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la Langue Fraaise (INaLF)
De la philosophie de la nature [Document électronique] / par J.-B.-C. Delisle de
Sales
EPITRE DEDICATOIRE
p111
à la femme que je me propose d' épouser.
Vous qui n' existez pas encore
pour malicité, et qui, peut-être
loin de moi, cultivez des
p1V
vertus obscures que l' amour doit
rendre un jour utiles au genre
humain, aimable Palmyre, recevez
mon premier hommage ;
cette épître, dictée par mon coeur,
sera digne de vous ; elle ne ressemblera
point aux dédicaces ordinaires ;
elle ne fera ni l' apothéose
d' un Mécene obscur, ni
sa satyre.
à qui puis-je mieuxdier
ce livre qu' à celle qui l' a inspiré ?
Oui, c' est l' amour qui m' a rendu
philosophe ; vos charmes
m' ont fait trouver la nature
plus riante, et vos vertus l' ont
rendue, s' il est possible, plus
sublime encore.
Si j' offrois cet ouvrage à une
pV
reine, je la nommerois, et mon
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épître seroit achevée ; ce seroit
au public qui sçait si elle est digne
d' éloge, à faire la dédicace.
Mais vous, Palmyre, qui
connoissez si peu les hommes,
que les hommes sont si peu dignes
de connoître, je dois aux
philosophes l' histoire de votre
vie : elle justifiera mon épître,
et l' épître servira ensuite à justifier mon
ouvrage.
Je me transporte à cet instant
heureux où nous nous voyons
pour la premiere fois ; nous ne
nous sommes point encore parlé ;
mais une secrete émotion
nous a trahis ; nos regards se
sont rencontrés, nos ames se sont
pV1
entendues, nous nous aimons.
Tu m' aimes ; car dès que tu m' apperçois je
reconnois aux ondulations
de ton sein les mouvemens précipités de ton coeur ;
tu m' aimes, car avec les jeunes
gens de mon sexe, tu te livres
à toute ta gaieté, mais tu es
servée avec moi.
Douce pudeur acheve de colorer
le visage de Palmyre ; tu
caractérises l' innocence de mon
amante, et tu la conserveras encore,
lorsque cette amante deviendra mere.
Palmyre, je t' aime avec enthousiasme ;
cependant tu n' es point une beauté parfaite ;
l' Albane ne t' auroit point fait servir
pV11
de modele, quand il fit le
portrait des graces ; et ces monarques
d' Asie, qui ne jouissent que des
plaisirs qu' ils achetent,
ne t' auroient point placée
dans leurs serrails àté de leurs
georgiennes ; qu' importe ? Je
suis épris des charmes de toute
ta personne, comme si rien ne
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pouvoit l' égaler. Mon amour
est quelque chose de plus, que
cette fievre ardente des sens qui
s' éteint après la jouissance : je
puis te préférer pendant une heure
une georgienne ; mais si je
t' aime une fois, je t' aimerai toute ma vie.
Reprends ta rénité, vertueuse
Palmyre ; tu as les prémices
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de mon ame ; si tu avois pu avoir
une rivale, je ne t' aurois jamais
aimé.
Nous parlons tous deux un
langage nouveau pour nous ; un
instinct secret nous inspire ses
images, et nous dicte ses inflexions ;
c' est l' idiome de l' amour,
le même chez tous les peuples de
la terre. Quand dans l' épisode
admirable de Didon... écoute,
Palmyre, tu n' as peut-être
jamais lu l' énéide ; qu' importe ?
Tu crées à chaque instant les
pensées de Virgile, et les hymnes
d' Anacréon.
Oh ! Que cet amour donne
d' énergie à mon ame ! Jamais je ne
me sentis plus bienfaisant, que
p1X
lorsque j' osai te riter ; jamais
les hommes ne me furent si chers,
que lorsque j' approchai de l' instant
je devois les oublier dans
tes bras. Tu es vertueuse, parce
que la nature t' a fait telle ; je
suis vertueux aussi, parce que tout
ce qui t' aime doit te ressembler.
Le dernier acte de nos amours
sera célebre par des sacrifices ;
le tems vient ton pere expirant
voudra te dérober à mes
embrassemens ; où ma patrie
m' enverra loin de toi pour la
défendre, et peut-être pour mourir...
mourir ! ... nous ne balançons pas ; Palmyre
sacrifiera son amant à la nature : je
sacrifierai Palmyre à mes concitoyens.
pX
-l' épreuve est faite,
et nous sommes unis.
Enfin nos liens sont tissus ;
ta famille est enivrée de joie ; le
ciel même a reçu nos sermens ;
il te vient alors en idée de me
demander qui je suis, nous nous
expliquons ; et il se trouve que
l' un de nous est d' un sang illustre,
et que l' autre n' est que d' une famille
honnête ; l' un des deux
époux gémit alors de sa naissance.
-c' est celui qui en a.
Ce trouble n' a qu' un instant de durée.
-Palmyre, écoute ton époux :
le coeur nous unit ; ce
n' est point aux opinions humaines à
nous diviser : si j' avois à
parler à une femme ordinaire,
pX1
je lui dirois : allons représenter ;
faisons valoir les titres de nos
ancêtres pour jouir de la récompense
de leurs services ; sçachons-nous
ruiner avec gloire, plutôt
que d' être heureux dans la poussiere.
-mais je dis à Palmyre :
n' aspirons qu' à descendre ; il
est plus utile à l' état de rendre
heureux un village que de promener son
ennui à la cour des rois ;
tu seras donc la femme
d' un fermier opulent, et non celle
d' un seigneur ruiné.
Quelle époque, Palmyre, que
la premiere année de notre union !
Ce n' est pas à ces vieillards de
vingt ans, dont nos villes fourmillent,
à calculer la fougue
pX11
impétueuse de nos plaisirs : ce
n' est point aux admirateurs de
l' Arétin à juger du prix du pinceau de
l' Albane ; nous suivons
en nous aimant la douce impulsion
de la nature ; il est des
instans où elle semble multiplier
notre existence, et anéantir l' univers
devant nous.
Cependant ce délire a peu de durée, et
ta vertu s' en console sans peine :
tu sens que ces instans
voluptueux sont autant
d' instans perdus pour le bonheur
de tout ce qui nous environne.
Ta vertu ! ... je ne me dédis pas ;
et qu' est-ce que l' amour
sans elle ? Non, deux amans
scélérats ne s' aiment pas.
pX111
Je me plais, Palmyre, à te
donner les perfections de ton sexe,
et à ne t' en pas donner d' autres ;
je me plais à croire que je te
respecterai encore, lorsque mon
ame embrasée suivra le désordre
de mes sens ; je me plais à me
persuader que tu seras pour moi
Julie sans son crime, et Clarisse
sans son opprobre.
La scene change ; Palmyre,
vous voilà mere ; un nouvel ordre
de devoirs se développe pour
nous ; par combien de titres vous
m' allez devenir chere ! Je vous
aimerai avec le me enthousiasme,
mais cet enthousiasme
sera réfléchi : j' adorois Palmyre
par instinct ; depuis la naissance
pX1V
d' un fils, je l' adore par instinct
et par reconnoissance.
Respectable mere de famille,
vous allez consacrer à l' éducation
de cet enfant les momens
sereins que vous promet ma tendresse ;
c' est le plus grand ouvrage
qui vous reste à faire sur
la terre ; que mon fils vous ressemble,
et vous avez assez vécu.
Vous allaiterez cet enfant, parce
que vous êtes sa mere ; parce
qu' un usage absurde et cruel
ne prescrit pas contre la nature ;
parce qu' il vaut mieux sentir la
pointe du ridicule que la
pointe du remords.
Un mercenaire n' élevera pas
cet enfant chéri ; si l' on gâtoit
pXV
en lui l' ouvrage de la nature,
il ne seroit plus votre fils ; si on
le perfectionnoit, vous cesseriez
d' être sa mere.
Vous ferez développer de bonne
heure en lui le germe de la
loi naturelle ; il ne sçauroit
apprendre trop tôt à se respecter,
à suivre la douce impulsion qui
l' entraîne vers ses pareils, à placer
Dieu entre lui et les hommes.
Je sçais que cet enfant sera
humain et sensible, tant qu' il
n' aura d' autres maîtres que Palmyre
et la nature ; mais le
spectacle des hommes heureux
peut dans la suite altérer en lui
le sentiment de la bienveillance ;
pXV1
il peut être heureux lui-même,
et se faire une ame petite et cruelle ;
vous multiplierez donc devant lui
les tableaux des miseres
humaines ; les premieres larmes
qu' il versera à la vue des malheureux
seront le gage de sa vertu
future, et la récompense de
vos travaux. On enivroit à
Sparte les esclaves pour rendre
les citoyens sobres, et Palmyre
fera entendre à son fils les cris
de la douleur, et les imprécations
du désespoir, pour l' empêcher
d' avoir l' orgueil des esprits foibles,
et la dureté des mauvais coeurs.
Il n' apprendra jamais tous ces
riens pénibles et dangereux
pXV11
dont on accable l' enfance dans
les villes, et qu' elle est trop
heureuse d' oublier.
Il n' en sera pas moins éclairé, quand
son intelligence aura per
les enveloppes qui la renferment ;
il aura un esprit juste
pour juger de ce qui est beau,
et un coeur sensible pour juger
de ce qui est bon.
Palmyre, quelquefois je m' arracherai
de vos bras pour serrer entre les miens ce
gage de votre amour et de vos vertus, et
ce moment d' absence sera encore plus
cher à votre coeur que nos
plus tendres embrassemens.
Palmyre n' aura point d' esclaves,
quandme nous habiterions
le nouveau-monde ; il
n' y a point de puissance sur la
terre qui puisse autoriser l' esclavage ;
et nous n' avons pas droit de tyranniser des
sauvages, parce que leurs peres ont été
égorgés par les nôtres.
Cependant comme nous ne
pouvons établir l' égalité primitive
parmi les hommes, nous
aurons des domestiques, qui n' obéiront
ni à eux-mêmes, ni à
leurs maîtres, mais à l' ordre ;
et qui se croiront plus heureux
au service de Palmyre que dans
l' indépendance.
Un époux, des enfans, des
domestiques, voila le monde
entier pour Palmyre ; vous verrez
pX1X
peu le reste des hommes.
Que vous importe ce tourbillon
d' acteurs, nommés la société,
qui se tourmentent péniblement
pour ne rien faire ; qui varient
leurs masques, pour varier leurs
plaisirs, et qui n' ont plus d' existence
quand ils n' ont plus de rôle à jouer ? Pour vous,
tous vos momens sont désormais remplis,
puisque vous êtes mere.
Cependant vos vertus seront
toutes sans éclat ; elles ne trouveront
point de Pline pour les
rendre célebres, ou de Trajan
pour les compenser ; mais elles
n' en seront pas moins sublimes.
Ce doux frémissement qu' excite
une bonne action dans un coeur
pXX
bien né, vaut bien le suffrage de
l' univers.
La nature m' a conduit entre les bras de
Palmyre ; et Palmyre me
ramene à la nature. -le livre
que j' ose lui dier n' est
que l' expression vive de ses sentimens ;
quelquefois nous nous entretiendrons
de ces noeuds sublimes qui unissent la grande
famille de l' univers ; et quandme
cet ouvrage ne seroit pas écrit,
nous le ferions dans nos conversations.
r du suffrage de Palmyre,
j' attendrai sans impatience et
sans dain le jugement du public ;
les applaudissemens de quelques
ames honnêtes feront tressaillir
pXX1
mon ame sensible ; leurs
larmes me flatteront encore
davantage.
Si quelqu' ennemi du genre
humain exhale sur cet ouvrage
le poison que son ame renferme,
ô Palmyre ! Je me jetterai
entre tes bras ; et je dirai en
t' embrassant : la nature n' est
pas blessée.
On m' accusera peut-être de
présomption ; mais avec les
sentimens qui me guident, il est
des momens où j' ose me flatter
de n' avoir d' ennemis que ceux
de la nature.
Si ses ennemis se présentoient
devant moi, je ne fuirois point
leur rencontre ; mais je leur
parlerois
pXX11
de Palmyre, et le stilet de
la satyre s' échapperoit de leurs
mains ; je les exposerois à ses
regards, et ils seroient désarmés.
Il faut toujours finir par suivre
la nature, et par adorer Palmyre.
PREFACE
Depuis un demi-siecle, il
paroît s' être formé une heureuse
volution dans l' esprit national ;
l' attention des philosophes s' est
tournée vers les objets les plus
sublimes, on a abandonné aux raisonneurs
les subtilités de l' ontologie, et
les énigmes de la métaphysique,
et on s' est bor à étudier en
grand, Dieu, l' homme et la
nature.
Cette triple science est nécessaire
pXX1V
au sage qui veut perfectionner
son entendement ; elle
est la base de ce que j' appelle
la philosophie de la nature .
Cet ouvrage, tel que je le
considere, peut se diviser en
deux parties ; l' une renferme
les questions curieuses, et l' autre
les questions utiles ; la premiere
est consacrée aux philosophes ; l' autre
est du ressort de tous les hommes.
Je renferme dans la classe
pXXV
des problêmes qui n' intéressent
que la curiosité, les questions
sur les attributs de la cause premiere,
sur l' unité de l' univers,
sur l' ordre des degrés de la
grande échelle des êtres, etc.
Le droit de traiter ces matieres
sublimes suppose une connoissance
profonde de tous les mysteres
de la nature ; le sage attend
pour les discuter que l' étude
et la vieillesse aient blanchi
ses cheveux ; et dans une
science si inaccessible à nos regards,
ce n' est pas trop de soixante
ans de travaux pour
acheter le droit d' établir quelques
conjectures.
La partie utile de la philosophie
pXXV1
de la nature comprend
la morale de l' homme ; c' est-à-dire,
ses devoirs envers Dieu,
envers lui-même, et envers la
société.
On ne veut point renverser
l' ordre des connoissances ; ainsi
le droit naturel est l' objet des
trois volumes qu' on a la témérité
de présenter au public ; ce
droit naturel si cher aux nations
qui gémissent sous les loix
des hommes, si vanté et si défiguré
par le vulgaire des philosophes.
On se contente d' indiquer le
plan général de la philosophie
de la nature ; il n' est pas encore
tems d' embrasser d' une vue
générale toute l' étendue de la
chaîne, et cette introduction
ne sera destinée qu' à en développer
le premier anneau.
Il y a long-tems que l' Europe
nous demande un traité
élémentaire du droit naturel,
qui rassemble les vérités éparses
dans les immenses dissertations
des Puffendorff, des Cumberland,
et des Burlamaqui,
qui rectifie ces hommes célebres, et qui
les fasse oublier.
Un tel ouvrage doit renfermer une morale commune à
tous les hommes ; si un seul
individu pouvoit réclamer contre ses
principes, il ne seroit
plus le code de la nature.
La religion sublime dont ma
patrie s' honore, n' entre point
dans le plan de cet ouvrage ;
cependant les européens observeront
en le lisant combien
leur culte a d' affinité avec les
loix de la nature, et les autres
nations pourront calculer
combien ceux qu' ils ont adoptés
s' en éloignent.
Si jamais la philosophie fut
pXX1X
nécessaire à quelque auteur,
c' est sans doute à celui qui écrit
sur la nature ; j' ai donc mis à
cet ouvrage le titre qui lui
convient, et c' est peut-être
montrer quelque courage.
Il y a long-tems qu' on reproche
à la philosophie de n' être
que destructrice ; c' est comme si on
accusoit l' élément du
feu des maux que l' artillerie a
faits au genre humain : il faut
respecter l' art, et tonner sur les
artistes.
Pour moi, je serai pacifique, parce que
je desire d' être philosophe. Eh ! Comment ne
le serai-je pas ? C' est l' aimable
et douce nature dont j' interprête
pXXX
les loix. Pour la peindre,
il faut l' imiter.
On fait ordinairement pder
les études politiques du
droit des gens, d' une connoissance
préliminaire du droit naturel ;
je ne vois pas d' abord
le fil qui réunit des loix nées
dans le coeur humain, avec les
sçavantes dissertations des Cumberland,
et des Puffendorff, les diplômes des
états, et ces vastes compilations de traités,
qui souvent attestent moins la
générosité des rois que leurs
parjures.
Ce fil existe cependant : l' état
de nature est un état de paix
pour le genre humain ; et lorsque
pXXX1
les peuples gémissent des
querelles de leurs rois, que les
villes les plus florissantes
deviennent des déserts, que les
empires se renversent les uns
sur les autres, ettruisent
pour êtretruits à leur tour ;
on dit toujours aux nations
qu' on ne cherche qu' à les réunir,
et à en faire une seule famille.
Les législateurs conduisent
les hommes à la nature,
comme le farouche Sylla conduisoit
les romains à la liberté.
Le code naturel seroit inutile
aux hommes, si la saine
politique étoit née chez ce sauvage
robuste qui se croit supérieur
à tous les êtres que ses
fleches peuvent atteindre ; chez
cet usurpateur adroit qui arme
entr' elles les passions de
ses sujets, pour faire servir
leur foiblesse au maintien de
son despotisme ; chez ce conquérant altier qui
prend le bruit pour la gloire, et les
ravages de la terre pour l' empreinte
immortelle de sa grandeur. Non, la politique
a pris naissance chez le sage qui chercha
à réprimer ces destructeurs
du genre humain ; il ne consulta
que son coeur pour établir
sa nouvelle législation ; et le
code qui ensulta vaut bien
les institutions de Justinien,
et les loix des douze tables.
Mais l' homme n' est pas toujours à portée
d' entendre les oracles qui partent de
son coeur ; souvent, à force de le
contredire, il l' oblige à se taire.
L' Europe entiere est policée ;
mais plus la société s' aggrandit,
plus le cercle de la bienveillance
s' étend, et par conséquent
plus l' humanité s' altere ;
c' est ainsi qu' on remarque
dans les arts, que plus il
y a de littérateurs dans une
nation, moins il s' y trouve d' hommes
de génie.
La voix des passions contribue
encore à étouffer la voix
du coeur. Comment le souverain
qui veut usurper, le fourbe
qui veut trahir, le fanatique
qui veut détruire, replieront-ils
leur ame sur elle-même, et
suivront-ils ses douces
impulsions ? Quand l' intérêt
veille dans notre coeur, il y
annonce le sommeil de la nature.
Le dirai-je encore ? à force
d' envelopper des ténebres de la
taphysique les notions du
juste et de l' injuste, quelques
philosophes les ont presque
fait disparoître. On en est venu à discuter
si nous avions le sentiment du bien et du mal
moral, comme on discute chez
les disciples de Leibnitz, l' existence
des monades.
pXXXV
Il est donccessaire que la
saine philosophie écarte le voile
qui semble envelopper la
nature. Puisse-t-elle un jour
faire pour le monde moral ce
que l' auteur de la gravitation a
fait pour le monde physique !
Pour former l' ouvrage que
je demande dans un siecle aussi
éclairé que le nôtre, il me
semble qu' on devroit s' y prendre
ainsi : -il faudroit d' abord
interroger la nature dans le
silence des passions, attendre
ses oracles sans les supposer ;
et devenir cent fois son observateur
pour riter d' être une
fois son interprete.
Il faudroit ensuite dévorer ces
ouvrages immenses qu' on a fait
sur le droit naturel ; lire des
livres ennuyeux pour les oublier,
des livres absurdes pour
avoir droit de les mépriser, et
des livres dangereux pour avoir
celui de lesfuter.
Il ne faudroit point s' appesantir
sur des critiques qui ne
pourroient éclairer que les
sçavans ; il y auroit le même danger
à n' en point faire du tout,
parce qu' on se priveroit de la
confiance de ses lecteurs. -philosophe
téméraire, tu veux que je tombe aux
pieds de ta nouvelle divinité ; aide-moi
donc à renverser les autels de
nos peres !
Il seroit inutile d' emprunter
le frivole échafaudage des
sophistes pour les refuter ; si la
critique n' est pas concise et lumineuse,
l' auteur n' a point travaillé
par l' impulsion de la nature ; il
ne mérite point de travailler
pour elle.
Il faudroit laisser entrevoir
la marche géométrique de son
esprit, mais éviter le style froid
et aride des géometres. On
doit moins s' attacher à convaincre
l' esprit qu' à persuader le
coeur ; s' il étoit possible que
la lecture de quelques chapitres
fît verser ces larmes délicieuses
qui caractérisent également
l' honnêteté d' un ouvrage, et
celle de ses lecteurs, l' objet
du philosophe seroit rempli par
ce triomphe sublime de la nature.
On pourroit faire d' énormes
volumes sur le droit naturel ;
mais pourquoi imiter les juris-consultes
d' Allemagne, qu' on s' occupe à refuter ?
Il faut travailler plus long-tems qu' eux
afin d' être plus courts, et
chercher à être esti des hommes,
plutôt qu' à être cité des
gens de lettres.
Je desirerois fort qu' on ne
prît pas ce plan pour l' apologie
de ce traité ; je n' ai point
coloré mon tableau, avant d' en
avoir esquissé le dessein ; je n' ai
pXXX1
point imité la Motte qui ne
composoit sa poëtique que pour
servir d' excuse à ses ouvrages.
On s' appercevra en parcourant
ce traité, que je n' ai
point cherché à surcharger la
littérature d' un livre inutile ;
j' ai effleuré plusieurs questions
oiseuses qu' on avoit approfondies,
et j' ai tenté d' approfondir
plusieurs questions importantes
qu' on avoit effleurées.
Souvent c' est l' intérêt actuel
des hommes qui m' a fait
multiplier mes recherches ; ainsi
dans l' article du fanatisme, je
n' ai dit que deux mots du massacre
de la saint Barthélemi,
qui, grace à nos moeurs, n' a
pXL
trouvé dans ce siecle qu' un seul
apologiste, tandis que je me
suis étendu sur la conspiration
générale des nations contre les
juifs, parce que la politique
semble n' avoir pas encore osé
décider si un juif est un homme.
Quand j' ai jetté les premiers
matériaux de cet ouvrage, je
ne voyois point encore jusqu'
le fil analytique de la philosophie
me conduiroit ; maintenant
que la premiere partie est
achevée, je frémis d' avoir osé
faire un pas dans cette immense
carriere ; je sens en ce moment
le besoin que j' ai d' indulgence, et si
j' emploie le reste
pXL1
de ma vie à perfectionner la
philosophie de la nature, je
croirai, encore sur le bord de
la tombe, n' avoir fait que la
riter.
Je n' ose parler du style de
cet écrit, j' ai tenté de l' éloigner
également de la sécheresse du
dissertateur, et de l' emphase
du déclamateur. Mon but est
rempli, si on me lit ; car alors
je serai utile.
On se partagera sans doute
sur les contes philosophiques
qui sont répandus dans ce traité.
Les personnes qui ne jugent
que par la froide raison, trouveront
mauvais qu' on en ait
fait usage ; celles qui jugent par
pXL11
le sentiment, regretteront peut-être
que toute ma morale ne
soit pas en contes.
Racine disoit : ce qui me distingue
de Pradon, c' est que
je sçais écrire ; c' est donc le
style qui fait vivre un ouvrage ;
outre cela j' avois pour but
d' être utile ; ce qui ne pouvoit
s' exécuter qu' en cherchant les
moyens de plaire. Je ne me flatte
pas d' avoir réussi dans l' exécution
de mon plan ; mais j' ai
du moins montré de loin la
route à des plumes plus éloquentes,
et à des génies plus
sublimes ; je me réjouirai avec
les hommes qu' on éclairera,
si on me fait oublier.
LIVRE 1 PRINCIPES
p1
On ne traite point ici de la nature
en observateur physicien ; de grands
hommes ont tenté d' analyser les
merveilles des êtres qui nous environnent ;
de plus grands hommes
p2
encore ont eu la prudence de ne pas
l' entreprendre.
On peut envisager la nature sous
une multitude de faces ; mais on
ne se propose ici que de la considérer
dans les rapports que l' homme a
avec les êtres intelligens ; la philosophie
pandue dans cet ouvrage,
p3
ne tend point à faire des géometres,
mais à inspirer des moeurs ; on
desire se faire entendre de toutes les
nations. Ce traité élémentaire de
morale, est fait pour les êtres qui
sentent et qui raisonnent dans les
deux mondes et aux terres australes.
Il est inutile d' avertir qu' on n' a
en vue que l' homme moral et non
l' homme physique ; en effet, un enfant
et un imbécille ne sont point
soumis aux loix naturelles ; le premier
n' est pas encore homme ; le
second ne le sera jamais.
Avant d' examiner ce que l' homme
doit à Dieu, à lui-même et à ses
égaux, il est nécessaire d' établir des
principes ; on desire de ne point encourir
le reproche qu' on a fait au
fameux Malebranche, d' être moins
un grand métaphysicien, qu' un grand
écrivain en métaphysique.
LIVRE 1 CHAPITRE 1
p4
de la nécessiténérale des loix naturelles.
si l' univers existe, il faut qu' il
y ait un concert invariable dans
toutes ses parties ; il faut que tous
les êtres soient soumis à cette harmonie
primitive, depuis Dieu, principe
de tout ordre, jusqu' au plus
mince animalcule qui végete dans
le dernier satellite de Saturne.
Cette harmonie est observée inviolablement
par les êtres inanimés,
parce qu' un instant de discorde plongeroit
l' univers dans le cahos.
Les brutes semblent à cet égard
dans l' ordre des êtres inanimés,
parce qu' elles ne peuvent pas ne pas
p5
suivre aveuglement l' instinct qui les
mene d' une maniere uniforme à
l' harmonie.
Dieu étant l' intelligence suprême,
ne peut se partir de cet ordre,
puisqu' il est l' effet de ses perceptions
productrices : effet aussi essentiel que
la cause.
Les êtres dont la nature est supérieure
à la nôtre, ne peuvent
aussi rompre cet accord, parce qu' ils
partagent un des plus beaux attributs
de la divinité, qui est l' impuissance
de se détruire.
L' homme en qualité d' être libre
et intelligent, peut violer les loix
naturelles ; cette liberté n' est regare
comme un présent fatal de la
divinité, que par ceux qui sont
tentés d' en abuser ; et le vrai
philosophe remercie le ciel d' en avoir
reçu une faculté qui lui donne un
p6
droit exclusif à la vertu. Le bien et
le mal moral rivent de la même
cause, c' est-à-dire de la liberté de
l' homme ; comme les physiciens font
dériver le bien et le mal physique
de l' unique inclinaison de l' axe de
la terre.
Il ne faudroit pas conclure de
cette exposition que nous admettons,
la hiérarchie des êtres, telle que
Platon, Pope et Buffon l' ont admise
dans leurs productions immortelles ;
cette échelle occupée par tant d' êtres
intermédiaires, qui voit l' existence
infinie à une de ses extrémités, et
le néant à l' autre, n' est qu' unve
sublime ; parce que rien ne sçauroit
remplir l' intervalle entre une intelligence
infinie et une intelligence
créée. Ajoutons que c' est dans un
sens très-impropre, qu' on soumet
Dieu lui-me aux loix éternelles
p8
de la nature ; il n' est enchaîné que
dans le sens qu' il tient la chaîne
entre ses mains.
LIVRE 1 CHAPITRE 2
de la nécessité particuliere du droit
naturel pour l' homme.
l' homme ne s' est point donné
l' être ; ainsi quand même il seroit
pour être seul, il auroit des devoirs
à remplir à l' égard de son
auteur, si son existence lui est chere.
L' homme ne se suffit point à lui-même ;
ainsi il y a un autre ordre
de devoirs qui le lie à ses égaux,
s' il chérit son bonheur.
Si l' homme se doit tout à lui
seul ; si la loi naturelle doit son
existence à la crédulité ou au fanatisme,
ce Marc-Aurele, né pour le
bonheur du monde, va devenir un
illustre scélérat ; il emploiera les
p9
ressorts de son génie à plier l' intérêt
général à son intérêt particulier : il
fera servir sa philosophie à lui pallier
ses attentats ; d' autant plus dangereux
alors, qu' il joindra à tous
les vices les apparences de toutes
les vertus, et qu' il aura l' ame de
ron avec le nom de Marc-Aurele.
Si la distinction du juste et de
l' injuste n' a pas pour principe la
nature, je puis déchirer le bandeau
du préjugé qui m' attache à tout ce
que j' ai de plus cher ; puisque mon
intérêt l' exige, j' égorgerai mon ami,
j' empoisonnerai mon pere, je ravirai
la liberté à ma patrie : les tortures
et leschers prouveront bien que
j' ai été mal-adroit, mais non que
j' ai été coupable.
La loi positive arrêtera quelque-fois
ma main, parce que je préfere
l' existence au néant ; mais arrêtera-t-elle
p10
mon coeur ? Ma vertu consistera
donc dans l' impuissance de faire
le mal, et je devrai ma philosophie
à ma foiblesse.
Le danger seroit bien plus affreux,
si tous les hommes adoptoient mes
principes ; mes passions toujours opposées
à celles des autres, ne se
trouveroient jamais en équilibre avec
elles, à cause de ma foiblesse : j' aurois
pour ennemis tous les habitans
de la terre ; et si par hasard je devenois
souverain, je devrois être
dans le même effroi que ce roi des
esclaves que son successeur étoit
obligé d' assassiner.
La loi positive est le supplément
de la loi naturelle : elle suppose
toujours un ordre antérieur que la
main lente du temps n' a jamais
altéré, qui survit à ses infracteurs,
et qui porte par-tout les empreintes
p11
ineffaçables d' une main productrice.
Quand même la raison ne nous
démontreroit pas la nécessité du droit
naturel, l' intérêt général devroit encore
le supposer ; et il faudroit que
le genre-humain élevât des autels au
premier philosophe qui mit devant
ses yeux un bandeau qui fait sa
félicité.
La nécessité du droit naturel pour
l' homme, rive particuliérement
du besoin perpétuel qu' il a de la
société ; il ne faut pas une philosophie
bien profonde pour démontrer
ce principe ou pour le concevoir.
Il n' en est pas de la génération
humaine comme de la metamorphose
des pierres de Deucalion ; le
corps de l' homme ne naît point avec
tout son accroissement, et son esprit
n' a pas d' abord toutes ses connoissances :
son premier sentiment
p12
est celui du besoin ; et sa premiere
sensation est celle de la douleur.
Ainsi tout l' enchaîne à sa naissance ;
et il est perdu, s' il se suffit à lui-même,
à l' exemple de la divinité.
L' âge viril ne le soustrait point à la
servitude des êtres ; les passions
prennent la place des douleurs ; le
sang dans son effervescence échauffe
l' imagination ; les desirs font soupirer
après la jouissance, et la jouissance
multiplie les desirs : l' homme
alors rechercheroit la socté, quand
me cette recherche seroit le plus
grand des attentats.
L' homme est encore moins en
état de se suffire à lui-même, quand
la vieillesse vient émousser l' activi
de ses organes ; il a recours aux sens
des autres pour suppléer à la foiblesse
des siens : il ne vit plus pour
lui-même, mais il se voit encore
p13
avec plaisir renaître dans sa postérité ;
tout est mort chez lui, et
l' amour de la société y vit encore.
En un mot, l' amour de la socié
semble aussi essentiel à l' homme
que l' intelligence ; mais l' union qui
est la suite de cet amour, doit être
réglée par certaines loix primitives :
ces loix sont le code de la nature.
Il est beau que dans le systême
moral de l' univers, le bonheur de
l' homme soit attacà la bienveillance
universelle ; c' est ainsi que
dans son systême physique, le globe
que nous habitons cesseroit d' exister,
si dans l' ellipse immense qu' il
décrit autour du soleil, il cessoit
de graviter sur la plus petite des
planetes.
LIVRE 1 CHAPITRE 3
p14
de l' existence du droit naturel.
qui est-ce qui a appris aux romains
à s' abstenir du parricide pendant six cens ans ?
Seroit-ce la loi positive ? Mais elle ne supposoit
pasme la possibilité d' un tel crime.
Pourquoi ne vit-on pas dans l' isle
de Chio, un seul adultere pendant
sept siecles ? Puisque les femmes
p15
y avoient toutes la beauté d' Hélene,
pourquoi aucune n' en eut-elle
l' intempérance ? Attribuera-t-on
cette retenue aux pceptes des législateurs ?
Mais si le droit naturel
n' existe pas, les législateurs ne sont
à mes yeux que les tyrans du genre-humain,
et leurs loix des attentats
contre ma liberté.
Il faut conclure qu' antérieurement
à tout systême humain, il est des choses
dont l' essence est de devoir être
faites, comme il en est d' autres dont
l' essence est de devoir être crues.
Ce principe est si vrai, que
tous les législateurs qui n' ont pas
eu un grand intérêt à être absurdes
et barbares, ont toujours respecté
la morale. Lisez le yking de Congfutsée,
les vers dorés de Pythagore,
le védam de Zoroastre, etc. Vous
y verrez la quintessence des vérités
p16
que Platon, Séneque et Burlamaqui
ont enseignées au genre-humain.
Ces vérités naturelles ne sont point
le fruit d' une lente et pénible réflexion ;
elles forment une chaîne immense, mais dont
le premier anneau est dans notre coeur.
Article 1.
paradoxes de quelques philosophes,
sur l' existence du droit naturel.
Lysandre soutenoit qu' il n' y
avoit point de droit naturel, que la
rité ne valoit pas mieux que le
mensonge, et qu' il falloit amuser les
hommes par des sermens, comme on
amuse les enfans avec des osselets.
Cette opinion convenoit parfaitement
à un homme qui avoit voulu
ravir la liberté à sa patrie, et qui
avoit tenté de corrompre les oracles
p18
de Delos et d' Ammon. Cette ame
de boue avoit commencé par violer
les loix naturelles, ensuite elle
supposa qu' il n' y en avoit point : telle
est la marche de l' esprit humain, quand
il s' approche du dernier période de
la dégradation. Je crois voir un salmonée
qui détruit le temple de Jupiter,
et ensuite en nie l' existence.
Ce Lysandre, par une contradiction
digne de lui, admettoit cependant des
loix positives. Il est singulier qu' il
voulût soumettre les hommes au glaive
des loix, tandis qu' il leur apprenoit
à braver la foudre.
Hobbes insulte et à l' homme et
à la divinité, quand il compare la
droite raison aux triomphes du jeu
p19
de cartes, qui doivent leur prééminence
en partie au hasard, en partie
aux caprices des joueurs. Il s' ensuit
de ce principe absurde, qu' afin
d' être heureux, je suis obligé d' étudier
les caprices de tous les individus qui
couvrent la terre, et que la même
maniere d' employer mon poignard,
fera de moi un philosophe à Londres,
et un parricide à Pétersbourg.
Carnéade, avant ce philosophe,
avoit soutenu que le juste et l' injuste
n' existoient pas avant les loix positives ;
et Locke, le sage Locke,
n' a pas craint d' appuyer ce paradoxe
de son autorité respectable : c' est
p20
comme si l' on disoit qu' avant que
la physiquet découvert les propriétés
de la matiere, elle n' étoit pas
divisible à l' infini.
Il n' y a pas de justice antérieure
aux loix, ajoutoit Carnéade, ou s' il
y en a quelqu' une, ce n' est qu' une
souveraine extravagance, puisqu' elle
nous engage à procurer le bien d' autrui
au préjudice de nos propres intérêts.
Carnéade n' eut jamais des idées
philosophiques sur les vrais
avantages de l' homme en société :
il en est du bonheur comme de la
lumiere dont les rayons ne subsistent
qu' en se partageant.
Je ne me sacrifie point à la société
p21
quand j' en remplis les devoirs ;
parce que la vie n' est qu' un commerce
perpétuel de services ; ma
bienfaisance m' assure le secours de
toutes les ames honnêtes, et force
les hommes indifférens à m' imiter.
Si je voulois épurer ce vil amour
de l' intérêt, qui n' a de force que
dans une ame froide et cadavéreuse,
je dirois : ne portai-je pas au fond
de mon coeur le prix de ma vertu ?
Ne suis-je pas heureux du bonheur
que je procure ? Et quandme
ma bienfaisance ne seroit pas toujours
éclairée, la reconnoissance d' un
seul ami ne me dédommage-t-elle
pas de l' oubli de mille ingrats ?
Si ce n' étoit pas profaner les noms
sacrés de Caton et de Marc-Aurele,
en empruntant leur langage sublime
pour futer Carnéade, j' ajouterois :
qu' ai-je besoin du vain suffrage des
p22
hommes, pour m' engager à être
homme ? Dieu et moi, voilà
l' unique tribunal où j' appelle.
Quand je meurs pour sauver un pere, je
ne fais aucun sacrifice ; la mort n' est
qu' un instant, mais ma gloire reste
avec ma vertu ; et quand même,
par un renversement des loix de la
nature, mon nom ne survivroit
point à ma cendre, je déchirerois
encore mon sein pour sauver mes
concitoyens ; cet instant de destruction
je me vois le bienfaiteur
d' un peuple ; cet instant, dis-je,
d' existence me dédommage du néant
de l' éternité.
p23
Article 2.
opinion absurde de Lucrece.
le tonnerre des dieux ne fut qu' une
chimere,
la terre a mon encens, non l' olympe et
les dieux ;
nourrice des humains, elle est aussi leur
mere,
et son sein producteur s' ouvre toujours
pour eux.
p24
Ses premiers citoyens pourvus par la nature,
n' eurent pour vêtemens que les feux du
soleil ;
et le tendre duvet d' un gazon sans culture,
leur servoit à goûter les pavots du sommeil.
Semblables à la brute, ils vivoient avec elle ;
un bois et des rochers bornoient leur horison ;
ils erroient sans tracer une route nouvelle :
ils suivoient leur instinct, et jamais leur
raison.
p25
à leurs heureux penchans soumis sans être
esclaves,
sur l' ourse et la panthère, ils régnoient
dans les bois ;
on ne les voyoit point l' esprit char
d' entraves,
baisser un front soumis sous le glaive des
loix.
Intérêt, seul mobile et bienfaiteur du monde,
toi qu' on honore encor sous le nom de
Plutus,
p26
tu gouvernois alors dans une paix profonde,
tu créois à ton gré le crime et les vertus.
La science orgueilleuse et l' affreux fanatisme,
ont depuis sur nos yeux étendu leur bandeau ;
et la philosophie en proie à l' ostracisme,
dans la nuit de l' erreur porte envain son
flambeau.
On a vu l' équité que la fraude environne,
sous un sceptre d' airain gouverner les
mortels,
le besoin au plus fort conférer la couronne,
et la terreur aux dieux ériger des autels.
J' ai traduit de l' ancien langage sacré des
péruviens, une histoire américaine que m' a
confiée un descendant du dernier des yncas :
elle étoit en hrogliphes dans un temple du
soleil, renverpar Pizarre ; ce conquérant
p27
emporta les trésors renfermés
dans cet édifice, et négligea
cet ouvrage qui n' étoit qu' un tissu
de Quipos. J' ai cru devoir supprimer
les taphores et toutes ces
figures hardies qui tiennent lieu d' éloquence
aux peuples des climats chauds :
quand la vérité éleve un édifice, il
est inutile que l' imagination
p28
en construise les échafauds.
Comme cette histoire est philosophique, j' ai pris
pour modele dans mon style,
l' auteur célebre de l' histoire
des troglodytes ; l' éloge de
ma traduction seroit achevé, si l' on
disoit : voilà la maniere du créateur
des lettres persannes.
p30
Article 3.
réponse à Lucrece.
long-tems avant le regne de Manco-Capac,
le peuple du soleil étoit dans l' usage
de réléguer les
grands criminels dans une forêt immense
située au nord des Cordillieres ;
on ignoroit encore l' art de rendre les
supplices utiles, mais on
sçavoit du moins n' en pas faire un
spectacle révoltant pour l' humanité.
On bandoit les yeux de ces victimes,
et on les conduisoit par des
routes secretes jusqu' au centre de la
forêt ; on y arrivoit après huit jours
de marche ; alors les conducteurs,
mettoient aux pieds de leurs prisonniers
le reste des vivres qu' ils avoient
apportés, et avant qu' ils pussent déchirer
le triple bandeau dont leurs yeux
étoient environnés, ils s' échappoient
en silence, et revenoient dans
leur patrie vivre à l' ombre de ses
loix dont ils avoient été sans opprobres
les exécuteurs.
Ces malheureux abandonnés du
ciel et des hommes devinrent méchans
p31
par principes, et scélérats par
systêmes ; il n' y a point de dieu, sans
doute, disoient-ils entre eux ; s' il
existoit, il nous auroit puni sans emprunter
le secours des hommes ; s' il
existoit, il nous auroit fait justes
comme lui, et il n' auroit pas besoin
de nous punir.
Pour les hommes que la nature a
créés pour être alternativement persécuteurs
et opprimés, dupes et fripons ;
l' intérêt est le seul dieu auquel
leurs coeurs sacrifient ; et quand ils
tombent aux pieds des autels, ce
n' est pas pour se montrer religieux,
mais pour rendre les spectateurs
plus crédules ; ils s' arrachent un oeil,
pour avoir le droit de gouverner des
aveugles.
En raisonnant ainsi, ils erroient
dans la forêt luttant contre les jaguars
p32
moins roces qu' eux ; et
quand ils les avoient vaincus, ils
déchiroient leurs membres pour s' en
nourrir ; répandant le sang afin de
le boire, et ne le buvant qu' afin
d' entretenir leur ardeur pour le
pandre.
Dès qu' ils se virent par leur industrie
supérieurs aux bêtes féroces,
qui partageoient avec eux l' empire de
p33
la forêt, ils crurent qu' ils se suffisoient
à eux-mêmes, et se donnerent le
nom de mikimaks, mot qui
signifie indépendant ; comme s' ils
renonçoient au contrat naturel qui
les lioit au ciel et aux hommes.
Ces sauvages avoient quelques
femmes parmi eux ; ils ne connurent
point pour elles ce sentiment
vertueux des ames sensibles, qui
soumet la force d' un sexe à la pudeur
de l' autre, triomphe sans crime d' une
timide innocence, et ne fait servir
l' instant de la jouissance qu' à rendre
éternelle l' union des coeurs ; l' amour
ne fut chez eux que cet instinct aveugle
qui force les animaux à se délivrer d' un
superflu de vie qui les
importune, les réunit sans leur donner
l' envie de se plaire, et meurt,
comme la faim, quand le vil besoin
qui l' a fait naître est assouvi.
p34
Lorsque le hasard faisoit rencontrer
deux mikimaks de différent sexe,
le plus fort triomphoit de la sistance
de l' autre : la jouissance
étoit ordinairement suivie d' une
paration éternelle ; le pere fuyoit
pour ne point partager sa chasse ; la
mere délive de son fruit l' abandonnoit
à la femelle d' un jaguar, qui
moins barbare partageoit son lait entre
lui et ses petits.
La postérité de ces hommes singuliers
ajouta encore de nouveaux chapitres
à son code nouveau de dépravation :
car les peres avoient encore
p35
pour frein l' idée importune de leur
origine ; mais les enfans nés dans les
bois ne pouvoient soupçonner que le
soleil qui les éclairoit, fût la tige de
leur race ; ces arbrisseaux que la nature
avoit inclinés vers la fange,
ne croissoient que pour réunir leurs
sommets à leurs racines.
Il est inutile de demander si les
mikimaks avoient un chef pour les
gouverner ; tout gouvernement
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suppose des loix ; et si les mikimaks
avoient eu des loix, ils auroient cessé
d' exister.
Ils imitoient cependant ; car tel
est l' appanage de tout homme qui n' a
pas la faculté sublime de créer ; mais
comme la jalousie les empêchoit souvent
de se copier, il arrivoit d' ordinaire
que c' étoit dans les tanieres
des tajacous, et les repaires des
jaguars qu' ils alloient chercher leurs
modeles et leurs législateurs.
Quelques traits vont faire juger
du caractere de la nation. Un mikimak
avoit planté un arbre dont la
tige majestueuse sembloit fier les
p37
nuages ; son voisin le coupe, parce
qu' il bornoit sa vue ; il revenoit
triomphant dans une hutte que la
veille il s' étoit construite ; mais elle
étoitembrasée, et il n' en vit que
la cendre ; le sauvage dont il avoit
coupé l' arbre le soir, avoit pensé le
matin que son égal ne devoit point
coucher dans une cabane, puisque
lui-même couchoit au pied d' un arbre.
Un autre sauvage tiroit de l' arc si
adroitement qu' il perçoit au vol les
oiseaux les plus rapides ; un de ses
voisins le suivit un jour pour le punir
d' un talent que lui-même n' avoit pas ;
dans l' instant le premier peoit
d' une fleche une colombe qui planoit
au milieu des airs, l' autre perça son
rival d' un trait empoisonné, et le
chasseur tomba mort au même moment que
sa proie ; l' assassin à cent pas
de-là, fut lui-même assassiné.
p38
Deux mikimaks s' aimoient à leur
maniere ; l' amante à demi-pâmée
au pied d' un arbre, paroissoit dans
cet anéantissement voluptueux qu' éprouve
une ame qui n' existe que par
le sixieme sens, quand tout-à-coup
paroît un énorme jaguar, l' oeil en feu,
la gueule béante, le crin hérissé, qui
tente de s' élancer sur sa double proie ;
le sauvage vit seul le péril qui le menaçoit ;
il fit en même-tems ces deux
flexions : nous ne sommes plus à
portée de nous servir de nos arcs ; ma
maîtresse est plus légere que moi et
je serai seul dévopar le monstre.
Il n' acheva pas la conclusion ; mais
prenant une de ses fleches, il l' enfonça
dans le sein de son amante ; et
tandis que le jaguar s' amusoit à déchirer
les membres palpitans de cette
victime, il le perça lui-même sur ce
cadavre ensanglanté. Le mikimak
p39
victorieux disoit en se retirant : j' ai
tué la bête et je vis encore ; je suis
un grand homme.
Les mikimaks seroient restés à
jamais inconnus, et nous n' aurions
point eu lieu d' admirer la marche de
la nature dans les variétés de l' esce
humaine, sans un événement extraordinaire
qui amena la fille d' un ynca dans la forêt
des Cordillieres. On verra avec étonnement
par quel foible anneau tient à l' existence un
peuple qui a secoué le joug de la nature ;
uneruvienne fut vertueuse,
et les mikimaks ne furent plus.
Les premiers péruviens que poliça
le sage Manco-Capac, étoient le
p40
peuple de la terre le plus fortuné et
le plus digne de l' être : la vertu étoit
chez eux non un fardeau, mais un besoin
de l' ame ; ils croyoient obéir
à leurs législateurs, et ils ne faisoient
que suivre l' impulsion de la nature.
La plaine que cette nation habitoit
étoit le sage monument d' un demi-siecle
d' industrie ; elle l' avoit conquise
sur les tes féroces et sur les
eaux : mais aucun trophée n' éternisoit
la mémoire de cette entreprise ;
p41
il est rare que le bonheur des peuples
soit inscrit sur le marbre et sur
l' airain, on n' y consacre ordinairement
que la vanité des rois.
Les péruviens se croyoient issus
du soleil ; ils honoroient cet astre
comme leur pere et comme leur divinité ;
cependant ils ne lui avoient
érigé aucun temple, le législateur
redoutoit que leurs idées dans la suite
ne s' élevassent qu' à la hauteur d' une
voûte ; il connoissoit aussi trop bien
la divinité, pour renfermer dans
l' enceinte de quelques murs un être
qui embrasse l' univers.
Les laboureurs (et tout le monde
l' étoit), ne fatiguoient point par leur
ingratitude le ciel et la nature ; le
matin ils se prosternoient duté de
l' orient et remercioient le soleil du
bien qu' il alloit faire aux hommes ;
le soir ils se prosternoient du côté du
p42
couchant, et le remercioient du bien
qu' il avoit fait.
La législation desruviens n' étoit
point compliquée ; elle se réduisoit à
deux loix : les voici. Adorez le soleil
de qui vous tenez l' être : aimez vos
égaux de qui vous tenez une partie
du bien-être. Personne ne commentoit
ces loix ; aussi tout le monde les
observoit.
Manco-Capac étoit à la fois le
souverain, le pontife et le legislateur
de ce peuple ; cependant il ne s' appercevoit
pas qu' il fût absolu, parce qu' il
n' avoit aucun intérêt à faire de
ses enfans des esclaves.
Ce prince n' avoit point de capitale ;
il se partageoit entre les différentes
parties de son état, afin de
voir tout par ses yeux ; il n' entroit
jamais dans une province que pour y
faire du bien, et il n' en sortoit jamais
p43
que pour aller faire du bien dans
une autre.
Il y avoit cinquante ans que ce
monarque régnoit sur sa nombreuse
famille, lorsque la vieillesse et les
travaux le priverent de la vue ; il ne
fut point troublé de se voir privé à
jamais de l' aspect du ciel, parce que
son ame en avoit toute larénité ;
mais son peuple fut en proie à la plus
vive consternation. Quelques anciens
qui avoient une connoissance profonde de
la vertu des vétaux se hasarderent alors,
à dire que dans la fot des Cordillieres,
il pouvoit y avoir des simples qui guérissoient
l' aveuglement ; cette conjecture fut à
l' instant recueillie comme un oracle,
et tout le monde crut le succès possible,
parce que tout le monde le desiroit.
Le résultat de la consultation des
p44
vieillards parvint à Kankanor, fille
du roi ; cette princesse qui passoit
pour une beauté dans un pays le
sexe est universellement beau, étoit
dans cet âge heureux où le bien ne
se fait qu' avec une sorte d' enthousiasme ;
elle devoit épouser trois jours
après un de ses amans, qui avoit mérité
sa main à force de services rendus
à la patrie. Dans son premier
mouvement de tendresse filiale, elle
se dit à elle-même : qu' ai-je fait
pour me rendre digne d' un amant et
d' un pere ? Méritons à la fois l' estime
de l' un et de l' autre : j' irai moi-même
dans la forêt ; ma tendresse mieux
que la science de nos vieillards
m' éclairera sur le choix de la plante qui
doit guérir mon pere. Que je serois
heureuse de pouvoir rendre le jour
à celui de qui je le tiens !
Cette idée héroïque flattoit trop
p45
la grande ame de Kankanor, pour
qu' elle en pût soupçonner les suites
fatales ; elle ne s' ouvre de son projet
à personne, et part au milieu de
la nuit accompagnée de sa seule vertu :
elle arrive dans la forêt, et sur
les lumieres qu' on lui a données,
elle cherche l' herbe spécifique qui
doit rendre la vue à son pere et la
joie à son coeur ; ses recherches la font
avancer insensiblement dans le plus
épais du bois ; chaque pas qu' elle fait
l' éloigne de sa route ; après trois jours
de crainte et d' espérance, de plaisirs
et de fatigues, elle s' apperçoit enfin
de son erreur. Dieux ! S' écrie-t-elle,
je m' égare et j' étois guidée par mon
coeur ! ô Manco, ô Aza ! Je ne vous
p46
reverrai peut-être jamais... dans ce
moment affreux je vois votre douleur ;
je sens combien je vous suis chere...
mais pardonnez, je voulois
riter ma félicité : je voulois surtout
qu' un pere en fût le témoin.
Quelques cris entrecoupés de Kankanor
veillerent un mikimak endormi
au pied d' un arbre ; il s' avance
l' arc en main ; il voit... comment
pourrai-je exprimer l' étonnement
du sauvage ? Il soupçonne pour
la premiere fois qu' il peut y avoir
une divinité. La régularité de la taille
de la princesse, la majesté de ses
traits, tout jusqu' à sa surprise, redouble
la sienne ; il sent expirer sa
férocité ; l' arc homicide tombe de ses
mains. Kankanor de son té crut
entrevoir sous le voile de la férocité
de ce sauvage quelque étincelle de
la raison humaine ; elle s' approche
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de lui, le prend par la main. Le mikimak
avoit ignoré jusque-là, combien le sens
du toucher a d' analogie avec l' ame :
il sent bientôt un feu rapide
circuler dans ses veines au lieu
de sang ; il pousse de son gozier peu
flexible quelques sons mal articulés ;
son délire commence à se peindre
dans ses regards. Kankanor ne tarde
pas à reconnoître son erreur : Aza !
Malheureux Aza ! S' écrie-t-elle, tu
as donc un rival ? Et ce rival... me
respectera-t-il ? Sera-t-il un homme ? ...
elle ne put en dire davantage : elle
vit d' un coup d' oeil son malheur
dans toute son étendue et l' impuissance
elle étoit de s' y dérober : et
son ame étant trop foible pour soutenir
le spectacle de tant d' opprobres,
elle tombe évanouie aux pieds du
mikimak. Ce monstre s' applaudit
de l' état affreux où il voit sa victime :
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il leve d' une main hardie le voile
qui couvre son sein ; il s' apprête à
ravir des faveurs que les dieux mêmes
auroient demanes avec timidité.
Mais le ciel qui rendoit Kankanor
malheureuse, vouloit du moins
qu' elle le fût sans opprobre : un grand
nombre de sauvages qui étoient accourus
à ses cris parurent dans l' instant
fatal où l' impétueux mikimak
s' élançoit sur sa proie : voir la
péruvienne, bler pour elle et combattre
pour en jouir, furent pour eux
l' ouvrage d' un moment : la querelle
s' engage ; les traits de toutes parts
volent avec la mort : enfin le premier
ravisseur de Kankanor tombe
mourant aux genoux de la beauté
qu' il avoit voulu déshonorer : mais
la fureur ne l' abandonna pas avec le
sang qui couloit de sa blessure ; ce
monstre rassemble toutes ses forces,
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arrache le trait qui le déchire, et
l' enfonce, avant de rendre le dernier
soupir, dans le sein de Kankanor ;
la princesse infortunée passa,
presque au même moment, du sommeil
de l' évanouissement, au sommeil
de la mort ; seulement elle
entr' ouvrit un oeil appésanti, qu' elle fut
bientôt contrainte de refermer, et
ses malheurs lui arracherent ces mots
entrecoupés... je devois rendre
la vue à mon pere,... faire la félicité
d' un peuple,... mourir de plaisir
dans les bras d' Aza,... ô soleil
ne venge pas ma mort !
Le dernier gémissement de Kankanor,
le sang qui couloit encore de
son sein entr' ouvert, et la leur
mortelle répandue tout-à-coup sur
son visage, porterent d' abord l' effroi
dans le coeur des sauvages ; pour la
premiere fois ils eurent des remords ;
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ils sentirent qu' il n' étoit pas toujours
bon d' assassiner une belle femme.
Tandis que tous les mikimaks,
interdits et confus, étoient rangés
autour du cadavre de Kankanor, l' un
d' eux fléchit que cette belle étrangère
pouvoit n' être pas la seule de
son espèce ; qu' on feroit bien d' aller
à la découverte d' une région qui produisoit
de telles merveilles, et qu' au
fond il valoit encore mieux se battre
pour jouir d' une belle, que pour
avoir la peau de quelque jaguar.
Le nouveau philosophe propose
son idée aux mikimaks, qui pour la
premiere fois approuverent une idée
qu' ils n' avoient point enfantée : ils
solurent de suivre, autant qu' il
leur seroit possible, la trace des pas
de l' aimable inconnue ; l' intérêt,
la curiosité et l' amour se réunirent
p51
pour leur faire entreprendre la découverte
d' un nouveau monde.
Cependant l' auteur de ce grand projet se
revêtit de la robe de Kankanor,
et se trouva, par hasard, le
chef des mikimaks ; il disoit dans
la route : je suis le premier homme
de la terre, car mes rivaux m' obéissent.
Son regne fut de courte durée : un
mikimak plus grand que lui, jaloux
de voir une espèce de pygmée marcher
à la tête de la petite armée,
l' étendit mort à ses pieds d' un coup
de massue, et revêtit la robe de discorde.
Qu' ai-je à craindre, disoit avec
hauteur le nouveau commandant ;
j' ai tué avec cette massue un nombre
infini de jaguars : j' ai soixante fleches
dans mon carquois. Et en disant ces
mots, il calculoit fiérement le nombre
p52
des mikimaks dont il étoit environné.
Tous ses sujets frémirent ; ils auroient
voulu pouvoir le déchirer
de leurs mains ; mais nul n' osa
commencer.
Les sauvages errerent long-tems
dans lesfilés innombrables de la
forêt : quelques-uns moururent en
chemin de faim et de fatigue, ou
périrent par l' ordre du chef, qui,
comme les despotes, sçavoit mieux
exterminer ses sujets que les nourrir.
Mais comme on forçoit tous les sauvages
qu' on rencontroit, de s' enrôler
parmi les nouveaux conquérans, les
morts furent bientôt remplacés, et
l' armée des mikimaks se trouva forte
de trois cens personnes, quand
elle entra dans le royaume des yncas.
Le Pérou parut à ces sauvages un
nouvel univers, dont ils oserent se
promettre l' empire ; et leurs premiers
p53
succès militaires durent sans doute
les enhardir ; ils pillerent quelques
édifices publics, égorgerent tous les
péruviens qu' ils rencontrerent sans
défense, violerent leurs femmes et
déchirerent leurs enfans entre leurs
bras : voilà ce qu' on appelle le droit
de la guerre chez les peuples éclairés,
comme chez les peuples barbares.
Les péruviens n' avoient encore
fait la guerre qu' aux bêtes féroces de
leur contrée ; leur législateur n' avoit
point encore donné de code militaire :
ils ignoroient l' art d' assassiner les
hommes en bataille rangée, afin que
les vainqueurs ajoutent quelques arpens
à la terre qui doit leur servir
de tombeau.
Cependant l' irruption des mikimaks
oblige les enfans du soleil à se
mettre en fense : Aza, le sensible
p54
Aza, fut nommé général de la petite
are ; on lui confia cet emploi pour
faire diversion à la sombre douleur
dont il étoit dévoré. Depuis la
fatale absence de Kankanor, ce prince
desiroit de mourir ; mais chargé de
la défense de la patrie, il ne chercha
plus qu' à vivre pour elle.
Dès que les deux armées furent
à portée du trait, Aza parla à ses
guerriers : chers amis, dit-il, prévenons
les attentats de nos ennemis,
veillons sur eux, fendons-nous
avec courage, mais ne les attaquons
pas : qui sçait si chaque blessure que
vous leur porteriez, ne seroient pas
autant d' outrages contre la nature ?
Je crois entrevoir dans ces féroces
étrangers quelques rayons d' humanité :
s' ils sont de même nature que
nous, s' ils ne veulent que partager
la jouissance de cette contrée et
devenir
p55
nos concitoyens, il faudroit
les épargner,... il faudroit mourir
pour eux...
cependant les mikimaks qui ne
faisoient point de harangue, profiterent
de l' inaction des péruviens
pour leur lancer une grêle de traits :
ils s' approchent de plus en plus : la
lée s' engage ; dans le moment
le prince entrevoit la robe de pourpre
de Kankanor dans les derniers
rangs des barbares ; il ne doute plus
que son amante ne soit captive parmi
ces furieux. Arrêtez, s' écrie-t-il :
la voix expire sur sa bouche ; son
ame vole au bout de chaque trait
lancé : il ne voit ni son armée, ni
la troupe des sauvages, il ne voit
p56
que les habits de Kankanor ; cependant
la valeurglée des ruviens
triomphe de l' impétueuse férocité
des mikimaks ; on les environne de
toutes parts ; alors l' armée victorieuse
met bas les armes, et les soldats tendent
la main avec bonté aux sauvages
pour les rassurer ; ces malheureux
dans le premier mouvement de surprise
en font de même. Aza persua
que le combat est fini, vole
dans le rang il suppose son amante ;
mais un trait lancé par un mikimak
le renverse expirant aux pieds
de la fausse Kankanor. Que vois-je !
S' écrie ce prince nageant dans son
sang et désabusé ; objet sacré de mon
amour, je vais te rejoindre chez les
morts... si nos assassins sont des
hommes, ils sont plus malheureux
que nous...
la mort d' Aza fit reprendre les
p57
armes aux péruviens indignés de
tant de perfidie : ils fondirent sur ces
monstres, en égorgerent un grand
nombre, et firent les autres prisonniers.
Un citoyen se chargea de porter
au roi la nouvelle de la mort de ses
enfans, et de la captivité de leurs
meurtriers. Le monarque soupire un
moment ; ensuite reprenant sa fermeté :
qu' on tâche, dit-il, d' humaniser ces
sauvages ; s' ils deviennent vertueux,
mes citoyens sont vengés,... et je retrouve
mes enfans.
Suivant l' ordre de Manco, on place
les mikimaks dans une salle du
palais ; on leur ôte leurs chaînes, on
leur rend leurs armes, et on les abandonne
un moment à leurs réflexions. Ces
malheureux profitent de ce moment
de liberté pour tenter d' égorger
le roi et de profiter de ses dépouilles :
p58
ils percent avec leurs javelines
le mur qui les sépare de l' appartement
royal ; ils ébranlent les
colonnes de l' édifice où ils sont renfermés.
Mais le ciel se lassa enfin de
voir la scélératesse aux prises avec
la vertu ; le mur qui séparoit les
mikimaks, du roi, fondit sur eux et les
écrasa sous ses débris. Le monarque
informé de l' attentat et du châtiment,
se prosterna du côté de l' orient...
ô soleil, dit-il, j' adore tes
jugemens sur ce peuple... mais s' il
avoit pu devenir vertueux !
LIVRE 1 CHAPITRE 4
p59
de l' essence des loix naturelles.
Spinosa renfermoit le droit naturel
dans l' exercice des facultés animales :
cette définition suppose
que la matiere forme l' essence de
l' homme, et dans ce cas, à peine
convient-elle à un mikimak.
Hobbes, qui a ju de l' homme par
ce qu' il est quelquefois, et non par
ce qu' il doit être, fait du soin de se
conserver, et du desir de subjuguer ses
p60
voisins, le fondement des loix
naturelles.
Cette opinion arme les humains
les uns contre les autres, jusqu' à leur
entiere destruction, et le nouveau
législateur, pour maintenir le monde,
auroit dû assigner à chaque individus
une planette pour la gouverner
sans sujets et sans contradicteurs.
Hobbes en établissant la discorde
pour principe du droit naturel, met
p61
la nature ou la divinité en contradiction
avec elle-même ; car d' unté elle
met les armes à la main des hommes,
et de l' autre elle défend la
guerre entre eux.
Quelques anciens qui pensoient
comme le philosophe de Mamelsbury,
en ont tiré d' étranges conséquences.
Brennus marchant au capitole,
disoit aux romains : vous ne faites
rien d' étrange ni d' injuste en subjuguant
vos voisins, et en vous emparant de leurs
terres ; vous agissez suivant la plus
ancienne de toutes les
loix ; c' est-à-dire, suivant celle qui
donne au plus fort les biens du plus
foible ; loi qui embrasse tous les
êtres, depuis la brute jusqu' à la
divinité.
p62
Quel ravage n' auroient pas fait
dans l' univers un Gengis-Kan, un
Scah-Nadir, un Charles Xii, s' ils
avoient été conquérans par principe
de philosophie, et destructeurs par
amour de la nature !
Comme il ne s' agit point dans cet
ouvrage de citer des philosophes,
mais de l' être soi-me ; on ne s' amusera
point à réfuter tous les écrivains
qui ont mal jugé de la nature,
ou qui l' ont mal définie.
p63
Les loix naturelles sont ces principes
éternels et primitifs, quirivent
de la constitution de l' être et le
conservent.
Dans un sens plus particulier à
p65
l' homme, les loix naturelles sont ces
rapports de bienveillance mutuelle,
qui réunissent l' homme à Dieu, et
l' homme à l' homme.
LIVRE 1 CHAPITRE 5
de l' instinct moral.
les premiers indiens n' écrivirent
point leurs loix ; ils disoient que si
elles étoient dans les livres, il n' y
auroit bientôt que les sçavans qui
pourroient les lire. Ce raisonnement
est juste, si les peuples du Gange
n' ont en vue que les loix naturelles,
qui sont gravées en caractères
ineffaçables dans les coeurs de tous
les hommes, et dont les slérats
attestent l' existence par les efforts
mes qu' ils font pour les truire.
Il seroit absurde d' exiger pour la loi
p66
naturelle, la promulgation qui donne
la validité aux loix positives des
législateurs ; la loi naturelle est
indépendante du consentement formel
de ceux qui doivent l' observer ; elle
oblige tous les hommes, parce qu' ils
sont hommes, et dès qu' ils sont
hommes.
Demandez à un indien, à un péruvien,
ou à un siamois s' il est
permis de calomnier, de mentir ou
d' assassiner ; ils ne s' aviseront pas
d' examiner si Brama, Manco-Capac,
et Sammonocodomfendent de tels
crimes ; mais l' indignation se peindra dans
leurs regards : voilà le cri
de la nature et leur réponse.
en serois-je, si pour exécuter
les loix naturelles, j' avois besoin du
suffrage exprès de l' univers ? Connoît-on
p67
les nations qui errent dans
les sables brûlans de l' Afrique ? Celles
qui habitent les neiges éternelles du
le, ou les habitans des terres australes ?
Connoît-on même les peuples avec qui l' on vit ?
Mais, dira-t-on, le consentement des nations
policées nous suffit ; fort bien : mais
quel est le peuple qui se reconnoîtra
barbare, ou que la différence des
usages autorisera à nous faire regarder
p68
comme tels ? Les grecs étoient
bien présomptueux de se regarder
comme le seul peuple civilisé de la
terre, tandis que Salomon régnoit
en Palestine, que Numa poliçoit les
romains, et que la Chine recevoit
la législation de Confugtsée. Le
caraïbe prétend que ses usages sont
parfaits et que les tres sont absurdes ;
et les chinois ont soutenu long-tems
que les européens n' avoient
p69
qu' un oeil, et que le reste de l' univers
étoit aveugle.
p70
Sophocle silebre parmi nous, et
cependant si peu connu, a dit dans
une de ses tragédies, en parlant
de la loi naturelle :
sans doute cette loi divine
connue avant les souverains,
ne peut devoir son origine
à la volonté des humains :
toujours pure et toujours auguste,
elle habite le coeur du juste
et le coeur le plus avili :
fille du ciel dans tous les âges
elle triomphe des outrages
de la vieillesse et de l' oubli.
Ce grand homme, qui a si bien
peint la nature dans ses tragédies
immortelles, ne consultoit que son
p71
coeur pour la définir ; il sentoit que
des loix qui obligent tous les hommes,
iroient contre l' intention du
législateur suprême, s' il falloit être
philosophe pour les connoître, ou
pour les expliquer.
Platon le plus beau génie de l' antiquité,
malgré ses erreurs et ses paradoxes,
se trompa sur la maniere
de connoître les loix naturelles : cependant
il parut faire plus de disciples
que Sophocle. Les sages qui n' écrivoient
pas, penserent comme le
poëte tragique, sans le connoître ;
mais presque tous les sages qui écrivirent,
furent les enthousiastes du
philosophe.
Le systême de Platon sur les relations
morales est aussi sublime que sa
publique, et peut-être aussi chimérique.
La vérité et la justice, selon lui,
ne différent que par le nom, elles sont
p72
aussi éternelles que l' être suprême ;
elles subsistoient avant la cation de
l' univers, puisque notre raison conçoit
des rapports de justice, fondés
sur l' existence de Dieu et sur la possibilité
de celle des êtres intelligens ;
elles survivent aussi au naufrage du
monde, car l' existence de la cause
fait imaginer les effets : ainsi quand
me Dieu feroit périr le genre-humain,
il ne pourroit détruire les
relations que l' ame du juste a avec
son essence ; la terre seroit anéantie,
et l' idée sublime de Socrate subsisteroit
encore.
Cette idée magnifique a été adoptée
par les Zénon, les Malebranche,
p73
les Leibnitz, les Clarke, les Wolaston,
les Warburton, et les Montesquieu ;
ces grands philosophes ont été
flattés d' un systême dont l' intelligence
les distinguoit du reste des hommes ;
ils ont cru, en l' expliquant,
contribuer à l' harmonie de la nature ;
ils ont posé une échelle immense
p74
entre Dieu et le néant, et du haut
de cette échelle ils ont jugé les
êtres et imaginé leurs rapports.
Platon, Leibnitz, Montesquieu,
etc. Dont l' autorité est infinie quand
on leur oppose d' autres hommes,
ne sont plus que des écrivains ordinaires,
quand on leur oppose la vérité. On a pu dire
en tout tems aux inventeurs des relations
morales : vous avez tort de confondre la
rité et la justice ; l' une est la
conformité qui subsiste entre la nature des
choses et les signes qui les expriment ;
l' autre est la conformité des actes
des êtres intelligens avec la nature :
des rapports fondés sur la possibilité
des êtres, forment une idée trop
abstraite pour être proposée au vulgaire
des hommes. Quelle seroit l' intelligence
qui imagineroit des rapports, si Dieu
anéantissoit tous les
p75
êtres intelligens ? Quoi ! Le raisonnement
est nécessaire pour faire connoître
les loix de la nature ? Je ne
puis sans une opération pénible de
l' esprit, être vertueux ? Je neaurois
sans le génie de Platon, avoir l' ame
de Socrate ?
Hume, Huchetson, et Robinet, semblent
les premiers philosophes qui aient rapporté à
l' instinct moral le fondement des loix
de la nature : cet instinct est une
faculté de l' ame qui discerne le bien
et le mal moral sans le secours du
raisonnement ; c' est un sixieme sens
plus excellent que les autres, puisque,
p76
dit le philosophe qui a le mieux
écrit sur la nature, il conserve l' espece
humaine, tandis que les cinq
autres ne conservent que les individus.
Il est certain qu' en sauvant la vie
à mon ami, je me laisse entraîner
par une impulsion naturelle, et non
par la force du raisonnement ; si à la
vue du péril affreux il est exposé,
je m' occupois à calculer le degré de
rite qu' il y auroit à l' en délivrer,
mon amiriroit, et je ne serois plus
qu' un monstre.
Un vieillard respectable voit s' écrouler
autour de lui sa maison embrasée :
un de ses fils court au travers
des feux et des décombres, arracher
son pere à la mort ; l' autre, aps
avoir mesuré des yeux la hauteur des
flammes, appelle froidement des secours
étrangers. L' instinct moral a
p77
fait du premier unros ; le second,
qui s' est contenté de raisonner, n' est
pasme un homme.
Observons que cet instinct moral,
qui est indépendant de la raison,
ne l' exclut pas : quelquefois ces
deux mobiles concourent ensemble ;
et quand l' approbation de la raison
est inutile pour faire un acte de vertu,
elle en est du moins la récompense.
Je sçais que le méchanisme de
l' instinct moral est inexplicable,
p78
son nom même forme un préjugé
contre lui, parce qu' il semble ramener
dans la métaphysique les qualités
occultes qu' on a bannies de toutes
p80
les classes de la philosophie ;
mais il existe, et avec ce principe,
on explique la plûpart des pnomenes
qui résultent de l' union du
corps et de l' ame ; la gravitation
n' est peut-être aussi qu' une qualité
occulte, mais son existence n' en est
pas moins démontrée, et avec cette
p82
main inconnue Newton a déchiré le
voile, qui depuis six mille ans,
sembloit étendu sur la nature.
LIVRE 1 CHAPITRE 6
preuve des loix naturelles par leur
infraction.
Bayle, Locke et d' autres sceptiques
ont dit : quelques peuples ont
violé la loi naturelle ; donc il n' y a
point de loi naturelle. Je consens
d' accorder le principe de ces philosophes ;
mais je serai plus conséquent qu' eux ; je dirai :
quelques peuples ont abusé de la loi naturelle ;
donc il y a une loi naturelle.
Ce n' est point honorer la vérité,
que de calomnier la mémoire de ceux
qui l' ont méconnue : ainsi je remarquerai
que peu de philosophes ont
p83
mieux observé la loi naturelle que
ce Locke et ce Bayle, qui en ont
contesté l' existence ; le délire de leurs
écrits ne passa point jusqu' à leurs
moeurs, et tandis que leur plume
coupable brûloit d' arracher au genre
humain le plus beau frein qui l' attache
à la vertu, leurs coeurs plus sinceres
déposoient contre leurs blasphêmes,
et les contradicteurs de la
nature marchoient à la lueur de son
flambeau.
p84
Article 1.
examen des abus de la religion naturelle.
l' existence des effets démontre celle
des causes ; un être suprême gouverne
le monde, puisqu' il l' a fait naître :
voilà deux principes nés avec
la création des intelligences, et qui
partageront leur immortalité.
On a calomnié le genre humain,
quand on a dit que ces principes naturels
avoient été méconnus pendant près de trente
siecles ; les moralistes
ont jugé de la croyance universelle
par celle du peuple, qui en
tout tems et en tout climat, a circonscrit
l' idée de l' être suprême
p85
dans les limites de sa foible intelligence,
a été enthousiaste des dieux
qu' il formoit, parce qu' il étoit ignorant,
et a persécuté tous les sages
qui ne partageoient pas son ignorance.
Mais Hermès, Zoroastre, Congfutsée, Socrate,
Marc-Auréle, cette multitude de
philosophes qui éclairerent
le monde, et cette multitude
d' hommes sensés de toutes les
nations qui s' en laisserent éclairer,
ne partagerent point les erreurs du
peuple ; le tien des chinois, le theos
des grecs, le deus optimus maximus
des romains, fut toujours pour eux
le seul être suprême, et ils laisserent
le vulgaire adorer Teutates, Mercure,
Priape et Brama, comme le petit peuple
d' Italie adore encore
saint Ignace, saint Janvier, et notre-dame
de Lorette.
p86
La nature suffit pour faire connoître
l' existence de Dieu : mais il
faut une philosophie profonde pour
être éclairé sur ses attributs, ou plutôt
pour être persuadé qu' ils sont
au-dessus de notre intelligence ; or,
le peuple combine peu ses idées ;
ainsi en admettant la nécessité d' un
culte, il a être polythéiste et
antropomorphite.
Il y a eu des tems de barbarie,
une bête féroce tuée publiquement,
faisoit de son meurtrier un
héros pendant sa vie, et un dieu
après sa mort. C' est que les peuples
qui vivoient alors dans d' immenses
forêts, ne concevoient pas de périls
plus affreux, que d' être dévoré par
un loup ou déchiré par un tigre.
p87
Dans d' autres tems les peuples
fraps des erreurs de l' homme, de
ses pjugés et de ses crimes, l' ont
cru par sa nature, inférieur à la brute ;
ils ont imaginé que l' instinct
étoit un meilleur guide que la raison,
et sur ce principe, ils ont fait
l' apothéose du chien et du crocodile.
La divinité est présente par-tout ;
telle est la créance universelle : mais
la difficulté de concevoir un être
simple et existant en tous lieux, a
multiplié la race des dieux plus que celle
des hommes : voilà l' origine du
polythéisme.
p89
Il est absurde de s' imaginer qu' il
y ait eu des peuples entiérement dépourvus
de culte ; les alains, par exemple,
n' avoient ni temples,
ni autels ; mais ce peuple, destructeur
par religion, adoroit une épée
nue fichée en terre.
Il faut conclure des abus de la religion
naturelle, qu' elle a toujours
existé. Je puis mutiler la Vénus de
dicis ; mais Phidias n' en a pas
moins fait ce chef-d' oeuvre de sculpture.
Au reste, il s' est trouvé chez
tous les peuples, des sages qui ont
exprimé d' une maniere sublime, les
idées sublimes qu' ils avoient conçues
de la divinité.
Voici quelques mots du pantangan,
ouvragelebre des indiens de
Carnate : j' adore cet esprit qui n' est
sujet ni au changement, ni à l' inquiétude,
cet être dont la nature
est indivisible, l' origine et la cause
de tous les êtres.
Représentez-vous, dit un célebre
p90
philosophe indien, un million de
vases remplis d' eau, sur lesquels le
soleil pand les rayons de sa lumiere :
l' astre est unique, cependant il
se multiplie en sefléchissant un
million de fois ; les vases sont nos
corps : le soleil représente la divinité,
et l' image du soleil peint dans chaque
vase nous donne une idée de l' ame.
Zoroastre définit ainsi l' être suprême :
Dieu a la tête d' un épervier.
(il vient de parler d' après le vulgaire
persan, il va parler ici d' après
lui-même). Il est le plus ancien de
tous les êtres, éternel, uniforme,
source de tous les biens, meilleur
que tout ce qui est bon ; plus sage
que tout ce qui est sage ; il tient de
lui-même son existence, ses perfections
et son empire sur l' univers.
p91
Aucun philosophe n' a, peut-être,
mieux exprimé l' idée de Dieu que
Mahomet ; il le définit d' une maniere
sublime, en ne le définissant point :
Dieu est Dieu, dit-il, et Mahomet
est son prophete. Quand les traducteurs
ont rendu ainsi cette célebre
profession de foi, il n' y a qu' un dieu
et Mahomet est son prophete, ils
ont prouvé qu' une idée saine de la
divinité leur étoit aussi inconnue
que le langage de l' Alcoran.
p92
des guanches.
tous les peuples n' ont pas abusé
de la religion naturelle ; on cooit
aisément qu' il peut y avoir des climats
fortunés, où on ne voie point
de Sertorius qui fasse parler sa biche,
de prêtres qui vendent ses oracles,
et de sots qui persécutent les
hommes éclairés, parce qu' ils sont
physiciens. Dans de telles contrées
les princes sont religieux, le peuple
est philosophe et les ministres des
autels sont citoyens.
On ne parlera point ici des peuples
que la révélation a empêché de
s' éloigner de la nature, ou qu' elle y
a ramenés ; ces moyens sublimes
sont trop au-dessus de la raison pour
p93
les exposer dans un ouvrage qui n' est
consacré qu' à la raison.
S' il y eut jamais un peuple respectable
sur la terre, ce sont les guanches.
Tandis que presque toutes
les nations étouffoient l' instinct
moral, sous un vil amas de
superstitions, les insulaires des
Canaries adoroient la nature et n' adoroient
qu' elle seule. Fideles
p94
aux douces impressions de
leur divinité, ils ne pandoient le
sang d' aucun être vivant, et ils s' en
abstenoient, même dans leurs sacrifices.
p95
Tant que ces philosophes de la
nature furent attachés à son culte,
on observe qu' il ne se commit jamais
parmi eux de grands crimes.
Les européens les ont subjugués, et
ils sont devenus aussi vils que leurs
conquérans.
p96
d' un fragment singulier de
Bardesane.
Eusebe nous a conservé ce passage
d' un philosophe de Syrie. chez les
seres, la loi défend le meurtre, le
libertinage, le larcin, et toute espece
de culte religieux ; ainsi dans cette
vaste contrée on ne voit ni temple ni
fille de joie, ni adultere, ni voleur,
ni assassin, ni empoisonneur.
on ne voit pas d' abord quel rapport il
peut y avoir entre la débauche et
le culte religieux, entre des prêtres
et des filles de joie ; cependant avec
p97
un peu de réflexion oncouvre un
grand sens dans ce passage de Bardesane.
Le terme latin qui répond à
celui de culte religieux, ne peut désigner
que ces pratiques superstitieuses
que nous avons appellées du nom
d' idolâtrie ; d' où il s' ensuit que la
législation des seres autorisoit le
théisme, et que le peuple étoit sans
p98
cesse ramené par ses souverains à la
loi de nature.
Il n' y a que deux sens à donner
au passage de Bardesane ; ou les seres
rendoient à l' être suprême un
hommage pur et dégagé des entraves
de la superstition, ou ils regardoient
son existence comme une chimere ;
il faut en faire des athées ou
des philosophes.
Mais il en est des athées dans
l' ordre moral, comme des monstres
dans l' ordre physique ; il est aussi
impossible qu' un grand nombre de personnes
s' accordent à nier l' existence de
Dieu, qu' il l' est, qu' une mere engendre
constamment des enfans à
deux têtes ; un peuple d' athées contredit
plus les loix de la nature,
qu' un peuple d' hermaphrodites.
Ne faisons des seres ni des sages, ni des monstres ;
ce seront alors
p99
des enfans dans l' ordre moral, qui
auront des besoins, plutôt que des
connoissances, et qui posséderont la
faculté de l' intelligence, sans être
intelligens.
Mais ces sauvages enfans n' ont
pu avoir d' autres enfans pour législateurs.
Dès qu' on suppose l' économie
politique établie dans une société,
il faut convenir que la plupart des
membres qui la composent ont franchi
l' intervalle qui sépare les simples
sensations des connoissances. Un code
de loix ne peut devoir sa naissance
qu' à des principes abstraits de métaphysique
sur l' amour de l' ordre :
si ces loix sont écrites, leur auteur
est censé posséder un bien plus vaste
dépôt de connoissances ; car de l' art
de penser à l' art de parler, et de-là
à l' art d' écrire, il y a un intervalle
immense, qu' une révolution de plusieurs
p100
siecles suffit à peine pour remplir.
Ainsi le titre de stupide est incompatible
avec celui de législateur,
et le mot de législateur avec celui d' athée.
Quand même nous placerions Diagoras
à la tête du corps politique,
le sens forcé, donné au passage de
Bardesane, n' en paroîtroit pas moins
absurde. Il n' est point de l' intérêt
d' un monarque athée de gouverner
des athées : si ses sujets ne craignent
point un dieu, comment voudront-ils
avoir un maître ?
De plus, conçoit-on des loix établies
pour ordonner l' athéisme ?
Les sceptiques qui ont trouvé tant
d' athées parmi les hommes, n' ont
pas imaginé que ce dogme destructeur,
pût être inséré dans un code.
Le sénat romain proposa un décret
pour permettre à César de jouir de
p101
toutes les dames romaines ; un
stathouder de Hollande mit autrefois
un impôt sur l' air qu' on respire ; le
grand Lama ordonne aux tartares
d' adorer ses excrémens : mais il n' est
encore entré dans l' esprit d' aucun
despote de ravir le ciel à ses peuples ;
un tyran commanderoit plus efficacement
le scide à chacun de ses sujets
que l' athéisme.
C' est assez réfuter une hypothèse
trop absurde pour être dangereuse.
Si Bardesane a bien observé, et si
Eusebe a bien entendu l' esprit du
texte qu' il traduisoit ; il faut convenir
que le législateur des seres
avoit l' ame sublime de Platon et de
Zoroastre, sans avoir l' inconséquence
de ces grands hommes ; il faut supposer
aussi que le peuple qu' il gouvernoit
étoit encore bien proche de
la nature, puisque loin de persécuter
p102
les philosophes, il le devenoit lui-même.
Si les seres étoient les chinois,
on comprendroit aisément comment
le théïsme fut quelque tems la
religion de ce peuple. Le sage
Congfutsée étoit théiste, et les lettrés
le sont encore aujourd' hui ; il suffit donc
d' admettre un empereur ami de ces
philosophes pour autoriser la rité
historique de la loi de Bardesane ;
p104
et la Chine dut savoir gré à ce prince
d' avoir substitué le culte naturel
des êtres intelligens au polythéisme
des adorateurs de Foë, à la magie
des sectateurs crédules de Laokium,
et aux fourberies sacrées des bonzes.
Tandis qu' une foule de peuples
retrécissent l' idée de Dieu à la hauteur
de leur imagination, préferent
les préjugés à la nature, et pour se
rendre plus vils deviennent persécuteurs ;
on s' arrête avec plaisir sur les
guanches et sur les seres, comme
après avoir traversé les sables brûlans
p105
du Zaara ou du Bilédulgerid, un
voyageur s' assit avec délices aux bords
d' une fontaine limpide, qui coule
sous des palmiers et fait trouver le
jardin d' éden proche du tombeau
de la nature.
p106
des parsis.
un philosophe qui étudie l' histoire
des hommes ne peut se défendre
d' un mouvement d' indignation,
quand il voit que la réputation d' un
peuple entier pend souvent des
clameurs du fanatisme ou de l' opinion
erronée de la stupidité. Est-on
grec ? Le reste de la terre est peup
de barbares. L' Europe veut-elle désigner
des nations immenses qui ont
un culte différent du sien ? Ce sont
des idolâtres. L' Espagne entreprend-elle
de justifier le meurtre réfléchi
des habitans du nouveau-monde ? Ils
étoient antropophages.
Un homme vil fait imprimer un
livre, où pour flatter sa nation, il
déchire les autres ; si le prince a
besoin
p107
des talens de cet imposteur, il
le protege : la calomnie se répand
avec rapidité ; l' étranger l' adopte et
la postérité la répete, jusqu' à ce que
dans un coin de la terre, paroisse un
ami de la vérité qui fasse entendre
sa voix contre celle du public, et
ose indiquer aux siecles futurs la
justice qu' ils doivent rendre ou le crime
qu' ils doivent réparer.
J' ai fait ces réflexions à l' occasion
des parsis, hommes respectables,
qu' on ne connoît en Asie que sous
le nom infâme de guèbres, qui désigne
des apostats et des sodomites.
Ces parsis sont restés depuis près
de trois mille ans, attacs au culte
du feu, à la doctrine des mages
et à la législation de Zoroastre ; la
Perse pendant ce tems-là a subi mille
volutions ; son trône a été vingt
fois renversé ; trois religions sont devenues
p108
tour à tour dominantes dans
l' état ; mais l' orage n' a frappé que
les rois et les prêtres, et il a toujours
respecté les disciples de la nature.
Les ennemis même de ces hommes
pacifiques, rendent justice à la
pureté de leur morale ; ils entretiennent
le feu sacré, symbole de la divinité,
mais ils ne l' adorent pas
p109
amis de la liberté, mais ennemis
des dissensions civiles, par-tout où
ils sont tolérés, ils obéissent à la loi
des princes ; simples, mais décens
dans leur habillement, on ne voit
parmi eux ni mendiant qui fasse
gémir l' humanité, ni financier qui
l' écrase ; ils ont les moeurs de la nature,
au milieu des peuples qui la
font oublier.
Les dogmes des parsis peuvent s' allier
avec tous les gouvernemens ; ils
regardent comme des actes de vertus
de planter un arbre et de faire un
p110
enfant : aussi l' agriculture est en
honneur parmi eux ; mais ils ont en
horreur le célibat. Cette aversion est
si profondément enracie dans leurs
esprits, qu' ils regardent le titre de
libataire comme un opprobre ; et
si un de leurs enfans meurt sans avoir
été marié, ils donnent de l' argent
à un de leurs concitoyens pour lui
faire épouser le cadavre.
Ces parsis ont épuré le dogme de
la métempsycose ; ils ne tuent jamais
les animaux qui sont utiles à l' homme ;
mais s' ils ont eu des foiblesses,
ils s' engagent à les réparer en exterminant
les insectes mal-faisans et les
animaux destructeurs : ils sont peut-être
les seuls hommes de la terre
qui rendent la satisfaction des crimes
privés utile au genre humain.
Zoroastre est un des législateurs
des parsis, mais n' a point fonleur
p111
religion, dont le berceau touche à celui
du monde ; ce grand homme si
véré en Asie est peu connu en Europe ;
Cluvier l' a pris pour Adam,
Procope pour Abraham, Grégoire De
Tours pour Sem, Huet pour Moyse ;
mais il est lui-même, il est Zoroastre.
Les préceptes qu' il a donnés à ses
disciples, ne sont que le développement
de la loi naturelle ; ce qu' il
y a ajouté prouve l' étendue de ses
lumieres et la supériorité de son génie.
Il a osé dire dans le sadder :
ô hommes ! Sçachez oublier les injures.
Souffrez que le flambeau des
sciences vous éclaire. Portez avec
hardiesse la vérité jusqu' au trône
des souverains. Il y a encore des contrées,
de tels principes rendroient
des particuliers odieux au gouvernement ;
mais Zoroastre étoit roi de la
Bactriane.
p113
Les parsis conservent encore les
livres de Zoroastre ; mais comme
ils sont écrits dans la langue sacrée
des mages, ils ne peuvent les lire.
La même chose arriva autrefois aux
égyptiens ; cependant les effets n' en
furent pas les mêmes : nos parsis n' ont
point altéré la doctrine de Zoroastre,
mais les habitans de Memphis adorerent
leurs hiéroglyphes.
