin par un dernier omnibus.
Et Charles marchait, poursuivi par un petit
bruit sec, une sorte de claquette : le bruit du
crochet des chiffonniers contre leur hotte. Une
rue le menait à une rue ; une rue, enfin, le jeta
sur le boulevard.
Charles marchait comme un homme ivre. Ses jambes
allaient devant lui et l' emportaient. Une volonté
confuse, impersonnelle et mécanique, le poussait.
Rien de lui n' agissait plus en lui. Il ne se
rappelait plus, il ne pensait pas. Il sentait
seulement sa tête vide, et quelque chose comme le
courant qui roule un no : c' était tout. Il se
pressait et il errait. Les lumières des cous,
des réverbères, des cafés, des cercles, ne lui
semblaient plus luire, mais bourdonner. Il cognait
les passants, rompait les familles, pour aller
à la lanterne d' un marchand de tabac, et de
celle-là il setait vers une autre, en rabattant
de l' épaule les poignées des volets des boutiques.
D' autres fois, arté devant quelque chose, il
regardait sans voir. Il restait fixe devant un
étalage que les garçons couvraient d' un entoilage,
ou sur le bord d' un trottoir devant un ruisseau
qui tombait dans un égout, ou devant une petite
boutique de sucre d' orge gare par une vieille
accroupie et dormant pliée en deux. Au boulevard
Montmartre, il s' arrêta longtemps devant un
cadre était dessinée en paraphes d' écritures
p342
de toutes couleurs la dernière scène de trente
ans ou la vie d' un joueur ...
de temps à autre, une douleur lancinante, un éclair
lui traversait la cervelle ; puis aussitôt le
voile retombait et sa tête se rendormait, et il
repartait brusquement... il passa le gymnase,
il passa le boulevard bonne-nouvelle, ainsi
s' arrêtant, puis remarchant ; et arrivé en face
la porte saint-Denis, il suivit le mur qui
tournait et tomba dans la rue saint-Denis. Tout
dormait. Il n' y avait plus que les charcutiers
qui flambaient, les marchands de marrons dont le
fourneau rouge et le quinquet blanc luisaient, les
arrière-boutiques de marchands de vin qui riaient.
Charles fut cogné par une blouse blanche, puis
arrêté par une femme qui lui parla, qu' il écouta
et qu' il n' entendit pas. Il avait un sentiment vague
de froid aux pieds : c' était toutes les eaux de
lavure des marchands de vin qu' on lui avait
balayées dans les jambes. L' ombre alors le tenta,
comme l' avait tenté la lumière : il se jeta dans
une ruelle noire, au fond de laquelle tremblotait
une lueur rouge. Il passa le long de bornes
rongées, de soupiraux, d' auvents fers, de portes
d' allées béantes comme des portes de fours. Son
pas entrait dans des ordures, coulait sur des
pelures, glissait sur l' étroite chause en dos
d' âne serrée entre deux ruisseaux. Son regard
tâtonnait et errait, des lueurs douteuses filtrées
par un rideau graisseux au rayon fumeux d' un
quinquet dans le fond d' un boyau ignoble ; il
finit par se fixer sur un transparent rouge, et se
mit à épeler longuement et une à une les lettres
noires : chambres et cabinets meublés à louer au
mois et à la nuit ... Charles repartit,
s' enfonçant où le passage était étroit, sombre,
plein de nèbres immondes et de crapuleuses
misères, cherchant machinalement et furieusement à se
perdre, tournant et retournant mille fois dans
le lacis
p343
des petites rues qui vont de la rue saint-Denis
aux halles, allant, allant toujours, battant d' un
pied pressé, fiévreux et trébuchant, l' écho mort
de ce labyrinthe de maisons sans nom et d' hôtels
borgnes aux lanternes cassées. Puis il respira
mieux, il lui sembla que sa poitrine s' élargissait :
il était aux halles.
Il marcha encore, ouvrit la porte d' une gargote,
s' assit devant une table couverte de toile cirée
au-dessous d' un casier plein de serviettes tachées
de jaune d' oeuf, ne se rappela plus ce qu' il
voulait, fut pris de peur et se sauva... puis ses
jambes le ramenèrent à sa porte. Des halles chez
lui, il ne vit rien, -que l' ombre d' une lampe
au plafond d' une chambre sans rideaux, à un second
étage, dans une rue.
Charles, en rentrant, entra dans la chambre de sa
femme : il trouva Marthe au lit.
-ah ! Vous vous êtes couchée, vous ? ... vous
dormiez peut-être ! ... levez-vous et allez-vous-en...
voyez-vous, vous avez été trop loin... cette
fois-ci, c' est fini, tout à fait fini... je n' ai
jamais eu la tentation de lever la main sur une
femme, mais... on ne sait pas... je pourrais vous
tuer.
Marthe se leva. Elle s' habilla lentement, avec de
jolies impudicités et des coquetteries de
courtisane. Charles marchait à grands pas, sans
la regarder. Marthe le regardait ; et à voir son
regard singulier, implorant et dompté, ont dit
que cette brutalité dont elle ne supposait pas
son mari capable, cette mort qu' il lui avait fait
passer devant la face, et dont elle avait senti le
froid, cette colère blanche dont elle entendait à
té d' elle le pas craquer sur le parquet, que
cet homme enfin ps d' un crime lui mettaient au
coeur en ce moment les humilités libertines de
la femme à qui son amant fait peur...
p344
-c' est donc fini, vrai, Charles ? ... fini pour
toujours ?
Charles ne pondit que par une affirmation de la
tête.
-ça ne fait rien, mon cher, -lui dit Marthe à
la porte, -j' ai ton nom, c' est toujours ça.
Et elle s' enfuit.
Chapitre lxxv.
Il y avait trois semaines que l' on pétait l' ut
enchanté , la pièce de Charles. On était à
l' avant-dernière répétition, à la répétition qui
devait pder lapétitionrale.
Dans la demi-nuit de la salle, voilée de housses et
comme emballée, une grande filée de lumre
blanche, s' échappant d' une ouverture du paradis,
tombe de haut et prend en écharpe le té à la
gauche du public. Le jour du dehors frappe sur les
rideaux rouges des loges, dont il fait des
transparents de feu. Au milieu de ce jour
crépusculaire, le lustre obscu scintille sur
huit ou dix points tremble un éclair prismatique
de rubis et de saphirs. Dans l' orchestre, dans la
salle, aux balcons d' avant-scène, des taches noires,
sees çà et là et comme pochées par Guardi,
sont le public : une vingtaine de spectateurs. Sur
la scène, la rampe est basse ; et, dans les
entr' actes, pendant les changements de coration,
entre le plafond qui descend lentement, et les
décors sur lesquels il va se poser, on aperçoit de
vagues échafaudages de décors bleuissants qui
semblent la charpente d' un clocher, ou les étages d' un
glacier par un clair de lune. L' amoureux est tout
emmitouflé
p345
dans un cache-nez. Les acteurs indiquent seulement
le geste d' ôter leur chapeau et le gardent. Je ne
sais quoi de nocturne, de silencieux, de
fantômatique et de mystérieusement mort, erre et plane
partout autour de la comédie qui s' enrhume.
-vous croyez au succès ?
Ceci était dit par une ombre à une autre ombre
dans une loge d' avant-scène.
-et même à un grand succès, oui, -répondit la
voix de Nachette à la voix de Marthe. -après
cette dernière scène-là, il tient son public...
entre nous, c' est très-bien fait, sa machine... je
n' aurais pas cru... et puis il sera soutenu... si
vous le faites siffler, vous le ferez rappeler,
voilà tout... vous aurez les loges, vous n' aurez
pas la salle... et les feuilletons ! Il a des
amis, de vrais amis dans le feuilleton... et qui le
chaufferont... mais elle est délicieuse, cette
petite Odile... il y a des femmes qu' on ne
regarde jamais... je ne l' avais jamais vue, ma
parole d' honneur... au fait ! Savez-vous que c' est
un tour qu' elle vous a joué de prendre votre
le ? ça va la lancer... très-bien, ma foi,
très-bien ! ... elle est capable de vous passer sur le
ventre, cette enfant...
-vous avez des méchancetés... à vous, mon cher ! ...
qu' est-ce, là, de l' autre côté du balcon, cette
femme ? ...
-sans doute... oui, La Crécy... vous ignorez
qu' elle a une passion pour votre mari... vous ne
saviez pas ? Ah ! Une toquade, une envie ! C' est
drôle, ces femmes-là ! L' amour leur prend... comme
aux autres...
Marthe l' interrompit :
-les amis de Charles, n' est-ce pas, c' est
Lamperière, Franchemont, monville, Boisroger,
Laligant ? ...
-oui, c' est cela.
Aps un silence, Marthe reprit :
p346
-et vous croyez positivement à un succès,
Nachette ?
-regardez-la... non, vraiment, regardez-la... c' est
qu' elle a une physionomie, cette petite Odile...
vous me disiez ? ... le succès, mais il est clair
comme le jour... tenez, entendez-vous rire ?
Marthe ne souffla plus un mot.
-qu' avez-vous ? Lui demanda Nachette.
-je pense.
-à quoi ?
-à rien.
La tition finie, Nachette reconduisit Marthe
chez elle. Depuis qu' elle avait quitté son mari,
Nachette était devenu son cavalier servant. Il
l' accompagnait au dehors, il était sa compagnie au
logis. Les badauds l' avaient pris d' abord pour
l' amant de Marthe ; mais certains mots amers de
Marthe, des railleries qui n' échappent jamais
à une bouche qui aime, avaient désabules
observateurs, qui s' accordèrent pour ne voir en
Nachette qu' un souffre-douleur, un patito
des caprices de cette femme, un remplaçant du mari
dans sonle de martyr. Nachette laissait dire,
et paraissait suffisamment satisfait de tromper le
gros public et de passer auprès des imbéciles pour
être du dernier mieux avec cette élégante et jolie
femme toujours à son bras.
Aussitôt dans sa chambre, jetant son chapeau et
son châle, Marthe prit un petit coffret, joua
avec la serrure, l' ouvrit et en tira des lettres.
Nachette la regardait, cherchant à deviner et ne
devinant pas, voyant seulement que de mauvais
sourires passaient sur les lèvres de Marthe.
-qu' est-ce que c' est que ça ?
-des lettres, -fit Marthe.
-je le vois bien.
-ah ! Il a bien de l' esprit...
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-qui ?
-mon mari.
-je n' en ai jamais douté... après ?
-ah ! Mon cher, -laissa échapper Marthe toujours
souriante, en se renversant avec un petit air de
démon, -si je voulais ! ... comment appelez-vous
déjà ses amis... ses amis qui soutiendront sa
pièce ?
-vous le savez bien : Franchemont, Lamperière...
et les autres, vous les nommiez tout à l' heure...
-si je voulais... -répéta Marthe en parcourant
des yeux une des lettres. -tenez !
Et elle lut à Nachette une dizaine de lignes où
les aspirations, les illusions les plus secrètes
et les plus chères utopies de Lamperière étaient
raillées et parodes à vif.
Ces lettres étaient les lettres que Charles
avaient écrites avant son mariage à Marthe alors
à Bruxelles. Charles, amoureux, craignant d' être
oublié, se rappelait tous les matins au souvenir
de Marthe par une sorte de petite gazette qu' il
tâchait de faire amusante, et où il essayait de
mettre le plus de sel et de gaieté possible pour
ne point trop ennuyer l' actrice des fadeurs de
ses tendresses et de la monotonie de son amour.
Il y faisait épigramme de tout, pour la faire rire,
de Paris, de ses amis, de lui-même, et c' était sur
tous ceux qui lui tombaient sous la plume de
petites méchancetés où n' entrait rien de son
coeur, mais qui malheureusement portaient presque
toujours à l' endroit sensible de chacun, au seul
ridicule dont les moins susceptibles font
une question de pudeur et presque d' honneur ; à ce
petit point imperceptible, à ce petit rien du
caractère, de l' esprit ou du physique qui, chez
tous, est l' endroit vulnérable de la vanité. Le
mal eût été moins grand si Charles n' t touc
qu' au talent des gens ; mais il touchait
p348
à leur noeud de cravate et à la forme de leurs
ongles ; et ces indiscrétions qui, jetées dans le
rire de la conversation, eussent été oubliées et
pardones, ces indiscrétions écrites, publiées
et venant au public, devaient lui faire de tous ses
amis des ennemis acharnés et sans pitié.
-ah ! Voilà Franchemont... -et Marthe lut le
passage.
Puis ce fut le tour de Rémonville, de Laligant
et de Boisroger.
-mais c' est une providence, -dit gravement
Nachette en regardant Marthe.
-oh ! -dit Marthe en laissant retomber les
lettres, pouvez-vous croire ? ... vous comprenez
bien que je ne me servirai jamais...
-oui, c' est vrai... vous ne pouvez pas vous en
servir... eh bien ! Voilà... Demailly aura un
succès à tout casser... Odile empêchera votre
réengagement au gymnase... et le succès,
savez-vous ce que c' est ? Il rallie tout, le
succès ! Les sympathies, l' estime, la commisération...
tout ! Le lendemain de la premre, Demailly
sera un bon mari... vous avez pour vous l' opinion,
vous l' aurez contre vous... lui, il aura le beau
le ; vous...
-c' est mal ce que vous avez l' air de me conseiller
là...
-moi ? Je ne conseille pas... quelle heure
est-il ? Je vais dîner...
-écoutez donc encore sur Lamperière... -et elle
lut. -eh bien ?
-eh bien, il faut vous rendre le service... -et
d' un coup de main Nachette enleva le paquet de
lettres, -le service d' empêcher votre mari d' avoir
le beau rôle ! ...
-Nachette ! Nachette ! Voyons, mes lettres !
Rendez-moi
p349
mes lettres ! ... c' est impossible ! ... il serait
horrible...
-pas d' enfantillage, ma chère ! ... vous venez de
déménager, les déménagements sont faits pour la
perte des correspondances...
-mon dieu ! Mais... Nachette ! Qu' est-ce que
vous voulez en faire ?
-je vous le dirai dimanche, -et Nachette,
prenant vivement son chapeau, disparut sans laisser
à Marthe le temps defléchir.
Chapitre lxxvi.
