débraillé ; au milieu de ses élégances, les plus
singulières solutions de continuité, des accrocs
comme sa montre, une montre dont le verre cassé
est recollé avec un pain à cacheter. Et le voilà.
" maintenant, c' est un gaillard qui a roulé sa vie
en haut, en bas, partout ; qui a couru les
hasards, les femmes, la mer, la terre, le monde
et tous les mondes, le nouveau-et le mauvais !
Un gaillard qui a épousé un tas de patries en
secondes noces ; un gaillard qui a tout vu, les
ottomaques manger de la terre glaise, les
actrices de bobino se faire du rouge en râpant des
briques, et Byron mourir en Grèce pour une
illusion ! Un gaillard sorti du chaud, du froid,
des passions et des naufrages, des îles désertes
et des babylones, des garnis de Londres, des
tapis verts d' Allemagne, des tables d' hôte de
Paris, des bateaux de fleurs, des catacombes
et des deux pôles ! Sorti des filles, des duels,
des filous, de l' usure, de la misère, de la
guerre, de la peste, de la mort, de tout ! Quelle
lanterne magique, que cette vie ! Mais Laligant
se garde bien de la montrer au public : il
n' écrit que les
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voyages qu' il n' a pas faits. Il raconte Dumont
D' Urville, il met l' intérieur de l' Afrique à la
portée des gens du monde dans une revue sérieuse,
en style froid, en cravate blanche. Rien de
l' homme n' est là, mais tout l' homme est à nos
dîners du moulin rouge. Un petit homme, de petites
moustaches grises, un extérieur, une draperie ,
dirait Buffon, de rien du tout ; mais de
là-dessous, par les yeux, par la voix, des éclairs
montrant une énergie terrible, et la trempe de ce
caractère élevé, bercé à la dure : -son père était
le rude commandant de cette frégate chargée sous
la terreur d' aller débarquer en Irlande des loups
et des forçats ! Parlant et s' animant, il est
l' homme de sa vie, de ses sensations, de ses
émotions. Il change d' accent, d' aspect, il se
transforme, se transfigure, se multiplie, se
renouvelle. Sa physionomie mue. Il entre avec le
ton, le regard, le jeu de la face dans les
personnages et les choses qui se pressent dans
sa parole et dans son souvenir. Son existence
pressée, courante, haletante, hasardeuse, se hâte et
s' essouffle encore dans sa causerie diffuse,
verbeuse, débordée, déraillée. C' est une parole
peinte, éclatante, coupée de changements à vue,