Un homme de bien obscur est un
demi-dieu pour les parsis ; il n' en
est pas deme d' un conquérant ;
ils regardent comme des monstres
Alexandre et Mahomet. Au reste,
leurs ancêtres ont tant souffert des
victoires duros de Macédoine et
p115
de la religion destructive des musulmans,
qu' on pourroit leur pardonner
d' être sensibles, quand même
on ne les loueroit pas d' être
justes.
des lettrés de la Chine.
les grecs commençoient à peine
à se policer, Rome n' étoit pas sortie
de ses fanges, et nous étions encore
des barbares foibles et inconnus ;
lorsque la Chine formoit déja
un empire immense, peuplé de sages,
appuyé sur des moeurs et gouver
par ses loix ; cependant ses
p117
annales, il y a deux cens ans, n' étoient
point encore parvenues en Europe,
et nous avions le siecle dernier
des histoires universelles, où le
nom de la Chine ne se trouvoit pas
me une seule fois.
Les chinois de tems immémorial
adorent un être principe qu' ils
nomment
p119
Tien ; la croyance de l' immortalité
de l' ame et celle de la providence
est renfermée dans tous leurs
livres canoniques, et la religion
naturelle
est celle des lettrés et du
gouvernement.
Ce culte simple et auguste de l' être
suprême se perpétua sans mêlange
p121
de polythéisme, pendant plus de
deux mille ans ; le tribunal des rites
n' étoit occupé qu' à réprimer les
superstitions étrangeres, et les princes
ne croyoient pas avoir besoin de tenir
les esprits de leurs sujets dans
l' esclavage, pour être plus absolus
sur leurs personnes.
p125
Si on veut avoir un tableau de
l' âge d' or des chinois, qu' on lise ce
fragment du philosophe Lao-Che-Netsée.
les anciens rois n' avoient ni
sceptre, ni couronne ; ... etc.
cependant le théisme ne peut
guere subsister sans altération parmi
un peuple immense. Un nom
Laokium, qui se vantoit d' avoir habité
quatre-vingts ans dans le sein de sa
mere, vint apporter à la Chine les
dogmes d' épicure, lelire de la
magie, et la science prétendue des
partisans de la pierre philosophale.
à ce vieil enfant succéderent des
bonzes, qui amenerent des Indes
le dieu Foë, escorté de toutes les
superstitions des rives du Gange
p126
et de tout l' appareil du plus monstrueux
polythéisme. Les tartares
maîtres de la Chine, y ont porté le
culte des excrémens du grand Lama ;
mais les lettrés n' ont jamais subi les
p127
atteintes de la contagion. Lorsque
tout l' édifice de la religion s' écrouloit
autour d' eux, ils ont conservé
sans tache les dogmes de la nature ;
et le philosophe remonte aisément
des superstitions populaires de la
Chine, jusqu' au tisme des lettrés ;
comme un voyageur traverse lesserts
p128
arides et brûlans de la Syrie,
pour arriver aux ruines superbes de
Palmyre.
Lorsque la doctrine primitive commençoit
à s' altérer, parut Congfutsée
le philosophe des rois, et peut-être
le roi des philosophes : ce grand
homme rappella ses concitoyens au
culte naturel de l' être suprême, dissipa
les nuages que la superstition
avoit élevés sur la morale ; apprit
aux rois à vivre pour leurs peuples,
et aux peuples à mourir pour leurs
rois ; il mourut, et le prince qui
gouvernoit la patrie s' écria : le
ciel n' est pas content de moi, puisqu' il
m' enleve Congfutsée . Parole digne d' un
roi élevé dans le portique, s' il avoit
été l' ami de Platon.
Les lettrés s' honorent tous du
titre de disciples de Congfutsée ; ce
qui n' a pas empêché la tourbe des
p129
voyageurs de les ranger dans la classe
des athées. En 1710, l' empereur
Cang-Hi, instruit qu' on calomnioit
dans l' Europe la religion de ses peres,
rendit un édit qui fut in
dans les archives de l' empire, et où
p130
les dogmes de l' unité de Dieu, de
l' immortalité de l' ame, et de la
providence, reçoivent le plus grand
degré d' authenticité. Malgré cette
lebre profession de foi, on a encore
renouvellé cette affreuse calomnie ;
mais au moins le poison n' est plus
fatal qu' au serpent qui ose le
distiller.
p131
des quakers.
si l' on pouvoit séparer un moment
la révélation, qui fait un des fondemens
du quakérisme, de ses principes
naturels, je n' hésiterois pas à citer
ces sectaires après les guanches,
les parsis et les lettrés de la Chine.
Les quakers doivent leur nom
et leur réputation à quelques usages
p132
absurdes qu' ils ont adoptés, et non
aux services essentiels qu' ils rendent
au genre humain. Ils portent tous
un habit sans plis et un chapeau sans
ganses ; quelques-uns tombent fréquemment
en extase et appellent le
saint-esprit au milieu des convulsions.
Voilà des singularités aux yeux des
philosophes ; mais ils suivent
dans la vie les principes de la morale
la plus pure ; ils refusent de tremper,
de quelque maniere que ce soit,
leurs mains dans le sang des hommes ;
ils voudroient nous ramener
tous à l' égalité primitive de la nature,
et c' est une singularité encore
plus grande aux yeux des gens du
monde.
Le quaker est un sectaire pieusement
absurde, qui fait consister sa
philosophie à inspirer les moeurs et
à choquer les usages ; c' est Diogene
i 133
qui éclaire les athéniens du fond
de son tonneau.
Ces sectaires regardent la guerre,
comme un outrage fait à l' humanité ;
ils croient avec les parsis, les
guanches et les lettrés de la Chine,
que l' homme de la nature doit toujours
être en paix ; ils ne se battent
jamais, non pas, parce qu' ils sont
des lâches, mais parce qu' ils ne sont
pas des tigres. Ces principes paroissent
hardis, mais ils ne peuvent gueres
êtrefutés que par les sophismes
de Hobbes, et les manifestes de
la plupart des rois.
Leurs dogmes sur l' égalité primitive
ne sont pas destructeurs ; ils tutoyent
tout le monde, mais ils ont
plus d' humanité que le courtisan
qui complimente ; ils voudroient
que la terre entiere ne formât qu' une
démocratie, mais ils oissent à
p134
des rois ; ils condamnent les impôts,
et les payent. Les quakers n' exciteront
jamais de troubles dans les
états ; mais s' ils étoient souverains,
le monde n' en seroit pas plus mal
gouverné.
Tel est le portrait de ces singuliers
sectaires. Croiroit-on cependant que
David Hume, le Tacite de l' Angleterre,
a oleur donner le nom de
fanatiques ? Comment la belle
ame de cet écrivain a-t-elle adopté
une calomnie ? Comment un appréciateur
si éclairé durite des hommes,
a-t-il donné le nom de fanatique
à l' éternel ennemi du fanatisme ?
p135
Le quakérisme ne s' est pas pandu
sans obstacle. On joua les premiers
sectaires sur les théâtres de
Londres : Charles i les persécuta ;
Cromwel tenta de les corrompre ;
mais ils mépriserent la satyre, refuserent
les guinées et braverent les
tourmens.
Les quakers prirent naissance en
1642 ; le fils d' un artisan, Georges
Fox, en fut le fondateur : c' étoit un
enthousiaste sans talens ; mais on
sçait qu' il ne faut pas beaucoup de
génie pour consoler les malheureux
et pour prêcher aux hommes la morale
de la nature.
Ce Fox, homme du peuple, vit
bien qu' il ne tireroit ses prosélytes
que de l' ordre du peuple ; il eut recours
à des extases, il supposa des
vélations, il tenta même d' opérer
des prodiges ; cependant il étoit dupe,
p136
plutôt que fripon. Aussi Cromwel,
à qui il ressembloit tant, ne put
en faire ni un fanatique, ni un
régicide.
Fox ne fit que préparer les matériaux
du grand édifice du quakérisme :
cet enthousiaste avoit rompu,
d' une main tremblante dans un animal
dégénéré, les chaînes de la domesticité.
Après lui vint un homme
de génie, qui lui apprit à faire usage
de ses facultés et lui rendit toute
l' énergie de sa nature.
Cet homme qui eut l' art de métamorphoser
des enthousiastes en philosophes,
est Guillaume Pen ; ce Solon anglois
étoit fils d' un vice-amiral de
la Grande-Bretagne. Le
gouvernement lui céda en 1680, la
souveraineté d' une province du
nouveau-monde, située au sud du
Maryland. Le monarque quaker donna
p137
à ses états le nom de Pensylvanie,
bâtit la ville florissante de Philadelphie,
rassembla dans ses murs une
colonie des nouveaux sectaires, se
fit adorer des américains, et réalisa,
peut-être, la république de Platon.
Pen, qui pouvoit être roi de la
Pensylvanie, se contenta d' en être
le législateur. La premiere de ses loix
est remarquable ; elle ordonne de regarder
comme son frere tout être
qui croit un dieu. L' Amérique
étonnée, compara ce grand homme
avec Pizarre et Cortez ; et elle soupira
sur la cendre de dix millions
d' hommes égorgés dans son sein par
le fanatisme.
Hommes durs et insensibles, qui
protégez les loix barbares qui vous
ont fait despotes ; raillez les quakers
et leurs admirateurs, mais ne
les persécutez pas : défendez les loix
p138
des hommes, mais respectez la loi
de la nature ; et sçachez que quand
la tombe aura mis de l' intervalle
entre vous et vos adulateurs, la
postérité ne balancera pas à mettre Pen
au-dessus du vulgaire des rois !
p139
flexion.
des ennemis du christianisme
ont affir que la religion naturelle
n' avoit jamais été l' appanage que
d' un petit nombre de philosophes ;
on peut maintenant porter son jugement
sur ce paradoxe.
Des lecteurs d' un ordre supérieur
porteront leurs vues encore plus loin,
quand ils verront que depuis les
parsis, que je cite, et les noachides
que je ne nomme pas, jusqu' à
nos jours, les principes de la morale
éternelle n' ont jamais cessé d' être
observés, ils admireront un culte
qui touche à la création, et apprendront
à ne jamais blasphêmer le
nom de la nature.
p140
Article 2.
examen de l' abus du principe de
la bienveillance universelle.
tous les peuples ont senti qu' on
ne sçauroit avoir la paix avec soi-même,
si on est en guerre avec les
hommes ; mais quelques législateurs
ont pris pour affermir ce principe
de bienveillance, des moyens qui le
détruisent ; ils ont rendu par leurs
crimes mes un hommage solemnel
à la nature.
Je vais citer quelques voyageurs
et des historiens, qui ont peut-être
encore moins d' autorité ; mais je ne
me rends point garant de la rité
des faits qu' ils exposent ; comme critique,
p141
je les révoque en doute ; comme
philosophe, je les suppose, et je
les fais servir au triomphe des loix
naturelles.
Le desir de prévenir les dissensions
des familles qui sont liées avec les
troubles politiques des états, a pu engager
les législateurs des agathyrses, des
massagetes, et des habitans
des isles Canaries à tolérer
l' horrible coutume de se servir
des femmes en commun. Une conséquence
mal tirée du principe de
la bienveillance universelle a fait
anéantir à ces peuples le plus beau
noeud que la nature ait formé entre
p142
deux individus : le seul qui serve
à la fois à la conservation du genre
humain, à sa tranquillité et à ses
plaisirs.
Le citoyen voit dans la multiplication
de la race humaine la grandeur
et la force de la patrie ; le politique
y voit la culture de ces immenses
déserts, qui pourroient avoir d' autres
habitans que les bêtes féroces :
le philosophe y voit l' immensité de
Dieu, aussi-bien peinte dans ses créatures
que son intelligence ; et tous
ces motifs réunis ont pu engager
Lycurgue à permettre à ses spartiates
de prêter leurs femmes à leurs
concitoyens, quand la vieillesse ou
les blessures les avoient rayés du
nombre des hommes ; cette aveugle
p143
bienveillance a effacé l' adultere
du nombre des crimes dans les isles
Molucques. Elle a même pu dicter
aux parthes et aux arméniens la
loi féroce, qui accordoit une entiere
impunité à celui qui tuoit son
fils, sa fille ou son frere, encore à
marier, quoique dans l' âge nubile.
Quand les petits souverains du
royaume de Juida sur la côte des
esclaves, ont ordonné que les deux
p144
sexes restassent nuds, jusqu' au moment
du mariage, sous le prétexte
d' assurer la paix parmi leurs sujets,
en ôtant le voile qui couvroit leurs
imperfections, ils ont violé les
moeurs pour établir la bienveillance.
à Lacédémone, à Rome et à Pékin
on faisoit périr les enfans mal
constitutionnés. Les moxes enterrent
leurs fils quand leur mere
vient à mourir. Les hottentots
qui ne demandent aux personnes
qu' ils épousent, d' autre dot que la
i 145
beauté ; les hottentots, dis-je, de
deux filles qui naissent enme-tems,
égorgent sans scrupule la plus
laide : enfin dans l' isle de Madagascar,
l' usage est établi de distinguer
les jours heureux ou malheureux,
et d' égorger tous les enfans
qui naissent dans ces derniers.
Tous ces usages, s' ils existent, sont
des preuves barbares de l' amour des
peres pour leurs enfans : ces hommes
féroces ont calculé pour ces malheureuses
victimes les biens et les maux
de leur vie, et ils ont conclu qu' il
valoit mieux pour eux ne pas exister,
que d' exister dans l' indigence
ou dans l' opprobre.
p146
Le même raisonnement a pu accélérer
la mort des vieillards dans certains
climats. Chez les bactriens,
et les hyrcaniens, ces malheureux
étoient exposés à la voracité de
quelques chiens qu' on élevoit pour
les déchirer.
Les herules que la vieillesse
ou quelques maladies avoient rendus
infirmes, s' étrangloient eux-mêmes.
Parmi les habitans de Taprobane
il y avoit une loi, portant qu' on ne
devoit vivre qu' un certain nombre
d' années, après quoi il falloit aller
gaiement se coucher sur une herbe
p147
venimeuse qui tuoit sans douleur.
Dans l' isle deos une loi pareille
ordonnoit aux citoyens qui
avoient passé soixante ans, de s' empoisonner
avec de l' aconit, afin
que les autres eussent de quoi
vivre.
Les législateurs de tous les pays
que je viens de citer, ont cru qu' on
ne devoit plus être quand on cessoit
d' être utile à la société.
Enfin, il n' est peut-être pas incroyable
que les habitans d' Angola
antropophages mangent jusqu' à
leurs propres amis, en leur disant,
qu' ils ne sçauroient mieux exprimer
leur amitié pour eux, qu' en unissant
leurs corps d' une maniere inséparable :
p148
on peut appeller cette action
un héroïsme horrible d' amitié.
Quand je vois que d' un côté l' amitié
engage Pylade à se laisser immoler
pour sauver la vie à Oreste, et
que d' un autre té la même amitié
porte un africain à devenir le tombeau
vivant de ce qu' il a de plus
cher ; j' admire la raison humaine et je
la plains.
Si je voulois encore fatiguer ma
plume du récit des horribles coutumes
qu' a produites, en tout tems, l' imagination
dépravée des hommes, épicure,
peut-être, en concluroit que
nous n' avons aucune notion du juste
et de l' injuste. Et moi j' en conclus
que nous sommes nés pour la
société.
p149
Article 3.
flexion politique.
un état, dont lagislation ne s' accorderoit
pas avec ces deux principes
primitifs de la bienveillance
universelle, et du culte de la divinité,
seroit, comme on le voit, un
état contre nature, et le prodige qui
le forma seroit nécessaire à chaque
instant pour le conserver ; mais un
législateur peut mettre une telle
barriere entre ces deux loix, qu' on
puisse politiquement être infracteur
de l' une, sans donner atteinte à l' autre ;
il peut séparer le code divin du
code civil, de maniere qu' on puisse
paroître en même tems, et l' ami des
hommes et l' ennemi de Dieu.
p150
S' il se trouvoit une législation
qui formât une liaison intime entre
la religion et la politique, où les
crimes contre la société devinssent
des crimes de lese-majesté divine ;
enfin le grand principe de la
bienveillance générale découlât nécessairement
du culte de l' être suprême ;
je la regarderois comme le chef-d' oeuvre
des législations.
Ce qui me confirme encore dans
mon opinion, c' est l' utilité qui en
sulteroit pour le genre humain.
L' homme sera plus vertueux, quand
le ciel et la terre se réuniront pour
lui prescrire l' observance de la vertu.
Un homme qui a deux chaînes
ne soupire point après une liberté
qui lui seroit funeste ; celui qui n' en
a qu' une, se sert de la main qu' il a
libre pour délier celle qui ne l' est
pas.
LIVRE 1 CHAPITRE 7
p151
principe naturel sur l' être
suprême.
il existe une suprême intelligence :
voila le premier principe que nous
dicte la nature sur ce qui n' est pas
nous-mêmes.
Cette vérité universellement reconnue
par tous les hommes qui
n' ont pas eu intérêt de la contester,
a été envisagée sous une multitude
de faces. Les plus grands philosophes
se sont appliqués à en constater l' évidence ;
d' autres, moins éclairés,
l' ont soutenue par des preuves aussi
foibles que leur génie ; mais alors les
p152
échaffauds se sont écrous et l' édifice
est resté.
Cicéron regardoit le consentement
universel des peuples, comme la
preuve la plus triomphante de l' existence
de Dieu. Descartes accoutu
à penser profondément, lui préféroit
le grand argument tiré de
l' idée que nous avons de l' infini.
Newton qui connoissoit le ciel, comme
s' il n' avoit jamais cessé de l' habiter,
proposoit le mouvement des
planettes comme la plus forte
démonstration contre l' athéisme.
Je ne parle point du sage Fontenelle,
qui ne sembloit frappé que de
p153
l' induction qu' il tiroit de la génération
des animaux pour prouver un
êtrenérateur : mais comment
Maupertuis a-t-il pensé ramener tous
les athées par une regle d' algebre ?
Comment un philosophe anglois
s' est-il imaginé que Dieu ne parloit
à tous les hommes que dans le pli
de la peau d' un rhinocéros ?
à Dieu ne plaise que je veuille
blâmer les efforts de quelques grands
hommes pour affermir une vérité
dont il suffit d' être homme pour être
convaincu : mais quelles prodigieuses
connoissances ne faudroit-il pas pour
être intimément persuadé de la
p154
preuve de Cicéron ? Il faudroit avoir
le génie de Newton pour sentir la
force de son argument ; enfin, il faudroit
être Dieu lui-même, pour voir
avec évidence la démonstration de
Descartes.
Non, non, il ne faut être ni métaphysicien,
ni naturaliste, ni géometre pour avoir une
idée intime de l' existence d' un être supme ;
c' est la nature qui instruit tous les
hommes de ce principe par l' organe
du sentiment. Le caraïbe et le hottentot
n' ont jamais raisonné comme
Clarke et Malebranche, cependant
ils sont aussi persuadés qu' il
existe une intelligence supérieure,
que les orateurs fondés par Boyle
ou la faculté de sorbonne.
Oui, tous les hommes sentent la
nécessité d' admettre une divinité
qui les protége. L' homme heureux
p155
desire de voir continuer sa félicité ;
l' homme qui ne l' est pas, desire de la
voir commencer.
Et quel seroit, grand dieu ! L' asyle
de cet infortu que la tyrannie opprime
à force ouverte, ou que l' ignorance
condamne sous le voile de la
justice, s' il n' étoit point de Dieu qui
le dérobât aux fureurs de l' homme ?
La philosophie qui enseigne à abuser,
meneroit alors au bonheur, plutôt
que celle qui enseigne à se priver
pour jouir ; et Néron qui embrase
sa patrie, seroit plus sage que Codrus
qui expire pour elle.
Le plus sage des athéniens est accusé
d' avoir parlé contre les dieux :
quel sera le juge entre Athenes et
Socrate ? Cette même divinité
qu' Aristophane blasphême en la défendant,
et que le philosophe défend
p156
encore en expirant. Aussi le sage persua
qu' il est un être qui juge les
justices humaines, voit sans frémir son
existence se dissoudre ; et en buvant la
ciguë, il se croit plus heureux que
les pâles calomniateurs qui la lui
présentent.
En vain cherche-t-on à se faire
illusion à soi-même : tout nous dit
que la grandeur de l' homme ne doit
pas se borner à la petitesse de ce globe ;
la vie est pour la moitié du genre
humain une nuit orageuse, et
pour l' autre, elle n' est qu' un instant
de sommeil ; il est donc nécessaire
pour le bonheur de l' humanité entiere
que cette vie ne soit que l' aurore
d' un jour éternel.
Qu' il est frappant ce contraste de
l' innocence opprimée dans une partie
de l' univers, et triomphante dans
p157
l' autre ! C' est ainsi qu' on voit en Laponie
les campagnes couvertes
d' une neige éternelle, tandis que
l' air brille de mille feux ; l' été est
dans le ciel, et le plus affreux hiver
regne sur la terre.
Si j' avois le monstrueux scepticisme
de Diagoras et de Vanini, je
frémirois encore d' en faire part au
genre humain ; je ne voudrois pas
arracher de ses yeux le bandeau qui
lui cache l' horreur de son sort ; et par
humanité je rebâtirois d' une main
l' édifice que je renverserois de l' autre :
heureusement toutes les lumieres
de mon esprit et toutes les facultés
de mon ame, se réunissent à me
p158
persuader l' existence d' un premier
moteur ; sans cette idée primitive la
vertu n' est qu' un nom, la conscience
un préjugé, et la nature un phantôme ;
ainsi je ne suis point homme, s' il
n' est point de Dieu.
p159
digression sur une calomnie de
Bayle, de Locke, etc. Contre
le genre humain.
deux philosophes ont fait une
liste nombreuse des peuples accusés
d' athéisme ; cette preuve seroit
la plus forte en faveur du systême
monstrueux du pyrrhonisme, si ceux
qui l' admettent étoient de bonne foi.
p160
J' ai examiné ce sophisme avec toute
la simplicité d' un ami de la vérité,
et je suis sorti de cet examen
plusnétré que jamais de l' existence
de l' être suprême, plus r que
Ravaillac ne partage pas avec Henri
Le Grand, l' éternité de la mort et du
repos, plus convaincu que ma tombe
ne communique pas au néant.
J' ai vérifié avec soin tous les passages
des auteurs cités par Bayle et
par Locke ; et il m' a paru que
ces critiques et leurs garants s' accordoient
à calomnier le genre humain.
p162
Plutarque, Strabon, et Diodore
De Sicile ne disent point j' ai vu, et
quand ils auroient vu, il étoit sage
de douter encore.
Acosta, Dapper, Maffée, Thevenot
et Schouten, etc. Ne font point
autorité parmi les voyageurs, encore
moins parmi les philosophes.
Ces voyageurs qui voient par-tout
tant d' athées, ne citent point les
auteurs des nations qu' ils déshonorent ;
cependant c' étoit eux qu' ils devoient
consulter, plutôt que des marchands
d' esclaves ou des matelots.
Comment des commerçans, qui
venoient enlever du sucre et de la
cochenille, ou échanger du verre
contre des hommes, se seroient-ils
occupés à converser avec les auteurs
d' une nation, avec ses sages et ses
p163
législateurs ? S' ils ignoroient leur
langue, comment pouvoient-ils les
interroger ?
En supposant que quelques sauvages
ont avoqu' ils ne reconnoissoient
point de dieu, il falloit encore
examiner quel étoit le motif
qui les faisoit parler ainsi. Je vais me
faire entendre : un homme de lettres
tient en Italie des propos libres
sur la religion ; un inquisiteur fait
des poursuites contre lui, et l' accusé
pour se dérober au supplice, dit : qu' il
proteste également contre toutes les
religions de la terre. L' homme de
lettres est un fourbe prudent, mais
n' est pas un ate.
L' athéisme suppose une longue
suite de raisonnemens faux : veut-on
donc me persuader qu' un caffre
ou un chichimécas sont des hommes
à systême ?
p164
Ne suffit-il pas qu' il se trouve dans
un vaisseau européen deux ou trois
fanatiques, pour supposer sans religion
des hommes qui n' ont pas la
leur ?
Si ces peuples d' athées étoient encore
barbares, il n' y avoit que des
philosophes qui pussent les faire
expliquer ; s' ils étoient éclairés, il
n' y avoit que leurs sages qui eussent
droit d' être leurs interprêtes.
L' accusation d' athéisme est la plus
grave qu' on puisse faire à des hommes.
Si j' étois prince, et qu' on imputât
devant moi ce crime à un peuple,
je ferois enfermer lenonciateur
comme un insensé, ou je le punirois
comme le plus vil des calomniateurs.
Je dirai cependant, à la honte de
l' esprit humain, qu' en tout tems on
a fait servir avec succès cette accusation
p165
absurde et barbare au malheur
des hommes à talens, des rois
et des sages.
Socrate fut accusé d' athéisme,
pour avoir raillé les mysteres de
Cerès et son grand prêtre.
L' empereur Fréderic Ii, pour avoir
défendu les privileges du trône,
contre les attentats des papes.
Le chancelier de l' hôpital, pour
avoir refusé d' être persécuteur.
Galilée, pour avoir dit que la terre
tourne ; Fontenelle, pour avoir
traduit l' histoire des oracles ; Descartes,
pour avoir admis des idées
innées, et Gassendi, pour les avoir
futées.
Un pere Hardouin a composé exprès
un ouvrage, pour prouver que
Paschal, Malebranche, Arnaud, Nicole,
le p Quesnel, le philosophe
p166
Régis, etc. Sont tous des athées ;
et qui sçait si dans la suite, quelque
nouveau Bayle ne fera pas servir
ce livre extravagant pour augmenter
la liste qu' on nous a donnée
des athées vertueux ?
p167
Il est aisé de créer des athées, comme
des magiciens, avec un trait de
plume. On a long-tems écrit contre
la sorcellerie ; on a persécuté ceux
qui en étoient soupçonnés, on les a
brûlés même en France ; ensuite on
a été fort surpris de voir qu' il n' y a
point de sorciers.
S' il pouvoit y avoir un athée véritable,
ce seroit peut-être un sceptique
p168
déterminé, qui voyant des difficultés
dans tous les cultes, n' en
admettroit aucun ; ce seroit un sçavant
de mauvaise foi, qui ne retireroit
de ses vastes connoissances,
que de nouvelles raisons de douter ;
ce seroit un sophiste captieux, qui,
persuadé que Dieu se dérobe également
à ses sens et à son entendement,
se tourmenteroit à en nier
l' existence ; ce seroit un Freret ou un
Shaftesburi, et non quelques sauvages,
qui loin d' être raisonneurs,
soupçonnent à peine l' existence de
leur raison.
L' homme simple juge par sentiment
qu' il y a un dieu ; l' homme
éclairé le juge également par raison
et par sentiment ; il n' y a qu' un
raisonneur qui se fasse athée.
Mais si c' est une témérité de soupçonner
d' athéisme un homme du
p169
peuple ; comment a-t-on ofaire ce
reproche à des nations entieres ? Les
législateurs avoient-ils quelque intérêt
à faire de l' incrédulité la base
de leur politique ? Les peuples qui
ne se défendoient qu' avec Dieu
contre leurs tyrans, ont-ils souffert
qu' on le leur rat ? L' athéisme
est-il devenu une loi nationale ?
Non, non, le genre humain n' est
point absurde ; mais de grands philosophes
ont été quelquefois calomniateurs, et
ce seroit une autre calomnie
que d' en faire le reproche
à la philosophie.
p170
Article 1.
danger des idées philosophiques
sur l' essence de Dieu.
si l' on interroge un homme du
peuple sur l' essence de Dieu, il
bégayera par habitude une réponse
inintelligible, et croira vous avoir
satisfait. -Hyeron fit autrefois la
me question à Simonide : ce sage
demanda un tems fort long pour y
fléchir ; au bout du terme, il fit
prolonger le délai, et répéta ainsi
plusieurs fois le même expédient. Le
prince parut étonné de l' embarras de
Simonide ; mais le philosophe répondit,
que plus il examinoit le sens
de cette énigme, plus elle lui devenoit
p171
inintelligible. C' est qu' il cherchoit
en instruisant le roi de Syracuse,
non à être subtil, mais à être
vrai. Le problême de l' essence de
Dieu n' a point de données ; toute
la différence qu' il y a entre l' ignorant
et le sçavant qui veulent l' expliquer,
c' est que l' un est dupe et
que l' autre est fripon.
La nature nous persuade de l' existence
d' une premiere cause ; mais
elle ne nous éclaire pas de même sur
ses attributs : il faut avoir une philosophie
trop profonde pour calculer
les perfections d' un être infini ; ou
plutôt ces connoissances hardies sont
l' écueil de la philosophie.
p172
Il me semble que l' intelligence
de l' homme, qui calcule si bien les
merveilles des productions de la nature,
est bien peu faite pour analyser
ses principes. La physique qui
rend compte avec tant de sagacité
des phénomenes de l' électricité,
ignore la nature de l' élément qui
les fait naître ; les Harvey, les
Leuwenhoeck et les Buffon ont été
peres, ont même analysé les plaisirs
de la jouissance, sans avoir développé
les mysteres de la génération :
Newton même, le grand Newton,
qui a surpris si souvent la nature
dans ses opérations, a-t-il jamais
expliqué pourquoi tout gravite dans
l' univers, et d' où vient cette force
projectile qui fait décrire des ellipses
aux planetes ?
Comment donc a-t-on osé assigner
à Dieu des qualités humaines, qui
p173
seroient en lui des imperfections ?
Comment lui a-t-on donné des attributs
qui nous relevent, mais qui
le dégradent ? Par quel crime absurde
l' homme a-t-il créé Dieu ?
Nous disons Dieu est sage, Dieu
est juste, Dieu est intelligent : et
quand nous avons épuisé notre imagination
pour en donner une idée
sublime, il se trouve que nous n' avons
formé qu' un homme parfait.
Dieu est un être intelligent ; mais
concevons-nous une intelligence
sans les organes qui lui permettent
de se développer ? Concevons-nous
une intelligence qui ne soit pas limitée ?
En faisant Dieu intelligent,
nous ne lui donnons donc que notre
foible intelligence.
Dieu est bon ; mais la bonté n' est
qu' une suite de la sensibilité de notre
nature : or, Dieu ne peut avoir
p174
des attributs qui dépendent de l' union
de l' ame et du corps, sans être
corporel ; ainsi, si l' homme est bon,
Dieu ne l' est pas.
Dieu est libre ; mais la liberté se
définit le pouvoir de faire ce qu' on
ne fait pas, ou de ne pas faire ce
qu' on fait : or, si Dieu se détermine
par la nécessité de sa nature, il
cesse d' être libre ; s' il se détermine
par la puissance des objets, il cesse
d' être indépendant.
Notre ignorance coupable, paroît
encore plus dans les attributs métaphysiques
que les philosophes donnent à la divinité.
Que signifie pour nous ce mot d' infini, que
nous ajoutons à tous les titres dont nous le
gratifions ? Quelle idée avons nous
de l' infini ? N' est-ce qu' une progression
illimitée du fini ? Mais une suite
me illimitée de nombres finis,
p175
ne sçauroit former un nombre infini.
L' infini n' est-il qu' une négation
du fini ? Mais une négation n' est rien.
Ainsi quand nous disons, suivant les
lumieres de notre foible intelligence,
Dieu est infini, nous sommes ou
absurdes ou blasphémateurs.
Montagne, Locke, Robinet
et d' autres sages, se sont
élevés contre la témérité des
moralistes, qui veulent juger de l' essence
d' un être qui ne se fait connoître
p176
à nous que par son existence ;
ils ont plus respecté la divinité en
ne la définissant point, que leurs
adversaires en la chargeant de titres
absurdes ou contradictoires.
Les termes inintelligibles que nous
employons pour exprimer des attributs
inintelligibles, décelent ou
p177
le délire de notre raison, ou notre
pente à l' antropomorphisme : ce
que je vais dire n' est donc point un
paradoxe ; il y a un sens, ou dire que
Dieu est sage, est un blasphême égal
à dire avec l' égypte que Dieu est un
crocodile.
L' homme du peuple donne son
corps à la divinité ; le philosophe
vulgaire lui donne son esprit : tous
les deux sont antropomorphites.
L' égypte, qu' Hermes a rendu plus
lebre à mes yeux que ses pyramides,
eut quelque tems des idées saines
sur l' essence de la divinité ; on
voyoit sur la statue d' Isis, dans son
temple de Saïs, cette inscription.
- je suis tout ce qui a été, tout ce qui est,
et tout ce qui sera ; et nul mortel n' a
encore levé le voile qui me couvre.
p178
il y a peut-être plus de vrai sublime
dans cette inscription, que dans
toute l' ancienne bibliotheque des
ptolémées.
La nature nous dit : Dieu existe ;
elle ajoute : il faut l' adorer en
silence.
p179
Article 2.
absurdides idées populaires
sur l' essence de Dieu.
les philosophes ont attribué à
Dieu, dans un degré éminent, les
qualités qu' ils tenoient de la nature ;
c' est une absurdité sans doute :
mais que penser des peuples, qui
presqu' en tout tems lui ont fait partager
ses propres imperfections : vouloient-ils
dégrader Dieu ? Non ; mais
ils vouloient relever l' homme.
Ces germains, que Tacite a rendus
lebres, mais qu' il auroit moins
vantés, si Rome avoit été plus vertueuse,
n' eurent point sur la religion
des idées plus saines que les
p180
peuples qui les environnoient ; ils
oserent porter l' esprit républicain
jusque dans leur commerce avec la
divinité. Le dieu Thor chez cette nation
singuliere, étoit chargé de tourner
la grêle et les orages ; les
prêtres dans cette intention sacrifioient
sur son autel ; et pour rendre
son engagement plus authentique,
ils faisoient un contrat, et le plaçoient
aux pieds de sa statue ; quand
la grace étoit obtenue, ils venoient
en cérémonie déchirer le traité, et
donner au dieu sa quittance. On
voit que les germains anéantissoient
la divinité, pour conserver la bonne
foi.
Le vulgaire a cru pendant long-tems
les dieux dans une dépendance
p181
ciproque les uns des autres ; cette
idée, que le polythéisme donne de
leur subordination, me paroît étrange.
César qui se connoissoit mieux
en supériorité que les dieux de la
mythologie, se croyoit sujet, si Pompée
étoit son égal. La divinité, comme
le despotisme, n' admet ni rivalité, ni
dépendance.
L' absurdité religieuse a été poussée
encore plus loin ; on a chez quelques
nations subordon la divinité aux
hommes. Le daivi du Japon loge
dans son palais 366 idoles, qui font
tour-à-tour sentinelle autour de son
lit ; quand il passe mal la nuit, le
dieu est fustigé et banni de la cour.
Au reste, ce prince qui a tant de dieux
pour esclaves, n' est lui-même que le
premier sujet du kubo ; il dérange
à son gré les hiérarchies célestes, et
p182
n' a pas le moindre pouvoir dans le
Japon.
Il est peu de perfections qu' on ait
plus contesté à l' être suprême, que
l' unité : cependant les polythéistes
sont les plus inconséquens des hommes.
Deux êtres ne sçauroient exister
avec les privileges de la divinité ;
si l' un des deux est moins puissant,
il n' y en a qu' un qui soit Dieu ; si
la puissance est égale, il n' y en a point.
Rien ne démontre mieux la dépravation
de l' esprit humain, que le
fanatisme des peuples, qui firent
Dieu aveugle et barbare comme
eux. Comment des hommes policés
ont-ils pu élever des autels à
Saturne, à Teutates, à Vitziliputzili, à
ces idoles qu' on ne nourrissoit que
de sang humain, à ces dieux qu' il
eût fallu étouffer, s' ils avoient vécus
p183
parmi les hommes ? Quelle idée
me donne-t-on d' un être suprême,
qui n' inspire d' autres sentimens que
la férocité, et qui n' apprend à ses
adorateurs à exister, que pour leur
apprendre à se détruire ?
De vils déclamateurs ont aussi traité
Dieu de tyran, parce qu' il y
a des scélérats sur la terre. Eh ! Quoi !
La divinité devoit-elle, pour plaire à
quelques sophistes, dépouiller nos
actions de la moralité qui les ennoblit,
nous ôter la raison pour prévenir
ses abus, et nous créer insensibles
afin de nous rendre heureux ?
Il est inutile de s' étendre davantage
sur les préjugés populaires qui
déshonorent la divinité, parce qu' ils
sont bien moins dangereux que ceux
des philosophes ; il suffit de voir les
erreurs du peuple, pour s' en garantir ;
p185
mais pour ne point partager les
veries d' un Platon, il faut détruire
son systême.
Article 3.
conclusion.
Dieu existe ; ce principe me suffit
pour m' apprendre à ne jamais cesser
d' être homme.
Dieu a des attributs, sans doute ;
mais mon intelligence est trop limitée
pour les apprétier ; Dieu n' est
pas sage, mais plus que sage ; il
n' est pas saint, mais plus que saint ;
il n' est pas intelligent, mais plus
qu' intelligent ; en un mot, il est
Dieu : et si je pouvois pénétrer son
essence, je serois son égal et il
n' existeroit plus.
LIVRE 1 CHAPITRE 8
p186
principes naturels sur la bienveillance
universelle.
nous distinguons toujours dans le
genre humain deux objets de bienveillance ;
nous-mêmes et les hommes :
nous ne sommes qu' un point
dans la vaste circonférence de l' univers ;
il s' agit d' examiner s' il faut
laisser ce point dans sa place naturelle,
ou s' il vaut mieux le transporter
au centre du cercle, afin que
tout s' y rapporte.
p187
Article 1.
de la bienveillance envers
nous-mêmes.
tous les êtres dans la nature
paroissent s' aimer, parce que tel est le
principe de leur conservation : cette
bienveillance paroît distinctement
dans lestes, depuis l' éléphant jusqu' à
cet animalcule, qu' on ne découvre
qu' avec le microscope de
Leuwenhoeck.
Je ne doute point que les végétaux
mes ne soient aussi soumis à
cette loi, mais d' une maniere plus
stricte encore que les brutes : ce
phénomene, que la physique a reconnu
p188
dans les plantes sensitives, seroit
peut-être régardé comme universel
à tout le regne végétal, si les
naturalistes, accoutumés à ne tout voir
qu' avec leurs yeux, vouloient voir
quelquefois avec les yeux de la nature.
L' homme s' aime lui-même, parce qu' il
desire de se conserver, et il
partage ce motif avec tout ce qui
existe dans la nature ; il s' aime aussi,
parce qu' il a la faculté de se conntre,
et c' est le privilege des êtres intelligens.
Au reste, la raison qui dirige cette
bienveillance, ne la fait pas naître ;
cette faculté est l' effet du sentiment,
plutôt que de la philosophie ; et je
suis persuadé que le groënlandois et
le caffre, s' aiment autant que Locke
ou Montesquieu.
On a confondu l' amour de soi
p189
avec l' amour-propre, et cette erreur
a rendu insolubles les plus beaux
problêmes de la morale ; c' est comme
si on confondoit la royauté avec
la tyrannie, et la religion avec le
fanatisme.
L' amour de soi est le ressort qui
donne du jeu à nos facultés, c' est le
mobile de toutes les vertus ; c' est un
principe actif qui empêche l' homme
de n' être qu' un automate.
La bienfaisance, cette vertu née
pour l' homme, qui met le sage au-dessus
du conquérant, et qui porte
avec soi sa récompense ; la bienfaisance,
dis-je, est l' effet de cette bienveillance
naturelle pour nous-mêmes. En me croyant
digne de faire des actes de vertu, j' en
deviens plus vertueux ; et si je pouvois me
haïr moi-même, je haïrois bientôt le
genre humain.
p190
Et toi, ô amitié ! Charme des
grandes ames, toi qui seule justifierois
à mes yeux la divinité, des malheurs
du genre humain ; divine amitié,
c' est en moi-même que j' ose t' aimer :
si j' ai quelquefois dans le sein
de Pylade, ressenti la vivacité de
tes feux, c' est que je retrouvois dans
son esprit la copie de mon esprit, et
dans son coeur l' image de mon coeur ;
j' admirois mes vertus dans les siennes,
et je trouvois souvent dans ses
défauts le pardon des miens.
L' amour de Dieu lui-même est
fortifié par l' amour de soi : jamais la
belle ame de Fénélon ne me persuadera
que ma tendresse pour l' être suprême
est indépendante de l' intérêt
que j' ai d' être heureux ; il n' appartient
p191
qu' au quiétiste de s' imaginer
qu' il peut aimer Dieu, lorsqu' il
gémit sous le poids éternel de ses
vengeances. Si l' amour de soi offensoit
l' auteur de mon existence, je
serois tenté à chaque instant de blasphêmer
contre la vertu avec l' assassin de
César.
On abuse souvent de l' amour de
soi, et alors il nere en amour-propre.
L' amour de la gloire peut être
considéré sous ce double aspect ; il
est certain que cette passion est innée ;
on ne la découvre pas dans le vulgaire,
parce que c' est un feu caché
sous la cendre et qui ne peut percer
son enveloppe ; mais il n' en est pas
p192
de même de ces fanatiques heureux
qu' on appelle des héros ; c' est un
incendie qui consume tout ce qu' il rencontre,
et à qui l' univers entier sert
d' aliment.
Or cet amour de la gloire qui fit
de Léonidas un héros aux Thermopyles,
et de Socrate un sage dans sa
prison, ne produit par exemple, qu' un
enthousiasme de férocité dans ces
indiennes qui se brûlent sur le bûcher
de leurs époux, et qui cherchent
dans le mépris des loix naturelles
une estime à laquelle elles ne survivent
point.
Cette foule de brigands couronnés,
qui n' ont étalé aux yeux de
l' univers que des talens destructeurs,
sacrifierent les peuples à leur vanité
et abuserent de l' amour de la gloire.
Ne confondons point Marc-Aurele
qui chercha salébrité dans la prospérité
p193
de Rome avec Scah-Nadir,
qui la fit dépendre du sastre de
l' indostan.
Il est une autre gloire plus flatteuse
encore pour l' homme qui s' aime,
que la gloire des conquêtes ;
c' est celle que produit un ouvrage de
génie à son auteur. Congfutsée eût
été moins flatté du titre de législateur
de la Chine, s' il n' yt joint
par son y-king, celui de législateur
de la postérité ; et peut-être le Platon
de la France eût-il préféré la
gloire de créer l' esprit des loix à celle
de gouverner l' Asie.
On abuse aussi de cette renommée
littéraire, quand on écrit pour corrompre
les moeurs, ou renverser l' édifice
sacré de la religion, quand
on emprunte la plume de Pétrone
ou celle de la Mettrie.
La plupart des hommes ne dirigent
p194
l' amour de soi que vers les plaisirs
des sens : il trompe alors l' institution
de la nature. Dans ces serrails
asiatiques où sont rassemblées
à grands frais les beautés des quatre
parties du monde, les Sardanapales
qui en sont les divinités, sacrifient
aux facultés de leurs corps énervés
les facultés de leur esprit abruti ;
et c' est un spectacle bien singulier
pour un philosophe, que de voir
ces ames de boue savourer des plaisirs
qu' ils partagent avec les animaux
les plus vils, tandis que l' ame d' un
Newton trouve les siens à découvrir
les loix réciproques des globes enflammés
qui roulent sur nos têtes,
et à devenir sur la terre citoyenne
des cieux.
D' vient la volupté des sens qui
fait descendre l' homme, a-t-elle
plus d' adorateurs que la volupté de
p195
l' esprit qui l' éleve ? C' est que dans la
balance de nos facultés la partie animale
l' emporte ordinairement sur
la partie intellectuelle ; c' est qu' il
faut, pour ainsi dire, une force
mouvante pour tendre les ressorts
de l' esprit, tandis qu' il ne faut
qu' une force d' inertie pour goûter
les plaisirs du corps ; c' est qu' il est
bien plus aisé d' être voluptueux que
d' être grand.
C' est principalement dans la vengeance,
que se caractérise l' amour
illégitime de soi-même ; on gte
un plaisir barbare dans les larmes
qu' on fait répandre ; les disgraces
d' un ennemi font oublier les siennes
propres ; on aime à se regarder comme
le Saturne des anciens carthaginois,
dont on ne pouvoit appaiser
le courroux que par des sacrifices
humains.
p196
Les partisans du polythéisme firent
de la vengeance le plaisir souverain
des dieux ; il y avoit peu
d' immortels qui ne pût dire comme
Atrée :
du plus puissant des dieux j' ai reçu la
naissance,
je le sens au plaisir que me fait la
vengeance.
Le délire des poëtes et des mythologistes
ne sçauroit justifier un
penchant qui tend à troubler l' harmonie
de la nature. Suis-je coupable
et puni ? Je dois me corriger.
Suis-je innocent et persécuté ? Je dois
dire avec Todose : vous frappez
p197
ma statue, mais je ne suis point
blessé.
J' ai prouvé par un assez grand
nombre d' exemples que l' amour de
soi est la base de tous les vices,
comme c' est une source de toutes les
vertus. L' homme de bien fait servir cet
instinct naturel au développement
de ses qualités, et le méchant au
progrès de sa scélératesse ; c' est ainsi
qu' en Arabie les vipères ont leurs
retraites auprès des arbres d'coule
le miel.
Il est aisé de conclure que l' homme
doit s' aimer par des sentimens
qui conservent son être, et non par
ceux qui le détruisent ; et que la
bienveillance qu' il se porte est
criminelle, si elle altere les noeuds de
la bienveillance universelle.
p198
Article 2.
de la bienveillance envers les
hommes.
de grands législateurs ont réduit
en deux lignes le code des vertus
sociales ; de sçavans jurisconsultes
en ont fait l' objet de leurs énormes
compilations ; mais l' aride concision
n' entre pas plus dans mon plan que
l' appareil fastueux de l' érudition.
Voici une anecdote qu' on raconta à
Maupertuis dans son célebre voyage
au pole ; je la crois plus utile
pour la postérité que ses remarques
astronomiques sur le monument de
Windso ; parce que l' homme veut
p199
être ému encore plus qu' éclairé ; et
que le spectacle de l' innocence aux
prises avec l' adversité, est plus fait
pour le corriger que les plus beaux
calculs sur la précession des équinoxes.
p200
Le dalécarlien,
anecdote suédoise.
un enfant de l' amour fut abandonné
presqu' à sa naissance dans les
vastes forêts de la Dalécarlie ; la
femelle d' un ours blanc qui avoit
perdu ses petits le nourrit de son
lait, jusqu' à ce qu' il pût vivre de
glands et de fruits sauvages ; mais
cette bête féroce ne fut pas si heureuse
que la louve de Romulus ;
elle n' allaita ni un roi, ni un
conquérant, mais seulement un
philosophe.
p201
Un hasard favorable lui fit franchir,
à l' âge de vingt ans, la barriere
immense qui le séparoit de la
société : voici l' histoire de ses
premieres pensées à la vue des hommes ;
ses idées étoient philosophiques,
mais comme son style ne l' étoit pas,
on va l' interprêter.
Tant que j' ai resté dans ma premiere
patrie, j' ai cru être le seul
de mon espèce ; car je ne ressemblois
à aucun des êtres avec qui je
vivois dans les bois. Que mon plaisir
augmente avec ma surprise ! Je
revois d' autres moi-même ; mon
existence se multiplie, et la nature
p202
me semble plus belle depuis que je
ne suis plus le seul qui soit digne
de l' admirer. Par quelle merveille
ces êtres qui me ressemblent font-ils
naître en moi le plus vif intérêt ?
Mes regards s' animent tout-à-coup ;
mon front se déride ; mon
coeur palpite ; je sens que leur bonheur
m' est cher, que je ne puis
être heureux qu' avec eux... mais
quel est ce nouvel objet que mes
yeux n' avoient pas encore fixé ? Est-il
d' une nature supérieure à la mienne ?
Quelle fraîcheur dans son teint ?
Quelle finesse dans sa taille ? Quelle
douceur dans ses regards ? Un mouvement
inconnu me fait tressaillir ;
une flamme rapide circule dans mes
veines ; c' est de ce moment que je
sens tout le prix de mon existence...
quel est donc cet être étonnant que
mes yeux parcourent avec tant de
p203
volupté : je me sens plus fort que
lui... non, il est plus fort que moi ;
car je n' aurai pas la force de lui
sister... approchons, tombons à ses
genoux ; si c' est un Dieu, il recevra
mon hommage ; s' il est mon égal...
il le recevra encore. Que j' aurois de
plaisir à vivre sous sa loi, à vivre
avec lui, à vivre pour lui !
Au premier mouvement du sauvage,
la jeune suédoise tressaillit,
et seroba par une fuite rapide
aux empressemens de ce nouvel adorateur ;
elle avoit eu cependant le
tems de le contempler à son aise,
et il ne lui avoit pas déplu ; la taille
du dalécarlien étoit aussi svelte que
la sienne ; le plus léger duvet ombrageoit
son menton, et trahissoit
son âge ; la teinte même de férocité
qu' elle voyoit dans ses traits les
faisoit ressortir ; elle sentoit que
cet animal
p204
singulier pouvoit être apprivoisé,
et je ne sçais quel instinct lui
faisoit desirer que nul autre qu' elle
ne l' apprivoisât.
Les deux freres de cette suédoise,
aussi curieux qu' elle, mais moins
timides, resterent pour éclaircir cette
singuliere aventure ; cependant le
jeune habitant des bois, persuadé
qu' il avoit déplu à la belle étrangere,
parut quelques momens plondans un
stupide abattement ;
mais la présence de cet objet charmant
n' agitant plus ses sens, il revint
à lui-même, et l' amant ne
fut plus qu' un philosophe.
Mon coeur, se disoit-il à lui-même,
est pour moi un problême inexplicable ;
je sens bien que je dois
quelque chose à l' ourse qui m' a
nourri de son lait ; mais ce sentiment
a moins d' attraits et de force
p205
que celui qui m' entraîne vers les êtres
qui me ressemblent. -que sçais-je
me s' ils n' ont pas été mes bienfaicteurs
avant que j' aie pu me connoître ? La bête
féroce qui m' a nourri ne m' a point donné
la vie ; car ses inclinations sont trop
contraires aux miennes ; j' ai toujours
frémi quand je lui ai vu déchirer les
entrailles palpitantes de ces rennes, qui
appaisoient sa faim sans calmer sa voracité ;
je n' ai jamais étanché ma
soif en buvant le sang des animaux ;
j' ai vécu cependant, et je me sens
en état de donner le mien pour
plaire à l' objet qui me captive et qui
me fuit. -oui, tout me ramene
vers ces nouvelles moitiés de moi-même :
quoi ! Ne peut-il pas se faire
que ces êtres qui me sont si chers
aient pris pour arriver dans ma forêt
le même chemin que j' ai pris
p206
pour en sortir ? Si j' en crois leurs
traits... si mon coeur ne me trompe
point... ô nature ! Réalise mes desirs ;
fais que je rencontre ici ceux de qui
je tiens la naissance ! Ils m' aimeront
sans doute, puisqu' une ourse m' a
aimé.
Cependant les suédois s' approchoient
insensiblement, et se faisoient part
mutuellement de leur surprise ;
ils étoient aussi étonnés de
voir ver un sauvage, que celui-ci
l' étoit de voir parler des hommes
intelligens.
La sympathie si naturelle entre des
hommes agit peu-à-peu ; on s' apperçut
que le sauvage n' avoit de féroce
que l' air et les fourrures grossieres
dont il étoit revêtu ; et les deux
freres l' amenerent moitié de gré,
moitié de force, dans leur maison
pour examiner à loisir par quel
chanisme
p207
un singe pouvoit penser.
L' animal pensif ne tarda pas à se
faire aux moeurs de ses nouveaux
concitoyens ; il apprit à manger des
fruits dont il avoit lui-même semé
les germes ; son gosier se fit aux
inflexions de la langue scandinave ; il
sentit que d' autres noeuds que la
sympathie pouvoient l' attacher à ses
pareils ; etjà il s' applaudissoit de
connoître l' instinct sublime de l' amitié,
tandis que les suédois ne
s' applaudissoient encore que d' avoir
apprivoisé un joli singe.
La belle Waldemar, soeur des hôtes
généreux du dalécarlien ne vivoit
point avec eux ; cependant son
ame habitoit toujours avec le sauvage ;
tous les jours elle venoit examiner
la gradation de ses connoissances ;
elle croyoit s' enrichir des lumieres
qu' il acqroit ; elle partageoit
p208
également l' humanité des maîtres
et la reconnoissance de l' éleve ;
quelquefois leurs yeux se rencontroient,
et alors ils ne voyoient
qu' eux deux, et toute la nature étoit
oubliée : quand Waldemar revenoit
à elle-même, elle paroissoit fâchée
qu' on l' eût fixée si long-tems ; mais
elle se fâchoit encore plus quand le
sauvage ne la regardoit pas.
Tout ce que le dalécarlien voyoit,
tout ce qu' il entendoit, étoient autant
de phénomenes pour lui : il ressembloit,
à quelques égards, à un
homme qui verroit la lumiere au
moment de sa création, et qui douteroit
de l' existence de tout ce qu' il
voit, par la raison qu' il le voit pour
la premiere fois. Un jour qu' il se
promenoit dans un vallon écarté,
pensant à ce qu' il avoit été pendant
vingt ans, et à ce qu' il étoit alors,
p209
et regardant toute sa jeunesse comme
un songe funeste dont son bonheur
étoit le réveil, il fut frappé tout d' un
coup des cris d' un malheureux qu' on
assassinoit pour avoir ses dépouilles.
-ces brigands furent artés un an
après, et se justifierent dans les tortures,
en se disant philosophes : ils
s' attribuoient le droit de corriger
l' inégalité physique qui est entre les
hommes, et disoient que la loi du
plus fort étoit la premiere loi de la
nature ; comme Machiavel l' a enseigné
aux rois, et Hobbes au genre
humain.
Si le dalécarlien avoit vu disserter
ces scélérats, il auroit été fort
surpris qu' il y eût parmi les hommes
deux sortes de philosophie ; mais
dans le moment où il entendit la
victime se débattre avec les forces
du désespoir contre ses assassins, il
p210
ne pensa pas même à raisonner ; entendre
gémir un infortuné, et voler
à son secours, fut pour lui l' ouvrage
dume instant : il arriva cependant
trop tard pour prévenir le crime ;
quand il parut, les meurtriers
étoient en fuite, et la victime égorgée.
L' humanité lui arracha alors
un soupir ; les barbares ! Dit-il en
lui-même, ils méritoient de n' avoir
d' autre mere que la mienne.
Il s' approche en tremblant du
corps ensanglanté, qui palpitoit encore
sur la poussiere : il voit...
quel spectacle pour un coeur tout
neuf, et que le bonheur n' avoit pas
encore endurci ! Il voit que le
malheureux qu' on venoit d' assassiner étoit
un de ses bienfaicteurs, le frere de
la belle Waldemar ; il se précipite
sur le sein de son ami, cherche à
étancher le sang qui couloit encore
p211
de sa blessure, et la bouche collée
sur la sienne, semble attendre son
dernier soupir, pour l' empêcher de
s' exhaler : toutes les ressources de sa
tendresse furent inutiles ; le suédois
expira, et ce qui répandit encore
plus d' amertume dans le coeur de son
ami, il expira sans le reconnoître.
Cependant le sauvage, la terreur
dans les yeux, et le désespoir dans
le coeur, dévoroit auprès du cadavre
de son ami tout le fiel de ses réflexions ;
je ne me suis point appeu,
disoit-il, dans mon ancienne demeure,
qu' un ours déchirât un ours,
ou que l' élan vorât un autre élan ;
l' animal le plusroce respectoit son
semblable, et lors même que le soin
de sa subsistance lui faisoit quitter
son repaire pour attaquer d' autres
animaux, il ne s' acharnoit point sur
une proie inutile, et sa fureur étoit
p212
assouvie, dès que sa faim étoit calmée...
il raisonnoit encore, quand
une troupe d' hommes singuliérement
tus, s' approcherent de lui ; le sauvage
philosophe hâta sa fuite, s' imaginant
voir de nouveaux assassins.
Il ne se trompoit gueres, c' étoient des
alguazils, chargés par l' état de veiller
à la sûreté du peuple. Comme ils
étoient mal payés, ils s' entendoient
avec les assassins, pour ne les poursuivre
qu' après le crime ; le public
et les brigands étoient également
satisfaits ; le voyageur seul étoit la
victime de cet arrangement ; mais
on le tuoit d' ordinaire pour l' empêcher
de se plaindre.
Le prévôt de ces alguazils qui vit
de loin un corps mort et un inconnu
à ses pieds, se douta de la vérité
de l' aventure ; mais comme il avoit
de l' esprit, il n' en témoigna rien,
p213
et voulut se faire auprès du sénat
de Stockholm unrite de sa vigilance,
en arrêtant comme assassin un
étranger, dont l' unique crime étoit
d' être humain, quand il ne s' agissoit
que d' être prudent.
Le dalécarlien fut saisi et conduit
à ses juges ; comme il s' énonçoit encore
avec peine en suédois, il se défendit mal ;
on lui pardonna encore moins de parler sur
la sellette avec toute la fierté de
l' innocence opprimée ; et quoiqu' il n' y eût
contre lui que des présomptions, il fut
condamné presqu' unanimement à passer
le reste de sa vie dans la mine de
Coperberit. Le sauvage qui dans
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le cours de son procès n' avoit point
cherché à fléchir ses juges, mais à les
éclairer, après son arrêt ne les maudit
pas, et se contenta de les plaindre ;
il disoitme en allant au lieu de
sa captivité : l' humanité n' est donc
pas un phantôme, puisqu' elle est
connue,me de ceux qui la violent
à mon égard ? ... mais si j' avois
pu sauver la vie à mon bienfaiteur ! ...
mais si j' étois innocent aux yeux
de Waldemar ! ...
il ne resta pas long-tems dans le
tombeau qui lui servoit de prison,
sans ressentir toute l' amertume de
p217
son sort ; l' aspect toujours uniforme
des objets les plus affreux, la lumiere
dont il ne jouissoit qu' à la faveur
d' une lampe sépulcrale, sur-tout l' idée
de passer dans l' esprit de Waldemar
pour l' assassin de son frere,
aigrissoit son esprit, et le livroit aux
accès de la plus sombre mélancolie ;
son imagination étendoit sans cesse
l' affreuse perspective de ses malheurs,
et fatigué enfin de déclamer
contre l' injustice des hommes, il se
laissa tenter de les imiter. Un jour
qu' il feignoit de dormir sur un amas
de fange et de fascines qui lui
servoient de lit, il roula dans son esprit
ces sinistres pensées : je suis né libre,
p218
et le crime de mes juges n' a
pu me faire perdre le privilege de
ma nature ; je puis donc recouvrer
par la violence un bien que la violence
m' a ravi : essayons de franchir
l' intervalle immense qui me sépare
de la lumiere ; et puisque la mort de
tout ce qui m' environne, peut seule
m' ouvrir les voies à la liberté,
sacrifions notre existence pour
disposer de toutes celles qui me sont
importunes. -si je meurs, je n' ai rien
perdu ; si je fais périr tous les compagnons
de mon opprobre, ils deviennent
libres et moi aussi.
Ces transports de fureur commeoient à
fermenter dans l' ame du
sauvage ; déja il mesuroit des yeux
l' instrument qui devoit faire passer
ses compagnons des bras du sommeil
dans les bras de la mort, lorsqu' il
p219
entendit deux de ses voisins qui tramoient
ensemble le même complot,
et qui se proposoient d' égorger la nuit
suivante tous les habitans de la mine,
pour anéantir tout d' un coup les tyrans
et les victimes de la tyrannie.
-le sauvage étonné et confondu vit
rouler d' un autre côté le torrent de
ses réflexions ; mon existence, se
dit-il à lui-même, peut importuner
mes pareils comme leur existence
m' importune ; d' où me viendroit
donc le droit de disposer de leur sort ?
Si je pouvois l' avoir, je le partagerois
avec le genre humain, et alors
le pouvoir de se détruire seroit une
loi de la nature ; non, non, Dieu
ne tombe pas ainsi en contradiction
avec lui-même ; il ne fait pas subsister
ensemble la discorde et l' harmonie.
Ne perdons pas l' unique bien
qui me reste, l' innocence et la paix
p220
de l' ame... tout le bonheur de
la terre s' aantit devant un remords.
Tandis que le dalécarlien luttoit
ainsi avec les restes de sa vertu, contre
le délire de son imagination, la
belle Waldemar n' étoit ni plus fortunée,
ni plus tranquille ; l' image
de son frere égorgé par son amant,
l' avoit long-tems poursuivie dans les
déserts qu' elle habitoit : elle se
reprochoit sans cesse d' avoir retiré dans
son sein un monstre qui l' avoit déchiré ;
si l' on prononçoit son nom
devant elle, son trouble altéroit
peu-à-peu ses traits, et toute son ame
se peignoit dans ses regards ; elle
invoquoit la vengeance céleste contre
les ingrats : elle attestoit la cendre de
son frere ; elle haïssoit avec fureur
son meurtrier... elle l' aimoit encore,
et pour comble d' horreur, elle
ne pouvoit se le dissimuler.
p221
Cet état violent dura une année ;
la sensible Waldemar rongée
intérieurement par le chagrin qui la
dévoroit, marchoit à pas lents vers la
tombe. L' ennui de la vie venoit
flétrir les roses de son teint, et
sillonner son visage ; le monde entier
étoit mort pour elle ; mais la passion
vivoit encore dans son coeur. Tout-à-coup
elle apprend qu' on a découvert les vrais
assassins de son frere,
et que son amant calomnié par des
traîtres et condamné par des tyrans,
expie dans les sombres cavernes de
Coperberit le crime d' avoir été humain
sans prudence, et généreux sans
bassesse.
à cette nouvelle les yeux de Waldemar
commencerent à briller des
étincelles de la joie, et toutes les
facultés de son ame reprirent leur
énergie : enfin, s' écria-t-elle, mon
p222
coeur ne m' avoit pas trompé, et l' infortu
est digne de moi ; ... mais
suis-je encore digne de lui, moi qui
l' ai condamné sans l' entendre, moi
qui n' ai pas opposé les lumieres de
ma tendresse aux sophismes de ses
accusateurs, moi qui ai osé croire
l' éleve de la nature capable d' un
parricide !
Un état aussi violent n' étoit pas
fait pour avoir quelque durée : Waldemar
qui aimoit mieux s' exposer
aux reproches de son amant, que
d' avoir trop long-tems à les craindre,
prit subitement la résolution
de l' aller trouver dans la prison
profonde il étoit renfermé ; elle ne
communiqua son projet à personne ;
on lui auroit opposé la décence,
p223
et elle ne vouloit consulter que sa
vertu.
Tandis que Waldemar cherchoit
ainsi à rendre la paix à son coeur éperdu,
la discorde agitoit ses serpens
dans les sombres cachots de Coperberit,
et quelques malheureux qui
y végétoient depuis un grand nombre
d' années, avoientsolu de se
faire de leurs chaînes mêmes des armes
pour recouvrer la liberté : le
dalécarlien tenta inutilement de ramener
les conspirateurs à la loi naturelle,
et il se vit obligé d' avertir
du complot ceux de ses compagnons,
qui devoient en être les victimes.
-bientôt le combat s' engage dans ces
abymes souterrains ; on ébranle les
colonnes informes qui soutiennent
les voûtes ; on détache du comble
des quartiers de rochers, les chaînes
heurtent contre les chaînes. Tout
p224
multiplie les tableaux de cette scene
d' horreur ; la pâle lueur des lampes
qui éclairent la nuit éternelle de ce
jour ; l' idée de ne pouvoir échapper
par la fuite à sa destruction ; les
voeux de la religion, confondus avec
les imprécations du désespoir. On
combat par-tout avec le même acharnement,
parce que les conjurés craignent
la mort lente et cruelle que le
gouvernement leur destine, et que
les autres ne craignent que de vivre.
Lorsque la rage des combattans sembloit
à son comble, on vit descendre
lentement sur le champ de bataille,
un siege mal affermi par des
cordes tremblantes, sur lequel étoit
assise une jeune personne que son
âge, ses traits, et les larmes qui
humectoient son visage, rendoient
également intéressante : tel est le
privilege de la beauté, et sur-tout de la
p225
beauté éplorée, d' attendrir les coeurs
les plus féroces ; tout-à-coup un silence
profond regne dans l' abyme sulfureux
qu' on venoit d' ensanglanter ;
on prend cette inconnue pour une
intelligence céleste ; et ces malheureux,
qui dans les noirs accès de leur
désespoir, ne s' étoient jamais peints
Dieu que la foudre à la main, courent
alors l' idée d' une divinité
bienfaisante ; cependant l' étrangere
promenoit en tremblant ses regards
sous ces voûtes mutilées qui regorgeoient
de décombres et de cadavres.
Un spectre couvert de sang et enchaîné
s' approche, recule, revient
avec précipitation ; tous deux en
me-tems se reconnoissent et jettent
un cri de surprise... quoi !
C' est vous Waldemar ? -c' est toi !
Infortuné sauvage ? ... leurs bras
s' entrelassent, leurs visages se serrent,
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leurs larmes se confondent... ah !
Sans doute, je suis innocent à vos
yeux, puisque je vous revois. -oui,
tu l' es, mais le ciel et la terre se
sont réunis pendant un an pour te
trahir. -votre coeur me reste, il
suffit ; et je mourrai content-toi,
mourir ! Non, tu vivras ; toi seul
peux remplacer auprès de moi le plus
tendre des freres, peut-être même
le faire oublier... écoute ; le roi
n' a pas encore prononcé définitivement
sur l' injustice du tribunal qui
t' a condam ; mais il veut te voir,
et tu est libre dès ce moment : sortons
de cet abyme effrayant où gémissoit
l' innocence, le crime même
est trop puni, puisque l' opprobre survit
aux remords ; allons nous jetter
aux genoux du prince ; je ne l' implorerai
point pour toi, parce qu' il
est juste ; mais je l' attendrirai pour
p227
ces malheureux ; si je pouvois alléger
le poids de leur infortune, tu
m' estimerois sans doute, et mes
crimes anciens seroientparés.
Passer sans intervalle du plus profond
désespoir au comble du bonheur ;
voir son ame au même instant
se resserrer par le chagrin et s' ouvrir
aux douces impressions de la joie,
et sur le bord de la tombe, recouvrer
à la fois la lumiere, une amante
et la vertu, sont un de ces états violens
que l' homme ne sçauroit éprouver qu' une
fois dans sa vie, et dont
la trace profonde ne s' efface que
quand il n' est plus. Le dalécarlien,
oppressé par l' excès du bonheur, respiroit
avec peine, prenoit tout ce
qu' il voyoit pour un beau songe, et
appréhendoit de se veiller. -pour
les malheureux, dont ce couple auguste
étoit entouré, une scene aussi
p228
attendrissante les avoit insensiblement
desarmés ; dès qu' ils conçurent
quelqu' espoir de changer leur destinée,
ils courent des remords, et
alors ils devinrent hommes.
Le souverain qui régnoit alors en
Suede, étoit ce Charles Xii, dont
les vices et les vertus étoient également
faits pour étonner le genre humain, qui
ne vécut que pour combattre, et qui aimoit
mieux ébranler les trônes de l' Europe, que de
régner en paix sur le sien.
Ce prince aimoit la justice, mais
il l' exécutoit souvent avec toute la
férocité d' un guerrier, et alors la
vengeance des crimes faisoit plus de
mal que l' impunité.
Quand il eut appris la condamnation
inique du dalécarlien, son premier
mouvement fut de faire renfermer
tous ses juges dans la mine
p229
de Coperberit : cette justice atroce
étoit digne du despote, qui écrivit
dans la suite aux sénateurs de Stockholm
qu' il leur enverroit sa botte
pour les gouverner.
Sur ces entrefaites Charles Xii
mourut ; la reine Ulrique qui lui succéda,
se contenta de casser l' arrêt du
nat contre le dalécarlien, et fit
renfermer dans la prison d' où ce sauvage
venoit d' être tiré, l' indigne
prévôt qui avoit été plus que son
assassin, puisqu' il avoit été son
calomniateur.
Cette princesse adoucit aussi, sur
les instances de la sensible Waldemar,
la captivité des esclaves de Coperberit.
Elle comprit qu' en travaillant péniblement
pour l' état, ils rachetoient assez quelques
instans d' ingratitude envers lui ; elle leur
laissa même entrevoir un avenir heureux,
p230
s' ils ritoient sa cmence,
et en montrant à ces criminels que
la patrie existoit encore pour eux,
elle réussit à en faire des patriotes.
Tout prospéroit au gré du sage
dalécarlien ; il goûtoit la douceur
de vivre sous un sage gouvernement,
il se faisoit des amis de tous
les hommes sensibles qui connoissoient
ses malheurs ; il alloit être
uni par des noeuds éternels à la tendre
Waldemar ; mais sa vertu n' étoit
pas assez éprouvée ; et ceros,
digne des premiers âges du monde,
n' étoit pas encore au dernier acte
de la tragédie pathétique, dont son
bonheur devoit être le dénouement.
Cet indigne prévôt, qui, par son
iniquité avoit fait d' abord les malheurs
du juste et ensuite les siens,
n' avoit pas encore achevé la carriere
des grands crimes, persuadé que le
p231
dalécarlien qu' il remplaçoit étoit
l' instrument de sa perte, il trama
avant d' entrer à Coperberit, la plus
noire des vengeances. Il engagea une
suédoise avec qui il vivoit depuis
un grand nombre d' anes dans un
commerce illégitime, d' empoisonner
son ennemi. Cette suédoise devoit
s' introduire sous le titre de dame
de compagnie, dans la maison
de Waldemar, et présenter elle-même
le breuvage mortel au philosophe.
Le jour choisi pour cet attentat,
étoit celui qui dévoit éclairer le
mariage des deux amans ; le lit nuptial
seroit alors devenu le tombeau du
sauvage, et son corps livide et
glacé auroit lutté contre les approches
de la mort, dans les bras même
d' une épouse où il ne devoit
mourir que de l' excès de sa félicité.
Les grands crimes sont quelque-fois
p232
projetés par les passions ordinaires ;
mais il n' y a que les grandes
passions qui les exécutent. La suédoise
n' avoit pas pour le prévôt ces
fougues impétueuses de l' amour qui
conduisent aux vengeances éclatantes
et souvent les excusent ; l' intérêt,
l' habitude et cette sympathie
secrete qui agit entre deux complices
dume brigandage, étoient les
seuls noeuds qui unissoient ces deux
coeurs dépravés : ils étoient de simples
amis plutôt que des amans ; si
cependant on peut profaner le nom
auguste de l' amitié en le donnant à
des hommes vils qui auroient dégoûté
le sage de la plus sublime des
jouissances, s' ils l' avoient partagée.
Le dalécarlien tenoit en main le
breuvage fatal ; il parloit avec
attendrissement du bonheur qu' il alloit
goûter, et qu' il vouloit faire ressentir
p233
à tout ce qui l' environnoit ; la
suédoise écoutoit avec émotion ;
l' humanité, malgré elle, parloit à son
coeur ; elle trembloit déja de se voir
trop bien vengée. Le ciel, disoit le
philosophe, m' a conduit à la félicité
suprême par toutes les voies qui
devoient naturellement m' en éloigner ;
j' ai épuisé la coupe amere de
l' adversité : d' abord mon coeur né
pour aimer n' a jamais pu s' épancher
dans le sein qui m' a fait naître.
-quoi ! Votre mere ne vit plus ?
-elle n' a jamais vécu pour moi ; la
barbare chercha à couvrir par ma
mort l' opprobre de ma naissance, et
elle m' exposa dans une forêt auprès
d' une ourse qui fut moins féroce
qu' elle... le trouble à chaque
instant croissoit dans l' ame de la
suédoise ; son visage prenoit alternativement
p234
toutes les teintes des passions
violentes. Un mouvement involontaire
lui fit bientôt porter la main sur
le vase où le poison étoit renfer.
-répondez-moi, dit-elle avec chaleur :
dans quelle forêt fûtes vous
exposé ? -dans celle qui confine au
nord de la Dalécarlie. -quelle est
l' époque de cet attentat ? -je soupçonne
qu' il fut commis il y a environ
vingt ans. -à peine ces derniers
mots furent-ils prononcé, que
la sdoise jette un cri, renverse la
coupe fatale ; et se précipitant aux
genoux du sauvage : malheureux !
Dit-elle, reconnois ta mere qui meurt
d' opprobre à tes pieds ; je voulus te
faire périr à ta naissance ; et aujourd' hui,
pour venger ton pere, j' allois
t' empoisonner... l' indigence, la
foiblesse et l' habitude des crimes les
p235
ont accumulés sur ma tête : déja mes
remords affreux commencent à te
venger ; abandonne à ma conscience
déchirée le soin de mon supplice :
sois heureux, bientôt je ne serai
plus ; mais jamais le crime de ma
mort n' expiera pour moi le crime
d' avoir vécu.
Le dalécarlien raisonnoit trop
bien pour ne pas juger que tous les
noeuds qui l' attachoient à des parens
parricides étoient rompus ; que la
reconnoissance supposoit des services
et non des assassinats, et qu' il
devoit plus à l' ourse qui l' avoit
allaité qu' à la mere qui l' avoit exposé.
Mais dans ce moment terrible, sa
philosophieda à sa sensibilité
naturelle : il releva la suédoise ; vivez,
dit-il, vivez ; si vous recouvrez la
vertu, si mon bonheur devient le
p236
tre, tout est réparé, et vous êtes
ma mere.
Cependant l' héroïque monument
que le sauvage élevoit à la nature,
n' étoit encore qu' à moitié terminé ;
il étoit sans cesse poursuivi par l' image
d' un pere qui vivoit à cause
de lui dans l' opprobre de la misere,
et dans les convulsions du désespoir ;
il se détermina alors à se jetter aux
genoux de Waldemar. -chere moitié
de moi-même, lui dit-il, ce soir
je devois goûter dans tes bras le
bonheur suprême ; mais mon ame
ne jouit pas encore de toute sa
rénité, et il est encore un sacrifice
que je dois faire pour teriter.
Celui qui m' a donné le jour gémit
à ma place dans l' abyme de Coperberit :
je sçais que le hasard a présidé
à ma naissance, et que l' auteur
p237
de ma vie en attentant à mes jours,
a rompu pour moi les liens de la
nature ; mais le ciel l' a assez puni
en l' abandonnant à lui-même. J' irai
le trouver, je rappellerai en lui des
sentimens altérés, plutôt que détruits,
et si jeussis à en faire un
homme, peut-être sera-t-il digne
d' être mon pere. -Waldemar répondit
au sauvage en le tenant embrassé,
l' hymen fut différé, et les
deux amans s' en estimerent davantage.
La tendre Waldemar alla d' abord
implorer pour le prévôt la clémence
de la reine : c' étoit flatter cette
princesse que de lui procurer les occasions
d' exercer sa bienfaisance ; elle lui
accorda la grace de ce malheureux,
et ne voulut pas me être remerciée.
-je n' avois voulu, dit-elle,
p238
en le condamnant, que venger l' innocent
opprimé ; puisque sa vie vous
est chere, qu' il soit libre ; en le
rendant à l' ordre des citoyens, je ne
fais que ce que je dois : tous les crimes
envers la patrie sont effacés,
puisqu' il va devenir le pere de
Waldemar.
Le dalécarlien, muni de l' acte solemnel
qui renfermoit la grace du
prévôt, descendit à l' instant dans la
mine de Coperberit. Ce pressentiment
secret que le théâtre fait si bien
valoir dans ses héros, n' agit point
dans l' ame d' un pere si indigne d' avoir
un tel fils ; il ne vit dans le
sauvage qu' un barbare, qui venoit
insulter aux malheurs d' un ennemi
dont il avoit triomp ; tout-à-coup
ses yeux étincellent des feux de la
rage ; le fiel de son ame passe jusques
p239
dans sa bouche ; il agite avec
force la chaîne qui l' arrête dans sa
prison : le philosophe entrevoit son
dessein, et lui jettant froidement son
épée, frappe, dit-il, je suis ton fils ;
je reconnoîtrai mon pere aux coups
qu' il va me porter ; c' est à lui à déchirer
ce sein que les bêtesroces
ont respecté dans les forêts de la
Dalécarlie. -le prévôt n' étoit point
avec une ame atroce ; le besoin,
l' intérêt et la foiblesse l' avoient
précipité de crimes en crimes, mais il
n' étoit point encore vil par principe
et scélérat par systême. La générosité
de son fils fut un trait de lumiere
qui l' éclaira sur tous ses égaremens.
Il recula avec frayeur, étendit
ses mains sur ses yeux, comme
pour redoubler les ténebres de ce
lugubre séjour ; et s' adressant avec des
p240
sanglots entrecoupés auros, dont
il n' osoit soutenir les regards : -il
suffit, dit-il, je suis assez confondu...
mes crimes passés, ceux que je
ditois encore, sont autant de
poignards qui me déchirent... ah !
Quand j' aurois échapaux tribunaux
humains, échapperois-je de même
à mon coeur ; ... fuyez un scélérat
que vous avez éclairé pour augmenter
son opprobre, qui sans vous
seroit encore plus coupable, mais
moins malheureux, sans doute. -le
malheur n' accompagne que le crime,
croyez-moi, votre ame n' étoit pas
faite pour être vile ; elle le deviendroit,
si elle désespéroit de se relever.
Le coupable qui a des remords
ne fut jamais un scélérat ; et qu' importe
que vos jours aient été marqué
par des crimes ? Si vous consacrez
p241
à la patrie et à l' humanité les
derniers soupirs de votre vie ; tout
est réparé. -qui vous ! Me justifier ?
Ah ! Je ne me vis jamais si criminel...
laissez-moi courber vers la
fange ces yeux indignes de s' élever
jusqu' à vous. Je voudrois que ma
prison fût plus proche encore du centre
de la terre pour m' y cacher à l' univers...
à moi-même. -l' état où je vous vois
expie mieux vos attentats que les vains
supplices des hommes ;
la nature et la patrie sont également
satisfaites. Voici votre grace
que je viens vous apporter ; soyez
libre ; et puissé-je dire : la cte de
mon pere n' a servi qu' à donner plus
d' énergie à sa vertu, et il seroit devenu
moins grand, s' il t été toujours
juste !
Le prévôt garda long-tems un silence,
p242
plus éloquent que les expressions
de la plus vive reconnoissance ;
il embrassoit les genoux du dalécarlien,
il les baignoit de ses larmes ;
mais se relevant tout-à-coup
avec fierté, il serra la main du philosophe,
et lui dit : un nouveau
jour m' éclaire ; je me sens digne de
vous nommer un jour mon fils ; vous
ne rougirez pas d' avoir été mon
bienfaicteur ; j' ose aspirer à commencer
une nouvelle carriere, et les
jours que j' emploierai à vous imiter,
contribueront, peut-être, à effacer
de mon existence les jours que
j' ai fait servir à vous perdre.
Le prévôt se voyant libre, se hâta
de s' unir avec la suédoise, par des
noeuds légitimes. Le dalécarlien,
quitte envers la nature, revole alors
vers l' amour. -ô Waldemar ! Dit-il
p243
en se jettant entre ses bras, enfin
j' ai une patrie, un pere et une
épouse ; je suis le plus fortuné des
hommes ; je suis homme.
p244
flexions.
la nature a réellement conduit
notre dalécarlien à des principes
qui ont quelquefois échappé à la
pénétration des philosophes. -moi
qui dis, je veux vivre ; j' ai autant
de droit que celui qui dit, je veux
mourir : qui donc sera le juge entre
nous deux ? -on a pondu avant
moi : ce ne peut être l' homme,
mais ce sera l' humanité : c' est à la
volonté gérale que l' individu doit
s' adresser pour sçavoir jusqu' il
doit être ami, fils ou citoyen.
De cette idée lumineuse dérivent
tous les devoirs de sociabilité.
-mon bonheur est essentiellement l
avec celui des êtres qui m' environnent.
p245
-je cesse d' être homme, en
cessant d' être utile. -aimer la
philosophie n' est point fuir le genre
humain. -la parfaite indifférence
dégrade l' homme, aussi-bien que la
divinité d' épicure.
Comme membre d' une société
très-bornée, je maintiendrai dans
ma famille l' harmonie qui conserve
l' univers ; je me sacrifierai pour mon
pere et même pour mes enfans, jusqu' à
ce qu' ils soient en âge de se
sacrifier pour moi.
Comme membre d' une société
plus étendue, je concourrai à la
gloire de ma patrie et à sa félicité ;
je vivrai pour la défendre ; je mourrai
avec ma famille pour la sauver.
Enfin comme citoyen de l' univers,
j' embrasserai tous les hommes dans
ma bienveillance ; et s' il étoit possible
que leur intérêt fût essentiellement
p247
opposé à celui de mes concitoyens,
j' immolerois sans balancer
ma patrie, ma famille, et moi-même
à la félicité du genre humain.
LIVRE 2 INTRODUCTION
De l' homme
en rapport avec Dieu.
On peut regarder les livres suivans
comme les corollaires des axiomes
qu' on vient d' établir. Si on n' aspiroit
p248
qu' au suffrage des philosophes,
l' ouvrage seroit fini ; mais on desire
d' éclairer le peuple, et ce n' est
point avec des idées générales, des
principes abstraits, et un coup d' oeil
rapide sur la nature qu' on peut y
ussir ; il n' est pas donné à tout le
monde d' entrevoir dans quelques
traits de crayon de Michel Ange,
l' édifice de saint Pierre de Rome.
Telle est la certitude des principes
naturels, que le vrai philosophe
leur donne la même autorité que le
géometre aux vérités mathématiques :
les principes naturels ont même
cet avantage, qu' ils sont appuyés
sur l' assentement du coeur, aussi-bien
que sur le suffrage de la raison. Il
n' en est pas de même de l' art sublime
d' Euclide et d' Archimede ; le
plus beau théoreme de la géométrie
p249
transcendante ne disant rien au
coeur humain, ne sera connu que
des géometres ; en vain dira-t-on,
que le grand principe de la superposition
donne naissance à des vérités éternelles,
aussi-bien que celui
de la bienveillance universelle : pour
être convaincu du premier, il faut
être Paschal, Clairaut ou D' Alembert ;
mais pour être persuadé du
second, il suffit d' être homme.
Le principe sublime de la théologie
naturelle a produit une multitude
de corollaires qui ont éclairé
les sages et dont le vulgaire a
abusé. -je crois voir un arbre immense
dont la tige se dérobe à tous les
regards ; les nations de la terre reposent
sous son ombrage ; le peuple
défigure ses racines ; les sectaires
attaquent ses branches, mais le tronc
reste inébranlable ; il reste, et on
p250
oublie les blaspmes et les blasphêmateurs.
C' est par la religion que l' homme
établit une espece de socié
avec Dieu. On a beau avoir des idées
erronées sur l' être suprême ; cette
société n' est point rompue par de
mauvais raisonnemens ; les rabbins
qui ont compilé le talmud, disent,
que Jehovah, pour passer le tems
avant la création de l' univers, s' occupoit
à bâtir des mondes qu' il détruisoit
ensuite, et qu' il prolongea
ses essais jusqu' à ce qu' il parvint à
faire un monde aussi parfait que le
nôtre : ces hébreux n' ont jamais
conclu que les habitans de tant de
mondes défectueux fussent dispensés
des devoirs de la religion, parce
que le dieu qui les avoit créés étoit
un ignorant architecte.
Dans les sectes Dieu est représen
p251
comme le tyran du genre humain,
la société entre lui et les
hommes subsiste encore ; un citoyen
peut se dérober au despotisme, en
fuyant des climats que gouverne le
despote : mais où se retirera la
victime d' un culte fanatique, pour se
dérober aux regards d' une divinité
barbare qui, en tourmentant sur la
terre ses adorateurs, ne fait encore
que commencer leur supplice ?
Dans notre religion auguste, où
Dieu est le bienfaicteur des hommes,
la nature elle-même a dicté les loix
de cette société ; si cependant on
peut appeller de ce nom le rapport
entre une intelligence qui donne
tout, et des êtres foibles qui ne
peuvent offrir en échange qu' une
stérile reconnoissance.
La religion, suivant la philosophie
la plus sublime, est la justice qu' on
p252
doit à Dieu : cette justice se manifeste
par le culte. On peut, fidele aux
impressions du sens moral, rendre à
Dieu un hommage pur et sincere,
sans reconnoître d' autre prêtre que
soi-même, et qu' autre autel que son
coeur : voilà ce que j' appelle le culte
de l' homme. On peut aussi manifester
son hommage par des cérémonies
extérieures et des rites approuvés
par le gouvernement sous lequel
on vit ; et voilà ce qu' on peut appeller
le culte du citoyen.
Le culte de l' homme ou le théisme,
est un métal qui s' amalgame
avec toutes les religions de la terre :
celle dont le culte naturel est la
base, et dans laquelle toutes les parties
qui la constituent paroissent homogenes,
est la seule qui soit l' ouvrage
de Dieu ; toutes celles où l' alliage
domine sur la matiere primitive,
p253
sont l' ouvrage des hommes.
Machiavel qui eût peut-être cé
la politique, s' il n' eût pas vécu en
Italie, a eu de singulieres idées sur
le culte de l' être suprême : il a cru
que nous étions citoyens avant d' être
hommes ; et sur ce principe il
a voulu plier la religion aux caprices
des législateurs. Il me semble
qu' il valoit beaucoup mieux plier
la politique aux loix éternelles de
la nature, et faire couler le fleuve
vers la mer, que de creuser un nouveau
lit à la mer, pour la faire communiquer
avec le fleuve.
Le culte de l' être suprême doit
être également éloigné de la superstition
et du fanatisme ; en effet des
rémonies absurdes ou des crimes
n' honorent point la divinité ; un
homme n' est point pieux, parce qu' il
est stupide, ou zélé, parce qu' il est
féroce.
p254
Un coup d' oeil philosophique, jetté
sur les usages ridicules ou barbares
qui ont tenu lieu de culte à la
plupart des nations, suffit donc pour
éclairer les sages sur la pureté de
l' hommage qu' ils doivent à la divinité ;
le délire des hommes sur ce
sujet est épuisé, et il semble qu' il ne
reste plus d' autre moyen de se distinguer
d' eux qu' en se rapprochant
de la nature.
Observons seulement qu' il faut
bien distinguer le culte sacré, que
nous avons adopté, de ceux que les
imposteurs ont fait naître. Dans l' un
la superstition n' est que l' abus de la
religion ; dans les autres la superstition
est la religion même.
Pour répandre de la lumiere sur
cette matiere importante, on va examiner
deux questions, qui ont long-tems
partagé la partie des hommes
p255
qui raisonne, et celle qui ne fait
que sentir. Ce n' est pas sans dessein
qu' on fera parler des hommes célebres ;
il y a des occasions il faut
faire marcher du même pas l' autori
et la raison.
LIVRE 2 CHAPITRE 1
p256
si le théisme est nécessaire à
l' homme.
on a tant dogmatisé sur des choses
indifférentes, douteuses, ou même
absurdes, que la rité semble
duite à ne s' énoncer qu' en doutant ;
cependant cette circonspection
ne fait aucun tort aux principes
de la philosophie naturelle. Socrate
qui doute, est plus sûr de persuader
que vingt sophistes qui affirment.
Socrate adoroit un dieu qui punit
et récompense ; il tonnoit contre
les imposteurs, plaignoit les hommes
superstitieux, et exerçoit la
bienfaisance envers tout le monde.
p257
Il étoit théiste, et il falloit du
courage, sans doute, pour l' être au
milieu d' un peuple qui se prosternoit
devant le hibou de Minerve ; avec
des prêtres qui vivoient de leurs
impostures, et des poëtes qui n' écrivoient
que pour les rendre respectables.
Congfutsée, Cicéron, Marc-Aurele,
épictete et cette foule de grands
hommes qui ont fait respecter la
vertu dans les académies, sur le
trône et dans les chaînes, étoient
théistes. Le théisme est la religion
du sage qui n' est point éclairé par
une intelligence supérieure ; c' est le
seul culte de la terre, dont les dogmes
n' aient pas besoin d' être enseignés ; c' est
le seul dont le langage
s' entende par des peuples mes qui
n' en ont point, et dont la croyance
soit reçue du Wolga au fleuve Saint-Laurent,
p258
et de l' Islande au Japon.
Dans le projet de faire raisonner
ensemble un théiste et un athée,
il étoit donc fort aisé de trouver le
premier des interlocuteurs ; mais où
rencontrer un homme éclairé et de
bonne foi qui nie l' existence de Dieu ?