-rue Childebert, numéro quatre, et vite ! -cria
Nachette en se jetant dans un cou. Il lut en
route les lettres, et enferma dans un trait de
crayon une vingtaine de passages qu' il copia sur
un calepin. Son travail était fait quand la
voiture s' arrêta. Il se jeta dans un escalier
humide et gras, monta au troisme, et tira une
sonnette faite d' un fil de fer et d' une béquille
de bois.
-la clef est sur la porte, -bougonna une voix
de l' intérieur.
Nachette entra dans une chambre dont le papier
tombait en lambeaux. Dans un coin, un lit
anciennement peint en blanc avec des filets vert
d' eau était gris de crasse, et des draps ignobles
montraient le creux d' un lit non fait. Des
paquets de paperasses ficelés erraient sur des
planches. Sur la cheminée, il y avait un buste
de Voltaire et un buste de Rousseau, les deux
dieux de l' autographe. Là dedans, un homme était
assis, rouge, les joues plaquées et presque
bleues de sang comme chez certains vieillards, les
pieds à cru dans des chaussons
p350
de lisière, et les deux jambes contre un poêle
éteint où posait un verre de marchand de vin aux
deux tiers plein d' eau-de-vie.
-Monsieur Gagneur ? -dit ironiquement Nachette
en le saluant très-bas.
-mets ton chapeau, -fit l' homme, -tes poux
pourraient s' enrhumer.
-tu es toujours le même, vieux gueux, -dit
Nachette en se recoiffant.
-ne te gêne pas avec tonre adoptif, celui qui
t' a lancé à Paris, ingrat ! ... mais tu me sembles
assez convenablement nippé...
-et le commerce ?
-un commerce de rien du tout ! ... ah ! Si m le
procureur du roi avait voulu me laisser continuer
mon ancien commerce... il allait assez bien... les
collégiens et les vieux mordent à ces livres-là
comme des anges...
-abrége... je connais tes malheurs.
-oui... eh bien, les grands hommes, vois-tu, c' est
moins ferme que la rente... as-tu quelqu' un, -tu
as des connaissances maintenant, -qui veuille
m' acheter une collection de lettres de guillotinés
de la dynastie de juillet ? J' en ai une bien
compte... voyons, qu' est-ce qu' il te faut ? ...
qu' est-ce qu' il y a pour ton service : et ne fais
pas ton quoniam bonus ... qu' est-ce que c' est
que ça ?
-des lettres.
-bon... après ?
-il faut cataloguer ce paquet, extraire les
passages... je te les ai marqués au crayon, et faire
imprimer sous la rubrique : vente d' une jolie
collection d' autographes ... et toute la
rocambole.
-et les autres ?
-quelles autres ?
p351
-les autres lettres... tu veux que je fasse une
vente avec ça ? ... et un nom que je ne connais
pas...
-eh bien ! Tu y joindras celles que tu m' as
escroquées... tu m' en as pris des masses... tu y
ajouteras quelques bienfaiteurs de l' humanité,
et tes guillotinés... puisque la vente n' a pas
lieu.
-ah ! La vente n' a pas lieu... alors, qu' est-ce
que tu payes ?
-cinq louis, tout ce que je possède, tiens ! -dit
Nachette en exhibant les quatre doublures des
deux poches de son gilet et les deux poches de son
pantalon, -et dix autres samedi contre la remise
de l' épreuve, voilà.
-pas gras, mon bonhomme.
-je te promets par là-dessus une correspondance
de Déjazet... mais dle ! ... qu' a un de mes
amis et qu' il doit me donner... dis qu' on
t' oublie, vieux scélérat ! ... et puis je vais
avoir un tas d' autographes comme directeur d' un
grand journal... il y aura peut-être un poste
de confiance pour toi dans les annonces.
-blagueur ! ... mais tu causes dans ta bride...
après ça, bah ! Il faut bien faire quelque chose
pour les enfants qu' on a vus naître... et les
risques ?
-aucun... c' est le possesseurgitime qui vend...
y sommes-nous : tu fabriques du paquet, avec ce
que tu ajouteras, une feuille... l' épreuve,
dimanche, il me la faut, entends-tu ? ... tu feras
distribuer, puis je te ferai annoncer dans une
huitaine de jours que la vente n' aura pas lieu...
un riche amateur étranger aura acheté en bloc...
tu me rapporteras les lettres avec l' épreuve.
-non, je garde... si le signataire voulait
racheter ? ... j' ai des frais, je me couvre ; tiens !
-comme tu voudras... ça m' est égal... et tu es
payé pour ne pas me nommer... dimanche, au plus
tard, hein ?
p352
Il faut que j' aie mon catalogue dimanche matin...
ah ! Il y a là des ma chère ... supprime les
ma cre ... c' est inutile.
-compris ! ... on ne mettra pas le public dans la
confidence que c' était adressé à une dame...
l' honneur des femmes !
-tu y es.
Et Nachette se dirigea vers la porte.
-tu t' en vas ? ... reste donc une minute... il fait
une pluie que les chiens boiraient tout debout...
nous causerons un brin du pays.
-j' ai une voiture, je suis pressé.
Et Nachette allait sortir.
-dis donc, filiot ! -fit narquoisement Gagneur
en le regardant aux cheveux, -sais-tu que le bon
Dieu t' a fait une belle grâce ! Il voulait te
brûler... il n' a fait que te roussir.
Chapitre lxxvii.
-allons ! Je suis paré, dit Nachette en remontant
en voiture, -qu' est-ce qu' on peut me dire ? Rien.
Je ne fais que répéter un catalogue tiré à quatre
cents exemplaires. Maponse est si simple :
voilà le catalogue, le voilà ! ... le voilà !
Il regarda à sa montre :
-huit heures ! ... diable ! Je ne dînerai pas
aujourd' hui... un peu vite, cocher ! ... il faut que
j' aie le temps de me ficeler...
-payez la voiture, -dit-il au concierge, qui
s' inclina et lui murmura à l' oreille :
-il y a une petite dame en haut qui vous attend.
p353
-hein ? Vous laissez monter... quand je n' y suis
pas ?
-j' ai cru que c' était une ancienne à monsieur.
-on ne laisse jamais monter une ancienne, d' abord,
entendez-vous ?
-ah ! C' est vous, Marthe, -fit Nachette en
entrant chez lui.
-oui, mon cher Nachette... j' ai réfléchi... c' est
impossible... sérieusement, ce serait odieux ! ...
vous avez voulu me rendre service... mais là,
vraiment... rendez-moi mes lettres... n' est-ce pas ?
-désolé, ma cre Marthe... les révolutions ont
un mot pour cela : trop tard !
-ne dites pas cela, Nachette... non, vous ne
voudriez pas...
-je n' en sais rien, -dit Nachette en
l' enveloppant d' un regard froid.
-voyons... vous m' aimez bien... un peu...
et Marthe appela à elle toutes ses minauderies et
toutes ses caresses.
-moi ?
Et Nachette partit d' un éclat de rire qui frappa
les vitres.
-oh ! ... vous m' avez fait peur ! ... je vous en
prie... dépêchez-vous... mon petit Nachette, mes
lettres...
les yeux de Nachette s' allumèrent tout à coup ; les
yeux desroces ont de ces lueurs.
-mais vous ne comprenez donc pas que je me suis
fichu de vous ?
Et il eut un autre éclat de rire ; sa voix sourde
vibrait.
-vous n' avez donc pas compris que le vilain
singe était entdans votre vie pour autre
chose que pour vous adorer ? Vous aimer, vous ? ...
mais est-ce que vous avez pour deux sous de
coeur ? ... une femme qui s' est amusée
p354
à marcher sur l' amour d' un homme, qui a fait
piétiner le public dessus ! ... votre corset ? Ah !
Parbleu ! On sait ce qu' il y a dessous : de la
chair sur un caillou ! ... une belle chance,
pourtant ! ... avoir trouvé un bêta de coeur qui
vous idolâtrait comme un imcile ; vous enfin,
une cabotine que le premier venu tutoie ou peut
prendre par la taille ! ... il vous avait fait
l' honneur de se marier pour de bon, de vous épouser
devant un vrai maire... ce qu' il avait dans la
tête, il avait eu l' idée de vous le mettre dans la
bouche, pour vous mettre de moitié dans sa
pene, dans son succès... et vous croyez qu' on
trouve deux idiots de cette force-là dans sa vie ? ...
moi ? Mais vous n' avez donc pas senti que vous êtes
un instrument entre mes mains, une chose menant
à un but ? ... vous ne m' avez donc pas regardé ?
Vous n' avez donc pas vu que ce bonheur de Charles
m' éclaboussait ? ... que j' étais jaloux, oui,
jaloux ! Jaloux de cette fortune qui le faisait
son maître et libre du travail qui tue ; jaloux
de son foyer qui me crispait ; jaloux des amitiés
qui allaient à lui ; jaloux de son nom, de sa
figure, de son livre... de tout, là ! Vous ne
m' avez pas flairé, éventé, deviné ? ... vous êtes
bête comme tout !
-monsieur...
-oui, je suis entré dans votre intérieur pour
renverser la lampe, et vous repasser un peu de ce
qui me mangeait et me dévorait... y êtes-vous à
présent ? ... vous aimer ? Ah ! Vous vous
figuriez ? ... je n' ai pas le temps, ma cre ! ...
mais dans peu, si la fantaisie m' en prend... car
enfin, quoi ? Vous n' avez pas de talent ; vos
grimaces d' ingénue commencent à se faner, votre
beauté est mauvais teint... du théâtre, vous
dégringolerez, et si bas, qu' un beau soir... un beau
soir que j' aurai bien dîné...
-monsieur ! ... -fit Marthe affaissée sur une
chaise.
p355
-nous parlerons de toutes sortes de choses... du
joli petit salon de votre mari... des enfants que
vous auriez pu avoir... on dit que la materni
est une corde qui ne casse pas chez la femme : nous
verrons bien ! ... mille pardons, je ne vous
retiens pas...
et, prenant une affreuse intonation de bilboquet :
-je suis à ma toilette !
Et il ôta sa cravate.
Quand Marthe fut sortie :
-ça soulage ! ... -dit Nachette devant sa glace,
en passant sa brosse avec rage sur ses dents. -
allons, les choses marchent... je suisr de
Puisignieux, et... au fait, c' est bien ce soir
l' invitation de Couturat ?
Et il relut cette lettre :
" mon vieux,
j' ai le sac. -ton couvert est mis le vendredi 18
courant, depuis neuf heures du soir jusqu' au
lendemain. Le festin aura lieu dans l' atelier de
Giroust, qui est allé acheter des abat-jour verts
dans son pays. Nous aurons Maria et un autre ange.
à toi.
Couturat. "
chapitre lxxviii.
Il n' était gre que neuf heures et demie quand
Nachette fit son entrée dans l' atelier de
Giroust.
-hein ? -fit Couturat en lui désignant de l' oeil
la femme qui accompagnait Maria.
- aux oiseaux ! -répondit Nachette en se
servant
p356
d' un de ces idiotismes parisiens qui font l' effet
d' un crapaud sortant d' une bouche humaine.
-ma fille, -dit Couturat à la femme ainsi loe
par Nachette, -pas d' émotion et de
l' amabilité... môsieu est le directeur des
délass' -com' !
-monsieur est ? ...
et la pauvre fille regarda Nachette comme une
pauvresse regarde un changeur.
-lui-même ! -reprit Nachette qui avait saisi le
clignement d' oeil de Couturat et entrait carrément
dans la peau de son rôle : -oui, ma chère,
l' homme aux engagements, c' est moi.
On s' assit autour de la table, Couturat auxs
de Maria, et Nachette aux côtés d' Hermance,
ainsi s' appelait la compagne de Maria.
-il y a des catégories d' actrices, -disait
Nachette à sa voisine, -comme il y a des
catégories de viande... il ne faut pas vous le
cacher... nous avons des femmes qui donnent de
l' argent au théâtre pour jouer... ça n' est pas
votre genre, bon... nous avons des femmes à qui on
fait un engagement qu' elles puissent montrer...
vous comprenez... mais que nous ne payons pas...
ça n' est pas encore ça, n' est-ce pas, mon petit
loup... nous avons enfin la première qualité...
des vrais engagements... et authentiques comme
un livret de la caisse d' épargne !
Hermance hasarda :
-et qu' est-ce qu' il faut pour...
-ce qu' il faut ? ... il faut tout : des cheveux,
des yeux, des dents et des mollets ! Tout ce que
vous avez... si vous possédez par là-dessus le
talent de Mademoiselle Mars ou d' Alphonsine, le
talent ne nuit pas. Vous ne parlez pas du nez,
c' est déquelque chose ; et avec des
protections...
p357
-mais je ne connais personne...
-et le directeur, ma chère, -dit Nachette qui
devint galant.
Les deux hommes et les deux femmes buvaient et
mangeaient. Nachette, enton par Couturat, qui ne
laissait pas son verre vide, buvait plus que tout
le monde, et le songe d' Athalie, que lui récitait
Hermance en scandant les hémistiches avec des
hoquets, le jetait dans des tendresses qui
faisaient peut-être plus honneur au vin de
Couturat qu' au talent d' Hermance. Maria, de son
té, avait commencé une chanson patoise avec
accompagnement de couteaux sur les verres, quand
s' interrompant :
-dis donc, Couturat, qu' est-ce que c' est donc que
toutes ces bêtises-là !
Et Maria montrait au mur un trophée de mille petits
souliers de soie blancs, enrubans de bouffettes
et de rosettes.
-des souliers de danseuses espagnoles que nous
avons rapportés de nos voyages... des souliers
autographes.
Maria sauta sur un tabouret, prit dans le trophée
un soulier à noeud rouge, si extravagant de
petitesse, qu' une mère chinoise n' yt pas risqué
le pied de sa fille ; et l' apportant sous le nez de
Couturat :
-et il y avait une femme au bout de ça ?
-presque ! -dit Couturat.
Les hommes fumaient. Les femmes écorchaient un
couplet, un opéra ou un fruit.
-mais on est très-mal assis sur tes chaises, -
dit Maria.
-une idée ! -fit Couturat. -si nous ôtions les
tréteaux de la table ?
p358
On posa par terre la table, qui était une table à
mole, et chacun s' assit ou se coucha autour dans
l' abandon intime des poses de Lancret et dans la
liberd' un fin souper. Nachette, sur le ventre,
attelé à une pipe turque et enveloppé dans un
nuage de fumée de tabac, racontait à Hermance,
la tête sur un coussin, la pièce dans laquelle
il la ferait débuter, les mots qu' elle aurait à
dire et le collant qu' elle aurait à mettre.