Cet être contradictoire, cet athée
honnête homme, existe dans la nouvelle
Héloïse ; et il est consolant pour
une ame droite et sensible, que le
plus dangereux ennemi de la loi naturelle
n' existe que dans un roman.
p259
Dialogue
entre un théiste et un ate .
M De Wolmar.
Je vois bien, ô Socrate ! Que vous
n' êtes pas de ces sages qu' on puisse
juger au premier coup d' oeil ; votre
philosophie cache si peu de prétentions !
Votre critique a si peu d' amertume !
On doit commencer par sourire de votre
bonhommie, et finir
par l' admirer ; oui, je soupçonne
que le bon-homme chez vous, n' est
que le voile du grand-homme.
Socrate.
Je n' ai aspiré, tant que j' ai vécu,
p260
qu' à être bon ; les talens sublimes
sont trop fatals à ceux qui les possedent !
Ils mortifient trop ceux qui
en sont privés ! -mais qui êtes-vous
donc vous qui vous intéressez
si fort à ma destinée ? Lorsque des
scythes dominent dans la Grece,
que la race des Platons est éteinte,
et qu' Athenes est au tombeau, qu' importe
à la terre le nom de Socrate ?
Répondez-moi ; que faites-vous parmi
les hommes ?
Wolmar.
Je les observe.
Socrate.
Jouissez-vous dans votre patrie
d' un rang élevé ?
p261
Wolmar.
Le hasard me donna des titres, et
l' adversité des vertus. Je commençai
par être prince ; je fus ensuite
laboureur, artisan, et je finis par
être honnête homme.
Socrate.
Fort bien ; mais avez-vous toujours
été honnête impunément ? Ne
se trouve-t-il pas dans votre siecle
quelqu' Aristophane pour vous rendre
ridicule, et quelqu' Anitus pour
vous rendre odieux ? -de mon tems
on n' étoit gueres enreté, quand on
avoit l' audace de mépriser un poëte
et un grand-prêtre de Cerès.
Wolmar.
Je ne vais jamais ni au théâtre ni
au temple, et je vis tranquille.
p262
Socrate.
Le théâtre ne me semble utile, que
quand il est l' école des moeurs ; je
sçais aussi que le sage peut, sans
fréquenter les temples, honorer l' être
suprême...
Wolmar.
Que dites-vous, bon Socrate ?
Avez-vous encore le pjugé qui hâta
l' instant de votre mort ? Reconnoîtriez-vous
par hasard un être suprême ?
Pour moi je n' ai ni la foiblesse
de craindre ce phantôme, ni l' orgueil
de le braver, supposé qu' il existe.
-je suis ce que le peuple appelle un
athée, et ce que les gens sensés nomment
un philosophe.
p263
Socrate.
Je ne puis revenir de ma surprise.
Ne m' avez-vous pas dit tout à
l' heure que vous êtiez honnête
homme ?
Wolmar.
Sans doute ; j' en crois d' abord mon
coeur, ensuite les hommes.
Socrate.
Eh ! Bien, vous êtes à la fois athée
et honnête homme ! -je vois là une
contradiction ; mais je suis curieux
de connoître le climat qui produit
p264
un tel phénomene. Quel est le pays où
vous vivez ?
Wolmar.
Je vis,... je vis dans un roman.
Socrate.
Un roman ! Je n' ai jamais lu que
l' odyssée ; mais Homere fut plus
conséquent.
Wolmar.
Homere fut à peine plus éloquent
p265
que mon pere. -en un mot, je suis
Wolmar. La plus tendre des femmes
tente depuis six ans de m' arracher
à mon systême ; mais quand Julie
échoue, qui tenteroit de me
persuader ?
Socrate.
Vous me paroissez trop froid pour
être persuadé ; mais vous pourriez
être convaincu. -je ne me flatte
cependant pas, ô Wolmar ! D' un tel
succès ; mais cherchons ensemble la
rité, raisonnons, et laissons
disputer le vulgaire des hommes.
-parlez-moi avec sincérité ; que
pensez-vous du genre humain, vous qui
jouez depuis cinquante ans lele
d' observateur ?
Wolmar.
Le genre humain n' a point chan
p266
de nature depuis vous ; j' ai voulu le
connoître pour avoir droit de le mépriser.
-mes anciens malheurs ne
m' ont point rendu misantrope, mais
j' ai appris par mon expérience, qu' en
général les hommes menés en lisiere
par l' intérêt, sont un vil amas de
dupes gouvers par des fripons ; s' il
y a quelques honnêtes gens qui surnagent
sur cet océan infect, ce sont des
philosophes éclairés par la raison, ou
des gens obscurs éclairés par les
philosophes.
Socrate.
Mais vous vivez avec des êtres si
vils ou si coupables.
Wolmar.
Je ne vis qu' avec Julie, ou avec
p267
les ames sublimes qu' elle a formées :
l' univers entier est pour moi dans
cette maison ; et ce ciel, que vous
autres croyans vous cherchez dans
les espaces imaginaires, je le trouve
à Clarens.
Socrate.
La terre n' a qu' une Julie, et fort
peu de philosophes ; ne nous réglons
pas par des événemens extraordinaires.
Dites-moi ; si vous aviez un
peuple à gouverner, comment vous
y prendriez-vous pour l' empêcher
d' être dupe ou fripon ?
Wolmar.
Je lui proposerois tacitement pour
modele l' exemple de ma vie ; je serois
vertueux d' abord pour ma félicité,
p268
ensuite pour celle de mes
sujets.
Socrate.
Vous vous écartez déja de votre
premier principe, que les hommes
n' ont de dieu que l' intérêt qui les
maîtrise : je veux que le vôtre soit
d' être juste pour avoir des sujets bien
pacifiques, bien unis, bien esclaves ;
mais vos sujets doivent raisonner
différemment ; le grand nombre dira :
pourquoi avons-nous un
roi ? L' avons-nous élu ? Avions-nous
le droit de l' élire ? Est-il physiquement
plus fort que nous ? A-t-il plus
d' intelligence ? -quelques-uns ajouteront :
faisons le descendre du trône : quand nous
serons à sa place, nous serons
justes comme lui.
p269
Wolmar.
Eh bien, Socrate, je formerai un
code politique comme Zoroastre,
Minos et Solon ; mes sujets ne seront
pas censés oir au prince, mais
à la loi.
Socrate.
Y pensez-vous, Wolmar ; quoi !
Des loix humaines pour gouverner
des hommes ! Et de quel droit mon
égal vient-il me donner des chnes ?
Sa gislation n' est utile que contre
les infracteurs qu' elle fait naître. Par
quelle absurde barbarie me rend-il
coupable, afin d' avoir le droit de me
punir ?
Wolmar.
Je vous entends. -eh bien, je
p270
vous accorde que le peuple a besoin
d' un culte ; il faut environner ses
yeux du bandeau de la superstition,
pour l' empêcher de troubler la terre ;
l' égarer, pour lui ôter la faculté de
se nuire ; et abrutir son intelligence,
afin de le mettre hors d' état d' en
abuser. -mais un philosophe a-t-il
besoin d' erreurs pour être juste ? Non ;
il l' est sans consulter les préjugés
populaires ; il l' est même malgré ces
préjugés.
Socrate.
Combien, ô Wolmar ! Je pourrois,
si je vous estimois moins, triompher
de votreponse ! Quoi ! C' est
vous qui conseillez de tromper les
hommes ? Et vous êtes honnête ! Le
mot de probité est dans votre bouche,
quand le blasphême est dans
votre coeur ! ... à dieu ne plaise
p271
cependant que j' humilie, par une
critique pleine de fiel, l' homme
estimable que je puis éclairer ! Non,
mon cher Wolmar, l' erreur ne fut
jamais utile au genre humain ; elle
déshonore également le législateur
qui la fait naître et le vulgaire qui
l' adopte. Si le culte de l' être suprême
fait le bonheur de la terre, c' est
qu' il est la base de toutes les vérités,
et le principe de toutes les vertus.
Pour l' athéisme, il n' est utile qu' aux
riches et aux grands qui veulent
jouir sans inquiétude, et opprimer
sans remords ; c' est le systême des
tyrans, qui après avoir tourmenté leur
existence dans la recherche de vains
plaisirs, appellent encore le néant au
bout de leur carriere.
Wolmar.
Socrate, l' éloquence est bien froide,
p272
quand il ne s' agit que de raisonner ;
et qui vous a dit que Dieu existoit ?
Socrate.
Qui me l' a dit ? Toute la nature.
Wolmar.
Mais la nature n' est que l' effet
aveugle d' une cause privée d' intelligence ;
ainsi l' oracle est aussi obscur
que la prêtresse qui l' annonce.
Socrate.
Suivons pas-à-pas le fil des premiers
principes. -Wolmar, ne mettez-vous
aucune différence entre ce
rosier qui végete à vos pieds, et
Socrate qui raisonne avec vous ?
p273
Wolmar.
Je ne suis pas assez absurde pour
confondre une plante avec l' être
intelligent qui m' éclaire.
Socrate.
Vous supposez donc par l' ordre
de mes raisonnemens que j' ai de
l' intelligence ?
Wolmar.
J' en serois privé moi-même, si
je pouvois en douter.
Socrate.
Eh ! Quoi, deux ou trois argumens
philosophiques font de l' homme un
être intelligent, et l' ordre admirable
p274
qui regne dans l' univers, n' est
que l' effet de l' aveugle hasard !
-descendez dans le sein de la terre,
voyez la nature travailler en silence
à la formation des minéraux et à la
gétation des plantes. Parcourez la
surface de la terre, et voyez l' homme
libre et éclairé se consoler par la
vertu des maux physiques dont il
est assiégé ; portez vos regards
au-dessus de vous, et voyez ces orbes
lumineux, qui, dans le spectacle
varié qu' ils présentent, n' ont jamais
changé le cours uniforme de leurs
volutions. Si dans cette harmonie
constante des êtres, vous n' appercevez
qu' un silence profond ; ô Wolmar !
Pourquoi me donnez-vous le
titre d' intelligent ? Voulez-vous me
duire par une flatterie, ou m' offenser
par une satyre ?
p275
Wolmar.
Je ne suis ni courtisan, ni bel-esprit ;
mais depuis que je me connois,
je m' étudie à être vrai. -j' ai
droit d' attribuer de l' intelligence à
l' homme, parce que je la sens en
moi, parce que je puis même la
définir ; mais je ne comprends pas de
me l' être qui a présidé à la formation
de l' univers ; et je ne suis
athée, que parce que j' ai la bonne-foi
de ne pas faire un dieu d' une
qualité occulte.
Socrate.
Raisonnerois-je avec justesse, si je
disois : je ne comprends pas la méchanique
du flux et du reflux de
l' océan ; donc il n' y en a point : la
p276
plûpart des propriétés de la matiere
me sont inconnues ; donc elles n' existent
pas : je ne suis point initié dans
les mysteres de la nature sur la
génération ; donc je ne serai jamais
pere ? -mais j' abandonne cette induction.
-vous appellez Dieu une qualité
occulte, et vous en concluez
qu' il n' existe pas ; vous ressemblez,
ô Wolmar ! à ces monarques d' Asie,
qui font de leurs esclaves des eunuques,
afin d' avoir droit de ne pas
les traiter comme des hommes : finissez
mieux l' être suprême, et
vous admettrez la nécessité de son
culte.
Wolmar.
Socrate, un demi-siecle d' expérience
m' a appris à douter de tout ;
ainsi je puis m' être trompé sur
quelques
p277
principes ; mais du moins je
suis conséquent ; je pense que le
hasard a fait tout ce que je vois,
et le hasard est sans doute une
qualité occulte.
Socrate.
Fort-bien ; le hasard qui est privé
essentiellement d' intelligence, travaille
de toute éternité à former des
êtres intelligens : mais sans doute
ce prodige ne s' est pas opéré tout
d' un coup ; les élémens de la matiere
ne se sont combinés que successivement
pour modifier les corps qui
existent : pourquoi donc le hasard
cesse-t-il de créer des êtres depuis
que les hommes peuvent admirer
sa toute-puissance ? Vous avez
des histoires avérées qui remontent
au-delà de cinquante siécles ; cependant
p278
il est inouï que jamais l' univers
ait psenté de nouveaux spectacles ;
rien ne se crée ou ne s' anéantit ;
les astronomes n' ont jamais vu
augmenter le nombre des planetes ;
le concours des atomes n' a pu former
d' êtres intermédiaires entre le
singe et l' homme ; on n' a pas même
vu croître d' une seule espece la famille
innombrable des végétaux.
Wolmar.
Socrate, allez-vous faire valoir
contre moi un raisonnement que
vous auriez autrefois pulrisé en
conversant avec un sophiste ? Oubliez-vous
que dans mon systême la matiere
existe de tout tems ? Avez-vous
pu calculer le nombre des combinaisons
qu' il lui faut pour organiser un
nouvel être ? Qu' est-ce que cinquante
p279
siécles dans l' abyme de l' éternité ?
Vous me citez un point et il s' agit
de l' infini.
Socrate.
Je raisonnois suivant mes lumieres ;
je vais raisonner suivant vos
préjugés. Supposons la matiere éternelle ;
mais le mouvement du moins
ne l' est pas ; s' il l' étoit, le repos
seroit contre-nature : or, comment
dans votre systême expliquerez-vous
les phénomenes qui résultent des
loix invariables du mouvement ? Le
hasard a-t-il donné à la matiere
un mouvement uniforme ? Chaque
élément qui la compose, a-t-il un
mouvement qui lui soit propre ?
Dans la premiere hypothese l' univers
n' est plus qu' une masse indivisible ;
dans la seconde, il rentre
p280
dans la nuit primitive du cahos.
-Wolmar, vous avez beau faire, il
faut toujours en revenir à un premier
moteur, qui conserve avec intelligence
le monde que son intelligence a créé ; cette
rité est le cri de la nature, et le triomphe
de la raison.
Wolmar.
Mais si l' existence d' un dieu étoit
une vérité éternelle ; d' où vient en
ai-je douté un seul moment ? -la
nature ne m' a jamais inspiré que
des préjugés ; pour la raison, elle
me dit que l' introduction du mal
physique et du mal moral pose
contre Dieu en faveur des athées :
dans l' alternative d' admettre une
cause aveugle ou une cause méchante,
j' aime donc mieux attribuer
p281
l' existence des êtres au hasard qu' à
un dieu qui seroit le tyran de
l' univers.
Socrate.
Vous ne me faites, Wolmar, que
des objections ; mais moi je trouve
dans votre systême des absurdités ;
ainsi dans le doute, l' athée devroit
encore devenir théiste. -au reste
on a mille fois satisfait à vos plaintes
contre l' être suprême ; le mal
physique vient de la nature de la
matiere, qui n' est ni intelligente, ni
éternelle, ni la divinité de l' univers ;
pour le mal moral, il dérive
de la liberté de l' homme, et la distinction
des deux substances qui sont
en lui suffit pour l' expliquer ; la discorde
peut troubler ce point fugitif
de notre existence qu' on appelle la
p282
vie ; mais à la mort tout rentre dans
l' ordre : la mort ! ... quelle idée
terrible ce mot doit réveiller en
vous ? Si le néant ne se trouve pas
au bout de votre carriere ; si votre
corps ne se dissout que pour procurer
à votre ame le veil de l' éternité...
ah ! Wolmar ! ... je veux croire que
vous n' avez pas acheté par des crimes
votre sécurité contre
les remords ; j' aime à me persuader
que le desir d' être aanti, ne vous
a pas entraîné au dogme affreux de
l' anéantissement ; mais s' il existe un
bienfaicteur éternel des hommes, ne
frémissez-vous pas d' augmenter le
nombre odieux des ingrats ? -mon
ami, l' heure de la vie est sonnée pour
vous ; la tombe s' ouvre sous vos pas ;
tombez aux genoux de l' être suprême,
pour vous endormir dans son
sein. -vous aimez Julie : quel
p283
abyme immense osez-vous donc
creuser entr' elle et vous ? Julie ! ...
je ne sçais quel pressentiment vient
tout-à-coup m' agiter ; je crois entendre
la voix de mon nie qui ne
me trompa jamais... tremblez,
homme infortu! Le ciel pour vous
va cesser d' être sur la terre ; demain
le voile de la mort s' étend sur tout
ce que vous aimez ; dans trois jours,
ce coeur où vous régnez sera ron
des vers... ah ! Si les vertus de Julie
expirante ne sont pour vous que
la vague impulsion d' un ressort qui
s' anéantit ; si en embrassant pour la
derniere fois son corps livide et
glacé, vous ne desirez pas de renaître
avec elle... Wolmar, vous ne
l' avez jamais aie... vous n' êtes
pas digne d' aimer l' être suprême.
LIVRE 2 CHAPITRE 2
p284
si le théisme suffit à l' homme.
j' atteste la rité éternelle,
que je n' ai point entrepris ces dialogues
dans le dessein de faire
triompher un des interlocuteurs ;
mais que je me suis laissé entraîner
à la vérité par le fil du raisonnement ;
j' ai adopté pendant l' examen
le scepticisme de Descartes, et j' en
suis sorti plus persuadé que jamais.
La question qui me reste à examiner
est de la plus grande importance. Il
n' y a eu peut-être de vrais théistes
éclairés par les seules lumieres de la
raison, qu' un certain nombre de
p285
grands hommes, accoutumés à fouler
les opinions vulgaires, pour ne
penser que d' après eux-mêmes ; il
s' agit donc de justifier la terre, et
de prouver que le suffrage des philosophes
est bien foible, quand ils
sont écrasés du poids de l' univers.
p286
Entretien
de Socrate et de Paschal.
Paschal.
Socrate, je n' ai pas perdu un
seul mot de votre entretien. -mais
comment vous êtes-vous flatté de
faire germer la vérité dans l' ame
froide et flétrie de Wolmar ? La raison
a-t-elle quelque pouvoir, quand
la flamme de l' intelligence est éteinte ;
et qu' y a-t-il de commun entre
la vertu et un athée ?
Quand vous parlez de Dieu vous
êtes sublime, parce que vous êtes
vrai ; cependant je suis loin d' adopter
tous vos raisonnemens. Pourquoi
substituer au crime absurde de l' athéisme,
p287
la chimere du théisme ?
Vous avez beau croire en Dieu ; il
y a bien des gens en ce pays qui ne
vous pardonneroient jamais de croire
tous les cultes indifférens à la
divinité ; ils vous écouteroient tranquillement
confondre Wolmar, et
vous rangeroient ensuite avec lui
dans la classe des athées.
Socrate.
Ainsi il est égal à certains fanatiques
p288
d' être sans religion ou de n' avoir
pas leur religion. -mais dites-moi,
sage Paschal, par quelle bizarrerie
prodigue-t-on le nom d' athée,
quand on adopte un culte qui fait
une chimere de l' atisme ?
Paschal.
Quand on a l' esprit foible et le
coeur faux, il n' y a point de contradictions
qu' on n' admette. Les jésuites
de mon tems ne croyoient gueres
au jansénisme ; cependant ils faisoient
de leurs ennemis autant de
jansénistes : ils ne persécutoient pas
pour punir des crimes ; mais ils
inventoient des crimes pour avoir le
plaisir de persécuter ; c' est la thode
de tous les fanatiques.
Socrate.
C' est la méthode de tous ceux qui
p289
admettent un culte exclusif. -ces
gens-là divisent la terre en deux parties ;
dans l' une ils placent leurs sectaires,
et dans l' autre le reste du genre humain ;
le petit point du globe qu' ils occupent,
devient alors l' objet unique
des complaisances de la divinité ;
et du centre de leur toile, ces
insectes qui se croient les vengeurs
du ciel, envoient la mort et l' anathême
à tous les points de la circonférence.
Que le théisme est bien plus
fait pour le bonheur du monde ! Il
n' arme jamais les hommes contre les
hommes ; il resserre d' un pole à l' autre
les noeuds de la bienveillance
universelle ; et ce culte, aussi simple
que la divinité, et aussi sublime
qu' elle, est le seul dont n' abuseront
jamais les hommes qui abusent de
tout.
p290
Paschal.
Prenez-garde vous-même, Socrate,
d' abuser de votre imagination.
Qui vous a fait tiste ? L' absurdité
du polithéisme : vous avez jugé que
tous les cultes étoient ridicules, parce
que vous étiez révolté de celui de
vos concitoyens. Vous ressemblez aux
athéniens de votre siecle, qui se
dispensoient de connoître les moeurs
de leurs voisins en les appellant des
barbares.
Le théisme sans doute vaut
mieux que la superstition ; et quand
le sage a le malheur de naître dans
une contrée où le crime est sur l' autel,
je lui pardonne de concentrer sa
piété en lui-même, et de ne point
s' avilir en adorant des dieux qui ne
le valent pas.
p291
Mais s' il se trouvoit sur la terre
un culte dont la religion naturelle
fût la base, qui fît disparoître parmi
les hommes l' inégalité de leur nature,
qui vînt de Dieu et qui y ramenât
sans cesse ; si ce culte né avec
le monde devoit survivre à sa ruine ;
si sa morale supérieure à celle
des philosophes de tous les âges déposoit
sans cesse contre le fanatisme
d' un petit nombre de ses ministres,
et contre les préjugés superstitieux
du peuple de ses adorateurs ;
pourquoi cette religion sublime
n' embrasseroit-elle pas tous les lieux,
comme elle embrasse tous les tems ?
Pourquoi le genre humain ne formeroit-il
pas sous ses loix une seule
famille ? Pourquoi cette famille auroit-elle
plus d' un pere, puisqu' il n' y a
qu' un dieu ?
p292
Socrate.
Ce tableau brillant pourroit ne
faire honneur qu' à l' imagination de
celui qui l' a tracé. -mais ne nous
amusons pas à de frivoles corollaires,
quand il s' agit de discuter des principes.
Pourquoi un culte extérieur
seroit-il nécessaire à l' homme ? Que
prétendons-nous par l' hommage de
notre fastueuse indigence ? Notre encens
et nosnufléxions ajouteront-ils
quelque chose à la gloire de celui
qui fait mouvoir dans l' espace des
millions de soleils ?
Paschal.
Non, Socrate, l' être par excellence
ne dépend pas de celui qu' il a créé ;
aussi le culte le plus sublime n' est
p293
point établi pour Dieu, mais pour
les hommes : si j' étois le seul habitant
de ce globe, la religion naturelle
me suffiroit peut-être ; mais
pour la société, j' ai d' autres devoirs
à remplir : toutes les fois que j' entre
dans un temple, je crois apprendre
aux infortunés qui m' environnent,
que si la justice dort sur la
terre, le juge éternel veille encore ;
l' aspect seul d' un autel suffit pour
faire soupçonner à un tyran qu' il
n' est pas si heureux que le juste qu' il
persécute.
Oui, quand le plus sublime des
législateurs n' auroit point établi de
culte public pour rappeller sans cesse
les hommes à Dieu, ce culte seroit
encore le chef-d' oeuvre de la politique
humaine ; lui seul ramene à
la liberté primitive des coeurs flétris
par l' opprobre, et asservis par les
p294
préjugés. Voyez le peuple au pied
du trône, il n' existe que pour sentir
son néant ; mais dans les temples, le
dernier des hommes est égal au premier
des rois.
Socrate.
Fort bien ; vous prouvez que les
institutions religieuses sont utiles à
quelques hommes : mais sont-elles
nécessaires à l' homme ? Lycurgue
composa des loix qui furent 700
ans la gloire de Lacédémone ; s' ensuit-il
que dans toute la terre on
doit violer les moeurs pour assurer
la tranquillité publique, et que tous
les souverains doivent empêcher
leurs sujets d' être hommes, afin d' en
faire des spartiates ?
Paschal.
Je dirois un blasphême, si j' avançois
p295
que le culte de l' être suprême
n' est utile qu' à quelques-uns de ses
adorateurs ; une religion particuliere
ne fait que retrécir l' idée de Dieu,
elle suppose que l' auteur de l' univers
n' est que la divinité de l' Islande
ou de Madagascar.
Le culte extérieur est nécessaire
à l' homme, parce qu' il est composé
de deux substances ; le tisme pourroit
être sa religion, s' il étoit un
pur esprit ; mais dès que cet esprit
anime un corps, il faut que sa piété
se manifeste par un hommage corporel ;
c' est par-là qu' il peut prouver
à l' auteur de la nature que tout
son être est dans sa dépendance.
Socrate.
Le peuple doit être bien satisfait
de voir un philosophe faire l' apologie
p296
de ses préjus ; en effet, les trois
quarts du genre humain connoissent
bien mieux la substance qui digere
en eux, que la substance qui raisonne ;
et comme ils ne se croient des
hommes que par le sentiment de
leur existence corporelle, les voilà
fondés à révérer l' intelligence suprême,
non pas comme s' ils la craignoient ,
mais comme s' ils en avoient peur ;
ils se représenteront Dieu comme
un homme parfait, et ils l' honoreront
en conséquence : leurs rois
ont des palais ; ils bâtiront à Dieu
des temples : les ministres regnent
pour les rois ; les prêtres gouverneront
la terre pour les dieux : et
comme les rois abusent quelquefois
de l' autorité suprême, ils placeront
des tyrans dans le ciel comme sur
la terre ; et le même encens qu' ils
brûlent pour le theos , pour l' être
p297
bienfaisant par excellence, ils le brûleront
en l' honneur d' Arimane, de
Saturne et du diable.
Paschal.
Vous jugez toujours du culte de
l' être suprême par l' absurde mythologie
de vos poëtes, comme si le
délire de l' imagination pouvoit être
la base de la morale ; comme si la
théogonie d' Hésiode devoit former
le code du genre humain !
Socrate, l' étude profonde que j' ai
faite de la matiere que nous discutons,
m' a conduit à cette réflexion.
-un grand spectacle, mais peu de religion,
semble l' apanage de l' homme grossier ;
l' athée ne veut point
de spectacle, pour être libre de n' avoir
point de religion ; le vrai philosophe
est lié aux hommes par le
p298
spectacle, et à Dieu par la religion.
Socrate.
Paschal, j' ai combattu toute ma
vie les sophistes, et je ne le deviendrai
pas avec vous : j' avoue que vous
me réduisez au silence ; mais vous
ne m' avez pas vaincu : ma raison
peut être pour vous ; mais mon nie
est encore pour moi. -ne vous
offensez donc pas de mon scepticisme ;
le doute de Socrate vous honore
peut-être autant que latractation
de vingt philosophes.
Paschal.
Votre nie , Socrate, vous tire
d' un mauvais pas. -mais qu' est-ce
qu' un génie ? Pourquoi un philosophe
a-t-il un nie ?
p299
Socrate.
Mon génie ! ... mon génie ne se
définit point. Avez-vous jamais défini
l' abyme que vous avez vu pendant
tant d' années auprès de votre
chaise ? -Paschal, ne prenez point
le maître de Platon pour l' objet de
vos plaisanteries, comme s' il étoit
un des confreres de Molina et d' Escobar ;
il s' agit ici de raisonner et
non de faire une provinciale.
Paschal.
Et croyez-vous que si je renaissois
sur la terre, je m' amusasse encore à
confondre ce corps destructeur, qui
de mon tems marchoit sur la tête
des rois, et aujourd' hui s' agite
vainement dans la tombe il est renfer?
Non, je vengerois les vrais
p300
philosophes en répandant le sel de
la raillerie sur ceux qui en usurpent
le masque et les privileges ; et je
n' oublierois pas ces hommes psomptueux,
qui ne dédaignent le culte
public que parce qu' il les confond
avec le peuple qu' ils méprisent ; qui
se font théistes, pour se dispenser
d' être religieux, et qui portent jusques
dans l' hommage de leur néant
le témoignage de leur fier et de leur
indépendance.
LIVRE 2 CHAPITRE 3
p301
jugement de la nature sur les
cultes de la terre.
les principes sont posés ; et c' est
au lecteur à faire ce chapitre.
LIVRE 2 CHAPITRE 4
p302
digression sur le systême des
deux principes.
comment ne parlerois-je pas du
dogme singulier des deux principes ;
puisqu' on l' a trouvé également dans
la religion des barbares et dans la
tête des philosophes ; puisque la
terre presqu' entiere étonnée de se
voir manichéenne, l' a regardé long-tems
comme le systême de la nature.
N' ôtons point à Manès l' opprobre
que lui a imprimé son apostasie ;
mais Hermes, mais Zoroastre,
p304
mais Pythagore qui répandirent
dans les trois parties de l' ancien
continent le dogme des deux principes,
furent de grands hommes ;
plusieurs siecles se sont écoulés avant
p306
que le tems ait imprimé sa pierre-de-touche
sur leur doctrine pour en
découvrir l' alliage, et ces philosophes
lebres ont perdu leurs disciples
sans perdre leurs admirateurs.
Plutarque a dit que tous les législateurs
et les poëtes s' étoient accordés
sur la doctrine des deux principes,
et le suffrage de Plutarque
est du plus grand poids pour les
hommes qui pensent ; il est également
le philosophe des historiens et
l' historien des philosophes.
Parcourez l' histoire des peuples
des deux continens, et vous serez
tenté de penser comme Plutarque ;
p307
les anciens perses adorerent le principe
du bien, sous le nom d' Oromaze,
et le principe du mal sous
celui d' Arimane ; l' égypte eut
son Osiris et son Syphon ; la partie
de l' Asie qui fut éclairée par Pythagore,
son unité et son binaire ;
Rome, son Jupiter et son Vejovis ;
les ruviens, leur Pachachamac et
leur Cupaï ; les mexicains, leur
p308
Witziliputzili et leur Tescalipuca ;
les habitans de Calicut, leur Temerani
et leur Deumone ; et les
hottentots, leur capitaine d' en-haut
et leur capitaine d' en-bas. Cette
énuration pourroit être plus longue ;
mais les sçavans la feront
mieux que moi ; et les autres pourroient
m' en croire sur ma parole.
p309
Ce tableau a quelque chose d' effrayant ;
mais quand la terre entiere
auroit adopté le systême des deux
principes, j' éviterois encore de me
faire manichéen ; car il est bien plus
évident pour ma raison que Dieu
n' est pas absurde, qu' il ne l' est que
l' universalité d' un dogme en démontre
la vérité.
Manès a pour lui un systême raisonné,
l' instinct dépravé des peuples
et le suffrage d' une foule de philosophes ;
mais je suis plus fort que lui,
si j' ai pour moi la nature.
Les partisans des deux principes
p310
ont été entraînés à ce paradoxe par
l' envie qu' ils avoient d' expliquer le
mal physique et le mal moral qui
regnent dans l' univers ; pour faire
Dieu juste, ils l' ont fait inconséquent.
Il étoit bien plus simple d' attribuer
le mal moral à la liberté de
l' homme, et le mal physique à la
punition du mal moral ; mais cette
idée n' étoit pas assez systêmatique
pour les philosophes : ce n' est
ordinairement qu' après de grands efforts
d' imagination qu' on revient à la nature ;
et Colomb laissa épuiser l' industrie
des seigneurs de la cour de
Castille, avant de casser l' oeuf qui
devoit lui ouvrir le chemin du
nouveau-monde.
Lactance qui a quelquefois défendu
une bonne cause avec la foiblesse
qui caractérise la plus mauvaise,
p311
a dit, en réfutant Manès,
qu' il falloit que Dieu produisît le
mal, afin de communiquer à l' homme
le sentiment du bien. Lactance
a dit une absurdité ; car le bien subsiste
par lui-même, et non simplement
par relation. J' aurois tort de dire
que je ne connois point la liberté,
parce que je n' ai jamais été esclave :
comme il seroit ridicule de contester
du génie à Montesquieu, parce que
dans ses ouvrages sublimes
il est toujours semblable à lui-me.
Lactance semble aussi dire une
impiété ; car un dieu qui produit le
mal est un être mal-faisant : ce qui est
incompatible avec l' idée de son existence.
Le critique est donc plus coupable
encore que l' hésiarque qu' il refute ;
puisqu' il vaut mieux être manichéen,
que de former des athées.
La raison est assez forte par elle-me,
p312
sans lui prêter l' appui des
sophismes ; examinons si, sous quelque
face qu' on envisage la doctrine
des deux principes, elle ne révolte
pas l' éleve de la nature.
Si Arimane est subordonné à
Oromaze, il cesse d' être principe.
S' il est son égal, l' un et l' autre ne
l' ont jamais été.
Une premiere cause ne peut subsister
sans être active ; or dans le systême
de Zoroastre, tandis qu' un
génie agiroit, l' autre seroit obligé
de se reposer.
Supposez un accord parfait entre
Oromaze et Arimane ; voilà le dieu
du bien qui approuve le mal ; ce qui
n' est pas différent de le faire, et
alors le dieu du mal est un personnage
inutile dans le systême oriental.
-faites combattre les deux principes,
le vainqueur seul sera Dieu ; mais ce
p313
vainqueur l' étoit-il avant sa victoire ?
Quand, par un prodige qui confondroit
à chaque instant notre raison,
les deux principes pourroient
se combattre sans cesse sans se
détruire, ils seroient encore les plus
malheureux des êtres ; le dieu du
bien verroit régner le mal, et le
dieu du mal verroit régner le bien.
En vain quelques mages, pour sauver
l' honneur de Zoroastre, subordonneroient-ils
Oromaze et Arimane
au grand dieu Mithra ; ils deviendroient
peut-être plus conséquens, mais sans être
moins absurdes. Pourquoi l' être par excellence
permettroit-il au principe du mal
de le faire ? Pourquoi se laisseroit-il
dépouiller par le principe du bien
du plus sublime de ses privileges ?
-Arimane attesteroit la méchanceté
de Mithra et Oromaze sa foiblesse.
p314
Il y auroit encore d' autres objections
à faire. -un physicien pourroit
demander aux orientaux, comment
deux êtres peuvent exister dans
le même lieu sans se pénétrer ; un
politique, comment on peut punir le
crime, puisqu' un dieu en est l' auteur ;
un homme foible qui fait tour
à tour le bien et le mal, lequel
des deux principes a créé son ame,
etc. Etc. Etc : le manichéen a mille
absurdités à dévorer, et une seule
suffit au philosophe pour le goûter
du manichéisme.
LIVRE 2 CHAPITRE 5
p315
de la superstition.
la philosophie de tout tems se
déchaîna contre la superstition, et ce
service rendu au genre humain, que
l' envie même reconnoît, devroit
bien rendre indulgent pour les torts
qu' on lui suppose.
La superstition peut se définir la
religion que le peuple se fait à lui-même ;
il n' est point surprenant
qu' un esprit foible et vain ne pouvant
s' élever jusqu' à l' idée sublime
de Dieu, le rabaisse pour le mettre
au niveau de son intelligence ; la
p316
foiblesse empêche d' aller jusqu' à la
regle, la vanité conduit au-delà ;
mais la foiblesse réunie à la vanité,
n' y font atteindre que pour la courber.
Le peuple ne dénature pas tout
d' un coup un culte établi ; il commence
par couvrir d' une gaze légere
la statue de la vérité ; il multiplie
ensuite les ornemens bizarres dont
il la surcharge, jusqu' à ce qu' il adore
en elle tout ce qui n' est pas elle ;
les hommes de bien qui tentent de
déchirer ce tissu frivole sont
traités de sacrileges ; mais de tems en
tems les voiles tombent d' eux-mêmes,
la vérité paroît nue, et la vertu
est vengée.
Quelques législateurs ont cru que
la superstition étoit nécessaire aux
peuples pour les forcer à respecter
p317
les loix ; mais on remarque qu' un
homme superstitieux est ordinairement
un très-mauvais citoyen, parce
qu' après s' être créé un dieu, il veut
se créer une patrie.
Lisez la vie de Louis Xi, et celle
de Henri Iv, vous verrez que quand
la superstition regne chez les rois,
elle fait l' opprobre des peuples, et
que quand elle regne chez les peuples,
elle fait le malheur des rois.
S' il étoit vrai que la superstition
fût l' unique frein que des tyrans
pussent opposer aux nations pour s' en
faire obéir ; ce monstre seroit encore
plus digne de l' horreur des hommes,
puisqu' il ne les aveugleroit que pour
les rendre esclaves.
Les articles suivans serviront à
éclaircir quelques idées sur les causes
de la superstition et sur ses effets ; il
p318
est utile à l' éleve de la nature de
suivre la plante empoisonnée depuis
son germe jusqu' à son développement.
p319
Article 1.
idées fausses de la divinité.
quand le peuple se fait ses
dieux, il les fait d' ordinaire inconséquens,
vils, et méchans comme
lui ; quand il trouve le culte raisonnable
de l' être suprême établi,
il voit encore ce dieu, non tel qu' il
est, mais comme il l' auroit fait.
Le philosophe Antipater afini
Dieu un animal heureux, immortel
et bon à l' homme. -il
p320
a écrit ce que le peuple pense, mais
ce qu' il n' a jamais odire.
Quand on lit ce recueil des erreurs
et des crimes des hommes,
qu' on appelle l' histoire ; on voit que
les dieux des nations ont pris insensiblement
la teinte des moeurs, du caractere et des
inclinations de leurs
adorateurs. Des peuples destructeurs
ont adoré Saturne, Mars, ou une
épée ; l' isle de Chypre et Sybaris
n' ont élevé des temples qu' à Vénus ;
les habitans de la Virginie, qui ne
se trouvent heureux que quand ils
ont une pipe à la main, ont fait
consister les privileges du grand dieu
Kiwasa à fumer sans cesse.
p321
Il peut y avoir des peuples entiers
superstitieux, et je me doute bien
que des tartares, des esquimaux
et des caffres ne sont pas faits pour
être éclairés par des platons, et encore
moins pour les faire naître.
Pour les peuples que la philosophie
et les arts ont tirés de la barbarie,
la plus vile superstition ne
déshonore que la derniere classe des
citoyens ; ce seroit calomnier de gaieté
de coeur, une partie du genre
humain, que de supposer qu' Aristide,
Caton et Antonin se soient
inquiétés du cri d' une souris, ou
p322
aient fléchi le genou devant un arbre de
la forêt de Dodone.
Il s' est même trouvé sur la terre
des dieux si ridicules, qu' il n' est pas
vraisemblable que le plus stupide
des hommes les ait révérés à l' égal
des dieux de la premiere classe.
Jamais on ne me persuadera que le
poireau des égyptiens, le hanneton
des caffres et le dieu Crépitus ont
été pris pour l' être éternel qui lance
la foudre.
Il en est de même des divinités
obscènes ; Priape, Pertunda, Cotytto,
n' ont eu des adorateurs que chez
les phrynès et les laïs, et non dans les
temples. J' aime à me persuader que
les jeunes romaines ne connoissoient
point ces êtres impurs, dont elles
n' auroient pu prononcer le nom sans
rougir ; il eût été bien difficile que
la morale fût restée dans leurs coeurs
p323
tandis que l' impudicité étoit sur
l' autel.
La superstition qui me paroît la
plus digne d' indulgence, est celle
qui place au rang des dieux les bienfaicteurs
du genre humain ; cette erreur
fit quelques grands hommes ;
ce fut du moins un crime utile à la
terre.
S' il y eut jamais un crime fatal
aux hommes, ce fut celui de ces
romains qui firent l' apothéose de
tous les empereurs qui les opprimerent ;
qui justifierent l' adulation par
l' impiété, et qui tenterent de mettre
les tyrans à l' abri de la foudre
en la plaçant dans leurs mains.
Il semble que l' idée sublime de
Dieu ne puisse pénétrer dans l' esprit
du peuple, sans s' allier avec de petites
idées qui la dépravent : lorsqu' il
a le bonheur de naître dans
p325
le culte que le ciel et la raison
avouent, il doit écouter la loi, et
la suivre sans l' interpréter ; lorsqu' il
suit une religion fausse, il doit écouter
les philosophes.
Article 2.
faux dogmes.
on a souvent prescrit pour le culte
de la divinité des dogmes essentiellement
opposés à la nature ; mais
il n' y a que la superstition qui puisse
les adopter ; l' homme de bien se dit
à lui-même : soyons vertueux malgré
les oracles. Un prêtre ment quelquefois,
mais la nature ne ment jamais.
On a beaucoup agité dans ce siecle
cette question : s' il étoit possible
qu' on eût fait un dogme aux jeunes
babyloniennes de se prostituer une fois
dans leur vie, pour rendre hommage
p326
à Mylitta. S' il suffisoit, pour
détruire ce fait, d' avoir une haute
idée de la nature humaine, de détruire
avec art les opinions des anciens,
p328
et de railler avec grace les
modernes, je me rangerois sans peine
avec les critiques de ce systême ;
mais le récit d' Hérodote devient
vraisemblable, dès qu' on le confronte
avec une multitude d' autres récits
semblables faits par des historiens
exacts ou des voyageurs accrédités.
Il y a eu des faits aussi extraordinaires
que la saine critique a adoptés,
quoiqu' ils ne fussent pas appuyés
d' un si grand nombre de suffrages ;
il se trouve un égal danger
à tout nier et à tout croire dans
les annales du genre humain ; je
me figure toujours la vérité historique
entre la cdulité et le pyrrhonisme.
Qu' on songe qu' à Sparte la femme
d' un citoyen ne lui appartenoit
pas ; qu' à Rome de graves magistrats
lébroient tout nus la fête des
lupercales ; qu' ailleurs on a porté
en procession le dieu Phallus, qu' on
p329
a cru chez presque tous les peuples
anciens que les dieux pouvoient
jouir des mortelles, etc. Et l' on
s' étonnera moins que dans le climat
brûlant de la Chaldée, les ministres
de Vénus aient voulu éteindre les
remords dans les coeurs ingénus
qu' ils abusoient, en faisant un dogme
du libertinage.
Il y a eu des cultes un prêtre
superstitieux a osé dire aux peuples :
sois foible ; sois vil ; sois injuste
pour être agréable aux dieux ; le
peuple s' est étonné, asité. -et
par conséquent a obéi.
Tout législateur qui brise le joug
qui me lie à la pudeur, à l' amitié
et au genre humain, n' est qu' un imposteur ;
ses dogmes sont faux, par
cela seul que mon coeur s' en irrite.
Le sens moral est pour moi un oracle
p330
plusr que les décrets d' un tel
gouvernement, et il est plus naturel
d' avoir des moeurs, que d' obéir
à des loix.
p331
Article 3.
vrais dogmes dont on abuse.
la superstition qui abuse des dogmes
les plus sublimes est bien plus
dangereuse que celle qui les détruit ;
l' une en révoltant votre coeur, vous
laisse entre les mains une arme pour
vous défendre ; mais l' autre fait servir
cette arme me pour vous
égorger avec impunité.
Qu' un lettré dise à un bon laboureur
chinois : mon ami, je t' ordonne,
au nom des dieux, de ne plus
nourrir ton pere : cet homme grossier
p332
continuera tranquillement son
sillon, et si l' érudit tente de le
convaincre, il lui jettera des pierres.
Mais que l' enthousiaste prenne un
autre langage ; qu' il dise avec douceur :
le premier ministre des autels
est dans le plus pressant besoin ; sa
vie vous est plus nécessaire que celle
d' un vieillard qui penche vers sa
tombe. Songez que vous êtes à F
avant d' être à votre pere. -alors
je ne doute point que le stupide
chinois ne porte à la chapelle du
bonze, la gerbe qu' il comptoit porter
à la cabane de son pere, et que
pour être pieux, il ne s' expose à être
parricide.
Le respect pour son souverain,
pour son législateur, et pour son
dieu est établi par toutes les loix ;
mais quand les assyriens conclurent
p333
de leur vénération pour Sémiramis,
qu' ils pouvoient épouser
leurs meres ; quand les perses adopterent
le même usage par enthousiasme
pour Zoroastre ; quand les égyptiens
justifierent le mariage d' un frere avec
une soeur par l' inceste sacré d' Isis et
d' Osiris ; ils immolerent la nature à
l' opinion, ils furent superstitieux.
Souvent c' est abuser du dogme le
plus pur que de trop l' étendre. Combien
de fois pour observer l' esprit de
la loi, doit-on s' exposer à en transgresser
la lettre ? Serois-je bien venu
au tribunal de l' être suprême en
lui disant que j' ai été pere, lorsque
je devois être citoyen, ou que j' ai
été citoyen lorsque je devois être le
bienfaicteur de l' humanité ?
Il y a mille manieres d' abuser
d' un dogme, et une seule de l' exécuter ;
p335
ainsi pour un homme qui a
de la piété, on doit en trouver mille
qui n' ont que de la superstition.
Article 4.
superstitions guéries par d' autres
superstitions.
dans ces siecles reculés, où chaque
nation étoit aussi jalouse d' avoir
ses dieux que ses rois, il arriva un fait
qui dut amuser beaucoup les sceptiques
de Memphis et de Babylone.
-les chaldéens reconnoissoient le feu
comme le principe de tout, et n' élevoient
des temples qu' à cet élément
destructeur ; leurs mages, pour les persuader
encore plus de l' excellence de
leur religion, et du délire superstitieux
de leurs voisins, ne manquoient
pas de jetter sur le feu sac
p336
toutes les divinités étrangeres dont
ils pouvoient s' emparer ; il y avoit
déja long-tems que le feu des chaldéens
passoit pour le dieu des dieux,
comme le souverain des perses
pour le roi des rois, lorsqu' un
prêtre de Canope, qui adoroit le
fleuve du Nil, s' avisa de faire
sculpter une statue qui représentoit
sa divinité, de la remplir d' eau
intérieurement et de ne fermer l' ouverture
qu' avec de la cire ; les mages,
toujours présomptueux placent
l' idole sur l' autel embrasé ; mais l' eau
s' étant échapde l' ouverture, éteignit
le feu. Les égyptiens remporterent
en triomphe le dieu de Canope,
et les chaldéens furent convaincus
qu' ils n' adoroient qu' une
divinité subalterne.
p337
L' absurdité d' un culte étranger
est toujours pour un peuple une
raison triomphante pour rester dans
le sien ; de ce que ses voisins sont
dans les chaînes, il en conclut qu' il
est libre ; et il suffit d' exposer à ses
yeux le délire de quelques superstitions
pour le faire raisonner comme
les habitans de Canope.
Cependant la difformité d' un euroen
ne doit pas prouver à un negre qu' il
est le chef-d' oeuvre de la
nature ; le culte du Nil n' est pas plus
pur que celui d' un hanneton. Le
bonze ne doit point rire du faquir,
et le brame qui admet la métempsycose
de son dieu Wisnou, ne doit pas
maudire le siamois qui croit aux
tamorphoses de Sammonocodom.
p338
Article 5.
abus dans le culte.
il faut tâcher d' être court, malgré
l' abondance de la matiere, et ne
consacrer que quelques lignes à établir
ce que des hommes très-sçavans
ont effleuré dans plusieurs volumes
in-folio.
On est superstitieux non-seulement
parce qu' on est foible, mais encore
afin d' avoir le privilege de l' être
p339
impunément ; en effet, dans les ames
viles la superstition justifie aiment
les crimes qu' elle fait commettre.
-j' ai parlé d' ames viles et je ne me
dédis pas, quoique j' aie en vue ce
Henri Iii, qui croyoitgitimer ses
débauches par des processions ; ce
Louis Xi, qui faisoit couler sans
remords le sang du juste, pourvu qu' il
eût sans cesse une sainte vierge à
son chapeau ; et ce Cromwel, qui crut
acheter par ses discours mystiques et
ses visions, le droit d' assassiner son roi,
et de donner des fers à sa patrie.
Un des plus grands abus des cultes
est de trop donner à la contemplation,
et pas assez à la vie active ;
examinez tous les visionnaires depuis
les sectateurs de Foë jusqu' aux
moines du Mont-Athos qui voient
à leur nombril la lumiere du Thabor,
vous les trouverez tous également
p340
enthousiastes de leurs opinions,
pleins de fiel contre tout ce qui les
environne, présomptueux sans lumieres
et misantropes sans probité ;
jamais les souverains ne trouveront
en eux des citoyens ; jamais les citoyens
n' y trouveront des hommes.
Dieu exige de nous de grands sacrifices :
voilà le fondement de tous
les cultes ; mais voyez la conclusion
que les locriens tirerent autrefois
de ce principe ; dans un péril éminent
ils firent voeu, s' ils remportoient
la victoire sur leurs ennemis,
de prostituer leurs filles le jour de
la fête de Vénus ; c' est-à-dire,
qu' ils promirent de violer les moeurs
publiques, si le ciel faisoit un prodige.
-ils s' engagerent, s' ils tuoient
p341
beaucoup d' hommes, à faire beaucoup
d' outrages à la nature.
Plus un législateur travaille pour
le peuple, plus il expose sa législation
à être altérée ; s' il attache beaucoup
d' importance aux choses indifférentes,
bientôt on gligera les choses
les plus essentielles ; soumettre les
rois à une république, enlever aux
nations leurs privileges, ravager la
terre pour y dominer, sembloient les
dogmes les plus sacs des romains ;
tandis que le cri d' une souris faisoit
perdre la dictature à Fabius Maximus,
et que la rencontre d' un
loup, d' un chien noir, ou de quelque
poulet qui ne mangeoit pas,
suffisoit pour concerter les conquérans
du monde.
p342
On connoît ma vénération profonde pour le
culte sublime de mes
peres ; mais je ne voudrois pas qu' on
lât les rêveries de quelques moines
aux principes augustes des Paul
et des Chrysostôme ; je ne voudrois
point qu' un frénétique vînt me dire
impunément que celui qui adore les
prodiges de l' évangile, doit croire
ceux de Macaire, qui fit sept ans
pénitence pour avoir tué avec colere
une puce, et le miracle impie de
François... qui tua un homme afin
d' avoir le plaisir de le ressusciter.
p344
On peut rapporter à cette manie
de faire faire à la divinité des prodiges
ridicules, ou d' en exiger, les
épreuves de l' eau bouillante et du
fer chaud, si fort en usage parmi nous
depuis le sixieme jusqu' au treizieme
siecle, et sur-tout le duel, regar
long-tems comme le jugement de
Dieu, conseillé par les évêques et
autorisé par les capitulaires de nos
rois ; il étoit beau de faire un crime
pour engager le ciel à en justifier
un autre.
C' est aussi abuser du culte religieux
que de faire ressortir les choses les
plus indifférentes au tribunal de
l' être suprême, et de s' établir ensuite
juge entre Dieu et un accusé.
-un capitaine, sous le regne de
Louis Xiv, fut arrêté à Siam avec
tous les officiers de son vaisseau ;
mais ensuite le roi craignant les
suites de cette infraction du droit des
gens, fit rendre la liberté aux européens ;
ces malheureux s' empressent
de quitter une terre si fatale aux
étrangers ; mais au sortir même du
port, le vaisseau frappe contre un
p345
rocher, et menace de s' entrouvrir :
cet accident oblige les navigateurs à
rentrer dans Juthia ; alors les
talapoins vont trouver le souverain, et
lui représentent que le ciel en punissant
ces étrangers à la vue même du
port, déclaroit avec évidence que
c' étoient des scérats dont le supplice
seroit agréable à la divinité. La
superstition l' emporta ; on arrêta de
nouveau sur ce sophisme, les européens,
et on leur donna pour juges
les prêtres mes qui les avoient
accusés. -que d' objections un sage
siamois auroit pu faire au superstitieux
p346
Chaou-Naraye ? Quel pouvoir
avez-vous sur des étrangers pacifiques ?
Qu' a de commun un naufrage
avec les crimes contre la divinité ?
Qui vous a établi le vengeur du ciel ?
Pourquoi soumettre de nouveau
cette affaire à la décision des talapoins,
puisqu' en accusant leurs adversaires
leurs bouches impures les
ont déja jugés ? ... ô grand roi ! Changez
de projet, faites juger vos ptres
eux-mêmes par les européens qu' ils
calomnient ; vous serez plus juste,
et les juges qui leur pardonneront
le seront aussi.
Le trop grand luxe dans lesrémonies
extérieures peut tenir de la
superstition ; une hécatombe n' a pas
plus de prix que l' hommage d' un
fruit aux yeux de celui qui voit notre
monde comme un point dans
p347
l' immensité ; de plus, il s' ensuivroit
qu' on seroit plus homme de bien à
proportion des richesses qu' on offriroit
à la divinité, et que le coeur
de l' indigent ne vaudroit pas l' or du
riche qui l' opprime.
C' est particuliérement dans la pompe
des funérailles que cet abus paroît
dans toute son absurdité. Si jamais
l' égalité naturelle entre les
hommes dut être rétablie, c' est
particuliérement à l' instant où toutes
les grandeurs de convention disparoissent,
et où la cendre du plus vil
des humains va, peut-être, se confondre
avec celle de Cyrus et d' Alexandre.
Il n' y a point de partie du culte
religieux, qui ne puisse devenir un
écueil pour les ames petites et
superstitieuses : comment n' abuseroit-on
p348
pas d' un culte, puisqu' on abuse
de la loi naturelle ? -mais je m' arrête,
afin qu' on ne prenne pas la
critique des choses pour la satyre
des personnes.
p349
Article 6.
disproportion entre leslits
et les peines.
le superstitieux et le fanatique
s' accordent à ne mettre aucune
proportion entre les offenses contre le
ciel et le supplice qu' elles méritent ;
mais l' un les excuse avec foiblesse,
et l' autre les condamne avec rage ;
le premier fait douter qu' il y ait un
dieu vengeur ; le second veut se
rendre, malgré lui, l' instrument
odieux de ses vengeances.
La superstition qui tend à affoiblir
l' idée naturelle des crimes, a
les suites les plus dangereuses pour
p350
un état ; c' est un poison lent qui
fermente insensiblement dans le corps
politique, jusqu' à ce qu' il soit
détruit. On n' observe pas assez que les
passions mal dirigées font des hommes
foibles et vils, mais que les
corrupteurs de la morale forment
des scélérats ; il n' y a qu' un philosophe
qui puisse soupçonner le bien
que les provinciales ont fait au genre
humain.
Les barbares qui ont cru que l' urine
d' une vache ou les sachets infects
du grand Lama, pouvoient
seuls purifier les souillures de l' ame,
ont insulté également Dieu et les
hommes ; le frein qui retenoit
alors les citoyens a été rompu ; Caïn
a dit : je tuerai ce matin Abel, et
ce soir j' aurai un sachet.
Nous orgueilleux européens, ne
nous emportons pas contre les tartares ;
p351
n' avons-nous pas vu la chancellerie
romaine taxer à une amende
de cinq carlins la paration de
l' inceste, et à huit celle du
parricide ?
Le président de Montesquieu a
relevé quelques conséquences affreuses
de ce genre de superstition ; mais
les plus grands traits de lumiere, au
grand étonnement de l' Europe, sont
venus de l' Italie. Voyez l' ouvrage
lebre
p353
du marquis Beccaria sur les
délits et les peines.
Article 7.
des asyles.
un crime contre la société peut
s' envisager sous deux rapports ;
comme un outrage envers la divinité,
et comme une infraction de l' ordre
politique ; il peut se faire que
l' offense envers le ciel soit légere,
tandis que le pacte social paroît
griévement blessé ; tel est le cas du
meurtre involontaire : sous ce point de
vue les asyles me paroissent le plus
beau monument de la sagesse des
législateurs ; ils ont, sans cesser d' être
justes, rendu à leurs concitoyens la
vie d' un homme respectable ; ils ont
p354
pris Dieume pour médiateur entre
un malheureux et les loix.
L' humanité religieuse des législateurs
a ensuite dégénéré en superstition,
quand les asyles qui n' étoient
établi que pour les malheureux, ont
pu devenir la demeure des scélérats ;
alors l' homme foible s' est enhardi
au crime ; et quand la mesure a été
comblée, tranquille aux pieds du
dieu qu' il jouoit, il a bravé les
hommes.
Tibere ne se fit point un systême
de scélératesse ; il sçut quelquefois
se contenir lorsque le poids du
despotisme l' entraînoit vers le crime ;
ce fut dans un de ces intervalles
d' équité qu' ilclara dans un édit que
tout homme convaincu d' un grand
crime seroit puni, quandme il
faudroit l' arracher de l' autel de
Jupiter.
p355
Pie Ii, n' étant encore
que Monsignor Picolomini, fit aussi
remarquer aux italiens, que la multitude
des asyles avoit fait de Rome
une caverne de brigands ; mais
il changea d' avis quand il devint
pape.
p356
Après Rome, le lieu du monde où
la multiplicité des asyles a le plus
fait gémir les ames sensibles, est l' isle
de Madere ; le plus insigne slérat
se robe à la poursuite des loix,
s' il peut seulement toucher le coin
d' une église ; et comme Madere est
entiérement couverte de temples et
de chapelles, l' assassinat et l' inceste
n' entraînent avec eux aucun danger ;
tout le monde trouve dans
p357
cette isle un asyle assuré, excepté
l' homme de bien qu' onprise, ou
l' homme de talens qu' on envie.
Quelquefois des souverains effrayés
des suites terribles de l' impunité,
avoient tenté de restreindre
les privileges des asyles ; mais alors
p358
le peuple furieux avoit menacé de
briser le joug de l' obéissance ; il
croyoit qu' on ne pouvoit toucher à
l' institution politique des asyles,
sans toucher à la religion, et il
protégeoit les scélérats avec le même
zele que les ministres des autels.
Qu' il n' y ait aucun asyle dans
un état, il sera peuplé de malheureux ;
que tout y soit asyle, il sera
peuplé de brigands.
p359
Article 8.
des ministres de la religion.
dès qu' on suppose lacessité d' un
culte, il faut admettre des ministres
pour le régler ; ces ministres ne seront
sans pouvoir que dans une religion
politique le souverain
unit les deux têtes de l' aigle,
et où les membres de l' état ne sont
pieux que parce qu' ils sont citoyens.
D' un autre côté il n' y a que la
superstition qui puisse donner trop
d' extension à la puissance du sacerdoce ;
armer l' un contre l' autre, le
trône et l' autel, et faire taire les
loix, pour faire parler des prêtres.
Il n' y a qu' une occasion où il
p360
semble utile aux peuples que les ministres
de leur culte partagent le
pouvoir souverain ; c' est lorsque le
despotisme des rois est à son comble
et menace de tout engloutir ; le
dirai-je ? L' insolence des patriarches
de Russie et des muphti a souvent
épargné des torrens de sang aux nations
asservies aux czars et aux sultans.
Il est affreux sans doute de
guérir les maux de l' esclavage par
ceux de la superstition ; mais on
ussit par-là à rendre les uns et les
autres moins sensibles : opposez un
torrent à un autre, leurs flots se
briseront avec effort et leur onde
unie coulera ensuite dans une
autre direction.
Il y a encore une occasion
cette espece de superstition a pu
paroître moins nuisible au genre
humain : c' est lorsque les législateurs
p361
se sont faits les prêtres de leur nation,
pour donner le dernier sceau
d' authenticité à leurs loix ; cette
fourberie sacrée a été mise en usage
en tout tems et chez presque tous
les peuples ; Minos reçut son code
de Jupiter ; Lycurgue d' Apollon,
Zaleuque de Minerve, et Numa d' égerie ;
Xamolxis se prétendit
inspiré de Vesta, et Charondas de
Saturne ; Zoroastre fit croire qu' il
n' étoit que l' interprête d' Oromaze,
Hermes celui d' Isis et Manco-Capac
celui du soleil : ces hommes
lébres qui ne pouvoient faire entendre
au peuple leur langage sublime,
et quidaignoient d' emprunter
le sien, feignirent de tenir
leurs institutions du ciel ; ils eurent
recours à l' autorité parce qu' ils sentoient
l' insuffisance de la raison ;
et se défiant de l' éloquence des sages,
p362
ils eurent l' audace de faire parler
les dieux.
Il seroit toujours à souhaiter que
les ministres de la religion, n' eussent
aucune influence dans les affaires
politiques. Pourquoi des hommes
qu' on suppose exempts de passions,
prendroient-ils part aux querelles
sanglantes des états ? Où sera
donc la paix, si quand la terre est
en proie à la discorde, elle ne se
trouve pas aux pieds des autels ?
Quand la superstition conduit les
prêtres au despotisme, les peuples
et les rois doivent trembler ; je vais
citer un trait de l' histoire africaine
pour n' offenser personne.
Un marbut, dans le siecle dernier,
se prétendit inspiré de Dieu pour
venger les negres de la tyrannie de
leurs rois. Quand il vit que l' esprit
de rebellion commençoit à fermenter,
p363
il promit à ses partisans, au nom
des plus fameux fetiches, que dorénavant
la terre produiroit une
moisson abondante, sans qu' ils prissent
la peine de la cultiver. Le negre
est le plus paresseux des hommes,
et la perspective du repos a
autant de charmes pour lui, que celle
du paradis de Mahomet pour un
bon musulman. Une foule de mécontens
se rangerent sous les étendards
du nouveau prophete ; la révolution
bientôt devint générale ; on
détna le damel, et après avoir
couronné à sa place le marbut, on
attendit tranquillement l' effet de ses
promesses. Les extases du moine ne
produisirent aucun miracle ; une famine
horrible se fit sentir parmi ses
sujets, et ils en vinrent jusqu' à se
manger les uns les autres. Cet horrible
fléau fit disparoître la superstition
p364
africaine ; l' enthousiaste fut
chassé du trône, et depuis ce tems-là
on n' a souffert aucun marbut dans
le pays ; les négres aiment encore
mieux souffrir de la tyrannie
des rois, que d' oir à des prophetes
qui les rendent antropophages.
Les marbuts sont de grands fourbes ; mais
les gangas de la côte occidentale
d' Afrique où se trouve la
colonie portugaise de San-Salvador,
ritent de les faire oublier ; ces
prêtres semblent avoir réuni toutes
les especes de superstitions répandues
dans les fausses religions de la
p365
terre ; c' est la société la plus corrompue
qui existe dans les deux mondes ;
les uns se disent sorciers et distribuent
des amulettes pour guérir
les maladies qu' on n' a pas ; d' autres
se chargent de détruire l' effet des
enchantemens de leurs confreres ;
d' autres enfin, ont la surintendance
de l' atmosphere et se vantent de
procurer la pluie, la gle et la
foudre : on s' imagine bien que ces
imposteurs ne donnent pas gratuitement
leurs bénédictions à leurs crédules
adorateurs. Est-on malade ?
On appaise la divinité offensée par
les presens qu' on offre à ses ministres.
Se porte-t-on bien ? On prévient
les maladies par des offrandes. Si la
peste vient ravager l' Afrique, les
gangas s' établissent seuls médiateurs
entre le ciel et le peuple, et ils se
font payer à proportion des sastres
p366
qu' a déja causés la contagion. Mais
l' opinion la plus dangereuse qu' ils
ont inspirée aux negres, c' est que
personne ne meurt naturellement ; c' est
toujours un des ennemis du malade
qui l' a ensorcelé pour le faire périr.
Si le gangas est consulté en particulier,
il a recours à ses conjurations, et
fait un portrait vague du coupable ;
il suffit alors qu' un des spectateurs
échauffé par le spectacle croie reconnoître
la victime, pour qu' on se
saisisse d' un particulier et qu' on l' égorge ;
si la cérémonie se fait en public,
le prêtre multiplie ses exorcismes,
se jette ensuite comme un furieux
sur un des assistans, et le conduit
à un autel, où il l' oblige par
forme d' épreuve, d' avaler une liqueur
qu' il a eu soin de préparer ; le malheureux,
la mort dans le sein, se
débat, entre en convulsions et justifie
p367
en expirant le monstre qui l' a
empoisonné.
Dans tous les climats de la terre les
ministres des autels ne doivent être
occupés qu' à bénir les hommes, et à
appaiser leurs discordes ; les puissances
doivent agir envers eux comme
le peuple d' Angleterre en a agi avec
ses rois ; il leur a laissé le pouvoir
absolu pour faire le bien, et il les a
enchaînés, quand ils ont voulu devenir
des tyrans.
Le clergé a eu long-tems en France
l' autorité politique, dont les souverains
seuls devroient être depositaires ;
p368
avec cette autorité il a acquis
des richesses immenses ; dans la
suite les lumieres sont venues, on
lui a ôté l' autorité et on lui a lais
les richesses ; il s' agiroit d' examiner
maintenant, si avec les richesses, il
ne lui sera pas aisé de recouvrer
l' autorité.
LIVRE 2 CHAPITRE 6
p1
Du fanatisme.
Le fanatisme est la religion des
petits esprits qui ont la tête chaude.
p2
Le superstitieux n' est ordinairement
qu' un être passif, qui végete
en paix au pied des viles divinités
qu' il s' est formées ; mais il n' y a rien
de si actif qu' un fanatique dont l' ame
petite et cruelle ne se gonfle
de poison que pour le répandre ; qui
n' a de zele que pour persécuter les
hommes, une voix que pour les maudire,
et une main que pour les exterminer.
La superstition est ce lac
infect, mais tranquille, qui ne nuit
qu' à ceux qui l' approchent. Le fanatisme
est ce torrent embrasé qui se
précipite du sommet d' un volcan,
parcourt la plaine pour la flétrir et
laisse par-tout les traces livides de
la destruction.
Il ne paroît pas que l' odieux levain
du fanatisme ait jamais
p3
fermenté dans l' antiquité ; on cite,
il est vrai, les deux petites villes
d' Ombe et de Tentyre, dont les
citoyens devinrent ennemis irréconciliables,
parce que les uns adoroient
un dieu que les autres avoient en horreur ;
mais c' est un exemple unique.
Jamais les chinois, les perses,
les grecs et les romains ne firent
p4
servir le ptexte de venger la divinité
au malheur des humains. Fohi ne
persécuta point ceux de ses sujets
qui n' étoient pas fideles au tien ;
Cyrus ne révoqua point l' édit qu' il
avoit donné en faveur des juifs ; jamais
les archontes d' Athenes ou les
consuls de Rome n' ordonnerent aux
prêtres de Jupiter d' exterminer les
adorateurs d' Anubis et d' Astarté ;
cependant il arriva quelquefois qu' un
peuple subjugué perdit son culte avec
ses loix ; mais la révolution opérée
dans la religion nationale n' entraîna
alors aucun désastre ; la multitude dut
être peu affligée de la perte de ses
dieux qui n' avoient pu la défendre ;
pour les philosophes ils sentoient
que les conquérans ne pouvoient
leur ravir la divinité, qui seule les
consoloit, et de leur existence et de
leur esclavage.
p5
Il est un mot sacré, qu' on craint
de prononcer, mais qui est dans le
coeur de tous les hommes de bien.
Les esprits s' éclairent de jour en
jour, la raison se perfectionne, et
le tems vient les nations rougiront
d' avoir interdit l' usage de ce
mot sublime, comme la France rougit
aujourd' hui d' avoir méconnu pendant
plusieurs siecles le terme de
bienfaisance.
p6
En supposant que le fanatique
peut raisonner, opposons-lui quelques
dilemmes auxquels je réduis la
plus sage théorie contre le fanatisme.
La persécution n' est point utile au
persécuteur ; car elle lui ôte à nos
yeux le titre d' homme, et celui de
pieux aux yeux de la divinité.
p7
Elle est encore moins utile à la personne
qu' on persécute ; car des bourreaux
n' ont pas le don de persuader.
Le dogme qui m' a paru absurde,
lorsque j' étois libre, ne deviendra
pas raisonnable à mes yeux quand
je serai sur un bucher.
Je suppose qu' à force de violences
on réussisse à faire de moi un prosélyte ;
alors si mon ancienne croyance
étoit pure, je deviens un apostat ;
si mon culte étoit absurde, je deviens
un mauvais chrétien.
Un fanatique doit être encore plus
content, si je m' obstine en mourant
à suivre l' impulsion de mes lumieres ;
car si mon adversaire est
chrétien, il me rend à jamais la victime
de son dieu irrité ; si c' est moi
qui suis chrétien, il s' expose au
reproche éternel d' avoir fait couler
le sang d' un martyr.
p8
Après avoir prouvé qu' un fanatique
est un homme absurde, il est bon
de démontrer qu' il est le fléau du
genre humain.
Le fanatisme éteint dans les ames
tous les sentimens de l' humanité ;
il apprend à être impitoyable, bien
mieux que les combats des gladiateurs
et les repas des antropophages.
Comment l' homme de bien obscur
se fendra-t-il contre un de ses concitoyens,
qui n' oppose à ses syllogismes que des
coups de poignard ?
Comment un souverain réprimera-t-il
un assassin qui, après s' être
fait une religion digne de lui, s' écrie :
qu' il vaut mieux obéir à Dieu
qu' aux hommes ?
Comment la société sera-t-elle
tranquille, si un ami a droit de traîner
son ami auprès des inquisiteurs ;
si un fils peut impunément dire
p9
anathême à son pere ; si un époux
s' arrache des bras de son épouse pour
la maudire au nom du dieu qui les
a unis ?
Mais une suite de raisonnemens
philosophiques, glissent d' ordinaire
sur les esprits qui ne sont pas pliés
au travail de la réflexion ; il faut
alors se contenter de les traiter comme
des êtres sensibles ; et c' est pour
cette derniere classe de lecteurs que
les tableaux qu' on va tracer sont
principalement destinés.
On passera sous silence les sourdes
persécutions et les injustices
p14
criantes, que le fanatisme
a suscitées ; on ne veut arrêter
les yeux que sur les tradies
sanglantes qu' il a fait jouer
parmi les hommes.
p15
Article 1.
des victimes humaines.
il faut remonter à la plus haute
antiquité pour trouver l' origine de
ces sacrifices affreux on égorgeoit
les hommes pour engager les dieux
à les protéger.
On trouve l' usage d' immoler des
victimes humaines établi chez les
phéniciens, les égyptiens,
p17
les babyloniens, les ammonites, les arabes,
les celtes et les romains ; à
Tyr, à Athenes, à Sparte, à Carthage,
dans les Gaules, dans la
Germanie, dans l' Espagne et dans
le nouveau-monde. Il en est de
p19
cette branche du fanatisme, comme
du dogme des deux principes ; on
seroit tenté d' en faire moins le crime
de quelques hommes que celui du
genre humain.
On ne sacrifia d' abord que des
prisonniers de guerre ; on osa ensuite
sacrifier ses propres concitoyens ;
enfin on eut la pieuse barbarie de
placer ses enfans même sur l' autel,
pour les faire immoler par des prêtres
imposteurs, à des dieux qu' ils
avoient vu naître.
Il faut cependant avouer que ces
derniers assassinats n' étoient en usage
que dans les grandes calamités. La
nature parloit ordinairement
p20
plus haut que les Calchas ; et
il n' y avoit gueres que les pestes
qui pussent être expiées par des parricides.
Je ne connois chez les anciens
et chez les modernes que deux peuples
qui aient constamment et par
un systême suivi outragé la nature ;
ce sont les carthaginois et les mexicains.
Il y avoit à Carthage une statue
de Saturne toujours embrasée, à
laquelle on lioit les victimes ; les
suffetes y exposoient leurs enfans,
et quand la nature leur en avoit
refusé, ils achetoient ceux des pauvres
pour en tenir la place. Il
p21
y a dans cet usage une complication
singuliere d' atrocités ; il semble qu' on
lise la tragédie d' Atrée ou celle de
Mahomet.
Le carnage à Mexico étoit bien
plus grand sur les autels de Witziliputzili ;
il y avoit du tems de
Motezuma tel sacrifice qui coûtoit
la vie à vingt mille hommes, et le
grand prêtre se plaignoit encore que
son dieu mouroit de faim.
p22
Il y avoit dans Sparte une tradition
fabuleuse qui fit disparoître
pendant quelque-tems l' usage d' appaiser
le ciel en répandant le sang
des hommes. La peste ravageoit depuis
long-tems cette ville ; on consulta
l' oracle d' Apollon, et le dieu
pondit qu' il falloit immoler une
jeune fille noble pour faire cesser la
p23
contagion ; les éphores aussi-tôt en
conduisirent une à l' autel ; le prêtre
fait briller le fer sacré sur son sein ;
mais aussi-tôt une aigle fond sur lui,
ravit le coutelas, et le laisse tomber
sur une génisse ; l' aigle apprit l' humanité
au peuple de Lacémone,
et la nisse fut sacrifiée. -si ce
cit n' est qu' une apologue, il est
plus utile que ceux d' ésope et de
Pilpay.
p24
Article 2.
des meurtres ordonnés par les hommes.
dans tout état bien gouverné,
ce ne sont pas les hommes qui punissent,
ce sont les loix.
Mais un fanatique est au-dessus
des loix ; sa prévention suppose les
crimes et sa haine les punit.
Si cet homme a quelqu' autorité
dans sa patrie, malheur à elle ! Avec
des talens, il fera naître des guerres
civiles ; sans talens il ordonnera
des assassinats.
Voyez dans le fond de sa cellule
ce religieux au teint livide et plombé,
p25
qui a détes les plaisirs dès qu' il
a pu les connoître, et qui ne vit
que pour prolonger la lente agonie
de la mort ; s' il peut espérer de faire
passer dans l' ame de quelque novice
tout le délire de sa blante imagination,
ses regards mourans vont
se ranimer ; il lui peindra la religion
chancelante qui implore son appui,
l' honneur de combattre l' hydre de
l' hérésie, et la gloire plus grande
encore de périr en luttant contre
elle ; ensuite il lui psentera le
poignard d' Aod et l' épée de Judith,
et lui commandera au nom de Dieu
d' aller assassiner son roi.
Je ne fais qu' indiquer des régicides
trop connus dans les annales de
l' Europe, parce que la société qui
les a fait naître a expié le crime de
son fanatisme, et que si elle a encore
des membres, ils sont moins
p26
coupables, puisqu' ils commencent
à être malheureux.
Je ne puis parler d' un directeur
fanatique de novices qui tient dans
sa main la destinée des rois, sans
parler en même-tems de ce vieil de
la montagne que les croisades ont
rendu célebre ; ce despote devoit
être plus redouté en orient que ne
p27
l' ont jamais été les Gengis-Kan et
les Timur ; car il ordonnoit à ses
sujets d' aller assassiner les souverains
dont il avoit à se plaindre, et aussitôt
il étoit oi. Voici la méthode
qu' il employoit pour créer ses fanatiques ;
il choisissoit des jeunes gens
d' une imagination vive, et d' une
complexion ardente ; il assoupissoit
leurs sens par le moyen d' un breuvage, et
les faisoit transporter dans
son palais : à leur réveil ces esclaves
se trouvoient dans un séjour enchanté,
triomphoit également
l' art et la nature ; de jeunes beautés
s' offroient à leurs regards, et leur timide
sistance ne témoignoit que
le desir qu' elles avoient d' être vaincues ;
quand ces jeunes athlétes
avoient achevé leur carriere voluptueuse,
on leur présentoit de nouveau
le breuvage qui les avoit assoupis,
p28
et on les transportoit dans leur
premiere demeure ; ils ne manquoient
pas en se réveillant de rapporter le songe dont leur
ame étoit si délicieusement occupée ; dans ce
moment le vieil de la montagne
leur faisoit entendre que Dieu les
destinoit aux plus grandes entreprises,
et qu' en leur faisant goûter d' avance
les voluptés célestes il vouloit
leur faire connoître le prix de l' obéissance
aveugle qu' ils alloient jurer à
leur souverain ; l' enthousiasme gagnoit
alors ces jeunes têtes ; ils assassinoient
les princes étrangers par
obéissance pour le leur ; et ils périssoient
avec joie pour se réveiller
plutôt dans les bras de leurs houris.
Observons que le jésuite et le
prince des assassins conduisent au fanatisme
par deux voies directement
opposées ; l' un effraye ses novices par
p30
le tableau d' un supplice éternel ; l' autre
encourage ses ministres par la
perspective riante de toutes sortes
de voluptés ; l' artifice du monarque
n' eût peut-être pas réussi à Paris,
ni celui du religieux en orient.
Article 3.
des meurtres ordonnés par les loix.
on peut échapper au poignard
d' un fanatique, mais non à des loix
cruelles que le fanatisme a dictées ;
le sage qui les voit exécuter dans sa
patrie n' a d' autre parti à prendre
que de l' abandonner ; c' est alors qu' il
doit se sentir le courage d' être cosmopolite.
Nous avons eu pendant longtems
des loix contre les sorciers,
qui devoient faire trembler tous ceux
qui avoient quelque goût pour l' étude.
p31
Le p le Brun cite onze
arrêts du parlement de Paris qui
condamnent au feu les citoyens convaincus
de sortileges ; le parlement
de Bordeaux dans une seule année en
fit bler 600 ; les procédures de ces
cours souveraines valoient bien celles
de l' inquisition. Dans ces tems
de barbarie un homme d' esprit qu' on
trouvoit traçant des caracteres d' algebre,
étoit regarcomme faisant
un pacte avec le diable ; et il auroit
peut-être eu besoin d' être sorcier
p32
pour échapper au soupçon de sortilege.
Dans l' isle de Madagascar les législateurs
ont fait un almanach où les jours regars comme
malheureux sont marqués en caracteres de
sang, et tous les enfans de l' isle
qui naissent ces jours-là doivent être égorgés.
Les moulahs ont introduit en
Perse une singuliere jurisprudence ;
un chrétien qui blesse un musulman
est mis à mort ; mais un musulman
qui tue un chrétien ne paye
à sa famille que le bled de la charge d' un
âne.
Tout homme qui ne croit pas à
p33
l' alcoran ne doit pas vivre en Perse,
et tout citoyen qui veut être pere
ne doit pas se marier à Madagascar.
p34
Article 4.
des massacres.
il faut de grands spectacles au fanatique,
comme il faut de grands
crimes aux usurpateurs ; le sang de
quelques victimes obscures coulant
sur des échaffauts ne fait qu' irriter
la soif qui le dévore ; il n' y en a
point qui ne soit tenté de dire avec
Caligula : pourquoi le peuple romain
a-t-il plus d' une tête ?
On ne parlera point ici de la
conspiration des poudres, heureusement
avortée, du supplice des
p35
templiers, du sac de marindol
et de cabrieres, ni me du carnage
que l' esprit persécuteur a fait
dans les Cevennes. On ne veut
s' arrêter que sur les grands désastres
que le fanatisme a fait naître
sur la terre ; pourquoi s' occuper
de l' incendie de quelques cabanes
p36
quand le volcan du Vésuve ensévelit
sous ses laves Pompeyes et Herculanum ?
p37
établissement du mahométisme.
le culte des dieux les plus sanguinaires
tels que Saturne, Teutates,
et le mars mexicain n' a jamais fait
pandre dans son origine autant de
sang humain que le culte du dieu
pacifique dont Mahomet se disoit le
prophete ; ce conducteur de chameaux
que le comte de Boulainvillier appelle
un grand homme songea un
jour qu' il étoit inspiré par l' ange
Gabrl ; à son réveil, il résolut d' en
convaincre les arabes ou de les égorger ;
ainsi un songe a fait massacrer
en Asie plus de deux millions d' hommes.
Les talens de cet imposteur lui mirent
les armes à la main, et le
p38
succès de ses armes servit ensuite à
faire honorer ses talens : il falloit
sans doute bien de l' audace pour dire
à des brigands : croyez que j' ai mis
la lune dans ma manche, ou je vous
égorge ; mais l' heureux fourbe triompha ;
les arabes à qui il parloit commencerent
par trembler, et ils finirent
par croire.
Les califes et les premiers sultans
hériterent de l' esprit destructeur de
Mahomet ; ils furent d' autant plus
redoutables qu' ils opprimoient également
le peuple avec le despotisme
et avec le fanatisme ; armés de
ce double poignard ils firent trembler
leurs sujets et les rois.
La fureur religieuse des musulmans
s' est beaucoup refroidie ; mais
il leur est resté encore un droit des
gens qui sans les rendre plus puissans
les rend plus odieux ; par exemple,
p40
après avoir conclu un traité de
paix avec les chrétiens, ils vont à
la mosquée en demander pardon à
Dieu : ils croyent offenser l' être suprême
en ne nous traitant pas comme des
tigres.
croisades.
il y a eu des manies particulieres
à chaque siecle ; celle de la chevalerie
consacra quelques extravagances ;
mais elle épura les moeurs et fit
revivre quelque-tems parmi nous
les Thésée et les Hercule ; il n' en
est pas deme de celle des croisades ;
elle n' a racheté par aucun
bien, la playe horrible qu' elle a
faite à l' humanité.
L' audace et la lâcheté furent l' appanage ordinaire
des croisés, et ces
vices ne sont pas incompatibles dans
l' ame des fanatiques. La fureur de
pandre le sang musulman sur le
saint sépulchre étoit telle, qu' il
p41
sembloit s' être fait une révolution
dans l' esprit humain ; tout le monde
partageoit le même délire ; les
rois montoient en chaire pour communiquer
leur enthousiasme à leurs
sujets ; les seigneurs vendoient leurs
terres pour acheter des équipages ; les
moines paroissoient l' épée à la main
sur le champ de bataille ; et le peuple
les suivoit avec ardeur, ne demandant
pour paye que des indulgences ; si dans ces
momens de démence,
un philosophe avoit voulu
plaider la cause de l' humanité, les
chevaliers et les preux de l' armée
l' auroient méprisé comme un lâche ;
les rois l' auroient soupçondu crime
de lése-majesté, et le peuple
l' auroit brûlé comme un athée.
Un pape dans ces tems de barbarie
jouoit dans le monde un le
p42
aussi grand que celui du premier des
Césars ; il ordonnoit, et la moitié
de l' Europe se précipitoit sur l' Asie ;
il ne lui falloit qu' une bulle pour
embraser l' ancien continent.
Ces émigrations cependant étoient
contraires à toutes les loix divines
et humaines ; elles blessoient la nature
en armant les hommes les uns
contre les autres ; elles énervoient l' esprit
de l' évangile en consacrant les
plus sanglantes usurpations ; elles
apportoient en Asie les vices des
chrétiens, et en Europe ceux des
musulmans.
On croyoit dans ce tems-là qu' avec
une croix brodée sur son épaule,
on rachetoit toutes les foiblesses
de sa vie ; ainsi Louis le jeune pour
expier le crime d' avoir blé trois
cens personnes dans une église, fit
p43
voeu d' en aller massacrer cent mille
en Palestine.
Il ne faut pas trop reprocher au
magnanime Louis Ix, les croisades de
son regne ; ce monarque tempéra
par son humanité les fougues
du fanatisme ; il eut des vertus à
lui, et le crime qu' il commit en se
croisant deux fois est le crime de
son siecle.
L' Europe se ressent peut-être encore
du tort que les croisades ont
fait à la population ; nous avons perdu
plus de deux millions d' hommes
à la conquête d' un rocher, et ce
p45
rocher est encore aux musulmans.
Lorsque les papes furent las de
faire massacrer des infidéles par des
chrétiens qui étoient massacrés à
leur tour ; ils s' aviserent de publier des
croisades contre lesrétiques ; telle
fût l' origine du désastre des albigeois ;
on les égorgea afin de les convertir.
Les premieres croisades furent
l' ouvrage des siecles d' ignorance ;
mais l' idée fanatique de convaincre
les rétiques les armes à la main
p46
appartient également aux siecles barbares,
et aux siecles éclais ; il y a
bien du rapport entre les massacres
des Cevennes et les croisades contre
les albigeois.
p47
établissement du christianisme dans les Indes.
à dieu ne plaise que j' attribue
à la plus pacifique des religions les
désordres des fanatiques qui s' honorerent
du titre de ses ministres ;
quand l' instituteur de ce culte sublime
ne mériteroit pas notre hommage,
comme fils de Dieu, il faudroit
encore lui élever des autels comme
au seul législateur qui a apporté sur
la terre une morale parfaitement
épurée ; comme à une intelligence
supérieure, seule digne de faire parler
le ciel et de pacifier la terre.
Des souverains plus pieux qu' éclairés
p48
ont cependant réussi à rendre ce
culte odieux à quelques peuples, en
cherchant à l' étendre par des voies
mahométanes : l' épée de Charlemagne
ne fit des saxons que des apostats ;
les violences qu' on a employées pour
convertir le nord l' ont empêché de
s' affermir dans la foi ; mais rien
n' a plusvolté les gens de bien que
les fureurs des européens dans les
Indes pour y former des prosélytes ;
la religion la plus sainte ne s' étendoit
dans le nouveau-monde que
comme l' élément du feu qui ne se
nourrit qu' à force de détruire.
Les premiers conqrans ne chercherent
p49
qu' à usurper, et à faire des
esclaves ; mais quand leur autorité
commença à s' affermir, il vint de
l' ancien continent des inquisiteurs
plus féroces que Pizarre et Cortez,
qui ne consolerent les sauvages de
la perte de leur liberté, qu' en les
faisant brûler enrémonie dans
leurs auto-da-fés.
Les américains en vinrent à un
tel excès de haine contre la personne
de leurs conquérans, et contre
leur religion, que leurs femmes se
faisoient avorter, pour rober
leurs enfans à un double esclavage.
Barthélemi de las Casas, l' auteur
p51
le plus exact et le plus judicieux qui
ait peut-être écrit sur le nouveau-monde,
fait monter à plus de douze
millions le nombre des victimes que
la rage de conqrir et celle de
persécuter ont fait périr dans les Indes ;
c' est au prix de ces terribles
désastres que nous avons acheté le
droit inestimable de transporter en
Europe la cochenille et le germe
des maladies riennes.
p52
massacre des protestans.
l' usage féroce de massacrer des
sectaires pour les convaincre de leurs
erreurs est fort ancien. Nous lisons
dans l' histoire de l' empire grec
qu' une princesse Théodora qui vouloit
convertir les panliciens, en fit
égorger cent mille en Asie pour
p53
ramener à l' église ceux d' Europe.
L' Angleterre a eu une Théodora ;
c' est cette princesse Marie qui eut
la férocité et les foiblesses de Philippe I,
son époux, sans avoir sa
politique ; qui ne vécut que pour
persécuter les protestans, et qui tenta
d' aantir le nom d' élisabeth qui
l' a fait oublier. Dans l' intervalle de
trois ans elle fit brûler 277 personnes
pour cause de religion ; il y
avoit dans ce nombre 55 femmes
et 4 enfans ; son ame, petite et
cruelle, sembloit animer tous les
p54
membres de la justice ; on peut en
juger par ce trait. -on conduisit
au supplice une femme de Guernesey
qui étoit sur le point d' accoucher ;
les douleurs firent en elle une
volution si grande qu' elle se délivra
de son fruit au milieu des flammes ;
aussi-tôt un garde se précipite
vers le bûcher pour sauver l' enfant ;
mais un juge l' arrêta en disant : que
c' étoit un crime de laisser vivre le
fils d' une hérétique, et l' enfant
fut consumé avec sa mere.
Il est prouvé que dans les Pays-Bas
seuls, un édit de Charles-Quint
contre les reformés, fit pendre, enterrer
vif, ou brûler cinq mille personnes.
p55
On a donné le siecle dernier
en France un édit moins cruel,
mais dont les suites ont été encore
plus fatales ; Charles-Quint eut les
grands talens, la petite vanité, le
bonheur, et le zele inconsidéré de
Louis Xiv.
Tous les fraois connoissent les
événemens atroces de cette journée
de saint Barthélemi, dicis et
Charles Ix ordonnerent à la moit
de la nation d' égorger l' autre,
et où le fanatisme obéit avec tant
de succès au despotisme : plus de
cent mille protestans périrent de la
main des catholiques, et pour qu' il
ne manquât aucun tableau à cette
p57
scene sanglante, le roi lui-me tira
sur ses sujets, et le parlement
donna un arrêt pour célébrer l' anniversaire
de cette horrible catastrophe.
Le volcan du fanatisme semble à
jamais refermé parmi nous ; cependant
il jette toujours de tems en
tems quelques étincelles ; il n' y a pas
trente ans que des religieuses brûlerent
en cérémonie le cadavre du
frere de Coligni ; le vertueux Calas
a péri à l' âge de 80 ans sur une
roue, et ce qui n' est pas moins affreux,
un françois a fait imprimer
une apologie de la saint Barthélemi.
Si de tels excès n' honorent plus
ceux qui les commettent, cela vient
p58
d' une heureuse révolution qui s' est
opérée dans les esprits ; il faut en
attribuer la gloire à nos livres autant
qu' à nos moeurs et à nos loix.
p59
massacre d' Irlande.
la journée de saint Barthélemi étoit
pour l' Europe un grand exemple des
effets du fanatisme national : cependant
un état qui n' est sépade nous
que par un bras de mer, a osé depuis
renouveller cette horrible expérience ;
car les fautes des peuples ne
sont pas moins perdues pour leurs
voisins, que celles des peres pour
leur postérité.
Si l' on en croit le philosophe Hume,
Onéale, le chef des assassins
p60
irlandois, fut beaucoup plus féroce,
et sur-tout beaucoup plus innieux
dans sa férocité que notre Charles Ix.
On employa contre les victimes
malheureuses du fanatisme, toutes
les especes de tortures, et on
leur fit subir toutes les agonies du
désespoir ; les moins malheureux de
ces insulaires furent ceux qui, après
avoir été dépouillés et chargés de
plaies, furent lâcs dans les bois
comme destes féroces ; on brûla
les uns avec les édifices où ils habitoient ;
d' autres qui capitulerent les
armes à la main avec leurs meurtriers
en furent ensuite égorgés. L' épidémie
religieuse s' étoit communiquée
en même-tems à tous les âges et à
p61
tous les sexes ; les femmes fendoient
le ventre aux femmes enceintes, et
les enfans faisoient l' essai de leur
barbarie naissante sur des enfans ou
sur des cadavres ; il y eut parmi ces
assassins quelques monstres qui effacerent
dans ce massacremorable
tout ce que l' antiquité nous rapporte
des Phalaris et des Caligula ; ils
enchaînerent de jeunes seigneurs, leur
promirent la vie s' ils trempoient
leurs mains dans le sang de leurs peres,
et quand ils les eurent rendus
parricides, ils les égorgerent. -on
fait monter à deux cens mille le nombre
des personnes qui périrent dans
cette terrible conspiration, qui a plus
dépeuplé l' Irlande qu' une peste et
vingt batailles.
Puisse le tableau de tant de massacres, prouver à
tous les gouvernemens
p62
qu' un fanatique est plus dangereux
qu' un assassin, un conspirateur
et un conquérant ; il ne frappe
ses ennemis qu' avec un fer sacré ; il
conspire également contre les peuples
et contre les rois ; il a cent mille
bras, qu' un état n' apperçoit que
quand il en est renversé.
p63
Article 5.
conspiration générale contre les juifs.
tous les phénomenes que produit
le fanatisme ne sont pas explicables
par les lumieres de la philosophie naturelle ;
je conçois sans
peine que dans des contrées sujettes
aux intempéries de l' air, aux inondations
des fleuves, et aux tremblemens
de terre, les peuples doivent
avoir des moeurs dures, une législation
barbare et un culte atroce ;
un negre, un japonois et un mexicain
sont tentés de se représenter
Dieu sous les couleurs avec lesquelles
p64
ils voient la nature, sauvage et
féroce comme elle.
Je puis expliquer pourquoi sur la
te de Malabar, on regarde les
pulchis qui adorent un être suprême
et qui admettent la tempsycose,
comme des êtres indignes de
partager les privileges de l' humanité,
pourquoi on leur défend de bâtir
des maisons, pourquoi on est en
droit de les tuer au plusger délit
dont ils se rendent coupables ; ces
pulchis sont tous de basse naissance,
et les naïres qui les persécutent sont
les nobles du pays ; ces seigneurs
indiens ne peuvent pardonner à des
roturiers d' avoir voulu les éclairer ;
ils les punissent également et parce
qu' ils innovent, et parce qu' ils veulent
respirer l' air qu' ils respirent.
Si les parsis ont été contraints de
quitter leur patrie pour se retirer
p65
dans l' Inde ; c' est qu' un peuple adorateur
d' un dieu de paix, et ami
des hommes, devoit être odieux à
des musulmans et à des esclaves ;
c' est que Mahomet est le dieu de la
Perse, et que les sophis sont despotes.
Mais comment toutes les nations
de ce continent semblent-elles s' être
unies pour persécuter un peuple
qui ne semble avoir d' autres crimes
que d' être juif encore ? Par quel
absurde motif les empereurs, les
califes, les sophis, et les rois de
l' Europe, ont-ils tramé une conspiration
générale contre des malheureux
à qui on ne peut reprocher que
d' exister dans l' opprobre ?
Si quelque conspiration étoit nécessaire
au repos de l' humanité, ce
seroit celle qui tendroit à nous délivrer
p66
de ces animaux destructeurs,
qui affoiblissent la population dans
les fots du nord et dans les sables
du Bilédulgerid ; ce seroit peut-être
encore, celle qui armeroit les peuples
contre les conquérans, espece
de monstres quisolent plus la
terre en dix ans, que les tigres, les
serpens, les condors et les crocodiles
unis ne l' ont ravagée depuis le
commencement des siecles ; mais les
juifs ne sont des monstres ni dans
l' ordre physique, ni dans l' ordre
moral : il faut les plaindre, les éclairer,
et non les exterminer.
p69
Un juif est homme avant d' être
sectaire, avant d' être usurier, avant
me d' être juif ; si nous voulons
qu' il cesse d' avoir un commerce illicite,
p71
et un culte absurde, conduisons-nous
envers lui comme des
hommes.
Tableau.
des désastres que les juifs ont essuyés dans
ce continent.
on ne parlera de cette nation que
depuis qu' elle a perdu sa liberté, sa
législation, et ses rois ; c' est-à-dire,
depuis que le genre humain a dû
respecter ses malheurs.
On passe aussi sous silence les petites
vexations que de grands peuples
p72
lui ont fait subir, ou les grandes
vexations dont les petits peuples
l' ont menacée ; car le poison du
fanatisme est le me dans les petites
démocraties et dans les grands
empires, et c' est la puissance qui lui
donne de l' activité.
1 dans l' empire romain. -tout
le monde sçait ce qu' il en coûta aux
juifs pour avoir osé résister aux conqrans
du monde. Juste Lipse, qui
n' aime pas moins à calculer qu' à
commenter, trouve que dans le sac
de Hershalaïm que nous nommons
Jérusalem, il périt 1337490 hommes
de cette nation ; et on remarquera
p73
que ce fut Tite, le bienfaicteur
du monde, qui mit leur ville en
cendre.
Les juifs, comme le phoenix des
anciens, sembloient renaître de leur
cendre ; car on prétend que sous l' empire
d' Adrien, la révolte de Barchochebas
en fit périr encore 580 mille
par le fer des romains, et cependant
on ne compta point dans ce
désastre ceux qui moururent de faim,
ou qui terminerent leur vie dans les
supplices. L' enthousiasme de la
liberté avoit si fort gagné toute la
nation, qu' on voyoit les écoliers défendre
les forteresses et se battre
comme desros. Leme fait est
arrivé dans ces derniers siecles durant
p74
le siege de Rhodes : l' Europe
éleva alors jusqu' au ciel le nom de
cette jeunesse intrépide, et les turcs
mes en conçurent plus de respect
pour les chevaliers de Malthe ; mais
les romains, sans doute plus éclairés
que les turcs, tinrent une autre
conduite à l' égard des jeunes hébreux ;
après la prise des forts, on
les lioit avec leurs livres et on les
jettoit dans le feu. Les ancêtres
des vainqueurs avoient été plus généreux
p75
envers les esclaves soulevés
par Spartacus.
On parle d' une loi de Constantin
qui oblige tous les juifs à manger du
pourceau le jour de ques ;
cette loi n' est que ridicule : mais
celle de Constans qui punit de mort
tout juif qui épouse une chrétienne,
ou qui circoncit un esclave,
et celle de Léon l' Ifaurien, qui ordonne
à ces infortus de se faire
baptiser sous peine d' être blés,
sont également absurdes et barbares ;
une persécution suscitée par un
despote est le fléau d' un moment ;
mais des loix fanatiques sont des
p76
sources éternelles de désastres ; je
les compare à ces isles du nouveau-monde
Colomb trouva la plus
affreuse de nos maladies, et où les
navigateurs vont sans cesse chercher
de nouveaux levains pour empoisonner
dans notre continent entier la
source de nos plaisirs.
2 sous les califes. -tandis
que les empereurs persécutoient les
juifs pour les obliger à se faire baptiser,
les califes les tourmentoient
pour les forcer à se faire musulmans ;
Hakem ordonnoit aux juges d' égypte
de leur faire subir la bastonnade
afin de les convertir ; Motawakeles
distinguoit du reste de ses sujets
en leur défendant d' avoir d' autres
montures que des mulets ou des ânes,
p77
et Abdallah, un des plus célebres
généraux des arabes, les faisoit marquer
à la main avec un fer chaud.
Ce peuple errant, également odieux
aux deux religions qu' il avoit fait
naître, marchant sans cesse entre la
mort et l' opprobre, et redoutant
également le supplice et l' apostasie,
étoit d' autant plus à plaindre que
jamais la pitié de la multitude ne
le dédommageoit de la haine des
rois.
3 en Allemagne. -le premier
orage qui s' éleva sur les synagogues
allemandes vint de la part des croisés ;
ces pieux insensés se croyoient
p78
obligés en conscience de massacrer
des juifs pour se préparer au massacre
des musulmans. On commença
par en brûler 1400 à Mayence ;
et le zele des incendiaires fut accompagné
de si peu de prudence, que
l' embrasement des maisons hébraïques,
entraîna celui de la moitié de
la ville. à Treves, les femmes juives
voyant approcher leurs assassins,
égorgerent leurs propres enfans, en
disant qu' il valoit mieux les faire
passer dans le sein d' Abraham que
dans les bras des chrétiens. La
p79
rage des crois sembloit alors s' être
communiquée à leurs victimes ;
mais celle des hébreux étoit l' effet
rapide du désespoir, tandis que celle
de leurs persécuteurs étoit l' effet lent
et réfléchi du plus fougueux fanatisme.
Le délire des croisades cessa enfin,
mais la persécution contre les
juifs subsista toujours. à Francfort
on les accuse d' avoir empêché la conversion
d' un de leurs concitoyens ;
aussi-tôt les habitans se soulevent et
on fait périr 180 de ces malheureux
dans les flammes : l' oissance à
un instinct de la nature étoit punie
à l' égal du parricide.
En 1286, on leur imputa dans
la Baviere le crime absurde d' avoir
p80
sacrifié un enfant à Adonaï ; on n' examina
pas s' il étoit possible que des
hommes aussi dévoués à Moyse pussent
rendre à Dieu un hommage défendu
par le pantateuque, et on les
brûla dans leur synagogue.
Vingt-six ans auparavant une calomnie
aussi ridicule avoit soulevé
contre eux une partie de l' Allemagne ;
un simple paysan accusa un rabbin
d' avoir volé une hostie ; la populace
croyant voir l' abomination de lasolation
dans le lieu saint, fondit sur
les juifs en différentes villes, et fit
gloire de les massacrer.
En 1492, cette scene de fanatisme
fut renouvellée à Mecklembourg,
p81
et on y ajouta encore de nouveaux
traits d' atrocités ; un visionnaire prétendit avoir
trouvé une hostie
ensanglantée ; il en conclut
qu' elle avoit été lacérée à coups de
couteau : mais qui pouvoit lacérer une
hostie sinon un juif ? Sur cette conjecture
on condamna trente particuliers
de cette nation à être brûlés vifs ; leurs
femmes et leurs enfans furent compris
dans la même sentence ; une
mere au désespoir égorgea deux de
ses filles pour les rober au supplice
affreux qui les menaçoit ; mais les
chrétiens arracherent la troisieme
d' entre ses bras et la jetterent sous
ses yeux dans le bûcher. Je m' étonne,
p83
après de tels événemens, qu' il
y ait eu une seule juive assez courageuse
pour devenir mere.
4 en Italie. -comment les juifs
italiens auroient-ils échappé au
glaive de la persécution ?
Un décret du concile d' Elvire défend
à un chrétien de manger avec
un juif, sous peine d' excommunication.
Le tribunal affreux de l' inquisition
a particuliérement été établi
contre les juifs ; sans eux, les membres
du saint office pourroient dire
comme les prêtres du Mexique, que
leur dieu est sur le point de mourir
de faim.
Les papes ont long-tems allumé
les chers, où les souverains de
l' Europe ont fait périr quelques restes
de cette nation qui s' honore d' avoir
Abraham pour pere. Jean
p84
Xxiii, au commencement du quinzieme
siecle, sollicita la cour d' Espagne
d' exterminer ces ennemis nés
du nom chrétien. Pie V, il y
a 200 ans, fit encore mieux ; il fulmina
contre eux une bulle, où il les
accusoit de trahison, de magie,
d' empoisonnement, etc. ; c' étoit
sonner le tocsin contre ces malheureux
dans toute l' Europe ; mais on feignit
de ne pas l' entendre, non, qu' on eût
mis dans le fourreau le poignard du
p85
fanatisme, mais parce que les rois
ne vouloient pas le tenir de la main
des papes.
Au milieu de cette conjuration
générale contre l' humanité, Venise
montra toujours cette sagesse qui l' égale
à l' ancienne Rome, et qui lui
en assure la durée. -en 1276, on
avoit accusé les juifs de trente d' avoir
égorgé le fils d' un artisan dans
un sacrifice magique ; le nat ayant
prisé cette calomnie, la superstition
s' en consola en faisant peindre
cette aventure fabuleuse dans un tableau
destiné pour une église ; on
eut soin d' y représenter les tenailles
dont on s' étoit servi pour tourmenter
cet enfant, les aiguilles qu' on
avoit employées pour tirer son sang,
et les coupes on l' avoit renfer
pour le boire ; le tableau n' étoit
p86
pas de Michel Ange, mais le spectacle
qu' il offroit aux regards du
peuple, suffisoit pour échauffer son
imagination. Environ deux siecles
après, Sixte Iv voulant semer la
discorde dans Venise, s' avisa de
canoniser la prétendue victime des
synagogues : à peine le nouveau saint
eut-il un culte particulier, que la
populace de Trente se jetta sur tous
les juifs de cette ville et les égorgea.
Le fanatisme alloit se pandre dans
toutes les terres de la république,
lorsque le sénat écrivit aux magistrats
de Padoue que les juifs méritoient
d' être traités comme des hommes,
que le bruit répandu à Trente
lui paroissoit sans fondement, et
que les suites fatales de la canonisation
du nouveau saint devoient
leur naissance à des intrigues secretes
p87
que le sénat ne vouloit pas pénétrer. Sixte Iv
apprit cette nouvelle,
mais il n' osa excommunier
des sénateurs qui commandoient
à cent mille hommes ; le tableau ne
fut point lacéré, le saint
resta dans la légende, mais la persécution cessa.
5 en Espagne. -les tyrans du
nouveau-monde ont été aussi les
persécuteurs d' Isrl ; on trouve dans
le code Visigoth une ancienne loi
qui condamne à cent coups de fouet,
et au bannissement, tout juif qui ne
p88
se feroit pas baptiser ; cette loi
fit quelques chrétiens, et des milliers
d' hypocrites.
Dans le treizieme siecle, les croisés
de toutes les nations de l' Europe
rassemblés à Tolede, susciterent
contre les juifs une persécution si
violente, que le fameux Abrabanel
dit qu' elle fit sortir plus d' hébreux
d' Espagne, que Dieu n' en avoit
tirés d' égypte par le ministere de
Moyse. Si ce calcul n' est pas
exagéré, on ne sçauroit trop admirer
la multiplication singuliere de
ce peuple, malgré le code wisigoth,
le concile d' Elvire et la haine des
rois.
p89
Sous le regne d' Alphonse X, trois
dévots jettent un cadavre dans la
maison d' un rabbin, et l' accusent
de l' avoir assassi; le peuple se souleve
à l' instant et massacre à Orsona
et à Palma tous les juifs qu' il rencontre,
et sur-tout ceux dont les
biens méritent d' être pillés.
Au quatorzieme siecle un prêtre
chassé de son église et un moine apostat
rassemblent des prosélytes, et
vont à leur tête massacrer les juifs
dans la Navarre : six milles sont égorgés
p90
dans la seule ville d' Estella.
Voilà donc un ptre scélérat,
un moine apostat, et trois dévots
qui décident du sort d' une nation !
En rité, on ne peut réprimer
un sentiment d' indignation contre
la nature humaine, quand on voit
quelle est l' espece de gens qui persécutent.
Sous le regne d' Alphonse Xi, on
accuse un juif d' avoir uriné dans un
calice qu' on portoit en pompe dans
une procession ; aussi-tôt le roi et
son conseil signent un édit qui bannit
à jamais tous les juifs de l' Espagne ;
heureusement pour l' honneur
du roi, le prince royal qui
p91
avoit plus de bon sens que tout le
conseil de Castille, demanda la vision
du procès, et on trouva, après
quelques recherches, que le seul
coupable étoit un jeune chrétien qui
avoit, par hasard, laissé tomber un
vase d' eau sur un prêtre.
Il sembloit que la découverte d' une
calomnie aussi authentique, devoit
ouvrir pour jamais les yeux à l' Espagne ;
mais en 1492, parut un édit
d' Isabelle et Ferdinand qui obligea
800 mille juifs à s' exiler de l' Espagne ;
après cet acte de piété Alexandre Vi
envoya à Ferdinand le
titre de catholique.
Quelque tems après, Emmanuel,
roi de Portugal, qui envioit aussi le
p92
titre de catholique, renchérit encore
sur la barbarie de Ferdinand ;
il bannit les juifs de ses états, et
leur fendit d' emmener ceux de
leurs enfans qui auroient moins de
quatorze ans ; cette multitude de
fugitifs ne trouva pas sur la mer
l' asyle que le fanatisme lui refusoit
en Portugal ; les capitaines des vaisseaux
laisserent mourir de faim les
peres, tandis que les matelots violoient
les femmes, et que les enfans
étoient tourmentés en Portugal
pour changer de religion.
Tous les historiens ont loué l' Espagne
d' avoir persécuté les juifs,
d' avoir banni les maures, et d' avoir
fait la conquête du nouveau-monde ;
p93
pour moi, je ne sçais si dix siecles
de vertus pourroient effacer la
moire de ces trois grands crimes
contre le genre humain.
6 en Angleterre. -le juif et
le quaker sont aujourd' hui libres à
Londres ; ils ne l' ont pas toujours
été ; et c' est une consolation pour le
reste de l' Europe, de sçavoir qu' il
fut un tems où ces fameux anglois
furent aussi barbares qu' elle.
On croyoit assez généralement
dans le onzieme siecle à la sorcellerie ;
et comme c' étoit le crime de
ceux à qui l' envie n' en trouvoit point
d' autres, on avoit soin de l' imputer
aux juifs : quelques-uns d' entre eux
s' étant hazardé d' assister au couronnement
de Richard, le peuple soupçonna
p94
qu' ils étoient venu jetter un
maléfice sur la personne du roi, et
on massacra pendant un an entier,
tous les particuliers de cette nation
qui négocioient en Angleterre.
Dans une autre émeute populaire,
les juifs instruits de la rage de leurs
persécuteurs s' emparerent d' Yorck,
et résolurent de s' y défendre ; on fit
le siege de la ville, et bientôt ceux
qui s' y étoient renfermés demanderent
à capituler ; cette grace, que les
anglois accorderoient aujourd' hui
aux pirates d' Alger et aux peuples
antropophages du nouveau-monde,
fut alors refusée aux descendans d' Abraham ;
le désespoir s' empara de
p95
ces malheureux ; ils égorgerent leurs
femmes et leurs enfans, mirent le
feu au palais, et s' y brûlerent.
On ne parle point ici des petites
vexations faites à la nation juive,
pour la dépouiller de ses biens ;
p96
l' indigence n' est rien, quand elle est
mise en parallele avec une mort
cruelle, et encore plus avec l' opprobre.
La plus violente persécution que
la synagogue ait essuyée en Angleterre
tombe sous le regne d' édouard ;
la peste et la faminesoloient alors
une partie de l' isle, et les fanatiques
ne manquerent pas d' attribuer ce
double fléau aux juifs ; aussi le roi,
afin d' épurer l' air et de ramener l' abondance,
se proposa d' exterminer
p97
tous ceux de cette nation qui n' embrasseroient
pas le christianisme. Il
fit dresser pour cet effet deux pavillons
sur le bord de la mer ; au-dessus
de l' un on avoit arboré une croix,
et sur l' autre l' image du pantateuque ;
on divisa ensuite les juifs en
deux corps : ceux qui voulurent embrasser
le culte de leurs persécuteurs
furent introduits dans le premier
pavillon ; les autres furent conduits
dans la tente de Moyse : mais
à mesure que ces derniers y entroient,
on les massacroit et on jettoit leurs
corps dans la mer.
Les juifs aujourd' hui présentent
au roi d' Angleterre le pantateuque
le jour de son sacre ; ils sont fideles
p98
aux loix de l' état et aux usages de la
synagogue ; ilsnerent les martyrs
de leur nation, et les anglois n' osent
prononcer le nom de leurs ancêtres
qui les ont persécutés.
7 en France. -ce n' est point
à nous françois à faire des reproches
aux autres nations ; nous avons été
fanatiques long-tems, et la preuve
que nous ne le sommes plus, c' est que
j' ai la liberté d' en faire l' aveu.
Sous Charlemagne on accusa les
juifs d' avoir appellé les sarrasins en
Languedoc ; ce prince, qui cherchoit
p99
des coupables, sacrifia la nation
au délire fanatique de ses sujets ; il fitrir
les chefs de la synagogue,
et ordonna qu' à l' avenir
tous les juifs habitans à Toulouse
recevroient un soufflet trois fois par
an à la porte de la cathédrale. Sous
le regne de Charles le chauve, ce
n' étoit plus que le syndic qui recevoit
en cérémonie le soufflet au nom
de la nation ; on soupçonna ensuite,
me en Languedoc, qu' il étoit contre
le droit naturel de persécuter les
enfans, parce qu' on avoit haï les
peres, et personne ne fut plus souffleté.
Philippe Auguste aussi superstitieux
que Charlemagne, mais plus
barbare que lui, bannit tous les juifs de
France et confisqua leurs biens,
pour venger un jeune homme de Paris
qu' on assure qu' ils avoient crucifié :
p100
Philippe Auguste punissoit
un assassinat incertain comme un
déicide.
p101
Quand nos rois étoient éclairés,
les juifs n' en étoient pas plus tranquilles,
parce qu' ils étoient toujours
exposés à la fureur du peuple. Les
parisiens, sous le regne de s Louis,
s' imaginerent que c' étoit un usage constant
dans les synagogues d' immoler
des enfans à Jehovah le vendredi-saint ;
aussi-tôt le peuple se souleva
et massacra tous les juifs qu' il put
rencontrer ; l' épimie fanatique se
communiqua dans les provinces, et
on fit mourir par divers genres de
supplices 2500 de ces malheureux
qui ne voulurent pas abjurer. Le
gros de la nation ne voyoit aucun
crime dans ces assassinats ; pour ceux
qui étoient un peu moins barbares,
p102
ils alloient l' expier par des croisades.
S Louis prisonnier en Asie, donna
un édit qui bannissoit tous les juifs
de cette France il ne régnoit
plus ; ils revinrent, et Philippe
le bel les chassa de nouveau pour
raccommoder ses finances ; enfin
en 1358 ce peuple errant a été banni
sans retour.
Le gouvernement aujourd' hui tolere
les juifs ; mais s' ils prenoient
des sentimens de citoyen, pourquoi
ne feroit-on que les tolérer ? Ce peuple
est industrieux, l' état pourroit donc tirer parti de
son industrie : n' avons-nous pas encore des landes
p103
en Gascogne et en Bretagne à défricher,
des monumens publics à
élever, des isles à peupler, etc. ? L' espérance
seule d' être réuni en corps
de nation, lui feroit construire les
pyramides d' égypte : craint-on qu' il
ne se rende indépendant ? Eh ! Laissons-le
bâtir Jérusalem au milieu
des landes de Bordeaux, et nous
n' en serons que plus riches, plus
puissans et plus heureux.
8 en Perse. -la Perse est le
théâtre de la derniere catastrophe que
la nation juive ait essuyée dans notre
continent ; l' aventure qui y donna
lieurite d' être conservée dans
les annales de la philosophie. Dans
p104
le seizieme siecle le sophy scah abbas
ordonna aux rabbins de fixer
un tems pour la venue de leur messie ;
ce prince promit, s' il paroissoit
alors en Perse, de se soumettre lui
et ses successeurs à la loi de Moyse ;
mais il exigea d' eux, s' ils étoient
mauvais prophetes, de se faire musulmans,
ou de périr dans les
supplices. La synagogue décida que
le desiré des nations paroîtroit dans
70 ans ; le contrat alors fut signé de
part et d' autre, et les juifs tas en
attendant à deux millions d' or ; le
sophy mourut, et ses successeurs,
occupés des intrigues de leur sérail,
oublierent le traité ; mais en 1663,
Abbas Ii le trouva par hasard dans
les archives royales, et de l' avis de
son conseil il fit massacrer tous les
hébreux répandus dans ses états,
p105
sans distinction d' âge ni de sexe. Depuis
cette saint Barthélemi, il n' est
pas resté un seul juif en Perse.
p106
Lettre circulaire
du rabbin David Ben Anrou,
prince de la captivité,
aux souverains des deux mondes .
Le chef d' un peuple errant, proscrit
et malheureux, mais destiné à
l' empire de la terre, conjure ta majes
p107
de ne point traiter en tigres des
êtres qui n' ont jamais cessé d' être
hommes.
Successeur de David et d' ézéchias,
je devrois traiter en égal avec les
rois ; mais je suis contraint de descendre
à la priere ; l' arche sacrée
n' est plus, les saints d' Israël sont
dans la tombe, et je ne commande
qu' à des esclaves qui vont mourir.
p108
Du haut du mont-Liban, dont les
cedres me rappellent le temple de
Salomon, dont les ruines mêmes
sont dispersées, j' ai promené mes
regards sur la terre ; j' ai vu tous les
peuples conjurés contre les restes infortus
de la tribu de Juda ; j' ai
vu les deux mondes s' agiter pour
écraser un atôme.
Si du moins cet atôme causoit
quelque trouble dans l' ordre politique
des sociétés, s' il ébranloit les
trônes, s' il calomnioit les peuples
dans l' esprit de rois ; je dirois en
gémissant : Babylone est juste ; mais
j' adjure, au nom d' Adonaï, les souverains
des deux continens de déclarer
si nous avons d' autres crimes
que de descendre de Jacob, et d' être
aussi fideles qu' eux au culte de
nos peres.
Cependant tu permets que la calomnie
p109
pande sur nous l' opprobre
qui n' est dû qu' à nos persécuteurs.
Si l' ennemi ravage tes frontieres, c' est
nous qui l' avons appellé ; si les brigands
assassinent un de tes sujets,
c' est nous qui l' avons crucifié ; si la
peste se répand dans ton empire,
c' est nous qui avons empoisonné tes
rivieres ; bientôt on nous punira
du désordre des élémens, et on nous
imputera des crimes qui supposent
p110
dans ceux qui les commettent le
pouvoir suprême de la nature.
Ces crimes absurdes sont ensuite
punis par des supplices atroces ; on
se contenta d' abord de nous accabler
d' impôts oreux, et d' exposer
notre vie à la merci du premier fanatique ;
maintenant l' imagination
p111
ingénieuse de nos persécuteurs
se plaît à multiplier les horreurs
de la mort qui nous environne ;
le pal, la roue et les bûchers
s' offrent par-tout à nos regards ; on
voudroit que le désespoir nous fît
blasphêmer le dieu de nos peres, et
que l' effet de ces affreux supplices
fût de les mériter.
Nous ne pouvons exister dans la
p112
société, sans avoir des rapports avec
elle ; que les tribunaux de sang qui
se sont érigés contre nous décident
donc sous quels titres nous vivons
dans tes états. Sommes-nous des
ennemis ? Sois assez généreux pour
nous combattre à armes égales. Sommes-nous
tes sujets ? Juge-nous par
tes loix. Sommes-nous enfin des
étrangers ? Laisseton code et ton
épée, et juge-nous par les loix éternelles
de la nature.
Ton rang et tes adulateurs te rendent
barbare ; mais la nature t' a fait
humain : consulte donc ton coeur
plutôt que tes esclaves ; ne te joue
point de notre vie, puisque le ciel
t' en a confié le dét ; n' imite pas
ce Muley Ismaël, qui pour montrer
p114
la bonté de son cimeterre, abat
tous les vendredis les têtes de cinquante
chrétiens.
Je n' écris point pour tes inquisiteurs,
qui s' abreuvent de sang
comme les prêtres de Saturne ; les
grands qui t' environnent sont trop
intéressés à te cacher la rité ; ton
peuple n' est pas à portée de m' entendre ;
c' est toi seul que je voudrois
persuader ; ma nation est charmée
p115
que les loix t' aient fait despote : tu
diras un mot, et tes sujets deviendront
des hommes ; tu diras un mot,
et nous serons heureux.
On prend par-tout le soin de nous
convertir pour prétexte à la rage de
nous proscrire ; mais si notre culte n' est
point opposé au repos des hommes,
quel droit ont les souverains de s' établir
juges entre nous et l' être suprême ?
L' envie de nous rendre heureux
quand nous ne serons plus, ne
doit pas engager les gouvernemens
à rendre malheureuse notre existence.
Dois-je embraser les mosquées
d' Ispahan pour en faire servir les
cendres à engraisser les provinces de
la Perse ?
Ce principe ne seroit bon, que
dans le cas où la terre entiere se réuniroit
dans le même culte religieux,
la théocratie seroit le gouvernement
p117
du genre humain, et tous
les peuples deviendroient israëlites,
faveur que Jehovah a promise à
nos prophetes, et à nos rabbins...
amen.
Mais dans ce siecle absurde et barbare,
que gagnerions-nous à embrasser
ta croyance ? Si tu me percutes
pour faire de moi un chrétien, le
sophi a droit d' en faire autant pour
me rendre musulman ; les descendans
d' Abraham seront donc obligés
de changer de cultes comme de
climats, d' adorer un prêtre en Tartarie,
le grand lievre au Canada,
et un hanneton chez les caffres.
Tu dis que c' est la vérité qui te
donne le droit de persécuter ; mais
p118
pourquoi l' erreur ne le partageroit-elle
pas ? L' erreur ne se croit-elle pas
toujours la vérité ?
La vérité ! -il sied bien à des apôtres
d' un jour de prononcer ce nom
auguste. Quelle est la religion que
je n' ai pas vu naître ? Mon culte
existoit dans l' idée d' Adonaï, tandis
que le germe de l' univers étoit
encore dans le ant.
Il n' y a point de loi interdiaire
entre Moyse et la nature ; mais
vous, chrétiens, vous avez succédé à
Moyse, et Mahomet vous a succédé.
L' arbre sacré que planta notre législateur,
a produit deux branches
immenses qui couvrent aujourd' hui
les deux tiers de la terre. Est-ce aux
hommes qui reposent sous l' ombrage
de ces branches à frapper le tronc
et à ébranler les racines ? Est-ce à des
p119
fils à déchirer le sein de leur mere,
et à Samarie à préparer la chûte de
Jérusalem ?
Tes prêtres se vantent sans cesse
d' avoir épuré notre morale ; mais
quel est le plus humain aux yeux
du dieu vivant, du chrétien qui
fait des prolytes au milieu des
roues et deschers, ou de l' breu
qui périt et pardonne ?
Vois quelles affreuses conséquences
on peut tirer du systême destructeur
de ton inquisition : tu me dépouilles
de mes biens pour me forcer
à être apostat ; mais si je suis
fidele à ma loi, tu as donc le droit de
m' arracher la vie ; et si mon ame intrépide
s' éleve au-dessus des terreurs
de la mort, tu peux donc sans crime
attenter à mon honneur ; tous
ces anneaux appartiennent à la même
chaîne ; ainsi c' est en outrageant
p120
les moeurs que tu étendras l' empire
de tes loix.
La violence ne désigne pas l' équité,
mais le pouvoir ; si jamais la
cause que nous fendons dut nous
paroître juste, c' est depuis que tous
les sectaires se unissent à nous
persécuter ; la rité semble si étrangere
à l' homme, que l' opprimer c' est
la faire reconnoître.
Veux-tu faire soupçonner à mon
peuple la vérité de ta religion ? Regarde-nous
comme tes freres, toi,
qui regnes sur un point de ce globe ;
puisque Dieu qui est le souverain de
mille mondes, nous regarde tous
comme ses enfans.
Je me suis jusqu' ici énoncé avec
fierté ; mais c' est le langage de l' innocence ;
je t' ai cru assez grand pour riter
de l' entendre.
On dit que le soleil ne cesse jamais de
p121
luire sur tes états : rends ta
gloire encore plus solide ; fais-y briller
le soleil de l' équité ; sois le bienfaicteur
d' un peuple immense, au
lieu d' en être l' assassin ; nous croirons
alors retrouver dans ton empire les
palmiers de Jéricho, les rivages du
Jourdain et le temple auguste de
Salomon ; et moi, le successeur de
ce prince, je me croirai trop honoré
p122
de devenir le premier de tes
sujets.
Le rabbin David Ben Anrou,
prince de la captivité.
p123
Article 6.
de l' inquisition.
on doit s' étendre un peu dans un
ouvrage de la nature de celui-ci sur
le tribunal de l' inquisition ; soit parce
que c' est un monument toujours
subsistant du fanatisme ; soit parce
qu' il blesse encore moins les loix
positives qu' il n' outrage la nature.
L' inquisition, instituée par des
moines, et protégée par des papes,
a pour but d' envoyer aux enfers dans
l' autre monde, et d' en établir un en
celui-ci.
Elle procede contre les hérétiques
p124
et contre les juifs ; les crimes de ces
derniers sont de manger du lard,
de mettre un crucifix sous les coussins
de leur fauteuil, et sur-tout d' être
trop riches.
Ce tribunal n' attaque point les
athées ; il fait brûler à petit feu
l' hébreu qui adore le grand Jehovah,
et le chrétien qui croit aux principes
de Zwingle ou d' Oecolampade ;
mais il laisse tranquille celui qui ne
croit rien.
Les chefs d' accusation sont : 1 l' hérésie ;
2 le soupçon d' hérésie ;
3 la protection qu' on accorde aux
hérétiques ; 4 la magie noire ; 5 le
blasphême ; 6 les injures contre
les inquisiteurs : ce dernier attentat
p125
est celui dont il est le plus difficile
d' être absous.
Les inquisiteurs ne reconnoissent
point la voie de la prescription, et
cinquante ans de remords n' exproient
pas le crime d' avoir appellé
un jacobin fanatique.
La uridiction du saint office s' étend
sur les morts, comme sur les
vivans ; on fait le procès à la mémoire
d' un citoyen suspect ; onterre
son cadavre ; on brûle ses ossemens,
et sur-tout on confisque ses biens,
en les enlevant à ses héritiers.
Dès que les sbirres ont renfer
un homme à l' inquisition, il est défendu
de plaider pour lui, ou de
demander sa grace ; un inquisiteur
ne représente que le dieu des vengeances.
Un accusé est contraint, sous peine
d' excommunication majeure et
p126
du supplice du feu, de clarer tous
ses complices ; un ami doit trahir
son ami ; un fils dénoncer son pere,
etc. S' il n' a point de complices, il
faut qu' il s' en donne ; il y a du danger
à être vrai, mais il n' y en a point
à être calomniateur.
On accorde à un captif à-peu-près
autant de terrein dans son cachot,
qu' à un cadavre pour sa sépulture.
Il est défendu à un prisonnier de
pleurer et de gémir : s' il s' en trouve
plusieurs dans le même cachot ; l' un
est puni pour avoir soupiré, et l' autre
pour ne l' avoir pas noncé.
On s' attend bien qu' un tel tribunal
doit admettre toutes les especes
de questions ; ordinairement un accu
avoue à la torture tout ce que
lui demandent ses juges, et après
ce supplice, il fait sonsaveu. Une
religieuse, nommée Soarès, subit trois
p127
questions avec une intrépidité qu' on
auroit admirée dans Régulus ; les
inquisiteurs étonnés de la constance
de cette héroïne userent envers elle
de clémence ; ils ne la condamnerent
qu' à être fouettée publiquement dans
les rues de Goa, et à un exil de dix
ans.
Les diminutos, c' est-à-dire, ceux
dont les aveux sont insuffisans, restent
quelquefois toute leur vie dans
les cachots on les a renfermés :
quarante diminutos s' étranglerent
pendant la me nuit, de désespoir,
dans les prisons de l' inquisition de
Desman.
Quand on a le bonheur d' échapper
au supplice, on jure sur l' évangile
qu' on gardera un secret inviolable
sur les horreurs de sa captivité ;
et s' il se trouvoit un homme assez
audacieux pour faire alors son
p128
apologie, on l' arrêteroit de nouveau
et on le brûleroit sans rémission au
premier auto-da-fé.
On met presqu' autant de pompe
dans un auto-da-fé qu' au sacre d' un
roi ; on tâche d' en faire un spectacle
qui puisse amuser tout le monde,
excepté les patiens, revêtus d' un sammarra,
qu' on va brûler, et ceux
qui sont habillés d' un san-bénito,
p129
et qui pour le moment ne seront que
témoins de la brûlure.
Après l' exécution on porte en cérémonie
dans l' église des jacobins,
les portraits des coupables : leurs
têtes sont toujours appuyées sur des
tisons et entourées de diables ; on
a soin de graver au bas leurs noms,
leur famille, leur patrie, le nom
de leurs peres, et l' année où ils ont
subi leur supplice. On a pris moins
de précaution en France pour éterniser
l' horreur du régicide des Damien
et des Ravaillac.
Comme l' inquisition ne peut pas
toujours brûler des juifs et des hérétiques,
elle s' amuse dans ses loisirs
p130
à bler les livres des philosophes :
elle fit subir ce sort aux ouvrages
de Galilée, parce qu' il soutenoit
que la terre tourne, et aux
ditations de Descartes, parce
que cet homme célebre avoit osé
créer de nouvelles preuves de l' existence
de Dieu.
Ce tribunal formidable a long-tems
établi le centre de sa résidence
à Madrid, à Lisbonne, à Goa et
dans les colonies espagnoles et portugaises
du nouveau-monde ; on a
observé que par-tout où son despotisme
avoit quelqu' activité, le peuple
fuyoit son voisinage, comme on
fuit celui d' un volcan dont on craint
les éruptions ; et si les gouvernemens
n' avoient de tems en tems,
par leurs loix, encouragé les citoyens
contre le fanatisme, les plus grandes
villes n' auroient bientôt été peuplées
p131
que de moines, de captifs et
d' inquisiteurs.
Il est étonnant que toutes les puissances
ne se soient pasunies pour
éteindre cette singuliere uridiction
qui a établi sur la terre un code
nouveau de perfidie, qui outrage
les vivans et flétrit les morts, et qui
est en même tems l' horreur des peuples
et le fléau des rois.
Dès l' an 1322, la conggation
du saint office sévit contre un Visconti,
souverain de Milan, le déclara
hérétique, et défendit d' avoir
aucun commerce avec lui et avec
ses sujets ; quelques mois après les
princes de la maison d' est essuyerent
de sa part les mes outrages :
les papes étayoient alors de leurs
bulles les décrets des inquisiteurs.
Quand ce tribunal se crut solidement
affermi, il chercha à ébranler
p132
les premiers trônes de l' Europe. On
l' a vu faire le procès à la mémoire
de Charles-Quint, condamner au
feu son testament comme hérétique,
et ordonner de brûler sur le
me bûcher, l' archevêque de Tolede,
le prédicateur et le directeur
de l' empereur, pour avoir été bons
citoyens.
La scene la plus horrible du fanatisme
des inquisiteurs s' est passée en
Portugal. Dom Juan Iv avoit pendant
son regne défendu ses sujets
contre les usurpations des moines ;
après sa mort l' inquisition
p133
le déclara excommunié, et fit déterrer
son cadavre ; sa veuve et ses
enfans se souillerent d' un crime peut-être
encore plus grand ; ils permirent
aux jacobins de l' absoudre.
On juge sans peine que des inquisiteurs
qui attaquoient impunément
les rois sur leur trône, et dans
l' asyle sacré de la tombe, devoient
peunager le sang des peuples.
Il s' est trouvé parmi eux des monstres
à qui il n' a manqué que de vivre
p134
dans les temsroïques, pour
augmenter le nombre de ceux dont
Hercule et Thésée ont délivré le
genre humain. Un dominicain, nommé
Torquemada, se vantoit d' avoir
fait le procès à cent mille personnes,
et d' en avoir fait brûler 6000 dans
divers auto-da-fé : pour récompenser
ce grand inquisiteur d' un zele
aussi brûlant, on le fit cardinal.
Dans le siécle des vaudois on vit
s' élever un inquisiteur nommé Panza,
qui fut long-tems le phalaris de
ces sectaires ; il faisoit expirer les
uns sous les coups de verges de fer,
et d' autres avec des tisons embrasés ;
il y en avoit qu' il faisoit enduire de
poix et brûler comme des torches
au milieu des places publiques. Il
s' avisa un jour d' en faire couper 80
par quartiers, et d' exposer les lambeaux
de leurs cadavres sur des pieux
p135
de distance en distance ; il se promenoit
ensuite au milieu de ces monumens
de sa rage, avec autant de
fierté que Pompée et Trajan au milieu
des arcs de triomphe élevés dans
Rome pour désigner leur gloire et
pour l' éterniser.
Pourquoi fatiguer ma plume du
cit des désastres qu' a causé le fanatisme ?
Si j' écris pour le peuple,
mille volumes ne le convaincront
pas ; si j' écris pour les philosophes,
p136
j' ai prononcé le nom de fanatisme,
et le procès est jugé : observons seulement
qu' une peste, une famine,
un tremblement de terre, sont des
fléaux passagers qui n' attaquent
qu' une gération ; mais l' esprit fanatique,
quand il s' amalgame avec
l' esprit national, rend un peuple l' éternel
ennemi de tout ce qui l' environne, ou ce qui est un
mal bien plus léger, il le détruit lui-même.
LIVRE 2 CHAPITRE 7
p137
flexion philosophique et naturelle sur
la philosophie qui ne consiste qu' àtruire.
les hommes ont presque toujours
mal jugé les philosophes ; ils les ont
persécutés, quand ils étoient utiles ;
ils les ont adorés, quand ils cessoient
de l' être.
Il y a des tems où un philosophe
peut être regardé comme un demi-dieu
parmi les nations ; c' est lorsqu' elles
sont en proie à la superstition
et au fanatisme, lorsque d' indignes
p138
préjugés déshonorent leurs
opinions, leur culte et leurs loix ;
lorsque, pour les ramener à la nature,
il faut détruire également ce qu' elles
font et ce qu' elles croient : les Bacon,
les Galilée, les Descartes paroissent
alors et donnent une secousse
à l' esprit humain pour le tirer de sa
léthargie ; mais le premier usage que
les peuples font de leur liberté, c' est
de frapper leurs libérateurs.
Cependant les germes qu' ont semé
ces grands hommes se développent ;
le mouvement philosophique se
communique d' un état à l' autre ;
la révolution s' acheve, et tout le
monde devient philosophe : c' est
dans ce moment que les sages de la
terre sont remplacés par les sophistes.
Dès qu' on ne trouve plus de
préjugés àtruire, on attaque les
rités immortelles de la nature,
p139
et la philosophie fait alors plus de
tort au genre humain que les anciennes
erreurs dont elle l' alivré ; cependant
à mesure que l' art devient
moins utile, les artistes sont plus
honorés ; on tremble d' imiter les
hommes stupides qui mépriserent
Bacon, qui exilerent Descartes,
et qui brûlerent les ouvrages de Galilée,
et on ne prononce qu' avec
respect les noms de Chubb, de Tyndale,
et de Shaftesburi.
Quand les philosophes ont été les
plus respectables des hommes, on a
cabalé contre eux ; quand ils sont
p140
devenus moins dignes de respect,
ils ont cabalé à leur tour.
Le nom de cabale ne doit offenser
personne ; il est certain que dans
tous les tems où les hommes de
lettres ont pu faire une secte à part,
ils ont cabalé pour être les dispensateurs
uniques de la célébrité. De
grands hommesmes n' ont pas été
exempts de cette foiblesse : voyez
port-royal ; jamais on a vu sur la
terre de société qui ait rendu plus
respectable le génie et la vertu ; cependant
ces solitaires célebres n' étoient
pas exempts de quelques préjugés
qui ne conviennent qu' à des
sectaires. Arnaud doutoit que les jésuites
pussent produire un bon géometre,
et Paschal faisoit l' éloge des
enlumineures.
p141
Je serois tenté de pardonner à des
hommes de génie de vouloir asservir
tous les êtres qui pensent à leurs opinions
littéraires ; mais je ne vois
qu' avec douleur que des philosophes
cabalent pour faire du scepticisme
la religion de la terre ; on
diroit qu' ils cherchent moins à m' éclairer
qu' à me rendre infortuné.
J' étois heureux et tranquille dans
ma croyance ; observant avec simplicité
les loix sociales, fidele au
culte de ma patrie, et espérant de
me reposer un jour dans le sein du
dieu que mon pere en expirant avoit
invoqué ; pourquoi un écrivain téméraire
vient-il renverser l' édifice
p142
de mes connoissances ? Pourquoi
cherche-t-il à anéantir dans un instant
cinquante années de vertu ?
Pourquoi m' expose-t-il à vivre dans
la crainte et à mourir dans les remords ?
Qu' on ne dise point que ma religion
n' est qu' un tissu de préjugés qui
déshonorent l' être qui pense ? C' est
bien à des philosophes que j' ai vu
naître à attaquer un culte qui subsiste
depuis la naissance des âges !
J' exigerois autant de preuves pour
justifier leur incrédulité, qu' ils en
exigent de moi pour justifier ma
croyance.
Je sçais que les hommes ont défiguré
l' ouvrage de Dieu et de la nature ;
mais ces pjus même deviennent
une nouvelle preuve de son
authenticité ; comme les faux calculs
sur la quadrature du cercle démontrent
p143
l' excellence de la ométrie.
Mais accordons pour un moment
à Freret et à Shaftesburi que tous
les cultes de la terre sont des préjugés ;
ce blasphême ne les rendra pas
plus conséquens ; la philosophie ne
consiste pas à détruire tous les préjugés.
Combien y a-t-il d' institutions
sublimes fondées sur eux, et qui
font la gloire des peuples et des législateurs ?
L' honneur lui-même considé
sous certains points de vue
n' est-il pas un préjugé ? Ainsi quand
me la religion qui fait notre bonheur
ne seroit que le fruit de l' imposture,
le philosophe devroit encore
la respecter ; il devroit préférer
les ténebres d' une erreur utile au
genre humain, à l' affreuse lumiere
de la vérité.
Comment un philosophe auroit-il
le droit de renverser le culte de l' être
p144
suprême, puisqu' il n' a pas même
celui de le juger ? En effet, les connoissances
humaines n' ont aucun
rapport immédiat avec les principes
religieux qui sont gravés dans le
coeur des hommes : si les mathématiques
étoient liées essentiellement
avec les vérités qu' on doit croire,
la religion ne seroit faite que pour
les sçavans ; d' un autre côté, si ces
rités étoient essentiellement opposées
aux axiomes éternels de la géométrie,
elle ne seroit bonne que
pour le peuple. -non, non, la religion
fait une science parfaitement
isolée, qu' on ne sçauroit combattre
qu' avec des sophismes : elle est faite
indifféremment pour tous les hommes,
et la nature la démontre également
à Newton et au plus stupide
des algonquins.
Descendons de la nature aux cultes
p145
établis sur la terre : un philosophe n' a
pasme droit d' écrire
contre la religion de ses peres, parce
que certains dogmes qu' elle propose
étonnent sa raison ; c' est être
de mauvaise foi que de juger d' une
science par le voile léger qui la couvre,
et non par les traits de lumiere
qu' elle laisse échapper de toutes
parts. Le point mathématique, le
calcul des infiniment petits, la considération
de ces lignes, qui, en s' approchant
sans cesse, ne parviennent
jamais à se rencontrer, sont autant
d' écueils pour l' intelligence des géometres.
En conclurez-vous qu' Archimede
et Bernouilli sont des imposteurs ?
Ferez-vous avec Hobbes un
nouveau livre contre laométrie ?
Voici une remarque qui peut faire
tort aux destructeurs de la religion
p146
naturelle. Il est presqu' impossible
que les personnes qui ont reçu de la
nature une grande souplesse dans
les organes, beaucoup de finesse
dans le tact, et un coeur très-sensible,
favorisent une doctrine qui tendroit
à l' athéisme ; il est aussi essentiel
à leur bonheur d' adorer un être et
d' aimer les autres, que d' exister ;
le silence de la nature resserre leurs
coeurs comme la vue d' un champ de
bataille rissé de cadavres.
Pour l' athéisme, quand il n' annonce
pas un coeur corrompu, il
suppose du moins une ame triste et
glacée ; d' ordinaire un athée est un
homme blasé, ses passions n' ont plus
d' énergie, son imagination est froide, comme il se
représente la nature.
S' il peut y avoir un homme de
bonne foi qui soit sans religion, c' est
p147
un sçavant égaré par l' esprit de
systême, dont les études profondes
ont émoussé l' activité des organes,
et qui cesse de croire, parce qu' il
cesse de sentir. Tel étoit l' auteur célebre
de la lettre de Thrasibule,
l' homme de l' Europe qui avoit acquis
le fonds le plus prodigieux de
connoissances ; mais sans tempérament,
sans ame et sans génie.
Bacon, Locke, Malebranche et
Newton qui étoient aussi philosophes
que Freret, mais qui avoient
plus de sensibilité, furent des hommes
religieux ; ils ne prononçoient
qu' avec respect le nom de l' être suprême ;
ils avoient trop étudié les
grands effets de la nature, pour
ne pas adorer la premiere cause.
Pour les hommes dont l' imagination
ardente et la finesse du goût
trahissent la sensibilité, ils sont
naturellement
p148
pieux. Voyez Paschal, Fénelon, le
docteur Young, et surtout
l' immortel Racine ; on n' auroit
pu leur ravir Dieu sans leur
ravir en même tems la moitié de leur
existence.
Il me semble que la dévotion dans
un beau génie nourrit l' imagination ;
le langage de l' une et de l' autre est
le même : les lettres latines d' Heloïse
à Abailard me paroissent des
poëmes pathétiques ; et je regarde
les nuits philosophiques d' Young,
comme un livre ascétique et un monument
de génie.
Quel est l' homme sensible qui
pourroit s' accommoder d' une doctrine
essentiellement contraire à tous
les noeuds qui l' enchaînent à la nature ?
Qui voudroit vivre dans la société
sans famille, sans patrie et sans
ami, qui s' exposeroit à être seul
au milieu de l' univers ?
p149
Je ne parle point ici de la religion
comme science ; il est trop facile
d' en abuser. Mais la religion
comme principe des moeurs fait la
félicité du genre humain : lorsqu' elle
est éclairée, elle maintient l' harmonie
entre les principes qui constituent
l' homme ; elle réprime encore
les passions, lorsqu' elle est triste
et minutieuse.
Je crois avoir assez prou que la
philosophie qui ne consiste qu' à détruire
est un fléau pour une nation ;
cependant je suis fort éloigné de
faire aux gens de lettres un crime
d' être philosophes ; je ne suis ni assez
stupide pour priser les beaux
génies qu' on honore de ce titre, ni
assez enthousiaste pour écouter leurs
oracles sans les peser. Voici mon
voeu, et peut-être celui de tous les
gens de bien. Il seroit à souhaiter
p150
que la philosophie s' occupât plus à
élever qu' à renverser ; qu' elle éclairât
les peuples, sans les rendre malheureux ;
qu' elle foudroyât à son gré
la superstition et le fanatisme, mais
qu' elle respectât la religion. Ne peut-elle
pas écarter les ronces qui défigurent
le plus auguste des monumens
sans le mutiler ? Que le sage n' aspire
pas à n' être que hardi, qu' il me rende
chers Dieu et les hommes, et
la terre est à ses pieds.
LIVRE 3 INTRODUCTION 1
p151
De l' homme
considéré en lui-même.
La morale de l' homme est faite
pour l' homme sauvage, comme pour
l' homme policé ; car dès qu' ils naissent,
la nature leur crie à tous les
p152
deux : chérissez votre existence et
soyez heureux.
Quelqu' étendue que je donne à
ce code naturel, je ne renferme point
dans la classe des êtres qui sont soumis
à ses loix, l' homme marin de
Telliamed et l' orang-outang du
citoyen de Genève, parce qu' avec
le corps de l' homme, l' un n' a que
l' entendement du singe, et l' autre
l' ame des poissons.
J' en dis de même des prétendus
hommes à deux sexes. à Athenes et à
Rome on précipitoit dans la mer les
enfans soupçonnés d' avoir cette bizarre
configuration : il faut en conclure
seulement que les concitoyens des
Solon et des Numa étoient des barbares,
mais non qu' il y a des hermaphrodites.
p156
L' homme s' aime, et s' aimegitimement :
voilà le fondement de sa
morale.
Cet amour est fondé sur la bonté
de son être, caractere essentiel à
tous les ouvrages d' un premier principe
souverainement intelligent.
On distingue plusieurs especes de
bontés ; la bonté d' existence n' est
p158
qu' un sage rapport entre les attributs
qui constituent un être ; l' homme
partage cette bonté avec un bloc
de marbre comme avec une rose,
et avec un éphant ; la bonté animale
peut se définir une juste économie
dans l' organisation d' une créature
sensible ; elle est également
p159
l' apanage de l' homme et des animaux ;
enfin, il y a une bonté raisonnée
propre à l' être pensant, qui
n' est point distinguée de la vertu,
et c' est ce privilege qui, dans un sens,
fait de l' homme le roi de la nature.
L' amour de soi ne paroît conduire
au desir de se conserver que dans les
hommes. Un chêne qu' on va renverser
n' a point l' idée de sa destruction ;
un agneau que des loups à
deux pieds et à tête intelligente
vont égorger, ne soupçonne pas qu' il
va devenir la proie de tout homme
qui n' est pas disciple de Pythagore.
L' amour de soi bien dirigé conduit
l' homme au bonheur. Mais le
bonheur existe-t-il sur cet amas de
fange, où quelques infiniment petits
se disputent la gloire de végéter et
de mourir ? Voilà la premiere question
p160
que nous allons examiner.
L' homme est un être mixte ; il
tient par son corps à la matiere,
et par son ame aux pures intelligences :
il faut donc l' envisager sous
ce double rapport ; il faut enme
tems étudier le méchanisme de l' entendement
et le jeu de la machine
pour riter d' être le législateur de
l' homme de la nature.
L' homme intelligent sent, pense
et se détermine ; l' homme machine
subit les loix du mouvement, fait
usage de ses organes, et engendre
des êtres qui lui ressemblent.
Il n' y a point de modification dans
l' homme qui lui soit indifférente,
parce qu' il n' y a point de sentiment
intermédiaire entre le plaisir et la
douleur. Pincez légérement une des
cordes sensitives, l' homme est heureux ;
augmentez un peu l' ébranlement,
p161
il souffre : le mal et le bien
se touchent par leurs extrémités, et
il n' y a point d' espace intermédiaire.
L' ame sent le bonheur, elle le
connoît, elle le desire ; ainsi toutes
ses facultés concourent au même but,
et l' homme a trois titres pour exiger
de la nature qu' elle le rende
heureux.
Si l' homme peut être heureux,
ce n' est que par un noble usage de
ses facultés. Je duis donc tout ce
livre à un principe : je connoîtrai
le bonheur, si je n' altere point l' organisation
de mon corps, si je dirige
mon entendement à la vérité,
et si j' exerce ma volonté à la vertu.
LIVRE 3 CHAPITRE PRELIMINAIRE
p162
L' amour du bonheur est le grand
ressort qui fait agir l' homme ; il imprime
à l' ame un mouvement qui
lui donne de l' énergie, et assure
au corps la continuation de son existence.
L' amour du bonheur ne differe
point de l' amour de soi ; ainsi quand
Nicole et la Rochefoucault ont défendu
à l' homme de s' aimer, ils lui
ont défendu d' être heureux.
p163
Le bonheur physique pend fort
peu de nous ; pour le bonheur moral,
le sage a des moyens de se le
procurer ; c' est à résoudre ce problême
que tend la morale de la nature.
Le bonheur est pour les êtres sensibles
une suite d' instans voluptueux.
Comme ils ne peuvent continuer
d' exister que par le sentiment du
plaisir, il s' ensuit que le bonheur
existe dans la nature.
L' homme gravite vers son bonheur,
comme la matiere tend au repos :
ôtez lui sa liberté, et il sera constamment
heureux.
On peut être heureux sans avoir
la conscience intime de son bonheur.
Un grand qui s' ennuie le
cherche à grands frais sans l' atteindre.
Un philosophe disserte sur sa
nature sans en jouir ; mais souvent
p164
un rustre, qui n' a ni livres, ni argent,
est heureux.
Suivant notre maniere d' être actuelle,
le bonheur n' est que la somme
des plaisirs qui reste, quand on
a retranché celle des maux ; nous
devons être très-satisfaits, lorsqu' après
le calcul il reste zéro.
Il semble que l' homme seroit constamment
heureux, s' il étoit constamment
sans desirs ; mais il est aussi impossible
de vivre sans desirs que de
naître sans tête : l' action est essentielle
à l' ame, comme l' est aux poumons
la faculté de respirer.
Nous avons si fort dénaturé l' essence
du plaisir, que nous le cherchons
ordinairement par-tout il
n' est pas : lorsqu' ensuite nous appercevons
le néant du bien dont nous
jouissons, nous disons tranquillement
le bonheur est une chimere...
p165
insensé ! Déchire ton bandeau, et
tu ne nieras pas l' existence du soleil.
Le bien et le mal semblent les
deux limites de notre existence ; si
nous nous plaignons d' avoir inutilement
parcouru la carriere qui les sépare,
c' est que nous sommes partis
du bien pour aller à sa rencontre.
p166
Article 1.
du plaisir.
on a fait de profondes dissertations
sur la nature du plaisir ; c' étoit
prouver qu' on ne l' avoit jamais goûté.
La meilleure maniere de traiter d' un
être aussi superficiel, c' est de l' effleurer.
Tout ce qui agit avec mollesse sur
les organes du sentiment fait naître
le plaisir ; mais si ces sensations
causent dans les fibres nerveuses des
secousses trop violentes, elles
produisent la douleur. Il n' y a rien qui
approche plus de la douleur qu' un
grand plaisir.
p167
Grace à l' activité de notre imagination,
la jouissance continue des
plaisirs modérés nous devient insipide ;
il faut qu' ils deviennent à chaque
instant plus piquans, pour pouvoir
nous affecter : voilà pourquoi
le bonheur est déja loin de nous, que
notre ame altérée le cherche encore.
Il suit aussi de cette théorie que
le bonheur seroit un être de raison
pour nous, si nous le regardions comme
une continuité de plaisirs. Cette
rie de momens voluptueux est incompatible
avec la foiblesse de nos
organes ; l' excès du plaisir anéantiroit
bientôt notre machine, et notre
ame ne jouiroit plus qu' au milieu
des ruines.
On juge du plaisir par son intensité,
et du bonheur par sa durée.
Un instant du plaisir le plus vif,
peut être mis en parallele avec plusieurs
p168
années de bonheur. La premiere fois qu' Ovide
jouit de Corinne, ou
lorsqu' Archimede découvrit le
problême de la couronne d' Hyeron,
ils vécurent peut-être cent ans.
Ce n' est peut-être pas un paradoxe,
de dire qu' un être qui ne connoîtroit qu' un
seul plaisir ne s' en
dégoûteroit jamais ; il est assez probable
que la plante sensitive ne connoît
d' autre plaisir que celui de l' existence,
et ce plaisir unique suffit pour
la lui conserver. Pour nous qui courons
sans cesse de jouissance en jouissance,
nous ne les goûtons pas, parce que
nous en faisons la comparaison. Notre
imagination suppose toujours
des plaisirs plus grands que ceux
dont nous jouissons, et cela nous
empêche d' en sentir la pointe ; nous
ne sommes pas heureux, par cela
seul que nous desirons toujours le
bonheur.
p169
On distingue communément les
plaisirs intellectuels des plaisirs des
sens : à parler dans l' exactitude philosophique,
les derniers n' existent pas,
parce qu' il n' y a que l' ame qui
reçoive les impressions du plaisir.
Cependant, comme l' ame a plusieurs
facultés, elle goûte aussi plusieurs
sortes de plaisirs ; la faculté
sensitive éprouve des plaisirs physiques,
la faculté intellectuelle jouit
des plaisirs moraux, et l' imagination
qui paroît un être mixte, partage,
peut-être, les plaisirs de la facul
sensitive, et ceux de la faculté intellectuelle.
Les plaisirs mixtes semblent particuliérement
l' apanage de la jeunesse ;
les plaisirs des sens sont de
tout âge, mais ils s' affoiblissent à
mesure qu' on jouit de la vie ; enfin,
les plaisirs de la raison ne conviennent
p170
qu' à l' âge mûr, mais plus on
en jouit, plus ils augmentent d' activité.
L' homme que les plaisirs rendroient
le plus heureux, seroit, peut-être,
celui qui joindroit la plus grande
modération dans les desirs à la
plus grande sensibilité ; qui, avec de
grandes passions, ne se procureroit
que de petites jouissances ; qui auroit
les organes du plus fort des hommes,
et la raison d' un demi-dieu.
p171
Article 2.
de la sensibilité.
l' anatomie a remarqdans les
fibres une espece de force tonique,
qui tend sans cesse à les raccourcir,
et qu' on regarde comme le premier
principe de la sensibilité : cette force
se trouve dans un tilleul, comme
dans un singe, parce que ces deux
êtres vivent, et que vivre c' est sentir ;
mais l' homme en jouit dans un
degré supérieur, parce que la nature
a perfectionné en lui les organes
du sentiment ; il peut devenir le
p172
plus heureux des êtres, parce qu' il
en est le plus sensible.
Toute sensation de l' ame est liée
à un mouvement de fibres sensitives ;
ainsi le genre nerveux a un
rapport intime avec le systême des
passions. Lorsque ces cordes toniques
ne sont que légérement ébranlées,
l' ame jouit d' une heureuse sérénité ;
mais si elles éprouvent des vibrations
trop fortes et trop précipitées,
l' ame est en convulsions par le flux
et le reflux des passions tumultueuses.
Le tissu des fibres est très-délicat
dans l' enfance ; elles s' ébranlent alors
très-aisément, mais avec une certaine
foiblesse ; aussi un enfant que le
moindre objet affecte, n' est point
susceptible des grandes passions.
Dans un âge mûr les fibres acquierent
de la solidité ; les mouvemens
p173
sont plus rares, mais ils ont plus de
force ; c' est alors que les grands caracteres
se veloppent, que Montesquieu
crée l' esprit des loix, et
quesar pleure sur une statue d' Alexandre.
Dans la vieillesse les fibres
perdent leur mollesse et leur flexibilité ;
la sensibilité s' altere, les passions
perdent leur vigueur, et l' ame
n' a plus de jouissances.
Cette théorie sur la sensibilité,
étoit nécessaire pour résoudre le problême
du bonheur. Il est certain qu' il
y a des hommes que la nature a
mieux partagés que d' autres pour les
organes du sentiment : ceux-là sont
nés plus heureux, parce que toute
leur ame est, pour ainsi dire, ouverte
aux impressions de la volupté.
Ces hommes si bien organis ne
peuvent goûter ainsi toutes les douces
palpitations du plaisir, sans être
p174
aussi exposés à sentir toutes les pointes
de la douleur ; ils éprouvent avec
la même vivacité les douceurs et les
tourmens attachés à l' existence.
Vu la maniere dont l' espece humaine
a altéré la nature, il est constant
que les commotions impétueuses,
qui tendent à dissoudre l' organisation
du principe sensitif, sont
beaucoup plus communes que les
douces impressions qui le conservent ;
ainsi l' homme a ordinairement
plus d' occasions de souffrir que de
jouir.
Beaucoup de philosophes qui ont
remarqué que la somme de la douleur
excédoit pour nous celle du plaisir,
en ont conclu que l' unique
moyen pour être heureux étoit de
se rendre insensible.
Il paroît difficile d' acquérir l' insensibilité
physique ; cependant on ne
p175
doit pas la mettre dans le rang de
la pierre philosophale. Dans les premiers
siecles de notre monarchie,
on a vu des hommes qui faisoient
tier de s' exposer aux épreuves judiciaires,
pour de timides accusés : toutefois
ces charlatans n' étoient
pas philosophes.
Pour l' insensibilité morale, connue
sous le nom d' apathie, elle n' est
pas faite pour l' homme ; celui qui la
cherche, est un insensé ; celui qui dit
l' avoir trouvée, est un imposteur.
Zénon qui a eu tant d' idées absurdes
sur les premieres causes, mais
qui a été si utile au genre humain
p176
par sa morale, faisoit de l' insensibilité
l' unique principe de félicité pour
tous les êtres ; suivant ce philosophe,
Jupiter possédoit essentiellement
l' apathie, et le sage en avoit
besoin pour le devenir.
p177
Il est heureux pour le genre humain
que Marc-Aurele, le héros du
stoïcisme, n' ait pas été jaloux de
cette apathie, et que son ame ait
été active, malgré les livres de Zénon,
et l' exemple de Jupiter.
Tâchons de faire naître des doutes
sur ce systême singulier de l' insensibilité ;
nous réussirons peut-être
par-là, à jetter quelques lumieres
dans la nuit profonde qui semble
voiler le bonheur.
L' insensibilité physique est contraire
p178
à l' ordre général ; si la nature
avoit voulu nous en faire part,
elle nous auroit placé au-dessous des
élémens de la matiere, et non dans
la classe des humains.
La douleur est pour nous un signal
qui nous avertit de veiller à
notre conservation ; si nous sommes
insensibles, ce signal n' est plus
entendu, et l' ame n' est avertie du
danger qui la menace que par la dissolution
de sa machine.
On ne veut être insensible que pour
être exempt de souffrir ; mais l' absence
du plaisir est pour l' homme
équivalente à la douleur.
Si l' insensibilité physique pouvoit
jamais être utile, ce ne seroit qu' à
cet éleve de L' Aretin qui, ayant épui
à vingt ans toutes les douceurs
de l' existence, ne gouverne son corps
énervé, qu' à l' aide d' une intelligence
p179
abrutie, ne s' occupe de l' idée
du bonheur que pour en regretter
l' absence, et ne recueille plus que
la douleur où il moissonnoit le plaisir :
mais cet homme blasé a trop
outragé la nature pour en attendre
des faveurs ; et il est juste qu' il soit
encore sensible, du moins pour souffrir.
Je regarde l' apathie comme le
grand oeuvre des philosophes. On y
a attaché le souverain bien, et on
s' est également trompé dans l' effet
et dans la cause ; car il n' y a point
d' apathie, et le souverain bien n' est
pas plus fait pour l' homme, que la
souveraine intelligence.
Pour posséder l' insensibilité morale
des philosophes, il faudroit changer
la structure organique des fibres
sensitives ; ou faire combattre sans
cesse l' entendement avec les sensations.
p180
Le beau projet, pour devenir
un homme parfait, de cesser d' être
homme !
Les passions sont aussi nécessaires
au bien-être de l' ame, que les membres
à l' organisation du corps ; un
philosophe qui les anéantit pour être
heureux, ressemble à Origene, qui
se mutile pour être chaste.
Un vrai stoïcien n' existe pas, ou
il est un monstre : vouloir ne rien
desirer, ne rien sentir, et ne rien
aimer, c' est vouloir être anéanti.
Le partisan de l' apathie est l' ennemi
de la société ; il substitue aux
hommes de génie, des esprits pusillanimes ;
aux enthousiastes de la vertu,
de frivoles discoureurs, et aux
héros de la patrie, de froides statues.
La vraie philosophie consiste à
établir un juste équilibre entre les
passions, et non à les anéantir, à
p182
faire son bonheur de celui de la société,
à bler pour la vertu, et non
à mutiler son ame.
Article 3.
d' un paradoxe du livre de l' esprit.
un homme célebre a dit : il y a
des hommes si malheureusement nés,
qu' ils ne sçauroient être heureux que
par des actions qui les menent à la
grêve . -cette assertion m' a
étonné dans un philosophe qui
n' apprend jamais qu' à douter.
p183
Quoi ! Héliogabale ne pouvoit
être heureux qu' en violant toutes
les dames romaines, et Néron en
embrasant sa patrie ! ... eh ! Que deviendront
les hommes, s' il prend
envie à trois ou quatre monstres couronnés
de trouver leur bonheur à
les égorger ?
Non, non, la nature n' est point
en contradiction avec elle-même ;
elle n' a point de caprice qui tende
à anéantir ses loix éternelles. Elle
ne dit point à un individu : je
t' ai créé pour être utile à ce globe ;
et à un autre : je t' ai fait naître
pour le renverser.
Les fléaux du genre humain ne
sont pas nés poursoler la terre,
comme un tigre semble né pour déchirer
des cerfs. La nature s' est contenté
de leur donner le germe des
grandes passions ; ce germe heureusement
p184
développé devoit faire un
Corneille ou un Catinat ; mais modifié
par une mauvaise éducation,
par un vil intérêt ou par l' exemple
des scélérats, il fait des Catilina,
des Alexandre Vi, et des Cromwel.
Faisons raisonner César Borgia,
suivant le principe du livre de l' esprit,
et voyons ce qu' il pouvoit répondre
au pape Jules Ii, qui le menaçoit du dernier
supplice pour venger le saint siege,
l' Italie, et l' humanité.
" de quoi m' accuse votre sainteté ?
p185
Il ne dépendoit pas plus de
moi de naître vertueux, que de
ne pas être le bâtard d' un pape.
Quand j' ai assassiné le duc de Candie
mon frere, je n' ai fait que
suivre l' impulsion de la nature ;
elle me disoit qu' un sage obscur
ne vaut pas un souverain parricide.
Il est vrai que j' ai empoison
plusieurs cardinaux, que j' ai appellé
l' ennemi en Italie, que je
suis devenu le tyran de plusieurs
villes libres ; mais telle étoit ma
destinée, comme c' est la vôtre de
gouverner avec modération, et de
me tenir dans vos fers.
Je trouve mon bonheur à ensanglanter l' Italie,
comme Titus trouvoit
le sien à s' en faire adorer :
suis-je libre de ne pas desirer
mon bonheur ?
p186
Vous m' opposez des loix ! Ces
loix sont l' ouvrage des hommes,
et moi je suis celles de la nature.
Il ne vous est pas plus permis de
me menacer du dernier supplice,
parce que j' ai suivi mes penchans,
qu' à un philosophe de frapper un
aveugle-né, parce qu' il n' entend
pas son traité d' optique.
Si vous trouvez votre bonheur
à me faire périr, usez de la loi
du plus fort, j' y consens ; mais ne
m' opposez point des principes que
mon coeur m' empêche d' adopter ;
frappez, mais ne raisonnez pas " .
Je ne vois pas trop comment le pape
Jules Ii auroit pu refuter de tels
sophismes ; il auroit fait trancher la
tête à Borgia ; mais trancher une tête
n' est pas répondre à un homme de
tête.
Il n' y a qu' un moyen de refuter
p187
le bâtard d' Alexandre Vi, c' est de
nier le principe du livre de l' esprit ;
alors les scélérats n' ont plus de défense,
les souverains ont droit de
maintenir les loix, et la providence
est justifiée.
L' homme de bien qui a écrit le livre
dangereux de l' esprit n' a point vu
toutes les conséquences qu' on pouvoit
tirer de ses systêmes ; il étoit trop
heureusement né pour encourager au
crime les hommes foibles qu' il vouloit
éclairer. Ce n' est qu' aux philosophes
qui honorent sa personne,
qu' il appartient de refuter ses
paradoxes.
p188
Article 4.
songe de Marc-Aurele.
Marc-Aurele dormoit peu, parce
qu' il gouvernoit cent millions
d' hommes ; il pensoit pendant la
nuit au bien qu' il pourroit faire, et
il s' occupoit pendant le jour à l' exécuter.
Cependant les forces de son corps
ne répondoient pas à la vigueur de
son intelligence ; il s' assoupissoit
quelquefois malgré lui ; alors il faisoit
des songes : et quels songes ! Ils
prolongeoient la douceur de son
existence ; ils étoient sereins comme
l' ame de ce grand homme.
p189
Voici un des songes de cet empereur,
qu' on a trouvé écrit en grec
dans les ruines d' Herculanum. Ce monument
ne sera pas indifférent aux
philosophes. Un songe de Marc-Aurele
est plus utile au genre humain,
que le réveil de vingt rois.
L' an douzieme de mon empire,
le trois des kalendes de mars, vers
la troisieme veille de la nuit, les
dieux m' honorerent d' un songe,
moins pour me récompenser du peu
de bien que j' ai fait au monde, que
pour m' encourager à exécuter tout
celui que je voudrois faire.
Je me vis transporté en un instant
dans la sphere brillante où réside
Demiurgos, le géometre par
excellence. Tous les dieux étoient
rangés autour de son trône ; quand
on les voyoit hors du palais, l' oeil
p190
ne pouvoit soutenir l' éclat de leur
majesté ; mais dans le palais on
n' étoit frappé que de la splendeur de
Demiurgos.
Approche, Marc-Aurele, me dit
l' être des êtres, tu fais le bonheur
de tes égaux dans la petite fourmilliere
que tu gouvernes ; je veux t' apprendre
à y faire le tien, avant que
je te mette au nombre de ces intelligences
qui portent mes loix dans
les mille soleils que j' ai allumés au
sein de l' espace.
J' étois tombé aux pieds du grand
être, et je croyois n' exister que par le
sentiment de la reconnoissance,
lorsqu' un nouveau spectacle vint veiller
ma curiosité. Tout-à-coup un
nuage, qui étoit au-dessous de moi,
s' entrouvrit, et j' apperçus une espece
de sybarite, couché sur un lit
de roses auprès d' une jeune beau
p191
à demi-nue ; il chantoit à demi-voix
en me regardant :
foible mortel, né pour mourir,
laisse-toi consoler par la voix d' épicure ;
que ta vertu consiste à ne jamais souffrir.
Veux-tu te réveiller au sein de la nature ?
Viens t' endormir dans les bras du
plaisir.
p192
M' endormir ! Dis-je alors en moi-même ;
non, non, mon ame est trop
active pour goûter un bonheur qui ne
seroit qu' un songe. -on m' épargna
le soin de refuter épicure, je vis un
groupe de malheureux s' approcher
du lit de repos maudissant la philosophie
et l' existence ; je distinguai
parmi eux ce sénateur célebre, qui
engraissoit de la chair de ses esclaves
les murenes de ses viviers, ce
p193
Vitellius qui negna que pour
manger, et cette Messaline que le
plaisir fatiguoit, mais sans la rassasier,
et qui prostitua pendant tant
d' années à la plus vile populace de
Rome, l' honneur de son sexe et le
lit des Césars.
Un petit homme, fort replet et
sans barbe, se sépara de la troupe
et vint dire d' un ton fluté à épicure :
ne suis-je pas comme toi le fils
de la nature ? Pourquoi donc n' ai-je
jamais connu le plaisir ? Serai-je
à jamais malheureux, parce que je
suis mal organisé ?
p194
ô mon maître ! Dit le philosophe
Lucrece, ton systême sur le bonheur
n' a jamais fait le mien ; cependant
j' étois riche, robuste et voluptueux :
les trois parties du monde
contribuoient au luxe de ma table,
mon palais ne doit en magnificence,
qu' à celui de Lucullus : j' aimois
avec emportement, et j' étois
aimé de même : je cherchois le bonheur
par-tout, je ne l' ai point trouvé,
parce qu' il n' étoit point en moi.
Lucilia qui desiroit aussi d' être heureuse,
me donna un philtre pour
me rendre plus amoureux ; ce philtre
p195
me rendit frénétique ; c' est dans
les intervalles de mon délire que
j' interprétai tes principes sur la nature
des êtres ; je finis enfin par me
tuer à quarante-deux ans, ayant g
de tout, mais n' ayant joui de
rien, environné de disciples que
j' instruisois sans être persuadé, et
chef d' une secte dont je ne serai
jamais.
Pour moi, s' écria avec un soupir
le premier des Césars, la nature
sembloit m' avoir for pour être
l' enthousiaste d' épicure : j' étois le
mari de toutes les femmes, et la femme
de tous les maris ; mais je n' en
étois pas plus fortuné. Je possédois
et ne jouissois pas ; et quand
mon délire voluptueux étoit calmé,
je retrouvois au centuple le sentiment
pénible de mes malheurs, et
de mes attentats. Je ne me rappelle
p196
que deux instans de ma vie où le
plaisir m' ait rendu heureux : c' est
lorsqu' en pleurant sur la statue d' Alexandre,
je me sentis la force d' égaler
ce ros, et lorsque, perau
milieu du sénat de vingt-deux coups
de poignard, j' eus la générosité de
pardonner à mes assassins ; le reste
de ma vie, je n' ai point vécu.
Cesar parloit encore, lorsqu' un
spectacle effrayant ramena mes regards
du côté d' épicure : je ne vis
plus ce couple charmant ivre d' amour
et de joie, dont les bras enlassés, la
voix éteinte et les ames confondues,
sembloient attester la félicité de leur
existence. Pendant qu' on parloit autour
des deux amans, le plaisir étoit
déja loin d' eux ; les roses de leur teint
se flétrissoient, et le feu de leurs
regards commençoit à s' éteindre : la
tamorphose s' acheve ; les deux
p197
amis de la volupté deviennent des
squeletes qui ont horreur de s' embrasser :
le lit de fleurs sur lequel ils
reposent prend insensiblement la forme
d' un tombeau, et épicure d' une
main glacée écrit ainsi son épitaphe :
ci-gît le sensible épicure,
il chercha, définit, et chanta le plaisir,
mais celui qu' il goûta respiroit l' imposture ;
l' homme a des sens, mais ne sçait point
jouir,
il est créé par la nature
pour chercher le bonheur, l' ignorer et mourir.
Je vis ce désastre sans effroi, car
j' étois auprès de Demiurgos ; je me
sentois pénétré de son essence, et
je partageois sa sérénité.
à peine les nuages se furent-ils
unis sur le tombeau d' épicure,
que je vis se former tout-à-coup un
p198
édifice aërien, dont la base étoit
sur la terre, et le comble sembloit
soutenir le palais de Demiurgos ;
une multitude d' intelligences remplissoit
l' intervalle des deux planetes,
et formoit une chaîne immense,
dont un génie placé sur la terre tenoit
le premier anneau.
Ce génie étoit un philosophe qui
paroissoit absorbé dans de sublimes
ditations : son imagination brillante
s' occupoit à créer des rapports
entre le grand-être, et les petits
insectes qui rampent sur la terre :
les hommes se pressoient avec fracas
autour de lui ; d' indignes rivaux tâchoient
de le punir de ses talens ; mais
il écrivoit à la lueur des flambeaux,
que l' envie faisoit luire autour de
lui ; tant qu' il ne s' occupa qu' à méditer,
je le pris pour Archimede ;
mais il parla, et je reconnus Platon.
p199
Athéniens, disoit-il, je vous vois
rougir d' avoir empoisonné Socrate,
parce qu' il étoit plus éclairé que vous ;
mais ce n' est pas par un vain mausolée
que vous appaiserez sa cendre :
protégez les philosophes, honorez le
génie, cultivez la vertu ; c' est l' unique
moyen de réparer le grand vuide
que la mort du plus sage des hommes
a laissé dans la nature.
Vous desirez d' être heureux, et
vous suivez en cela l' impulsion de la
nature ; mais il n' y a que la philosophie
qui puisse vous conduire au
bonheur. Quand l' être, toujours le même ,
ordonna aux intelligences
p200
lestes de former l' homme avec
les principes de l' ame du monde,
il lui fit part d' une légere émanation
de sa raison éternelle ; ce n' est donc
qu' en cultivant cet entendement sublime,
qu' on peut se rapprocher
p201
sans cesse de la divinité ; le souverain
bien n' est que la science même
de ce bien ; apprenez à connoître,
et vous apprendrez à jouir.
La vertu est si belle qu' on ne
p202
doit la rechercher que pour l' amour
d' elle-même. Socrate la contemploit
lorsqu' il but la ciguë, et il
étoit heureux.
Ce n' est point aux vils sophistes
qui ont persécuté le sage à calculer
les plaisirs sublimes de l' entendement :
que leurs ames pusillanimes
lebrent les voluptés des sens, elles
ne sont pas faites pour connoître
d' autres jouissances.
Pour nous, que l' éternel géometre a
pénétrés de son essence, n' existons que
par la plus belle partie de nous-mêmes ;
élevons-nous à l' idée éternelle,
ditons et nous serons heureux.
Pendant que Platon parloit ainsi,
ses disciples contemploient l' idée
archetype, disputoient sans s' entendre
sur les abstractions, et bâtissoient
des mondes ; le peuple admiroit
p203
ces philosophes, et croyoit partager
leur bonheur en les admirant.
J' admirois aussi le divin Platon ;
mais je sentois que le souverain bien
ne consiste pas à faire des systêmes,
et ques qu' il faut raisonner pour
être heureux, il faut exclure du
bonheur les trois quarts du genre
humain.
Tandis que je réfléchissois ainsi,
Demiurgos fit un signe de tête ;
aussi-tôt le palais aërien disparut
comme un nuage léger ; la grande
chaîne se rompit, et le philosophe
qui la tenoit ne me parut plus qu' un
veur sublime.
à peine le fantôme brillant, que
l' imagination de Platon avoit produit
se fut-il dissipé, que je vis à sa
place une statue colossale dont l' oeil
humain ne sçauroit calculer les rapports ;
p204
sa tête reposoit dans le
sein de Demiurgos, et les pieds
touchoient à un point de la derniere
circonférence de l' univers ; elle avoit
l' oeil fixé sur le torrent des siecles
qui rouloit à ses côtés avec fracas,
et les mondes se pressoient autour
d' elle sans troubler sarénité. Aux
hommages que cette statue recevoit
des dieux subalternes, et encore plus
à une émotion extraordinaire qu' elle
excita dans mon coeur, je reconnus
la vertu... la vertu, le plus sublime... ;
p205
mais son éloge est fait, je
l' ai nommé.
Je détournai ensuite mes regards
vers la terre, et je vis un sage en
cheveux blancs revêtu de la diploïde
de Diogene qui montroit du doigt
la statue, et disoit aux hommes : les
générations se succedent, les mondes
s' alterent, les dieux subalternes
s' anéantissent ; mais l' être que vous
voyez est éternel ; toutes les intelligences
desirent leur bonheur, et
le bonheur n' est que dans la vertu.
Ce précepteur auguste du genre
humain, ce demi-dieu sur la terre,
étoit Zénon, mon maître, et
p207
celui de tous les rois qui se regardent
comme des hommes, et qui
veulent gouverner des hommes.
Tout ce qu' il y a eu de plus grand
dans l' espece humaine, composoit
une cour à ce philosophe ; on y distinguoit
particuliérement Thraseas
et Pétus, les martyrs de la liberté
romaine : Séneque, qui sauva pendant
trois ans la terre des fureurs de
ron, et l' intrépide Caton qui
trouva, à déchirer ses entrailles, un
bonheur que César cherchoit envain
dans la conquête du monde.
p208
Zénon, toujours l' oeil fixé vers le
simulacre colossal de la vertu, apprenoit
aux sages du portique à gouverner
toutes les facultés de leur
ame, à braver les douleurs des sens
et à conserver un sage équilibre entre
la vie et la mort : les hommes
appelloient ces principes, des paradoxes.
Mais qu' on me montre des
rités qui aient été plus utiles à la
terre que ces paradoxes ?
Zénon jetta un regard sur moi, et
je sentis une douce émotion ; je me
tournai vers la statue, et les traits de
flammes que ses yeux lançoient,
embraserent mon ame : cédant alors
à l' activité de mon enthousiasme,
je me jettai aux pieds de Demiurgos : -être
des êtres ! M' écriai-je
avec transport, mes voeux sont satisfaits,
j' ai vu le bonheur : il ne me
reste qu' à mourir ! ...
p209
je me retournai :ja Zénon avoit
disparu, la tête du colosse commençoit
à se cacher dans les nuages, et
tout-à-coup, il regna un grand silence
dans la nature.
Alors Demiurgos parla ainsi : -des
atômes ont osé créer le bonheur
suprême, mais il est tout entier
en moi ; et je cesserois d' être le
dieu de l' univers, si je le partageois
avec quelque intelligence. Pour la
félicité bornée, dont j' ai permis
à l' homme de jouir, je l' ai exposée à
tes regards dans un triple tableau.
Les trois principes de tes philosophes
sont bons, mais il faut les réunir :
chacun d' eux se trompe s' il parle
seul, et larité résulte de leur
union. N' oublie jamais que je t' ai
donné des sens pour en faire usage,
un entendement pour le diriger à la
p210
rité, et une volonté pour pratiquer
la vertu.
Il dit : je vis alors Platon, épicure
et Zénonunis au pied de la
statue de la vertu ; un nouveau trait
de lumiere vint pénétrer mon ame,
et je me réveillai.
LIVRE 3 INTRODUCTION 2
p211
De l' ame.
Dans les premieres époques du
genre humain on raisonnoit rarement
sur l' ame ; il y avoit alors peu
de métaphysiciens, et beaucoup de
gens vertueux.
L' art de disputer naquit chez les
grecs : ce peuple né avec des organes
sensibles, parlant la plus belle
langue de la terre, jouissant de la
liberté, ayant du goût et du loisir,
créa, pour ainsi dire, la métaphysique.
Ses sages méditerent, combinerent
des idées systématiques sur
les premieres causes, et ce qui n' arrive
p212
jamais à la rité, ils firent des
sectes.
Le paradoxe métaphysique qui fit
le plus d' honneur aux philosophes,
fut celui de l' ame universelle. On
imagina une chaîne qui lioit par des
anneaux imperceptibles, l' atôme à
la divinité : cette chaîne descendoit
de Jupiter à l' homme ; de l' homme
à la brute, qui a quelques étincelles
de raison ; de la brute aux plantes
qui sentent, végetent, et ont des
sexes comme les bêtes ; des plantes
aux fossiles, qui partagent leur organisation,
et des fossiles aux élémens
de la matiere. Cette idée étoit grande ;
elle formoit de la nature un
seul tableau, et un acte unique de
tout le systême des êtres.
On parut d' abord choqué d' une
opinion qui donnoit une ame au
soleil ; l' homme simple expliquoit
p213
les mouvemens de cet astre par une
chanique particuliere ; l' homme
à imagination les attribuoit à la volonté
du pere de Phaëton ; mais le
philosophe disoit au peuple et aux
poëtes, qu' il étoit bien plus simple
de donner une ame à une planete,
que de la faire mouvoir par ressort,
ou de lui donner un char et un cocher.
S' il se trouvoit des esprits bless
de voir que l' intelligence suprême
habitât une molécule de limon ou un
corps de chenille ; on lui répondoit
qu' il n' y a rien dans la nature qui
ne soit parfait à sa maniere ; que les
défauts ne sont pas dans les êtres,
mais dans l' esprit qui les compare,
et que Jupiter voit dume oeil la
coquille de l' huître, et le corps de
Pythagore.
Lorsque deux ou trois philosophes
p214
eurent impri leur sceau à cette
opinion, on la regarda comme une
de ces vérités éternelles qu' on ne
prouve point, et qui servent à prouver
tout ; cependant on ne persécuta
point ceux qui ne croyoient pas
à l' ame universelle ; chacun étoit libre
de ne pas adopter les idées générales.
Il est vrai qu' onprisoit
chez les grecs, comme chez nous,
ces hommes audacieux, mais on les
laissoit en paix.
Pythagore ayant trouvé, par hasard,
les rapports proportionnels des
sons, Timée en conclut que
p216
puisque Dieu avoit communiqué une
portion de sa substance intelligente,
à la substance brute de la matiere ;
il avoit suivi dans le mêlange
les gradations marquées dans l' échelle
musicale ; de-là il donna
à l' être suprême le nom d' éternel
musicien, comme Platon lui donna
dans la suite, celui d' éternel géometre.