Couturat, assis à la turque, les jambes croisées
et le dos au mur, et ptant son épaule à la tête
de Maria presque endormie, regardait de temps en
temps l' heure, à une pendule de boule, dont
l' aiguille marchait sur quatre heures du matin.
Sur la table, les verres, rangés tout à l' heure en
flûte de Pan, sont bandés, éparpillés, errants.
Quelques-uns montrent l' eau que les femmes se sont
versée pour ne point trop se griser. Un verre de vin
du Rhin est à moitié plein, et le vin blond
semble, dans le verre glauque, une topaze tome
dans la mer. Le rosele d' un reste de champagne
pétille dans les flûtes, plantées sur la table,
comme des aigrettes de cristal. Les assiettes de
Chine du dessert se sont rapproces et voisinent,
indiquant les familiarités comme des siéges après
une soie ; des noyaux, des peaux de fruits, des
pincées de sucre, brisent au hasard leurs fleurs et
leurs arabesques. Au milieu de la table, la
pyramide de poires est à bas ; quelques cerises
confites ont été oubliées dans le pillage sur le
papier à dentelles. Les pêches, renversées l' une
sur l' autre, se talent. Deux grappes de raisin
posent encore sur les feuilles de vigneches et
recroquevillées. Puis ce sont des petits pains
fouillés au coeur par de petits ongles, une
boulette de mie qu' Hermance a pétrie par
contenance au commencement du souper.
éclairé par les bougies de la table, le lustre de
Venise
p359
fait au plafond une grande ombre à mille pattes,
semblable à un insecte, vu au microscope.
Il est cinq heures. Tout à coup, un coup de
sonnette.
-c' est vrai ! -dit Couturat, -j' avais oublié...,
pardon, mesdames et messieurs, c' est que je me
bats ce matin...
et passant par-dessus Hermance, il lui glissa dans
l' oreille :
-tu sais que je ne sais pas que tu es la mtresse
de Puisignieux..., -et lui reposa la tête sur la
poitrine de Nachette.
Le jeune homme introduit par Couturat était
envelopd' un grand manteau qui s' écartait à
droite sous une bte de pistolets et se relevait par
derrière sous la pointe de deux épées.
-mesdames, monsieur le baron de Puisignieux...
merci, tu es exact... oui, mon cher, je me
préparais à la mort en famille, comme tu vois...
Puisignieux vit Hermance, il vit Nachette. Il
eut un de ces regards qui voudraient tuer les
gens ; il fit : ah ! Et s' assit.
Nachette, qui avait juste assez de sang-froid pour
reconnaître le baron, confus et parlant pour
parler, dit à Couturat :
-comment ? ... qu' est-ce que cette charge-là ? ...
tu te bats ?
-oui... une affaire qui est bête... bête ! ... une
bousculade qui s' est terminée par un soufflet...
ma main qui s' est trouvée posée sur la joue d' un
anglais... des gens qui nous parent... l' anglais
qui me crie : aps-demain, terrasse de
Saint-Germain, sept heures ! Et il me jette sa
carte, je la mets dans ma poche, je rentre, je
regarde, je vois : london, piccadilly... je
suis tom sur un anglais qui habite Londres, sur
le seul anglais qui n' habite pas
p360
Naples ou l' tel Windsor ! ... impossible de
mettre en rapport nos témoins, tu comprends... ils
s' entendront sur le terrain... je comptais sur toi, tu
faisais l' affaire avec Puisignieux... mais tu
m' as l' air un peu ému... si ! Tu es ému... je
prendrai en passant Bourniche.
Et voyant Puisignieux immobilisé dans une pose
morne et rageuse :
-tu as l' air d' un chagrin de coeur en marbre, mon
petit, ou d' un garçon de caisse volé... qu' est-ce
que tu as perdu, hein ? ... et toi aussi, qu' est-ce
qui t' arrive ? -dit Couturat à Hermance.
-Hermance, ma cre, vous avez un air trop
cornichon pour n' avoir pas des torts !
Et revenant à Puisignieux :
-c' est ça, n' est-ce pas ? ... ah ! Mon cher,
qu' est-ce que tu veux ? ... un malheur : je suis
désolé... mais ça arrive à tout le monde, et tu
serais aussi bête d' en vouloir à Nachette qu' à un
aveugle qui t' écrase un cor... que diable ! Il ne
pouvait pas deviner... ah ! Voilà l' inconvénient de
cacher ses maîtresses à ses amis... mais pas de
plaisanterie... nous allons être en retard... donne
le bras à Maria, Puisignieux... toi, Nachette,
un conseil d' ami : va te jeter sur le lit de
Giroust, tu descendras la clef... décampons !
Et prenant le bras d' Hermance :
-pas un mot ! -lui dit Couturat, -il te
reviendra... et plus gentil qu' avant... ton
engagement est sur le feu... et tu sais que je
tiens parole aux femmes.
On ramena les femmes. Puis on fit lever Bourniche,
qui entra dans l' affaire de Couturat comme un
hanneton dans une lanterne. Il se répandit en
questions et en interjections jusqu' à
Saint-Germain : il avait vu cet anglais, il
était sûr de l' avoir rencontré ; il levait un plan
du soufflet ; il se racontait la scène, en
redemandait lecit à Couturat, imaginait les
témoins qu' ils allaient trouver,
p361
se penchait à la portière pour apercevoir des
favoris d' anglais, et, ne voyant rien, revenait à
Couturat qui l' envoyait promener.
Arrivés à Saint-Germain, ils firent toute la
terrasse ; personne. Une heure se passa ; rien.
Couturat envoya Bourniche s' informer au pavillon
Henri Iv et dans les tels les plus proches :
aucun anglais n' avait paru. à dix heures, Bourniche
déclara qu' il avait besoin d' être à Paris à midi.
Couturat se rappela connaître un officier en
garnison à Saint-Germain, qui ne lui refuserait
pas le service d' être son second ; et, laissant
partir Bourniche, déclara que, pour lui, il
attendrait toute la journée, -" à l' instar des
espagnols " .
Resté seul avec Puisignieux, Couturat le promena
dans la forêt ; et là, dans les bois, dans cette
atmospre mystérieuse et tendre, dans cet air qui
ouvre le coeur et dénoue l' âme, profitant de toutes
les émotions du lieu et de la circonstance,
Couturat, prenant la voix et le ton d' un homme
prêt à mourir, et qui se confesse à un ami,
dépouilla tout à coup sa blague, sa moquerie, le
Couturat que Puisignieux connaissait. Il eut des
notes caressantes et d' une douceur triste ; il pressa
le chagrin de Puisignieux, l' écouta, l' embrassa,
le comprit, le pansa, le berça, le respecta
surtout, et n' entreprit point de le consoler. Il
s' apitoya sur lui, pleura sur son amour trompé,
s' abandonna, lui dit que lui aussi avait été
trom; -et ce fut là le chef-d' oeuvre de
Couturat, -lui raconta son premier amour, cette
premre duperie qui l' avait fait, avouait-il,
ironique et mauvais. Il le tint et le mania ainsi toute
la journée, promenant la caresse, essayant la
prise sur toutes ses sensibilités, déliant ses
défiances, entrant au fond de lui en paraissant
se livrer, ôtant à ses confidences toute fausse
honte, pénétrant dans sa jeunesse, s' emparant de
lui à travers sa
p362
passion toute chaude et les premières larmes de ses
illusions... et quand ils rentrèrent à six heures
du soir à Paris, Puisignieux et Couturat
étaient amis comme s' ils avaient été troms tous les
deux par la même femme.
Chapitre lxxix.
à six heures et demie, Couturat et Puisignieux,
bras dessus, bras dessous, remontaient les
boulevards, causant de la mort prochaine de la
tante de Puisignieux, chez laquelle Puisignieux
était monté en descendant du chemin de fer, et qui
n' avait plus que deux ou trois jours " à aller " . Ils
parlaient de l' avenir, de la succession, de ce que
Puisignieux pourrait tenter, du beau levier qu' il
allait avoir entre les mains, de la position qu' il
devrait prendre dans la publicité, quand ils
tombèrent sur Montbaillard qui flânait, les mains
dans ses poches.
-d' où diable sortez-vous tous les deux ? -fit
Montbaillard, -vous êtes crottés comme un chemin
vicinal ! ... à propos, qu' est-ce que tu as donc eu
avec Nachette ? ... il est furieux contre toi ! ...
il est en train de raconter au café la charge qu' il
va faire sur toi et sur ton duel d' aujourd' hui...
est-ce que tu t' es battu vraiment ?
-non, on n' est pas venu... et toi, qu' est-ce que tu
fais ?
-moi, mon cher, je m' embête... je crois que je
deviens trop vieux pour le métier... Paris me pue
au nez... je donnerais dix sous pour être à la
campagne... je tourne à la petite Fadette ,
sans charge ! ... j' ai envie de voir des moutons...
-à tondre ! -dit Couturat.
p363
-c' est bon ! -dit Montbaillard en lui donnant un
coup de poing amical, -tu verras quand tu auras
pasquarante ans dans ce vilain gueux de Paris...
j' aspire à la vieillesse d' Odry : mourir à
Courbevoie... j' en ai assez de me casser la tête...
et de toute la boutique ! Toutes ces
machines-là... et puis la casse, des duels ou
la prison... c' est gentil quand on est jeune... mais
vois-tu, au fond, cette vie-là... c' est de la
blague !
-tiens ! Montbaillard, tu es bucolique ce soir
comme un homme qui veut faire une affaire.
-a-t-il du vice, cetin de Couturat ! ... eh
bien ! Oui, mon petit, je veux vendre mon journal.
Nachette m' a tâté ; mais il nemasque pas son
capitaliste... et si j' étais enfoncé par Nachette,
moi, tu comprends... il n' y aurait plus d' enfants !
Et puis je t' aime mieux, toi... non, parole
d' honneur, je vais te dire... on ne quitte pas un
journal comme une chemise ; c' est comme un
enfant ; et je crois qu' avec toi il vivra, il ira,
mon scandale ... tu as en tête une concurrence,
un grand petit journal quotidien, avec des
correspondances, le diable et son train... sais-tu
le joint ? C' est de m' acheter... tu as d' abord des
abons, un noyau, tu n' essuies pas les plâtres...
ah ! Si tu savais le nombre de journaux qui me sont
cres entre les jambes avant celui-ci ! ...
qu' est-ce qui t' empêche d' acheter ?
-l' argent.
-l' argent ? Avec un gentilhomme comme monsieur !
-dit Montbaillard en indiquant le baron. -une
bagatelle d' abord ! Qu' est-ce que j' en demande ?
Quatre-vingt mille francs... et tu sais qu' avec les
annonces ça va dans les trente mille par an...
trouvez-moi beaucoup de placements dans ce
goût-là... eh bien ! Qu' est-ce que vous dites ?
-nous achetons ! -dit audacieusement Couturat
p364
en faisant va-tout sur la faiblesse de Puisignieux,
et en lui appuyant dans les yeux la volonté de son
regard, comme un genou dans une poitrine, -n' est-ce
pas, Puisignieux ? -et, sans lui donner le temps
de pondre, -Puisignieux t' achète, -dit-il à
Montbaillard, -mais il n' a pas d' argent... mais il
en aura demain, après-demain, dans deux jours...
dans trois jours.
Montbaillard, qui paraissait parfaitement
renseigné, ne dit mot. Couturat reprit :
-tu comprends, il t' achète ; mais il faut lui
laisser le temps de ramasser ses nippes ; il
t' achète quatre-vingt mille francs... quarante mille
francs payables dans six mois, les intérêts à
partir d' aujourd' hui ; quant aux autres quarante
mille, il a la faculté de te les payer six mois
après le premier payement, intérêt à cinq... ou de
te faire un seul payement de quatre-vingt mille...
-mais alors, -dit Puisignieux, -je ne payerais
que les intérêts de six mois.
-bien entendu... mais pas d' histoires ! Quarante
mille francs dans six mois... ah çà ! Mon garçon,
vous ne me faites pas poser avec votre fortune ?
Madame votre tante n' est pas une balançoire ? -
demanda Montbaillard avec un air de doute et une
défiance trop affectés pour que Couturat ne les
crût pas jos. -et les autres, les autres
quarante mille, six mois plus tard ou en même
temps... eh bien ! Topez là, vous êtes propriétaire
du scandale ... ah ! Je vous laisse pour
succession un joli nuro ! Ce gredin de Nachette
a déter, imprimées je ne sais où, des lettres de
Demailly... Boisroger, Franchemont, Rémonville
et toute la bande y sont frement mordus ! Ils vont
faire une bonnete, en lisant ça d' un ami
intime... il n' y a que Nachette pour ces
tours-là... mais tu ne m' écoutes pas ?
Montbaillard se trompait, Couturat était tout
oreilles ;
p365
mais il regardait devant lui comme un homme plongé
dans une flexion vague.
-moi ! ... hein ? ... hein ? Non qu' est-ce que tu
disais ? ... ah ! Tu parlais du numéro... nous
prenons possession du journal immédiatement, tu
sais ?
-oh ! Vous me laisserez bien le nuro de demain...
comme épingles.
-les intéts courent d' aujourd' hui, mon cher...
et puis, un enfantillage ! Puisignieux et moi,
nous voulons entrer tout de suite en possession
de ton fauteuil vert de directeur... après dîner,
nous passerons un petit traité entre nous, un
projet, si tu veux, quitte à y mettre toutes
les herbes de la saint-Jean, après que la tante
aura fait ses malles... les traités avec la
daction sont rompus en cas de changement de
direction ?
-oui.
-très-bien. Eh bien ! à huit heures... tu nous
installeras.
-allons ! ... mais c' est pour vous... je vous mets
ce soir dans les meubles du scandale ... c' est
dit, et je vais tambouriner la chose.
-non... ne dis rien... je veux que ça étonne.
Quand Montbaillard les eut quittés : -mon cher,
-dit Couturat au baron, -tu me remercieras...
Hermance n' a qu' une idée : un engagement... je la
connais... elle t' aime, parole d' honneur ! Mais
vois-tu ? Un blagueur qui lui promettra de la
faire entrer aux folies-dramatiques. Que veux-tu ?
Une idée fixe... le théâtre est son meuble en
palissandre, à cette fille... avec le scandale ,
dans quinze jours... tu pourras exiger un
engagement, et alors... alors tu la tiendras... et
serré ! Tu lui feras peur avec le journal, comme
un mari fait peur avec la cour d' assises... on
l' égratignera de temps en temps pour la
p366
maintenir dans le bon chemin... et je te jure qu' elle
ne bronchera plus !
On dîna en cinq minutes chez Puisignieux, à qui
Couturat fit faire sa paix avec Hermance. Couturat
avait glissé dans l' antichambre à l' oreille de la
femme : -c' est fait... tu seras engagée...
maintenant du bonheur à cet enfant, et chaud ! Il y
aura un joli coupon de rente pour toi...
-si je te donnais une procuration ? -dit
Puisignieux en s' étendant dans un fauteuil.
-pas de ça ! ... les affaires avant les amours ! ...
je t' emne, je veux que tu sois... on dirait
que nous t' avons égor... c' est toi qui achètes...
moi, je ne suis rien... que tondacteur en
chef... tu fixeras les appointements, voilà ! ...
des appointements aussi honorables que tu voudras...
si tu tiens même à m' intéresser dans les
bénéfices...
ils allaient entrer au journal, quand une des plus
grosses lébrités du scle, qui avait essa
d' enlever un journal sur son nom, leur passa sous
le nez.
-tiens ! -dit Couturat en donnant un coup de
coude à Puisignieux, et il se jeta au travers de la
lébrité : -cristi, mon cher, vous avez la main
heureuse. Il y a un gaillard dans votre journal,
je ne savais seulement pas son nom hier... il
donne une vie à votre journal... on ne parlait que
de cela hier au café Riche... les charmants
articles !
-Mellin, n' est-ce pas ? ... oui, il a beaucoup de
talent... as-tu lu mon article d' hier ?
-non... -dit Couturat, -Mellin, c' est cela...
gardez ce gaon-là dans du coton, c' est la
fortune de votre journal.
-pourquoi as-tu été lui dire ça ? -dit
Puisignieux, -il avait l' air tout chiffon.
p367
-pourquoi ? Tu le verras bien demain... tu n' as
peut-être pas le désir de garder Nachette ?
-Puisignieux fit un mouvement. -eh bien, voilà
Nachette remplacé.
-comment ! Remplacé ?
-ce grand homme, mon cher, est, tout grand homme
qu' il est, un homme de lettres... si on parle un
peu d' un de ses rédacteurs, on ne parle pas
uniquement de lui... Mellin sera flanqà la
porte demain matin sous un ptexte, et nous
l' aurons.
Montbaillard les attendait en se promenant de long
en large dans le bureau du journal.
-tu es exact, -lui dit Couturat.
-comme une éclipse, mes enfants... tout est pt,
voilà le projet de traité.
Couturat le rut des mains de Montbaillard, et le
passa à Puisignieux, puis le reprit et le relut
attentivement.
-parfait ! -fit-il après sa lecture. -Puisignieux
et toi, vous allez le recopier en double sur
papier timb... moi, je vais voir les traités pour
la rédaction...
et pendant qu' ils copiaient, Couturat, amenant les
épreuves qui étaient sur le bureau, parcourut de
l' oeil l' article de Nachette.
-là ! Signons ! ... la plume de Fontainebleau,
messieurs ! -dit Montbaillard.
On signa.
-messieurs, la maison est à vous... elle est
bonne... saperlotte ! Je suis tout chose... -et
ramassant ce qu' il y avait dans la caisse : -voilà
une clef qui a servi à autre chose qu' à enfermer des
plumes de fer ! ... et maintenant que tout est
consommé, j' ai bien l' honneur... je vais boire
quelque chose... ah ! Dis donc, veux-tu voir
les épreuves avant que je ne les donne ?
p368
-pourquoi faire ? -dit Couturat. -non... donne
le bon à tirer... là ! ... et descends-les...
quand Montbaillard fut à la porte :
-au fait, ne te donne pas la peine... j' ai besoin
de faire un tour à l' imprimerie, je les descendrai.
Montbaillard sortit.
-tu n' as plus besoin de moi ? -dit Puisignieux.
-si, -dit Couturat. -dors un peu sur ce divan,
on y est très-bien.
Couturat reprit les épreuves et resta absorbé
pendant deux heures devant une vingtaine de tronçons
de phrases. Son monologue intérieur était le
monologue suivant : -un catalogue des lettres
on donne des extraits de lettres d' une illustration
pas plus illustre que Demailly, c' est louche...
des extraits qui se trouvent frapper seulement et
précisément Franchemont, monville, Lamperière,
les autres, c' est vitrop juste, c' est une
chanceté trop littéraire pour un marchand
d' autographes... je sens le mensonge dans tout
cela... ah ! Si on pouvait deviner à qui les lettres
sont adressées, cela mettrait peut-être sur la
voie... voyons ! ... hum ! ... une tournure bien
abandonnée pour des lettres écrites à un homme...
nous sommesnéralement plus sur nos gardes que
cela... ah ! Ah ! C' est à une femme... ils n' ont
pas penà cet e muet, les imbéciles ! Voilà
un e muet qui tranche la question... bon !
C' est à une femme... oui, mais après ? ... relisons...
il y a un certain ton de respect qui ne peut
s' adresser qu' à une femme... comme une femme
légitime... et puis le catalogue annonce les lettres
autographes signées de son petit nom... bête que
je suis ! Ce sont des lettres de Demailly à sa
femme... Nachette, qui tourne autour depuis
quelques mois, aura eu communication de ces lettres,
et le catalogue est une invention... non, Nachette
est plus fort que ça... une
p369
infamie de cette bêtise-là est au-dessous de lui...
il faut qu' il y ait une vente...
et Couturat retomba dans ses réflexions.
-très-bien ! -reprit-il en sortant ; -m' y
voilà... Gagneur, une canaille que j' ai vu rôder
deux ou trois fois dans le bureau... c' est un
simulacre de vente arrangé entre Nachette et lui...
une couverture assez bien imaginée !
Il remit les épreuves sur le bureau, prit une
grande feuille de papier blanc et travailla toute la
nuit à un programme de la nouvelle direction, qu' il
recommença deux ou trois fois pour faire tenir une
promesse dans chaque mot et un apt dans chaque
phrase. Puis il attendit le jour en parcourant les
registres d' abonnés.
Puisignieux, moulu de sa promenade de toute la
joure, dormait tranquillement sur le divan, comme
il eût dormi dans son lit.
On frappa violemment à la porte.
-pardon, m' sieu ! Dit un gamin de l' imprimerie,
-on m' a dit de monter voir s' il y avait quelqu' un
au journal... on n' a pas rendu les épreuves hier
soir... il va y avoir un retard...
-ah ! Nom d' un chien ! ... moi qui ai oublié de les
lire... ça ne fait rien, tiens ! ... qu' on compose
tout de suite... pas d' épreuve... on ne fera pas de
corrections.
-je te demande un peu pourquoi tu m' as gar ?
-dit Puisignieux en se veillant.
-attends donc !
Et Couturat se mit à se promener dans le bureau.
Puisignieux prit le parti de se rendormir. Au
bout d' une heure, il fut réveillé par Couturat.
-tu vas descendre à l' imprimerie... tu presseras
le tirage... vois tirer... tu n' as jamais vu
tirer... c' est instructif... quand il y en aura une
cinquantaine de tirés,
p370
prends un numéro... c' est-à-dire tu en prendras
deux, un qu' on te verra prendre, et un que tu prendras
sans qu' on te voie... et remonte-moi-les.
Puisignieux revint avec les deux numéros.
-très-bien ! Prends une bande... vite donc ! ...
écris : Monsieur Charles Demailly... saute dans
un coupé... file à son adresse, et envoie cela sous
la porte cochère.
-je ne comprends pas... -dit Puisignieux.
-tu comprendras tout à l' heure... va !
Couturat descendit aussitôt à l' imprimerie, le
journal à la main. Le bruit de sa nouvelle qualité
l' entoura du respect des compositeurs.
-arrêtez le tirage ! -cria Couturat, -à
l' instant ! ... où sont tous les nuros tirés ?
Tous, qu' il n' en traîne pas un ! ... Michel, prenez
le paquet... vous allez brûler ça devant moi, dans
ma cheminée. Je ne veux pas de choses comme cela
dans le journal, moi... -et Couturat désignait du
doigt l' article de Nachette. -... des blagues,
bien ! ... mais ça, c' est trop fort... Montbaillard
a pu ne rien y voir... qu' oncompose le journal !
Puis, après quelques instants de réflexion :
-il faut qu' on paraisse cependant... il n' y a rien
là-haut, pas de copie... gardez la composition...
qu' oncompose seulement dans la quatrième page
l' annonce de la ville de Marseille .
-mais, Monsieur Couturat, -dit Malgras qui
redescendait du bureau où il était remonté pour
faire lepart du journal, -c' est une annonce de plus
de deux cents francs qu' on va perdre ! Voilà trois
semaines qu' elle est remise...
-qu' on la décompose ! ... je donnerais, voyez-vous,
Monsieur Malgras, mille francs pour n' avoir pas
ce fichu numéro sur le corps... et mon premier
nuro ! ... qu' on
p371
attende maintenant ! ... nous paraîtrons aujourd' hui...
demain ou après-demain !
Puisignieux attendait Couturat dans le bureau.
-c' est fait.
-bien.
-tu as une idée ?
-je n' en sais rien... seulement, il y a un homme...
tu sais de qui je parle... il s' est mis deux ou
trois fois en travers de mon chemin... je veux
simplement le jeter à la porte de manière... à ce
qu' il se casse les pattes !
-et le moyen ?
-je le cherche... j' attends quelque chose... le
hasard... la providence... ce que tu voudras...
quelque chose... ou quelqu' un... mais c' est bien
le diable s' il n' éclatait pas quelque chose de la
bombe que j' ai jetée dans le café au lait de
Demailly... maintenant, mon petit Puisignieux, si
tu allais embrasser Hermance ? ... j' ai besoin
d' être seul.
Chapitre lxxx.
Couturat demeura deux heures à écouter les rumeurs
de Paris qui s' éveillait, et attendant.
Un bruit de voix se fit entendre dans l' antichambre.
-qu' est-ce que c' est, Michel ? -dit Couturat au
garçon de bureau qui entrait.
-un monsieur qui demande l' adresse de M Nachette.
-tu lui as dit ?
-que je ne savais pas... il a dit qu' il
attendrait.
-comment est-il, ce monsieur ?
-un gros... court... qui a l' air d' arriver de son
pays... et core comme...
p372
-fais entrer.
-monsieur, vous désirez ? -fit Couturat en se
levant d' un air froid.
-monsieur, -dit le gros homme épouffé et qui était
entcomme une trombe, -je demande l' adresse d' un
drôle qui s' appelle Nachette... et je ne croyais
pas qu' on refusait...
Couturat eut un sourire digne : -pardon, monsieur,
mais permettez-moi de vous dire que vous me
semblez ignorer complétement les habitudes d' un
journal... des raisons... d' économie sociale, vous me
comprenez ! ... font généralement du domicile d' un
homme de lettres un secret... pour ses créanciers...
mais pour vous, monsieur, qui me semblez mû par un
motif tout autre...
-je viens, moi, pour lui appliquer l' indignation
d' un honnête homme sur les deux joues... je viens
pour le battre... oui, le battre !
-le battre ? ... vous me paraissez bien ani,
monsieur.
-eh ! Je ne sais pas ce que je suis, monsieur ! ...
mais, il faudrait n' avoir pas de sang dans les
veines... comment monsieur ? Des lettres qu' un
misérable a volées à une femme ! ... on ruinera, on
tuera le mari avec cela ! ... sa pensée, monsieur,
sa pensée sera rendue publique ! ... ah ! Je vous
parais animé ! ... et ce qu' il aura dit à l' oreille,
une impression d' un jour, d' une heure... des
confidences... sa confession... un mouchard, monsieur
n' aurait pas commis cette infamie.
-vous dites, monsieur ?
-je dis que ce monsieur a volé les lettres de
Charles à sa femme... volé ! ... et...
-j' avais bien entendu, monsieur... mais
voudriez-vous avoir la bonté de m' expliquer comment
M Demailly a pu avoir connaissance d' un numéro
non paru ?
p373
-non paru ! ... si vous aviez été dans ma peau
depuis une heure, vous auriez vu... s' il n' était
pas paru ! ... vous auriez vu si Charles ne l' a
pas lu, votre nuro non paru ! ... il est tomle nez
sur le parquet... à plat... un coup de foudre...
on a couru chez le decin... je ne sais s' il est
mort ou vivant... c' était comme mon fils,
monsieur... et je suis sorti, moi qui ne sais pas
tenir une épée... je suis sorti... je vous dis
qu' il faut que je le soufflette !
-vous ne savez pas tenir une épée ? ... c' est
malheureux, monsieur, malheureux... Nachette
est une seconde force très-distinguée ! ... il a eu
la main malheureuse, je ne sais , à Nantes...
oh ! Aps tout, dans ces affaires, le hasard...
et Couturat, qui interrogeait de l' oeil cette
bonne et chaude nature, ce tempérament sanguin et
de premier mouvement, cette passion qu' il laissait
s' épancher et sepenser, en ne lui imposant que les
froideurs de la politesse et de la pratique des
choses, Couturat vit la réflexion revenir dans
cette indignation, l' âge et la vie parler à cet
homme, le souvenir des jolis enfants qu' il avait
laiss là-bas, l' amollir et le lier doucement...
il y eut un silence que Couturat prolongea pour
laisser agir l' humanité dans l' ami de Charles, et
il le vit imperceptiblement pâlir comme si la
mort lui avait frap sur l' épaule.