Zénon rencrit encore sur Timée ;
p218
il représenta le monde comme un
grand animal sphérique, composé
de matiere et d' intelligence, ou comme
un feu artiste, qui renferme en
lui toutes les raisons séminales des
êtres, ou comme une horloge animée,
qui se plaît à compter elle-même
les heures qu' elle est contrainte de
marquer ; mais tout le monde ne
goûta pas cet animal, ce feu et cette
horloge, et on ne pardonna à Zénon
sa physiologie, qu' en faveur de la
sublimité de sa morale.
Aristote qui vouloit être créateur
en philosophie, détruisit avec deux
syllogismes le feu artiste de Zénon et
la musique de Pythagore ; mais il
n' osa toucher au grand principe de
l' ame universelle, que la moitié de
la terre regardoit comme le code de
la nature.
Dieu, suivant ce philosophe, est
l' éther de l' éther qui imprime un
certain mouvement aux intelligences
inférieures : celles-ci meuvent
les cinquante-cinq spheres qui entrent
dans le systême céleste, et l' influence
p219
sympathique des spheres,
unies aux enteléchies, c' est-à-dire,
aux ames des individus, gouvernent
le monde sublunaire. -pour Aristote,
il a gouverné pendant vingt
siecles la terre pensante, avec ces énigmes.
Suivant les principaux fabricateurs
du roman philosophique de l' ame
universelle, l' intelligence humaine
descendoit du ciel avec la même facilité
que Mahomet dans la suite
y monta. Elle partoit de la sphere
du premier moteur, se glissoit le
long du zodiaque, depuis le cancer,
jusqu' au capricorne, et quand
deux êtres avoient sacrifié à l' amour,
elle entroit dans le foetus : les sophistes
sçavoient précisément le jour
l' ame avoit quitté le ciel, et
l' instant elle avoit vivifié le germe ;
car Dieu avoit dit tout cela à Pythagore.
p220
Cette doctrine n' étoit pas particuliere
à la Grece. Belus en avoit enseigné
les dogmes fondamentaux aux
chaldéens, Zoroastre aux perses,
Hermes aux égyptiens, et les Brachmanes
aux peuples de l' Inde : on
la retrouve jusque dans la Sythie,
et chez les celtes ; tant les idées
simples en métaphysique sont faites
pour le genre humain.
Il est inutile de parler ici de Rome,
car ses philosophes n' ont fait
que se traîner sur les pas des grecs ;
ils ont cité, traduit, commenté leurs
principestaphysiques, et n' ont
rien créé d' eux-mêmes, pasme
des erreurs.
p221
Pour nous, nous n' avons point
existé avant Descartes : nos premiers
siecles furent sans écrivains ; les suivans
furent encore plus malheureux,
car ils en eurent de mauvais. Je ne
connois point, en effet, de tems plus
barbare que celui l' on se croyoit
éclairé, parce qu' on étudioit l' éloquence
dans Aquilégius, la philosophie
dans Ferrabrit, et l' histoire
dans les prophéties de Merlin.
Enfin Descartes vint, il anéantit
l' ame universelle, et le monde
philosophique parut rouler sur un
autre pivot.
Ce grand homme a posé des limites
invariables entre l' ame et la
matiere ; et quand il n' auroit jetté
parmi les êtres qui pensent, que
ce grand trait de lumiere, il mériteroit
qu' on lui pardonnât d' avoir
fait de la bête une machine, et de
p222
Dieu un ignorant architecte.
Il n' y a qu' un pas dans la carriere
thaphysique, entre Descartes et
Leibnitz ; car l' intervalle est rempli
par des hommes d' esprits qui n' ont
rien créé. Le philosophe de Leipsick
fit de l' ame une monade, et expliqua
tous les phénomenes de son
union avec la matiere par l' harmonie
préétablie ; une partie de l' Europe
le crut, car il établissoit un
nouveau systême : et qu' est-ce que
la métaphysique sans systême ?
J' admire beaucoup tous les hommes
de génie qui ont voulu me guider
dans le dédale de la métaphysique,
quoiqu' ils m' aient égaré ; mais
je ne ferai point comme eux de systême ;
il me semble qu' en général
un systême ne prouve rien, si ce n' est
l' esprit de son auteur.
La psychologie est la science de
p223
l' ame ; or il doit y avoir une psychologie
expérimentale, comme une
psychologie raisonnée ; c' est à la premiere
que je m' attacherai ; l' autre ne
sert qu' à éveiller le nie du fanatisme,
et à substituer l' art de raisonner à la raison.
Mais y a-t-il un instrument assez
exact pour faire des expériences sur
l' ame ? Peut-on appliquer à notre intelligence
ce prisme, dont Newton
se servit avec tant de succès pour
décomposer la lumiere ? Nos grands
taphysiciens en sont persuas ;
j' en sçais bien la raison ; c' est qu' ils
croient tenir le prisme entre les
mains.
LIVRE 3 CHAPITRE 1
p224
Théorie gérale
de l' ame.
Pour éclairer l' homme sur la nature
de ses devoirs, il faut faire l' analyse
de ses facultés ; il faut le
considérer quelques momens comme
un être isolé, abandonné par la nature
dans le vague de l' espace, et
qui n' auroit besoin que de lui-me
pour exister et pour être heureux.
L' homme est composé de deux
substances qui paroissent essentiellement
contraires, et qui doivent
cependant agir avec harmonie : c' est
le corps et l' ame.
p225
L' ame apperçoit, l' ame veut,
l' ame sent : voilà donc trois facultés
réellement distinges ; c' est ce
qui constitue l' entendement, la volon
et la sensibilité.
On ne peut se dispenser de traiter
ici de cette partie de la philosophie
qui regarde l' ame humaine,
et qu' on connoît sous le nom de
psychologie, parce que les grands
principes de l' éducation reposent
tous sur cette connoissance : telle est
l' union intime de la théorie de cette
science à la pratique, que tout étant
égal d' ailleurs, un psychologue doit
être meilleur pere, meilleur ami,
et meilleur citoyen qu' un homme
qui ne l' est pas.
La psychologie fournit de grands
principes au droit naturel : il est en
effet très-difficile de remplir les
devoirs qui résultent de l' union de
p226
l' ame avec le corps, si on ne connoît
pas jusqu' à un certain point le
chanisme de ses facultés ; le sage
de la nature doit être psychologue.
La morale doit à cette science
autant que le droit naturel ; car nos
perceptions influent prodigieusement
sur nos passions, en prêtant
des couleurs au vice ou à la vertu,
et en confondant leurs caracteres.
Pope, Paschal et Malebranche, n' ont
pandu tant de lumieres sur la morale
que parce qu' ils avoient étudié
la psychologie expérimentale.
Cependant de tous les auteurs qui
ont laborieusement compilé des syllogismes
sur le droit naturel, il n' en
est aucun qui ait traité de la psychologie ;
cette partie est totalement
oubliée dans les écrits politico-naturels
de Wolf, de Cumberland et de Puffendorff ;
ils ont mieux aimé déviner
p227
les décisions de notre intelligence,
que de les trouver en étudiant
son méchanisme.
Cependant on ne s' arrêtera ici à la
théorie de l' ame que pour en tirer
de grands principes : on écartera avec
soin toutes ces questions captieuses,
frivoles ou absurdes, qu' on a honorées
pendant plus de deux mille ans du
nom de méthaphysique, et qui n' ont
servi qu' à faire douter aux bons philosophes
s' il existoit une science de
ce nom.
p228
Article 1.
de ce que nous connoissons en psychologie.
on mettroit en deux lignes tout
ce que nous sçavons sur la théorie de
l' ame ; mais ce que nous ignorons
sur cette matiere, ne pourroit être
exposé que dans d' énormes volumes.
Cependant, comme on écrit pour
tous les hommes, on se croit obligé
de s' étendre un peu sur nos vraies
connoissances, et de se resserrer sur
les questions où le philosophe ne
peut que douter.
p229
l' ame existe.
le philosophe qui croit que tout
est matiere, et celui qui croit que
tout est intelligence, sont peut-être
d' accord sur l' ame ; ils en nient également
l' existence.
Comme tout ce qu' on voit est matiere,
on est d' abord porté à supposer
que l' étendue est l' essence de tout
ce qui existe : ce raisonnement convient
à la paresse de l' esprit humain,
et on l' adopte, non parce qu' il est
juste, mais parce qu' il épargne des
recherches.
Les hommes d' un nie actif, qui
n' examinent les effets que pour
découvrir les causes, raisonnent différemment ;
ils disent qu' un être sans vie
et sans organe ne sçauroit exister ;
p230
que les fossiles ne forment point une
matiere brute, par la raison que la
nature n' agit en eux que d' une maniere
sourde et enveloppée ; enfin
qu' il y a une force active répandue
dans l' univers qui domine plus ou
moins dans tous les êtres visibles :
de-là ils concluent que l' intelligence
forme la substance de tout ce que
nous voyons, et que la matiere n' est
qu' un instrument dont se sert cette
substance pour ployer son énergie.
Cette idée qui tend à faire de
l' homme un être simple, renverse
l' échelle des êtres, ramene le rêve
philosophique de l' ame universelle,
et aantit notre intelligence en voulant
lui donner le sceptre de la nature.
Il existe en nous une substance qui
raisonne, essentiellement opposée à
la substance qui digere, le méchanisme
de leur union nous est parfaitement
p231
inconnu ; c' est le grand problême
de la nature, dont l' homme
est la solution, mais Dieu nous en
a caché la méthode.
Un pyrhonien nioit le mouvement ;
un homme de bon sens, pour toute
ponse, se contenta de marcher devant lui.
Si un philosophe nioit devant
moi l' existence de l' ame ; je lui
dirois : tu parles : tu veux me convaincre,
tu es assez réfuté.
Je n' aime point l' hypothese absurde
de Berkeley, mais je pense que
l' existence de l' ame est bien mieux
démontrée que celle du corps. Nous
ne pouvons juger que la matiere existe
que par le rapport vague de nos sens ;
mais je pense, et pour mon ame,
il n' y a point de différence entre
penser et exister.
Je juge de l' existence de mon ame
par une conscience intime, et de
p232
celle des autres hommes par analogie.
Ce sentiment intérieur qui constitue
la pensée, est composé de la sensation
de mon existence actuelle,
du souvenir de mon existence pase,
et de l' espérance que j' existerai encore.
Ainsi je porte sans cesse avec
moi une triple certitude que j' ai une
p234
ame : le sens intime, l' idée du tems,
la sensation des objets extérieurs,
tout seunit à me préserver de la
pénible anxiété du scepticisme.
l' ame est un être simple.
nous ne connoissons point d' être
simple parmi les corps : le point mathématique
n' est qu' une abstraction ;
épicure est tombé avec ses atomes,
et le grand nom de Leibnitz n' a pu
procurer un instant d' existence à ses
monades.
Quand on raisonne par induction,
on tire de cette idée de fortes preuves
pour la simplicité de l' ame ; la
pensée a beau se modifier de cent
façons diverses, je sens qu' elle est un
être indivisible ; ce moi, qui apperçoit,
qui compare, et qui raisonne,
doit être simple, parce qu' il n' est
aucun des objets qu' il apperçoit, qu' il
compare, et sur lesquels il fait de
bons ou de mauvais raisonnemens.
p235
Si j' approche de mon odorat une
tige de julienne, si j' écoute un air
de Hasse ou un duo de Pergolese, si je
me rencontre dans la solution d' un
problême avec Archimede : le plaisir
que je ressens ne se partage point entre
deux principes ; je compare les
parfums, les sons mélodieux, ou les
calculs algébriques sans me partager,
et j' éprouve les sensations les plus
délicieuses, sans que les facultés de
mon ame se confondent.
Si l' ame n' étoit pas simple, l' homme
seroit un être contradictoire ; pendant
qu' une partie de mon ame savoureroit
la mousse pétillante du vin
de Sillery, une autre partie pourroit
n' éprouver, en la goûtant, que la
plussagréable des sensations ; pendant
que je lirai Cinna, je serois en
me-tems enchanté et ennuyé ; le
principe de l' existence de Dieu me
p236
paroîtroit à la fois une vérité et un
paradoxe.
Locke a donné atteinte à la simplicité
de l' ame, en laissant douter
si la matiere ne peut pas penser ; des
taphysiciens qui n' avoient pas
acheté par de grandes découvertes
le droit d' errer comme ce grand
homme, ont appuce systême en
disant qu' il n' appartient pas à des
philosophes de décider Locke
a douté, puisqu' ils ne connoissent ni
l' essence de la pensée, ni celle de la
matiere ; mais cette double connoissance
n' est pas nécessaire pourmontrer
la simplicité du principe
qui m' anime ; il suffit d' observer
que le sujet de la pensée étant un,
et que celui de la matiere étant
multiple, ces deux substances renferment
des propriétés essentiellement
inalliables ; la notion des essences
p237
peut bien donner à ce raisonnement
un nouveau degré d' évidence,
mais elle ne sçauroit en altérer
la justesse.
Il y a des modernes qui ont employé
plusieurs volumes à réfuter
deux pages de Locke. Comme ils
s' appuyoient sur le systême des idées
innées, qu' ils affirmoient toujours,
et ne doutoient jamais, et qu' ils employoient
beaucoup d' injures et peu
de raisons ; les hommes simples
p239
et droits ont jugé de la cause par ses
défenseurs, et ils sont devenus partisans
de Locke sans l' entendre.
D' un autre côté un homme connu
par l' étendue de ses connoissances,
a défendu Locke, sans le nommer,
par tous les sophismes qu' une imagination
brillante peut produire.
p241
Il a donné à l' erreur les livrées de
l' esprit, et le commun des lecteurs
l' a prise pour larité.
Malgré tant de causes qui affermissent
sur la terre l' empire du préjugé,
l' idée d' une ame matérielle
sera toujours une contradiction pour
l' homme droit qui n' interroge personne,
mais qui réfléchit et qui étudie
p242
son coeur plutôt que les livres de
taphysique.
Si l' ame étoit matérielle elle pourroit
donc être confondue avec le
corps ; mais il s' ensuivroit de ce
principe d' étranges conséquences ;
on jugeroit de la force de l' intelligence
p243
par le diametre de la machine ;
et il se trouveroit que le corps svelte
et effilé de Virgile auroit bien moins
d' ame que l' épaisse circonférence de
Vitellius.
Ceux qui font de l' ame une matiere
extrêmement subtile, ne sont
gueres moins absurdes. Qu' est-ce que
des atômes intelligens ? Où seroit
leur centre de réunion ? Comment
un petit cube de matiere enchaîne-t-il
le passé avec l' avenir, décompose-t-il
l' entendement humain, fait-il
la Henriade ?
Si l' ame étoit matérielle, une idée
occuperoit toute l' étendue pensante,
et alors d' autres idées ne pourroient
s' y loger ; ou bien cette perception
n' en occuperoit qu' une partie, et
alors le sujet de cette perception seroit
à la fois pensant et non pensant :
on n' a jamais répondu à ce dilemme.
p244
Les partisans de l' ame matérielle
n' expliqueront jamais comment un
seul moi peut être composé d' un
million d' idées ; comment une perception
peut avoir des degrés de
masse ou de vîtesse ; comment l' activité
de l' ame peut se concilier avec
la force d' inertie qui est le partage
de la matiere.
L' ame est donc un être simple :
cependant elle peut approuver à la
fois deux sentimens, et percevoir
deux idées ; car elle juge et elle a des
plaisirs relatifs ; il ne lui faut qu' un
instant indivisible pour goûter la symtrie
d' un édifice, l' ensemble d' une
tragédie, ou l' harmonie d' un choeur
de Rameau.
Il n' est pas aussi aisé de démontrer
l' unité de notre ame, que sa simplicité ;
en effet, on voit si peu d' analogie
entre la faculté de sentir et celle
p245
de combiner des idées, qu' on a dû
naturellement soupçonner en nous
deux principes. Ce nouveau genre de
manichéisme est un des plus ingénieux
paradoxes que l' esprit humain
ait inventés ; si cependant c' est un
paradoxe.
Pythagore, Bacon et M de Buffon
pensent tous les trois que l' homme
intérieur est double ; il y a un
principe qui le fait raisonner, et un
autre qui le fait sentir. L' entendement
p247
n' est point la sensibilité, et
la sensibilité n' est point le corps ; mais
l' harmonie de ces trois substances
compose cet être inexplicable qu' on
appelle l' homme.
Ce systême peut être faux ; mais
p249
il me plaît, soit par sa simplicité,
soit par la maniere lumineuse avec
laquelle il explique les phénomenes
de l' animalité et de l' intelligence ; il
semble donner aux hommes de génie
la clef de la nature.
L' homme est souvent en contradiction
avec lui-même ; tout est expliq
par le combat instantané des
deux principes.
L' ame semble naître avec le corps,
se velopper avec ses organes, et se
dissoudre avec la machine qu' elle gouverne :
tout cela peut arriver au principe
sensible ; mais le principe intelligent,
p250
toujours semblable à lui-me,
malgré la prison qui le renferme,
ne descend dans l' abyme de la tombe
que pour y déposer ses chaînes, et
remonte ensuite libre et pur dans le
sein de la divinité.
Depuis que les hommes disputent,
ils sont partagés sur l' ame des bêtes.
Des physiciens qui les voyoient agir
avec intelligence, leur donnerent une
ame semblable en tout à la nôtre ;
Descartes qui craignoit l' inquisition,
en fit des automates : il vaudroit peut-être
mieux leur faire part de notre
principe sensible ; ce seroit un
moyen de n' être ni absurde ni dangereux.
Malgré l' utilité du systême des
deux principes humains, il est probable
qu' il ne sera jamais universellement
adopté, parce qu' il épargneroit
une multitude de disputes, et
p252
que le métaphysicien ne se regarderoit
plus que comme un être passif,
si on lui ôtoit la liberté de disputer.
l' ame est un être actif.
quand le tissu léger des fibres
nerveuses est agité, l' ame répond à
ce mouvement, et elle a une perception
ou une sensation ; ainsi il n' y a
point d' action de la machine organisée
sur l' esprit, qu' il n' y ait une
réaction de l' esprit sur la machine.
Cette activité de l' ame est une
espece de force motrice dont on peut
p253
calculer les effets, mais dont on ne
sçauroit déterminer la cause : et il
en est de même de tous les premiers
principes ; Dieu nous a donle
grand livre de la nature ; mais il en
a ôté le frontispice et les titres des
chapitres.
Cette force motrice de l' ame constitue
ce que nous nommons la volonté ;
car l' essence de la volonté consiste
dans le pouvoir d' agir ; et l' exercice
de ce pouvoir est ce qu' on appelle la
liberté.
p254
Tous les hommes n' ont pas le
me degré d' activité dans l' ame ;
il y a parmi eux des êtres stupides
sur lesquels les sensations ne font
que glisser, qui ne combinent presque
jamais, et dont l' indolence se
refuse au travail pénible de penser :
toute l' action d' un caffre ou d' un
chichimecas semble se borner au
jeu extérieur de ses organes.
Il n' en est pas de même des hommes
de génie ; l' activité de leurs
ames semble ne devoir se mesurer
qu' à la puissance de la nature. Cesar,
Locke et Richelieu ne recevoient
jamais deux sensations sans les comparer ;
ce qui n' éffleuroit pas les cerveaux
ordinaires, laissoit dans les
leurs des traces profondes ; lorsque
le peuple n' avoit que de légeres sensations,
ils avoient de grandes idées.
p255
l' ame est libre par la pensée.
je touche à un des plus beaux privileges
de la nature humaine : privilege
qui doit suffire au malheureux
pour le consoler du tourment d' exister ;
mais dont les hommes en général
sentent peu l' excellence, parce
qu' ils ne craignent pas de le perdre.
Nous ne sçavons point si la pensée
constitue l' essence de l' ame, ou si
elle n' en est qu' une des principales
facultés ; mais nous pouvons du moins
affirmer que l' ame est libre par la
pensée.
Le sentiment intérieur et les organes
des sens fournissent à l' homme
les matériaux de ses pensées ; l' ame
les combine à son gré, les déplace,
les analyse et les décompose ; la nature
p256
a plus étendu son despotisme
sur les objets de ses idées, que le
fanatisme n' a étendu celui des Sophis
de Perse sur ces millions d' esclaves
qu' ils gouvernent.
J' ai parlé d' esclaves ; mais si je
juge des hommes par la plus noble
partie d' eux-mêmes, naturellement
il n' y en a point. Quelle est la puissance
qui peut captiver la pensée
d' un être intelligent ? Elle est libre
malgré les sophismes d' un fanatique,
les caprices d' un divan, ou le cimeterre
d' un despote.
S' il y a des ames qui soient devenues
esclaves, il ne les faut chercher
que parmi les hommes mal organisés,
les despotes et les persécuteurs.
L' ame, par la pensée, secoue le
joug de toutes les puissances de la
terre ; elle franchit aussi les limites de
la nature, et parcourt l' immense
p257
région des abstractions ; il ne lui en
coûte pas plus pour créer des monstres
que pour percevoir des objets
sensibles ; tout me prouve l' étendue
de sa liberté, et rien ne m' en signe
les bornes : Paschal pouvoit la définir
comme il définissoit la nature,
un cercle infini dont le centre est partout,
et dont on ne voit nulle part
la circonférence.
p258
Article 2.
de ce que nous ignorons en psychologie,
pneumatologie, ontologie, etc.
il y a plusieurs années que je tente
de faire de la psychologie la physique
expérimentale de l' ame : chaque pas
que je fais semble m' éloigner de ma
carriere ; je cherche des axiomes, et
je ne trouve que des doutes ; je voudrois
parcourir une plaine riante et
unie, et je ne rencontre que des abymes
dont mon oeil même frémit de
mesurer la profondeur.
Voici les problêmes que je me suis
proposé d' examiner ; je n' ai encore
trouvé aucune solution qui m' ait pleinement
p259
satisfait : je puis être ignorant,
mais du moins je le suis de
bonne foi.
C' est aux philosophes plus hardis
que moi à me conduire sans boussole
dans les terres australes de la métaphysique ;
cependant je suis convaincu
que ni Locke ni même Malebranche
n' auroient voulu me servir
de pilotes.
Puisque le hasard ne sçauroit être
le premier principe, pourquoi tout
ce qui existe n' est-il pas nécessaire ?
Tous les grands phénomenes de
la nature ne pourroient-ils pas être
comparés à ces hyéroglyphes qu' on
découvre de tems en tems dans les
monumens de l' égypte ; ici je vois
un fleuve, là un serpent qui mord
sa queue, ailleurs une figure d' homme
p260
à tête de chien ; mais ce fleuve
est-il le Nil ? Ce serpent est-il l' être
suprême ? Ce monstre est-il le dieu
Anubis ? Il n' y a que les contemporains
d' Hermes qui pussent nous expliquer
le sens de ces caracteres mystérieux ;
il n' y a aussi que l' être des
êtres qui sçache le pourquoi de tout
ce qui existe.
L' ontologie n' est-elle pas en géral,
pour des intelligences aussi
bornées que nous, la science des effets
sans les causes.
L' ame, disent les philosophes,
est une substance : mais qu' est-ce
qu' une substance ? L' ignorant se tait ;
le sçavantraisonne et le silence de
l' un n' est pas plus obscur que le jargon
scientifique de l' autre.
p261
Notre ignorance, ou, si l' on veut,
nos lumieres ténébreuses sur l' essence
des choses, viennent peut-être de ce
que nous tirons la plupart de nos
connoissances de nos sens : seroit-il
donc impossible qu' un être à qui la
nature auroit donné plus d' organes
qu' à l' homme, que Micromegas par
exemple, vît les roues et les poulies
de la grande machine, dont nous ne
voyons que les opérations ?
Le métaphysicien peut-il calculer
l' intervalle immense qui se trouve
entre l' essence réelle des choses, et
l' essence nominale ?
Prouve-t-on par la raison qu' il y
a des esprits purs ? S' ils existent, sont-ils
supérieurs aux êtres mixtes ?
Qu' est-ce que l' espace pur ou l' étendue
p262
spirituelle admise par Clarke
et Newton ? Ces hommes de génie se
sont-ils contredits, ou leurs lecteurs
manquent-ils d' intelligence ?
Quand Descartes a affirmé que
nous avions de l' esprit une notion
plus claire que de tout autre être, n' a-t-il
pas voulu seulement faire entendre
qu' il avoit beaucoup plus d' esprit
que la plupart de ses lecteurs ?
Tous les êtres ont-ils une conscience
intime de leur existence ?
Que désigne le nom d' ame don
au principe qui nous anime ? On voit
les planetes décrire d' immenses ellypses,
p263
et on prononce le mot de
mouvement ; on voit une pierre tomber,
et on prononce celui de gravitation :
mais y a-t-il des êtres réels
qu' on puisse nommer ame, mouvement
et gravitation ?
p264
Pour connoître l' ame ne seroit-il
pas nécessaire de l' envisager hors de
l' influence des sens, et loin du jeu
des fibres organiques ? Mais la raison
conçoit-elle mieux une ame humaine
parée du corps, qu' une mer sans
eau, et une montre sans rouages ?
Une ame sans corps, ou un corps
sans ame, donneroient-ils une idée
me imparfaite de l' homme ?
Philon et Avicenne donnoient une
ame intellectuelle aux étoiles ; Simplicius,
trois de nos sens, et saint Thomas,
une ame sensitive : faudroit-il
en conclure que la nature
de l' homme ne differe pas de celle
des signes du zodiaque ?
Il y a eu des philosophes qui ont
affirmé que notre ame n' étoit pas distinguée
p265
de Dieu ; d' autres nous
ont fait part de celle des intelligences
supérieures ; une foule de métaphysiciens
a confondu notre ame avec
celle du monde : ne seroit-il pas plus
simple de dire que l' homme a son
ame, comme Dieu a son intelligence,
comme une rose a le principe
qui la fait végéter ?
J' ai demandé aux philosophes de
tous les âges ce que c' étoit que l' ame ;
Thalès m' a répondu que c' étoit
une nature en mouvement ; Aristote,
l' acte premier d' un corps organique ;
Dicéarque, les concordances des
quatre élémens ; Anaxagore,
de l' air ; Hyppon, de l' eau ;
Démocrite, du feu ; Lucrece, un
atôme ; épicure, Hobbes et Spinosa,
un amas de corpuscules agités ; d' autres
enfin, un souffle, de l' éther, une
p266
quintessence, un nombre, ou une
entéléchie. -j' ai admiré toutes ces
sçavantes définitions, mais je suis
resté dans mon ignorance.
Dans mon incertitude, j' ai voyagé
dans le monde de Descartes ; ce
philosophe qui a inventé la matiere
subtile, la matiere cannelée, et les
petits tourbillons, mais qui étoit un
grand homme, m' a affirmé que la
pensée étoit l' essence de l' ame : j' ai
pondu en bégayant à ce philosophe
affirmatif, qu' un sujet n' étoit
jamais sans son essence, et que suivant
son principe, il faudroit que
l' ame pensât, non seulement pendant
le sommeil, mais encore dans le
foetus, ce qu' il étoit fort difficile de
me démontrer ; j' ajoutai qu' il étoit
évident que la pensée étoit une des
facultés de l' ame, mais non qu' elle
p267
en ontinuât l' essence. -le philosophe
de Stockholm me dit qu' il
penseroit à cette objection, et il mourut
en y pensant.
Un homme de génie dans le fond
de l' Allemagne déclamoit avec force
contre les anciens et les modernes ;
il frayoit de nouvelles routes
aux géometres, il détruisoit les systêmes
et en bâtissoit d' autres à merveilles ;
c' étoit l' immortel Leibnitz ;
je lui communiquai mes doutes ; il
me dit : l' ame est une monade, ou
si vous voulez, un miroir représentatif
de l' univers. Dans cette tasse de caffé
que je vais prendre, il y a, peut-être,
une foule de monades qui seront
un jour des ames humaines.
p268
Les monades qui me font raisonner,
sont des êtres simples, qui ne sont
pas plus dans le lieu que le point
mathématique ; elles ont des rapports
sans commerce réciproque, et
elles agissent avec harmonie sans
aucun concert d' activité. -je quittai
Leibnitz, accablé de son génie,
mais tout aussi ignorant. Le dernier
philosophe que j' ai consulté sur l' essence
de l' ame, est Locke ; ce bon
homme me dit, avec simplicité, qu' il
n' en sçavoit rien, et je fus gri alors
de la manie de tout sçavoir.
Connoît-on mieux la génération
des ames que leur essence ?
Tertullien fait venir en droite
p269
ligne nos ames de celle d' Adam,
et l' inventeur des monades appuie
par ses raisonnemens l' idée de cet
arbre généalogique : cette opinion
n' est-elle pas plus vraisemblable que
celle de ces théologiens luthériens,
qui enseignent comme un article de
foi, que les ames sont engendrées
par les ames ?
Si l' ame n' existoit pas dans le germe
avant qu' il fût développé, concevroit-on
la méchanique de leur union ?
Faudroit-il supposer les ames errantes
p270
dans le vague de l' espace, et attendant
pour animer les corps, les caprices
de l' amour ?
L' esprit dans le germe a-t-il une
conscience intime de son existence ?
Pourquoi l' esprit ne se rappelle-t-il
pas la gradation de son intelligence
depuis qu' il habitoit dans le
germe, jusqu' au moment où il eut
des sensations, et de là jusqu' au tems
il commença à raisonner ?
Comment l' homme passe-t-il de
l' état d' être capable de sentir et de
penser, à celui d' être qui sent et qui
pense ?
Par quelle singuliere méchanique
une substance non étendue peut-elle
être unie à une substance étendue ?
p271
Quelle est la nature de l' action de
l' ame sur la matiere ? Nous sentons
bien qu' il y a un agent dans l' homme ;
mais comment opere cet agent ?
Nos brillantes théories ne se bornent-elles
pas toujours à calculer les effets
et à déraisonner sur les causes ?
Pourquoi les facultés de l' esprit,
qui n' est point un corps, suivent-elles
les progrès de l' organisation du corps
qui n' est point esprit ?
Comment l' ame agit-elle dans l' intérieur
de l' homme, et réagit-elle
sur la matiere ? Qu' est-ce que son
mouvement, puisqu' elle n' est pas
étendue ?
Est-ce raisonner avec justesse que
de dire : telles qualités appartiennent
nécessairement à l' esprit, parce qu' il
p272
est évident qu' elles sont contradictoires
avec les propriétés de la matiere ?
Nous qui raisonnons avec tant d' esprit
sur la matiere, avons-nous quelqu' idée
claire de ses propriétés ?
Qu' est-ce que l' étendue ? Quand l' antiqui
l' a défini, partes ext partes,
elle a dit : l' étendue est l' étendue ;
ce qui n' est pas prodigieusement lumineux.
Y auroit-il quelque rapport secret
entre l' activité de l' ame et l' activi
de la matiere ? Si ce rapport existe,
le compas de la métaphysique peut-il le mesurer ?
Quelle est la nature de ces esprits
animaux dont les vaisseaux même
qui les filtrent sont hors de la portée
p273
de nos microscopes, qu' on a soupçon
avoir beaucoup d' analogie avec le
fluide électrique, et qui ont tant de
pouvoir pour remuer les facultés de
notre ame ? Cette matiere singuliere
nous est-elle plus connue que la matiere
subtile, ou la matiere cannelée ?
Peut-on imaginer avec quelques
psychologues, dans les esprits des
nerfs, une composition analogue aux
cinq sens, et qui se divise au gré
de l' ame, comme les sept couleurs
de la lumiere à la voix de Newton ?
Qui pourroit m' expliquer pourquoi
mes sensations me trompent moins
que mon entendement ? Je ne prends
point une rose pour une perle, mais
tous les jours je prends de petits
effets pour de grandes causes ; il semble
p274
que la vérité soit dans les objets,
plutôt que dans mon esprit qui les
compare.
Quels sont les rapports entre les
idées que l' ame reçoit par un sens,
et les idées qu' elle reçoit par un autre ?
Pourquoi la méchanique de chaque sens
a-t-elle ses regles à part ?
Il y a un intervalle infini entre le
parfum d' une rose et les couleurs
brillantes du prisme de Newton, et
cependant mon ame peut jouir à la
fois des deux sensations ; elle unit
deux sentimens inalliables.
Dans le phénomene de la vision,
comment les faisceaux lumineux agissent-ils
sur la rétine ? Comment la
rétine agit-elle sur le nerf optique ?
Et comment le nerf optique agit-il
sur l' ame ?
p275
Y a-t-il des molécules organiques ?
Si elles existent, quel est le pouvoir
de l' ame sur ces atomes sensibles ?
Est-il vrai que la volonté et l' entendement
soient deux facultés paralleles,
et que leurs opérations soient
semblables ?
Quelles sont les bornes qui distinguent
dans l' homme l' agent libre de
l' agent nécessité ?
Je suis libre ; mais pourquoi mon
oeil, ma langue et ma main obéissent-ils
à ma volonté, et que mon
sang n' y obéit pas ?
p276
L' idée de Locke, que la nécessité
de chercher son bonheur est le fondement
de la liberté, ne seroit-elle
qu' un paradoxe ?
On dit que l' idée est un mode
de l' ame ; mais peut-on avoir une
idée claire d' un mode, quand on
n' en a point de la substance ?
Le mouvement d' une fibre organique
fait naître une idée ; mais
qu' est-ce qu' une fibre organique ? Est-elle
composée d' autres fibres qui se
subdivisent à l' infini, ou bien est-elle
composée de corpuscules élémentaires ?
Pouvons-nous avoir une idée claire
des modifications de l' ame ? Concevons-nous
comment elle devient rouge en voyant
de l' écarlate, et comment
p277
elle sent le musc lorsqu' on approche
ce parfum de l' odorat ?
Quel est le siege de l' ame, ont demandé
les philosophes ? Est-ce le
coeur ? Est-ce le corps calleux ? Est-ce
le centre ovale, ou le tissu nerveux ?
Faut-il le placer avec Descartes dans
la glande pinéale, avec Willis à l' origine
de la mouëlle alongée, ou avec
Boerhaave dans la substance médullaire
du cerveau ? Je suis moins étonné
de l' absurdité des réponses, que
de celle de la question. Quoi ! Pense-t-on
que l' ame soit renfermée dans le
corps, comme une essence est contenue
dans un vase ? Placer l' ame dans
le plus petit point du cerveau est
une erreur aussi grande que de la loger
dans le soleil.
L' anatomie semble avoir prouvé
p278
que le cerveau est le centre unique
aboutissent les faisceaux, soit de
fibres sensitives, soit de fibres intellectuelles ;
mais la théorie de l' ame
n' en est pas plus avancée. Quel est le
philosophe capable de nous tracer
l' histoire des opérations du principe
pensant qui réside en lui ? Et quand
me il en auroit le pouvoir, cette
anatomie d' un individu pourroit-elle
s' appliquer au systême général des
esprits ?
La raison nous éclaire-t-elle davantage
sur la destinée future de l' ame, que
sur son origine ou sur son essence ?
Elle nous dit qu' elle est immortelle ;
mais elle s' arrête-là. S' il
ne s' agissoit que de bâtir d' ingénieuses
hypotheses, on satisferoit aisément,
non les philosophes, mais les
curieux : la doctrine de Pythagore
p279
sur la transmigration des ames parut
long-tems à l' orient l' évangile de la
raison. Le siecle dernier vit naître en
Angleterre un nouveau systême sur
la métempsycose qui rend raison de
tout, qui est utile au genre humain,
et à qui il ne manque, pour faire
fortune, que d' être vrai : suivant
Kettlewel, son inventeur, Dieu
accorde à chaque ame douzevolutions
ou périodes de vie dans le me
corps ; cesriodes ne se succedent
pas imdiatement, le ciel
met entr' eux un intervalle d' une heure,
c' est-à-dire de trois cents quarante-trois
ans et demi ; quoique
p280
l' ame gouverne toujours la même machine,
l' homme qui en résulte, ne
paroît pas le me dans le monde ;
suivant la conduite que le principe
pensant a tenu dans sa derniere prison,
l' homme tantôt de roi devient
matelot, tantôt de matelot devient
roi ; cependant il faut à cet être intelligent
une vie de mille ans pour
riter ou démériter devant l' être
suprême. -ce systême confirme l' idée
que nous nous formons de Dieu,
comme d' un bon pere, puisqu' il faut
mille ans pour attirer sur nous ses
vengeances éternelles ; il justifie la
providence sur la terre, en mettant
l' ame d' un despote dans le corps d' un
negre d' Angola ; il m' empêche de
blasphêmer contre l' auteur du mal
physique, puisque je dois jouir dans
le dix-huitieme siecle du bonheur
que le ciel m' a refusé dans le quinzieme ;
p281
cette hypothese enfin satisfait à tout ; il
est bien triste que ce
ne soit qu' une hypothese.
LIVRE 3 CHAPITRE 2
p282
Histoire de l' ame.
Voici le canevas d' un ouvrage qui
manque au genre humain ; son exécution
suppose la sagacité de Boyle
dans les expériences, la brillante imagination
de Malebranche, la profonde raison
de Locke, les connoissances
universelles de Leibnitz, et
peut-être la plume de Montesquieu ;
mais si ce livre étoit bien fait, il
rendroit inutile l' encyclopédie et les
bibliotheques.
L' idée que je propose, ne doit m' inspirer
aucune fierté ; je ressemble à l' artiste
qui indique le bloc de marbre
des hommes de génie doivent sculpter
l' Apollon du Belvedere, la nus
p283
de Médicis ou l' Antinous, modeles
éternels du vrai beau pour tout ce
qui n' est pas barbare.
La nature ne multiplie point les
prodiges, elle n' en a fait qu' un seul ;
c' est la formation de l' univers : l' idée
de ce prodige est éternelle comme
son auteur.
Ce grand principe conduit au dogme
de la préexistence des germes.
Rien ne sort du néant, mais tout
ce que nous voyons, croît et se
développe ; les fossiles végetent, les
plantes s' organisent, les animaux se
multiplient, et l' ame seroit la seule
dans le systême des êtres qui n' existeroient
que par les prodiges multipliés
de la création !
Non non, rien ne se ce dans la
nature, et rien ne s' anéantit ; mais tout est germe
et métamorphose.
L' ame existe dès le premier des
p284
instans dans le germe organique des
hommes. Cette existence d' un être
intelligent, dans un point de l' étendue,
ne peut se finir ; mais c' est
une énigme de la nature, et non pas
une contradiction.
On a dit que l' ame ne pouvoit ni
sentir, ni penser, ni vouloir avant
la fécondation du germe ; cette
assertion est hardie : car alors qu' est-ce
que l' ame ? Mais s' il est difficile
de se rendre à cette opinion, il l' est
encore plus de la nier.
En supposant l' ame automate, jusqu' à
la formation du foetus, peut-on
assigner l' instant où elle commence
à faire usage de ses facultés ? Pythagore
qui faisoit descendre les intelligences
p285
du zodiaque, croyoit qu' elles
ne se rendoient dans les germes
que quatorze jours après la comception
de l' animal ; mais Pythagore
parloit à des hommes persuas,
non-seulement de ce qu' il disoit,
mais encore de tout ce qu' il devoit
leur dire.
Je ne vois aucune difficulté à croire
que l' ame, dès que le germe est
fécondé, a le sentiment de son existence ;
mais ce sentiment est de la
plus grande foiblesse ; il faut que notre
entendement s' agrandisse pour
découvrir le foetus intelligent, comme
il nous faut un microscope pour
découvrir le foetus matériel.
Ce foetus a une tête, par conséquent un sensorium, et
le mouvement imprimé aux nerfs qui y répondent, se
continue par l' organisation de' animacule, jusqu' à
la destruction de la machine.
p286
Si quelqu' un doutoit de la prodigieuse
magnificence de la nature dans
les infiniment petits, je le prierois
d' observer que le microscope a découvert
5100 oeufs dans les ovaires
d' une mere abeille ; que Leuwenhoeck
a compté 3181 yeux sur
la cornée d' un scarabée, et que
la semence d' un seul puceron en a
produit 5904900000 avant la sixieme
génération.
Si nos regards ne pénetrent pas
plus avant dans l' abyme des infiniment
petits, nous ne devons en accuser
que la foiblesse de nos microscopes ;
p287
un germe est un monde d' êtres
anis, dont chaque individu
est lui-même le germe de mille mondes.
Dès que les esprits filtrés par le
cerveau coulent dans les nerfs du foetus,
l' ame doit éprouver des sensations ;
mais il est probable que l' organe
du tact est le seul qui ait quelqu' activité,
tous les autres lui sont
inutiles dans la prison où il est renfermé,
ils ne feroient qu' aggraver le
sentiment douloureux de son existence.
Dès que l' ame tient à la nature
par l' organe du toucher, elle a quelques
sentimens de plaisir et encore
plus de sensations de douleur ; le
foetus ne respire pas encore, et déjà
il atteste par ses malheurs qu' il est
homme.
Tant que l' embryon reste sous la
p288
forme d' une ovoïde dans la liqueur
de l' amnios, il est sans mouvement
et l' ame paroît sans activité ; mais
dès que le corps se dessine, que la
tête s' organise et que les battemens
du coeur deviennent sensibles, l' homoncule
commence à s' agiter dans
sa prison ; cette faculté de se mouvoir,
semble se communiquer à
l' intelligence ; et l' action du corps
sur l' ame est toujours suivie d' une
réaction.
Depuis qu' on a substitué les lumieres
de l' anatomie aux veries des
sages-femmes, on ne pense plus que
les impressions d' une mere influent
sur le cerveau de son enfant ; on
n' explique plus par quelle sympathie
un fruit vainement desiré par une femme,
est représenté sur le corps d' un
nouveau-né, et le physicien ne croit
plus que des ies de frayeur ou de frivoles
p289
appétits soient écrits sur l' épiderme
d' un foetus.
L' embryon n' emprunte donc point
l' ame de sa mere, il a la sienne
propre ; tranquille au sein de l' amnios,
tandis que les passions déchirent
le tissu nerveux qui enveloppe
sa demeure, il sent par son organe
du tact, il s' agite dans sa liqueur,
mais il n' a point encore de préjugés.
p290
Enfin l' heure vient où le foetus
perce les membranes qui le captivent,
abandonne un séjour qui ne peut plus
le contenir, et respire pour la premiere
fois ; son ame s' ouvre alors
toute entiere aux impressions de la
douleur ; l' air agite ses fibres, et comprime
ses organes ; la lumiere fatigue
ses yeux qui commencent à s' ouvrir,
et les premiers sons que forme
sa voix, sont des soupirs plaintifs
et des cris étouffés. L' homme,
en entrant dans le monde qu' il doit
habiter, tressaille d' horreur, comme
un criminel à l' aspect de l' échafaud
il doit mourir.
Le nouveau-né n' apprend que par
des efforts pénibles à faire usage de
l' instrument de ses sens ; il éprouve
ses organes, et chaque expérience lui
coûte une nouvelle douleur ; pendant
les quarante premiers jours il
p291
gémit et crie sans cesse ; aps cet
intervalle, il commence à pleurer,
et c' est une preuve qu' il souffre moins ;
bientôt les pointes de la douleur s' émoussent,
les ombres qui couvroient le
tableau de la vie, s' éclaircissent,
et l' individu s' accoutume avec les
sensations douloureuses qui suivent
ou annoncent le plaisir.
à la naissance de l' homme, l' ame
commence à déployer sa force motrice ;
elle n' est pas encore libre, mais
elle obéit moins que dans l' amnios ;
elle pressent déja qu' elle est née pour
régner.
Il paroît certain que l' ame exerce
sa faculté de sentir en raison du
développement de ses organes ; mais
le même principe s' applique-t-il à
son intelligence ? Quel est le philosophe
qui osera fixer l' époque de la
premiere pensée ?
p292
J' ai bien de la peine à croire que
le progrès du systême organique amene
dans la même proportion celui du
systême intellectuel ; Louis Xiv
qui naquit avec des dents, n' eut sûrement
pas autant de génie que ce
Malebranche qu' on prit jusqu' à vingt
ans pour le plus stupide des hommes.
D' un autre côté l' organisation parfaite
des sens doit donner un plus
grand ressort à l' intelligence. Montagne
et Newton qui reçurent de
leurs peres un corps bien constitué,
eurent aussi le génie le plus vigoureux.
On sent, en lisant leurs écrits,
que la nature est épuisée, et qu' elle
a rompu le moule de ces grands hommes.
Quoi qu' il en soit de l' époque
l' ame commence à exercer sa faculté
de penser, on ne peut douter que
sa premiere perception ne soit de la
p293
plus grande foiblesse ; ce mouvement
est, si j' ose m' exprimer ainsi, le crépuscule
de l' entendement.
Il me semble qu' on pourroit comparer
la premiere perception de l' homme
enfant avec la plus fine de l' orang-outang
dans la force de son âge ;
cette nouvelle maniere d' envisager la
nature, pourroit éclairer le philosophe
sur les nuances insensibles qu' elle
observe dans la grande échelle des
êtres.
Pourquoi en effet l' homme naissant
ne ressembleroit-il pas à l' animal
perfectionné ? Pourquoi l' animal
au premier moment de sa vie, n' auroit-il
pas la stupidité du végétal le
plusveloppé ? Pourquoi le végétal
dans son germe ne se confondroit-il
pas avec les fossiles ?
Cette idée peut n' être qu' un paradoxe ;
mais elle fait penser, et par-là
p294
elle a quelque chose de commun
avec les grandes vérités.
Dès que l' ame a acquis assez d' activité
pour distinguer les perceptions
nouvelles d' avec les perceptions passées,
elle fait usage de sa mémoire.
Cette nouvelle faculté multiplie les
occasions de combiner les sensations ;
elle crée pour l' enfant un nouveau
monde, comme le télescope a créé
un nouveau ciel pour les astronomes.
Cependant toutes les idées qui affectent
l' homme, lorsque son corps
est encore dans un état d' inertie,
n' ont pas lame vivacité ; si les
fibres sensitives ne causent que des
impressions douloureuses, l' ame fait
effort pour ne pas s' y arrêter ; si le
sentiment est celui du plaisir, elle
le rend par sa réaction plus durable ;
et voilà l' origine de cette faculté intellectuelle
p295
qu' on nomme l' attention.
Malgré tous ces progrès de l' entendement,
l' ame n' a fait encore qu' un
pas dans l' immense carriere qu' elle
doit parcourir ; tant que l' enfant est
privé de l' usage de la parole, il a
plutôt la faculté de l' intelligence qu' il
n' est intelligent.
Je touche à l' époque d' une révolution
dans l' esprit humain. Comment
par de simples battemens de
la langue et des levres, l' homme a-t-il
lié société avec tous les habitans
de la terre ? Par quel prodige inconcevable
l' être qui pense a-t-il entrepris de parler ?
Le premier langage de l' homme
ne consiste qu' en des cris mal articulés
et quelques gestes qui les accompagnent.
Voilà les signes naturels
par lesquels il exprime ses besoins,
et il y a loin de là aux signes arbitraires
p296
qu' on leur a substitués.
On peut étendre le langage des
cris en variant leur intonation : tel
est, dit-on, l' idiome des hottentots ;
ces sauvages s' entendent, non parce
qu' ils parlent, mais parce qu' ils sont
musiciens.
Le langage des signes peut aussi
se perfectionner ; on sçait qu' à Rome
il y avoit des acteurs qui exécutoient
en pantomime les tragédies les plus
compliquées. Encore aujourd' hui chez
les monarques asiatiques les muets
du serrail ont de longues conversations
avec l' eunuque qui les préside ;
ils ont encore plus d' éloquence avec
les femmes.
L' art a substitué au langage des
cris et des gestes ce langage de convention
qui consiste à articuler des
mots arbitraires, et à combiner à
l' infini ces articulations ; l' éducation
p297
rend aujourd' hui ce langage familier,
et l' enfant au berceau apprend en
deux mois, ce que le génie n' a pu
créer qu' après plusieurs siecles de travaux.
L' enfant qui entend plusieurs fois
prononcer le me mot, y attache
une idée, sur-tout si ce mot exprime
un de ses besoins ; bientôt l' ame qui
se plaît à exercer sa force motrice,
tente de rendre l' idée qu' elle a conçue. J' entends
la machine organisée parler, et voilà l' être
intelligent.
La sphere de l' entendement s' agrandit de plus en plus :
les idées des hommes de génie servirent primitivement
à perfectionner les mots ; maintenant les mots
prononcés par l' enfant servent à perfectionner ses
idées.
Depuis que l' homme parle, son
intelligence ne fait plus que des pas
de géant. Je crois voir Gama qui
p298
double le cap de Bonne-Espérance :
le premier pas est fait, et les Indes
orientales sontcouvertes.
Il n' y a pas si loin de l' art de parler
à l' art d' écrire, que des signes
naturels à l' art de parler ; il est fort
simple qu' un homme qui connoît l' utilité
de la parole, desire de se faire
entendre dans des lieux il n' est
pas ; et s' il aime la gloire, dans des
temps où il ne sera plus ; il ne faut
qu' un amant passionné pour inventer
l' écriture ; mais trente Leibnitz suffiroient
à peine pour créer la premiere langue.
à la naissance des sociétés l' homme
ne fit de l' écriture qu' une représentation
physique des objets qu' il vouloit
exprimer ; ensuite on substitua à ces
hyérogliphes des figures de convention ;
mais tant que l' écriture ne désigna que des
idées, on ne put
p299
se faire entendre qu' en traçant péniblement
des figures ou en multipliant prodigieusement
les caracteres. Un prêtre égyptien
devoit consumer un tems infini à
dessiner des figures symboliques :
un lettré chinois, dont la langue
est composée de quatre-vingt
mille caracteres, doit passer sa
vie à apprendre à lire ou à écrire,
et c' est autant de tems perdu pour le génie.
L' écriture qui substitue les signes représentatifs
des mots aux signes représentatifs des
idées, est la meilleure, parce qu' elle
est la plus simple. Il en est d' elle
comme de la monnoie, qu' on a préféré
à l' échange des effets pour faciliter le commerce.
L' homme qui a le bonheur de naître
chez un peuple qui parle et qui
écrit, a de prodigieuses avances pour
perfectionner l' art de penser ; l' éducation
p300
fait tout pour lui, elle l' enrichit
des idées de mille hommes et
lui épargne mille ans de travaux.
Que Paschal naisse chez les hottentots
ou chez les chichimecas qui
sifflent au lieu de parler, et qui n' ont
pasme d' hyérogliphes, ses fibres
intellectuelles seront toujours paralytiques ;
mais il naît en France, et à
quatorze ans il crée la géométrie.
On s' apperçoit que l' ame dont je
trace l' histoire, n' habite plus le corps
d' un enfant ; déjà elle s' apprivoise avec
les abstractions ; déles idées universelles,
les êtres moraux, les substances
taphysiques existent dans
son intelligence ; c' est alors que l' auteur
de la henriade fait Oedipe, et
que Montesquieu jette les fondemens
de l' esprit des loix.
Un jeune homme étend la sphere
de son entendement en plaçant les
p301
idées dans sate sous la forme d' un
arbre encyclopédique, le génie trouve
cette méthode, et l' éducation la donne.
Il ne faut pas s' imaginer qu' un
jeune homme pense de la même façon
qu' un enfant, et comme il pensera
dans un âge mûr ; les objets sont
toujours les mêmes, mais le miroir
ils se réfléchissent ne l' est pas ; l' ame
voit sans cesse, mais elle change
aussi sans cesse de télescope.
Si la jeunesse est l' âge d' or de la
vie, c' est que l' ame est alors plus
apparente dans l' homme ; on la découvre
aisément au travers du voile
transparent de la physionomie ; la rénité
du visage marque la douce
harmonie des pensées ; chaque passion
y imprime son caractere, et le
corps n' est plus qu' un tableau mobile,
tout ce qui se passe dans le
p302
principe intérieur est représenté.
Non-seulement le visage d' un jeune
homme décele l' ame agitée par
le choc des passions véhémentes,
mais leurs nuances même les plus
insensibles viennent s' y caractériser.
Des yeux ternes, un teint décoloré,
un son de voix affoibli m' annoncent
que son ame a perdu sa sérénité ;
des soupirs étouffés, des muscles tendus,
des larmes qui coulent, attestent
la gradation de sa douleur ; si
outre cela il lui échappe des cris, je
juge du déchirement qu' éprouvent ses
fibres sensitives ; mais je le crois au
dernierriode du désespoir, si je
vois tout-à-coup son teint devenir
livide, ses cheveux se hérisser et sa
bouche rester entrouverte ; c' est alors
que la machine semble se dissoudre
sous le poids de l' infortune ; c' est
alors que le grand Corneille fait dire
p303
à un des acteurs de sa tragédie de
Surena :
non, je ne pleure point, madame, mais
je meurs.
Je crois voir le triomphe de l' ame
sensitive dans la jeunesse de l' homme ;
cette aurore de la vie s' éclipse bientôt ;
l' âge viril vient, et une autre
faculté semble remplacer le principe
sensible, c' est le principe intelligent.
Oui, si le bonheur de la jeunesse
est dans le sentiment, celui de l' âge
r est dans la pensée ; l' homme
fait obéit moins à l' effervescence du
sang ; il ne mesure plus le tems par
les plaisirs, mais par la succession
rapide des idées ; toute son existence
semble concentrée dans son entendement ;
p304
c' est alors que le génie se
montre, ou bien il ne sera jamais.
C' est à l' historien de l' ame à faire
ici le tableau des connoissances humaines,
à marquer le centre de union
toutes nos grandes vérités
se touchent, à faire connoître les
philosophes qui ont contribué à la
masse générale des idées, et à suivre
la marche de l' intelligence depuis le
Samojede qui s' exprime en sifflant,
jusqu' à Locke qui écrit sur l' entendement humain.
C' est dans l' âge viril que l' homme
rite ce nom par excellence ; son
ame a appris par ses défaites à triompher
des sens ; il pense et sa raison
a moins à gémir des maux physiques
qui l' environnent ; on diroit qu' il
ne tient à la vie que par la facul
de réfléchir : voyez comme Archimede
p305
enivré de plaisirs intellectuels,
sent peu le coup mortel dont il est
frap; il continue à chercher la solution
de son problême, sans s' appercevoir qu' il
n' est plus qu' une intelligence.
Il est pour l' ame un point dans son
midi, où elle fléchit tous ses rayons ;
ensuite ses facultés se dégradent, les
fibres intellectuelles perdent leur élasticité,
l' entendement se couvre de
nuages, et quand la machine commence
à se dissoudre, le philosophe,
au milieu de ses ruines, cherche l' intelligence
comme il la cherchoit sous
les enveloppes de l' amnios.
C' est ici que la philosophie doit
expliquer comment le corps du vieillard,
en se consolidant, désseche
l' humide radical qui est le principe
de la vie ; pourquoi les fibres sensitives
perdent leur ressort, et quel
p306
rapport il y a entre le périssement
des sens et l' éclipse de l' intelligence.
En unissant sous le même point
de vue les quatre âges de l' ame, on
découvre qu' elle n' existe d' abord que
par le sentiment de la douleur : dans
la jeunesse elle sent avec plus de vivacité
encore, mais du moins elle
est dans l' élément du plaisir ; l' âge
viril vient, et elle regne par la pensée ;
lorsque l' homme s' approche de
la tombe, elle pense encore, mais sa
pensée est douloureuse ; elle regrette
de n' avoir plus aucune espece de jouissances.
Enfin l' heure fatale sonne, l' argile
humain se décompose, et la tombe
s' ouvre pour recevoir une vaine poussiere.
Que devient alors cette intelligence
dont l' homme étoit si fier ?
La grande ame de Turenne est-elle
anéantie ? Le génie de Newton survivra-t-il
p307
à sa cendre, que je vois renfere dans
Westminster avec celle des
rois qu' elle honore ? ... examinons.
LIVRE 3 CHAPITRE 3
p308
De l' immortalité
de l' ame.
Il est nécessaire de s' arrêter sur ce
dogme de la nature, parce qu' il est
une des bases de la morale du genre
humain. De toutes les questions de
la psychologie, celle-ci est la seule
la simple théorie conduise à la
vertu.
p309
Article 1.
idées saines sur l' immortalité de l' ame.
est-il vrai que le feu céleste qui
m' anime, doit s' éteindre un jour dans
l' abyme de la tombe, et qu' il n' y a
entre moi et le ant, que ce point
fugitif de l' existence qu' on nomme la vie ?
Le dangereux épicure l' a dit, aussi-bien
que l' obscur Pomponace, et la
multitude chez les peuples barbares,
et le nat de Rome, lorsqu' il
p310
n' y avoit plus de romains.
Malgré tant d' autorités, le sentiment
intérieur, la voix de la raison
et le cri de la nature empêchent mon
être de graviter vers l' anéantissement.
p311
Je voudrois bien sçavoir ce qu' on
entend par l' anéantissement : ce qui
est peut-il cesser d' exister ? Notre corps
lui-même n' est pas anéanti, il ne
fait que changer de modifications ;
les êtres que nous voyons, prennent
sans cesse de nouvelles formes ; tout
est dans l' univers développement ou
tamorphose, mais rien n' est annihilé ;
et l' on voudroit que le principe
qui pense en moi, se détruisît,
tandis que la substance qui végete,
se conserve ! Rien ne meurt dans la
nature, et l' ame veut mourir !
L' amerit-elle à la façon du
corps ? Mais la mort de tout être
sensitif, n' est que la dissolution de
ses parties : or la pensée est une ; l' unité
intellectuelle ou le moi individuel
ne peuvent se partager ; mon
ame est toute entiere, ou nulle : elle
ne peut donc se dissoudre, et par conséquent mourir.
p312
Dieu, dit-on, ne nous doit rien...
sophistes cruels ! Dieu ne nous doit-il
pas le bonheur, puisqu' il nous le
rend nécessaire ? Puisque l' existence
de mon ame sur la terre est pénible,
elle cessera donc de l' être un jour ;
puisque le premier principe est intelligent,
mon ame est donc immortelle.
L' ame est immortelle sans doute,
et j' en suis convaincu, puisque je
souffre ; et le tyran qui m' opprime,
en est convaincu aussi, puisqu' il a
des remords.
Ce dogme est trop nécessaire à la
paix du genre humain pour n' être
qu' une erreur ; si l' ame étoit mortelle, l' enfer pour
nous seroit sur la terre et le néant au-delà.
Le partisan de l' anéantissement est l' ennemi né
de la société, parce que sa doctrine n' est
favorable qu' au despotisme
p313
des rois et à la perversité des
scélérats : aussi quand César, plaidant
pour Catilina, voulut établir le dogme
de la mortalité de l' ame, Caton,
le grand Caton ne s' amusa point à
le refuter ; il se contenta de dire
qu' il étoit un mauvais citoyen ; et
la postérité a confir le jugement
de ce grand homme, malgré les talens
du vainqueur de Pharsale, son
génie et ses victoires.
Mylord Bolingbroke a dit que les
anciens législateurs inventerent le
dogme de l' immortalité de l' ame pour
donner plus de poids à la sanction
des loix naturelles ; ce politique célebre
s' est trompé, parce que ce dogme étant lui-même
une loi naturelle, est antérieur à toutes les
législations ; cependant son erreur dépose
p314
encore contre les destructeurs
de notre immortalité ; et il n' insinue
qu' épicure et Pomponace sont des
philosophes, qu' en prouvant qu' ils
sont des rebelles.
Le cepticisme pour croire une vie
à venir, demande des preuves métaphysiques :
mais pourquoi recuse-t-il
cette foule de preuves morales qui
l' accablent ? Il est probable que s' il
étoit accablé de preuves métaphysiques,
il demanderoit encore pour croire
des preuves morales ; il desire trop
p315
d' être anéanti, pour desirer d' être
éclairé.
Ames sensibles, pour qui ce foible
ouvrage est écrit, voulez-vous une monstration
de votre immortalité ;
jettez un regard autour de vous ;
voyez seulement la discorde des élémens
et les crimes des rois.
L' homme vertueux gémit sur la
terre, mais, en mourant, il devient
libre ; il n' y a que son persécuteur
qui mérite d' être anéanti.
Voyez l' histoire de Clarisse ; c' est
une des plus belles preuves de l' immortalité
de l' ame qu' ait produit
l' esprit humain : les argumens de
Clarcke, de Paschal et de Descartes
sont bien foibles auprès d' une page
de Richardson.
Je vais tenter de donner une autre
démonstration dans le goût de
p316
celle de Clarisse ; c' est l' histoire pathétique
de Jenny Lille ; si la personne
qui la lira est émue, je triomphe,
et l' ame est immortelle.
p317
Article 2.
monstration de l' immortalité de l' ame.
Jacques Ii régnoit en Angleterre,
si c' est régner que de s' agiter péniblement
pour faire trembler ses sujets,
de lutter avec la verge flétrissante
du despotisme, contre l' épée de
la liberté, et de se mettre sans cesse
à la tête de ses courtisans pour combattre
des hommes.
Jacques n' étoit point méchant par
systême, mais il avoit l' esprit foible
et le coeur pusillanime ; et chez un
peuple qui a un grand caractere, la
stupidité de Claude fait autant de
mal que les crimes de Néron.
p318
Un bâtard de Charles Ii, persécuté avec furie
par son successeur, et
devenu l' idole de l' Angleterre, voyoit
de loin se former l' orage qui menaçoit
le trône ; ce seigneur étoit le
lebre duc de Monmouth, le plus
bel homme de la Grande-Bretagne,
et retu outre cela des grandes qualités
que la beauté ne fait que supposer :
s' il avoit eu la moitié de la
politique du prince d' Orange, ce dernier
n' eût jamais été que le stathouder
de Hollande ; mais il ne laissa
pasrir le projet de révolution
qu' il méditoit, il crut que son nom
et la haine qu' on portoit à son rival
suffisoient pour lui créer une armée ;
et il périt, comme le comte d' Essex,
avec le titre de rebelle, qu' il méritoit
peut-être moins que celui d' insensé.
Il étoit aisé au dernier des Stuards
de ramener à lui les coeurs de ses
p319
sujets, en faisant parade d' une clémence
qu' il pouvoit exercer sans péril ;
mais il semble que la grandeur
d' ame soit toujours l' apanage des
talens : le vainqueur de Monmouth
fut petit et cruel ; il fit couler à torrens
le sang des partisans de son rival,
et il se vengea comme un empereur
de Maroc, lui qu' on ne regardoit
que comme le premier citoyen de Londres.
Il est rare qu' un Tibere n' ait des
jans pour ministres de ses fureurs.
Jacques Ii ordonna à son chancelier
Jeffreys, et au colonel Kirke, de faire
périr sur l' échafaud tous les rebelles
qui avoient échappé au combat
de Sedgemor ; ces satellites impitoyables
exécuterent ces ordres en esclaves
qui brûlent de devenir tyrans à leur
tour ; le militaire changea les
villes en champs de batailles, et
p320
l' homme de loi s' étudia à effacer le
militaire.
p321
Bridgewater devint le théâtre des
assassinats fléchis du colonel ; en
entrant dans cette ville, il fit conduire
au gibet, sans la moindre information,
dix-neuf de ses principaux
habitans ; comme il se faisoit
un jeu de sa cruauté, il faisoit exécuter
ses victimes, pendant qu' il buvoit
la santé du roi ou celle du chancelier.
Il lui tomba un jour dans l' esprit
de faire pendre le me homme, jusqu' à
trois fois, pour prolonger les horreurs de son
supplice. Les tigres qui servoient de ministres à
ses fureurs, étoient ses soldats, et il les
ppeloit ses moutons.
Auprès de ces scenes de barbarie,
l' innocence et l' amour offroient dans
Bridgewater un spectacle charmant
pour les ames honnêtes et sensibles :
c' étoient deux amans dignes de l' estime
de toute la terre, que le ciel étoit
p322
sur le point de récompenser de vingt
ans de malheurs et de vertus.
Jenny Lille n' étoit plus dans cette
aurore de la jeunesse, où l' ame étonnée
d' elle-même, pressent le plaisir,
plutôt qu' elle ne sçait le goûter ;
elle avoit atteint cet âge plein de
vigueur, que la nature a fixé pour
l' union des sexes, où les facultés
se veloppent, où le caractere s' annonce,
et où toutes les passions parlent avec
énergie : âge heureux que
ne connoîtront jamais ces automates
énervés qu' on marie à quinze
ans, et qu' on force à devenir hommes
avant qu' ils cessent d' être enfans.
Elle n' avoit de son printems que
les charmes de la beauté, et cette
ingénuité qui les fait valoir. Ses vertus
appartenoient toutes à l' été de
l' âge, et il n' y avoit point d' homme
p323
qui ne tînt à honneur de les partager.
L' infortune avoit légérement imprimé
son sceau sur les roses de son
teint ; elle n' en étoit pas moins belle,
mais elle en étoit plus intéressante.
Sydnei, l' amant de Jenny, passoit
pour un des plus beaux gentilshommes
des trois royaumes ; son regard
avoit une éloquence persuasive ; il
étoit philosophe, et il n' avoit que
vingt-deux ans ; en un mot, c' étoit
Lovelace. -mais il étoit honnête homme.
Sydnei et Jenny étoient tous les
deux maîtres de leur destinée ; du
moins personne dans Bridgewater
ne sçavoit qui les avoit fait naître ;
on les honoroit comme des intelligences
descendues du ciel, et qui
n' avoient pu être produites par les
voies ordinaires de la nature.
p324
Sydnei, depuis trois ans, oublioit
ses chagrins pour s' occuper de ceux
de son amante. Il cherchoit à la
pénétrer ; mais son ame inaccessible
se fermoit à ces doux épanchemens
que l' amour demande sous le voile
de l' amitié ; sa persévérance fut
enfin récompensée : venez, lui dit
Jenny, sous ce berceau de myrthe
qui nous dérobe à tous les regards ;
mon ame toute entiere s' ouvrira devant
vous ; la nuit commence à couvrir
ce jardin de son crêpe lugubre. -
puisse-t-elle ensevelir à jamais dans
son sein la mémoire des malheurs,
dont je vais vous faire le récit !
Sydnei trembloit que le secret de
son amante ne fût fatal à son amour ;
mais il brûloit de l' entendre : il se
laissa conduire vers le berceau, son
coeur palpitoit avec force, et Jenny
en redoubla les battemens par ce prélude
terrible :
p325
Sydnei, j' ai vécu ; j' ai rempli, par
mes malheurs, la carriere que la nature
m' a tracée ; j' adore les décrets
de la providence ; mais l' opprobre
ou l' effroi ont empoisonné tous les
instans de ma vie : fidele à mon
dieu et aux loix de mon pays, je
vais à vingt-six ans commander mon
cercueil, et Cromwel est mort dans
son lit.
Cromwel ! L' affreux Cromwel... !
Mais laissons en paix les slérats,
quand ils reposent sous la tombe-...
Sydnei, écoutez-moi : j' avois un
pere ; il devoit son rang, sa fortune
et ses titres à son roi ; il étoit l' ami
de Charles I ; l' infortu! Il ne put
mourir de son effroi, ce jour terrible
Londres vit la tête sanglante
de ce monarque, rouler sur l' échafaud
de Witheall, pour le punir d' avoir
épargné les fanatiques qui lui
ont surcu.
p326
Mon pere, qui n' avoit pu sauver
un régicide à sa nation, ne se consola
de l' inutilité de ses efforts, qu' en
dérobant l' héritier de la couronne
aux pieges de ses persécuteurs ; il contribua
à l' évasion de ce prince, et
quand il fut en sûreté, il attendit
en paix que Cromwel le punît d' avoir
diminué le nombre de ses remords.
Une si belle action ne se découvrit
que la derniere année du regne
de ce tyran ; mon pere fut aisément
convaincu d' avoir procuré un asyle
au sang des Stuards ; et il fut conduit
au supplice, comme coupable de
haute trahison, par les traîtres qui
avoient assassiné Charles I, avec le
glaive des loix.
Je n' avois alors qu' un an ; cet illustre
criminel me prit entre ses bras
sur l' échafaud ; et me montrant au
p327
peuple : anglois, s' écria-t-il, si mon
sang ne suffit pas à l' hydre du fanatisme,
voici l' unique rejetton de ma race :
frappez, mêlez notre cendre à
celle de vos rois ; ma famille va s' éteindre ;
mais un jour la postérité
n' en prononcera le nom qu' avec celui
de la patrie, que vous n' avez sçu
défendre. -et toi, ma fille, si tu
survis à ton pere, n' oublie jamais
que tu es angloise, et que l' opprobre
de devoir la vie à un régicide, ne
peut être effacé qu' en m' imitant. -
Sydnei, à la fin de cecit, étoit
tombé involontairement aux genoux
de sa maîtresse ; il la regardoit avec
cet enthousiasme religieux qu' on doit
à une victime de la patrie ; mais son
coeur gémissoit en secret, comme
s' il ne pouvoit rencontrer une héroïne,
sans s' exposer à perdre son
amante.
p328
Jenny aimoit trop Sydnei pour
ne pas entendre son silence ; elle le
releva avec émotion, laissa échapper
une larme sur sa main, et de
ce ton qui va jusqu' au coeur, elle
continua ainsi :
mon ami, le spectacle de votre
sensibilité a été le premier plaisir que
mon coeur ait goûté. -à peine étois-je
en âge defléchir sur les malheurs
de mon pere, que je fus obligée de
pleurer sur les erreurs de ma mere.
Cette femme, à qui on ne peut reprocher
que de n' avoir pas été au-dessus
de son sexe, qui fut plus
malheureuse que coupable, qui parut,
peut-être, vile à ses propres
yeux, mais qui sera toujours respectable
aux miens, acheva d' empoisonner
en moi le sentiment de
l' existence. La proscription lui avoit
ravi son rang, ses titres et sa fortune ;
p329
lasse de lutter contre l' adversité,
elle changea de nom, et épousa
en secret un de ces fougueux parlementaires,
qui établirent sur le meurtre
de leur roi, leur phantôme de
publique. L' anarchie aristocratique
périt bientôt avec Cromwel
qui l' avoit fait naître ; l' Angleterre
ouvrit les yeux sur vingt ans de démence
et de fanatisme, et la haine
que le peuple avoit conçue pour
les tyrans, se convertit en horreur
contre les régicides.
Ma mere et son époux se retirerent
en Hollande ; ce pays renfermoit
le peuple le plus libre de la
terre ; mais les assassins de Charles I
ne pouvoient trouver d' asyle dans
une contrée où il y avoit encore des
hommes. Quatre anglois se chargerent
de venger la patrie et les rois :
ils entrerent un soir dans la maison
p330
que nous occupions à la Haye, et fondirent,
l' épée à la main, sur leur
malheureux compatriote.
Quoique dix ans se soient écoulés
depuis ce désastre, l' image en est encore
toute entiere dans mon ame. -
le coupable, à la vue du danger,
saute sur son épée ; les assassins l' environnent :
ma mere, la chevelure éparse,
le sein à demi-nu, les yeux
étincelans, s' élance au milieu des
combattans. -quel rosme de
courage, Sydnei, s' il eût été emplo
pour défendre mon pere ! ... elle
s' arrêta un instant, comme pour donner
à sa douleur le tems de s' exhaler ;
et reprenant son récit : ma mere,
dit-elle, tenta en vain de dérober
la victime au fer des assassins ; sa
beauté, l' intrépidité avec laquelle
elle osa défendre son époux, avec
les seules armes de la nature, ne
p331
firent qu' irriter ces féroces royalistes ;
l' ami de Cromwel fut perde onze
coups d' épée, et sa femme, blessée en sebattant,
au-dessous du sein, tomba évanouie sur son cadavre.
Pendant que cette scene horrible
se passoit, je dormois dans un cabinet,
paré par un jardin de l' appartement
de ma mere : tout-à-coup la porte s' ouvre ;
j' entends une personne gémissante
se traîner péniblement vers mon
lit ; je me leve à demi avec les convulsions
de la terreur, et je tends une main
glacée à l' objet que mon imagination
prend pour phantôme : je me sens
alors saisie avec force par des bras
ensanglantés ; le silence de la nuit,
les cris inarticulés d' une mourante,
l' idée sinistre des spectres, dont mon
esprit est occupé, tout redouble mon
horreur ; j' invoque le secours de ma
mere ; mais à peine ce mot fatal est-il
p332
prononcé, que la personne qui me
tient embrase, tombe avec grand
bruit, et m' entraîne dans sa chûte :
nous perdîmes toutes deux connoissance.
Je ne sçais pas combien de tems
dura ce sommeil de mort ; mais à
peine mes yeux commencerent-ils à
s' ouvrir, que je me vis environnée de
femmes étrangeres qui cherchoient
à me rappeller à la vie ; j' ignorois
encore l' horrible scene de la veille,
et je ne regardois la foiblesse de mes
sens, la sueur froide dont j' étois inondée, et ce
spectre livide et sanglant qui m' avoit tenu embrassée,
que comme l' effet d' un songe qui
avoit altéré les organes de mon imagination.
Mon illusion ne fut pas de
longue durée ; dès que j' eus la
force de me soutenir, je m' approche
de mon lit, une lampe à la main,
p333
j' entrouvre les rideaux et je vois...
à l' instant je jette un cri terrible,
ma lampe tombe et s' éteint, et mes
genoux se dérobent sous moi...
Sydnei, c' étoit ma mere, c' étoit le
spectre... la tendresse conservoit
l' usage de mes sens, et je vivois pour
souffrir ; je me précipite sur ce corps
presque inanimé, et je le tiens étroitement
embrassé : peu-à-peu les
membres glacés de ma mere reprennent
une partie de leur ressort : elle
entrouvre un oeil mourant ; et dès
qu' elle me reconnoît, elle me fait le
cit de l' horrible tragédie qui l' avoit
privée d' un époux, et qui alloit
bientôt me priver moi-même
de l' unique bien qui me faisoit encore
chérir l' existence. J' allois ranimer
un peu son espérance, et lui
inspirer la sérénité, qui me manquoit
à moi-même : non, ma fille, me dit-elle,
p334
contemple ma blessure, vois le
sang que j' ai répandu, je sens que
je n' ai plus que quelques instans à
vivre ; ... je n' ai que trop vécu...
ah ! Si j' avois ton innocence ! ... si
je n' avois pas épousé... je vois que
tu me pardonnes, et je meurs...
Sydnei, pendant ce cit, avoit
éprouvé toutes les sensations de son
amante, ses yeux avoient lesmes
mouvemens, son visage prenoit les
mes teintes, sa bouche sembloit
partager sa respiration. -ô Jenny !
S' écrie-t-il tout-à-coup en se précipitant
à ses pieds, tu as épuisé la coupe
de l' adversité, le ciel et la terre
t' abandonnent... eh bien ! Tu n' en
es que plus digne de moi.
Sydnei, je t' ai assez estimé pour
te faire cette horrible confidence ;
j' ai pour pere, un homme mort sur
l' échafaud, ma mere a épousé un
p335
régicide ; je suis sans titres, sans ressource,
et sans fortune ; je ne puis
déguiser ma naissance, sans passer
pour la plus vile des angloises ; je
ne puis l' avouer, sans être plus vile
encore ; je marche sans cesse entre
l' infortune et l' opprobre,... plains
la triste Jenny, ne la méprise pas ;
mais fuis-la pour jamais.
Moi, te fuir ! ... Dieu et moi,
voila les seuls êtres dans la nature
qui t' aiment encore,... non, je
ne t' abandonnerai pas à ta destinée ;
les aveux que tu m' as faits augmentent,
s' il est possible, manération
et ma flamme. Accorde-moi ta main ;
c' est à ton époux à te consoler de la
perte d' un pere, de l' ingratitude de
ta patrie, et dupris de l' univers.
Respectable Sydnei,... mais,
non, ta vertu te seroit funeste, tu
partagerois l' infortune que je porte
p336
avec moi depuis ma naissance : je ne
t' épouserois pas, je t' entraînerois
dans ma tombe.
Eh bien ! Que je sois heureux
un instant, et je consens de mourir...
Jenny,... vous vous troublez...
ce regard... partagez-vous
mon émotion ? ... puis-je embrasser
mon épouse ? ...
oui, je le suis, Sydnei,... il ne
faut pas que j' abandonne la vie sans
avoir connu lalicité... sans avoir
justifié la providence.
Sydnei, ivre d' amour et de joie,
embrassoit encore les genoux de Jenny,
lorsqu' on entendit frapper avec
force à la porte du jardin. Cet amant
généreux essuie les larmes de joie
qu' il venoit de répandre, se dégage
des bras de son amante, et une lampe
à la main, s' avance avec inquiétude
vers la porte, et l' ouvre. -un officier
p337
se présente, escorté de plusieurs
soldats : vous êtes, sans doute,
M Sydnei ? -oui, monsieur. -il
suffit, je vous arrête de la part du
roi ; donnez-moi votre ée, et suivez-nous.
Le prisonnier jetta un cri
d' effroi : Jenny accourut, et aussi-tôt
la porte fut refermée.
Jenny éperdue, attendit longtems
dans le jardin, l' issue de cette
aventure ; elle monta ensuite en
chancelant dans son appartement, se
jetta sur un fauteuil, et s' abandonna
à toute l' amertume de ses réflexions.
Sydnei, au point du jour, fut conduit
chez le colonel Kirke ; le conseil
de guerre étoit assemblé dans son
cabinet ; on seta d' enchaîner l' accusé,
et le colonel vint lui-même
l' interroger.
p338
Le Colonel.
M Sydnei, on vous accuse d' avoir
trempé dans la rebellion du duc de Monmouth.
Sydnei.
Monsieur, je fus l' ami du frere
de mon roi, mais je ne suis point
un rebelle.
Le Colonel.
Monmouth fut un traître, et ses
amis le sont aussi. -comment osez-vous
faire l' aveu d' une amitié si coupable ?
Sydnei.
Je ne suis point assez lâche pour
flatter un juge ou pour trahir un
ami. -le duc de Monmouth m' a
p339
sauvé la vie, je l' ai honoré pendant
sa prospérité, j' ai gémi sur ses erreurs,
et je ne sçais point outrager sa mémoire.
Le Colonel.
Vous avez du moins été instruit de sa conspiration ?
Sydnei.
Le duc de Monmouth m' estimoit
trop pour penser à faire de moi un
rebelle ; c' est le combat de Sedgemor
qui m' a appris ses projets, son crime,
et sa défaite.
Le Colonel.
Mais après le combat de Sedgemor
vous avez offert un asyle à ce
traître ?
p340
Sydnei.
Je vois bien, m le colonel, que
je n' ai plus que quelques instans à
vivre ; mais je ne les avilirai pas par
le mensonge ou par la lâcheté. -
oui, j' ai tenté de dérober le duc de
Monmouth au supplice : s' il avoit
été vainqueur, je me serois à jamais
banni de l' Angleterre ; mais dès qu' il
a été malheureux, je n' ai plus vu
en lui qu' un ami.
Le Colonel.
M Sydnei, j' admire votre franchise. -
que pensez-vous du roi Jacques, et
de son ministre Jeffreys ?
Sydnei.
Monsieur le colonel, prononcez ma sentence.
p341
Le Colonel.
Répondez, monsieur, au nom du roi.
Sydnei.
Vous le voulez. -je respecte mon
prince ; je voudrois mourir pour lui,
plutôt que sur un échafaud. -mais
quand on choisit un fanatique pour
son ministre, et un soldat pour juger des
citoyens... on n' est pas digne de commander à des
anglois.
Le Colonel.
Messieurs, allons-nous-enjeûner. -ce
rebelle est gentilhomme, il faut le faire pendre.
On conduisit l' intrépide Sydnei dans
un cachot pour y rester jusqu' à l' exécution
de la sentence. à peine
y fut-il entré, qu' il s' ouvrit la veine
p342
avec une aiguille, et écrivit avec
son sang, ce terrible billet adressé à
Jenny.
" chere épouse, votre oracle est
accompli ; ... on m' a condam
comme rebelle, mais je meurs vertueux
et digne de vous. -fuyez
cette terre cruelle qui dévore ses
habitans. -consolez-vous : votre
époux ne meurt pas tout entier ;
son ame vous attend au-delà de la
tombe " .
Le géolier, séduit par la vue d' un diamant,
se laissa engager à prendre
ce billet et le porta lui-même à son
adresse.
Quand j' aurois le style de Rousseau,
et le nie de Richardson, je
peindrois foiblement les transports
impétueux de Jenny à la lecture du
billet fatal de son amant ; ces instans
pathétiques qui déchirent l' ame
p343
se supposent et ne se définissent pas.
Jenny n' a point recours à la froide
ressource des gémissemens ; elle vole
chez le colonel Kirke, et lui demande
une audience secrete. Dès qu' elle
l' apperçoit, elle tombe à ses genoux :
mylord, s' écrie-t-elle en reprenant
haleine presque à chaque mot, vous
avez condamné à la mort le chevalier
Sydnei,... c' est le plus vertueux
des hommes,... c' est mon époux...
elle ne put en dire davantage, mais
les larmes dont son visage étoit inondé,
le mouvement de ses levres
tremblantes, et les palpitations de
son sein plaidoient éloquemment en
sa faveur. Le féroce guerrier ne soutint
pas long-tems le spectacle de
tant de charmes, et de tant de douleurs :
madame, dit-il, je suis ici
le seul arbitre de la destinée de votre
époux ; mais si je le rends à vos larmes,
p344
par quel prix ? ... si vous le rendez,
grand dieu ! Vous ne serez que juste
aux yeux du ciel, mais vous serez
aux miens le plusnéreux des hommes.
Chaque mot de Jenny enflammoit
encore davantage le tyran ; il la releve,
la fait asseoir auprès de lui ;
et lui saisissant la main : madame,
dit-il, que Sydnei est coupable à
mes yeux ! Il est votre époux ? ...
Jenny rougit et recule son siege ;
le colonel rapproche le sien ; et serrant
avec ardeur le bras de l' infortunée :
quoi, dit-il, tant de charmes
seroient au pouvoir d' un traître !
Sydnei un traître ! ... eh bien !
Mylord, s' il l' est, c' est sa grace que
j' implore.
Belle étrangere, vous demandez
sa grace. Que ces regards ardens sont
p345
bien sûrs de l' obtenir, mais par quel
prix ? ...
eh ! Que peut une malheureuse qui
n' a rité de ses peres que l' opprobre
et le sespoir pour satisfaire le
ministre des rois ? Ah ! Si j' étois moi-même
sur le trône, je croirois avilir
la vertu, si j' osois la récompenser.
Femme adorable, vous possédez
un trésor que j' estime plus que la faveur
des rois ; ce regard tendre...
ce teint qui a la fraîcheur de la rose...
ah ! Si j' osois espérer...
barbare, je t' entends ; c' est de mon
opprobre que tu attends le prix de ton
odieuse clémence ; tu seras adultere,
afin d' être juste...
idole de ma vie, croyez...
va, laisse-moi... je consens
d' être malheureuse ; mais je ne
veux pas être vile... j' ai lu d' un
p346
seul regard dans les replis de ton ame
criminelle ; tant d' iniquité de
ta part me démontre l' innocence de
mon époux : qu' il meure... lui
mourir ! ... homme barbare, je retombe
à vos genoux ; au nom de
tout ce qui vous est cher sur la terre,
rendez à ma douleur votre victime ;
n' exigez pas d' une femme éplorée le
plus affreux des sacrifices ; permettez
que je puisse encore lever vers le ciel
des regards sereins ; ne me forcez pas
à un attentat, que les remords d' une
vie entiere ne sçauroient effacer.
Un tigre auroit respecté tant de
vertus, le tyran n' en devint que
plus ivre d' amour et plus avide de crimes.
Non, dit-il, je ne sçais point
sacrifier ma félicité à de frivoles scrupules ;
ce soir je serai le plus fortuné
des hommes, où vous n' aurez plus
d' époux... je consens cependant à
p347
nager votre juste délicatesse ; ce
palais est exposé aux regards du public. -c' est
chez vous que je veux
tomber à vos pieds, et vous entretenir
de ma flamme ; ce soir je m' y
rendrai en silence, et sans suite : si votre porte
est ouverte, votre époux a sa grace : sinon, tremblez.
Soldat féroce... et tu crois que
la voix d' un homme suffit pour me
faire trembler ? Va, j' ai l' ame plus
haute que toi, puisque je n' ai point
encore fait l' apprentissage du crime :
essaye de sauver mon époux, et de
me faire subir à sa place, le supplice
des traîtres ; tu verras si j' ai mon
innocence, avec quelle fierté je monterai
sur l' échafaud ; l' épouse de
Sydnei craint Dieu et l' opprobre,
mais elle se croit faite pour braver les
tyrans.
Adorable furie, je me crois assez
p348
grand pour vous pardonner ce soir
tant d' outrages... ce soir...
Jenny sort, la rage dans les yeux,
et la mort dans le sein ; elle entre
d' abord dans le berceau qui a été témoin
de ses derniers sermens, et se
jettant à genoux : arbitre suprême
de mes jours, s' écrie-t-elle, je ne
t' impute point mes malheurs. -tu
es, sans doute, le dieu du bien,
puisque c' est moi qui l' atteste...
mais si ma vie fut pure, si le coeur
de Sydnei est digne de toi-enleve-moi
dans ton sein et sauve-moi
d' affreux blasphêmes.
Cette priere terrible ne fait qu' aigrir
le fiel qui la dévore ; elle monte
dans son appartement ; et jettant
un regard sur son lit : voilà, dit-elle,
la place que Sydnei devoit
occuper : sa place n' est plus que dans
mon coeur... Sydnei... ah ! Quand
p349
je serois assez malheureuse pour vivre
encore, qui pourroit jamais remplir
cette place fatale ? Je n' eus qu' un
pere, je n' aurai jamais qu' un époux.
Mon époux ! ... il mourra, et j' ai
pu le sauver ! Et j' ai pu ! ... quelle
horrible alternative ! De subir la haine
de la patrie ou de la mériter.
Mais si ma vertu étoit moins
cruelle ! Si je ne livrois à mon tyran
que ce corps que la mort va bientôt
engloutir ! Si tandis que des
amantes vulgaires sacrifient leur vie
à un amant, je sacrifiois mon honneur
à un époux ! ... je n' y survivrois pas...
n' importe, soyons viles et mourons.
Jenny ne laisse point à son délire
le tems de se calmer, elle se précipite
vers la porte de sa maison, l' ouvre
avec agitation, remonte, et tombe
évanouie aux pieds du lit qu' elle
alloit profaner.
p350
Quand elle eut repris l' usage de
ses sens, elle appréhenda un souvenir
funeste ; et prenant un vase
étoit renfermée une liqueur assoupissante,
dont elle usoit tous les soirs
pour se procurer quelques heures de sommeil,
elle double la dose, ne
prononce que ces mots, Dieu ! Dieu !
Avale le breuvage et s' endort sur un
fauteuil.
Le colonel vers le minuit se rend
chez Jenny, trouve sa porte entr' ouverte,
jouit du fruit de ses crimes...
et le monstre se croit heureux.
Vers le point du jour le sommeil
léthargique de Jenny se dissipe ; elle
voit à ses côtés le tyran, et ne doute
plus de son opprobre. -barbare,
s' écrie-t-elle, je n' accuse que moi
de tant d' infâmie, je te pardonne,
fuis, et rends-moi mon époux.
Votre époux, dit le colonel ; il
p351
vous attend dans la place publique :
venez, Jenny,... et voyez. à ces mots,
il l' entraîne vers la fenêtre du
cabinet, l' entr' ouvre, et lui montre le
cadavre de Sydnei, suspendu à un
gibet de trente pieds... ah ! Monstre,
s' écrie-t-elle,... elle dit, et
tombe morte à ses pieds.
p352
Article 3.
flexion sur l' histoire de Jenny.
je ne connois point d' argument métaphysique
plus fort, que la preuve
morale que je viens d' exposer. Pour
peu qu' on réfléchisse sur ce mouvement
d' oscillation dans la société,
qui tend à placer d' un côté les biens
et le bonheur, et de l' autre, la misere
et l' opprobre, on verra qu' il y
a des milliers d' hommes aussi malheureux
que Jenny, et peut-être,
moins coupables. Quand il n' y en
auroit qu' un seul, l' induction contre
la divinité est aussi terrible ; si ce
malheureux est anéanti, ce monde est
l' ouvrage du mauvais principe, la
p353
providence est une chimere, et Dieu
est le plus affreux des tyrans.