Couturat reprit :
-quel que soit votre vouement pour M Demailly,
dévouement que j' honore, monsieur, quel que soit
votre pris des chances d' une rencontre, vous me
laisserez vous dire qu' il est regrettable que vous
preniez la place d' un ami beaucoup plus jeune que
vous, et que vous remplaciez sur le terrain un
garçon de trente ans... qu' on ne croira pas malade,
monsieur, je connais le
p374
public... et puis enfin, -dit Couturat qui
continuait à observer son interlocuteur, -quand vous
aurez attrapé un coup d' épée, quel service
aurez-vous rendu à M Demailly ? ... tenez,
monsieur, -et Couturat, quittant subitement son ton
de dacteur en chef pour un ton de bonne enfance
et d' homme à homme, -savez-vous ce que j' ai fait,
moi qui vous parle ? Sans savoir si ces lettres
étaient fausses ou vraies, d' elles venaient,
comment elles avaient été obtenues, ce qu' elles
disaient, sur le seul soupçon de quelque chose dans
le genre de ce que vous venez de me dire, j' ai fait
arrêter le tirage du numéro... oui, monsieur, au
risque d' un retard... j' ai fait décomposer une
annonce de cent cinquante lignes dont je perdrai
l' argent... j' ai fait réunir tous les numéros tirés,
et en voilà les cendres dans la cheminée... le numéro
reçu par votre ami est pour moi une énigme... à
moins que Nachette n' ait fait un tour à
l' imprimerie avant moi... ce serait la seule
explication... enfin, à l' heure qu' il est, je
cherche uneponse qui cloue au dos de l' article de
Nachette... ce que tout homme d' honneur doit en
penser... une note, dans huit jours, ce serait trop
tard, et je veux dans le numéro même jeter le
personnage à la porte, en lui faisant descendre
l' escalier sur les reins... vous êtes bien bâti...
vous avez des bras, une poigne... vous avez pour
Demailly une de ces amitiés... que nous ne
connaissons pas nous autres ; enfin, suffit ! ...
vous allez courir, mais d' un bond, rue Childebert,
4... vous trouverez là un certain Gagneur, un
misérable, peureux et ivre... il est onze heures,
il sera ivre... vous le menacerez de l' étrangler...
vous l' étranglerez même un peu, jusqu' à ce que
vous ayez de lui une attestation que les lettres
lui ont été remises par Nachette... c' est tout ce
dont nous avons besoin... et ne craignez pas de
mettre les pouces ! Il faut
p375
que vous ayez l' air d' un homme qui vient pour
tuer... filez ! Il y a un coupé en bas... vingt
minutes pour aller, vingt pour revenir, dix pour la
scène... ce n' est pas une heure.
Au bout de trois quarts d' heure, le gros homme
arriva, ruisselant, s' essuyant la figure, et
levant en l' air une large main triomphante :
-ç' a été dur... mais voilà !
Et Couturat lut :
" je déclare que la vente désignée sous l' intitulé :
vente d' une jolie collection d' autographes
modernes, et annoncée pour le 24 janvier,
était une vente fictive. Je déclare que les lettres
de M Demailly, mentionnées audit catalogue,
m' avaient été remises par M Nachette, affirmant
au surplus avoir agi en tout ceci sans en
comprendre la gravité.
Gagneur. "
-vous avez mon estime, -dit Couturat dont les
yeux brillèrent.
Et, se jetant à son bureau, il écrivit d' une
haleine une cinquantaine de lignes.
-Michel ! Tout de suite, à la composition, en
queue de l' article de M Nachette... et qu' on tire
imdiatement !
-monsieur, -dit Michel, -il y a quelqu' un qui
demande à vous parler... M Millin... Mellin...
-impossible ! ... dites-lui que je lui donne
rendez-vous demain à dix heures... ah ! Envoyez-moi
M Malgras...
-Monsieur Malgras, -dit Couturat, -vous avez
le nouveau programme... biffez le nom de
Nachette... vous
p376
mettrez le nom de Mellin à la place... et donnez
à imprimer.
Le gros homme fit mine de se lever.
-ne vous en allez pas, monsieur, -lui dit
Couturat ; -nous allons rire !
Chapitre lxxxi.
Nachette s' était croi dans l' antichambre avec
Malgras.
-je ne sais si vous restez, mon cher Nachette,
je ne sais pas, -lui avait dit Malgras en lui
montrant son nom biffé.
-toujours de bonnes nouvelles, cere Malgras ! ...
corbeau, va !
Et Nachette entra dans le bureau.
-dis donc, qu' est-ce qu' on dit ? -et, pâle de
colère, il s' avança sur Couturat. -qu' est-ce
qu' on dit, que c' est mon article qui empêche le
journal de paraître ? Je la trouve bonne,
celle-là ! ... qu' est-ce qu' il y a, hein ?
-rien... ton article passe.
-et mon nom biffé sur ton programme... Malgras
me l' a montré... qu' est-ce que ça veut dire ?
-qu' il y a un nouveau directeur, et que les
traités passés avec Montbaillard finissent en cas
de changement de rédaction... tu peux passer à la
caisse, tu sais ? Tu as le droit d' y solder les
avances que le journal t' a faites...
-voyons, tu me fais une scie, Couturat... tu ne
peux pas me mettre à la porte comme cela... comme
un
p377
chien... à propos de bottes... à cause de ton
amitié pour M Demailly.
Et Nachette eut un sourire ironique.
-pourquoi pas ? J' ai pu le blaguer, mais...
-tiens ! Couturat, tu as tort de jouer ce jeu-
avec moi...
la main de Nachette tourmentait la pomme de sa
canne. Couturat, qui le surveillait de l' oeil,
jouait négligemment avec unegle de fer.
Nachette reprit en domptant sa voix :
-tu ne veux donc pas qu' on blague ce cher
Demailly ? ... je n' y tiens pas, moi, si ça te
fait mal... moi ? Mais je suis pt à lui trouver
du talent, du génie, tout ce que tu voudras ! Je
dirai qu' il est le mole des maris... méconnus !
Je raconterai, dans le journal, ses bons mots sur
toi... tu vois, directeur de mon coeur, que je
suis toujours digne de signer au scandale ...
et tu me gardes.
-impossible, mon cher... la direction nouvelle du
journal ne veut pas d' un rédacteur qui fait des
articles avec des lettres volées à une femme...
et la gle de fer de Couturat se tourna, comme
par distraction, vers Nachette.
-tu mens !
-vous savez bien, Nachette, que je me suis
battu... quelquefois... et plus sérieusement
qu' hier... -dit Couturat en appuyant cette
dernière phrase d' un sourire de persiflage.
-c' est la femme de Demailly qui t' aura dit...
-non, c' est Gagneur... tu sais bien, Gagneur...
et c' est monsieur qui a apporté laclaration
de Gagneur... déclaration suivant laquelle...
tiens, lis !
Et Couturat tendit à Nachette le journal que
Michel apportait en ce moment.
p378
Nachette parcourut des yeux la note de Couturat
et devint blanc comme sa chemise. Il laissa
tomber le journal, et, s' assurant sur sa canne :
-tu auras bientôt de mes nouvelles !
-je ne te reconduis pas... -dit Couturat
tranquillement.
Quand Nachette eut jeté la porte sur lui :
-monsieur, -reprit Couturat en se retournant
vers le gros homme tout ému, -si je vous assure ici
de l' estime que je fais du caractère et du talent
de Demailly, c' est que je suis certain que vous
me croirez... votre ami vaut mieux que nous tous,
je le sais, et je vous le dis... mais que
voulez-vous ? Le mal était fait. Je n' ai pu faire
que ce que j' ai fait ; et ma conscience me rend
ce témoignage qu' en le faisant j' ai accordé à
Demailly la seule réparation que je pusse lui
offrir...
chapitre lxxxii.
à ce mot, par la porte ouverte brusquement, Charles
Demailly se pcipita, les pieds dans des
pantoufles, la figure contrace et horriblement
défaite, sentant l' éther à pleine bouche.
-vous ici ! Chavannes ! -fit-il en apercevant
le gros homme. Laissez donc, c' est moi que ça
regarde, ça... je sors de chez Nachette, qui
n' était pas chez lui...
et Charles jeta un regard de provocation à
Couturat.
-tu es fou ! -lui dit Chavannes, qui vit le
regard et craignit un geste. -monsieur se bat
pour toi avec ce Nachette...
-Demailly ne m' aura pas cette obligation, -dit
Couturat en le saluant ; et malgré tout le
bronze qu' il
p379
avait sous la peau, il cachait mal le coup que lui
avait donl' apparition de cette espèce de
spectre. -non... demain, Nachette ne trouvera
pas sur la place de Paris deux individus qui
veuillent lui servir demoins... il y a des gens
qui trouvent toujours deuxmoins, mais lui
il a tiré sur tout le monde... ce sera une
débandade, vous allez voir... demain, il ne
trouvera pas deux amis ; après demain, il n' en
trouvera pas un, et s' il attend huit jours,
dans huit jours, il est capable de battre tous les
journaux sans trouver une place grande comme la
main pour mettre sa réponse... oh ! Dans notre
monde, on est impitoyable pour les vilaines choses
mal faites... c' est comme dans l' autre pour les
coquins qui se ruinent... mes regrets bien vrais
de n' avoir pas été au journal quand l' article a
été apporté...
et, s' oubliant un moment, Couturat dit cette
phrase dans la sinrité de son âme.
-enfin, çachauffe un peu le coeur, un homme
comme ça ! -dit Chavannes en descendant
l' escalier avec Charles.
Charles le regarda, et eut un moment sur les
lèvres tout ce qu' il avait deviné ; mais il ne
dit rien.
-quelle imprudence de sortir ! ... comment es-tu ?
-merci ! ... mieux... j' ai les jambes qui me
brûlent... ah ! Ce sont les sinapismes que j' ai
oubliés... le médecin a dit, je crois, que c' était
une apoplexie nerveuse... pouah ! J' ai de l' éther
plein la bouche... et la tête, c' est drôle, comme
tout étonnée...
-tu as bien souffert ?
-affreusement... je ne sais pas ce qui s' est
paslà dedans... -et Charles indiquait sa
tête. -ce que je me rappelle, c' est que, dans le
moment où je souffrais comme cela, ma pene est
allée à une phrase... que j' ai lue je ne sais ,
dans un livre de médecine... que
p380
les jeunes suppliciés ont quelque chose qui se
durcit dans la tête dans le moment, peut-être dans
la seconde qui pcède l' exécution... il me semblait
sentir cela, ce durcissement de... de... j' ai
oublié le nom.
-quelle idée ! ... de l' arachnoïde...
-oui, je crois... ah ! Mon pauvre Chavannes, moi
qui vous avais fait venir pour voir ma pièce ! Vous
enlever à votre chez vous, vous faire quitter...
tout, tout ce que vous aimez... c' était bien la
peine ! ... il était dit que vous vous en iriez
comme vous étiez venu...
-par exemple ! ... quelle raison pour qu' on ne te
joue demain ?
-me jouer ? ... ah ! Oui, me jouer ! ... ma pièce ?
Je la hais... elle me fait peur... l' amitié,
l' estime des hommes que j' aimais et que
j' estimais... elle me coûte cela ! Elle me coûte
encore... vous savez... non, tenez ! C' est fini...
j' ai horreur du théâtre, j' ai horreur des
lettres... cette vie est horrible... cette vie,
j' en meurs, et je n' en veux plus ! ... deux liards
de lébrité achetés par des tortures... mais si
on les connaissait ! ... c' est un pacte trop bête
à la fin... un marcd' imbécile ! ... non, les
livres, les journaux, les quinquets, Paris... je
n' en veux plus ! Non ! Non ! ... montons au
théâtre...
Charles trouva le directeur qui avait eu vent de
toute l' affaire, singulièrement refroidi pour la
pièce et pour l' auteur. Charles déclara qu' il
retirait sa pce. Le directeur fit une défense de
politesse, et, intérieurement enchanté d' être
débarrassé de la première oeuvre d' un nom inconnu
au théâtre, d' un garçon sous le coup de tant de
colères, et d' un four parfaitement monté,
laissa retirer l' ut enchan .
Chavannes resta quelques jours avec Charles. Il
s' étonna de ne point lui entendre parler de
Nachette, du bruit que faisait le retrait de sa
pièce, des choses qui étaient autrefois
p381
sa vie, sa pensée, sa causerie. Il trouva me qu' il
lui demandait un peu souvent quand il partait,
d' autant mieux qu' il ne restait à Paris que pour
lui, et absolument pour le soigner. Quand il
partit, Charles l' accompagna au chemin de fer, et
lui promit, -Chavannes avait voulu l' emmener
avec lui, -d' aller le retrouver bientôt, aussitôt
qu' il aurait réglé quelques affaires à Paris.
Chapitre lxxxiii.
Quand Charles fut remonté dans le fiacre qui les
avait amenés, Chavannes et lui, au chemin de
fer :
-où allons-nous ? -lui demanda le cocher.
-où vous voudrez.
-vous voulez rire, bourgeois ?
-non... vous voudrez, je vous dis...
promenez-moi.
Le cocher remonta sur son siége, et alla le long
des boulevards.
-monsieur, nous voilà à la bastille...
Charles ne pondit pas.
Le cocher prit mélancoliquement la rue saint-Antoine
et tomba sur les quais, se retournant à demi de
temps en temps et regardant du coin de l' oeil
avec inquiétude ce bourgeois singulier, immobile,
les bras croisés, au fond de la voiture. Les quais
s' allongeaient. Le fiacre allait toujours. Enfin,
descendant de son siége, le cocher ouvrit la
portière :
-non, -lui dit Charles sans changer de
posture, -je ne dors pas... je vous ai pris à
l' heure, allez.
-c' est que, bourgeois, mes chevaux n' ont pas
mangé depuis ce matin.
p382
-où sommes-nous ?
-à l' entrée de la rue des lions-saint-Paul.
-qu' est-ce que c' est ? Un écriteau d' appartement à
louer, au-dessous de cette porte ?
-oui, bourgeois, un écriteau.
-payez-vous.
Charles entra chez la portière. Il faisait nuit.
-vous avez un appartement à louer ?
-oui, monsieur, -dit la portière, -mais...
-mais quoi ?
-monsieur n' est pas sans savoir qu' on ne montre
plus d' appartement pas sept heures.
-montrez-le-moi. -et Charles mit une pièce de
dix francs sur la table.
La portière le précéda dans un grand escalier de
pierre dont la rampe avait des balustrades de
bois, ouvrit au second, et lui fit voir, à la
lueur d' une chandelle, un appartement composé de
quatre ou cinq grandes pièces très-hautes et à
grandes fenêtres, -un vieil appartement du
Marais.
-combien ? Dit Charles.
-je vous dirais mille ; mais comme on voit tout
de suite à qui on a affaire, ce sera huit cents,
le dernier prix.