Je nais avec le germe des maladies
les plus cruelles ; je m' en console
par la tendresse d' un pere, et il
me déshonore ; je me jette dans les
bras de ma patrie, et elle me persécute ;
je prie l' être suprême de m' enlever
dans son sein, et il m' anéantit. -
quelle est la religion où mon existence
ne soit pas alors le crime de
la divinité ? Quel est le législateur
qui ait droit de m' interdire le blasphême de
Brutus ?
Ce raisonnement doit frapper le
théologien comme le philosophe,
et l' artisan comme le géometre, parce que tous
ces êtres sont sensibles.
Platon, Clarke et Descartes m' ont
étonné, mais ne m' ont point convaincu :
que m' importent les raisonnemens sublimes
de ces métaphysiciens
p354
sur l' immortalité de l' ame ?
Mon esprit n' accorde son assentiment
qu' à l' évidence, et non à l' autorité ;
et l' unique fruit que je tire de la
lecture de ces grands hommes, c' est
de desirer que leur ame soit immortelle
comme leur génie.
Il n' en est pas de même de la preuve
que fournit l' horrible dissonnance
que le mal physique et le mal moral
introduisent au milieu de l' harmonie
de l' univers. Le pâtre qui
gete sent qu' il est malheureux,
comme le sage qui raisonne ; si l' ame
est anéantie, tout le systême des êtres
leur paroît l' ouvrage de la plus aveugle
des intelligences ; si elle est immortelle,
que leur importe la nature
et les hommes ? Dieu leur reste, et
le problême est expliqué.
Trois classes de philosophes peuvent
attaquer le corollaire que je tire
p355
de l' histoire de Jenny. Examinons
dans le silence des préjugés, si le genre
humain seroit assez malheureux
pour que la cause que je défends ne
fût pas celle de la vérité.
p356
du systême que tout est mal.
on a vu dans tous les tems de
pieux fanatiques, au teint blême et
à l' esprit faux, qui ont avancé que
tout étoit mal sur la terre ; il n' y a
point de paradoxe à dire que cette
opinion conduit au dogme de l' anéantissement.
Si tout est mal, on doit en conclure
que le premier moteur a manqué
d' intelligence ; or, comment une
cause aveugle produiroit-elle un effet
immortel ?
Si tout est mal, comment l' homme
a-t-il l' idée du bien ? Comment
peut-il mériter l' immortalité ?
Si tout est mal, quelle confiance
nous reste-t-il dans le premier principe ?
Desirer notre félicité ; c' est
desirer d' être anéanti.
p357
Tout est mal, stupide misantrope !
Et le soleil t' éclaire ! Et tu respires
l' air serein de la liberté ! Et tu
as le pouvoir sublime de faire des
heureux !
Il y a du mal sans doute sur la
terre, puisque tes sophismes y introduisent
la crainte et le désespoir ;
mais j' écouterai les philosophes, et
je serai bien ; la mort me placera
dans le sein de la divinité, et je
serai encore mieux.
p358
de l' opinion que la quantité du
mal est nécessairement égale à
celle du bien.
un philosophe moderne, accoutumé à ne
penser que d' après lui-même,
a dit que le bien et le mal
étoient nécessairement dans une égale
proportion ; cet auteur respectable
a sans doute été entraîpar l' esprit
de systême ; il n' a pas vu que
son hypothese n' étoit pas favorable
au dogme de l' immortalité.
Si la somme des biens est égale
pour tous les hommes à celle des
maux, la providence s' est acquittée
p359
envers nous, et elle ne nous doit
pas l' immortalité.
Mais ce systême d' équilibre n' est-il
point fonsur des sophismes ?
Son inventeur s' appuie sur des principes
de métaphysicien, et des calculs
de géometre : il a eu tort de se
pénétrer des maximes de Viete et
de Leibnitz, au lieu d' étudier la
nature.
Le bien physique n' est nullement
en proportion avec le mal physique ;
rien ne dédommage le caffre et le
groënlandois de la rigueur de leurs
climats. Quel est le bien relatif qui
peut compenser les maux affreux
qu' ont fait naître les tremblemens de
terre, les pestes, et les maladies
nériennes ?
p361
Ce rapport se trouve encore moins
dans l' ordre moral ; aucun individu
ne porte en soi un germe égal de
vices et de vertus. Il y a dans la
société mille Anitus pour un Socrate ;
le juste vit obscur, et les grands
criminels gouvernent l' univers.
Il est important de refuter plus en
détail le systême de M Robinet ;
je m' apperçois qu' il aduit jusqu' à
des philosophes ; soit parce que son
auteur a un grand nom, soit parce
qu' il a fallu un gros volume pour
l' exposer, soit peut-être, parce que
c' est un systême.
Notre philosophe appuie son opinion
sur ce grand principe, que les
créatures perdent à chaque moment,
autant d' existence qu' elles en reçoivent.
Je ne découvre point dans
cette idée la précision géométrique
dont son auteur fait gloire ; l' instant
l' homme acquiert, l' instant où il
p362
perd, et l' instant où il jouit, ne sont
rement pas les mêmes ; de plus,
l' enfant et le vieillard ne perdent
une existence pénible que pour acquérir
une existence douloureuse.
Il faudroit donc pour que l' équilibre
fût conservé, que les jeunes-gens
et les hommes faits fussent toujours
heureux ; mais si quelqu' un avançoit
un tel paradoxe, seroit-il nécessaire
de le refuter ?
Un enfant et un vieillard sont sûrement
malheureux : quelle est la
compensation pour un cinquieme des
hommes qui meurt avant l' âge viril ?
Quelle est-elle pour ces malheureux
qui vivent et qui ne sortent jamais de l' enfance ?
On m' opposeroit en vain l' exemple des sauvages. Il
n' est pas décidé qu' un missouris soit plus heureux
que nous, parce qu' il n' a pas tous nos
p363
besoins. De plus les missouris et leurs
semblables occupent quelques déserts,
et les deux continens sont
peuplés de malheureux.
M Robinet, toujours entraîné
par l' esprit de systême, prétend que
les êtres donnent toujours l' existence
aux dépens de la leur ; cela
est vrai pour le cerf qui s' épuise dans
la saison du rut, et pour l' homme
blasé qui veut jouir sans avoir des
sens ; mais le sage affermit son existence
en produisant son semblable :
tel fut le pere de Montagne.
Faites disparoître un mal, dit notre
philosophe, et vous supprimerez un
bien. Que deviendroient les sources
chaudes où les paralytiques recouvrent
le sentiment, sans les feux souterrains
que produisent les éruptions du Vésuve
p364
et de l' Etna ? -je ne sçais,
mais j' aimerois beaucoup mieux qu' il
n' y eût ni volcan, ni paralytiques.
Les plaintes de l' homme sur la
cruauté des animauxroces, ne
viennent que d' une ignorance profonde
de leur organisation. -et
que m' importe que l' estomac du
tigre ne puisse digérer que des chairs
crues, qu' il ne soit porté à se désaltérer
que dans le sang, et qu' il ne
puisse se conserver qu' en dévorant
les membres mutilés de ses victimes ?
Je demanderai toujours à la nature
pourquoi elle a organisé le tigre ?
Le chapitre le plus singulier du
livre que j' examine, a pour titre :
compensation des maux que la guerre produit .
L' auteur y dit en propres
p365
termes : la guerre purge nos villes d' une
foule de mauvais sujets qui ne sont bons
qu' à se faire tuer . -ceci ne peut
être lu que par des hommes ; ainsi
il estja futé.
Si M Robinet n' a voulu que plaisanter
en justifiant le fléau de la
guerre, je le compare à érasme qui
p366
a fait l' éloge de la folie ; si son but
étoit d' instruire, je respecte trop
son génie et ses lumieres pour le
comparer à l' auteur de l' apologie de
la saint Barthélemi.
Quand même il seroit nécessaire
que la moitié du genre humain égorgeât
l' autre pour se conserver, je
croirois toujours qu' il y a sur la
terre plus de mal que de bien. Les
hommes assassinés sont malheureux,
les assassins le sont encore davantage.
Il y a dans le livre de la nature
beaucoup d' autres propositions dont
l' auteur fait des axiomes ; mais loin
de servir à prouver d' autres assertions,
ces axiomes auroient eux-mêmes
besoin de preuves.
Est-il vrai que le principe de l' intérêt
produise autant d' harmonie
p367
parmi les hommes que de désordres ?
Est-il vrai que les biens et les
maux s' accumulent ensemble sur la
tête du despote ?
Est-il vrai que les siecles d' ignorance
ont fait moins d' honneur à
l' humanité, et que les âges sçavans
lui ont fait plus de tort ?
Est-il vrai que le mal soit aussi
naturel à l' homme que le bien ?
Est-il vrai sur-tout que dans le total,
la science des moeurs soit un
systême de maximes injustes intercalées
à des principes d' équité ?
Toutes ces maximes ne sont point
p368
démontrées : si elles l' étoient, le systême
qu' elles appuient s' écrouleroit
encore ; car il s' ensuivroit que nous
sommes encore plus malheureux que
nous ne croyons l' être.
Les fastes du genre humain attestent qu' il
y eut un tems où l' angle d' inclinaison
de l' équateur sur le
plan de l' écliptique étoit effacé.
Il y avoit sûrement alors beaucoup de
bien physique et peu de mal ; mais depuis
la grande révolution que l' univers
a subie, la nature s' est dégradée,
comme un cedre dont la foudre
auroit brûlé les racines, et il
y a aujourd' hui plus de mal physique
que de bien.
Le systême de l' équilibre n' est pas
plus vrai pour les races que pour les
individus. La race des blancs est en
général malheureuse par le mal qu' elle
se fait, et par celui qu' elle cause ;
p369
les negres accusent la nature et les blancs
de leurs malheurs ; les negres blancs
s' en prennent également
aux blancs, aux negres, et à la
nature.
L' arbre du bien et du mal n' a
que deux branches ; mais le poids
énorme de la derniere écrase l' univers.
p370
de l' optimisme.
si jamais il y eut une entreprise qui
caractérisât l' audace de l' esprit humain,
ce fut lorsque des hommes
de génie entreprirent d' anéantir le
mal de dessus la terre, firent résulter
du désordre des parties, l' harmonie
de l' ensemble, et voulurent forcer
le genre humain à s' applaudir de
ses désastres, comme un guerrier
généreux expirant sur le champ de
bataille s' applaudiroit des blessures
qui l' ont fait triompher.
Shaftesburi, Pope et Leibnitz ont
créé un monde comme Descartes :
pendant qu' on admiroit les connoissances
profondes des architectes, l' édifice a disparu.
L' optimisme doit effrayer l' éleve
p371
de la nature qui ne veut point être
anéanti ; en effet, si ce monde est le
meilleur des mondes possibles, pourquoi
desirerions-nous un avenir plus
heureux ? S' il est conforme à l' ordre
général, que les roues qui font jouer
la grande machine se détruisent par
les frottemens, devons-nous desirer
de survivre à nos malheurs ?
Heureusement l' optimisme n' est
qu' un beau songe ; il y a assez de
bien dans la nature pour nous faire
chérir notre existence ; et il s' y trouve
trop de mal pour ne pas nous en
faire desirer une plus fortunée.
Des philosophes ont calculé que
dans la vie ordinaire, la somme des
maux surpasse celle des biens. Il
p372
suffit de replier un instant son ame
sur elle-même pour en sçavoir sur
ce sujet autant que Fontenelle et
Maupertuis.
Le bonheur et le malheur circulent
ensemble dans le monde ; mais
la matiere du dernier est plus homogene
avec les parties constitutives
de notre être.
On cherche dans presque tous les
climats des remedes au malheur
d' exister ; c' est pour cela que le françois
crée de nouveaux plaisirs, que le
sauvage s' enivre, et que l' anglois
se tue.
Quel est l' homme satisfait de son
état, et qui voudroit à jamais en
prolonger la durée ? Si Dieu accomplissoit
les desirs de la plupart de ses
adorateurs, et supprimoit de leur
existence tous les momens qui les
importunent, le vieil Nestor ne vivroit
p373
peut-être que quelques heures.
Le bonheur est si peu fait pour
nous, que le plaisir qui le compose,
s' affoiblit par la jouissance : il n' en
est pas deme de la douleur ; sa
durée ne fait qu' en augmenter l' activité ;
ce qu' on a souffert ne fait
qu' ajouter au moment où l' on va souffrir.
Que doit-on conclure de cet exposé ?
Que l' homme de bien ne doit pas
se plaindre de la vie, ni appréhender
la mort ; que les inventeurs
de l' optimisme sont des hommes de
génie, mais que notre ame est
immortelle.
LIVRE 3 CHAPITRE 4
p374
De l' ame
en qualité d' être qui sent.
On raisonne depuis plus de cinquante
siecles sur l' esprit et sur la
matiere ; cependant on ne connoît
encore exactement aucune de ces
substances. Les objets ne frappent
point immédiatement sur l' ame ; les
sens sont le milieu interposé entre
eux et nous, et nous mourrions aveugle
si nous ne tenions par cinq points
à la nature.
La plus saine partie de l' antiquité
a cru que les idées de l' homme
venoient toutes de ses sens, et le peuple
sur ce sujet, n' avoit pas d' autre
croyance que les philosophes ; il étoit
p375
égal alors pour admettre ce principe
de ne pas raisonner, ou de faire
l' analyse de l' ame ; et l' ignorance
sembloit conduire à la vérité, aussi
rement que les lumieres de Pythagore
et le nie d' Aristote.
Il y eut cependant quelques métaphysiciens
qui firent le pros aux
sens, non par amour pour la vérité,
mais afin de devenir chefs de sectes.
Pyrhon qui pensoit que nos organes
n' étoient destinés qu' à nous tromper,
agissoit en conséquence de cette théorie,
et lorsqu' il rencontroit un précipice
en son chemin il ne setournoit
jamais ; heureusement pour ce philosophe,
que ses disciples l' accompagnoient dans toutes ses
courses, et il vécut
quatre vingt-dix ans, toujours
faisant usage de ses sens, et toujours
déclamant contre eux.
Ce fou systématique eut peu de
p376
partisans, il étonna son siecle, mais
avant sa mort son paradoxe étoit déja
oublié.
Les romains qui ne créerent rien
en philosophie, adopterent l' idée
grecque sur l' origine de nos connoissances ;
et heureusement pour eux,
cette idée se trouva unerité.
Nos aïeux qui étoient des barbares ne
rompirent point la chaîne ;
ils firent retentir leurs universités
de ce grand principe de l' école péripatéticienne,
qu' ils étoient incapables de
prouver ; ilsifierent Aristote,
et n' eurent pas l' honneur d' être
comptés au nombre de ses disciples.
Descartes, qui dans sa retraite
de Déventer, s' amusoit à détruire les
mondes et à en créer d' autres, aspira
à la gloire d' avoir raison contre
le peuple et les philosophes de tous
les siecles ; il renversa l' empire des
p377
sens, bâtit un systême intellectuel dont il se réserva
la clef ; et insensiblement les métaphysiciens
adopterent ses idées, afin du moins de
paroître les entendre.
Malebranche, né avec autant d' imagination
que Descartes, mais qui
se borna à la gloire d' être son premier
disciple ; Malebranche, dis-je,
étoit assez philosophe pour observer
la chaîne qui lie nos sens avec nos
idées ; mais il se contenta de prouver
que nos organes étoient un principe
de nos erreurs, sans avouer qu' ils
étoient aussi celui de nos lumieres :
il éclaira le peuple, et ne fit rien
pour l' homme qui pense.
On verra dans l' article des statues
par quel artifice ingénieux quelques
philosophes sont venus à bout d' éclairer
Aristote, de rectifier Descartes,
p378
et de jetter quelque clarté dans
l' abyme de l' entendement humain.
Je me contenterai de donner ici
une idée de l' ordre que j' ai cru devoir
suivre dans ce chapitre ; car tout
philosophe doit au public la chaîne
historique de ses pensées.
Pour connoître ce que l' ame doit
aux sens, il faut décomposer l' homme
et suivre son intelligence, depuis son
germe jusqu' à son entier développement.
Après avoir étudié la nature du
principe sensible, il faut examiner
si l' homme est le seul être qui l' ait
en partage.
Ces questions éclaircies conduisent
à observer la nature de nos organes,
à distinguer les sens internes
des sens externes, à voir comment
l' imagination, la mémoire, les habitudes,
p379
les passions influent sur l' ame,
en un mot, à établir ce principe : je sens,
donc je suis.
Si ce chapitre est bien entendu,
on s' appercevra que la sensation semble
envelopper toutes les facultés de
l' ame ; car comparer, juger, imaginer,
se ressouvenir, etc. C' est être
attentif ; et être attentif, c' est sentir ;
avoir des passions, c' est desirer ; et
desirer, c' est encore sentir. On ne
peut faire un pas dans la métaphysique
de l' ame, sans rencontrer le sentiment.
Plus les sensations se multiplient,
et plus l' ame sent qu' elle existe : s' il
étoit possible qu' il y eût un être à
figure humaine sans organe du sentiment,
on pourroit aussi prononcer
qu' il est sans intelligence.
Cependant l' action propre de sentir
ne réside pas dans l' organe du
p381
sentiment. Un homme qui dort les
yeux ouverts, ne voit pas ; Paschal
qui résout le problême de la cycloïde
n' entend rien ; l' homme n' est sensible
que par son ame, et non par ses sens.
Article 1.
de trois statues.
nous ne pouvons nous conduire
dans le labyrinthe de la nature, si
nous ne tenons le fil analytique entre
nos mains ; le philosophe est
comme le chymiste ; pour connoître,
il doit décomposer.
Ce principe est vrai, sur-tout en
taphysique ; l' homme jouissant
de ses cinq sens est une machine trop
compliquée, pour que nous puissions
juger du principe de ses opérations ;
l' historien de l' ame doit être alors
aussi embarrasque l' historiographe
qui traiteroit de l' enfance de notre
monarchie, lorsque l' état reconnoissant
presqu' autant de souverains que
p382
de provinces, le mouvement politique
est embarrassé par la multitude
des rouages, le ressort principal
n' influe que foiblement sur le jeu de
chaque piece, et le concours de tant
de parties intégrantes, nuit à l' ensemble
de la machine.
C' est donc une idée très-sage de
décomposer un homme pour étudier
son méchanisme, de ne laisser développer
ses sens que par une juste
gradation, et de faire de cette anatomie
taphysique la base de la psychologie.
L' homme ainsi simplifié n' est
qu' une statue ; c' est Pandore qui
doit la construction de ses organes
au ciseau de Prométhée ; la philosophie
est ce feu céleste qui l' anime ;
les deux machines s' ouvrent par degrés
aux plaisirs de l' existence, et la
statue du philosophe respire pour
p383
connoître, comme celle du poëte
pour aimer.
M Diderot, un des philosophes
dont la postérité connoîtra le mieux
le mérite, paroît le premier qui ait
projetté de devenir le Prométhée de
la métaphysique. Il est triste qu' il
p385
n' en ait eu que le projet : n' étoit-il
pas peintre, comme le Correge et
Montesquieu ?
Messieurs de Buffon, Condillac et
Bonnet ont tous les trois fait une
statue ; ce sont trois morceaux de
p388
main de maître qu' il est bon de connoître
pour ne pas voyager sans guide
dans les landes de la psychologie.
Aucune de ces statues ne se ressemble ;
parce que chaque artiste a
sa maniere. Pigal peut faire un buste
d' Alexandre ; mais Pigal ne sera
point Phidias ; la Phedre de Racine,
et celle d' Euripide doivent être
regardées comme deux originaux.
Nos trois philosophes sont cependant
partis de la même idée ; c' est
que nos connoissances tirent leur origine
des sens. Cette importante vérité
fut découverte par Aristote ;
mais ce grand homme se contenta
d' annoncer le résultat de son problême,
sans faire part de la méthode
dont il s' étoit servi pour le résoudre.
Locke, qui a écrit avec tant de
sagesse sur l' ame, a saisi un bout de
la chaîne, il a prouvé que les sens
sont les seuls passages par lesquels
la lumiere peut entrer dans la chambre
obscure de l' entendement ; mais
p389
il a affirmé que les facultés de l' ame
étoient des qualités innées, et
ce philosophe, à qui on a tant reproc
son scepticisme, s' est trom,
parce qu' il n' a pas assez douté. Enfin,
l' abbé de Condillac est venu
prouver que nos facultés intellectuelles
tiroient leur origine des sensations,
et avec une idée aussi simple,
il a organisé sa statue, et analysé
notre intelligence.
Quoique M Bonnet ait travail
après l' abbé de Condillac, et peut-être
d' après lui, cependant comme
sa statue n' a pas la perfection de celle
de son modele, nous la ferons connoître
après celle de M de Buffon. Dans
un ouvrage tel que celui-ci, ce n' est
point l' ordre chronologique des idées
qui intéresse, mais l' ordre philosophique.
p390
De la statue
de M De Buffon.
M De Buffon suppose un homme
dont le corps et les organes sont
parfaitement formés, et qui s' éveille
tout neuf pour lui-même et pour tout
ce qui l' environne. Voici l' histoire
abrégée de ses premieres pensées.
" je me souviens de cet instant,
plein de joie et de trouble,... etc. "
p398
il y a deux parties à distinguer
dans ce morceau, la partie du style,
et la partie philosophique ; la premiere
est un chef-d' oeuvre ; l' ame est
délicieusement occupée de cette
gradation de surprises, de vues, de
jouissances et d' extases. On ne sçauroit
rien ajoûter au coloris de ce
spectacle intellectuel ; c' est l' ouvrage
de Milton naturaliste, c' est un tableau
p399
de métaphysique, exécuté par
Raphaël.
La partie philosophique ne mérite
pas le même enthousiasme ; il
est fâcheux que cet appareil brillant
d' architecture, ce péristile, ces
colonnes d' ordre corinthien ne servent
qu' à cacher un édifice qui s' écroule.
Observons la marche de cette
statue ; voyons si ce n' est pas M De Buffon
qui parle ordinairement au
lieu de son personnage.
L' automate entre dans la vie par
la sensation de la lumiere ; mais
puisque la vue est de tous les sens
celui qui contribue le plus aux connoissances
de l' esprit humain, pourquoi
choisir un organe aussi compliqué
pour faire l' analyse de l' ame ?
Dans un tel ouvrage, moins on est
simple et moins on est philosophe.
Lestaphysiciens qui ont fait
p400
des statues après M De Buffon, ne
sont point tombés dans le défaut de
leur modele ; ils l' ont créée aveugle,
et ont borné à l' odeur d' une rose
toute son existence.
J' oserai même hasarder une conjecture
sur le projet hardi d' animer
des statues ; il me semble que l' homme
n' est pas un être assez simple pour le
soumettre au scalpel de l' anatomie ;
il faudroit peut-être choisir pour son
sujet un animal que la nature eût
borné à deux ou trois sensations ;
une huître automate m' éclaireroit
davantage sur le principe sensitif que
la Pandore de nos philosophes.
La statue est pleine de joie , et elle
n' a pas encore joui ; elle est pleine de
trouble , et elle n' a pas encore souffert.
Elle ne sçait qui elle est, où elle est,
et d' où elle vient . -voilà l' épigraphe
de l' essai sur l' homme de Pope.
p401
Il est singulier que le poëte et le
philosophe se soient rencontrés,
l' un en partant des connoissances les
plus sublimes, l' autre de la plus
profonde ignorance.
La statue ouvre les yeux : aussi-tôt
la voûte céleste, la verdure de la terre,
et le crystal des eaux la tiennent occupée . -il
s' en faut bien que le célebre
aveugle-né de Cheselden eût les
mes sensations, quand il vit la
lumiere pour la premiere fois ; il lui
fallut deux mois d' expérience pour
discerner la situation des objets, leur
grandeur et leur figure. Locke avoit
soupçonné cette singularité de la
nature ; le docteur Barclai avoit eu
la gloire de l' annoncer ; il ne restoit
à M De Buffon que celle de la contredire.
L' automate animé tourne ses yeux
vers l' astre de la lumiere ; quoi ! Il a
p402
déja épuisé la jouissance de la voûte
leste, de la verdure de la terre et
du crystal des eaux ? Ses yeux ne
viennent que de s' ouvrir, et il ressemble
déja à ces hommes blasés,
qui répetent sur tous les grands tableaux
de la nature, ce mot de
l' oracle : ma bonne, j' ai tant vu le
soleil !
j' écoutai long-tems le chant des oiseaux,
et le murmure des airs .ve
dit la même chose dans le paradis
perdu , lorsqu' elle rend compte à
Adam de ses premieres pensées.
Mais l' objet de Milton étoit de
peindre, et non d' analyser. Pour notre
statue, il n' y a encore ni oiseaux,
ni atmosphere ; elle est seule dans
la nature.
p403
je rouvris les yeux ; pourquoi
resterent-ils si long-tems fermés ?
Les oiseaux ont chanté, et la statue
n' a pas eu la curiosité de voir ces
oiseaux !
l' air m' apporte des parfums qui me
donnent un sentiment d' amour pour moi-même. -la
statue en ouvrant les
yeux devoit déja s' aimer ; car elle
se croyoit la voûte céleste, la verdure
de la terre, et le crystal des eaux : elle
devoit s' aimer aussi en entendant le
concert des oiseaux ; car elle se croyoit
toute harmonie.
prespar les plaisirs d' une si belle
et si grande existence, je me leve tout
d' un coup. -un spectacle ou un concert
n' obligent point à se lever ; on
peut jouir de tous ces plaisirs, sans
se mouvoir ; si la statue étoit couchée,
il ne falloit pas moins qu' un
coup de tonnerre pour la faire dresser
p404
sur ses pieds ; si elle étoit debout,
la fatigue devoit la faire tomber,
plutôt que la faire marcher.
je me sentis transporté par une force
inconnue. -en quel lieu ! Y a-t-il un
lieu pour la statue ? Ce n' est pas-là la
marche de l' homme de la nature.
je portai la main sur ma tête. -sçait-elle
qu' elle a une main ? Distingue-t-elle
sa tête dans sa belle et grande
existence ? Pourquoi le premier
mouvement de sa main est-il le plus
grand qu' elle puisse faire ? Cette statue
se te bien d' être sçavante.
mes idées prenoient de la profondeur
et de la alité. cettetaphore hardie
est digne du plus sublime métaphysicien ;
mais l' automate ne doit
être ni métaphysicien, ni sublime.
La statue touche ensuite son corps ;
rapproche sa main de ses yeux, se
met à marcher, etc. -ce ne sont
p405
point les événemens qui lui donnent
de l' expérience ; mais il semble
qu' elle fasse des expériences pour
s' instruire des événemens.
je marchai la tête haute et levée vers
le ciel. -cette assurance n' est uere
dans la nature, quand on vient
d' être blessé par l' éclat du soleil, et
qu' on a perdu par cette blessure la
moitié de son existence. Après cette
flexion que penser de la statue,
lorsque quelques momens après elle
veut toucher le soleil ? A-t-elle trouvé
le secret de fixer cet astre ? Pandore
est-elle une aigle, ou Prométhée
est-il devenu aveugle ?
lassé de tant d' incertitude... mes
genoux fléchirent, et je me trouvai dans
une situation de repos... alors je saisis
un fruit, etc. si le peu de mouvement
que la statue a fait, n' a pu la
fatiguer, elle ne doit pas goûter le repos ;
p406
si le repos lui plaît, elle ne
doit pas porter la main à l' arbre fruitier :
j' entends toujours parler un
homme d' esprit, mais je ne vois
jamais la statue.
ma bouche s' ouvrit pour exhaler le
parfum de ce fruit, elle se rouvrit pour
en reprendre... enfin je goûtai. -l' embarras
de M De Buffon paroît toujours,
quand il s' agit de lier ensemble
deux sensations de différente
espece ; ce n' est pas le parfum d' un
fruit qui doit engager l' homme de
la nature à manger, c' est le besoin.
Une tubéreuse flatte bien plus l' odorat
qu' une pomme ; la statue vivra-t-elle
de tubéreuses ?
mes yeux devenus inutiles se fermerent...
tout disparut : la trace de mes
pensées fut interrompue, et je perdis le
sentiment de mon existence. je m' attendois
ici à une théorie des songes ; il
p407
étoit en effet fort simple, qu' après
tant de surprises, de jouissances et
d' extases, les traces du cerveau de
la statue ne fussent pas totalement
effacées. Cette situation étoit piquante
pour le philosophe, parce
qu' elle donnoit occasion de distinguer
les actes spontanés de l' ame, des
mouvemens de la machine. C' est ici
que M De Buffon devoit rompre le
silence ; mais il se tait, quand la
statue dort, et il ne parle que quand
elle veille.
Tout ce que M De Buffon ajoute
sur la naissance d' un sixieme sens est
très-vrai, très-bien exprimé, et très-philosophique ;
il se trouvoit alors également
porté par son sujet et par
son génie. -observons qu' il est bien
plus aisé de faire aimer Pandore que
de la créer.
p408
Il entroit dans mon plan de faire
connoître la vérité, mais non de
mortifier un des écrivains qui fait
le plus d' honneur à son siecle ; on
peut critiquer M De Buffon, mais
il faut toujours finir par l' admirer.
p409
De la statue
de M Bonnet.
L' ouvrage l' on fait parler
cette statue est un volume in-4
hérissé de théoremes et de corollaires,
dont chaque proposition tient à
une chaîne, qui se brise, s' il s' en
échappe un anneau ; ce livre est aussi
difficile à lire que les élémens d' Euclide,
ou un traité sur le calcul différentiel.
Il n' est pas aisé de suivre la marche
de cette statue dans les abymes
taphysiques qu' elle ose franchir ;
cependant comme l' auteur qui l' a
p410
anie est, après Locke, un des
hommes qui a réfléchi le plus profonment
sur la nature de l' ame,
il estcessaire de donner une esquisse
de ses idées : abréger ce philosophe,
c' est engager à le lire, et
non le faire oublier.
La statue roit l' existence par l' organe
de l' odorat ; des corpuscules
émanés d' une rose, forment une atmosphere
odoriférante qui agit sur
son nerf olfactif, et cet ébranlement
se communique à l' ame : cette sensation
suffit pour vivifier notre machine.
Combien y a-t-il d' animaux
que la nature a bornés à un seul sens,
et qu' on peut regarder par-là, comme
placés au dernier degré de l' échelle
de l' animalité ?
Cet ébranlement des fibres de l' odorat
ne peut cesser que par degrés,
comme le son que rendroit un timbre
p411
d' argent sous le marteau ; ainsi
la sensation subsiste encore, quand
l' odeur n' est plus ; l' ame peut donc
comparer le premier instant de sa
volupté avec le dernier moment de
sa gradation : cette comparaison
suppose le desir de la jouissance, et
l' effet de ce desir est l' attention. -
tout cela est finement gradué ; ce
n' est point ici le lieu de laisser aux
lecteurs intelligens des idées intermédiaires
à suppléer ; le sublime, pour
le philosophe qui crée, consiste à
franchir de grands intervalles ; mais
pour le philosophe qui analyse, il
consiste à se traîner lentement de
rités en vérités.
M Bonnet rappelle sa statue à l' existence,
en lui présentant une tige
d' oeillet ; ce parfum, différent de celui
de la rose, ébranle dans l' odorat de
nouvelles fibres, destinées à faire
p412
naître de nouvelles sensations ; car il
en est du genre nerveux, comme de
l' instrument connu sous le nom de
par-dessus de viole ; on peut se
représenter chacune des cordes comme
un de nos sens ; la corde de la vue
ne frémit pas comme celle du tact,
ni celle du tact comme celle de l' odorat ;
de plus, dans la même corde
sensitive le sentiment se modifie,
comme les tons varient suivant les
proportions de la corde instrumentale :
cette comparaison est plus lumineuse
que vingt syllogismes.
Si chaque espece de sensation a
ses fibres particulieres, il semble
d' abord que l' odeur de l' oeillet
ne doit pas rappeller à la statue celle
de la rose ; le contraire arrive cependant,
et ce phénomene s' explique
par une autre comparaison. L' ensemble
des fibres est une espece d' horloge
p413
qui joue à la premiere impulsion ;
des corps de nature opposée
peuvent la mettre en jeu, et l' indication
de l' heure est la sensation qui
sulte de ces divers mouvemens. -
la comparaison de l' horloge est familiere
aux grands métaphysiciens :
Leibnitz, avant M Bonnet, faisoit
de l' ame une horloge, et Zénon,
avant Leibnitz, se représentoit aussi
le monde sous la forme d' une horloge ;
toutes ces horloges n' ont pas
encore indiqué larité.
Si la statue n' avoit qu' une sensation,
et qu' elle fût toujours au même
degré, elle n' auroit point de réminiscence ;
pour qu' elle acquiere cette
faculté, il faut que les objets
ébranlent plusieurs fibres sensitives,
ou une seule en divers points. Cette
liaison de plusieurs sensations constitue
p414
une espece de personnalité.
Notre machine organisée n' a besoin
que de deux sensations pour
connoître le plaisir et la douleur ;
car ces modifications de l' ame ne
viennent que de la diversité du mouvement
des fibres ; si les vibrations
sont foibles, elles indiquent la naissance
du plaisir ; si elles sont rapides,
elles annoncent sa vivacité ;
portez l' ébranlement à son dernier
p415
période, vous produirez la douleur ;
et cette douleur sera à son comble,
si la violence de l' agitation cause
dans les molécules des fibres une solution
de continuité.
La statue qui jouit du parfum de
l' oeillet doit naturellement le pférer
à celui de la rose ; car la premiere
odeur agit sur elle, et laaction de
p416
son ame augmente la vivacité de sa
sensation, tandis que le sentiment
de l' autre fleur va toujours en s' affoiblissant.
De cette idée, qu' elle préfére,
il s' ensuit qu' elle agit, qu' elle
veut, et qu' elle est libre. -on ne
sçauroit être plus simple et plus
fécond ; voila la marche de la nature.
L' oeillet et la rose ont disparu,
et la statue sent encore, car elle desire
les plaisirs qu' elle a perdus, et
par-là elle excite en soi des mouvemens
analogues à ceux qu' y faisoient
naître les deux fleurs ; elle se procure
alors une jouissance imaginaire,
qu' elle voudroit élever au degré de
vivacité de la jouissance réelle ; ses
efforts sont sans succès ; épuisée par
cet état de tension, le mouvement
cesse dans les fibres, et l' ame tombe
enfin enthargie.
p417
Si l' on répete plusieurs fois la sensation
des deux fleurs, la statue acquiert
des idées de succession ; car
le même plaisir prolongé lui devient
désagréable, son organe s' use pour
ce sentiment, et elle sent naître
l' ennui. Dans cet instant où son ame
est excédée du parfum de la rose,
on ne peut lui présenter l' oeillet sans
doubler le plaisir qui résulte de cette
seconde sensation ; elle compare l' odeur
passée à l' odeur présente, et
cette comparaison multiplie les charmes
de la nouvelle jouissance.
Elle a aussi des idées de durée :
car si le plaisir est gradué, il lui est
aisé de saisir deux instans dans la
sensation, et de les calculer à sa maniere.
Elle acquiert encore des idées de
nombre, puisqu' elle a la conscience
des deux modifications qu' elle a
p418
éprouvées : il est vrai que n' ayant
pas l' usage des signes, elle ne peut
dire un et deux ; mais si cette idée
ne donne pas la notion du nombre,
elle en est du moins le fondement.
Enfin elle se fait une idée de l' existence,
puisqu' elle a des sensations
de différente nature et à différens
degrés ; la rose n' est pas un
être pour elle ; elle est encore plus
éloignée de pouvoir s' élever à la
notion métaphysique de l' être en
général ; mais les corpuscules odoriférans
qui s' exhalent des fleurs lui
donnent une idée de sa propre existence :
cette idée n' est pas réfléchie
comme la nôtre, elle n' est qu' un
simple sentiment.
Toutes ces idées, ces perceptions
et ces sentimens sont appuyés sur
l' amour-propre, qui sert de mobile
aux statues des philosophes, comme
p419
elle en sert à toutes les productions
de la nature.
Notre statue est déja prodigieusement
avancée dans la carriere de
l' intelligence ; cependant elle n' a encore
qu' un organe et deux sensations. -cette
théorie conduit
le lecteur qui pense à une idée lumineuse.
Le polype paroît n' avoir
qu' un sens ; l' animalité des fossiles
se duit peut-être à la faculté de se
produire ; les sensations de l' huître
semblent se borner à ouvrir et à fermer sa coquille ;
mais cette simplicité dans les êtres n' est pas une
p420
preuve de stupidité : un sens peut
suppléer à d' autres ; une coquille ouverte
et fermée, peut renfermer mille
combinaisons que soupçonne aisément
un philosophe qui n' est pas une
huître.
La statue n' existe toujours que par
l' organe de l' odorat. M Bonnet
lui présente successivement une giroflée,
un jasmin, un lys et une tubéreuse ;
ces diverses sensations mettent
en jeu toutes les fibres olfactives,
fortifient la mémoire, et font
naître l' habitude ; si elles se succedent
p421
agréablement, l' ame doit goûter
les plaisirs de l' harmonie, et l' odorat
perfectionné usurpe alors les
plaisirs de l' oreille.
Le métaphysicien qui a ani
cette statue, observe ses mouvemens
lorsqu' elle dort comme quand elle
veille. Si quelque impression intérieure
ébranle les fibres de la rose,
cette sensation est reproduite, et
l' ame jouit ; si l' ébranlement est fort,
toutes les sensations concomitantes
renaissent, et l' ame varie ses plaisirs ;
si les faisceaux nerveux sont ébranlés
p422
sans ordre, la statue n' a que des songes
bizarres : mais quelle que soit la
nature de ses idées, elle ne peut
encore distinguer le sommeil de la
veille. Elle est plus occupée à sentir
qu' à réfléchir ; et voila sur-tout en
quoi elle differe de la statue de M De Buffon,
qui paroît bien plus philosophe que sensible.
L' ame de la statue se borne pendant
qu' elle dort, à suivre l' enchaînement
des idées qui se présentent ;
c' est un tableau mouvant qu' elle contemple
sans fatigue, et dont les
teintes douces sont presque toutes
à l' unisson ; elle est simple spectatrice
pendant le songe, et elle ne
devient libre qu' à son réveil.
La statue réduite au sens de l' odorat,
passe sa vie à sentir des parfums ;
elle habite un monde idéal
elle est heureuse ou malheureuse
p423
à sa maniere ; l' existence est un
bien pour elle, quand elle le compare
au néant, c' est-à-dire à la privation
du sentiment. Si elle a éprouvé
long-tems des odeurs désagréables,
l' approche d' une fleur lui fait
goûter avec plus de vivacité toutes
les douces palpitations du plaisir ; si
toutes ses sensations sont douloureuses,
elle préfere encore le passage
d' une douleur à une autre, à la permanence
dume tourment, car
cette varté soulage les fibres ; elle
rend le bien plus vif et le mal moins
sensible.
On ne doit point s' étonner que
la statue qui n' existe que par le sentiment
des odeurs, acquiere par degrés
tant de connoissances ; moins
on a de sens, plus la nature les
perfectionne ; l' odorat paré de la vue,
du goût, de l' ouïe et du tact, contracte
p424
la plus grande finesse ; il sépare
la douceur de divers parfums
que nous nous accoutumons à confondre ;
il rend saillantes les plus petites
impressions des corpuscules odoriférans ;
il fait trouver les plaisirs
de la variété, où l' homme perfectionné
ne trouveroit que l' ennui de l' uniformité.
L' expérience confirme tous les
jours cette remarque de notre philosophe ;
nous avons des quinze-vingts
qui jouent aux cartes, et le
lebre aveugle Saunderson devint
éperduement amoureux d' une femme
qu' il ne connoissoit que par sa beauté.
Qu' arriveroit-il à une ame humaine
qui transmigreroit dans le
cerveau de notre statue ? Elle y éprouveroit
exactement les mêmes sensations
que l' automate, et n' en éprouveroit
pas d' autres ; il n' y auroit
p425
alors aucune différence sensible entre
l' intelligence d' un calmouque et
celle de Platon.
Il paroissoit difficile que la statue
bornée à l' organe de l' odorat, parût
un être pensant. M Bonnet, pour
prévenir l' objection, s' avise sur la
fin de son ouvrage de joindre en elle
l' usage de l' ouïe à celui de l' odorat ;
il prononce devant elle le
nom de rose en lui présentant cette
p426
fleur ; alors les fibres auditives sont
ébranlées enme tems que les fibres
olfactives ; l' odeur de la rose
veille dans la suite l' ie du mot,
et le son du mot réveille l' ie de
la rose.
La statue à force d' entendre répéter
les mes mots, et d' y attacher
des idées, parvient à exprimer par
des sons articulés tout ce qu' elle connoît
par le moyen de l' organe de l' odorat ;
elle parle, et voila un être
pensant : son dictionnaire sans doute
est fort stérile ; mais s' il étoit
plus étendu, elle-même ne l' entendroit
pas.
M Bonnet se tait dès que la statue
parle : ainsi il termine son ouvrage,
la plupart des métaphysiciens
commencent leur psychologie.
Je ne veux point renverser cette statue :
mais j' oserai dire avec toute
p427
la vénération que je dois avoir pour
le philosophe qui l' a animée, qu' elle
ne marche pas assez. Ne pouvoit-on
pas, en la rendant plus naïve que
celle de M Buffon, la rendre aussi
intéressante ?
J' aurois desiré que tous les sens
de cette statue se fussent tour-à-tour
développés ; si, à la fin de sa carriere,
elle ne parloit pas, j' aurois autant
de raison pour en faire une huître
qu' un homme.
Il y a dans cet ouvrage trop de
digressions sur la théorie des idées,
sur l' ame destes, sur la question
obscure de la liberté, sur l' esprit des
loix, etc. M Bonnet ne se proposoit
d' abord que d' analyser sa statue, et
dans son livre, on voit deux traités
complets, dont le moins étendu est
cette analyse.
Au travers des idées philosophiques
p428
qui font le mérite de cet ouvrage,
on en découvre quelques-unes
qui ne sont que singulieres :
telle est sa conjecture sur la matiere
primitive des esprits des fibres, dont
il fait une espece de feu élémentaire ;
telle est sur-tout son explication
physique des visions des prophetes.
Ce qui fait le plus de tort à l' essai
analytique, est l' ordre trop géotrique
dans lequel il est écrit :
p429
c' est le défaut le plus sensible de ce
livre, et celui dans lequel il étoit
le plus difficile de tomber ; peu de
personnes peuvent le lire, comme
il n' y a que peu de philosophes qui
puissent le composer.
Ne nous pressons point de critiquer
ce chef-d' oeuvre de métaphysique ;
si l' on craint de s' arrêter sur ses
idées profondes, comme de fixer un
abyme, il faut s' en prendre à la foiblesse
de sa vue, et non à la hardiesse
du philosophe.
La statue que M Bonnet a vivifiée,
n' est point une statue humaine ;
mais qui oseroit en completter l' analyse ?
Si un artiste trouve un buste de
Phidias, tentera-t-il de rétablir le
héros qu' il représente dans sa grandeur
naturelle ?
p430
De la statue
de M De Condillac.
L' abbé De Condillac s' est propo
de développer la génération de nos
idées, et de prouver que toutes nos
connoissances et nos facultés viennent
des sens ; si tous les pas de
sa statue sont dirigés par le génie,
il a eu la gloire de renouveller tout
l' entendement humain.
Ce philosophe borne à quatre
p431
grandes scenes le drame hardi dont
il a conçu l' idée ; dans la premiere
se veloppent par une gradation
heureusement ménagée, les sens qui,
d' eux-mêmes, ne peuvent juger des
objets extérieurs ; on voit dans la
seconde l' ame communiquer par l' organe
du tact avec les objets qui l' environnent ;
la troisieme renferme les
leçons que le tact donne aux autres
sens pour leur faire part de ses connoissances ;
enfin dans la derniere,
paroît un homme isolé qui jouit de
tous ses sens, acquiert des idées,
des besoins et de l' industrie, et d' un
animal qui sent, devient un être qui
fléchit.
Il est tems d' observer la marche
de cette statue. Je vois Pandore dans
l' attelier de Prométhée. L' artiste a
placé auprès d' elle une branche de
p432
jasmin, et le parfum qu' elle exhale a
suffi pour lui donner l' existence ;
son ame, qui est toute neuve, doit se
livrer avec force à l' impression qui
se fait sur son organe : elle doit savourer
avec transport les premieres
minutes de la vie, et voila la naissance
de l' attention.
Dès ce premier instant elle jouit ;
et si on substituoit au jasmin une
odeur désagréable, elle souffriroit ;
car tout être sensible ne respire que
pour le plaisir ou pour la douleur ;
il n' y a que la matiere brute sur qui
ces deux grands mobiles de la vie
n' aient aucun pouvoir ; et qui me
prouvera que la matiere brute ait
jamais exis ?
Pandore ne desire encore rien ;
elle est bien sans souhaiter d' être
mieux, ou mal sans souhaiter d' être bien ;
p433
ses desirs naîtront avec ses
connoissances, et deviendront brûlans
avec l' amour.
Le jasmin s' en va, mais l' impression
reste, et voila la moire.
On présente à Pandore une rose :
alors une nouvelle faculté de son
ame se développe ; elle compare
cette sensation nouvelle avec celle
qui l' a précédée, et elle juge de leurs
rapports ; ses desirs naissent avec ses
besoins, son imagination s' aggrandit
et augmente sa sphere d' activité ;
et si son ame quelquefois devient
passive, c' est lorsqu' une sensation est
p434
assez vive pour absorber entiérement
toute sa sensibilité : le plaisir est alors
une espece d' ivresse, où elle jouit à
peine ; et la douleur un accablement,
elle ne souffre presque pas.
Pandore ennuyée de sa rose desire
le jasmin qu' elle n' a pas ; plus elle
desire, plus elle s' accoutume à desirer ;
enfin ce sentiment s' éleve au
degré de la passion, et son ame ignorante
brûle... pour une fleur.
Aimer le jasmin, c' est haïr la
rose ; je me trompe, elle ne se passionne
pour des parfums, ou contre eux,
que parce qu' elle n' aime qu' elle-même.
Il y a long-tems que Pandore espere
le retour de sa premiere odeur,
et qu' elle craint la durée de celle
dont elle jouit ; si alors Prométhée
se rend à ses voeux, elle se souviendra
dans la suite que son desir a été
p435
satisfait, elle exigera alors de nouvelles
jouissances, et ainsi elle aura
une volonté.
L' artiste après avoir observé les
sensations de sa statue, s' applique
à étudier la génération de ses idées.
Pandore qui a vu que la rose lui a
plu, et deplu tour-à-tour, s' exerce
à séparer de la même sensation
l' idée de plaisir et l' idée de douleur,
et la voilà dans la région des abstractions ;
dans la suite elle apperçoit
que ces notions sont communes à
plusieurs de ses manieres d' être, et
elle apprend à généraliser ses idées.
La marche de Pandore est hardie,
mais elle est sûre, parce que la philosophie
la dirige ; dès qu' elle peut
distinguer les états par où elle passe,
elle a quelqu' idée de nombre.
Au reste, il n' y a rien de plus borné
que son arithmétique ; sa mémoire
p436
ne sçauroit saisir distinctement quatre
unités, et au-delà de trois elle
voit l' infini.
L' habitude elle est de voir les
fleurs se succéder sur son sein, lui
rendra cette variété vraisemblable,
et lui donnera l' idée du possible ;
peut-être me que la certitude où
elle est que les parfums divers qu' elles
exhalent ne peuvent se confondre,
lui donnera quelque notion de
l' impossible ; elle se souvient, elle
jouit, elle espere, elle a donc une
connoissance limitée du pas, du
présent et de l' avenir ; ses songes
p438
lui retracent ses plaisirs ou ses
peines, et elle n' apperçoit aucune
différence entre dormir et veiller ;
elle a la conscience de ce qu' elle est,
aussi-bien que le souvenir de ce qu' elle
a été, et ces deux sentimens constituent
la personnalité.
Il suit de cette analyse que la
statue avec un seul sens a le germe
de toutes nos facultés ; son entendement
fait avec un seul organe ce
p439
qu' il pouvoit faire avec les cinq réunis :
la vue, le goût, l' ouïe, et sur-tout
le tact, développeront l' intelligence
de Pandore, mais l' odorat a
déja tout créé.
p440
Si Prométhée avoit choisi d' autres
sens pour donner à sa statue le premier
sentiment de l' existence, la
marche de Pandore eût été la même,
et on auroit observé la me
gradation de phénomenes dans le développement
de sa sensibilité comme dans
celui de son intelligence.
Cependant le philosophe découvre
dans ces nouvelles modifications
de l' ame des nuances différentes sur
lesquelles il est utile de s' arrêter. Si
Pandore est appellée à la vie par la
sonnance d' un corps sonore, elle
a une existence plus complette que
par l' organe de l' odorat ; car en lui
supposant une oreille très-fine, elle
distinguera avec le son principal,
l' octave de la quinte et la double
octave de la tierce, et le plaisir qui
sulte de l' harmonie de plusieurs
sons, est plus grand que celui que
p441
fait naître le sentiment d' un seul
parfum.
L' oreille heureusement organisée
de Pandore distinguera aisément le
bruit du son, parce que la premiere
sonnance n' a jamais d' harmoniques ;
et bientôt elle sçaura préférer le concert
de quelques oiseaux au fracas inapprétiable
d' un rocher qui s' écroule.
Si elle unit l' organe de l' ouïe à
celui de l' odorat, elle s' accoutumera
par degrés à distinguer deux ordres
de sensations, et son ame croira
avoir acquis une double existence.
Le goût contribueroit plus que
l' ouïe ou l' odorat au bonheur de Pandore
et à son malheur ; car la faim
est un besoin, et la nécessité de la
satisfaire rend plus piquante la saveur
d' un fruit, que l' odeur d' une
julienne ou le concert de quelques
rossignols.
p442
Si la statue peut également sentir,
entendre et manger, le goût peut
nuire aux deux autres sens ; l' existence
de Pandore affamée sera toute
entiere dans son palais, et elle sera
insensible aux parfums et à l' harmonie.
Faisons rentrer la statue dans le
néant, et que le marbre ne s' anime
que pour ouvrir ses yeux à la lumiere ;
Pandore alors verra des couleurs,
mais elle ne distinguera pas
un globe d' un cube ; elle n' embrassera
me que confusément le tableau
lumineux que lui présente la
nature ; comme en entrant pour la
premiere fois dans un édifice gothique,
la multiplicité des ornemens
nous empêche de juger de l' architecture.
L' oeil de Pandore s' accoutume ensuite
à fixer la couleur la plus éclatante ;
p443
si le faisceau des sept couleurs
primitives vient secomposer devant
elle par le moyen du prisme
de Newton, elle doit s' arrêter d' abord
sur le rouge ; son oeil fatigué
cherche bientôt à se reposer sur une
couleur moins vive, et elle rencontre
l' orangé : il parcourt ensuite dans
le même ordre le jaune, le verd,
le bleu, le pourpre et le violet, jusqu' à
ce qu' il ne trouve plus que le
noir, et alors il est probable qu' il
se fermera à la lumiere.
La statue dans la suite apprend à
fixer plusieurs couleurs à la fois ;
alors elle doit se regarder comme
une espece de surface colorée, et
elle aura une idée de l' étendue, mais
très imparfaite ; car la figure, le lieu
et le mouvement n' existent point
à ses yeux ; tout cela dépend pour
elle d' une nouvelle création.
p444
Prométhée étend l' existence de
Pandore, en joignant en elle l' organe
de la vue à ceux de l' ouïe, du goût
et de l' odorat ; alors la chaîne
de ses idées s' aggrandit, les objets
de ses jouissances se multiplient ;
mais son ame circonscrite dans un
cercle étroit, ne peut encore vaincre
toute son ignorance ; elle voit,
sent, goûte et entend, sans soupçonner
qu' elle a des yeux, un nez, une
bouche et des oreilles. Si, tandis
qu' elle goûte un fruit plein de saveur,
on lui fait entendre un concert,
on brûle de l' encens à ses côtés,
et on présente à ses regards le spectacle
magique du clavessin oculaire,
elle se regardera comme une saveur
qui devient successivement sonore,
odoriférante et colorée ; tous ses jugemens
sur les objets extérieurs doivent
être faux, parce qu' elle pense
p445
qu' elle existe seule dans le vaste désert
de la nature.
Il est tems que Prothée développe
le sens du tact dans ce marbre inanimé qui
doit un jour brûler pour
lui ; il est tems que cet organe
naisse dans ce nouvel être pour
l' instruire sur les plus grandes jouissances ;
l' artiste qui veut jouir de
tout le spectacle de sa création, borne
d' abord sa maîtresse au dernier
degré de sentiment ; Pandore privée
des autres sens, n' existe que par la
conscience qu' elle a de l' action de
ses membres, et sur-tout des mouvemens
de sa respiration : voilà son
sentiment fondamental, et elle doit
la vie à ce jeu de la machine.
Si elle naissoit dans un élément
toujours uniforme, elle resteroit
plongée dans la plus profonde ignorance ;
mais la fraîcheur du matin
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succede à la douce temrature de
la nuit, et les feux du midi au frais
de l' aurore : alors elle distingue ces
diverses sensations. Si, pendant que
sa tête est exposée aux rayons du soleil,
ses pieds sont arrosés par l' eau
d' une fontaine, elle se reconnoît à
la fois deux manieres différentes
d' exister, et elle acquiert une idée
confuse de l' étendue.
Quel nouveau spectacle se présente ?
La vive impression du plaisir
vient de se communiquer au corps
de Pandore, ses muscles se contractent,
et son bras s' agite ; cette beau
naissante cede au mouvement machinal ;
elle promene sa main sur
elle-même et sent de lasistance ;
elle juge alors qu' elle a un corps et
elle peut dire moi .
Elle touche ensuite un corps étranger,
mais il ne rend pas sentiment
p447
pour sentiment ; si la main dit moi
elle ne reçoit pas la même réponse ;
cela suffit pour lui faire distinguer
les objets extérieurs, de sa propre
existence ; dès-lors elle ne se croit
plus toute la nature.
Tant que Pandore a été bornée
au sentiment fondamental, son existence
lui a paru concentrée en un
seul point ; mais depuis qu' elle connoît
l' usage de ses membres, en variant
ses mouvemens, elle cherche
à varier ses plaisirs : elle aime à manier
le marbre à cause du poli de
sa surface ; un fruit la charme, parce
qu' elle peut le contenir tout entier
dans sa main ; un arbre lui plaît aussi
à cause de l' étonnement où la jette
l' étendue de sa circonférence ; quand
tant de mouvemens auront excédé
ses forces, ses plaisirs tumultueux
s' évanouiront, et le repos deviendra
p448
la plus vive de ses jouissances.
Pandore connoît déja l' étendue,
la durée et l' espace ; elle peut aimer
d' autre objet qu' elle-même, et elle
est susceptible de curiosité ; ce dernier
sentiment va l' exposer aux atteintes
de la douleur ; elle marche,
rencontre un palmier, chancelle et
tombe avec bruit : cette chûte, en
lui inspirant la crainte, fait naître
en elle la premiere ie d' industrie,
elle ne marchera plus qu' avec défiance ;
si elle rencontre un bâton, elle
s' en servira pour guider ses pas. -la
douleur n' a été qu' utile à Pandore,
elle a doublé son intelligence.
Le tact est le plus éclairé des sens ;
Pandore, avec son secours, devient
à chaque instant plus étonnante ; elle
ne confond plus un cube avec un
globe, et la direction d' un arc avec
celle d' un jonc, ses idées de figure
p449
et d' étendue se perfectionnent, et
elle touche aux élémens de l' art
d' Archimede.
Puisqu' elle a cinq doigts, elle
pourra les compter ; ainsi la voilà
dans la région abstraite des nombres :
cependant les idées d' être, de
substance, de nature, etc. N' existent
pas encore pour elle ; ces phantômes
ne sont palpables qu' au tact des
philosophes.
Ses idées d' espace et de durée
s' étendent ; son imagination lui fait
découvrir une carriere sans bornes
qu' elle n' a pu parcourir ; et des instans,
soit dans le passé soit dans
l' avenir, qu' elle ne peut atteindre :
alors elle se perd dans un horison immense,
et sa pensée paroît embrasser
toute l' éternité.
Pandore a des ies sans doute
fort étendues, cependant elle ne spécule
p450
pas ; si elle devenoit métaphysicienne,
avec tous ses préjugés elle
pourroit tomber dans le systême des
idées innées ; mais ce n' est pas la
peine, suivant l' abbé De Condillac,
d' en faire un philosophe, pour lui
apprendre à raisonner si mal.
Pandore a acquis par l' organe du
tact assez de connoissances : il est
tems que le plus éclairé des sens
serve aux autres d' instituteur. Prométhée
conduit sa sensible maîtresse
dans un parterre ; elle détache une
tige d' oeillet, la porte machinalement
auprès de son visage et découvre
en elle l' organe de l' odorat : c' est
alors que le nez, instruit par la main,
range en plusieurs classes les corps
odoriférans, distingue plusieurs parfums
dans un bouquet, et acquiert
une finesse de discernement à laquelle
l' homme même, jouissant de
p451
tous ses sens, ne sçauroit atteindre.
Les bienfaits de Prométhée se
multiplient ; pendant que le chef-d' oeuvre
de la nature s' occupe à sentir
le parfum de la rose qu' elle tient
collée sur son sein, elle entend le
concertlodieux des oiseaux, l' onde
bruyante ort d' une cascade, et
le tonnerre qui s' échappe d' un nuage
livide, annonce par ses éclats
qu' il va anéantir la nature.
Pandore toute entiere à cette nouvelle
sensation laisse son tact et son
odorat sans exercice ; bientôt elle se
rassure et recommence à s' occuper des
objets palpables et odoriférans ; elle
approche de son oreille un corps sonore,
et découvre en elle un nouvel
organe ; elle voudroit aussi toucher
les oiseaux qu' elle a entendus,
la cascade et les éclats du tonnerre,
p452
et cette erreur si naturelle lui apprend
à juger des distances.
Au milieu de ces divers mouvemens
qui l' agitent, un voile tombe
de ses yeux, ses paupieres se divisent,
elle voit la nature, et ce qui
doit la toucher davantage, l' amant
qui l' a créée.
Pandore s' éclaire sur la distance
des corps, sur leur situation, leur
figure, leur grandeur et leur mouvement,
parce que les yeux en elle
sont guidés par le tact, et le tact par
les yeux.
Lorsqu' elle commença à jouir de
la lumiere, elle ignoroit que le soleil
en fût le principe ; elle en fut
instruite par la nuit qui vint l' envelopper
de ses voiles avec tous les objets
qui l' environnoient ; les révolutions
de l' astre du jour lui apprirent
p453
aussi à mesurer sur son cours la
durée du tems, et dès ce moment
elle put calculer les biens et les maux
de son existence.
Le tact dans Pandore a servi à
perfectionner sa vue, son ouïe et
son odorat ; cet organe est moins nécessaire
au développement de son
goût : comme la nature a consac
le palais à la conservation des animaux ;
ce sens paroît le seul qui
n' ait pas besoin d' apprentissage.
Au reste le tact, malgré les services
qu' il rend à l' entendement, ne
doit pas toujours être son oracle ; il
introduit également l' erreur et la
rité dans les avenues de l' ame :
par exemple, il dit que les couleurs
sont dans les corps brillans, les sons
dans les corps sonores et les parfums
dans les fleurs ; il porte à juger du
tems par les révolutions d' une planete,
p454
et non par la succession des
idées ; il apprend au peuple à tout
matérialiser, et aux philosophes à
être peuple.
Ne nous écartons pas de l' attelier
de Prométhée. Enfin Pandore jouit
de tous ses sens, et le grand acte
de la création est achevé : examinons
sous ce nouveau point de vue ses
besoins, ses idées et son industrie ;
elle est faite pour plaire, rendons-la
digne d' aimer.
Pandore, en satisfaisant à un besoin,
ne devine pas qu' il doive renaître ;
elle ne lit point dans l' avenir ; elle n' a
pas plus de prévoyance que le
caraïbe qui vend son lit le
matin, ne se doutant pas que le soir
il doive se coucher.
L' expérience l' instruit peu-à-peu ;
elle réfléchit sur le passé, elle étend
sa prévoyance au lendemain, et l' ordre
p455
de ses études se trouve détermi
par ses besoins.
Elle abuse de ses sens, la douleur
l' en punit, et elle apprend l' art
difficile de jouir.
Sa curité est d' abord singuliere ;
elle ne craint point les iges qui
se chirent entr' eux ; l' univers est
un théâtre où elle ne joue que le
le de spectatrice, sans prévoir
qu' elle en doive jamais ensanglanter
la sne.
L' aspect d' un animal terrible, la
vue du carnage dont il est l' instrument,
le spectacle de ses propres
blessures obligent bientôt Pandore à
chercher des armes pour se défendre
contre les êtres destructeurs ; et avec
son industrie, elle lutte avec succès
contre la force.
Cependant les frimats viennent
attrister la nature ; l' air qu' elle respire,
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la blesse de toutes pars ; l' aiguillon
de la faim la pénetre avec
plus de vivacité ; alors son humanité
naturelle l' abandonne, elle égorge
les animaux qu' elle peut saisir, se
couvre de leurs fourrures, et se nourrit
de leur substance.
L' ame de Pandore s' ouvre aussi à
plusieurs pjugés ; elle se forme un
systême particulier sur la bonté et la
beauté des êtres ; tout ce qui plaît à
son goût et à son odorat, lui paroît
bon, et tout ce qui plaît aux autres
sens, lui paroît beau.
Persuadée que les êtres qui l' environnent
ont un dessein réfléchi
quand ils la blessent ou qu' ils lui
procurent des jouissances, elle devient
superstitieuse, et déifie la moit de
l' univers.
Elle juge aussi de la nature des
choses, suivant ses pventions : mais pourquoi
p457
lui imputer cette erreur,
puisqu' elle la partage avec les philosophes ?
Pandore avec ses charmes et son
amour-propre, ses préjus et ses
lumieres, deviendroit l' idole de la
moitié de la terre si elle sçavoit aimer ;
mais on n' apperçoit dans cette
beauté innue aucune étincelle de
la plus brûlante des passions, et l' ouvrage
de Prométhée reste imparfait.
J' ai toujours regretté que le métaphysicien
qui a conduit Pandore
jusqu' au moment où tous ses organes
sont dévelops, n' eût pas entrepris
l' analyse de son sixieme sens :
la statue de l' abbé De Condillac seroit
peut-être parfaite, si M De Buffon
lui avoit appris à aimer.
L' homme de goût qui a observé
la derniere marche de Pandore,
s' apperçoit aisément que le fil
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analytique s' échappe quelquefois des
mains de l' auteur, qu' il fait franchir
à la statue les intervalles que
franchit son génie ; que, loin de
penser tout ce qu' on peut dire dans
un si beau sujet, il ne dit pas même
toujours tout ce qu' il pense. Malgré
ces taches légeres, je regarde
l' ouvrage de l' abbé De Condillac,
comme un des plus beaux monumens
de l' esprit philosophique, et
sa statue, comme la plus parfaite qui
soit sortie jusqu' ici de la main des
hommes.
p459
Article 2.
si l' homme est dans la nature le seul
être sensible.
il a été un tems le philosophe
qui auroit agité cette question pouvoit
s' attendre à être traité d' insensé
par l' homme froid qui raisonne, et
d' impie par les têtes brûlées qui persécutent ;
on croyoit alors que le
pantateuque étoit un traité d' astronomie ;
on brûloit ceux qui faisoient
un pacte avec le diable, et
on punissoit Galilée d' avoir été physicien.
Ce siecle n' est plus ; la philosophie
a changé la face de l' Europe ;
p460
elle a rendu à l' entendement humain
toute son élasticité ; les bons esprits
ont appris à étudier la nature, et le
fanatisme ne nuit plus qu' à lui-même.
J' ai toujours cru que cette ie
que l' homme seul est sensible, étoit
née primitivement dans la tête d' un
despote : c' étoit un moyen bien simple
de s' établir le roi de la nature,
que de prouver que presque tous
les êtres animés étoient des
machines.
Voyez la gradation de penes qui
s' observe dans le cerveau d' un sultan ;
les plantes ne sentent pas, car
mes oeillets ne se plaignent pas plus
quand je les coupe, que quand je
les place sur le sein de mes georgiennes ;
les animaux ne sont pas
plus sensibles que les plantes, car
le prophete ne nous a pas défendu
p461
de nous jouer de leur vie, et j' ai
droit de crever vingt chevaux pour
avoir le plaisir de mettre une biche
aux abois. Bientôt il dira : mes sujets
ne sentent pas, car je les extermine
avec encore plus de facilité :
de plus quel rapport y a-t-il entre
des esclaves et un sultan ?
Quelle que soit l' origine de ce principe
barbare, il s' estpandu avec
la plus grande facilité, soit parce
qu' il flatte la vanité humaine ; soit
parce qu' étant une erreur, il épargne
à l' esprit la peine de l' examen.
Au reste, il n' est point aisé defuter
d' une maniere triomphante ce
blasphême contre la nature ; il faudroit
pour cela être éclairé sur les
dernieres limites de la matiere ; mais
le systême des êtres est une espece
de proportion dont nous connoissons
p462
un peu les moyens, mais dont
les extrêmes nous sont totalement
inconnus. Il y a sûrement des corps
lestes plus gros que cette comete
de 1680, dont le période est de 575 ans ;
il doit y avoir aussi des êtres
plusliés que ce globule de lumiere
dont plusieurs milliards entrent
dans l' oeil d' un animal un million de
fois plus petit que le ciron.
Nous ne pouvons gueres raisonner
dans une telle matiere, que par analogie.
Au reste, quand le philosophe
jette un coup d' oeil sur notre logique,
il s' apperçoit que c' est à l' analogie
que nous devons presque tous
nos raisonnemens.
Ce qui me démontre la justesse
de mon opinion, c' est que mon coeur
m' entraînoit à l' adopter avant que
mon esprit pût lui donner son suffrage ;
et quand même on me convaincroit
p463
qu' elle n' est qu' un paradoxe,
j' aurois encore besoin de courage
pour ne pas préférer une erreur douce
à une vérité cruelle.
p464
Aventure
arrivée à Pythagore.
Pythagore faisoit fréquemment
des voyages afin d' acheter le droit
d' éclairer la terre. Dans ce tems-là
il y avoit fort peu de livres, mais
beaucoup d' hommes qui en tenoient
lieu.
On peut observer aussi qu' alors
tous les êtres parloient : voilà pourquoi
les anciens étoient si prodigieusement
éclairés. Si les modernes sont
si ignorans, c' est que la nature est
muette, ou peut-être qu' ils ne savent
pas l' interroger.
Ce législateur de l' Asie étant dans
cette partie de l' Inde que nous nommons
la côte de Coromandel, se
p465
rendoit tous les soirs sur le bord de
la mer, pour converser avec les poissons :
cependant les animaux n' étoient pas
encore sacrés pour lui ; il
ignoroit qu' on t être sensible, sans
être homme, et il ne se doutoit pas
qu' il deviendroit dans la suite le
créateur du dogme de la métempsycose.
Ce sage sortoit un jour d' une académie
de gymnosophistes, où l' on
avoit décidé que l' homme avoit seul
la raison en partage, parce qu' il étoit
le seul qui eût de la sensibilité. Un
géometre avoit prouvé cette these
par a plus b moins m égal o ; un savant
avoit cité le philosophe Lu, qui le
tenoit du mage Mamoulouk, qui le
tenoit du Parsis Cosrou, qui le tenoit
en droiture du dieu Brama.
Un jeune poëte avoit mieux fait encore ;
il avoit mis en vers l' histoire
p466
naturelle de l' homme, et la rime lui
avoit tenu lieu de preuves.
Pythagore n' étoit pas content de
cette décision ; il sentoit qu' une
équation n' a pas beaucoup de force
en métaphysique, que des vers ne
sont pas des raisons, et que le dieu
Brama pouvoit avoir dit une sottise
ainsi il s' en alloit tout pensif vers la
mer, comptant bien interroger les
poissons, pour savoir s' ils résoudroient
mieux son problême que les philosophes.
Il étoit obligé de traverser un bois
pour se rendre sur le rivage ; à peine
eut-il fait quelques pas dans le taillis,
qu' il apperçut l' éléphant blanc du roi
de Myrcond qui venoit à lui à
p467
grands pas. Son premier mouvement
fut de se jetter à genoux devant l' animal
royal, comme il est encore
d' usage sur toute la te de Malabar,
et sur toute celle de Coromandel,
contrées immenses où il y a beaucoup
d' éléphans et d' indiens esclaves,
mais très-peu d' hommes.
Le colosse releva doucement avec
sa trompe le timide philosophe :
mon ami, lui dit-il, je suis rassasié
d' encens, de gloire et de génuflexions :
il y a bientôt quatre cent vingt ans
que je suis révéré dans
p468
l' Inde à l' égal du dieu Brama : j' ai
vu douze générations de rois à mes
genoux, et ce n' est que par la perte
de cent mille hommes, que l' empire
de Myrcond a acheté l' honneur de
m' avoir pour maître. Tant de grandeurs
n' ont pu me corrompre ; je pense
à chaque instant que je ne suis pas
sur la terre le seul de mon espece ; je
me vois, il est vrai, le roi des hommes ;
mais les hommes, à leur tour,
sont les rois de mille éléphans, qui,
sans avoir ma couleur, ont mon intelligence.
Cet horrible contraste me
remplit de douleur ; car je suis philosophe
et sensible...
p469
un éléphant philosophe ! Un éléphant
sensible ! Disoit en lui-même
Pythagore ; voilà qui ne s' accorde
guere avec les théorêmes, les citations
et les jolis vers de nos gymnosophistes.
Cependant ne jugeons pas
entre ce grand animal et une acamie.
Tuves, dit le colosse philosophique :
tant mieux ; je suis aussi un
animal rêveur ; c' est même pour donner
un libre cours à mes rêveries,
que je me dérobe tous les ans pendant
huit jours au faste de ma cour,
et que je viens habiter cette forêt :
p470
j' y trouve des éléphans noirs et des
éléphans roux avec qui je converse ;
je m' entretiens encore plus
p471
volontiers avec moi-même ; et ces
instans délicieux où je jouis de l' indépendance
avec mes égaux, me consolent
des années que je passe à
m' ennuyer avec les rois. -
chaque mot que dit votre majesté
me confond : je sçavois bien que
vous étiez chaste, reconnoissant, et
me religieux : mais sensible !
p472
La sensibilité n' est donc pas un des attributs
essentiels du genre humain ? -
ton genre humain a de plaisantes
idées sur la nature : j' ai connu jadis à
la cour de la reine de Zendou un philosophe,
homme de génie d' ailleurs,
qui, après avoir bâti un monde avec
des dés, prétendoit que les animaux
qui l' habitoient, étoient de purs automates.
Suivant cette idée nous
aurions des yeux sans voir, des oreilles
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sans entendre, et tous les organes du
sentiment, sans la faculté de sentir.
J' avoue que j' ai été fort sensible à
cette calomnie du philosophe de
Zendou ; mais j' étois trop puissant
pour m' abaisser à le punir.
Pythagore, qui aimoit les systêmes
du philosophe de Zendou, rougit ;
l' éléphant s' en apperçut et continua
ainsi : je ne percute personne pour
les crimes qu' il pense, mais seulement
pour les crimes qu' il fait. Tant
que ton philosophe se contentera de
se jouer de son imagination, les éléphans
riront et n' en sentiront pas
moins. Mais si quelque roi s' appuyoit
de l' imagination de cet homme
à paradoxes, pour se jouer de notre
vie ; alors malheur au monde ! Tous
les éléphans se rassembleroient à ma
voix, nous marcherions contre les
hommes et nous écraserions sous nos
p474
pieds toute cette petite fourmilliere.
Pythagore étoit plus effrayé que
convaincu : le colosse mit la fourmi
sur sa trompe. -tu me parois moins
décisif, dit-il, que le philosophe
de Zendou ; je veux bien raisonner
avec toi : examine un peu cette trompe ;
voi comme la nature en a fait
en même tems un membre flexible et
un organe de sentiment ; je m' en sers
pour sucer, pour sentir et pour toucher :
c' est un triple sens qui possede
à la fois la flexibilité de tes levres,
la finesse de ton odorat et la délicatesse
de ta main. Je suis sensible par
ma trompe, ou personne ne l' est dans
la nature. -
votre majesté me fait beaucoup
d' honneur de raisonner avec une
fourmi ; mais je sentirois bien mieux
la force de ses raisonnemens, si abaissant
sa trompe... encore un mot,
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pondit le formidable dissertateur, et
je te rends la liberté. -je suis bien
plus sensible que les hommes, car je
me nourris de végétaux, tandis que
tes pareils se nourrissent de chair et
s' abreuvent de sang : vois comme
tous les animaux me respectent sans
me craindre, tandis qu' ils te regardent
comme l' ennemi né de tout ce
qui respire : veux-tu examiner sans
préjugé quel est le plus sensible de
l' homme et de l' éléphant ? Ne consulte
ni l' homme, ni l' éléphant, mais interroge
la nature.
Il eût été aussi difficile à Pythagore
de réfuter ce raisonnement, que d' échapper
à la poursuite de l' animal
raisonneur : l' éléphant lui épargna ce
double embarras ; il le posa en silence
sur le gason, et voyant de loin la femelle
d' un éléphant roux, il s' enfonça
avec elle dans le plus épais de
p476
la forêt, pour mettre à une forte
épreuve sa sensibilité.
Le futur législateur de l' Asie se retira
tout pensif du côté de la mer :
en vérité, disoit-il en chemin, cet
éléphant blanc a plus de philosophie
que tous nos gymnosophistes : j' ai
fait de grands voyages, mais jamais
je n' ai vu d' éléphans qui ne fût frugivore :
pour les hommes, ils ont tous
un attrait singulier pour la destruction ;
chez les seres on mange des vers-à-soie ; dans l' île
de Taprobane, des abeilles ; en Lybie, des
sauterelles ; au centre de l' Afrique, des moucherons,
et vers la pointe, des poux ;
je ne vois qu' une différence entre
nous et ces barbares : le sauvage
mange la chair crue, et le sage la
fait cuire. -encore une fois, l' académie
pourroit bien avoir tort.
Mais l' éléphant qui raisonne comme
p477
l' homme, pourroit bien être sensible
comme lui, sans que ce privilege
s' étendît aux autres animaux.
Qui sait si une ame d' un ordre particulier
n' anime pas cette énorme
machine ? -oui, l' académie pourroit
bien avoir raison.
Cependant si cette masse organisée
qu' on nomme l' éléphant, est dans
la classe des êtres sensibles, pourquoi
n' y mettroit-on pas aussi cet aigle
qui regne dans la région où se forme
le tonnerre, ce colibri qui déploie
sur son plumage toutes les couleurs
de l' arc-en-ciel, ce castor quitit
avec autant d' intelligence que nous,
ce singe que le philosophe même est
tenté de prendre pour un homme
dégénéré ? -en vérité ce problême
n' est pas aisé à résoudre.
Ainsi cheminoit Pythagore, adoptant
un systême et le détruisant tour-à-tour ;
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raisonnant tantôt comme s' il
avoit une trompe, et tantôt comme
s' il présidoit son académie ; mais
plus près de larité lorsqu' il répétoit
les leçons d' un animal, que lorsqu' il
commentoit celles des philosophes.
Cependant les ombres de la nuit
commençoient à s' épaissir : la lune ne
faisoit pas encore briller sa lumiere
argentée sur l' horison, et le sage n' y
distinguoit plus les objets qu' à l' aide
de ces insectes lumineux qui volent
sous la forme de petites étoiles, et
qu' on nomme en indien des cucujus.
p479
Pythagore, las de rêver, s' amusa à
prendre un de ces phosphores volans :
l' animal captif gémit dans sa main :
le philosophe en observant sa lanterne,
comprima légérement sa tête,
et son éclat s' affoiblit. Un moment
après, en voulant lui rendre la liberté,
il le laissa tomber sur un rocher.
L' insecte appella l' homme un
p480
barbare, expira, et la lumiere disparut.
Pythagore qui étoit sensible quoique
gymnosophiste, se baissa pour
secourir son cucuju. à force de chercher
dans les fentes du rocher, il crut
trouver son insecte, mais il n' attrapa
qu' un bombardier. Cet animal qui se
sentit saisi par une main étrangere,
jetta par l' anus une fumée d' un bleu
clair, accompagnée d' une explosion
semblable à celle d' une arme à
feu. Le philosophe fut d' abord
p481
effrayé, mais il se familiarisa bientôt
avec l' artillerie du scarabée, et répéta
ses expériences jusqu' à ce que
l' animal tonnant fût épuisé ; alors sa
poitrine s' affaissa ; il appella notre
physicien un monstre, et mourut
comme le cucuju.
Pythagore appellé monstre par des
scarabées, se persuada aisément qu' ils
étoient au nombre des êtres sensibles ;
il se promit alors de respecter
les animaux terrestres, et de ne
plus faire d' expérience qui outrageât
la nature.
La marée montante commençoit
déja à gagner ses brodequins, quand
il apperçut à la lueur de la lune réfléchie
par les flots, plusieurs poules
poursuivant avec acharnement une
espece de coq qui fuyoit pesamment
devant elles. Pythagore, qui devenoit
à chaque instant plus humain,
p482
prit la fense de l' opprimé, et
le déroba à la rage des bacchantes
emplumées qui vouloient le
déchirer. Qui es-tu ? Qu' as-tu fait,
dit le sage, à l' animal fugitif ? -je
suis... hélas ! Je ne suis plus rien,
dit d' un ton fluté le diminutif de
coq au philosophe : j' avois autrefois
un nombreux serrail où je gnois en
despote : des monstres, faits à l' extérieur
comme vous, m' ont ravi l' usage
de mon sixieme sens : depuis ce
moment fatal ces poules ne m' ont
jamais regarqu' avec dépit ; elles
voudroient me punir du crime des
hommes et de mes malheurs.
Pythagore tâcha de consoler le chapon ;
il lui dit que ses bourreaux n' épargnoient
pas plus les hommes que les
coqs ; qu' il y avoit dans quelques
contrées des peres qui mutiloient
leurs enfans, pour leur donner une
p483
voix de dessus, et que dans presque
toute l' Asie on faisoit des demi-hommes
pour augmenter la valeur
des femmes. Ces grands exemples
firent quelqu' impression sur le chapon,
et en se retirant il maudit moins
les hommes, soit parce qu' il ne vit
plus de poules, soit parce qu' il ne
put résister à l' éloquence de Pythagore.
L' infortuné volatile étoit déja fort
loin, quand notre philosopheditatif
s' apperçut que la mer s' élevoit
insensiblement autour de lui, et lui
fermoit le chemin du rivage. Il se
hâta de monter sur un rocher, et résolut
d' y attendre le moment où il
plairoit à l' océan de lui rendre la liberté.
La lune à demi-voilée par un nuage,
faisoit alors briller sa lumiere
incertaine sur les flots. Pythagore,
p484
promenant ses regards sur cette plaine
immense qui ne sembloit bornée
que par le ciel et par la nuit, ne put
se fendre d' un secret sentiment de
fierté : -je suis né, dit-il, dans un
élément où tous les êtres animés sont
sensibles ; mais pourquoi les habitans
de cette vaste mer sont-ils de purs
automates ? Comment l' organe du
tact, qui nous procure tant de jouissances,
leur a-t-il été refusé ? La
nature qui est notre mere seroit-elle
la marâtre des poissons ?
Tandis qu' il parloit, une obscurité
profonde enveloppoit le ciel et
les eaux ; les nuages s' entassoient et
se dispersoient au gré des vents ; la
flamme livide des éclairs se déployoit
sur l' horison, et les rochers retentissoient
du fracas du tonnerre. Pythagore,
l' oeil fixé sur cette mer de feu
qui menaçoit à chaque instant de l' engloutir,
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vit alors quelques poissons
s' élever du sein des eaux et s' agiter
douloureusement comme pour lutter
contre la pression de l' atmosphere ;
d' autres venoient jusqu' à ses pieds
chercher un asyle contre la foudre ;
quelques-uns mêmesrissoient d' effroi,
et leurs corps livides venoient
battre contre le rocher. -eh quoi !
S' écria le philosophe, les poissons
mes sont sensibles ! Ils ont un organe
du tact ! L' impression de l' air
suffit pour les faire périr, et moi je
vis encore ! Je vois bien que pour
connoître le systême des êtres, il faut
écouter la nature et non pas les naturalistes.
Cependant la sérénité renaissoit
dans la plaine du ciel ; la mer ne
portoit plus contre les rochers des
lames écumantes, et les poissons, pour
respirer un air pur, venoient jouer
p486
sur la surface des eaux. Un requin
qui avoit entendu le monologue de
Pythagore, vint le regarder avec cet
air de mépris qu' un monstre qui a
vingt-cinq pieds et deux cens dents,
doit avoir naturellement pour un
animalcule de cinq pieds et demi,
qui n' a ni défenses, ni nageoires. Le
philosophe éperdu se crut au dernier
instant de sa vie ; il invoquoit Brama
avec autant d' ardeur qu' une indienne
qui va se brûler sur le tombeau
de son mari. -sois tranquille,
dit le monstre, j' ai mangé aujourd' hui
trente dorades, deux lamentins, et
trois negres ; je suis rassasié,
p487
et je t' accorde la vie : mais dis-moi
un peu, être à deux pieds sans
écailles, par quelle bizarrerie étrange
tes pareils me refusent-ils la faculté
p488
de sentir ? Je respire par mes ouïes,
je vois dans ton élément comme dans
le mien ; je sens d' une lieue l' odeur
d' un cadavre, et je savoure la chair
d' un negre comme celle d' un crabbe :
si mon organe du tact n' a pas toute la
finesse du tien, c' est que j' habite un
élément plus épais ; ces écailles sont
pour moi une robe impénétrable qui
me garantit contre les atteintes du
froid ; grace à cette enveloppe grossiere,
je prolonge la carriere de mes
jours, et je vivrai encore lorsque tes
petits-fils auront vécus.
Cependant je suis sensible, et les
lamproies que je dévore le sont de
me, et le cachalot qui m' engloutit
dans sa gueule énorme, l' est aussi.
Mais la mer se retire ; adieu ;
souviens-toi que tout être qui respire
a des sens ; apprends à respecter
la nature et à ne pas dégrader les
requins.
p489
Pythagore éperdu s' examinoit avec
surprise et doutoit s' il vivoit encore ;
quand le monstre eut disparu,
il se rappella sa harangue, et promit
bien dès qu' il auroit le loisir,
d' écrire contre les gymnosophistes un
livre qui ne seroit condamné que par
ceux qui ne le liroient pas.
Avant de quitter son rocher, il
fut encore témoin d' un spectacle singulier :
il vit une multitude surprenante
de cames qui voguoient
sur la mer ayant une de leurs coquilles
baissée et l' autre élevée ;
p490
l' une leur servoit de voile et l' autre
de navire ; le philosophe fit
un mouvement pour se retirer ;
alors les coquilles se refermerent,
les poissons plongerent au fond des
eaux, et toute la flotte disparut.
En s' appuyant contre le rocher
pour descendre sur le rivage, il toucha
aussi par mégarde une espece d' éponge
glutineuse dans laquelle vivoit un
poisson testacée qui lui étoit inconnu ;
l' animal blessé fit jaillir plusieurs
filets d' eau au visage du philosophe,
et la fontaine ne tarit que lorsque
le poisson ne fut plus.
Arrivé au pied du rocher, il apperçut
une très-jolie coquille, et la
ramassa la croyant vuide ; mais Bernard-l' hermite
p491
étoit dedans ; ce
poisson crustacée défendit sa demeure
avec vigueur, il saisit avec sa serre
la main du philosophe et l' obligea
à jetter dans la mer l' animal avec sa
maison.
Pythagore ne sçavoit plus comment
faire pour ne blesser aucun être
sensible ; il aborda enfin sur le rivage
et s' assit tranquillement sur quelques
plantes informes qui le tapissoient,
ditant sur tous les spectacles dont
il venoit d' être témoin, et s' étonnant
p492
d' avoir acquis plus de lumieres en
conversant une nuit avec les animaux,
qu' en étudiant pendant un
demi-siecle les hommes et les livres.
Les plantes sur lesquelles il reposoit
étoient des zoophytes ; chacun
de ces êtres singuliers témoigna
à sa façon, soncontentement ;
p493
la plume de mer obscurcit son phosphore,
le pulpo engourdit le pied
du philosophe, comme auroit fait la
torpille, et la galere exhala sur sa
main un poison subtil, qui fit l' effet
de ces fleches envenimées que quelques
indiens lancent avec leurs sarbacannes.
p494
Pythagore avec sa crampe, sa blessure
et une bonne provision de rêveries,
se traîna comme il put hors
du tapis de verdure animée, sur
lequel il étoit assis : je ne sçais plus,
disoit-il, quel monde j' habite ;
quoi, les plantes mêmes sont sensibles !
Un arbre a mes organes ! Il vit et
gete en même-tems ! Je vois bien
que l' éléphant blanc du roi de Myrcond
est plus philosophe que toute notre académie.
Mais que diront les indiens, si je
p495
leur annonce qu' un éléphant raisonne,
qu' une coquille est sensible, que cette
mousse est un monde d' animaux ?
... ce qu' ils diront ! ... j' aurai le
sort de tous les grands philosophes ;
pendant ma vie, je serai l' ennemi
du genre humain ; dans cent ans je
ne serai plus qu' un insensé, et dans
vingt siecles je serai un demi-dieu.
Cependant le philosophe ne faisoit
encore que douter : il auroit é
plus affirmatif, s' il avoit pu connoître
les merveilles de l' histoire des
polypes ; mais cette découverte étoit
servée à notre siecle ; c' est à nous à
qui il appartenoit de déchirer le voile
de la nature que Pythagore n' avoit
fait qu' entr' ouvrir.
Le sage indien s' éloigna du rivage
de la mer ; instruit par ses fautes, il
s' écarta de quelques plantes sensitives
qui étoient sur son chemin pour
p497
ne pas les flétrir ; mais voyant un
anacardier de quatre-vingt pieds de
haut dont les fruits étoient de la
couleur la plus vermeille, il ne put
sister à la tentation d' en cueillir :
les orientaux dans ces tems reculés
faisoient un grand usage de l' anacarde,
parce que son suc sert à donner de
l' activité aux sens et procure un nouveau
ressort à l' intelligence. Pythagore
p498
en mangea tant, qu' il se
crut pendant quelque tems les lumieres
de l' éléphant blanc et l' entendement
du dieu Brama.
Une cueillerée du suc d' anacarde enivre
aussi aisément qu' une phiole
de crême des barbades ; le
philosophe, dont la tête étoit plus
forte, mais les jambes plus foibles,
n' eut pas fait trente pas, qu' il se
sentit prodigieusement fatigué : il
solut alors de s' asseoir, quoique la
nuit fût déja fort avancée, et il
choisit un rocher parfaitement nu,
dans la crainte de flétrir des végetaux
p499
ou de blesser des animaux-plantes.
Enfin, dit le sage, en s' étendant
le long du roc, je puis goûter ici
un repos tranquille : le poids de
mon corps ne fait point gémir des
êtres sensibles ; et cette matiere que
je presse est morte et inorganisée ; la
nature peut-être ne m' a point don
d' empire sur les animaux et sur les
plantes ; mais du moins je suis le roi
des fossiles.
Tu n' en es que le tyran, dit alors
une voix inconnue qui s' échappa au
travers des fentes du rocher. Pythagore,
qui à force de s' instruire admiroit
beaucoup moins, se leva tranquillement
et chercha, à l' aide d' un
cucuju, quel étoit l' animal qui l' apostrophoit
ainsi : l' anneau de sa ceinture
s' étant alors approc d' une pierre
d' aimant ; il se vit attiré malgré
p500
lui et tomba le visage contre le
rocher : persuadé alors que la voix
qu' il avoit entendue étoit sortie du
sein de la matiere magnétique, il
se mit à l' interroger ; il osa me la
frapper, mais le rocher resta muet.
Il s' approcha ensuite d' une colonne
composée de pierres étoilées, placées
les unes sur les autres, et rangées
p501
par étages décroissans comme
une pyramide d' égypte : cet obélisque
étoit un animal ; mais Pythagore
qui ne l' entendit point parler,
ne s' en apperçut pas.
En retournant à sa premiere place,
il reconnut enfin que la voix qu' il
cherchoit partoit d' un fragment
de rocher composé de particules de
pierres et de corail, et tapissé intérieurement
p502
de nerfs et de membranes :
l' être sensible qui animoit
cette pétrification, s' appelle un microscome,
et voici l' analyse du petit entretien
qu' il eut avec Pythagore.
Pythagore.
Superbe ennemi de l' homme, tu es donc un
fossile ?
Le Microscome.
Non.
Pythagore.
Quoi ! Tu serois une plante ?
Le Microscome.
Non.
Pythagore.
Tu es donc un animal ?
p503
Le Microscome.
Non.
Pythagore.
Tu n' es ni animal, ni plante,
ni fossile : qui es tu donc ?
Le Microscome.
Voilà une singuliere demande !
-je suis un être.
Pythagore.
Mais tout être est renfermé dans
une de ces trois classes : il paroît,
monsieur l' être, que vous n' avez
gueres lu le livre du mage Misapouf
sur l' histoire naturelle.
Le Microscome.
Je n' ai point étudié ton mage
p504
Misapouf : voilà pourquoi j' en sçais
plus que lui. -mon ami retiens
bien ce grand principe ; il n' y a pas
dans le monde deux êtres qui se
ressemblent ; l' homme fait des classes,
mais la nature ne fait que des
individus.
Pythagore.
Quoi ! La nature n' a inspiaucun
de nos douze cens systêmes sur l' histoire
naturelle ?
Le Microscome.
Tout systême est faux, par cela
seul, qu' il est systême. -tes naturalistes
sont plaisants ! Par ce qu' ils
distinguent quelques points sur la
surface de l' univers, ils veulent juger
l' ensemble de cette immense machine ;
ils rassemblent péniblement dans
p505
leurs laboratoires quelques squeletes,
et ils disent avec fierté : voilà
la nature. Les insensés ! Ils ne
sçavent pas qu' un vrai cabinet d' histoire
naturelle devroit être aussi
grand que le monde.
Pythagore.
Voilà bien de la philosophie pour
un simple rocher.
Le Microscome.
Tant de philosophes viennent déraisonner
ici, que j' ai pu aisément
m' instruire par leurs erreurs. J' ai
trois grands moyens pour acquérir
des lumieres ; je ne vois point par
les yeux des autres ; je m' étudie,
non à être ingénieux, mais à être
vrai ; je fais entrer mes idées dans
le plan de la nature, et je ne force
p506
point la nature à se plier à mes idées.
Pythagore.
Vous pourriez déchirer moins les
hommes, et les éclairer davantage.
-mais si j' étois tenté de vous désigner
vous-même aux philosophes de
mon espece, par quels caractères
vous ferois-je connoître ?
Le Microscome.
Je te l' ai dit : nous n' avons de
rapport ensemble que par le titre
d' être ; si cependant tu desires que
je te parle dans la langue imparfaite
que tes physiciens ont inventée, voici
quelques-uns de mes caractères :
je tiens aux fossiles par le suc
lapidifique qui pénetre ma subsistance ;
je tiens aux plantes, parce que je
gete comme elles, et je suis un
p507
animal, parce que je sens : ainsi, je
suis aux limites de trois mondes ;
mais je n' en habite aucun : un de
tes naturalistes m' a appellé microscome ;
il t' en dira sans doute la raison :
pour moi, je l' ignore.
Pythagore.
Vous pouvez, monsieur le microscome,
être un miral, une plante
me, mais certainement il est
impossible que vous soyez sensible ;
sont vos sens ?
Le Microscome.
Je n' en sçais rien, et qu' importe ;
j' ai tantôt du plaisir et tantôt de la
douleur ; la nature ne m' a donc pas
privé du sentiment ; vous autres
hommes, vous dites : je sens, ainsi
j' existe ; pour moi, je dis avec non
p508
moins de raison : j' existe, ainsi je
sens.
J' ai des organes sans doute, mais
ce ne sont pas les tiens : si j' avois
tes yeux, ton tact et ta tête, je serois
un homme ; je sentirois comme lui,
et je raisonnerois peut-être
aussi mal.
Pythagore.
Je ne suis point encore persuadé :
laissons les livres et ne consultons
que la raison : il me semble que
tout être sensible doit se nourrir,
croître et engendrer. Cette loi de la
nature doit embrasser tout ce qui
respire, depuis l' homme qui est au
haut de l' échelle animale, jusqu' au
microscome.
Le Microscome.
Eh ! Qui t' a dit que je ne partageois
p509
pas avec toi ces trois facultés ?
Je me nourris, puisque j' incorpore
à ma substance des sucs étrangers ;
ces alimens que tes yeux ne peuvent
découvrir développent mes organes et
je crois : quand j' ai trop d' existence,
je féconde des germes et je produis
mes semblables.
Mais encore une fois, ton intelligence
ne peut nétrer le méchanisme
de ma sensibilité : par exemple, je ne
triture point mes alimens
comme l' homme ; je ne les avale point
comme les animaux qui sont
sans dents ; je ne les absorbe pas
comme les végétaux par des pompes
aspirantes : cependant je me nourris ;
mais c' est à la façon des microscomes.
La nature n' a peut-être qu' une
loi, mais cette loi suffit pour vivifier
des millions d' êtres qui n' ont
p510
entr' eux aucun rapport : comment
ose-t-onfinir les êtres quand on
ignore cette loi ? ... ô homme ! étudie
ton monde et laisse moi dans le mien.
Pythagore auroit bien voulu prolonger
cet entretien ; mais le microscome,
qui, contre l' ordinaire
des philosophes, n' aimoit point à
parler, cessa de satisfaire aux questions
du sage ; il devint aussi muet
que les naturalistes le représentent.
Cependant le mets enivrant de
l' anacarde oroit toujours dans la
tête de Pythagore ; son corps chancelant
n' étoit plus en état de soutenir
sa tête vigoureuse, ses genoux
se roberent sous lui, son entendement
fatigué de creuser dans les idées
thaphysiques, se reposa dans de
bizarres rêveries, et bientôt les ves
p511
conduisirent le philosophe au sommeil.
à peine Pythagore étoit-il endormi,
qu' il vit en songe un colosse organisé dont
l' intelligence humaine ne
pourra jamais calculer les proportions.
Quoiqu' il se fût presqu' anéanti
pour se faire appercevoir tout entier,
il paroissoit encore embrasser lui seul,
tout l' espace des mondes ; tous les
globes du firmament brilloient sur
son front, et le tourbillon solaire
avec ses planetes, leurs satellites et
leur atmosphère, ne formoient qu' un
point dans l' immense étendue de ce
grand être. Le philosophe chercha
long-tems la terre au milieu de ce
point ; il la découvrit enfin avec
peine ; mais pour les hommes qui
l' habitent, ils se déroberent à toute
ses recherches, ce qui est très-mortifiant
pour les rois de la nature.
p512
Pythagore étoit attentif à ce grand
spectacle ; son ame sembloit avoir
passé dans ses regards ; le colosse lui
dit : cette masse énorme que tu contemples
est sensible et organisée, je
suis l' univers ; c' est moi qui renferme
tout ce qui a existé, tout ce qui
respire et tout ce qui doit naître dans
l' abyme de l' éternité : tes philosophes
cependant ont dit que j' étois
sans sentiment, sans organes et sans
vie ; ils ont dit un blasphême absurde :
comment une matiere brute
peut-elle donner la naissance à des
êtres animés ? Oui, je vis, et les
mondes que je renferme vivent, et
les êtres qui composent ces mondes
vivent aussi : cesse donc de trecir
tes ies ; vois la nature comme elle
s' est faite, non comme la font les
animalcules intelligens qu' elle a
formés ; sçache qu' il n' y a de mort
p513
dans son sein que l' entendement des
êtres qui l' outragent.
Un instant après, l' énorme phantôme
disparut, et Pythagore réveillé
par les rayons du soleil levant, écrivit
sur le rocher me où il s' étoit
assoupi, toute son aventure. Pendant
plusieurs siecles les philosophes orientaux
allerent par respect visiter ce
monument, comme les musulmans
vont encore visiter aujourd' hui la
pierre noire qui est auprès du tombeau
de Mahomet. On pensoit beaucoup,
après avoir lu cette histoire,
et on en devenoit toujours plus humain
et plus sensible.
Quand Pythagore fut de retour
chez lui, il fit desflexions profondes
sur son aventure, et ces réflexions
qu' il adressa à ses disciples,
forment un chant fort étendu de ses
vers dorés ; il ne nous reste de cet
p514
ouvrage qu' un fragment sans commencement
et sans fin, que je vais
traduire ; je joindrai au texte des
remarques qui serviront à justifier
quelques singularités des systêmes de
ce philosophe ; on verra que si Pythagore
étoit un fol, ce fol a eu
pour disciples une foule de grands
hommes.
LIVRE 3 CHAPITRE 4 SUITE
p1
Article 3.
des sens.
l' homme communique par ses sens
externes à la nature, et par ses sens
internes à tout le systême des êtres
physiques et intellectuels.
Toutes les ies qui viennent des
sens, doivent leur origine à l' ébranlement
p2
des nerfs ; mais les petites
cordes homogenes qui composent le
tissu nerveux, n' ont pas toutes la même
forme ; les unes sont toujours tendues
avec force, les autres ne sont pas
en état d' exécuter beaucoup de vibrations ;
il y en a qui s' éloignent beaucoup du
sensorium, et d' autres dont
le prolongement ne s' étend pas au-delà
du cerveau ; leur assemblage forme
tantôt des faisceaux, tantôt des houppes,
des lames et des pyramides ; l' uniformité
est dans les élémens qui les
composent, et la variété dans leur
configuration.
Toute la structure organique de
l' homme peut donc s' expliquer par
le méchanisme des fibres ; si cette partie
du cerveau réside particuliérement
le sentiment étoit diaphane,
le philosophe observeroit toutes les
gradations des fureurs de l' amour dans
p3
la tête de Medée, et peut-être toute
la combinaison des idées qui ont fait
naître le paradis perdu, dans celle de
Milton.
Si l' homme avoit reçu de la nature
un plus grand nombre de sens, cette
multiplicité d' organes changeroit peut-être
la nature de ses jugemens ; elle
multiplieroit aussi le nombre de ses
connoissances ; qui sçait si, avec douze
sens, nous ne pourrions pas pénétrer
dans l' essence des choses ?
Ne désirons pas de nouveaux organes,
parce qu' alors il faudroit changer
le monde que nous habitons ;
songeons qu' avec nos cinq sens, notre
froide imagination et nos petites
passions, nous pouvons embraser la
terre, et en faire le tombeau des
hommes.
p4
des sens externes.
Malebranche est bien éloquent,
quand il parle contre les sens,
et qu' il fait la satyre de l' imagination ;
mais la recherche de la rité n' est
point mon livre, parce qu' on n' y
voit que sous une face désavantageuse,
des organes qui sont autant
la base de nos connoissances, que l' instrument
de nos erreurs ; il étoit si
aisé à son auteur d' être à la fois éloquent
et philosophe.
Admirons Malebranche, lisons son
livre et étudions après lui la théorie
des sens !
1 le tact. -c' est celui de nos organes,
dont l' empire est le plus étendu ;
il semble même que la vue, l' ouïe, le
p5
goût et l' odorat, ne soient que le
tact diversement modifié.
Un nombre prodigieux de fibres
qui se ramifient à l' infini, forment
sur la surface du corps humain, l' organe
du toucher ; elles composent les
trois membranes qu' on nomme l' épiderme,
le réticule et la peau, et leur
ébranlement, transmis au sensorium,
produit ces deux grands mobiles de
la vie qu' on nomme le plaisir et la
douleur.
Le toucher n' est proprement qu' un
contact de superficie ; si la glace contracte
les fibrilles de la peau, il en
resulte la sensation du froid ; si les
rayons du soleil les dilatent, il en résulte
le sentiment de la chaleur ; une
pression douce et uniforme de l' atmospre
ouvre l' ame aux impressions
de la volupté, et une espece de spasme
dans le tissu nerveux, occasionne
p6
en elle la terreur et le frissonnement.
Si la nature nous ôtoit l' organe du
tact, nous cesserions d' être hommes,
nous ne serions pas même dans la
classe des animaux.
L' homme paroît l' être le plus sensible
au contact des corps ; voilà pourquoi
le physique de l' amour a tant
d' attraits pour lui : les animaux engendrent ;
mais l' homme seulait
jouir.
L' organe du toucherside particuliérement
dans la main ; c' est la
partie de notre corps la plus flexible,
et celle qui se prête le plus facilement
aux divers caprices de la volonté ; s' il
étoit possible d' en augmenter les articulations,
par exemple, d' avoir une
main composée de dix doigts, je ne
doute pas qu' on ne fortifiât dans son
ame le principe du sentiment. Il y
a dans Berlin une famille de sexdigitaires ;
p7
les personnes qui la composent,
doivent, toutes choses égales
d' ailleurs, avoir plus de sensations,
de douleur et de plaisir que le reste
des hommes.
Les femmes en qui la nature, l' éducation
et la coquetterie concourent
p8
à donner la plus grande finesse à l' organe
du toucher, sont en général
plus sensibles que les hommes ; leurs
fibres se contractent et se dilatent aux
plus légeres impressions des corps ; il
y en a qui sont ivres d' amour, lorsque
leur amant n' est encore qu' un philosophe.
L' éleve de la nature ne sçauroit
trop s' appliquer à perfectionner en lui
l' organe du tact, qui étend la sphére
de ses connoissances, qui rectifie les
erreurs des autres sens, et répand
quelques rayons de bonheur au travers
des ombres de la vie ; la nature
conduit à cette maxime, et la nature
est le premier des legislateurs.
L' usage des bains, un travail modéré,
et sur-tout la propreté, conservent
sur le corps humain l' ouvrage
de la nature ; les hommes qui la contredisent,
sont pour le philosophe un
p9
objet de pitié ; voyez les sauvages et
les fanatiques, les kalmouques et
les bonzes ; leur corps devient hideux,
et leur esprit stupide : on diroit
qu' ils se tourmentent pour devenir des
monstres.
Le tact peut devenir si parfait qu' il
dédommage quelquefois les aveugles
de la perte de la lumiere ; le fameux
mathématicien Saunderson, avoit
deux yeux d' une nouvelle espece, qu' il
s' étoit lui-même donnés, sa main et
son intelligence.
p10
Mes principes ne tendent point à
justifier ces hommes frivoles, qui
avec une ame foible et des organes
éteints, cherchent par le secours de
l' art à rappeller une sensibilité qui
leur échappe, se font un tact factice
pour remplacer celui de la nature, et
meurent tous les instans où ils cessent
de jouir.
Je serois également criminel et
inconséquent, si en traitant de la nature,
j' apprenois à en abuser.
p11
2 l' odorat. -les corpuscules qui
émanent des fleurs ou des parfums,
agissent sur les lames nerveuses qui tapissent
la partie supérieure du nez, et
l' ébranlement des lames se communique
jusqu' au siége du sentiment ; tel
est le méchanisme de cet organe.
Il est singulier que dans les animaux
la sensibilité reside presque toute entiere
dans l' odorat ; un chien de chasse
avec son museau voit les objets qui
ne sont plus, et savoure ceux qu' il
n' est plus à portée d' atteindre ; c' est un
triple organe qui lui tient lieu de nez,
de bouche et de main ; il n' en est pas
de même de l' homme ; son tact est
excellent, mais son odorat est de la
plus grande foiblesse ; les naturalistes
p12
ont trouvé la raison de ce phénomene ;
le sentiment de l' homme est
dans le tact, parce qu' il a plus besoin
de connoître que d' appéter ; celui de
l' animal est dans l' odorat, parce qu' il
a plus besoin d' appéter que de connoître.
p13
La nature ne veut point que l' homme
épuise sa sensibilité par l' usage de
ces parfums factices que le luxe a inventés
pour les personnes qui ne sçavent pas jouir ;
ces femmes qui marchent toujours
enveloppées d' un atmosphere odoriférant sont bientôt
p14
mortes pour les parfums de la nature ;
un parterre n' est plus pour elles qu' un
tableau heureusement dessiné, et la
campagne ne leur paroît qu' un bizarre
assemblage de végétaux et de décombres.
Il y a environ un siecle qu' on a appor
dans l' Europe l' usage d' une poudre
corrosive qui desseche la membrane
olfactoire, intercepte le cours
des humeurs et peut-être tend à vitrifier
l' entrée du cerveau ; c' est le luxe
qui originairement a introduit cette
poudre, et le luxe n' est pas la nature.
Le tabac, comme l' anacarde de Pithagore,
se prend quelquefois pour
p15
donner un nouveau ressort aux sens et
à l' intelligence ; mais cette propriété
me en rend le fréquent usage dangereux ;
il en est alors de lui comme
de ces liqueurs fortes, qui ouvrent l' entendement
pendant quelques heures pour rendre
stupide toute la vie.
3 le goût. -cet organe a beaucoup
de rapport avec celui du toucher ;
il a ses papilles nerveuses, mais
plus saillantes, plus épanouies et
par-conséquent plus analogues au principe
de la sensibilité ; le goût n' est à mes
yeux que le tact perfectionné.
Les sels sont un des principes matériels
des saveurs, ils servent par leurs
pointes aigues à crisper les fibres, à
les contracter, et à les brûler ; ils
déchireroient bientôt tout le tissu
nerveux, si les corpuscules balsamiques
p16
des huiles ne pvenoient à
chaque instant ses blessures.
Le goût est l' organe qui contribue
le plus au bonheur de tout ce qui
respire ; on cooît très-bien l' existence
d' un être sourd, aveugle, et
privé de l' ouïe et du toucher ; mais
si, avec l' usage de ces quatre sens, la
nature lui refusoit un palais, un sentiment
vague d' ennui s' empareroit
de son ame,s le premier instant
de sa naissance ; la douleur lui succéderoit,
et quand l' animal ne pourroit
plus supporter le sentiment pénible
de l' existence, il cesseroit d' être.
La nature qui a fait de l' organe du
goût le principe de l' existence animale,
y a attaché la plus grande jouissance ;
quand l' éguillon de la faim se
fait sentir, on devient insensible aux
parfums des fleurs, aux concerts, aux
spectacles, même au plaisir du toucher,
p17
un fruit devient d' un prix inestimable,
et l' ame est toute entiere
dans le palais qui le savoure.
Plus les voluptés que le goût fait
naître sont intimes, plus il est aisé
d' en abuser : l' homme, qui ne sçait
point commander à lui-même, épuise
la sensation du plaisir, jusqu' à ce
qu' elle se transforme en douleur : pour
le sage, il jouit peu pour jouir long-tems,
il sort toujours de table avant
que son appétit soit rassasié.
Rendons justice à notre siécle ; on
abrége dans le monde l' intervalle immense
des repas, on n' envie plus les
exploits de gloutonnerie que l' antiquité
rapporte de Milon et de Vitellius ;
mais ce vice est remplacé par
un autre moins sensible et plus dangereux,
la substance d' un service entier
se trouve aujourd' hui réunie dans
un seul plat : à force de perfectionner
p18
l' assaisonnement des mets, on altere
leur nature, et il se trouve qu' une
heure de plaisir équivaut à un jour de
jouissance.
L' homme de la nature, satisfait des
alimens simples qu' elle lui procure,
laisse l' homme du monde s' empoisonner
noblement dans ses repas épicuriens,
tourmenter son palais pour lui
donner de l' activité, et accélerer sa
mort par les moyensmes qui étoient
destinés pour la pvenir.
4 l' ouïe. -on peut regarder l' intérieur
de l' oreille comme un écho
le son se réfléchit, ou si l' on veut,
cet organe est un espece de clavecin,
dont le labyrinthe et le limon
forment la base ; ses rubans sonores
représentent les cordes isocrones de
l' instrument, et les colonnes d' air qui
p19
pénétrent dans le tympan, sont les
sautereaux qui les mettent en jeu ;
dès que le nerf auditif est ébranlé,
l' ame entend des sons et s' ouvre au
plaisir de l' harmonie.
L' ouïe est bien plus nécessaire à
l' homme qu' aux animaux, parce que
dans le premier elle est essentiellement
liée à l' organe de la parole ; un
sourd de naissance est toujours muet,
il ne peut ni s' instruire des pensées
de ses égaux, ni leur communiquer
les siennes ; il est toujours seul au milieu
de la multitude ; c' est un individu
borné à la vie animale, et qui
n' a presque jamais d' existence intellectuelle.
L' organe de l' ouïe est une des causes
physiques de notre félicité ; je
plains les peuples qui habitent les environs
des cataractes du Nil ou du
saut de Niagarat ; ils doivent avoir
p20
moins d' intelligence que nous, ou
plus de pente vers le suicide.
Les anciens étoient si persuadés
que la mélodie est un des plaisirs les
plus purs de la nature, que les legislateurs
firent entrer des préceptes de
musique dans les codes qu' ils donnerent
aux nations ; les magistrats
de quelques villes grecques s' intéressoient
à l' addition de quelques cordes
dans une lyre, comme un espagnol
à la découverte d' une mine ; on
p21
croyoit alors assez unanimement qu' un
musicien devoit être plus intrépide,
plusnéreux et plus sensible qu' un
homme qui n' avoit point d' oreille.
La musique n' opere plus parmi
nous, les prodiges qu' elle opéroit
chez les grecs et chez les orientaux ;
malgré leur talent sublime un Corelli,
ou un Gaviniez, le violon à la
main, n' appaiseroient pas des émeutes
populaires, ne fléchiroient pas des
tyrans, ne calmeroient pas des frénétiques,
et ne rappelleroient pas des
mourans des portes du tombeau ; qui
a pu produire cette singulieregradation ?
Vient-elle de ce que nous n' avons
plus les lyres d' Athenes, les nables
de Sidon, et les cistres dorés de
Memphis ? La musique de Haffe, de
Aandel et de Pergolese est-elle inférieure
à celle de Therpandre et
d' Arion ? Ou enfin y auroit-il dans
p22
l' espece humaine, une tendance graduée
vers l' insensibilité, qui, portée
dans un certain nombre de siécles à
son dernier periode, annoncera notre
destruction.
La musique sera toujours chere à
l' éleve de la nature ; il la fera servir à
perfectionner l' organe de l' ouïe, à
rétablir larénité dans son ame, et
à bannir l' ennui, qui est pour l' être
qui pense, un mal égal à la douleur.
La musique est, dans l' entendement
des Rameaux et des Jommelli, un
ressort propre à tendre le génie, c' est
un talent aimable pour les artistes, et
une source de félicité pour le genre
humain.
5 la vue. -il y a des faisceaux de
fibres rassemblés dans toute l' étendue
de la retine et du nerf optique ; il est
probable que chacun de ces faisceaux
p23
est compode fibrilles analogues aux
sept couleurs primitives de la lumiere ;
si quelque rayon vient frapper l' organe,
le sensorium est ébranlé, et l' ame
n' est plus dans les ténébres.
Newton a appris au sage de la nature
à perfectionner sa vue, en ne
croyant donner qu' une théorie sur les
phénomenes de la vision : ce grand
homme a trouvé l' art decomposer
un rayon solaire, il a calculé comment
le fluide lumineux traverse en moins
de huit minutes trente-trois millions
de lieues ; il a rectifié l' optique erronée
de Descartes et de Malebranche,
et la morale n' est pas tout-à-fait étrangere
au service que ce philosophe a
rendu à la physique.
L' oeil physique a beaucoup de rapport
avec celui de l' entendement ; depuis
qu' avec le secours du microscope,
le naturaliste est descendu dans l' abyme
p24
des infiniment petits ; le voile qui
cachoit à sa raison un nouvel univers,
s' est dissipé, et ses idées sont devenues
grandes comme les opérations de la nature.
Il est d' autant plus nécessaire de perfectionner
en nous l' organe de la vision,
que par lui-même, il égare autant
qu' il éclaire ; ce sens nous trompe
sur l' étendue des corps, sur leur figure,
sur la vîtesse de leur mouvement,
sur leur distance et sur leurs propriétés ;
il est l' origine d' une multitude
d' erreurs physiques et morales, et il
ne devient vraiment utile au bonheur
de l' homme que quand il est rectif
par le toucher, et guipar la raison.
L' usage immodéré des plaisirs affoiblit
étrangement la vue ; les capitales
de l' Europe sont pleines de
jeunes aveugles, qui n' ont ni le génie
d' Homere, ni les talens de Saunderson,
p25
ils sont bien loin de rougir
des secours qu' ils empruntent de l' optique,
pour suppléer à l' abandon de
la nature ; mais il faut les plaindre
pour les maux mêmes dont ils font
gloire.
L' art et l' exercice ajoutent beaucoup
à l' excellence de la vue ; l' oeil du
p26
peintre est un tableau où les nuances
les plus fines vont se tracer ; placez
un artiste et un homme du peuple
devant le palais de l' Escurial ; le premier
aura déja saisi toutes les proportions
de son architecture, tandis que
l' autre n' aura encore distingué qu' un
péristile et des pierres de taille.
Un ancien philosophe se créva les
yeux, pour n' être point distrait dans
ses méditations ; mais c' étoit un insensé,
qui n' a été lo que par d' autres
insensés ; on ne perfectionne point
son être en le détruisant... homme
timide, tu veux dompter tes sens !
Qu' as-tu besoin du couteau d' Origene ?
Ose combattre, et tu apprendras par
tes défaites, à être vainqueur ; la nature
n' est point mauvaise, mais le
coeur humain le devient quelquefois ;
écoute la voix de la philosophie, respecte
ton corps, et ne mutile que
ton entendement.
p27
6 conversation entre un parisien et un caraïbe,
tenue le vingt septembre 1769, sur la partie
du rempart, nommée le boulevart neuf.
Le Caraïbe.
Monsieur le parisien, je désirerois...
Le Parisien.
Monsieur, parlez plus haut, j' ai de la
peine à vous entendre.
Le Caraïbe.
Voilà qui est plaisant, tout le monde
ici a des oreilles, et tout le monde
est sourd. -monsieur, je désirerois
p28
connoître la route d' Orléans ; je dois
m' y rendre avant la nuit.
Le Parisien.
Il est huit heures sonnées. -la
poste aura de la peine à vous y mener
aujourd' hui, les chevaux auront à
faire vingt-huit lieues.
Le Caraïbe.
Aussi je ne prétends point me servir
de chevaux. -vous riez. -oh,
cette petite course n' effraie point un
caraïbe : la belle Mirza-Kon-Pouf
m' attend ce soir, et je ne manquerai
pas au rendez-vous ; j' ai les jambes
toutes neuves, car je n' ai encore que
cinquante-quatre ans, et je serai bientôt
à Orléans ; il m' arrive souvent de
faire trente lieues en un jour pour
attraper un lapin ; j' en ferai bien vingt-huit
pour souper avec ma maîtresse.
Le Parisien.
Monsieur le caraïbe, vous me paroissez
p29
un animal singulier, que je serois
char de connoître ; je veux
vous mettre moi-même dans votre
route, je suis curieux de savoir si un
sauvage pense aussi bien qu' il marche.
Le Caraïbe.
Cela doit être ; mon corps n' est
point malade, pourquoi mon intelligence
la seroit-elle ? -mais dites-moi,
que font toutes ces têtes pensantes,
rassemblées sur cette terrasse,
que je juge éloignées d' ici de deux
de vos lieues ?
Le Parisien.
Je vous avouerai que je ne vois pas
me la terrasse ; il faudroit pour
vous répondre avoir les yeux de l' aigle.
Le Caraïbe.
Il suffit d' avoir les yeux de l' homme ;
en vérité, votre pays me fait pitié ;
dans nos forêts il y a mille indiens
qui ont la vue plus perçante que moi :
p30
vous, parisien, vous me regardez
comme un aigle, et je ne suis qu' une
taupe, pour le grand nombre des caraïbes.
Le Parisien.
Je vous avouerai ingénuement que
sans avoir jamais été aussi clairvoyant
qu' un caraïbe, j' ai joui dans ma jeunesse
d' une vue assez perçante ; mais les
bals, les livres et les filles de l' ora
l' ont singuliérement affoiblie : dans
ce pays-ci, le plaisir coûte fort cher,
les plus heureux sont ceux qui ne l' achetent
qu' au dépens de leur bourse.
Le Caraïbe.
Je crois que le plaisir se goûteroit
mieux et affoibliroit moins s' il ne s' achetoit
pas. -tenez, je compte ce
soir m' enivrer des plaisirs de l' amour,
dans les bras de ma chere Mirza-Kon-Pouf ;
eh bien, je ne lui apporte que
mon coeur, et ce paquet d' herbes que
je vais cueillir.
p31
Le Parisien.
Fi donc, monsieur le caraïbe, ces
herbes n' ont aucun parfum ; choisissez
un autre bouquet pour votre maîtresse.
Le Caraïbe.
Celui-là lui suffit ; il est simple comme
la nature, et neuf comme le coeur
que j' aime ; je pourrois sans doute
tresser en guirlandes les fleurs de votre
climat, mais leur odeur est trop
forte, et elles fatiguent ma sensibilité ;
si je m' accoutumois à vos roses et à
vos juliennes, l' odeur douce que cette
verdure exhale, n' auroit bientôt aucun
attrait pour moi ; dans la suite,
je me lasserois même des fleurs, j' aurois
recours aux parfums, et je finirois
par n' avoir plus d' odorat.
Le Parisien.
Voilà justement notre histoire :
nous, parisiens, nous sommes dans
le centre des plaisirs, nous épuisons
p32
de bonne heure toutes les jouissances,
et à trente ans nous n' avons plus d' organes.
Le Caraïbe.
Ainsi à Paris on est vieux à trente
ans ; voilà un fait qui tiendra sa place
dans l' histoire de mes voyages, pourvu
cependant qu' on ne me regarde
pas comme un visionnaire chez mes
concitoyens, qui vivent un siécle et
demi, et qui se plaignent encore de
l' avarice de la nature ; -mais dites-moi,
je vous prie, j' ai vu à dix lieues
d' ici dans vos campagnes, un peuple
passablement vigoureux, chez qui la
vieillesse ne parvient qu' après soixante
ans ; que n' abandonnez-vous votre
ville, qui dévore ses habitans, pour
vous retirer dans cet asyle ? Qu' est-ce
que dix lieues pour un être qui pense,
quand il s' agit d' avoir trente ans de
plus à honorer les dieux, et à être
utile aux hommes.
p33
Le Parisien.
Cela est vrai, monsieur le caraïbe,
mais vous ne ferez point ici de prosélytes ;
la raison pour laquelle on vit
long-tems à la campagne, c' est qu' on
s' y passe sans peine des biens qu' on
ne connoît pas ; mais dans les grandes
villes, qui sera assez philosophe pour
se priver des biens qui viennent le chercher ?
Tout le monde veut avoir
en gros les plaisirs que le paysan goûte
en détail ; moi qui n' ai que dix mille
livres de rente, j' ai rassemblé dans
l' espace de trente ans autant de jouissances
qu' un rustre en a dans un siécle
presque entier : un seigneur qui a un
million de revenu, ne met peut-être
que dix ans à parcourir sa carriere voluptueuse ;
j' ai connu un jeune duc, qui dans l' espace de
quatre ans, réunit l' enfance, la puberté et la
vieillesse : il mourut en cherchant le plaisir,
p34
et dit encore, en rendant le dernier soupir, j' ai
assez vécu.
Le Caraïbe.
Je n' entends rien au raisonnement
de votre duc ; voilà une corbeille de
fruits, si la nature me disoit, voilà
ta nourriture pendant trois semaines,
ferois-je bien de manger tout aujourd' hui,
pour mourir de faim dans quatre
jours ? Le grand législateur Pitrakonkou,
a laissé une maxime bien
différente aux caraïbes : ô homme,
leur disoit-il souvent, vivez peu, et
vous vivrez long-tems ! Je trouve un
grand sens dans cet apophthegme.
Le Parisien.
Mon cher sauvage, votre philosophie
m' enchante, accordez-moi une
faveur ; à trente pas d' ici est un traiteur
lebre, permettez que je vous
donne à déjeûner chez lui ; vous en
p35
serez plus agile dans le reste de votre
voyage.
Le Caraïbe.
Il n' y a encore que dix-sept heures
que j' ai mangé, et je n' ai pas faim.
Le Parisien.
Mais du moins acceptez un verre
de crême des barbades.
Le Caraïbe.
Dites-moi, le lait des barbades fait-il
une meilleure crême que le lait de mon pays ?
Le Parisien.
Vous êtes encore bien neuf pour avoir
tant voyagé. -eh ne sçavez-vous pas
que la crême des barbades est une liqueur
spiritueuse, distillée plusieurs
fois à un alembic et composée...
Le Caraïbe.
Gardez pour vos parisiens votre
crême et vos poisons. -quand mon
palais commencera à s' user, je boirai
p36
du vin, et quand je n' aurai plus de
goût, j' essayerai des liqueurs ; en attendant
l' eau me suffit, mais je n' en boirai
qu' à Orléans pour augmenter ma vigueur
auprès de la belle Mirza-Kon-Pouf.
Le Parisien.
Pardon si j' ai tant de peine à me
défaire de mes vieux préjugés. -faire
en moins d' un jour vingt-huit lieues
à pied ; avoir cinquante-quatre ans, et
boire de l' eau pour paroître plus vigoureux
aux yeux de sa maîtresse : voilà
qui n' est guere dans nos moeurs. -mais
enfin un caraïbe n' est pas un parisien.
-faites-moi un peu le portrait
de votre belle Mirza-Kon-Pouf.
Le Caraïbe.
Volontiers ; quand je ne la vois pas,
j' aime du moins à parler d' elle. -figurez-vous
une femme de six pieds, dont les cheveux,
naturellement bouclés,
p37
tombent en ondoyant sur son sein ;
dont la tête, du plus parfait ovale, n' a
de modele que parmi vos statues ; dont
la robe transparente suit exactement
tous les contours de sa taille svelte ;
dont... mais vous êtes bien froid,
monsieur le parisien.
Le Parisien.
Hélas ! Il n' y a plus de beautés pour
moi... me parmi les caraïbes.
Le Caraïbe.
Quoi votre coeur...
Le Parisien.
Il est mort, aussi bien que mes sens ;
j' ai eu autrefois un serrail à moi, et
maintenant je ne suis plus propre qu' à
en être le gardien ; j' admire encore
une belle femme, mais je n' aime plus.
Le Caraïbe.
En rité tous vos aveux me jettent
dans le plus grand étonnement ; par
quel prodige vos peres ont-ils fait la
p38
conquête de ma patrie ? Comment s' y
trouve-t-il encore un seul européen ?
Moi je suis un homme, mais vous
autres avec votre taille de cinq pieds,
vos sens énervés, et votre vie de trente
ans, qui êtes-vous ? Y auroit-il par
hazard des hommes de la grande et
de la petite espece, comme il y a
parmi les chiens des dogues et des bassets ?
Le caraïbe est-il l' homme de la
nature, et le parisien l' homme néré ?
Le Parisien.
Je crois que dans les climats tempérés
l' homme est par-tout le même ;
la nature le fait robuste, l' éducation
seule le dégrade ; un européen qui
deviendroit votre compatriote auroit
des fils qui vous ressembleroient ;
mais essayez d' épouser une parisienne
et vous verrez vos enfans mourir de
vieillesse, quand vous serez encore
dans l' âge viril.
p39
Le Caraïbe.
Ce que vous me dites-là me paroît
de la derniere justesse ; il faut qu' une
rité soit bien évidente pour qu' elle
paroisse telle à un parisien et à un caraïbe.
-mais je m' apperçois que vous
vous fatiguez prodigieusement pour
me suivre ; je n' abuserai pas plus long-tems
de votre complaisance : montrez-moi ma route.
Le Parisien.
La voilà. -si j' avois ma chaise de
poste je serois tenté de vous accompagner
jusqu' à Orléans. -adieu mon
cher sauvage. -ah ! Que ne suis-je
caraïbe, quand j' aurois n' avoir
pas un sou de revenu, n' aimer que
Mirza-Kon-Pouf, et n' aller de ma
vie à l' opéra !
p40
de la mémoire.
si l' homme ne sentoit que par la
vue, l' ouïe, le goût, l' odorat et le
toucher, il auroit tort de se placer à
la tête de l' échelle des êtres sensibles ;
loin d' être le plus heureux des animaux,
il en seroit à peine le mieux organisé.
L' ame a reçu de la nature des sens
internes qui perfectionnent son être,
donnent une nouvelle élasticité à ses
organes extérieurs, et multiplient pour
elle les plaisirs de l' existence.
à la tête des sens internes, on doit
mettre le sens moral ; cette faculté sublime
qui nous éclaire sur le bon, comme
le goût, nous éclaire sur le beau,
qui nous entraîne à l' harmonie des
êtres sans le secours du raisonnement,
et par lequel nous serions encore vertueux,
p41
quand nous ne serions pas intelligens ;
mais nous nous sommes
déjà assez étendus sur cet article.
Nous avons parlé du sens moral à la
tête de la philosophie de la nature ;
nous ne pouvions trop tôt le faire connoître,
puisqu' il a donné naissance à cet ouvrage.
Le sens commun appartient à l' entendement
et non à la sensibilité, et
ce livre n' est pas plus destiné à appuyer
les définitions du peuple, qu' à consacrer
ses pjugés.
La mémoire est le premier des sens
internes que nous allons analyser ; pour
peu qu' on réfléchisse sur l' organe de
la sensibilité, on s' apperçoit que les
fibres agitées souvent par les mêmes
objets, contractent l' habitude de se
p42
mouvoir dans le même ordre ; si une
cause étrangere vient dans la suite
ébranler une seule de ces fibres exercées,
tout le faisceau nerveux qui lui
pond éprouve ses anciennes vibrations,
et l' ameproduit ses idées.
Plus les fibres sont mobiles, plus
elles s' habituent à se vibrer à la moindre
commotion ; delà il suit que le
genre nerveux, à un certain âge, ayant
perdu son élasticité, un vieillard ne
sauroit avoir de la mémoire.
Il ne faut point confondre la simple
production des ies, avec le sentiment
par lequel l' ame distingue ses
anciennes perceptions de celles qui
sont plus récentes ; la premiere facul
s' appelle mémoire, mais la seconde
dans le langage philosophique, se
nomme réminiscence.
Locke et d' autres philosophes ont
encore eu plus de tort d' identifier la
p43
moire avec l' imagination ; toutes
deux, il est vrai, réproduisent les idées ;
mais la premiere, copiste servile, suit
fidellement le même ordre et les mêmes
combinaisons ; l' autre s' approprie
tout ce qu' elle voit, elle donne aux
objets une teinte nouvelle, change la
chaîne des perceptions, et fait un nouveau
monde avec les matériaux de l' ancien ;
la mémoire imite, et l' imagination crée encore
en imitant.
Locke a été plus vrai quand il a
comparé la mémoire à une table d' airain,
remplie de caracteres que le tems
efface insensiblement, si l' on n' y repasse
quelquefois le burin.
Il est certain que cette faculté de
l' ame est presque toute factice ; Montagne
avoit reçu de la nature une mémoire
très-foible ; cependant quel
prodigieux magasin de faits et d' idées
ce philosophe n' avoit-il pas formé
p44
dans sa tête ? Ses essais ne prouvent-ils
pas que son sensorium étoit une espece
d' encyclopédie ?
Un homme bien organisé est le maître
de créer sa mémoire ; je trouve
dans Wolff un trait surprenant qui
confirme cette idée ; un nommé Pelshover
De Konigsberg s' étoit exercé
long-tems à extraire par mémoire la
racine des nombres ; cette faculté parvint
dans cet algébriste à un tel point
de perfection que la nuit du 18 février
1760, il vint à bout d' extraire
dans son lit par la méthode ordinaire
la racine de 57 chiffres, qui est elle-même
de 27 ; quand cet homme
seroit en Groënlande, où personne
ne sait lire ni écrire, il auroit encore
pu créer l' algébre.
S' il est vrai, comme on me l' a assuré,
p45
que l' abbé Duguet et l' abbé D' Asfeld,
se promenant à cheval, aient joué de
moire une partie d' échecs jusqu' à ce
que les deux rois soient restés seuls sur
l' échiquier ; ces joueurs sont encore
bien supérieurs à l' algébriste.
Si la vieillesse est le tombeau de
l' intelligence et de la sensibilité, c' est
principalement parce que la moire
est alors dans la plus profonde léthargie ;
les idées s' effacent, les sensations
s' affoiblissent, on sent peu le présent,
on perd la trace du passé, et on ne jette
que des regards tremblans sur l' avenir ;
cet éclipse de l' entendement est sensible
dans les hommes de génie comme
dans les esprits vulgaires. Fontenelle
à l' âge de 96 ans ne se souvenoit plus
d' avoir composé à l' âge de 70 ses élemens
de la géométrie de l' infini , et
l' immortel Newton dans sa vieillesse
n' entendoit plus son traité des principes .
p46
C' est travailler au bonheur de sa vie
que de rendre de bonne heure sa mémoire
dépositaire d' une foule de faits
et de pensées ; on empêche alors l' ame
de se consumer par le poison lent de
l' ennuy ; on s' assure un grand fond de
philosophie pour l' âge mûr, et on
recule la vieillesse jusqu' aux portes du
tombeau.
J' ai dit que la moire dépendoit
de l' usage fréquent qu' on en faisoit ;
elle se fortifie aussi singuliérement par
l' attention avec laquelle on considere
les objets qu' on y veut imprimer ;
un enfant et un lecteur vulgaire n' ont
jamais une vraie mémoire, parce qu' ils
p47
ne comparent que des superficies,
qu' ils ne combinent que de petites
idées, et que leur cerveau ne retrace
qu' une succession rapide de tableaux ;
on voit que leurs fibres sont toujours
en action, mais il est rare que l' ame
réagisse sur ces fibres ; ils savent un
peu l' histoire des pensées des hommes,
mais ils ne pensent point.
Rien ne contribue plus à la perfection
de la mémoire que l' ordre avec
lequel on enchaîne ses idées ; c' est à
cet ordre qu' on doit tous les prodiges
de mémoire dont l' histoire fait
mention ; sans lui Bacon n' auroit
point trouvé l' arbre généalogique des
p48
sciences, cet arbre si nécessaire pour
former la mémoire des philosophes.
On peut meubler la moire de
mots, de faits et de pensées ; il y a
telle science qui ne consiste que dans
l' assemblage des mots techniques que
l' ignorance a inventés ; et le savant,
qui les rassemble péniblement dans
son cerveau, ne me paroît gueres au
dessus d' un perroquet bien organisé ;
l' étude des faits est bien plus importante,
parce qu' en suivant la pensée
d' un moderne, elle rend l' homme
contemporain de tous les âges et citoyen
de tous les lieux ; mais la moire
qui consiste à former dans sa
tête une espece de cabinet de pensées
me paroît la plus utile ; c' est elle seule
qui donne à l' esprit ce coup d' oeil
géométrique, qui dirige sa marche, et qui
le met en correspondance avec tous
les êtres intelligens.
p49
Les philosophes qui réunissent à un
dégré éminent, la mémoire des faits
et celle des pensées, sont nés pour
donner des leçons au genre humain ;
comment n' éclaireroient-ils pas la
terre, puisque les lumieres de tous les
êtres pensans, semblent réunies dans
le foyer de leur intelligence ? Et qu' est-ce
qu' un le Long ou un Le Cointe auprès
de Montagne, de Leibnitz et
de Montesquieu ?
Gardons-nous cependant de croire
que le génie ne consiste que dans l' étendue
de la mémoire ; cette erreur
vient de la vanité de ces esprits vulgaires,
qui, pour avoir le cerveau meublé
de pensées étrangeres, se mettent
au niveau de l' homme qui pense.
L' homme d' esprit qui n' a que de
la mémoire est l' artiste subalterne qui
va choisir le marbre dans les carrieres ;
l' homme de génie est le sculpteur qui
p50
fait respirer ce marbre sous la forme
de Venus ou du cardinal De Richelieu.
Le génie supplée à la mémoire,
mais la mémoire ne supplée jamais au
génie. Quand il n' existeroit point
d' histoire de Perse, Montesquieu auroit
fait les lettres persannes ; mais
Pufendorff, avec tout le savoir des
bibliothéques, n' auroit pu faire un
chapitre de l' esprit des loix .
Que conclure de cet exposé ? Que
la mémoire porte quelquefois les livrées
du génie sans lui nuire et sans
le remplacer ; qu' il faut la vanter
moins, la connoître mieux, et sur-tout
la cultiver.
p51
de la facul d' imaginer.
l' imagination tient un rang
distingué parmi les sens internes ;
l' imagination, cette faculté admirable
qui tient d' un côté à la sensibilité et
de l' autre à l' intelligence, dont les
écarts même ont quelque chose de
grand, et que les psychologues n' ont
pu dégrader sans en faire usage.
On a déjà eu occasion de remarquer
que des philosophes avoient confondu
l' imagination avec la mémoire ; cependant
ces deux facultés sont séparées
p52
par des limites invariables ; la mémoire
régénére les idées dans leur ordre
naturel, et l' imagination les altere
sans cesse ; l' une produit, et l' autre
ne fait que copier.
Un de nos meilleurs métaphysiciens
a dit que l' imagination étoit cette
faculté de l' ame qui combine les qualités
des objets, pour en faire des ensembles
dont la nature n' offre point
de modeles ; cette définition est
peut-être trop nérale, elle suppose
dans le lecteur des réflexions antérieures
qui sont trop fines pour des hommes
qu' on veut instruire.
Un objet extérieur agit sur mes fibres
sensitives, et j' éprouve une sensation ;
mon ame, en vertu de sa force
motrice, reproduit cette sensation dans
p53
mon cerveau sans l' intervention des
objets, l' altere et la décompose : et
voilà l' imagination.
L' élasticité des fibres est due particuliérement
aux esprits animaux qui
les parcourent ; ce fluide singulier se
subtilise, soit par la fermentation,
soit par le mouvement impétueux des
muscles dont le coeur est composé ;
s' il est formé de parties faciles à s' embraser,
le sensorium s' ébranle au moindre
choc, et l' imagination devient
un foyer ardent ; si rien ne fermente
dans le tissu nerveux, le cerveau ne
produit que des images languissantes,
et l' homme stupide semble borné à des
sensations.
Le sensorium est une espece de miroir
plan où le monde physique et le
monde intellectuel peuvent se réflechir ;
c' est là que l' imagination forme
une gallerie de tableaux mouvans,
p54
sont également dessinés les objets existans
et les objets possibles ; les animaux
ne réproduisent dans leur sensorium
que les images qu' ils ont vues,
et voilà pourquoi leur imagination,
s' ils en ont une, est si inférieure à celle
de l' homme ; tous les êtres sensibles
peuvent réproduire leurs ies : mais
quel prodigieux intervalle la nature
n' a-t-elle pas mis entre le miroir d' une
taupe et celui de Montesquieu ?
La cause physique de l' imagination
est toute interne, puisque les tableaux
qu' elle dessine existent dans
l' absence des objets ; des expériences
délicates d' anatomie ont prouvé que
le cerveau avoit deux mouvemens
dont l' un répondoit à celui du coeur,
et l' autre à celui des poumons : ces
deux parties du corps humain semblent
donc les ressorts destinés à faire mouvoir
l' imagination ; le sensorium obéit
p55
à toutes les variations du systole et du
diastole, comme à l' élévation et à l' abaissement
du thorax, or mille causes
derangent l' action naturelle du coeur
et retardent ou aclérent le mouvement
d' inspiration et d' expiration ;
ces agitations convulsives alterent les
vibrations réglées des fibres ; et voilà
l' origine des phantômes, des visions,
de l' enthousiasme et du fanatisme.
L' imagination décompose un objet,
mais il ne faut pas croire qu' elle en
change l' essence ; elle peut tracer dans
le sensorium une rose sans couleur,
une taupe créant l' iliade, et un Homere
sans tête ; mais elle n' y représentera
pas un triangle qui n' auroit
que deux côtés ; le sphinx des poëtes
et leur chimere sont des êtres possibles,
mais un cercle quarré n' est rien.
La liaison des idées disparates est
le grand vice de l' imagination, c' est
p56
par-là que cette faculté de l' ame tient
à la folie : si divers faisceaux de fibres
hétérogenes s' ébranlent à la fois dans
un court intervalle de tems, les idées
qui en résultent désignent une imagination
déréglée ; si les fibres émues
avec violence ne peuvent setablir,
l' homme reste fou ; mais quand Maupertuis
proposoit de percer le noyau
de la terre, pour connoître les loix de
la gravitation, un étranger pouvoit-il
distinguer le philosophe qui a applati
les les, de ce pere éternel qu' on
a vu si long-tems aux petites-maisons.
Les phantômes de l' imagination
ont le plus grand pouvoir sur les
jeunes-gens ; l' oisiveté les fait naître,
on s' endort en les formant, et au réveil,
p57
l' erreur est déja aussi sacrée,
que si elle avoit trente siécles d' antiquité.
Les ouvrages d' imagination, et sur-tout
les romans, ont le plus grand
charme pour des coeurs encore neufs ;
une ame sensible est toujours à l' unisson
avec eux, elle s' identifie aisément
avec les personnages qui parlent
le langage de la nature, et voilà ce
qui rend cette lecture si intéressante
et si dangereuse ; il y a si peu de Clarisses
sur la terre, et si peu de personnes
dignes de lire son histoire !
Quand les charmes de l' amour n' occupent
pas toute la capacité de l' ame
d' une jeune personne, il arrive quelquefois
qu' elle s' ouvre aux chimeres
du quietisme ; ce n' est plus un roman
qui allume son imagination, c' est un
livre ascétique ; notre visionnaire croit
habiter avec les anges ou avec les
p58
diables, et cette illusion est bien plus
difficile à dissiper, que si elle croyoit
habiter avec Medor, ou avec Lovelace.
Le déréglement des fibres sensitives
n' est pas toujours accompagné
d' un acte de la volonté ; les hommes
stupides sur-tout, semblent n' avoir, à
certains égards, qu' une imagination
passive. Jacques I, qu' on avoit effrayé
dans son berceau, frissonna toute sa
vie à la vue d' une épée nue, Jacques I,
ce roi sans caractere qui fut petit et
persécuteur, qui porta la théologie
sur le thrône, et qui crut gouverner
les anglois avec des syllogismes.
Quand un homme d' une imagination
forte, a aussi du génie, il tient le
sort des nations dans sa main ; si son
coeur est déréglé, il embrase la terre ;
s' il est honnête, il la gouverne.
En général, une imagination forte,
a beaucoup d' avantage pour persuader ;
p59
on ne sauroit imaginer vigoureusement,
sans peindre de même : les
signes caractéristiques des passions
dans un homme passionné, tyrannisent
bientôt les organes de ceux qui l' écoutent,
et l' orateur qui subjugue
la machine, a bientôt subjugué la raison.
Voilà pourquoi Cromwel, qui
n' avoit point le don de parler, se faisoit
obéir, avec tant de despotisme
des illuminés de son régiment ; l' éloquence
des signes suppléoit en lui à
celle des mots ; il avoit l' air demostene,
et on le prenoit pour lui.
p60
On observe que l' imagination n' est
jamais aussi forte que depuis trente
ans jusqu' à cinquante ; les fibres du
cerveau ont alors acquis toute leur
consistance, et cette consistance se
communique aux vérités et aux erreurs
qu' a adoptées l' entendement ;
p61
c' est à cet âge que Mahomet se déifie
aux yeux des arabes, que Fox se fait
quaker, et que Milton compose le
paradis perdu .
Mille causes physiques contribuent
à fortifier l' imagination ; le vin et les
liqueurs fortes opérent cet effet, en
minant lentement la machine, les
livres et les grands spectacles l' allument
avec encore plus de sucs, mais
avec moins de danger ; le climat même
l' on a pris naissance, suffit pour
déterminer le tissu nerveux à s' ébranler
au moindre choc ; il est certain que
les neiges éternelles du pole, facilitent
moins l' imagination, que le ciel
fortuné du pays où nâquirent Montagne
et Montesquieu.
Les hommes de lettres sont plus
exposés que le reste des hommes à
être les jouets de leur imagination ;
Malebranche a consacré une partie
p62
de sa recherche de la vérité , à prouver
cette idée, et ses erreurs particulieres
complettent la démonstration.
L' imagination semble nous avoir
été donnée par la nature, pour veiller
à la conservation de notre être ; je
marche auprès d' un abyme, j' y tomberai
sans doute, si je n' ai pour me
sauver que le secours froid de la réflexion ;
mais divers tableaux effrayans
se gravent en caractere de feu dans
mon cerveau ; je crois entendre le
fracas du rocher que j' entraîne dans
ma chûte ; je vois mon corps déchiré
subir mille morts avant d' éprouver la
derniere ; je me représente dans les
convulsions dusespoir, une mere
qui vient embrasser le cadavre mutilé
de son fils, ces idées terribles agissent
à la fois sur mes fibres sensibles ; je recule
d' horreur, et le danger n' est plus.
Ce n' est pas dans la philosophie de
p63
la nature qu' on peut s' étendre sur les
vices de l' imagination et sur ses avantages ;
cet article formeroit un volume
entier, et le sujet ne seroit encore
qu' effleuré.
Je finirai par l' examen d' un des plus
étranges effets de la force de l' imagination,
je veux dire, de la terreur qu' inspirent
les ombres, les caracteres et les
sortiléges, terreur que presque tous les
hommes ont éprouvée dans l' âge tendre
des préjugés, et que quelques-uns
conservent encore dans l' âge r de
la raison.
Il n' y a plus de sorciers, parce qu' on
ne brûle plus les fous, et qu' on ne s' amuse
pas à réfuter les veries des
démonographes ; mais il y a peu
d' enfans qui voulussent se promener
la nuit dans un cimetiere ; un grand
nombre de femmes plaisantent sur
les amuletes et en portent, on voit
p64
me de tems en tems dans le fond
des campagnes, des hommes de bonne
foi, qui se vantent d' avoir été au sabbat,
et d' avoir été métamorphosés en
boucs, pour converser avec Asmodée.
p66
Qu' on ne s' imagine pas que la philosophie
ussisse jamais à délivrer entiérement
l' homme de ses erreurs et
de ses terreurs ; il y a trop de causes
qui concourent à courber sa tête sous
le joug du préjugé, il y aura toujours
des esprits pusillanimes qui verront
mal, et des persécuteurs plus petits
encore, qui augmenteront les ténébres
de l' entendement, en opprimant
ceux qui ont mal vu.
La croyance aux phantômes et aux
talismans, vient de cette idée universelle,
p67
que des êtres invisibles gouvernent
le monde ; puisque des intelligences
que nous ne concevons pas
existent, elles peuvent faire aussi des
choses que l' homme n' est pas à portée
de concevoir ; si ce bouc est Belzebuth,
p68
ce bouc peut bien faire un amulete.
L' homme entraîné par le torrent rapide
du tems, voit d' un oeil inquiet les
flots qui le portent, et l' espace qu' il a
parcouru ; il voudroit encore étendre
sa vue sur les dernieres limites de sa
carriére, interroger le miroir de l' avenir,
et voir d' un coup d' oeil la
chaîne entiere de son existence.
Ce desir inquiet fait naître tous les
phénomenes de la crédulité ; un chêne
de Dodone parle pour prédire une
victoire ; Rome est perdue si ses poulets
sacrés meurent de faim ; placez
une telle queue à la suite d' une cométe,
et elle embrasera l' univers.
Quelque courage que la philosophie
donne contre les préjugés, on
voit quelquefois le moindre obstacle
physique le faire échouer ; j' ai connu
un militaire qui se battoit comme Duguesclin,
p69
et écrivoit comme le marquis
de Vauvenargues, par conséquent
doublement intrépide ; cet officier
philosophe frissonnoit pendant
la nuit lorsqu' il entendoit les éclats
du tonnerre ; il s' étonnoit le matin de
sa terreur, il plaisantoit les femmes
qui partageoient sa foiblesse, et un
soir s' étant couché avec une fiévre légere,
un orage terrible qui survint,
le conduisit au tombeau.
Il y a une grande raison qui conduit
à croire qu' il y aura toujours des
spectres, des talismans et des démonographes,
c' est que nous ignorerons toujours
l' état futur de tout ce qui nous
environne ; l' imagination, à cause
de son activité, tentera sans
cesse de percer le voile de l' avenir, et
l' homme deviendra crédule, ne pouvant
devenir prophéte.
L' amour du merveilleux que nous
p70
semblons tenir de la nature, suffiroit
pour éterniser notre cdulité, malgré
tous les argumens du scepticisme ;
l' imagination abandonnée à elle-me,
se plaît à entasser prodiges sur
prodiges, chimeres sur chimeres, et
elle défend ensuite contre la philosophie,
les monstres qu' elle a enfantés,
parce que ces monstres sont son ouvrage.
Je ne trace point ici le tableau particulier
du siécle absurde, lire Euclide
s' étoit faire un pacte avec le diable,
le parlement faisoit brûler les
sorciers, et où Bodin écrivoit sa
démonomanie ; je parle de tous les
hommes et de tous les tems. Je suis
persuadé que nous avons tous une
pente singuliere vers la crédulité, soit
que nous habitions en Europe, soit
que nous devenions les concitoyens
des caffres, dans le siécle d' Aquilégius,
p71
et de Ferrabrit comme dans celui
de Louis Xiv.
Paris est peut-être le lieu de la terre
il y a le plus d' êtres qui pensent :
c' est le centre de toutes les lumieres ;
c' est le foyer ardent où tous les rayons
philosophiques vont se réfléchir ; n' importe,
un homme de talent qui seroit
ar de tous les prestiges de la démonomanie,
pourroit encore y faire long-tems
illusion ; si cet homme est
duit, il ne fera qu' étonner ; s' il est
ducteur, il fera secte.
J' aime mieux être historien que
prophéte : voici un événement singulier
arrivé à Paris en 1757, qui portera
mon observation au dernier dég
d' évidence ; ce fait, qui à certains
égards, nous relegue parmi les algonquins
et les Missouris, est un
monument nécessaire au philosophe
qui entreprendra des moires pour
p72
servir à l' histoire de l' esprit humain.
Les principales scenes de cette tragi-comédie,
se sont passées aux galeries
du louvre, dans l' appartement
du célébre Vanloo, et le directeur
du spectacle étoit un des éleves de
l' académie de peinture. Il s' agissoit
de prouver l' existence des
spectres, et, ce qui étoit encore plus
merveilleux, d' en montrer au sceptique
le plus déterminé ; la scene se
passoit entre un magicien qui faisoit
le rolle de la pythonisse, et un des
p73
spectateurs qu' on vouloit rendre enthousiaste
de la démonomanie ; on faisoit
retirer ce dernier dans un cabinet
voisin qu' on fermoit sous clef ;
alors une personne de l' assemblée écrivoit
sur un papier le nom du mort dont
l' ombre devoit être évoquée ; le magicien
faisoit sesrémonies, l' incrédule
voyoit le phantôme, et pour
en convaincre tout le monde, du fond
de la retraite où il étoit renfermé, il
le nommoit aux spectateurs.
La toile se leve, l' ombre est désignée,
et le monomane commence
p74
ses conjurations en présence de toute
l' assemblée ; il sepouille de son habit,
retrousse ses bras jusqu' au coude ;
se serre de rubans écarlates, remplit
d' épingles le coeur d' un agneau, et
brûle sur unchaud des drogues,
dont l' odeur infecte toute la gallerie ;
ensuite il prend un coutelas, et trace
des caracteres sur le mur, les glaces et
les portes ; déja la magie opére ; les
regards du sorcier se détournent du
cabinet avec une espece d' horreur,
le frisson de la crainte s' empare de ses
membres, et ses bras en contraction
se roidissent comme pour repousser
le phantôme qu' il évoque : après avoir
lutté quelque tems contre son effroi,
il répand sur le parquet les charbons
embrasés, et le coutelas en main, il
crie d' une voix fubre : prenez garde
à vous : l' initié qui dans le cabinet a
partagé tous les mouvemens du magicien,
p75
pond alors à ses cris, il
pond d' un ton entrecoupé, qu' il apperçoit
l' ombre et la nomme ; en ce
moment le démonomane tombe par
terre dans les convulsions de la douleur ;
on ouvre la porte, et l' initié
paroît lui-même évanoui.
Un vieux militaire souonne de
la fourberie dans ce spectacle : on ne
m' en imposera pas, dit-il, je veux
moi-même parler au spectre ; je me
suis trouvé à quatorze siéges et à
dix-sept batailles, et j' ai bravé trop
souvent le canon ennemi, pour m' éfrayer
à la vue d' un phantôme ; qu' on
m' ouvre le cabinet, et que le spectre paroisse,
s' il l' ose .
Son offre ne fut point acceptée pour
le moment, et un curieux qui avoit
sollicité cette faveur avant lui, entra
dans le cabinet ; l' officier piqué
solut alors d' embarasser ou son concurrent,
p76
ou le magicien, et demanda
qu' on fît paroître le diable.
Le démonomane recommence ses
conjurations, et à la fin perd la respiration,
et tombe sans mouvement
sur le parquet ; l' initié à l' instant jette
un cri aigu, et dit que le diable l' emporte ;
au milieu du tumulte, l' officier
qui conservoit tout son sang froid,
allume une bougie, et entre dans le
cabinet ; mais il n' y vit plus personne ;
étonné, mais non pas convaincu, il
reprenoit le chemin de la salle, tout
à coup des gerbes de feu partent de
tous les angles du mur, la bougie
s' éteint, et l' officier frissonne pour
la premiere fois de sa vie ; la honte
le retenoit encore, mais bientôt la
flamme se renouvelle, le fracas augmente,
et l' esprit fort se précipite hors
du cabinet, en s' écriant, qu' il ne sait
pas se battre contre les morts .
p77
C' étoit une loi inviolable dans ces
mystéres théurgiques, qu' il n' yt
dans le cabinet, qu' un seulmoin
de l' apparition du phanme ; un philosophe
qui ne croyoit point aux prestiges
de la magie, trouva le moyen
de se glisser dans le cabinet, et de s' y
cacher ; mais à peine le magicien t-il
commensesrémonies, que
son poulx parut s' élever, ses yeux
devinrent ternes, et il s' écria d' un
ton d' énerguméne : un profane vient
de troubler nos mystéres... malheur
à lui... malheur à moi... il faut
que l' un de nous deux périsse . -le
philosophe qui entendit l' oracle, ne
jugea pas à propos d' en attendre l' accomplissement,
et se hâta de sortir
de sa retraite ; par un hazard singulier,
un chat de la maison que les cris du magicien avoit
effrayé, voyant la porte du cabinet ouverte, sortit
p78
avec le philosophe ; alors le démonomane,
prenant le rolle de Mahomet
dans l' étonnante tragédie du fanatisme,
dit d' un ton d' inspiré à l' assemblée :
l' arrêt fatal n' est point révoqué ; mais
il ne faut aux enfers qu' une victime :
que le plus coupable de nous périsse à
l' instant . Ce dernier mot n' étoit pas
encore ache, lorsqu' on vit le chat
entrer en convulsion, fermer les yeux,
se battre et mourir.
Tel est le tableau fidele d' une partie
des prodiges de ce spectacle magique.
Chaque représentation voyoit
diminuer le nombre des incrédules ;
lorsque l' initié s' écrioit qu' il voyoit
le phantôme : l' homme du peuple se
signoit, le prêtre citoit Saül, et le
philosophe se trouvoit fort embarrassé,
ne pouvant défaire le noeud
gordien, et n' osant le couper.
Après avoir vu le spectacle du côté
p79
du parterre, il est tems de le voir du
té du théâtre ; il n' y a plus d' illusion
à craindre, quand on est placé auprès
du machiniste.
Le magicien étoit un homme plein
de talents et de hardiesse, dont la figure
semblable à un masque, se démontoit
à son gré : la nature avoit
placé son ame sur son visage, il eut
été Garrick sur la sne, il se contenta
de l' être dans la société.
Le jeune homme qui faisoit d' ordinaire
le rolle d' initié, partageoit
ses talens, et étoit dans son secret ;
ces deux acteurs pleins d' intelligence,
faisoient seuls mouvoir toute la machine :
vingt ans plutôt, Fontenelle
les eût mis en parallele avec les prêtres
de Saturne, et eût enrichi de cet
anecdote, son histoire des oracles .
Voici comment l' initié, renfermé
dans son cabinet, apprenoit le nom du
p80
spectre qu' on devoit évoquer ; le magicien
frappoit sur la porte, et le
nombre des coups qu' il donnoit avec
son coutelas,signoit les lettres de
l' alphabet ; un coup étoit l' a ; deux
coups le b, etc. Une ligne tirée le
long de la porte marquoit e ; cette
ligne suivie d' un coup, f ; de deux
coups, g, etc. Deux lignes exprimoient
k, et ainsi du reste. Le sorcier
avoit soin de péter son alphabet
sonore sur le mur de l' appartement,
afin de tromper les spectateurs,
sur l' uniformité des lignes : quand les
conjurations étoient achevées, il disoit
à son associé : prenez garde à vous ;
pour lui désigner que l' ombre
qu' il devoit voir étoit celle d' un homme,
et cette phrase répétée deux fois,
signifioit que le spectre devoit représenter
une femme : ainsi l' initié pour
aller au sabbat, n' avoit besoin que
p81
d' un crayon, d' un peu demoire,
et de beaucoup d' artifices.
Lorsque ce jeune homme se laissa
emporter par le diable, il n' eut besoin
que d' ouvrir une fenêtre, et de
se laisser couler doucement sur le toît
d' une maison qui touchoit au lieu de
la scene ; les gerbes de feu qui déconcerterent
l' officier, étoient des feux
d' artifices habilement disposés autour
des murs du cabinet ; enfin, le chat
qui mourut si à propos, venoit de
manger le coeur d' agneau rempli d' épingles,
qui avoit servi aux conjurations
du démonomane. -nos artistes
durent sans doute une partie de
leur succès au hazard ; mais leur
adresse les servit encore davantage,
ils en avoient d' autant plus besoin,
qu' ils sentoient assez qu' ils n' étoient
pas au siécle des druides ; et dans
l' antre des sybilles.
p82
Si ces hardis démonomanes s' étoient
trouvés aurou, dans le tems
de l' invasion de Pizarre, je ne doute
point que les sujets des yncas n' en
eussent fait des dieux, et que l' inquisition
espagnole ne les eût fait brûler.
Qui doute qu' avec un peu plus de
lébrité les auteurs de ce spectacle
magique n' eussent pu être adorés et
persécutés ici, comme dans le nouveau
monde ? Du moins, s' il y a à Paris des
philosophes, il s' y trouve aussi des
péruviens, et beaucoup d' inquisiteurs.
On réussira toujours à étonner les
hommes, en leur offrant de grands
spectacles ; et de l' étonnement à la
crédulité, il n' y a peut-être qu' un pas ;
le philosophe est le seul qui doute,
parce qu' il a la sagesse de sefier
de ce qu' il voit, de ce qu' il entend,
et sur-tout de ce qu' il imagine.
p83
du caractere.
le caractere n' est peut-être
qu' une maniere d' être particuliere à
une ame, et dans ce sens, le plus
stupide des hommes a un caractere.
Quand l' habitude desmes mouvemens
a forcé le tissu nerveux à contracter
une forme particuliere, les
esprits animaux s' accoutument à couler
de la même façon dans les fibres ;
le sensorium se façonne sur le ton dominant,
et l' ame, jusques-là sans énergie,
acquiert un caractere.
Il n' y a point d' êtres dans la nature
qui se ressemble, à moins qu' elle
n' ait fait des monades avant Leibnitz ;
on ne trouve point sur la terre deux
grains de sable parfaitement homogenes,
et la physique des esprits n' a
p84
pas d' autres loix que celle des corps.
Quand même la plupart des êtres
matériels seroient essentiellement
semblables, la diversité qui se trouve
entre les yeux qui voyent, se rencontreroit
encore dans les objets apperçus ;
car la passion donne une teinte
particuliere à tout ce qu' elle envisage ;
un microscope, change les modifications
des corps, et le caractere est le
microscope des êtres intelligens.
Il y a cependant une foule de personnes
qui paroissent sans caractere :
ce sont celles qui n' ont que des qualités
indéterminées, et dont l' ame sans
vice et sans vertu, n' offre aucun trait
qui saille, comme les visages sans physionomie.
Je ne trouve point sur la terre d' être
plus méprisable que ces hommes que
le philosophe ne peut définir, à qui
l' exemple donne une ame factice, et
p85
qui, dans le cours d' une longue vie, n' ont
jamais eu le courage d' être eux-mêmes.
Je regarde aussi les hommes sans caracteres
comme très-dangereux dans
la société ; car le bonheur de ses membres
n' est fondé que sur le commerce
des bienfaits qui suppose la confiance ;
et comment se fier à une statue mobile,
dont les ressorts ne jouent qu' au gré
d' une main étrangere, et qui n' a tenu
sa parole aujourd' hui que parce que le
vent d' est a soufflé ?
Une loi de Solon déclaroit inmes
tous les citoyens qui, dans une
dition, ne prenoient pas un parti ; ce
législateur ne pensoit point à proteger
des rebelles, il ne vouloit que punir
les hommes sans caractere.
Par une contradiction bien digne
de nos moeurs, on n' aime aujourd' hui
dans le monde que les gens sans caractere ;
tout homme qui débute dans
p86
la société par afficher des principes,
est perdu ; les femmes ne protegent
que ces automates complaisans, dont
l' ame repose sans cesse dans un élement
uniforme, qui attendent le premier
coup d' archet pour mettre leur
pensée à l' unisson, qui sont chez Antoine,
les flatteurs de César, et son
ennemi chez Brutus.
L' éleve de la nature ne sauroit s' étudier
de trop bonne heure à se former
un caractere ; il est si beau pour un
être qui pense de créer la chaîne de ses
idées, de monter la machine de son
entendement, et d' exister par soi-même.
Le philosophe, sûr de lui-même,
étudie ensuite tout ce qui l' environne ;
car il a des rapports nécessaires avec
les hommes ; la société est l' élement
des êtres qui pensent, et la nature ne
fait point de misantropes.
p87
Mais comment saisir le caractere
des protées avec qui l' on habite ? Tous
les hommes différent entr' eux, et chaque
homme différe encore de lui-même ;
un ministre au conseil n' est
point organisé de même qu' un ministre
à l' ora ; César dans les bras
de Cléopatre, n' est pas le César de
Pharsale, et quel intervalle immense
n' y a-t-il pas entre Newton qui fait
graviter les planetes, et Newton qui
commente l' apocalypse ?
Le défaut d' ouverture dans les caracteres,
empêche encore le philosophe
de les soumettre au flambeau de
l' analyse ; la vérité elle-même devient
mensonge dans la bouche de
Tibere ou de Mazarin, et l' homme
stupide, qu' on croit deviner, se voile
dans ses contradictions.
Les actions même les plus éclatantes,
ne dénotent pas évidemment
p88
un caractere ; la religion de Huet a
été un problême, malgré sa démonstration
évangélique ; et dix ans d' humilité,
dans le cardinal de Montalte,
ne désignoient que le despotisme de
Sixte-Quint.
Qui croiroit que l' ingénuité même
peut servir de voile à un caractere ?
Un homme ingénu n' est pas un sot,
parce qu' il ignore les choses de conventions ;
sa naïveté peut être l' expression
simple d' une idée, dont le
fonds a beaucoup de délicatesse ; la
Fontaine avoit dans la société, le ton
des animaux qu' il faisoit parler dans
ses fables ; les amis mêmes de ce
grand-homme, étoient dupes de sa
bon-hommie ; et sa servante qui
croyoit le connoître, disoit : qu' il
n' avoit pas assez d' esprit pour être méchant.
L' abus des mots contribue encore
p89
à jetter des ténébres sur les caracteres ;
par exemple, on croit définir un homme,
quand on dit qu' il estrieux ;
mais combien le philosophe ne voit-il
pas de nuances dans les diverses
acceptions de ce mot ? Quelle sagacité
ne faut-il pas pour subdiviser à l' infini,
des êtres que le peuple se plaît à confondre ?
On est sérieux, quand on a reçu
de la nature un sang tempéré, et des
fibres peu fertiles en esprits animaux.
L' habitude des manieres graves et
des tons concertés, fait paroître rieux
l' homme qui a le moins de penchant
au flegme et à la misantropie.
Une personne gaie devient sérieuse,
quand son courage est abattu sous le poids
de l' infortune.
Un homme stupide paroît rieux,
parce que ses organes sont passifs, et
qu' il n' y a point de jeu dans les muscles de sa
physionomie.
p90
Un homme de génie comme Archimede
est sérieux, parce que toute
son ame est repliée sur elle-me, et
qu' il ne semble exister que par son intelligence.
Le sérieux de l' oisiveté doit aussi se
distinguer du sérieux de la distraction
et de celui de la timidité ; il faut encore
moins confondre un homme sérieux
par accès, avec un philosophe
rieux par principe.
On abuse de me des noms qu' on
donne aux autres caracteres ; les inventeurs
d' une langue définissent mal
les hommes, parce qu' ils ne les connoissent
pas ; les gens du monde répetent
ces définitions, parce qu' elles
leur épargnent l' embarras d' observer ;
et les philosophes qui voudroient étudier
le coeur humain, sont arrêtés à
chaque pas, soit par la langue de la
science, soit par ses difficultés.
p91
Le caractere des hommes est-il donc
une énigme, que toute la sagacité
philosophique ne puisse expliquer ? Non,
sans doute ; mais ce n' est point ici le
lieu de justifier la nature ; il suffit d' avoir
annoncé le problême ; nous en
donnerons ailleurs la solution.
p92
des habitudes.
les fibres sont sans cesse remuées
par les objets ; l' ame que ces mouvemens
rendent plus heureuse, se plaît
à les reproduire ; et plus elle les reproduit,
plus elle acquiert de facilité
à les reproduire ; voilà l' habitude.
L' habitude naît d' ordinaire dans
un âge tendre ; c' est alors que les fibres
se plient plus aisément au gré de
l' ame, que les esprits circulent avec
plus de rapidité dans les canaux, et
que les molécules élémentaires dont
les organes sont composés, s' arrangent
dans un ordre presqu' inaltérable.
La nature, d' abord instruit l' homme
par la voix du plaisir, et par celle
de la peine ; dans la suite l' activité
des sens se fortifie, l' habitude prête
p93
plus d' énergie à la volupté, elle
émousse les pointes de la douleur, et
c' est l' homme qui instruit la nature.
Comme il y a des mouvemens que
le corps se plaît à reproduire, il y a
aussi des idées que l' ame se plaît à
peter ; l' entendement peut donc
s' exercer comme la machine aux tours
de souplesse, et il y a un sens où
Newton n' est au dessus du peuple qui
l' admire, que parce que son esprit
s' est habitué de bonne heure aux tours
de force et aux voltiges.
Il est évident que tout le systême
des habitudes, dérive uniquement
de la pente que tous les êtres ont à
se conserver : les hommes qui pensent
s' appliquent encore à tendre avec plus
de force ce ressort de la nature, et
alors l' unité de fin est réunie à l' unité
de principe.
Quand une passion violente exerce
p94
son activité sur une chaine d' idées,
dont la liaison est tournée en habitude ;
les pensées naissent d' elles-mêmes,
sans que l' esprit puisse s' appercevoir
de la route qu' elles ont suivies
pour arriver au sensorium ; c' est alors
qu' on est tenté de se croire inspiré ;
l' habitude mise en jeu par une passion
hémente, est, suivant l' abbé de
Condillac, l' Apollon des poëtes ;
et, suivant Maupertuis, ce seroit le
dieu des prophétes.
Il suit de cette théorie, qu' il dépend
en grande partie de nous d' avoir
des talens et des vertus ; je ne
p95
vois pas en effet, pourquoi les hommes,
ayant les mes organes, il y
auroit entre eux des différences essentielles ;
pourquoi l' homme stupide
qui siffle Cinna , n' auroit pas le germe
du génie de Corneille, et pourquoi
il seroit métaphysiquement impossible
à Néron de se donner la grande
ame de Burrhus ; le fatalisme anéantit
l' homme, et conduit à blasphémer
le nom sacré de la nature.
Les qualités infuses sont dans la
morale, ce que sont les qualités occultes
dans la physique ; Achille n' est
pasplus brave que Thersite, et
Racine plus poëte que Pradon ; c' est
p96
l' habitude de faire des vers, l' exemple,
l' encouragement, et un violent
amour de la gloire qui produisent le
grand poëte ; c' est l' habitude de la
bienfaisance, l' expérience de l' infortune,
et la vue des malheureux, qui
rendent un homme bienfaisant ; un
psychologue qui explique tout par le
caprice de la nature, ressemble au
physicien, qui ramene toujours à
Dieu, pour expliquer les phénomenes
du flux et du reflux, du magnetisme
et de l' électricité.
L' homme qui tend à la perfection
de son être, doit former en lui trois
genres d' habitudes, et de ce triple
p97
soin dérivent sa grandeur et la félicité
de tout ce qui l' environne.
Il doit ne faire contracter à ses sens
que des habitudes, qui tendent à
conserver leur ressort ; l' homme du
monde, qui, avec le luxe d' Apicius,
emprunte son palais, doit à trente ans
être privé de l' organe du goût ; ce
vieillard dont la tête est courbée vers
la terre, et qui, avec des yeux ternes
et une voix éteinte, appelle encore
l' amour, dont il a tant de fois abusé,
est entraîné par ses habitudes, à l' infortune
et à l' opprobre, il n' est au-dessus
des gardiens mutilés des serrails
d' Asie, que parce qu' il est plus proche
de la tombe.
Le philosophe ne doit faire prendre
à son entendement que des habitudes
qui le perfectionnent ; il faut
qu' il accoutume son esprit à cette
justesse qui conduit au talent, et qui
p98
l' embellit ; qu' il satisfasse sa curiosité,
parce qu' elle est le germe des grandes
choses ; et sur-tout qu' il éloigne de
lui ce vaste amas de préjugés et de
terreurs, qu' il adopte toutes les fois
qu' il cesse de réfléchir, et qui ne
servent qu' à rendre l' homme petit et malheureux.
L' éleve de la nature doit sur-tout
plier de bonne heure son ame à l' amour
de l' ordre ; une heureuse habitude
contractée dès l' enfance, devient
dans l' âge viril une vertu ; les fibres
se disposent sans peine au gré de la
volonté, et Marc-Aurele, qui n' étoit
à dix ans qu' une heureuse machine,
devient à trente l' ame la plus sublime
que renferment les deux mondes.
Faire contracter à ses sens, à son
entendement et à sa volonté d' heureuses
habitudes, voilà le précis de la
morale ; ce sont aussi les trois pivots
p99
sur lesquels doit rouler toute l' éducation
de la jeunesse ; que les législateurs
bâtissent leurs codes sur cette
idée, et, avant quatre générations, ils
verront leurs états peuplés d' hommes
vigoureux, de génies et de sages.
p100
Essai sur les passions .
Cet article sera court, on a déja
tant écrit sur les passions ! Il me
semble que tout livre où il n' y a
rien de neuf, est un crime envers le
public.
On peut observer encore que la
peinture des grandes passions, telles
que l' amour, l' amitié, etc. Trouveront
leur place dans la suite de cet ouvrage,
quand j' examinerai les noeuds
qui lient l' amant à sa maitresse, le
pere à son fils, et l' ami à son ami ;
un coup d' oeil général suffit en ce
moment ; on va faire mouvoir la
machine entiere, et dans la suite
on pourra la décomposer.
p101
Section 1.
idées générales.
il y a une chaîne d' écrivains,
d' ailleurs respectables, qui ont fait
un crime à la nature, d' avoir créé
les passions dans le coeur de l' homme,
ou à l' homme passionné de suivre
l' instinct de la nature ; c' est accuser
la suprême intelligence d' une contradiction
qui n' est que dans l' esprit de ses détracteurs.
p102
Les passions sont l' ame du monde
sensible : pourquoi s' est-on conten
de dire qu' elles en étoient le fléau ?
La plûpart des moralistes qui ont
déclamé si éloquemment contre elles,
ressemblent à mes yeux à ces empiriques
qui créent des maladies nouvelles,
afin d' avoir le droit exclusif
d' en être les decins.
Les philosophes qui font deux
classes des passions, et qui disent
que les unes sont permises, et que les
autres sont défendues, sont également
absurdes sans être aussi dangereux ;
c' est le coeur qui est criminel et non
p103
la faculté d' aimer ou de haïr ; toutes
ces passions sont bonnes quand l' ame
est maitresse ; elles sont toutes mauvaises
quand elle est esclave.
Les passions sont aussi essentielles
au tout humain, que la pensée l' est
à l' entendement, et les muscles à
l' action des organes ; il n' y a qu' un
seul équivalent à la folie de vouloir
les empêcher de naître, c' est de vouloir
les anéantir.
Si l' homme étoit borné à ses sens
et à sa froide raison, il ne seroit
plus qu' une statue organisée ; il n' y
auroit aucun mouvement dans le monde
moral ; les grands talens seroient
anéantis, et la vertu cesseroit d' être
sublime.
La raison ne fait rien sur la terre ;
ce sont les passions qui la font mouvoir,
et qui la bouleversent ; les passions
sont ces mers terribles où les
p104
vaisseaux voguent sans cesse, mais au
milieu des tourmentes et des orages ;
la raison est cet océan pacifique le
navigateur, arrêté par un calme éternel,
partage l' inertie du ciel et des eaux,
ne vit que dans l' anéantissement, et
n' existe pasme assez pour desirer de mourir.
D' un autre côté si les passions
étoient les seules puissances de l' ame,
elles seroient fatales au genre humain ;
le coeur, toujours déchiré par
des convulsions internes, ne goûteroit
jamais de sérénité ; il se consumeroit
à force d' agir et de réagir ; non la
nature n' a pas créé notre ame pour
s' épuiser en vains combats ; lorsque le
désordre est à son comble, la raison
paroit, et l' équilibre est rétabli entre
nos facultés.
Parmi les passions il y en a qui
paroissent appartenir plus particuliérement
p105
à l' ame, et d' autres aux sens ;
quand on jette un coup d' oeil philosophique
sur ce tronc immense et sur
ses diverses ramifications, on s' apperçoit
qu' il n' y a proprement que
deux passions primitives, l' amour et
l' ambition. L' amour est le ressort du
monde physique, et l' ambition celui
du monde moral ; toutes les autres
passions ne sont que des rouages qui
dent à l' impulsion de ce double mobile.
Les passions se nuancent et se modifient
suivant les tems, les lieux et
les caracteres ; les romains n' avoient
pas les passions des italiens du siécle
de Machiavel ; un arabe n' est pas
passionné de la même façon qu' un
samoyede ; qui sait même si toutes les
combinaisons sont épuisées ? Il en est
peut-être de ces mouvemens de l' ame
comme des caracteres de l' imprimerie ;
p106
il y a encore mille passions à
naître, comme il y a mille livres à faire.
On voit quelquefois dans la société
des hommes sans tempérament,
dont les muscles sont sans activité et
l' ame sans ressort ; la raison peut
beaucoup sur ces automates ; il y a
d' autres personnes que la nature a
douées de la plus grande sensibilité,
qui, avec des organes vigoureux, ont
une ame prompte à s' embraser ; de tels
êtres secouent aisément le joug de
la raison ; mais aussi ils ont un double
rite, quand ils deviennent philosophes.
Chez les hommes même les plus
sensibles, les passions n' ont pas
toujours le même degré d' activité ;
il y a dans la vie des momens d' ennui où l' ame
paroit usée, et l' existence semble nous échapper ;
p107
telle est quelquefois l' heure qui suit
une jouissance ; Sappho, lorsque
Phaon n' étoit plus dans ses bras,
n' auroit jamais fait ces strophes brûlantes
que Boileau a si bien traduites, quoiqu' il
n' ait jamais aimé.
S' il y eût jamais un tems favorable
à l' activité des passions, c' est celui
des guerres civiles ; il y a alors une
fermentation universelle dans les
esprits ; l' état s' ébranle, mais les ames
se fortifient ; il semble que les organes
s' agrandissent, et que la nature
double les forces de chaque individu ;
c' est alors que les états et les
particuliers prennent un caractere, que
César et Cromwel étonnent l' Europe,
et que les rois ne sont plus que des hommes.
Le sommeil des empires est le
triomphe de l' inégalité ; mais une
volution remet tous les hommes
p108
à leur place ; cependant il seroit triste
pour l' humanité qu' il faille que les
rois chancelent sur leur trône, et
que les états se renversent pour que
l' homme politique devienne l' homme
de la nature.
p109
Section 2.
du méchanisme des passions.
le méchanisme des passions s' explique
par celui du tissu nerveux ;
l' ame est passionnée toutes les fois
que les fibres sensitives et intellectuelles
agissent avec force sur elle,
et déterminent les fibres de sa volonté
à se mouvoir habituellement dans
la même direction. Quand l' imagination
les objets physiques ne multiplient
en elles que de légeres sensations,
l' ame ne contracte que de douces habitudes ;
mais elle s' abandonne aux transports
passionnés, quand tout le tissu nerveux
éprouve des vibrations convulsives, que
p110
les fibres s' ébranlent avec une rapidité
que l' esprit ne peut suivre, et
que tous leurs mouvemens semblent
se confondre ; c' est alors que l' homme,
en proie a un délire passager, obéit
aveuglement à une impulsion étrangere ;
toutes ses facultés sont en
action, hormis celle qui met l' équilibre
entre elles ; tout veille chez lui,
excepté la raison.
p111
Section 3.
de la génération des passions.
Pope, le poëte des philosophes, a
dit dans son admirable essai sur l' homme ,
que les passions étoient les modifications
de l' amour-propre.
p112
Cette définition lumineuse dit en
trois mots ce que Locke a prouvé
péniblement en vingt pages ; et voilà
l' avantage que l' homme de génie, qui
peint, a sur l' homme de génie qui disserte.
L' homme s' aime ; par conquent
il est intéressé à chercher son bien-être,
et à fuir tout ce qui peut lui
nuire ; or le plaisir et la douleur sont
les deux pivots sur lesquels roulent
toutes ses passions ; il n' y auroit sur
la terre ni amitié, ni vengeance, ni
grandeur d' ame, ni petite vanité, si
nous étions insensibles.
Le premier degré de plaisir qui
accompagne l' existence, est la gaieté ;
si la sensation est plus vive, elle fait
naître la joie ; si le principe sensible
unit toutes les facultés de l' ame,
et concentre leur activité dans le
me foyer ; l' homme alors épuise
p113
par tous ses sens la coupe de la volupté.
Plus le bonheur qu' on a goûté est
grand, plus l' ame appréhende de le
perdre ; voilà l' origine de la crainte ;
mais l' homme ne craint que parce qu' il s' aime.
La crainte elle-même prend tant
de nuances diverses, que l' oeil du philosophe
a peine à la suivre dans ses
diverses métempsycoses. Catilina dans
sa prison craint le supplice auquel
il ne peut échapper, et l' italien superstitieux
craint la chûte impossible
des étoiles sur sa tête ; un guerrier
intrépide craint la présence d' un
spectre ; une fille ingénue craint aussi
la vue du lit nuptial, qui doit
être le tombeau de sa virginité,
mais non pas de sa vertu.
La crainte ne marche point sans
l' espérance, parce que ces deux passions
p114
dérivent également de la probabilité
du bien et du mal ; Denys
et Cromwel craignoient à chaque
instant de perdre leur couronne, et
espéroient de la conserver ; un marin
dont le vaisseau vient d' être englouti
par l' orage, frissonne à la vue
de la mort, et nage encore pour
l' éviter ; il n' y a qu' une passion dominante
qui puisse faire taire l' espérance
et la crainte dans une ame sensible ;
voyez Regulus qui retourne à
Carthage, il ne craint point les tourmens
qu' on lui prépare, il n' espére
pas de s' y dérober ; son ame sublime
ne connoît de toutes les passions humaines
que l' amour de la patrie.
La crainte fait place à la tristesse
quand l' ame voit déchirer le bandeau
de l' espérance, et que l' horison
qui se développe ne découvre à ses
regards que l' image de la douleur ;
p115
mais si, empruntant le microscope de
l' imagination, l' homme voit dans
l' avenir une chaine infinie de malheurs
dont il ne presse encore que le
premier anneau, alors sa tristesse dégénére
en désespoir, il maudit son
existence, s' emporte contre la divinité,
et meurt comme Ajax, en la blasphémant.