-voilà le premier terme, et vingt francs de
denier à Dieu. Apportez-moi un paquet de bougies
et une chaise.
-mais monsieur ne va pas pouvoir se coucher...
-un paquet de bougies et une chaise, -répéta
Charles.
La portière remonta avec les bougies et un
fauteuil.
-monsieur n' a plus besoin de rien ?
-ah ! Si, un seau d' eau.
Charles se promena toute la nuit dans
l' appartement,
p383
trempant de temps en temps ses mains dans l' eau
froide et les passant sur son front.
Au jour, il sortit et alla chez lui. Son domestique
lui ouvrit : -ah ! C' est monsieur... nous ne nous
sommes pas couchés, ma femme et moi... mais comme
monsieur est pâle ! Monsieur est malade ?
-préparez votre compte.
-monsieur est mécontent de nous ?
-votre compte ! ... vous allez aller chez le
premier marchand de meubles... tout de suite...
qu' il monte ici.
Le marchand de meubles arrivé : -combien tout ça ?
-dit Charles en signant d' un geste tous les
meubles ; il n' avait réservé que son ancien
mobilier de garçon.
Le marchand de meubles, si habitué qu' il fût à voir
vendre, ouvrait de grands yeux : -tout ? ...
monsieur ne garde pas le lit de la défunte ?
Charles fit un mouvement : -tout... sauf cette
pièce.
Le marchand offrit un prix. Charles l' accepta. Il
paya les deux domestiques, chargea le portier de
faire enlever les meubles qui restaient et de les
lui envoyer dans la journée, et monta dans une
voiture qu' il avait envoyé chercher. Mais, au
moment où il allait fermer la portière, une femme
se glissa et s' assit sur le bord du coussin de
devant, avec l' embarras du vouement qui craint
d' être refu.
-ah ! C' est toi, Françoise ? ... eh bien ! Viens,
puisque tu veux venir...
c' était la vieille femme qui l' avait éle, et
dont il s' était sépaau moment de son mariage,
craignant les conflits et les jalousies ordinaires
entre la vieille domestique et la jeune épouse.
Charles lui avait fait une petite pension qu' elle
venait chercher tous les mois. En tombant au
milieu de cette vente, qu' elle ne comprenait pas,
p384
en voyant l' air de Charles, Françoise avait
compris qu' il y avait encore un enfant à soigner dans
cet homme ; et, avec la spontanéité des coeurs du
peuple, abandonnant tout, elle était montée dans la
voiture qui emmenait Charles rue des
lions-saint-Paul.
Chapitre lxxxiv.
Quand Charles se mit à la fetre, voici ce qu' il
vit : -c' était la maison où il était.
D' abord, c' est une grande porte cochère care ;
autour du cadre de la porte, des fers à cheval
sont peints en noir sur le mur blanc ; -la grosse
porte est relevée de bossages de bois cloués par de
gros clous dont les têtes font des dessins et des
croix ; -sous l' arche de la porte, dans l' ombre
noire de la loge du portier, éclatent quelques
éclairs de faïence, et sur les carreaux de la
petite porte entr' ouverte un rideau de toile à
matelas bleue frissonne ; -dans la retraite que
fait la cour, à droite, la forge d' un maréchal
ferrant s' enfonce dans la nuit des noirs de suie,
dorment les ferrailles confuses du tier ;
-devant, est un cheval blanc, à moitié dans l' ombre
d' un hangar, à moitié fouetté de soleil, une
jambe pliée sur les genoux d' un homme en bras de
chemise, la corne du sabot fumante d' une fumée
blanche qui monte dans le bleu de l' air ; -sous
le hangar, dans les jambes du cheval ou àté, des
coqs, de temps en temps, battent des ailes deux fois
de suite coup sur coup, des poules piquent un
grain entre deux pailles, une basse-cour va
trottant, voletant, sautant, picotant, pépiant ;
-le hangar, au bout, est fermé avec de vieilles
planches, qui, noes à la grosse, recousues de
planchettes,
p385
font, en haut, avec une avance de pièces et de
poutrelles, un pigeonnier de campagne tout bruyant
d' envoes, et d' où sort à tout moment le froufrou
d' un pigeon blanc ; -au fond de la cour, un
entassement de vieux meubles barre à demi le palier
à l' air du large escalier de pierre ; -puis c' est
un encombrement de voitures à bras, roulées par les
marchands des quatre saisons, où les animaux de la
cour et de la maison, pigeons, poules et chats,
perchent, se juchent, ronronnent, bruissent et
remuent ; -à gauche, des vignes maigres, rones,
montées en arbre, plaquent au mur un bouquet de
sarments entre les grandes fenêtres hautes du
rez-de-chaussée ; -aux carreaux de ces fenêtres
couleur vert de bouteille, les carreaux cassés
ont été bouchés avec du bois, du vieux bois, devenu
gris ; contre un vieux puits aux pierres
déchaussées et usées, une cvre blanche,
balançant la tête, va se frottant et cherchant les
aspérités qui l' étrillent. Et, dans ce fouillis de
vie, court un petillement de couleurs, çà et là
des coups d' ailes blanches, des ctes rouges,
des touches de vermillon, de bleu, d' argent, un
barbouillage de lumière, dont vous n' aurez l' idée
que dans les esquisses jetées par le pinceau de
Fragonard dans une matinée de bonne humeur.
Chapitre lxxxv.
Quelques jours se pasrent à s' arranger, à
s' installer. Charles avait l' air de se plaire dans
cette maison. Rien n' était changé dans ses dehors,
rien ne semblait changé dans sa vie. Il aimait à
rester, comme au temps de ses anciens travaux,
dans sa chambre. Il sortait quand il
p386
faisait du soleil, et que Françoise le poussait
à sortir. Il dormait, il mangeait, et Françoise
était tout à fait rassurée en le voyant manger :
un homme qui jeune et qui dîne ne peut être,
pour le peuple, un homme malade. Il paraissait
absorbé, préoccupé, il répondait à peine à ce
qu' elle lui disait ; mais Françoise l' avait déjà
vu ainsi dans des coups de feu de travail, et ne
s' en inquiétait pas. Ce qui l' étonnait le plus,
c' est que, contrairement à ses habitudes, Charles
n' avait point encore ouvert son piano, depuis une
semaine qu' il était là. Vint un soir Charles
l' ouvrit. Il laissa d' abord ses mains aller, les
harmonies errer ; puis il lui revint dans le
souvenir et sous les doigts une styrienne qui lui
était restée dans l' oreille. Cette fois, sous les
notes s' envolant de ses doigts, tout revivait à ses
yeux, la noce qu' un jour de voyage lui avait
montrée venant à lui de la montagne, le violoneux
et le cithariste qui allaient devant, la mare
et son regard, le jeune mari bien découplé, ses
guêtres et sa culotte collante, et toute la noce,
couple à couple, et le poing sur la hanche,
marchant en se dandinant sur le rhythme de valse
que disaient de leurs deux voix le violon et la
cithare... et ses mains sur le piano, et sa voix
dans l' espace, répétaient le cantique de l' écho,
le mélancolique et beant la, la, la ou ! Et
chantaient la chanson des noces jusqu' à cette
dernière note le vieux ménétrier, brisant la
lodie, en jetait le reste au vent dans un éclat
de rire, un rire dont Charles faisait vibrer d' un
accent toujours plus étrange l' ironie et le
déchirement...
ce fut pendant trois ou quatre jours, du matin au
soir, ce même air sous ses doigts et dans sa
voix, la même mélodie délirante. Puis ce ne fut
plus que ce trille diabolique ; puis sa voix se
tut, et sa main seule chercha l' air, puis bientôt
l' abandonna, ne faisant plus qu' appeler
p387
d' un seul doigt, toujours et toujours, le
sonnement d' une seule note : la, la ! ...
-ah ! Monsieur, quelle vilaine musique vous nous
faites là ! -lui dit Fraoise, pendant que
Charles se perdait ainsi dans l' infini du son,
-c' est à porter les morts en terre... vous feriez
bien mieux de sortir... regardez... le beau
temps...
-non, je suis fatigué... j' ai les jambes comme du
coton... je sortirai... je sortirai demain.
Le piano resta ouvert. Charles n' y toucha plus. Il
demeurait enfoncé dans son fauteuil, au coin du
feu, sans une parole, avec l' air de ne penser à
rien, s' abritant du jour, cherchant l' ombre, et il
attrapait ainsi le soir. Et, la nuit venue, il
semblait prêt à se mettre au lit comme il était :
Françoise était obligée de le déshabiller.
Cette apathie de Charles, ces paresses de tout le
jour, cette indifférence de son corps à toute
chose, ce sommeil les yeux ouverts alarrent la
vieille domestique ; et comme, depuis qu' il était
tombé dans cet état, elle le voyait étonnamment
soumis à tout ce qu' elle lui disait et se rendant
à tout ce qu' elle voulait de lui avec une sorte
d' obéissance machinale, Fraoise, dans une
après-midi il se tenait sans bouger dans son
cabinet auprès du feu, s' approcha de lui, et, lui
présentant son chapeau et ses gants : -allons !
Monsieur, il faut que vous sortiez... il faut que
vous vous amusiez ! ...
-oui, -réta Charles, -il faut que je
m' amuse... -et il restait assis. Mais Françoise
tint bon. Il fallut que Charles se levât, il
fallut qu' il sortît. Dès lors, il sortit tous les
jours. Il marchait devant lui, sur ce triste quai
de l' arsenal, sur ce boulevard mort et froid, le
long de cette eau qui va lentement. Il raflait
d' une main traînante le rebord poli du parapet ; il
allait et revenait ;
p388
il s' arrêtait aux boîtes d' un bouquiniste où il
ouvrait un volume, et restait des heures à lire,
sans tourner la page. Quand le bouquiniste,
voyant qu' il n' achetait pas, était parvenu, en le
poussant, en lui marchant sur les pieds, à lui
faire lâcher la place, Charles allait se mettre
contre un arbre, et regardait les militaires faire
l' exercice, près du poste du pont, au milieu des
gamins couchés à plat ventre, les coudes à terre,
et le menton dans leurs deux mains, cherchant à
surprendre, avec des regards de singe, la charge
en douze temps. Une fois là, il ne pensait plus à
s' en aller. Les gamins finirent par le connaître,
et ils eurent des risées impitoyables pour le
môsieu ou le ta , -c' étaient les deux
noms qu' ils lui avaient donnés.
étone de ne l' entendre jamais parler de ce qu' il
voyait dans ses sorties, de ce qu' il faisait, de ses
amis, de ses rencontres, enfin de tout ce dont
autrefois il eût eu une impression et elle une
confidence, la vieille Françoise voulut savoir
il allait, et le suivit. Elle le vit repous
assez rudement par un bouquiniste, et poursuivi
des rires d' une bande de gamins qui peu à peu
s' enhardissaient.
à dîner, elle lui dit : -mais pourquoi donc
monsieur ne va-t-il pas voir ses anciens amis ?
Monsieur veut donc se fairerir de chagrin ? Et
si monsieur voulait, est-ce qu' il n' a pas de
l' argent de quoi acheter toute la boutique de
cet homme du quai ? ... et pour les polissons qui
font des farces à monsieur... eh bien, et votre
canne ?
-oui, c' est vrai... j' ai des amis, moi... j' ai
de l' argent... j' ai une canne, moi ! -et sa voix
s' anima. Puis son accent et son regard retombant :
-c' est vrai... c' est vrai...
p389
chapitre lxxxvi.
Chaque jour augmentait en lui le trouble de ce
bien-être intime que fait dans l' homme la conscience
de la raison. Entre lui et les sensations se
rompait peu à peu la chaîne des rapports, et se
glissait ce quelque chose d' interrompu et de mort
qu' une mère folle sentait entre son baiser et la
joue de ses enfants. Il se faisait lentement en lui
le travail sourd d' une existence qui se
décomplète, et où, dans une solution
indéfinissable de la constitution vitale, dans la
disjonction des organes, chacun des sens, chaque
partie du moi , sagrée et isolée de l' être,
semble perdre le pouvoir de se correspondre
et de réagir de l' une à l' autre. Il sentait
s' opérer en lui lesaccord de l' agent de
l' intelligence avec les organes corporels. Il
sentait sur toute la surface de son corps cette
diminution de sensibilité, cet émoussement du sens
du tact, qui commence sa perversion, et, par un
phénone bizarre, ses fonctions et ses actions lui
semblaient privées de la sensation qui leur est
propre, de la jouissance qui en est la suite.
Douloureux mystère ! Que la folie ne soit presque
jamais la nuit complète des ies, la déportation
d' une intelligence dans un monde de visions qui
arrache le transporté au souvenir de sa patrie
morale, de sa raison perdue ! Dans ces âmes
hallucinées, dans ces cerveaux qui se pétrifient,
il y a des retours, des jours, des lueurs ; il y
a même chez quelques-uns la certitude, l' affreuse
certitude que ce qui habite leur tête est un
mensonge, que ce qui guide leurs actes est une
possession, que ce qu' ils croient, que ce qu' ils
entendent, que
p390
ce qu' ils touchent, que ce qu' ils goûtent, est un jeu
cruel et qui les trompe ! Elle existe, cette
certitude, jusque dans les folies les plus
prononcées ; et l' exemple est là de ces fous qui,
voyant le rire des visiteurs, leur souhaitent de
n' être jamais fous ! Mais, avant cela, avant le
mal incurable, quand l' irraison commence, quand la
folie n' est qu' une tentation, qu' un nuage, quand
elle chatouille et tâte le cerveau qu' elle a
marqué, mais qui ne dort pas encore dans sa main
de plomb, -qui dira les étreintes, les souffrances,
le débat épouvantable, ce duel désespéré de la
pene qui vacille et se sent glisser, et glisse,
enivrée de l' air de l' abîme et luttant encore, et
s' accrochant à ses dernières idées saines, comme
le vertige s' accroche à des broussailles ? Qui
dira l' humiliation de cette faculté d' orgueil, la
torture de cette raison ? Et maintenant faites
déchirer par toutes ces douleurs un homme ayant
mis toutes ses espérances précisément là, dans ce
cerveau, un homme qui s' était flatté d' en régler
la fièvre et d' en tirer la fortune de son nom et
l' immortalité de ses idées ; qu' il sente entre lui
et ce qu' il voulait faire le voile s' épaissir ;
qu' il sente la veille et le lendemain de sa
pene lui échapper ; qu' il sente s' en aller pièce
à pièce l' organe-roi de son existence, et
l' harmonie d' un monde à naître se briser en lui,
-vous aurez le supplice de Charles.
Il résista, lui aussi. Et, ramassant un jour ses
forces et son énergie, il voulut lutter une
dernière fois sur son terrain. Il se jeta à une
table, et se mit à travailler furieusement,
écrivant, écrivant, couvrant en courant des pages
d' écriture, et jetant tout haut des mots sans suite
en l' air.
Puis il laissa retomber la plume, et vint se
rasseoir accablé, et comme vaincu, au coin de la
cheminée, sur un fauteuil qu' il ne voulut plus
quitter.
p391
Chapitre lxxxvii.
Voici une des pages qu' il avait écrites :
" ... je me trouvai dans un lavoir immense. Ce qui
l' éclairait était semblable à une pierre de jaspe
transparente comme du cristal. De l' eau du cuvier
s' élevait cette odeur si suave, que
Marie-Madeleine laissa derrière elle en rendant
l' esprit. Tout autour, des anges, pâles et
blancs, doucement rayonnants, semblables à un
soleil d' hiver, vêtus de robes bleu tendre, ou de
robes blanches, ou de robes roses, des anges aux
ailes d' or, agenouils comme des laveuses à la
rivière, lavaient des âmes. Et le battoir dans
leurs mains divines sonnait avec la douceur de
la voix des harpes, et chantait comme un refrain
de travail : amen ! Alleluia ! d' autres anges
demi-cours déballaient les mannes pleines
d' âmes plus ou moins souillées, celles-ci innocentes
et presque blanches, celles-là toutes salies et
noircies par la vie, comme l' inconnu noirci par le
brandon enflammé de saint Grégoire. Et d' autres
à la porte, un lis, une croix, ou une branche de
verdure à la main, le sourire d' une infinie chari
dans les yeux, recevaient les paquets d' âmes,
tenant, pour livre de blanchisseur, un livre
d' azur, le livre de vie de saint Jean. Des
échelles blanches allaient jusqu' à la voûte où les
plus jeunes anges, courons de marguerites,
s' élançaient d' un pied volant et se croisaient,
montant sécher au ciel la lessive des âmes,
pendues comme des paires de bas... "
ici, il avait abandonné son idée, et avait écrit
jusqu' au bas de la page en grosses lettres :
Charles Demailly,
p392
Charles Demailly, Charles Demailly, -comme s' il
avait craint que son nom n' échapt à sa
moire !
Chapitre lxxxviii.
Depuis quelques jours, la vieille Françoise lui
voyait donner des signes d' inquiétude. Il repoussait
d' un geste impatienté, et semblait vouloir chasser
quelque chose qu' il ne voyait pas. Il s' agitait
sur son fauteuil, il portait la main à son
oreille. Françoise l' observait sans oser
l' interroger, quand tout à coup il laissa
échapper : -c' est insupportable ! ...
insupportable !
-monsieur me parle ? Demanda Fraoise.
Charles ne pondit pas ; mais peu aps : -ce
n' est pas vrai, je vous dis que ce n' est pas vrai...
vous mentez ! ... oh ! Cette voix de femme...
toujours ! ... tu mens ! Tu mens ! ... mais tais-toi
donc ! Tais-toi ! ... tu me tues...
-à qui en a donc monsieur ?
-chut ! Les entends-tu ? ... entends-tu ?
-mais, monsieur, c' est le feu dans la cheminée.
-tiens ! Cette fois tu as entendu ?
-c' est le vent dans la rue, monsieur.
-oh ! Tu es sourde, ma pauvre vieille... écoute
bien... tu entendras la voix de femme... une voix
qui a l' air de rire, et qui me dit toujours :
fou ! Fou ! Fou !
-ce sont des idées qu' a monsieur... car enfin,
monsieur voit bien... il n' y a que monsieur et moi
ici...
-tais-toi ! Les voilà toutes... toutes les
bavardes y sont : les deux voix d' hommes... et
l' autre... tu ne diras pas cette fois-ci... tu les
entends, hein ?
-oui, monsieur, -dit la pauvre femme, qui eut
peur de l' état de son maître, -je vais leur
ouvrir la
p393
fenêtre, et toutes les fois qu' elles reviendront,
monsieur n' a qu' à m' appeler : je les chasserai...
et après l' avoir aidé à se shabiller, elle se
coucha dans un fauteuil auprès de son lit. Au
matin, voyant Charles dormir tranquillement, elle
courut chez un médecin que la portière lui
indiqua et le ramena.
Charles, en voyant entrer le decin, jeta un
regard d' interrogation à Françoise qui se hâta de
lui dire : -Monsieur Charles, j' ai amené
monsieur, parce que vous avez eu un peu de fvre
cette nuit...
-monsieur, -dit Charles, -je n' ai besoin ni
d' un decin, ni d' un... espion.
-je le vois, monsieur, -répondit le decin, -
votre domestique s' est alare sans raison...
donnez-moi votre pouls... excellent ! ... c' est
très-vrai, vous n' avez pas besoin de moi. J' ai
l' honneur de vous saluer.
Un livre jeté dans le monde à quelques milliers
d' exemplaires, tombé au hasard dans cette foule,
le public, s' il éveille bien des haines,
bien des envies, bien des colères sectes, vaut
souvent aussi à son auteur cette grande et si douce
compense, trop souvent ignorée, d' un lien, d' une
communion, d' une sympathie créés par son esprit
dans le coeur de son lecteur ici, là-haut, au
loin, souvent tout ps de lui, sans qu' il le
sache ; précieuses et chères amitiés, dont le
pressentiment ou plutôt la conscience fait l' orgueil
et le courage de tout homme qui sème une idée
au vent ; dévouements mystérieux auxquels il faut
une occasion, une rencontre, un hasard pour se
véler. Le livre de Charles avait eu cette
fortune. Et ce médecin était un de ces amis
inconnus. Le lendemain, aps avoir pris toutes les
informations sur les symptômes du mal de Charles
auprès de la vieille bonne, il revint voir
Charles. Il lui dit tout de suite qu' il ne
venait point pour savoir de ses
p394
nouvelles, r qu' elles étaient bonnes, mais qu' il
voulait lui témoigner tout le plaisir d' avoir été
mis en rapport avec un homme qu' il aimait avant de
le connaître ; et il se mit à lui parler de son
livre en lecteur qui l' avait lu et relu.
-ah ! Oui, -dit Charles, - la bourgeoisie...
oui, j' ai fait cela trop jeune... si vous lisiez
ce que je voulais faire...
-il y a une chose, -interrompit le médecin, -qui
m' étonne dans votre livre. C' est ceci : tous vos
types ont l' air d' être dessinés d' après nature,
et, si observateur que vous soyez, il me semble bien
difficile...
-ah ! C' est que, voyez-vous, j' avais alors une
certaine puissance d' intuition, une certaine
vélation...
-comme une espèce de voix, n' est-ce pas ? -dit le
decin en appuyant sur le mot voix , -dictant
à votre cerveau les cations...
-oui, une espèce de voix, une voix, c' est cela,
parfaitement... mais une voix dans le cerveau comme
vous dites, et pas comme à présent... pas dans les
oreilles.
-vraiment, vous entendez des voix ? ... ah ! C' est
très-curieux... des voix imaginaires ?
-non, des voix vraies.
-des voix qui n' appartiennent pas à des corps ?
-ah ! Les corps... je ne sais pas... je ne les
vois pas.
-c' est très-singulier... et vous êtes bien sûr ?
-attendez... là ! écoutez bien : il y a trois voix,
une voix nerveuse, rageuse, une voix de jeune
homme... une petite voix ftée de femme... et
puis... une grosse voix... goguenarde... elles ne
parlent pas toujours... ni toutes à la fois, mais
la petite voix de femme, elle y est toujours.
Je leur parle, je leur dis de s' en aller, je leur
offre de l' argent : les bavardes n' artent
pas ! ...
-mon dieu, monsieur, je me suis laissé dire
qu' il y
p395
avait de charmants mystificateurs dans votre
monde, mais je ne sais vraiment s' il est de bon
goût de prendre un vieillard pour plastron... -et
le médecin, voulant pousser à bout l' amour-propre de
Charles, pour tirer de lui par la discussion une
confession plus entière de son illusion, continua :
-vous concevez bien, monsieur, que tout ce que
vous me racontez là est impossible... des voix ! ...
comment voulez-vous...
-impossible ? ... mais, monsieur, qu' est-ce qu' il y
a aujourd' hui d' impossible, avec la science :
tout ce qu' on trouve est impossible, le
daguerréotype, le télégraphe électrique... tout ! ...
et puis, si je me figurais cela, si ce n' était pas
des vraies voix... mais vous m' appelleriez comme
les bavardes m' appellent !
-et comment vous appellent-elles ?
-ça ne vous regarde pas... -et, baissant aussitôt
la voix, Charles reprit : -elles m' appellent...
ce n' est pas vrai, monsieur ! ... ce que j' ai ?
J' ai la tête malade, parce qu' il m' est arrivé...
bien des choses... mais vous pouvez demander à la
femme qui est avec moi... elle vous dira... je
suis tranquille... je ne fais rien de déraisonnable...
j' ai un peu de trouble, oui, un peu...
quelquefois de la peine à retrouver mes idées,
mais... mais je les retrouve... et je ne sais pas
pourquoi les voix m' appellent fou... je ne le
suis pas... n' est-ce pas, monsieur, que je ne le
suis pas ?
Chapitre lxxxix.
Le médecin appelé auprès de Charles appartenait à
cette classe de decins, dé nombreuse, qui
appliquent à une maladie qu' ils jugent une
maladie morale
p396
le traitement moral. Combattre le mal au moyen
de la confiance et de la douceur, avec un
raisonnement indulgent et amical, et sans choquer
tout d' abord le malade dans ses illusions, sans
le heurter de face, rappeler et rassembler peu à
peu en lui tout ce qui lui reste de conscience de
lui-même, de jugement net, de vérités non
ébranlées, de lueurs saines ; essayer et éveiller
chez lui tous les sentiments d' amour-propre qui
correspondent à la raison et la font jouer ;
chercher à lui faire toucher, à lui faire avouer
à lui-même, s' il est possible, sa propre insanité ;
n' agir sur le physique que par une médication
douce, des bains tièdes, des sinapismes, au
besoin quelques applications de sangsues ; telle
était la doctrine de ce médecin, et tel fut son
traitement. D' ailleurs, dans cette illusion de
l' oe, une des illusions de l' aliénation les plus
ordinaires et non les plus graves, il ne voyait qu' un
trouble passager, une confusion des facultés à la
suite d' une commotion, dont le temps, un retour à
sa vie et à ses habitudes, un placement de lieu,
pourraient guérir Charles sans laisser de traces.
Et, entourant Charles de ses soins, le berçant
doucement de projets, il essayait de le décider à
un grand voyage d' Italie, cherchant déjà parmi les
internes de son hôpital le plus gai et le plus
doux compagnon de route pour ce pauvre esprit
malade. Charles allait mieux. Mais cette terrible
maladie, la maladie des fous, semble folle
elle-même. Elle n' a ni marche, nigle. Une figure
entrevue, un souvenir rappelé par n' importe quoi,
unrangement physique, une variation du temps,
souvent ce quelque chose d' intangible qui échappe
à la science, que sais-je ? Une atmosphère pareille
à l' atmospre des journées de juin 1848, qui
agita tous les fous de Bicêtre, mille
électricités inconnues ont action sur elle et la
déchaînent. Tout à coup, sans aucune cause
apparente, l' amélioration
p397
de l' état de Charles fit place à une aggravation.
Les voix revinrent, plus incessantes, plus
torturantes. Charles ne voulut plus répondre à
rien. Une coloration momentanée du teint exprimait seule
qu' il comprenait ce que lui disaient le médecin
et Françoise. Il regardait au loin avec de grands
yeux fixes, agrandis par une terreur immense. Et
tout le long du jour, les deux coudes sur les
genoux, une main serrée contre la poitrine,
l' autre portant sa tête à demi renvere, le visage
convulsé par l' angoisse, tressaillant au moindre
bruit, immobile et tremblant, il semblait la
statue douloureuse de la peur aux écoutes...
hélas ! Il en était arrivé à cette triste riode
de la folie mélancolique, la volonté
inconsciente, envahie par lesespoir, cède à la
déduction rigoureuse d' un principe faux : il en
était à la manie du suicide ! Déjà deux ou trois
fois, en contemplation devant les nuages blancs courant
dans le ciel bleu, les appelant, leur disant de
venir le chercher, il avait essayé d' enjamber
la fetre ; on l' avait arrêté à temps. Mais à ces
élans, à ces appels instinctifs de la mort, à ces
tentations du moment et de l' occasion,
succédaient, sans se faire attendre, des
solutions et des plans de suicide arrêtés et
ris, dont la poccupation n' échappa pas au
decin.
Chapitre xc.
La femme de Charles fut prévenue. Chavannes,
mandé à Paris, accourut. Un conseil de famille
prononça l' interdiction, et le malade fut
transporté à Charenton. , une chambre
particulière, un domestique à lui, la pension
p398
la plus cre, entourent Charles de ce luxe et
de ces soins, de ce confortable, et, si l' on peut
dire, de ce bien-être de la maladie qu' ignore la
misère.
La premre impression d' un malade transporté dans
une maison d' aliénés, jeté en face d' une cheminée
grillée, d' une glace grillée, mis en contact
avec des visages inconnus, dans un milieu nouveau
et redoutable pour lui, enlevé soudainement au
théâtre de sa folie et à son domicile, délivde la
perception de l' affliction de ceux qui
l' entourent, trouvant des soins et des égards
il craignait de trouver il ne savait quoi dont
il avait peur, cette première impression est un
sentiment de stupéfaction qui fait diversion au
cours de son mal. C' est aussi un vague sentiment
de crainte, qui, morant l' excitation nerveuse,
calme le malade et le dispose à la passivité,
à l' obéissance, à l' accomplissement des
ordonnances. Il arrive encore aux premiers jours
que l' aliéné, devant cette surveillance qu' il
sent tout autour de lui, renonce de lui-même à
toute tentative de suicide, convaincu d' avance de
son inutilité.
Le visage tiré, le teint jaune, les lèvresches
et rouges, l' oeil inquiet, Charles demeurait
immobile auprès de ce nouveau foyer. Il faisait
de courtes ponses coues de longs soupirs, il
s' écriait : " je veux m' en aller... je veux
savoir... " et il continuait à frémir, à
tressaillir au bruit, à s' épouvanter du silence, à
montrer continuellement sur sa face l' anxiété du
regret, de la terreur, dusespoir ; mais il
semblait avoir abandontoute idée de s' étrangler,
et, quoiqu' il fît mille difficultés pour prendre
un bouillon, on parvenait à le lui faire prendre.
Le système du médecin en chef était spécialement
pour la mélancolie, la lypémanie des médecins
aliénistes, à peu près le système du premier
decin de Charles. Il était partisan du traitement
moral, sinon
p399
comme traitement exclusif, au moins comme traitement
prédominant ; mais il avait été amené, par ses
études et par ses expériences, à faire entrer dans
ce traitement la douleur, non point comme un
châtiment physique, mais comme un agent moral.
Assimilant, dans sa pensée, les fous à des enfants,
il pensait que la punition, si cessaire à
l' enfance, si bienfaisante dans les premières
années de la vie de l' homme, devait être appliqe
à la folie, à cette enfance d' un cerveau qu' il
fallait ramener à la virilité avec l' aiguillon et le
frein de la correction. Voulant laisser à Charles
le temps de prendre ses habitudes, voulant aussi,
en lui faisant attendre sa visite, le disposer à
l' acceptation de cet ascendant qui est la plus
grande arme du médecin contre ces sortes de
maladies, il attendait la fin de la première
semaine pour le voir, quand on vint l' avertir que
M Demailly refusait absolument de prendre aucun
aliment. Le médecin entra brusquement dans la
chambre de Charles, prit la tasse de bouillon et
la lui présenta. D' un revers de main, Charles la
lança au milieu de la chambre. Le médecin ne dit
rien à Charles, demanda un autre bouillon, et le
lui tendit froidement. Charles détourna
énergiquement la tête.
-monsieur, -lui dit le decin, -je suis désolé
que vous nous forciez à recourir à une pareille
extrémité... mais, puisque vous ne voulez pas
être raisonnable, nous allons être obligés
d' employer la force...
-la... la force ? ... oh !
Et les yeux de Charles menacèrent.
-la sonde ! -demanda le decin.
Trois hommes s' emparent du malade, lui
renversèrent la tête et lui mirent la sonde...
mais Charles, avec cette énergie et cette furie de
volonté des mélancoliques qui veulent mourir de
faim, recrachait le bouillon à mesure.
p400
Entre lui et les trois hommes, il y avait lutte.
La sonde pouvait être dangereuse.
-il y a de la glace dans le réservoir, n' est-ce
pas ? -dit le médecin. -qu' on porte monsieur
dans la salle.
Et Charles fut mis dans une baignoire, sous le
robinet de la plus forte douche ; l' affusion froide
commença. La souffrance de Charles devait être
horrible ; il pâlissait affreusement, mais il ne
desserrait pas les dents.
Le médecin le questionna, lui demanda s' il voulait
manger. Charles restait muet. Il resta muet une
demi-minute, une minute ! ... puis, sous la douche
qui tombait toujours, fondant en larmes, se
pandant en cris et en paroles entrecoues :
-pourquoi me faire souffrir ? ... autant souffrir ? ...
qu' est-ce que je vous ai fait ? ... ah ! Je sais bien
qui vous êtes... j' en ai lu, moi aussi, des livres
de médecine, quand j' ai eu peur... vous êtes,
vous, le médecin Hemroth ! Le barbare
Hemroth ! ... et vous tous des bourreaux
allemands ! ... je vous entends, allez ! Pour vous
la folie, c' est une maladie de l' âme, de l' âme qui
a péché... oui, c' est toi qui as dit qu' il faut
des châtiments à la folie... tu as dit péc! Tu
as dit ctiments ! Oui, oui, je me rappelle
bien... et que c' est parce qu' on n' a pas eu toute
sa vie devant les yeux l' image de Dieu... mais...
je l' ai eue, moi, l' image... et Dieu...
toujours... je ne veux plus de cela sur la tête,
assez ! ... je n' ai jamais fait de mal, moi, jamais,
parole d' honneur ! ... ce sont les voix qui m' en
veulent... non, vous n' êtes pas Hemroth... ni les
amis d' Hemroth... non, mes bons messieurs... je
vous en prie... mais puisque je vous promets...
je mangerai, là, je mangerai...
quand Charles fut sorti du bain, on lui apporta
un bouillon. Il le refusa ; mais, à la menace d' un
second
p401
bain, il se résolut à avaler. De nouveaux bains
eurent raison de nouveaux refus ; et Charles
recommença à manger.
Chapitre xci.
Il était dans le bain sous la terrible douche.
Le médecin lui disait :
-il n' y a pas un mot de vrai dans tout ce que vous
me racontez... c' est pour cela que vous êtes ici,
et vous ne sortirez d' ici que quand vous vous
reconnaîtrez vous-même...
-vous voulez que je n' entende pas ce que je vous
dis que j' entends ? -répondit doucement Charles. -
c' est très-bien... moi, je sais bien ce que
j' entends ; mais vous ne voulez pas que j' en
parle... parce que vous dites que ce n' est pas
vrai... je veux bien, je n' en parlerai plus... mais
je ne peux pas ne plus entendre.
-il faut que vous veuillez ne plus entendre.
Et la douche continuait.
Chapitre xcii.
Les soins, un régime sévère, unedication
habile, peut-être même ces douloureux moyens de
correction, ce tonique de la souffrance emplo
contre lacheté de l' imagination, triomphèrent
peu à peu, lentement, mais sans arrêt, du mal de
Charles. Dans ses dialogues avec le médecin,
dialogues qui étaient devenus des causeries,
Charles ne parlait plus des " ennuyeuses voix "
p402
que comme de bruits qu' il lui semblait bien avoir
entendus. Ce n' était plus une affirmation, mais une
dernière défense, timide et honteuse, dont le
decin venait facilement à bout. La vie, la
chaleur, revenaient, de jour en jour, à ce
misérable corps, amaigri et ravagé. Au milieu de
ces promesses de santé, la volon, cette faculté
dominée et comme submergée, échappait à la
domination et à l' envahissement de tous ses
pouvoirs, et, reprenant ses forces propres et la
personnalité de sa vie, recommençait à vouloir.
Moralement et physiquement, Charles sortait de
l' apathie, de l' immobilité, de l' inconscience, de
la mort. L' exercice avait ramené l' appétit ; toute
crainte desions abdominales avait disparu, et
la guérison complète du convalescent n' était plus
qu' une question de temps dans la pensée et dans les
espérances du decin, qui le voyait commencer à
railler " les voix " avec une esce de sourire aux
lèvres, reprendre intét aux idées qui n' étaient
point les idées de sa maladie, et se remettre à
lire, sans éprouver ce fatigant pnone de la
vision qui fait chevaucher devant les yeux les
lettres l' une sur l' autre.
Charles, il faut le dire, était encouragé et aidé
dans sa convalescence par les prévoyances et les
attentions de tous ceux qui l' approchaient. Il n' y
avait que sympathies autour de lui. Tous, et les
plus rudes mêmes, dans cette maison habituée au
malheur, avaient été émus par le malheur de ce
jeune homme. Sa mélancolie si douloureuse d' abord,
maintenant si doucement sérieuse, sa jeunesse, les
manières affectueuses de sa reconnaissance, son
histoire, qui, bien qu' ébruitée à l' oreille et
incomplétement, le recommandait à tout homme de
coeur, son nom aussi, que quelques-uns savaient
par ses livres, lui avaient gagné cet entour de
bons vouloirs, d' amitiés apitoyées et de charités
délicates qui se fait dans tout
p403
établissement pareil, autour d' une pareille
victime. Et ce n' était pas le moindre des secours
de Charles contre lui-même, contre le retour de
ses illusions et de ses désespoirs, que cette
conspiration des voeux et des soins de tous pour
son tablissement, tant de mains qui semblaient
le soutenir et le porter vers la santé, et ces soins
dévos et tendres de tout le personnel médical
qui peut-être ne croyait mettre à cette cure que
l' amour-propre de la science, et y mettait le zèle
de l' humanité.
Chavannes, qui était venu le voir à la fin de
l' hiver, l' avait trousi bien, qu' il avait voulu
l' emmener. Mais sachant, par de trop tristes
épreuves, le danger des rechutes, et ne voulant
rendre Charles à une entière liberté que
parfaitement guéri, le decin avait conseilà
Chavannes d' attendre le printemps, le vrai temps
de la campagne, et le plus propre à la terminaison
heureuse des maladies morales. En attendant, il
avait délivré Charles de toute surveillance et
presque de tout régime. Charles menait à peu ps la
vie d' un détenu politique dans une maison de
santé ; et, approuvant lui-même les appréhensions de la
decine, il attendait le terme fixé avec la
raison d' un être parfaitement raisonnable.
Le mieux se soutenant, le decin adjoint, qui
s' était lié avec Charles, obtint la permission de
l' emmener quelquefois avec lui à Paris, de le
promener, de le distraire de façon à le pparer et
à l' acheminer à la reprise de possession de sa
liber.
Un soir, ils avaient dîné chez Bonvalet, le
decin lui disait qu' il n' y avait plus de raison
pour qu' on le gardât, que la fin de l' hiver était
très-douce, qu' il devrait aller retrouver son ami,
que cela ne ferait aucune difficulté ; tout en
causant, ils se trouvèrent devant les lumières
d' un petit théâtre du boulevard du temple, et le
decin vit dans l' oeil de Charles un si grand
désir d' y
p404
entrer, qu' il prit une loge, et ils entrèrent. Ils
s' assirent tous deux ; et, quand Charles fut
assis, le médecin vit pour la première fois sur
son visage l' expression vivante et animée de
l' homme que Demailly avait été autrefois.
-je vous remercie bien, docteur... déciment,
c' est fini, bien fini, je le sens... c' était une
envie que j' avais depuis bien longtemps, mais je
n' osais pas vous en parler... ah ! Combien je suis
heureux ! -et des larmes de bonheur montèrent
aux yeux de Charles et lui échappèrent.
-je le savais bien, que c' était fini... voyons,
du calme, mon ami...
mais Charles, les yeux dans son mouchoir,
pleurait, et c' était de si douces larmes qu' il
pleurait, qu' il resta longtemps sans regarder la
scène.
Quand il releva la tête, il y avait sur le théâtre
une femme ; et c' était entre elle et un jeune
homme un dialogue d' amour assez vif... le sang,
en un instant, monta à la tête de Charles, ses
yeux s' agrandirent effrayamment, ses lèvres
frémirent... ledecin voulut le faire sortir :
-non, docteur, puisque je ne suis plus fou,
plus fou, je vous le jure ! -et une trépidation
terrible agita tout son corps... le médecin
voulut le prendre dans ses bras et l' emporter ;
mais Charles s' accrocha des deux mains à la
banquette, et, d' un violent coup d' épaules, se
débarrassant de l' étreinte du docteur, et se
dressant debout, presque élancé hors de la loge,
dans l' étonnement de tous, son doigt montra
l' actrice, sa bouche cria :
- la voix... la voix adultère !
p405
chapitre xciii.
Pendant qu' on s' emparait de Charles, le médecin
entendit : -tiens ! C' est ce pauvre Demailly !
-on le disait guéri... -il ne savait donc pas que
sa femme était tombée du gymnase ici ?
Il fallut emporter Charles pour l' emmener. Il se
défendait des pieds, des mains, des dents, de
tout ce qui peut déchirer, mordre, ruer, frapper.
Il fallut le lier dans la voiture. Arrivé à
Charenton, les remèdes les plus violents, les
plus énergiques moyens d' épuisement d' un
transport, depuis les saignées à blanc jusqu' à
l' épouvantable barre de fer rouge appliquée sur la
nuque, échouèrent contre cet accès de rage, contre
cette manie de destruction qui lui faisait mettre
en pièce tout ce qu' il touchait.
à cette longue et effroyable crise sucda la
prostration. Et, si affaibli, si épuisé, si
anéanti que fût le furieux, il lui échappait
encore des cris de rage.
Puis enfin, Charles ne pouvait plus prononcer une
parole. Il ne pouvait plus faire un mouvement qui
indiqt qu' il fût sensible à la parole des
autres. Il avait la face agitée de mouvements
convulsifs, l' oeil fixe et inexpressif, le corps,
partout où il touchait les draps, couvert
d' excoriations brunes. Le pouls était petit et
lent. Le dernier assoupissement commençait ;
Charles Demailly allait mourir, il allait être
délivré ! ... mais il y eut un miracle, un miracle
au bout duquel, sortant de ce sommeil et se
veillant vivant, il eut soif et voulut boire...
le malheureux ! Il ne savait plus les mots avec
lesquels on demande à boire !
p406
Chapitre xciv.
Et il vécut. Il vit, comme s' il avait été dévoué
à épuiser jusqu' à l' horreur les expiations et les
humiliations de la pensée humaine. Il vit pour
n' être plus, aux mains de la vie, que l' effroyable
exemple des extrémités de nos misères et du
néant de nos orgueils... tout, jusqu' aux noms
dont on nomme, dans le langage humain, les
choses cessaires à la vie, tout a quitté sa
moire. Plus de pas, plus de souvenir, plus de
temps, plus d' idées ! Plus rien de survivant à la
mort, qu' une masse de chair d' où sortent des
petits cris, des grimaces, des pleurs, des rires,
des syllabes inarticulées, les manifestations que
les hasards de l' idiotisme poussent sans motif
au dehors d' un être ! Plus rien d' humain que ce
corps, n' appartenant plus à l' humanité que par
la digestion ! Ce corps lié sur un fauteuil,
balbutiant les monosyllabes de l' enfant dans ses
langes, immobile et remuant avec un mouvement
incessant d' élévation et d' abaissement des
épaules, jetant dans l' air, à la vue du soleil,
ce cri animal : coc... coc , ouvrant la bouche
à la nourriture qu' on apporte, et se frottant
contre l' homme qui lui donne à manger avec la
caresse et la reconnaissance de la bête...
Paris, janvier 1859.
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