L' homme qui s' aime parcourt avec
avidité tous les objets qui peuvent le
rendre heureux ; il est curieux, parce
qu' il veut varier ses sensations agréables,
et, quand un plaisir nouveau
satisfait sa curiosité, il sent naître
pour lui le sentiment de l' admiration.
L' homme stupide admire encore
plus que l' homme de talens, parce
que l' admiration est d' ordinaire l' appanage
de l' ignorance ; mais son ame
pusillanime s' arrête à ce terme, tandis
que le génie le franchit pour arriver
à l' enthousiasme.
p116
Je définis l' enthousiasme, l' admiration
des ames fortes ; tandis qu' un
homme vulgaire admire un ouvrage,
une imagination ardente le fait en
le lisant. Transportez Racine et Cotin
à la premiere représentation de
Cinna ; le dernier dira : Corneille est
un grand homme ; le premier fera
encore mieux : il écrira Britannicus .
Il est peut-être pardonnable à l' auteur
de Britannicus de faire succéder
la passion de l' orgueil à celle de l' enthousiasme.
-le développement du caractere
de Néron n' est-il pas un
chef-d' oeuvre ? Le contraste de Burrhus
et de Narcisse n' est-il pas l' ouvrage
du génie ? Y a-t-il eu depuis Virgile
un poëte plus parfait que Racine ? Et
si par hazard cette tragédie tomboit,
l' ame de son auteur n' en devroit
être que plus fiere ; le créateur de
Britannicus sentiroit alors combien
p117
il est supérieur au public.
L' orgueil ne devroit être toleré
que dans les hommes de génie ; c' est
une espece de dédommagement que
la nature leur accorde pour les consoler
de la haine des petits talens ;
mais cette passion est commune à
tous les hommes ; c' est la premiere
qui fermente dans le coeur, et la
derniere dont il sepouille ; une
femme s' attribue les talens que lui
accordent ses adorateurs, Pradon pensoit
qu' il avoit du génie, et Caligula
se croyoit un dieu.
Il y a une grande difrence entre
la vanité des petits esprits et la fierté
des grands hommes ; le marquis de
Louvois qui n' étoit que vain dégradoit
Louis Xiv, mais Colbert, qui
avoit de la fierté, ressuscitoit dans Paris
l' ancienne Carthage, rappelloit le
siécle d' Auguste, et remplaçoit Sully.
p118
L' amour de soi conduit aussi les
ames foibles à envier dans les autres
les biens qu' elles ne partagent pas ;
quand l' envie s' exerce sur les talens,
elle entraîne avec elle son supplice ;
en effet, cette passion n' est alors
qu' un aveu for durite qu' on n' a
pas ; l' envie est peut-être le plus
grand fléau du monde moral, car
elle fait le malheur des grands hommes
et celui de leurs persécuteurs ;
c' est le tigre qui déchire les cerfs et
qui dévore ses petits.
L' homme de génie punit l' envie,
en souriant dédaigneusement sur les
efforts qu' elle fait pour distiller son
poison ; mais le mépris se pardonne
bien moins que la haine ; Pradon,
humilié, souleve contre la Phédre de
Racine, l' hôtel de Rambouillet, et
voilà la vengeance.
Un moderne a dit que le plaisir
p119
qu' on goûte à se venger, étoit le
quart d' heure d' un criminel qui sort
de la question : cette définition
devroit bien guérir les hommes du
tourment de haïr et de la fureur de
se venger.
La vengeance est le vice des esprits
vulgaires. On ne cherche à se venger
que lors-qu' on se sent blessé ; et que
peuvent les traits de l' envie pour
blesser un grand homme ? Un colosse
n' est pas affecté, de ce qui écrase un atôme.
En traitant de la maniere dont s' engendrent
les passions, je n' ai point
prétendu suivre le germe fécond de
l' amour-propre jusques dans ses derniers
développemens ; je n' ai voulu
p121
qu' indiquer une route à l' homme qui
pense ; il n' y a pas de livre plus ennuyeux
et moins utile, que celui l' auteur
dit tout.
Section 4.
de l' amour.
principe du monde physique.
cet article ne servira que d' introduction
à ce que je dirai dans le
quatrieme livre de cet ouvrage sur
ce sentiment inné dans tous les êtres,
qui est à la fois un principe de félicité
et un germe inépuisable d' existence.
D' obscurs misantropes ont fait un
crime de l' amour ; c' est le comble
p122
de l' extravagance humaine d' avoir
voulu dégrader un sentiment sans
lequel il n' y auroit point d' hommes
sur la terre : la nature dit à tous les
êtres de se propager, et il n' y a que
les apôtres du néant qui méritent d' être anéantis.
L' amour dans les tempéramens
froids et dans les coeurs énervés n' est
qu' un sentiment ; mais c' est une passion
chez un homme ardent, dont
tous les pores du corps et toutes les
puissances de l' ame s' ouvrent sans
peine aux impressions du plaisir.
L' amour ne se laisse pas toujours
guider par l' intérêt des sens : si cela
p123
étoit, nous n' offririons jamais nos
hommages qu' à une beauté parfaite ;
et comme la nature ne multiplie pas
les prodiges, quelques individus seroient
heureux, mais la race humaine
seroit incapable d' aimer.
C' est ordinairement le caractere
qui fait naître une passion vémente :
on admire une beauté guliere ; mais
on s' embrase pour une femme dont
les graces ne sont piquantes que pour
nous, qui partage notre degré de sensibilité,
et dont l' ame est à l' unisson
avec la nôtre ; cette réflexion conduit
à un grand principe : c' est que
l' homme sait plus que jouir, il sait aimer.
Il y a dans la passion humaine de
l' amour deux objets qui n' échappent
pas à l' oeil du philosophe ; le desir
physique de se propager, et le besoin
moral de vivre en société : si on sépare
p124
ces deux sentimens, on détruit,
ou l' amour, ou la vertu.
Ce principe plus veloppé servira
dans la suite à réfuter deux paradoxes
d' autant plus dangereux, que de
grands hommes les ont fait naître,
et que le peuple de toutes les nations
est porté à mettre l' autorité du génie
en parallele avec celle de la nature.
Le premier est cet amour platonique
qui subsiste indépendamment des
sens, et qui dérive de l' idée métaphysique
de l' harmonie universelle :
ce commerce sublime entre des intelligences
n' est pas fait pour des êtres
mixtes ; l' homme est composé de
deux substances, et pour le rendre
heureux, la philosophie ne doit pas
le déchirer.
Un moderne célébre qui a l' imagination
de l' éleve de Socrate et quelquefois
ses écarts, a eu sur l' amour
p125
une idée encore plus dangereuse. Il
a écrit que dans cette passion il n' y
avoit que le physique de bon : ainsi
ce philosophe, pour ne pas imiter
Platon, a copié Diogéne.
L' amour est vil sans l' union des
ames ; mais sans l' intérêt des sens il
n' est rien.
Ne profanons pas l' amour en le
confondant avec ce sentiment ébauché
qu' on nomme galanterie, et qui
consiste à offrir un culte sans conséquence
à toutes sortes de divinités,
à substituer le jargon de la politesse
aux expressions brulantes de l' enthousiasme,
et à adorer sans aimer.
Les spartiates, les samnites et les
romains n' étoient point galans : un
jeune homme alors suivoit la pente
de son coeur, méritoit la main de sa
maîtresse, et n' aimoit qu' une fois ;
chez nous l' amour consiste à subjuguer
p126
les femmes, à tromper leurs
desirs, et à les deshonorer.
La nature semble avoir partagé en
deux l' intervalle de la vie humaine :
dans l' une elle a placé l' amour avec
toutes les affections qui ont pour
objet les sens ; dans l' autre elle a
mis l' ambition avec tout son cortege
de passions intellectuelles.
C' est dans la jeunesse que les sens
toujours en effervescence entretiennent
le délire de l' amour : l' instant
le germe de cette passion commence
à se développer, est celui où
les organes ont acquis leur dernier
degré de perfection. Si une éducation
sybarite n' a pas embrasé l' imagination
d' un jeune homme avant le
tems, et énervé son ame avant
qu' elle fût en état de jouir, il n' est
instruit des besoins de la nature que
par la nature elle-même. Si dans ce
p127
moment de fermentation la beau
qu' il doit aimer se présente à ses regards,
ses timides palpitations annoncent
la fougue de ses desirs, le
sentiment absorbe les diverses puissances
de son ame, et tout son être est subjugué.
En Europe, l' éducation qu' on donne
au sexe, prévient l' embrasement
prématuré des sens, mais force l' esprit
à se plier à des ies pusillanimes :
on écarte avec soin de l' imagination
d' une fille tous les tableaux
qui pourroient l' instruire du physique
de l' amour ; mais on a soin de
faire fermenter en elle ce principe
inné de vanité qui pervertit toutes
les passions énergiques, ou les empêche
de naître : tout ce qu' elle voit,
tout ce qu' elle lit, tout ce qu' elle
entend lui persuade qu' elle est supérieure
à l' homme ; dès lors elle se
p128
fait un art de coquetterie pour éterniser
l' illusion de ses adorateurs ; elle
ne cherche point à aimer, mais
à séduire : et quand ses charmes
commencent à se flétrir, privée d' amis
et d' amans, et seule au milieu
du tourbillon de la société, elle
termine son insipide carriere sans
avoir connu la nature.
Nous nous étonnons de ne trouver
les femmes qu' aimables sans être sensibles,
et voluptueuses sans être passionnées :
ne nous en prenons qu' à
l' éducation nationale qui intervertit
l' ordre de leurs facultés, soumet leur
coeur à leur imagination, et énerve
leur ame pour conserver leurs sens.
Il me semble que l' unique moyen
d' épurer l' amour, c' est d' en faire une
passion : c' est alors que ce feu céleste
peut devenir l' aliment des ames les
plus sublimes : un seigneur parfumé
p129
dans les bras de Ninon, me paroît un
être bien petit ; mais un jeune
homme, né avec un coeur sensible et des
organes vigoureux, qui ne sçait
point faire sa cour, mais qui aime
avec violence, et qui se rend vertueux
avec sa maîtresse, pour la mériter,
est à mes yeux le chef-d' oeuvre de la nature.
p130
Section 5.
de l' ambition.
principe du monde moral.
il ne faut point oublier que cet essai
sur les passions n' est qu' un prospectus,
et que l' ouvrage ne se fera que dans
le quatrieme livre de la philosophie de la nature .
L' ambition est, comme l' amour,
la passion de l' être ; mais l' unité qui
est entre leurs principes ne se trouve
pas entre leurs fins : l' amour aspire à
des jouissances physiques ; l' ambition
se propose des plaisirs intellectuels,
et ordinairement un bonheur de préjugé.
L' amour s' éteint par la jouissance ;
p131
mais l' ambition la fait servir d' aliment
à sa cupidité. Ses desirs satisfaits
s' irritent davantage ; elle voit toujours
au-delà du plaisir qu' elle goûte,
et cela l' empêche de le goûter.
L' ambition se loge dans le coeur
de tous les hommes : elle est dans le
nobite qui veut placer sur son froc
une croix de bois, comme dans le
guerrier qui veut se faire chamarer
de tous les cordons de l' Europe : elle
anime le caraïbe qui ne cherche
qu' un hamak, comme Alexandre qui
veut multiplier les mondes pour avoir
la gloire de les conquérir.
L' ambition par elle-même n' est pas
plus mauvaise que l' amour ; car la
nature nous dit d' aggrandir notre être,
aussi-bien que de le multiplier : c' est
dans une ame déja criminelle que
cette passion se déprave, comme on
voit en Italie l' eau la plus pure se corrompre
p132
en passant sur le terrein bitumineux
de la solfatare.
Ce principe du monde moral se
modifie de mille façons, et s' amalgame
avec tous les caracteres : tâchons
de le suivre, du moins dans ses principaux
développemens.
Les hommes de lettres et le peuple
qui ne sait que répéter leurs oracles,
donnent le titre exclusif d' ambition
à cette fureur d' accumuler sur
sa tête des biens évalués par le caprice,
et consacrés par le pjugé : suivant
cette définition tout ambitieux est un
être petit, malheureux et superbe
qui tourmente son existence dans de
pénibles bagatelles dont il a la foiblesse
de s' enorgueillir.
Ce qu' on appelle un conquérant
est plus méprisable encore ; car c' est
un enfant chant qui ensanglante
ses hochets.
p133
Le desir de vivre après sa mort en
faisant du bien aux hommes, est
l' ambition la plus noble qu' une intelligence
sublime puisse se permettre :
tel étoit le but des deux Antonins sur
le trône des Césars ; tel fut celui du
Titus de la Lorraine que le malheureux
a connu, et qu' il a tant regretté.
L' ambition de la gloire littéraire
rite de marcher après l' amour de
la bienfaisance : elle consiste à agrandir
son ame comme la passion des
conquérans à étendre les limites d' un
empire. Un homme tel que Léibnitz
brûle de s' approprier l' intelligence
de plusieurs grands hommes, comme
Gengiskan les états de plusieurs
monarques.
On a dit que l' amour des lettres n' étoit
pas une passion digne de nous.
p134
L' homme de génie qui a avancé ce paradoxe,
l' a réfuté lui-même en l' écrivant,
comme Zénon réfuta autrefois
un philosophe qui nioit le mouvement
en marchant devant lui.
Je ne justifierai pas deme cette
espece d' ambition qui consiste à vouloir
primer dans le monde, et à être
l' idole de ce qu' on appelle la société :
quand on est un peu répandu dans ce
tourbillon, on s' apperçoit que pour
ussir, il suffit d' y apporter de petits
p135
talens, un grand fonds de présomption,
et un goût effréné pour les
plaisirs ; tous ces jolis automates que
les hommes étudient, et que les femmes
s' arrachent, n' ont jamais eu
une ame ; ils brillent dans la bonne
compagnie ; mais qu' ils seroient petits
dans le cabinet de Locke ou à la cour
de Marc-Aurèle !
L' amour des richesses n' est pas essentiellement
une passion criminelle :
puisque l' or et l' argent sont l' instrument
de nos besoins, on peut les desirer
aussi légitimement que les biens
qu' on acquiert avec le secours de ces
taux : cette sorte d' ambition ne
devient un crime que dans les hommes
qui ne savent pas la borner.
Tel est l' avare, espece de monstre qui
se tourmente cruellement pour que
tout ce qui l' environne soit malheureux,
et à qui la nature n' a donné des
p136
richesses que pour que le sage s' en goûte.
On peut remarquer qu' à l' exception
de l' avarice, toutes les classes
de l' ambition peuvent se rapporter
à un amour inné de la grandeur : il
est aussi essentiel à l' ame de s' étendre
que d' exister ; c' est par-là que l' homme
différe de l' être supme, et des derniers
élémens de la matiere : l' atôme
ne peut rien acquérir, parce qu' il n' a
rien, et Dieu parce qu' il a tout.
p137
Section 6.
de l' oisiveté.
la nature a-t-elle fait de l' homme
un être contradictoire ? Elle a pla
dans notre ame un principe d' activité
qui en tend tous les ressorts, avec une
pente invincible vers le repos : ces
deux forces se combattent sans cesse
sans se détruire, l' une indique la
route du bonheur, l' autre paroît
s' identifier avec lui ; mais on en est
encore plus proche quand on le cherche,
que quand on croit l' avoir trouvé.
L' homme le plus actif voit toujours
en perspective l' oisiveté qui doit
couronner ses travaux : c' étoit pour
se poser un jour que Pyrrhus livroit
vingt batailles, et que Lopez De Vega
p138
faisoit quatre cens codies ; le repos
ne vint jamais, et ces deux hommes
lébres en furent moins malheureux.
Notre ame est trop active et trop
inquiéte pour s' accommoder du sommeil
léthargique de l' oisiveté : de plus
le repos mene à l' ennui, et l' ennui
est le pere des crimes. Nous devons
l' homme machine à l' ennui de Lametrie ;
Tarquin s' ennuie dans la cour
de son pere, et il viole Lucrèce ;
Tamerlan s' ennuie dans Samarcande,
et la terre est ravagée.
L' amour de l' oisiveté commence
par le délire de l' imagination avant
de devenir une passion violente : aussi
la saine politique doit-elle s' occuper
à écarter tous les tableaux de ce genre
qui pourroient faire illusion. Un empereur
chinois dont la maxime étoit
que, s' il y avoit un homme oisif dans
ses états, quelqu' un mourroit de faim
p139
dans l' empire, fit détruire plusieurs
monastéres de bonzes. Les enthousiastes
de Foë, et les prêtres de Laokium
frémirent, et calomnierent en secret
le gouvernement ; mais les lettrés,
les mandarins et les sages applaudirent
à cet acte de vigueur : et
l' édit mémorable qui rendit à la société
d' obscurs frénétiques, fit plus
de bien à la Chine, que l' établissement
de vingt sociétés d' agriculture.
C' est mal-à-propos que les loix civiles
sont muettes sur l' oisiveté :
p141
on ne guérit point la gangrène des
états par l' appareil des supplices :
un législateur doit plus s' occuper à
prévenir les crimes qu' à les punir ; il
doit dire comme Aurengzeb à l' indien
qui lui conseilloit d' établir des
pitaux pour les pauvres : je n' aurai
p143
point d' hôpitaux dans mes états, parce
que je n' aurai point de pauvres.
Il y a des peuples qui ne semblent
avoir qu' une passion : c' est l' amour de
l' oisiveté ; tels sont les japonois si
lébres par leur haine pour les arts,
par la dureté de leurs moeurs, et par
l' atrocité de leurs loix.
p144
Le negre que nous rendons si actif
dans nos colonies, est encore par sa
nature le plus paresseux des hommes.
Il y a trois causes de cet état d' inertie,
un climat brûlant, le silence
des législateurs, et une anecdote bizarre
dont la tradition s' est conservée
dans toute l' Afrique.
Noë avoit trois fils : l'né étoit
blanc, le second basané, et l' autre
noir : voilà les trois hommes qui devoient
peupler la terre. Quand le
p145
patriarche fut mort, ils songerent à
partager ses biens qui consistoient en
diamans, en or, en chevaux, en habits
et en carottes de tabac. Dans
ce dessein les trois freres soupent
ensemble, fument une pipe ; et ne
pouvant s' accorder dans une premiere
entrevue, vont se coucher : la nuit fait
faire des réflexions ; le blanc vit bien
que le démon de la propriété commençoit
à s' emparer de lui, que la
querelle pourroit s' échauffer, et que
peut-être le monde seroit souillé d' un
p146
second fratricide. Comme il étoit d' un
naturel fort pacifique, il résolut de
prévenir le crime de Caïn ; il se leva
doucement, prit l' or et les pierreries,
en chargea les meilleurs chevaux du
haras de son pere, et s' enfuit en Europe,
sa postérité vit encore. L' enfant
basané de Noë seveilla au milieu
de la nuit, se laissa aller aux mes
flexions que son frere, emporta
le reste de l' héritage, et ne
laissa pour son cadet que la provision
de tabac. Notre négre qui avoit dormi
profondément pendant la nuit, fut fort
surpris à la pointe du jour de ne
trouver, ni son patrimoine, ni ses freres :
il prit alors une pipe, et s' assit
pour prendre conseil : le sultat de
la délibération fut qu' il devoit s' armer
de patience ; il prit tranquillement
possession du champ où son
pere avoit planté du tabac, sourit
p147
dédaigneusement sur ses freres qui
se fatiguoient sans doute pour éviter sa
poursuite, et remercia le ciel de l' avoir
gratifié du don de l' indolence.
Les négres n' ont point dégénéré, et
ils sont oisifs par instinct, par réflexion
et par piété.
p148
Section 7.
des passions douces.
il est heureux pour l' espece humaine
que la ppart de nos passions n' aient
qu' un degré modéré d' activité : si l' équilibre
de l' ame étoit rompu à chaque
moment, la moitié des individus
périroit avant le tems, et les autres
deviendroient fous.
Les passions douces répandent une
heureuse sérénité sur l' horison de la
vie : elles font mouvoir l' homme sans
le fatiguer ; elles l' échauffent sans
l' embraser, et le tiennent également
éloigné des grands plaisirs qui rendent
la vie insipide, et des grandes
douleurs quitruisent la machine.
L' espérance est la premiere des
passions douces : e avec nous, elle
p149
ne s' éteint qu' avec le dernier souffle
de la vie ; c' est elle qui nous rend
chers les momens fugitifs de notre
existence : l' homme est heureux quand
il espere ; et l' homme est-il fait
pour avoir d' autre jouissance ?
Je voudrois parler de cette pudeur
dont la nature a ar le sexe le plus
foible pour le sauver des entreprises
du plus fort ; heureux sentiment qui
accompagne l' innocence, et la caractérise,
et sans laquelle il n' y a point
de volupté, même pour les coeurs
corrompus. Je voudrois... mais je
crains de ne pas me faire entendre.
Le même motif m' empêche de
m' appesantir sur la reconnoissance,
ce sentiment si naturel aux ames
sensibles, et dont les hommes n' ont
fait une vertu, que quand ils ont
commenà la méconnoître.
La pitié est de toutes les passions
p150
douces celle qui a le plus de pouvoir
sur l' homme, lorsque la superstition
ne l' a point rendu petit et barbare. En
tout tems et dans tous les climats,
l' aspect d' une personne qui souffre
nous émeut malgré nous, et notre
ame se met d' elle-même à l' unisson
de la douleur : la pitié est le cri de la
nature qui appelle à la conservation
des êtres, tous ceux qui les environnent.
Les passions ne cessent pas d' être
douces, parce qu' on en abuse : on est
forcé de ranger dans la même classe
cette noble fierté, qui fait entreprendre
de grandes choses, et cette vanité
qui les dégrade quand elles sont
faites ; cet enthousiasme qui convient
au génie, lorsqu' il célébre un grand
homme, et cette basse adulation qui
caractérise des esclaves aux genoux
d' autres esclaves.
p151
En général, les passions les plus
emportées, ont été morées dans
leur germe : l' ame ne va pas plus par
sauts que la nature. Un italien a ai
paisiblement avant d' être jaloux, avant
de s' emporter contre sa maîtresse,
avant de la poignarder ; la haine d' Astrée
pour Thyeste, commença par
l' indifférence, et finit par un crime
plus grand que le parricide.
Il y a des hommes, dont l' ame
tranquille dans son élément, n' a jamais
éprouvé le conflict des passions
orageuses : ces êtres foiblement organis,
éprouvent peu les biens et les
maux attachés à l' existence ; ils ne
voient jamais briller dans leur entendement
la flamme du génie, et parvenus à
une extrême vieillesse, ils
meurent sans avoir vécu.
p152
Section 8.
des passions violentes.
les passions violentes caractérisent
une ame forte ; et quand elles se rencontrent
avec une raison droite et
lumineuse, il en résulte un grand homme.
Un grand homme est presqu' aussi
rare que ces cometes, qui entraînent
dans leur orbite les corps célestes, et
assujettissent à de nouvelles loix le
systême de l' univers ; la nature s' étudie
pendant plusieurs siécles à l' organiser,
et quand il paroît, elle se repose,
comme si sa puissance créatrice
s' étoit épuisée en le formant.
D' ordinaire les passions impétueuses
sont unies à une raison lente et
p153
énervée ; alors la société éprouve des
convulsions qui la chirent, les
corps politiques se renversent, et la
lébrité devient l' appanage des grands
scélérats.
On peut compter parmi les passions
violentes, cette soif du sang humain,
qui caractérise les conquérans ; ces
remords qui suffiroient pour venger
la vertu, quand même l' ame seroit
mortelle, et sur-tout ces haines atroces,
dont les poëtes placent le théâtre
dans les siécles héroïques, pour la
consolation des siécles barbares.
Il n' y a point de passion qui tende
plus à la violence que l' amour, parce
qu' elle subjugue le physique et le
moral de notre être ; qu' elle embrase
à la fois l' imagination et les sens, et
qu' elle joint l' ivresse de l' amour propre
à celle des plaisirs.
Un des plus singuliers phénomenes
p154
que je découvre dans le coeur humain,
c' est que le sentiment de notre misere
est plus propre à produire les passions
hémentes, que le sentiment de nos
forces. Un homme qui connoît toutes
les ressources de son ame, sûr de les
employer suivant sa volonté, ne fait
aucun effort, et reste dans un état
d' inertie ; mais l' homme qui a la connoissance
de ses imperfections, éprouve
une inquiétude active, qui le force
à s' élancer hors de lui-même, et à
dompter la nature : le premier est foible
par sa vigueur même, l' autre est
fort par son impuissance.
On croit ordinairement que les
passions impétueuses ne peuvent s' allier
avec la raison ; c' est une erreur
de ceux qui n' ont jamais étudié la
nature. Un homme qui est doué de
la plus grande sensibilité, est souvent
plus maître de soi, que celui dont le
p155
tempérament est aussi froid que la raison :
le grand homme combat sans cesse,
et triomphe quelquefois ; l' homme
vulgaire est vaincu sans combattre.
Il est certain que les passions violentes
altérent à la longue l' organisation
de la machine ; mais un instant
d' existence dans l' homme de génie,
est plus utile à la terre, que la vie passive
d' un million d' hommes ; ajoutons
que l' espece humaine se conserve,
par le principe même qui détruit
les individus.
p156
Section 9.
de la passion dominante.
j' ai dit que l' homme étoit pour le
commun des observateurs, une énigme
inexplicable : le philosophe ne trouve
qu' un fil pour le conduire dans cet
obscur labyrinthe, et le voici.
L' homme en recevant la vie, porte
en lui-même le germe d' une passion
qui doit un jour dominer dans son
ame, et entraîner toutes les autres
dans la sphére de son activité ; tout
concourt à faire éclore ce germe ;
l' habitude le nourrit, les talens le
fortifient, la raison me en accélere le
développement : quand la passion est
à son dernier terme de maturité, elle
force toutes les puissances de l' ame à
se mouvoir suivant une direction réguliere ;
p157
les contradictions disparoissent,
et le coeur humain est reconnu.
La passion dominante est incompatible
avec l' artifice : c' est dans ce point
seulement que l' inconstance paroît
fixée, que le courtisan est naturel,
et que les femmes sont sinceres : le
philosophe qui ussit à la démasquer
dans les coeurs qu' il étudie, s' instruit
plus par ce trait de lumiere, que par
toutes les pensées de Pascal, et toutes
les maximes de La Rochefoucault.
Au reste, le philosophe lui-même
se trompe quelquefois dans la recherche
de la passion dominante, parce
qu' il prend pour le ressort principal
un rouage qui lui est subordonné :
on croit ordinairement que Mahomet
écrit un fanatique ; il n' étoit
qu' un ambitieux. Ce législateur avoit
trop de génie pour s' imaginer que
ses convulsions annonçoient ses entretiens
p158
avec l' ange Gabriel, que la lune
se cachoit dans sa manche, et
qu' il montoit au ciel sur sa jument ;
mais il savoit que l' arabe étoit superstitieux
et crédule, et il l' étonnoit
pour l' asservir. Transportez Mahomet
dans l' ancienne Rome, il subjuguera
le sénat ; mais il ne fera pas parler
les sibylles ; il sera plus que prophète,
il sera césar.
En vain un politique adroit chercheroit
lui-même àguiser l' affection
hémente qui le tyrannise : les
efforts même qu' il fait pour se masquer,
le décelent, et il n' en devient
que plus esclave de son penchant,
parce qu' il a tenté de lui résister.
Sixtequint étoit né avec l' ame des despotes :
tant qu' il fut simple novice, on
le prit pour le plus humble des moines ;
mais à peine ses talens lui eurent-ils
donné du crédit dans son ordre,
p159
qu' il assomma un gardien qui
osoit lui résister. Devenu cardinal, il
donne à son esprit la souplesse qui
convient à un esclave ; et quand on
l' élit pape, sa fierté primitive reprend
son ressort, il enchaîne le sacré-collége,
et fait trembler les rois.
Lorsque la passion dominante est
criminelle, elle s' amalgame avec tous
les défauts qui logent dans le coeur
humain : quand elle est vertueuse,
elle communique sa teinte à toutes
les qualités qui l' embellissent ; mais
toujours elle conserve sa supériorité :
c' est un soleil qui éclipse tous les feux
de son tourbillon.
Heureux le philosophe dont la
passion dominante est l' amour de l' harmonie
universelle, qui chérit les
hommes, parce qu' il en connoît le
prix, et dont toutes les vues se rencontrent
avec celles de la nature !
p160
Section 10.
lettres posthumes de Fontenelle, et
du docteur Young.
si jamais quelque philosophe put
prétendre à l' apathie de Zénon, ce
fut sans doute Fontenelle, l' homme
de la terre qui avoit la tête la mieux
organisée, et le coeur le moins sensible.
La réflexion avoit achevé en lui
p162
l' ouvrage du tempérament et sur la
fin de sa vie il sembloit n' avoir
d' autre passion que de paroître sans passion.
Ce grand homme, mais qui tenoit
si peu à l' homme, étoit en commerce
de lettres avec le docteur Young,
l' auteur des nuits philosophiques , ce
monument de l' imagination la plus
p163
brillante et la plusréglée ; ce poëme
sublime et bizarre le génie étincelle
à chaque instant, et où le goût
ne se rencontre jamais.
Young étoit né avec une singuliere
délicatesse dans les fibres sensitives ;
aussi son ame s' ouvroit toute entiere
aux plus légeres impressions du plaisir
et de la douleur : la perte de sa
femme fit errer son génie pendant
dix ans autour des tombeaux, et peu
s' en fallut que cette imagination ardente
qui vivifioit ses ouvrages, ne
consut ses sens et ne dévorât sa vie.
On verra quelquefois dans les lettres
de cet anglois le même délire
d' enthousiasme qui caractérise son
poëme des nuits ; c' est qu' un écrivain
original n' a qu' une sorte de pinceaux ;
c' est qu' un esprit qui a un grand
p164
caractere, ne sauroit jamais le masquer,
c' est que le goût se modifie,
et que le nie est toujours le même.
LIVRE 3 CHAPITRE 5
p187
de l' ame,
en qualité d' être qui pense.
on a examiné dans les premiers
chapitres de ce traité de l' ame , toutes
les questions de théorie sur l' entendement
humain qui peuvent intéresser
le philosophe de la nature ; les
autres ne sont bonnes qu' à éterniser
les disputes, et à éloigner les progrès
de la raison. Pourquoi d' obscurs
taphysiciens font-ils d' énormes volumes
sur ce qu' ils ignorent ? Et
pourquoi l' homme de nie s' amuse-t-il
à les réfuter ?
L' ame apperçoit les objets, et compare
ses idées ; voilà le fondement
de toutes nos connoissances. Léibnitz,
p189
Wolff et tous les grands psychologues
appellent ces deux facultés apperception
et perception , et je traduis
ces termes techniques par les mots
de sentiment et de raison.
Le chapitre précédent a servi à
développer les connoissances que l' ame
doit au sentiment. Celui-ci doit
être consacré à la raison ; heureux si
en l' analysant, je ne la force pas à rougir.
On se propose de terminer l' essai
sur la raison par l' examen des diverses
modifications de l' esprit humain :
p190
ainsi on jettera quelques idées sur
les talens, le goût, le génie, et sur
tous ces brillans attributs qui assurent
notre place sur la terre à la tête de
l' échelle des êtres intelligens.
p191
Article 1.
de la raison.
depuis que les hommes sont
rassemblés en société, ils ont beaucoup
raisonné sur l' entendement ;
les préjugés ont multiplié les erreurs,
et les erreurs à leur tour ont affermi
les préjugés : on a substitué les paradoxes
aux grands principes et les
systêmes à la psychologie expérimentale ;
en général on voit dans nos
immenses bibliothéques beaucoup de
raisonneurs et très-peu d' écrivains raisonnables.
La manie de tout expliquer àpandu
plus de ténébres sur l' entendement
humain que l' ignorance même :
pourquoi l' homme rougiroit-il
de n' avoir pas l' intelligence de la
p192
divinité ? Il me semble qu' on devroit
mettre à la tête de tous les livres élémentaires
la devise de Socrate ou celle
de Montagne.
On se bornera dans cet essai à un
petit nombre de questions moins
propres peut-être à approfondir la
nature de l' homme qu' à le faire penser.
On jettera d' abord quelques idées
générales qui serviront comme de
points d' appui dans cette mer sans
bornes qu' on se propose de parcourir.
On examinera ensuite si les moralistes
dans leurs déclamations font
bien de regarder la raison comme
un mauvais présent de la divinité.
Cette question conduit à discuter
si l' homme est le seul être qui ait
cette brillante faculté en partage ; tel
sera l' objet du drame raisonnable et
de ses commentaires.
p193
Conformément au but qu' on s' est
proposé au commencement de cet
ouvrage, on établira quelques principes
pour régler l' entendement ; on
tentera me de donner l' essai d' une
nouvelle logique, ou, si l' on veut,
d' un livre qui rendroit cette science inutile.
Quelques enthousiastes, connus sous
le nom de tosophes , ont écrit contre
la raison ; il faut en parler, puisque
pour le malheur de la terre, ils
sont célébres.
L' essai sera termipar le portrait
du philosophe ; puisse ce portrait être
fidéle, justifier le nie et la vertu,
et réconcilier l' homme simple avec
l' homme raisonnable !
Si cet essai sur la raison est si
court, c' est que le dépôt de nos
connoissances sur l' entendement est
p194
borné : c' est qu' on ne veut copier
personne, c' est qu' il auroit fallu négliger
l' ouvrage pour le rendre plus long.
p195
connoissances générales.
la raison chez les métaphysiciens
se prend tantôt pour la faculté de
juger des effets par les causes ; tantôt
pour cette pente naturelle qui entraîne
l' homme vers la vérité ; quelquefois
pour la méthode degler les
opérations de l' ame ; on la prend
aussi, soit pour la lumiere naturelle
qui nous éclaire, soit pour l' enchaînement
des vérités auxquelles l' esprit
naturellement peut atteindre ;
p196
de-là je puis conclure que l' entendement
qui connoît tout ce qui est hors
de lui, se connoît fort peu lui-me :
la raison est un rayon lumineux, sans
lequel l' ame ne pourroit se mouvoir
que dans les ténébres ; mais aucun
philosophe n' a pu encore
saisir ce rayon pour en faire l' anatomie.
Cependant à voir l' air de confiance
qu' affectent les métaphysiciens quand
ils discutent les phénomenes de la
raison, on croiroit que la nature s' est
plu à leur dévoiler tous ses mysteres :
p197
ils peignent merveilleusement par
quelle méchanique la raison opére
certains effets extraordinaires ; mais
est-il bien évident que ce soit la raison
qui les opére ? Un certain Olaus
Wormius a expliq dans une dissertation
très-savante, dans quelle direction
les rats de Norwege tombent
des nues. Mais avant d' examiner
comment un rat tombe du ciel, ne
faudroit-t-il pas d' abord s' assurer s' il
tombe ?
J' ai lu dans plusieurs livres estis
ce raisonnement, la raison est à l' entendement
p198
ce que l' étendue est à la matiere :
cette phrase est aussi obscure
pour l' homme sans préjugé qui veut
s' instruire, que le seroit pour un huron
une harangue de Longin dans la
langue de Palmyre. La raison et la
matiere sont-elles des êtres réels plutôt
que des êtres métaphysiques ?
Avons-nous une notion bien claire
des propriétés de notre entendement ?
L' étendue n' est-elle qu' un mode de
la matiere ? Puisque les propriétés des
corps sont des modes de l' étendue,
il y a donc des modes d' autres modes ?
La raison est-elle le mode de
l' entendement de la même façon que
l' étendue est le mode de la matiere ?
Voilà une proportion géotrique
dont les quatre termes sont des quantités
inconnues ; on veut résoudre le
problême, et on n' a pas une seule
donnée ?
p199
Dire que notre raison est une émanation
de celle de la divinité, c' est
peut-être justifier une erreur par un
blasphême ; la raison est un mode
de notre ame ; et puisque Dieu n' a
pas la substance, il ne sauroit avoir
le mode : ce qui est un attribut admirable
dans un être limité, peut
être une imperfection dans l' être des
êtres ; et s' il étoit montré que l' intelligence
suprême raisonne, l' homme
ne seroit plus un être raisonnable.
Un entendement parfait seroit, je
pense, celui qui se représenteroit
distinctement tous les êtres et toutes
leurs manieres possibles d' exister ;
mais l' intelligence qui seule a cet entendement
en partage, n' a pas besoin
de raisonner ; elle ne connoît
ni enthymême ni syllogisme ; elle ne
croit ni ne doute ; elle ne nie, ni
n' affirme ; elle a vu, et tout a été
p200
créé ; elle voit, et tout se conserve.
La raison dans l' homme n' est peut-être
que la faculté qu' il a de se montrer
les rapports qui le lient à
Dieu, aux hommes et à la nature.
Cette raison dépend de l' appareil
fibrillaire du cerveau ; telle est la loi
de l' union harmonique de nos deux
substances ; nous n' aurions aucune
idée de l' entendement, si nous n' avions
pas raisonné, et nous ne raisonnerions
pas si nous étions sans organes.
L' action des corps sur notre machine
fait naître nos idées primitives,
et la raison calcule les rapports
de ces idées, les multiplie, et
souvent lesnature ; ainsi il est
nécessaire de distinguer les idées simples
des sens, des idées composées de l' entendement.
La perfection de la raison humaine
p201
consiste dans la multitude des idées,
dans leur variété, et sur-tout dans
leur conformité avec la nature des êtres.
L' exercice de la raison est aussi
essentiel à l' homme que la vie ;
sans elle l' intervalle entre sa naissance
et sa mort ne seroit qu' une
léthargie continue, et son existence
ne seroit qu' une erreur de la nature.
Observons encore que le dogme
de la préexistence des germes si vraisemblable
par rapport à l' ame, s' étend
sur-tout à l' entendement ; le
cerveau du premier homme renfermoit
la raison de toute l' espece humaine ;
comme la premiere rose le germe de
tous les rosiers de l' univers ; il suit
aussi de ce principe que l' homme ne
crée point ses connoissances, qu' il en
a reçu le fond en naissant, et que
l' étude ne fait qu' en accélérer le développement ;
p202
toutes les équations de l' algèbre
sont tracées dans la tête
d' un sauvage comme dans celle d' un
géomêtre ; mais dans l' un les fibres
intellectuelles sont toujours en paralysie,
et son entendement ne produit
rien ; dans l' autre, elles sont sans
cesse en mouvement, et voilà Archimède.
p204
d' un blasphême contre la raison.
orgueilleuse raison, tu soutiens mal
tes droits ; ... etc.
Qui croiroit que ces vers contre
la raison sont d' un des poëtes de
l' Europe qui a le mieux parlé son langage !
Mais de telles contradictions
ne sont pas rares parmi les êtres qui
pensent. Malebranche avec une
imagination brillante, a écrit contre
l' imagination, et le philosophe Hobbes
a fait un livre contre la géométrie.
p206
Pope et tous les grands hommes
qui ont déprimé l' entendement, ont
rendu un très-mauvais service au genre
humain ; en exigeant de moi une
trop grande fiance de mes forces,
ils abattent mon courage ; ils multiplient
mes chûtes en m' ôtant l' envie
de combattre ; ils me rendent
foible par principe, et il n' y a qu' un
pas de l' habitude de la foiblesse à la
chanceté.
p207
La raison n' a jamais été un don fatal
de la divinité ; c' est elle qui empêche
l' amour de soi de dérer
en amour propre ; c' est elle qui établit
l' équilibre entre les puissances de
l' ame ; c' est elle qui produit la loi
dans l' entendement du sage, et ce
qui est plus difficile encore, qui soumet
les hommes à la loi.
Mais, dit-on, la raison a si peu
de pouvoir dans notre intelligence :
-non, froidclamateur, ce n' est
point ma raison qui est trop foible,
ce sont mes passions qui sont trop
impétueuses ; il est vrai que le navire
m' a placé la nature, est sur le
p208
point de faire naufrage ; mais tu accuses
le pilote de la fureur des vents
qui vont le submerger.
Au reste je suis bien loin de penser
que les passions les plus fougueuses
ne soient pas originairement en
proportion avec les forces de la raison :
s' il étoit un homme si singuliérement
organisé, qu' il fut entraîné au
crime par une pente irrésistible ; je ne
le regarderois que comme l' instrument
aveugle d' une cause méchante ;
les attentats d' Oedipe seroient justifiés,
et Dieu qui les puniroit, ne seroit
plus qu' un tyran.
Tout individu dont le tempérament
s' embrase au moindre contact
des objets, a reçu du ciel une raison
assez vigoureuse pour résister à
l' incendie de ses sens ; celui qui ne
sent que foiblement ne combat aussi
qu' avec foiblesse ; ainsi l' équilibre se
p209
conserve sans cesse, et l' homme a
droit à la vertu.
Si les philosophes pratiques sont si
rares sur la terre, c' est que très-peu
de personnes dans le premier choc
des passions ont fait assez desistance ;
bientôt l' habitude du crime se
forme, et la voix de la raison s' affoiblit
par degrés, jusqu' à ce qu' elle
paroisse s' éteindre ; mais dans le premier
moment les puissances étoient
en équilibre, et la raison n' a perdu
son poids que parce que la liberté tenoit
la balance.
La raison est donc toujours bonne
par elle-même ; c' est un feu élémentaire
qu' on réussit sans peine à captiver,
mais qui reste à jamais inaltérable.
Ces principes ne sont pas ceux du
vulgaire des moralistes ; ils sont vrais,
cependant ; pour ne point déraisonner
p210
sur la raison, il ne faut écouter ni les
poëtes, ni les théosophes, il faut
rentrer dans son propre coeur, et consulter
la nature, qui ne ment jamais.
p211
Drame raisonnable.
en un acte, avec des commentaires.
observations préliminaires.
quand Térence faisoit représenter
ses comédies immortelles, il avoit
soin d' abord d' introduire sur la scene
quelqu' acteur, qui expliquoit le
sujet de la piece, et analysoit le plaisir
qu' on alloit goûter ; les hommes
de goût disent qu' une exposition est
bien mieux placée dans une premiere
scene, que dans un prologue ; mais
il est bien plus aisé d' imiter les fautes
de Térence, que les beautés des auteurs
de Bajazet et d' Alzire.
p212
L' homme-marin de Telliamed, ou
du philosophe de Maillet, ne différe
de nous que par un regard toujours
féroce, une membrane qui unit ses
doigts, et les écailles dont son corps
est ordinairement couvert depuis la
ceinture ; c' est le Triton des poëtes,
rajeuni par un philosophe.
Le négre blanc est un petit homme
de couleur blaffarde, qui a la
taille du lapon, la peau des lépreux,
et les yeux de la perdrix : on trouve
de ces êtres singuliers en Arique
et en Asie ; mais c' est sur-tout au
gal qu' ils semblent former un corps
de peuple ; on les nomme albinos,
et ils sont fort méprisés des négres,
que les blancs méprisent à leur tour.
Si l' on demandoit comment une
huître, un homme-marin, un négre
blanc et Newton peuvent converser
ensemble ? Voici la réponse.
p213
Les bêtes sentent et expriment
leurs besoins par des signes, ou par
des sons inarticulés, que les signes
modifient ; si nous avions le dictionnaire
de leur langage, nous connoîtrions
parfaitement le méchanisme de leur ame.
L' homme-marin, qui passe sa vie
avec les poissons, doit avoir étud
leur pantomime ; il peut donc converser
avec une huître.
Il n' y a pas beaucoup de différence
entre les sons rauques et étouffés de
l' albinos, et les gloussemens de l' homme-marin ;
qui sçait même, si la langue
de l' afriquain n' est pas un dialecte
de celle du Triton ?
Pour Newton, il est probable qu' il
avoit le don des langues ; ce philosophe
a trop bienrité de la nature,
pour que la nature ne l' ait pas
distingué du commun des hommes.
p214
Newton ne vouloit point qu' on servît
sur sa table de la chair des animaux ;
il croyoit qu' un être qui sent,
n' étoit pas fait pour être mangé par
un être qui raisonne ; on a conservé
son caractere dans cet ouvrage.
Ce grand homme alla au négal,
pour examiner sous la ligne le phénomene
admirable des marées, et calculer
s' il s' accordoit avec le grand
principe de la gravitation ; c' est dans
ce voyage, qu' il mit le dernier sceau
au grand systême de la nature.
Il faut, en lisant ce drame, faire
une grande attention, à la signification
des termes : la langue des
poissons est très-stérile, comme
on l' imagine aisément ; ainsi quand
un animal à coquilles dit : je pense, il
ne fait point entendre la même idée
que présente ce mot dans la bouche
de l' homme : il y a un intervalle infini
p215
entre l' ame d' une huître, et celle
du dernier des humains.
Ce n' est qu' à cause de la stérilité
de la langue des philosophes, qu' on
donne le nom d' ame à ce principe
actif qui fait mouvoir toute la
nature, principe que le peuple soupçonne,
que le sage apperçoit, et que le
naturaliste démontre.
Cette ame, dans les êtres inférieurs
à l' homme, semble se borner à combiner
quelques sensations ; un cerf,
un zoophyte et un palmier n' ont
besoin d' intelligence que pour se nourrir,
se conserver et multiplier ; et ce
seroit un blasphême absurde de supposer
que l' ame d' Homere put se
loger dans une taupe, et y concevoir
le plan de l' iliade : ou que l' intelligence
de Montesquieu, resserrée dans
le cerveau d' une chenille, y créât encore
l' esprit des loix .
p216
En limitant ainsi l' idée de cette intelligence
pandue dans toute la nature,
on pourroit donner un sens
exact à la rêverie erronnée de Pythagore
sur l' ame universelle.
On n' examine dans le drame suivant
les opérations de ce principe actif
que dans lestes ; on a donle
nom de pensée et d' intelligence à ces
phénomenes singuliers de la sensation ;
mais, dans le sens le plus exact,
ces termes ne conviennent que pour
exprimer dans l' homme les effets sublimes
de la réflexion.
L' ame de l' homme, ouvrage d' un
dieu créateur, et monument, soit
par sa cause, soit par ses effets, de la
plus sublime intelligence, ne peut
être mise que très-improprement en
parallele, avec ce principe actif dont
les opérations nous étonnent dans le
singe, et qui s' affoiblit par des nuances
insensibles dans la grande échelle
des êtres, jusqu' à ce qu' il paroisse
enfin se perdre dans les derniers élémens
de la matiere.
p217
Drame raisonnable.
Scene 1.
Newton.
Le spectacle de cette mer immense
donne une nouvelle activité à ma
raison ; quel silence majestueux regne
dans l' espace ! Quelle pureté dans l' azur
p218
du firmament ! Comme ces flots qui
menacent de loin d' engloutir ce continent,
viennent l' un après l' autre se
briser à mes ps ! ... que la nature est
grande ! Seule elle résiste au torrent
rapide des siécles, et l' homme passe
-aussi-bien que ses ouvrages.
p219
J' ai long-tems raisonné avec les
hommes, et j' ai senti ma pensée toujours
étroite et captive ; mais mon
ame semble s' aggrandir, depuis que
je raisonne avec la nature.
Ah ! Si cette mer sans bornes avoit
un langage pour Newton ; si la nation
muette qui l' habite... mais j' entens
du bruit ; mettons-nous en défense.
il bande un pistolet depuis que je
suis en Afrique, je dois à cette arme
la tranquillité qu' à Londres je ne devois
qu' aux loix. Le bruit redoutable ;
il vient d' une agitation extraordinaire
dans les flots ; cette embouchure
du Sénégal est l' azile des requins ;
retirons-nous. Je ne dois pas
encore mourir, je n' ai point é
utile au genre humain.
p220
Scene 2.
L' huître et l' homme-marin.
L' Homme-Marin.
Voilà un coquillage qui m' étonne
par son intelligence : si je m' éloigne
de lui, il s' ouvre pour pomper
les rayons de cet astre qui nous éclaire
jusqu' au fond des mers ; si je m' en
rapproche, il se ferme, pour éviter
de devenir ma proie. -en rité,
je crois qu' il raisonne.
L' Htre.
Voilà en effet une grande merveille,
qu' un être organisé raisonne...
au reste, tous les habitans de cette
vaste prison, qu' on nomme l' océan,
pensent à ta façon ; il n' y a point
d' individu qui ne se croie de la seule
espece d' animaux qui raisonnent ; toi,
p221
homme-marin, tu me disputes la
faculté de combiner deux ou trois
sensations ; mais le requin te dispute
le même avantage, et la baleine le
dispute au requin.
L' Homme-Marin.
Cette huitre pique ma curiosité ;
je ne soupçonnois pas qu' un amas informe
d' écume marine, emprison
entre un mur convexe et un mur concave,
et cloà jamais sur le rocher
il est né, put avoir des idées :
par quel prodige inexplicable, une
molecule, à peine organisée, le dispute-t-elle
en intelligence à moi, qui suis le
roi des mers ?
L' Htre.
Que tu sois le roi des crabbes
qui sucent ton sang, ou des baleines
qui te dévorent, peu m' importe ;
mais certainement tu n' es point le
p222
roi des huitres ; tous les êtres de
mon espéce vivent en républicains
sur leurs rochers ; ils ouvrent leur
coquille, ou la ferment suivant leur
bon plaisir ; ils ne courtisent pas les
poissons qui les effacent par la taille,
et sur-tout ils ne font point de raisonnemens
d' esclaves. -il est vrai
que tu te nourris de notre substance ;
mais tu partages ce crime avec les
petoncles et les moules, dont cependant
nous ne sommes pas les sujets ;
contente-toi donc de nous manger, et
ne dis pas que tu nous gouvernes.
L' Homme-Marin.
Je te mangerai, et je n' en serai pas
moins ton roi. -mais j' ai des principes
d' équité, raisonnons d' abord ensemble.
L' Htre.
Si tu termines l' entretien en me
p223
mangeant, crois que tu auras mal raisonné.
L' Homme-Marin.
Voyons. -je suis incontestablement
le chef-d' oeuvre de la nature,
car j' aime et je pense.
L' Htre.
Et quel est l' être sensitif qui n' aime
pas, et ne pense pas à sa maniere ?
Tu aimes, mais s' il se trouvoit
dans l' océan un seul poisson qui n' aimât
pas, sa race s' anéantiroit, et la
nature auroit manqué d' intelligence.
Tu penses, mais ce n' est point un
privilége réservé à des machines mieux
p224
organisées que moi ; il est vrai que je
ne sçais ni marcher comme toi, ni
nager comme la morue, ni voler
comme l' hyrondelle de mer ; mais
j' ai ma dose d' intelligence ; quand
mon ennemi s' approche, j' ordonne
à mes fibres de se racourcir, et mes
deux écailles se resserrent. Le crabbe
qui a l' adresse de jetter entre deux
une pierre, pour tenir ma petite maison
entrouverte, et me dévorer à
son aise, raisonne mieux que moi ;
et le poisson qui a l' art de rendre
inutiles les pinces du crabbe, et sa
subtilité, raisonne mieux que lui.
Tu ne vois pas mes organes,
et tu en conclus que je ne sçais
pas raisonner : penses-tu donc que
l' être qui m' a formée avoit la
p227
foiblesse de ta vue ? Tu ne raisonnes
pas encore assez bien, pour
être en droit de soupçonner que je raisonne.
L' Homme-Marin.
Voilà bien de la philosophie pour
une huitre ; c' est sans doute un homme-marin
qui a pris la peine de t' instruire.
L' Htre.
Point du tout, c' est la nature toute
seule qui m' a éclairée ; je suis une
huitre fort vieille ; j' ai vu plus de
deux mille fois le soleil se lever et
se coucher sur ce rocher ; j' ai conversé
souvent, soit avec les moules
qui nous mangent, soit avec les requins,
qui par dédain nous laissent
la vie ; et encore plus avec moi-même :
je ne sçais comment cela s' est
fait ; mais aujourd' hui, j' en sçais tant,
p228
que je sçais que je ne sçais rien.
L' Homme-Marin.
Je serois tenté de désirer que tous
les êtres de mon espéce ne raisonnassent
pas plus mal qu' une huitre. -mais
dis-moi un peu animalcule philosophique,
puisque tu as un entendement,
pourquoi n' as-tu pas étendu
le cercle de tes connoissances ? Sçais-tu
comme moi, quelle est la pésanteur
spécifique de l' eau ? D' où viennent
les orages qui troublent la surface
des mers ? Quelle est la cause de
p229
l' étonnant phénomene des marées ? Sçais-tu ? ...
L' Huitre.
Je sçais que j' ai des besoins, et que
je dois les satisfaire ; voilà tout ; que
m' importe que l' eau soit légere ou
pésante, que la mer gronde ou se
calme, que les flots s' élevent ou s' abaissent ?
Ma maison n' est-elle pas
p230
à l' épreuve de l' élément que j' habite ?
La vague la plus bruiante vient se
briser contre mes écailles, et je ne
crains dans la nature que les petoncles,
les cancres et les hommes.
L' Homme-Marin.
Eh bien, cette crainte que je t' inspire,
prouve que j' ai le droit de te
gouverner ; le droit du plus fort est
le droit de la nature, comme l' a très-bien
dit un de nos orateurs à nageoires,
p231
dans un discours qui a été
couronné à l' académie des requins.
L' Huitre.
Laisse les sentences à tes acamies,
et dis moi un peu ce que c' est
que le droit du plus fort ?
L' Homme-Marin.
C' est... c' est... c' est ce qui fait
que je vais te manger.
il tente d' arracher l' huitre du rocher.
L' Huitre.
Arte, barbare,... tu outrages la nature.
L' Homme-Marin.
Je satisfais mon besoin.
L' Huitre.
Que parles-tu de besoin ? N' es-tu
p232
pas du nombre des animaux frugivores ?
Nourris-toi d' algue, de corail,
et de zoophytes ; et laisse-moi sur mon rocher.
L' Homme-Marin.
Non, je veux voir si un animalcule
qui raisonne, est meilleur au
goût, qu' une plante qui végete.
il fait de nouveaux efforts, et enfin il l' arrache.
L' Huitre.
Monstre intelligent... tu te fais
un jeu de ta cruauté... enfin, me
voilà dans tes mains, mais tremble :
je vais être vengée... vois
cet être singulier qui t' observe...
qui t' environne de ses filets... dévore-moi,
pour êtrevoré à ton tour.
p233
Scene 3.
Une huitre, un homme-marin, un albinos.
l' homme-marin se débat dans les
filets dugre blanc, tenant toujours
son huitre à la main.
L' Albinos.
Voilà sur ma parole, le plus singulier
poisson des mers d' Afrique ; il
ressemble à un homme... avec
quelle force il sebat dans mes filets...
vous avez beau faire, mon
beau poisson, vous serez roti ce soir,
et mangé par un albinos.
L' Homme-Marin.
Seigneur albinos, épargnez-moi,
je suis un être raisonnable.
p234
L' Albinos.
Toi, un être raisonnable ! Et je
te trouve dans le même élément,
je che des cancres et des moules ! ...
voyons cependant que j' examine tes
traits... mais, non, j' ai sur la tête
de la laine frisée, et tu as des cheveux
roux ; mes yeux sont rouges, et les
tiens sont noirs ; ta peau est brune,
et la mienne a la blancheur du lait ;
tu as six pieds, et je n' en ai que quatre...
tu ne sçaurois passer pour un être raisonnable.
L' Homme-Marin.
Je le suis cependant, et cette huitre
que je tiens l' est aussi... écoutez-nous raisonner.
L' Albinos.
J' y consens : commence par me
dire ce que c' est que la raison.
p235
L' Homme-Marin.
La raison... huitre intelligente, répondez ?
L' Huitre.
Non, c' est vous homme-marin
qu' on interroge.
L' Homme-Marin.
La raison... mais neauroit-on
être raisonnable, sans être obligé de
définir la raison ? ... tout dépose
en faveur de mon intelligence ; je
respire sur la surface des mers comme
dans leur sein ; je surpasse en force les
trois quarts des poissons, et les autres
en industrie ; je regne, et mon empire
n' est limité que par ces rivages
escarpés, où les flots de l' oan viennent
se briser.
L' Albinos.
Tu peux être le roi des poissons ;
mais moi, en qualité de roi des albinos,
p236
j' ai droit de te faire rotir ; je
te traite comme certains cannibales
appellés négres, traitent ceux de ma
nation, et comme d' autres cannibales
appellés blancs, traitent les gres.
L' Huitre à part .
Je vois bien qu' il m' est impossible
d' échapper à la gueule de l' un, ou à
la poële de l' autre... ah malheureuse !
L' Albinos.
C' est la raison elle-même qui me prescrit
de te manger ; écoute bien ce raisonnement ;
ou tu es intelligent, ou tu ne l' es pas ;
si tu es un pur animal, j' ai droit
de me nourrir de ta substance
à mon souper ; car puisque les bêtes
mangent les hommes, les hommes peuvent aussi
manger les bêtes ; si tu es un être qui pense,
je te rens encore un service en te dévorant ;
p237
car il est bien plus glorieux pour
le roi de la nature, d' être mangé par
un de ses semblables, que d' être pendant
sa vie la proie des requins, ou
après sa mort, celle des vers ; ainsi
qui que tu sois, je fais en te mangeant,
un acte de justice, ou un acte de générosité.
L' Homme-Marin.
Je ne sçais plus ce que c' est que la
raison, puisque d' un côté une huitre
la partage avec moi, et que de l' autre,
un homme s' appuye de son autorité
pour manger un autre homme.
l' albinos rassemble des branches
d' arbre, et frappe deux cailloux l' un
contre l' autre pour en faire jaillir des
étincelles.
mais que signifie cet appareil odieux ?
Que désigne-t-il à ta victime ?
p238
L' Albinos.
Sa mort. -
L' Homme-Marin.
Je ne connois le feu que par les
explosions du tonnerre ; mais si celui
que je vois s' allumer est de la même
nature ; barbare, par quel affreux supplice
vas-tu me faire mourir ?
L' Albinos froidement .
Mon ami, il faut que je vive...
on voit Newton se promener sur le
rivage, un livre à la main ; les cris
de l' homme-marin excitent son attention,
il ferme son livre, s' arme d' un
pistolet, et s' approche du lieu de la scene.
p239
scene 4.
Newton, l' albinos, l' homme-marin, l' huitre.
L' Albinos.
Je vois un blanc... je suis perdu.
L' Homme-Marin.
ô, qui que tu sois, viens secourir
un malheureux, sauve-moi de cet albinos.
L' Huitre.
Et moi de cet homme-marin.
l' albinos bande son arc, Newton
tire en l' air son pistolet, et le sauvage
d' effroi tombe à ses pieds.
L' Albinos.
Je doute si je respire encore... ô
toi, qui manie le tonnerre, si tu es
Dieu, tu as droit de me manger.
p240
Newton.
Je ne suis point un Dieu, et je ne
mange personne.
L' Albinos.
Qui es-tu donc, être étonnant qui
force le roi des albinos à tomber à tes pieds ?
Newton.
Je suis un être raisonnable.
L' Albinos, L' Homme-Marin et L' Huitre.
Ah ! S' il raisonne, nous sommes perdus.
Newton.
Je viens vous sauver tous. -homme
aux yeux de perdrix, rendez la liberté à
ce Triton ; et vous, homme-marin, replacez
cette huitre sur son rocher.
L' Huitre à part .
Cet être-là n' est pas raisonnable ; il est quelque
chose de mieux.
p241
L' Albinos.
Je me sens le courage de disputer
à toute la terre la jouissance de ma
proie ; mais je cede au roi de la nature.
Newton.
Je n' ai point l' orgueil d' aspirer à
des titres que l' être suprême s' estservés ;
ni la foiblesse de les adopter, quand
l' ignorance me les donne : moi
le roi de la nature ! Et je tremble
pendant l' hyver ! Et je brûle pendant
l' été ! Et le plus petit des insectes
rend mon existence malheureuse ! Ce
blasphême absurde ne doit jamais sortir
que de la bouche abjecte de l' adulateur.
-et toi, sauvage, tu as trop peu
de besoins, pour être obligé de flatter.
L' Albinos.
Je demande pardon à ton excellence ;
j' ai beaucoup de besoins ; par
p242
exemple, la nature en ce moment, me dit
de manger cet homme-marin.
L' Homme-Marin.
Et à moi d' avaler cette huitre.
Newton.
La nature vous dit à tous deux
d' appaiser votre faim ; mais non de
manger des animaux qu' elle a formés
avec tant d' intelligence ;s qu' un
être est doué de sentiment, il a droit
à la vie, et l' aantir, c' est offenser
la premiere cause.
L' Huitre.
Je t' admire beaucoup, mais je ne t' entens point.
Newton.
L' un est la suite de l' autre ; dès qu' on est
instruit on n' admire plus ; j' admire beaucoup
moins la grvitation, depuis que j' en ai calcu
les loix, et l' intelligence suprême n' a jamais
rien admiré.
p243
L' Huitre.
Tu me parois un grand philosophe ;
je voudrois raisonner avec toi.
Newton.
Newton raisonner avec une huitre !
-mais pourquoi n' admettrois-je pas
dans l' huitre une espéce de raisonnement ?
Qui peut sçavoir dans la chaîne
des êtres, le point où l' intelligence
finit, et le point elle commence ?
L' Huitre.
Cet homme aquatique me dispute
la raison ; l' albinos qui vouloit nous
brûler, la dispute également aux poissons
à figure humaine, et aux poissons
à coquilles ; pour toi, tu me
parois en droit de la disputer à nous
tous. -qu' est-ce que la raison ? Tout
le monde l' a-t-il en partage, ou personne ?
Newton.
Dans une telle question, il est bien
p244
plus aisé d' affirmer quand on ignore,
que de douter quand on est instruit :
voici quelques traits de lumiere qui
se sont échappés du triple nuage qui
couvre l' essence de la raison.
Tout être doit avoir des ies, dès
qu' il a des organes et des besoins ;
s' il est borné à un seul sens, sa faculté
de penser se réduit à deux ou trois
combinaisons ; s' il pouvoit en avoir
un nombre infini, il ne le céderoit
en intelligence qu' à l' être qui a tout fait.
Tous les animaux ont donc une
espece d' ame, depuis la baleine qui
regne dans l' océan par sa taille colossale,
jusqu' au plus petit de ce million
d' animalcules renfermés dans les ovaires
d' un merlus.
Quant à l' esprit de l' homme qui peut
embrasser plusieurs systêmes d' êtres
d' une idée générale, décomposer les
p245
élémens de la matiere, et porter ses
regards jusques dans le sein de l' être
suprême ; il est peut-être le seul qui
mérite essentiellement le nom d' intelligence ;
mais l' homme est le dernier
qui en jouisse dans la hiérarchie des
êtres intelligens.
Voulez-vous maintenant sçavoir si
vous êtes dans la classe variée des
hommes ? Répondez à une question
que je vais vous faire, et qu' une intelligence
égale à moi, peut seule entendre ;
y a-t-il un dieu ? Huitre, parlez ?
L' Huitre.
Le mot de dieu n' est jamais entré
p246
dans la langue des huitres.
Newton.
Et vous, homme-marin ?
L' Homme-Marin.
Je ne connois dans la nature que
l' homme et les poissons.
Newton.
Et vous, homme sauvage ?
L' Albinos.
Oui, sans doute, il y a un dieu,
et je l' entens quelquefois bourdonner
à mes côtés, sous la forme d' un hanneton.
Newton.
Il suffit ; le problême est résolu ;
une huitre et un Triton ne sçauroient
avoir l' ame des hommes, un albinos
peut l' acquérir.
Tout est lié dans la nature par une
chaîne insensible ; l' huitre me semble
l' anneau qui lie le regne animal et le
regne végétal ; l' homme-marin, qui
est le premier des poissons, est uni
p247
par la figure à l' albinos, qui est le
dernier des hommes, et en est séparé
par l' intelligence ; pour ce sauvage,
il y a entre lui et l' homme policé
l' intervalle qui se trouve entre le germe
d' une fleur et son développement.
Huitre, homme-marin, vantez
moins cette espece de raison dont vous
êtes si jaloux ; votre ame ne peut se replier
sur elle-même, s' élever à l' idée
de Dieu, et contempler l' image sublime
de la vertu. -il y a l' infini entre
cette raison et celle de l' homme.
Et toi, albinos, qui ne vois qu' un
hanneton dans l' être éternel qui fait
graviter des milliers de mondes dans
l' espace ; tu n' es au-dessus du plus vil
des animaux, que parce que tu es criminel.
Poissons, restez dans la sphére étroite
vous a placés la nature ; homme
sauvage, sors de celle t' a plale préjugé.
p248
Je me suis instruit avec ce Triton
et cette huitre ; mais pour toi, albinos,
je puis t' instruire ; viens avec moi,
je te donnerai mon intelligence,
et quand tu l' auras, tu commenceras
à soupçonner sa foiblesse.
L' Albinos à part .
Je vois que ce blanc est un homme tel
que moi, je ne risque rien de le suivre ;
il me donnera à manger, ou... je
le mangerai lui-même.
L' Homme-Marin.
Adieu, mon libérateur ; je ne connois point
la nature de ton intelligence ; mais j' ose
l' envier.
L' Huitre.
Pour moi, je me console, puisque
je vis encore, de n' être qu' une huitre.
fin du drame.
p249
dernier commentaire.
sur le drame raisonnable.
il me semble qu' on pourroit tirer de
ce drame plusieurs lumieres sur cette
faculté de l' ame qu' on appelle la raison,
et sur le nombre d' êtres qui l' ont en partage.
L' analogie me conduit à donner
une ame aux bêtes ; et de ce qu' elles
ont une ame, j' en conclus qu' elles
possédent une esce de raison.
p251
J' ai dit que les bêtes avoient une
ame ; c' est une rité de sentiment
que tous les sophismes de Pyrhon ne
sçauroient ébranler ; je ne puis faire
une simple machine de cette seche
qui distile au-tour d' elle une liqueur
noirâtre, pour se dérober à la vue de
ses persécuteurs ; de cette fourmi partagée
par le milieu du corps, qui
transporte ses nourrissons l' un après
l' autre, pour les rober au danger
qu' elle n' a pu fuir elle-même ; et de
cette chienne, qui, pendant qu' on la
disséque, léche ses petits pour charmer
ses douleurs, et souffre de leur
éloignement plus que du scalpel qui
déchire ses entrailles ; si tout cela
peut s' expliquer par l' action des muscles
et le jeu des organes, il me semble
que l' ame sensible qui a fait parler
Andromaque, et l' ame sublime, qui a
trouvé le calcul de l' infini, ne sont
elles-mêmes que des automates heureusement
organisées.
Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas
adopter le terme d' instinct qui explique
tout et n' effarouche personne ? Pourquoi ?
-c' est qu' il n' est
p252
plus permis au philosophe d' admettre
des qualités occultes ; c' est que la nature
ne fait pas mouvoir deux roues,
lorsqu' une seule lui suffit : c' est que
si l' instinct existe, il n' est pas plus
à l' huitre qu' à Leibnitz.
Il y a long-tems qu' on a démon
les machines cartésiennes ; un systême
Dieu ne crée des automates
que pour tromper à chaque instant des
êtres intelligens, et d' où il s' ensuivroit
que l' oeil n' est pas toujours fait
pour voir, et l' oreille pour entendre,
doit être relégué avec la matiere subtile
et les tourbillons dans la classe
des chimeres, qui ne sont qu' ingénieuses.
Les bêtes ont donc une ame puisqu' elles
ont des sens ; mais quelle est
la nature de cette ame ? Quand Aristote
a dit que c' étoit une substance
incomplette, tirée de la puissance
p253
de la matiere pour faire avec les machines
animales, un tout substantiel ;
il a dit une absurdité, et quand nos
peres ont répeté dans les universités
ce galimathias philosophique, ils ont
mis la déraison en syllogisme.
Le p Bougeant a expliqué tous les
phénomenes de l' animalité, en logeant
des intelligences de diables dans
des corps de bêtes ; mais qu' est-ce
que des intelligences de diables ? Dieu
a-t-il révélé ce mystére à quelques philosophes ?
L' a-t-il sur-tout révélé au jésuite Bougeant ?
Un métaphysicien éloquent, (ce
qui n' est point une contradiction) a
modifié le systême de Descartes,
p254
en donnant aux animaux une ame purement
sensitive ; suivant cette ie,
la brute est encore un automate, mais
un automate sentant, cette explication
ne satisfait point la raison, et
Descartes modifié est aussi inconséquent
que Descartes dans son état
primitif, sans être moins dangereux.
La matiere ne peut sentir ; ce n' est
p255
qu' en suivant les préjugés populaires
qu' on dit que les sensations appartiennent
au corps ; le philosophe
n' est pas plus trompé par ces expressions
absurdes, que l' astronome,
quand on lui dit, que les étoiles font
leur révolution sur l' équateur, et que
les planétes sont tantôt stationnaires,
et tantôt rétrogrades.
p256
Combiner des sensations, c' est
penser ; or la pensée est une, et la
matiere est multiple.
S' il pouvoit y avoir une étendue
pensante, il y auroit des moitiés,
des quarts, et des dixiémes d' ies ;
on sentiroit l' ame se contracter ou se
dilater pour les recevoir ; les perceptions
se partageroient entre chaque
muscle d' une machine organisée, et
le lézard qui perdroit sa queue, perdroit
une partie de son intelligence.
Puisque les bêtes ont une ame,
elle est donc immatérielle ; si elle
est immatérielle, l' huitre a sa faculté
de raisonner comme Newton a la sienne.
La nature ne nous éclaire point
sur l' étendue de l' intelligence des bêtes ;
l' actif écureuil combine-t-il plus
d' idées que l' épaisse tortue ? L' huitre
qui nait et meurt sur son rocher, raisonne-t-elle
p257
avec moins de justesse que le polype,
qu' on greffe comme un oranger,
qu' on retourne comme un gand, et à qui
on ajoute des têtes, sans qu' il cesse de
vivre, de croître et de multiplier ?
Il est probable que la raison de certains
animaux est bornée au sentiment
confus de leur existence, et on citeroit
l' huitre pour exemple, si on ne
venoit de la voir raisonner avec Newton.
Il en est d' autres dont l' intelligence
semble balancer celle de l' homme ;
tel est ce castor, qui n' ayant point
dégénéré dans nos chaînes, fait concourir
ses talens à la perfection de sa
société, et se tit des édifices dont
la construction suppose le concert de
différens artistes, et la connoissance des
principes des Vitruve et des Palladio.
Observons en même tems, que les
p258
animaux les plus intelligens, ne forment
qu' une société fugitive devant
les hommes ; quand ils peuvent se
livrer loin de nous, à toute l' énergie
de leur nature, ils élevent des monumens
qui nous étonnent ; mais l' homme paroît
et ils ne sont plus que des machines.
L' art de la parole constitue une des
grandes différences entre notre raison
et celle destes ; on ne peut expliquer
ici par quel artifice Newton a entendu
le langage d' un Triton et d' une
huitre ; mais il est constant que les
animaux ne parlent point ; les phrases
qu' un perroquet étudie, celles que
Leibnitz avoit apprises à un chien,
ne prouvent pas plus en eux la faculté
de parler, que la prononciation du
terme jehovah , ne prouve qu' un patagon
entend la langue de Moyse.
L' éducation perfectionne la raison
p259
des bêtes que nous tenons dans l' esclavage ;
on réussit alors à leur rendre
certaines sensations aussi naturelles
que leur caractere primitif ; ce
succès prouve une certaine analogie
entre l' intelligence de l' éleve, et celle
de l' instituteur.
Observez cependant, que l' ame
d' unete en liberté, ne se modifie
jamais : or, une raison qui ne se perfectionne
point d' elle-même, ne sçauroit
être la raison de l' homme.
En général ; la raison des bêtes
semble se duire à comparer des sensations :
ainsi celles qui vivent le plus
long-tems, doivent avoir une intelligence
plus active ; les poissons qui
transpirent peu, et dont les os ne se
durcissent pas, vivent plus long-tems
que les quadrupedes, et ont par conséquent
plus d' expérience ; une de ces
carpes de 150 ans, qu' on a trouvé
p260
dans les fossés de Pont-Chartrain, auroit
sans doute mieux raisonné avec
Newton, que son huitre philosophe.
Je touche aux grandes limites qui
parent notre raison de celle des tes ;
toutes les deux se développent
par le même méchanisme ; mais les
deux échelles qui expriment ce développement,
n' ont pas leme nombre de dégrés ; il y a
deux termes dans nos connoissances, la
sensation et la réflexion : l' ame de la brute
sent comme la nôtre ; mais elle ne réfléchit
pas ; aussi les ouvrages des animaux
n' ont point de grand caractere ; ils
périssent, et chez nous les monumens
du génie sont immortels.
Nous seuls nous avons le privilége
d' embrasser une multitude de choses
d' une idée générale, et de voir en
grand, ainsi que la nature opére.
L' entendement humain peut seul
p261
créer des êtres qui n' existent qu' en lui-même,
s' élancer dans la carriere des
abstractions, et bâtir par-là un pont
de communication entre lui et l' infini.
L' esprit de l' homme peut seul s' élever
à l' idée de Dieu, qui lui fait
voir son bonheur, qui le lui fait
désirer, et qui l' en fera jouir ; on ne
connoît pas assez toute l' étendue de
ce privilége : l' homme connoît Dieu !
-qu' a-t-il à désirer de plus dans les
facultés des êtres intelligens ?
Il suit de cette théorie, que les actions
des bêtes ne sont point susceptibles
de moralité ; la vertu n' est point
faite pour ces intelligences, elles ne
peuvent ni mériter, ni démériter ;
elles ne sont pas assez grandes pour
riter même d' être punies par l' être
suprême.
Il me semble que de telles ames
p262
ne doivent pas être immortelles ; une
bête semble bornée à la conscience
de son existence présente, elle ne porte
point ses regards dans l' avenir ;
pourquoi jouiroit-elle d' un bien
qu' elle ne peut ni désirer, ni connoître ?
Si cependant l' idée d' une ame mortelle
entraînoit des conséquences dangereuses,
je ne vois pas que la raison
se refusât à l' hypothese contraire ; les
causes secondes ne peuvent anéantir
la matiere, pourquoi détruiroient-elles
une intelligence ?
Il n' est pas nécessaire que les bêtes
soient des êtres moraux, pour que
chaque individu conserve sa personnalité ;
il suffit qu' elles soient sensibles :
il en est d' elles comme de tous
les êtres mixtes, dont le moi survit
à la dissolution de la machine.
Mais qu' est-ce que le moi d' un animal
p263
qui n' est plus ? Quelles sont ses
opérations, lorsqu' il n' a plus d' action
sur ses organes ? Où est l' être qui
combine des sensations, lorsqu' il n' y
a plus de sensations ? Voilà des difficultés
que ne fait point naître l' opinion
de la mortalité de l' ame destes ;
cependant ces difficultés ne font
pas de cette opinion le systême de la nature.
En sumant tous les principes qui
sont épars dans le drame raisonnable
et dans les commentaires, on peut conclure.
Que tout être sensible a une espéce
de raison en partage.
Que la raison des bêtes ne dérive
point de la matiere, mais d' un principe
intelligent.
Que ce principe peutrir ou être
immortel, sans que la religion soit blessée.
p264
Que la raison de l' homme paroît
d' une nature différente et d' un ordre
infiniment supérieur à celle des brutes,
qu' elle néralise ses idées,
qu' elle s' éleve jusqu' à Dieu, et qu' elle
connoît le prix de la vertu.
p265
Principes d' une nouvelle logique .
Le desir d' étendre la sphère de nos
idées, et de secouer l' entendement
humain dans les individus foiblement
organisés, a fait réduire en art
la faculté de penser ; ainsi, la logique,
à proprement parler, ne fait
servir le raisonnement, que pour suppléer
au défaut de la raison.
En général, tout livre bien fait
sert de logique aux philosophes : dès
qu' un auteur pense, et qu' il fait penser
ses lecteurs, il travaille au développement
de la raison, et il y a peut-être
plus de logique dans les tragédies de
Cinna et de Mahomet, que
dans tous les cours de philosophie.
p266
Il ne faut donc pas croire que cette
logique artificielle, qu' on vante avec
tant d' emphase, soit nécessaire au développement
de l' intelligence : tout
homme qui pense d' après lui-même,
doit raisonner juste, et la nature l' éclaire
plus en un instant, que ne le
feroient en plusieurs années les subtilités
de Duhan, et les sophismes de Dagoumer.
Si du moins cette méchanique du
raisonnement avoit été inventée par
des hommes surieurs ; mais le génie
est trop ennemi des entraves pour
y soumettre sa pensée : à son défaut
ce sont les esprits médiocres, qui
ont fait la plupart des livres élémentaires
de logique ; et on s' en apperçoit
assez à l' ennui qu' ils inspirent, au
fanatisme des scholastiques qui les
ont adoptés, et au pris des philosophes.
p267
Puisque la logique naturelle semble
insuffisante au commun des hommes,
et qu' il faut que l' art prête un
point d' appui à la foiblesse de leur
entendement ; ôtons du moins à la logique
artificielle, ce ton de barbarie,
qui semble la caractériser ; que ses
élémens soient aussi simples, s' il est
possible, que l' intelligence, pour qui
ils sont composés, et encore que l' homme
qui pense, peu empressé à s' y arter,
ne les regarde que comme une
espece de prélude, afin de se mettre
au ton de la nature.
Je désirerois donc, que, parmi tant
d' hommes célébres qui s' intéressent
à la perfection de l' éducation nationale,
il se trouvât un sage métaphysicien,
qui entreprît une logique,
que la jeunesse pût entendre, et que
les philosophes pussent lire.
Ce livre devroit être la quintessence
p268
de l' entendement humain de Locke,
de la méthode de Descartes, de
la philosophie raisonnable de Wolff,
de la recherche de larité de
Malebranche, et du traides connoissances
humaines de l' abde Condillac.
Mais il ne faudroit point que l' auteur
se traînât servilement sur les pas
de ces grands hommes ; s' il n' est pas
en état de se nétrer de leur esprit,
et de créer de nouveau leurs idées ;
qu' il respecte le génie, et qu' il cesse
de mutiler sa statue.
Ce livre devroit être fort court ;
car, tandis que les logiques vulgaires
éternisent les disputes, celle-ci
est faite pour les prévenir ; il en doit
être de cet ouvrage comme des loix,
qui sont mal faites, s qu' on peut
les commenter.
Voici la maniere dont j' envisage le
plan de cette nouvelle logique.
p269
Premiere partie. -je tracerois
d' abord avec pcision l' histoire des
sophistes, qui, depuis Aristote jusqu' à
nos jours, ont abusé les hommes
par leur dialectique : si ce tableau
curieux étoit bien fait, les lecteurs
d' un ordre supérieur, n' auroient
plus besoin de parcourir le reste du
livre, et alors le but de l' auteur seroit
rempli.
On n' est pas assez convaincu que
nous tenons des grecs, nos lumieres
et nos erreurs, notre zéle pour
étendre nos connoissances, et notre
fureur de disputer ; au-lieu de nous
amuser à adorer nos maîtres, ou à les
combattre, ne seroit-il pas tems après
vingt siécles, de le devenir à notre
tour ? La pensée de l' homme est libre,
et les livres, en général, ne font de
lui qu' un esclave.
p270
La logique artificielle est née à
Athenes : quand les philosophes eurent
fait connoître ce que peut l' exercice
de l' entendement pour la gloire du
génie et le bonheur des hommes ; il
s' éleva des essaims de sophistes, qui
se proposerent d' étonner, plutôt que
d' être utiles ; qui mirent leur subtilité,
non à futer l' erreur, mais à ne jamais
rester court, et que l' homme droit
put mépriser, mais que l' homme
d' esprit ne put confondre.
Cette logique duite en art, fut
hérissée de mots techniques, afin de
se faire respecter davantage : l' homme
simple qui vouloit apprendre à raisonner,
ressembloit alors à ces superstitieux,
qui se faisoient initier dans
les mysteres derès Eleusine ; un
syllogisme étoit l' oracle, et le sophiste
qui l' expliquoit, étoit l' hyerophante.
p271
Depuis le scle de Socrate, jusqu' à
celui de Louis Xiv, on a eu la plus
profonde nération pour les recueils
d' hiéroglyphes, que nous ont laissés
les sophistes de la Grece ; ceux qui
les entendoient, avoient acheté trop
cher le plaisir de les interpréter, pour
n' en pas devenir enthousiastes ; et ceux
qui n' y comprenoient rien, avoient
encore la foiblesse d' en accuser leur
propre intelligence.
Ne tirons point des ténébres les
sçavantes billevesées des scholastiques ;
mais dans ce siécle qui prétend
au titre de philosophique, quelle est
encore la logique de l' Europe ?
Il y a fort peu de colléges, où l' on
n' apprenne que l' être est univoque à
l' égard de la substance et de l' accident ;
que lesgrés métaphysiques ne sont
distingués que virtuellement dans l' individu ;
et que le concret et l' abstrait
p272
sont dans un ordre syncatégorématique .
Les jeunes gens connoissent fort peu
Wolff, Malebranche et l' abbé de
Condillac ; tandis qu' on leur fait réciter
par coeur le philosophus in utram-que
partem , Edmond Pourchot, et
le subtil Dagoumer ; on ne leur
apprend pas à raisonner, mais à soutenir
des theses.
p273
L' auteur de notre nouvelle logique
rendroit donc un service essentiel
à l' entendement humain, de le prémunir
contre mille erreurs qui sont
encore à naître, en lui traçant le tableau
fidele de celles qui sont déja
nées. Cette partie totalement oubliée
dans les livres élémentaires, me paroît
p274
de la plus grande importance ; car les
regles s' échappent, mais les exemples
restent. On aime beaucoup moins à
être instruit par des préceptes, que
par des tableaux.
Seconde partie. -je destinerois
la seconde partie de cet ouvrage à analyser
l' entendement, et à suivre le fil
de ses opérations, depuis la simple
sensation, jusqu' au raisonnement le
plus complexe ; depuis l' idée du caraïbe,
qui vend son lit le matin, oubliant
que le soir il doit se coucher,
jusqu' à la pensée sublime de Newton,
qui embrassoit tout le systême de la nature.
Il ne faudroit point commencer par
décomposer l' intelligence de l' homme
en société ; ses raisonnemens sont
trop abstraits ; il seroit plus simple de
p275
ne commencer à faire usage du fil
analytique, que par l' homme sauvage :
tels étoient ces deux êtres à figure
humaine qu' on trouva en 1719,
dans les Pyrénées, et qui couroient à
la façon des quadrupedes ; tel nous
avons vu à la cour d' Angleterre le petit
homme des bois, rencontré auprès
d' Hanovre ; tel étoit encore mieux
cet enfant, qu' on arrêta en 1694, dans
les fots de Lithuanie, qui vivoit
parmi les ours, marchoit sur ses pieds
et sur ses mains, et n' avoit aucun
langage. Je ne crois pas qu' un philosophe
puisse mieux orer sur la pensée
naissante, que dans un homme bien
organisé qui ne parle pas.
Ce jeune sauvage avoit cependant
un langage d' action, qui lui étoit nécessaire
pour exprimer ses besoins à
l' ourse qui l' avoit allaité. Il faudroit
examiner la nature de cette pantomime,
p276
former, s' il étoit possible,
le dictionnaire de cette langue muette,
et chercher si l' enfant pouvoit le
perfectionner jusqu' à former un syllogisme.
Le langage des signes conduit à celui
des sons articulés ; et quelle source
d' observations fines, d' idées neuves,
et de détails heureux ne fait pas naître
la grammaire comparée ? Il n' est point
indifférent au logicien d' étudier les
pensées des hommes, dans la prosodie
de leurs langues : un peuple qui
ne s' exprime que par des gloussemens,
ne raisonne pas comme celui dont
la langue admet des sons heureusement
filés, des inflexions qui les
nuancent, et une mesure constante
qui en caractérise le mouvement.
Il doit y avoir une gradation marquée
dans l' intelligence naissante de
trois hommes, dont l' un parle une langue
p277
à syllabes inégales, et faite pour
la poésie ; l' autre une langue phlegmatique,
qui doit à la rime, la méchanique
de ses vers ; et le troisiéme,
un idiôme barbare, sans mesure et
sans rime ; entre un grec, un anglois
et un hottentot.
Je me persuade aussi qu' une langue
musicale est plus favorable au développement
de la raison, qu' une langue
monotone. Le chinois chante plutôt
qu' il ne parle, et le froid Kamskadale
déclame moins qu' il ne
lit : je devine aisément, que l' un sera
toujours poli, et l' autre toujours barbare.
p278
Enfin, la langue qui me paroîtroit
la plus favorable à l' entendement humain,
seroit celle qui se plieroit le
plus facilement à tous les genres d' écrire,
et où l' on pourroit s' exprimer avec
la force de Bossuet, et l' élégance
de Metastase, avec l' énergie de Tacite
et la mollesse d' Anacréon.
On peut encore juger par l' usage
de l' écriture, du progrès de la pensée.
Il y a loin du négre, qui n' a point
de caractere, au ruvien qui a des
quipos, et du ruvien au chinois,
qui, depuis deux mille ans, a des imprimeries.
L' art des nombres suffit pour établir
une différence singuliere entre
les êtres pensans. Locke parle de quelques
américains, qui ne pouvoient
compter que jusqu' à vingt, et qui
pour exprimer vingt-un, se contentoient
de montrer les cheveux de leur
p279
tête. M De La Condamine cite
me des sauvages, dont l' arithmétique
ne s' étendoit pas au-delà de
trois, quoiqu' ils eussent comme
nous cinq doigts à chaque main ; quel
p280
prodigieux intervalle n' y a-t-il pas
entre la logique de ces indiens, et
celle des peuples de l' Europe, qui ont
perfectionné l' algébre !
Il suit des recherches curieuses que
j' ai la hardiesse d' indiquer, que l' entendement
humain est porté par
mille raisons physiques et morales à
donner une retraite à l' erreur et au préjugé ;
qu' il n' est point éclairé par
les objets, et rarement par ses perceptions,
et que le doute doit être le
premier principe de sa logique.
Il seroit utile d' examiner ici, d' où
vient la foiblesse de notre intelligence :
tantôt ce sont les idées qui nous
manquent ; tantôt elles ne sont pas
assez veloppées ; quelquefois nous
ne trouvons point d' idées moyennes
qui en forment la liaison. Il y a cent
façons de parvenir à l' erreur, et une
seule voie pour arriver à la rité.
p281
La manie si commune de regarder
comme axiomes des principes qui ont
eux-mêmes besoin de preuves, est
une des premieres causes de la petitesse
de notre entendement ; voilà
pourquoi tant de personnes raisonnent
mal, quoiqu' elles soient conséquentes.
Le calife qui fit brûler la bibliothéque
d' Alexandrie, agissoit en bon
disciple de Mahomet ; mais s' il avoit
commenpar lire sans préjugé une
partie de ces livres, il n' auroit plus
pensé qu' à faire brûler l' alcoran.
On rétrécit encore son intelligence
en formant de faux calculs de probabilité,
en créant un systême auquel
on rapporte toutes ses perceptions,
et en sacrifiant sans cesse sa raison à
l' idole de l' autorité.
La logique dont je propose l' idée,
n' est donc qu' un instrument propre à
remonter les ressorts de l' esprit humain :
p282
si les hommes n' ont pas encore
gâté l' ouvrage de la nature, ces élémens
sont inutiles ; si les préjugés ont
été sucés avec le lait, il faut détruire
son entendement avec le secours de
l' art, et le refaire.
Troisiéme partie. -on peut
consacrer cette partie à la méchanique
de l' art ; et je ne prétends pas
par-là me rapprocher des scholastiques ;
leur maniere de voir est si opposée
à la mienne, que nous ne pouvons
nous rencontrer, ni dans nos
idées, ni même dans la signification
des mots qui expriment ces idées.
Il n' y a que deux manieres de raisonner ;
ou bien l' on compose ses
idées particulieres, et l' on monte
par une gradation insensible du connu
à l' inconnu, jusqu' à ce qu' on arrive
p283
à une maxime universelle qu' on
veut établir ; voilà l' analyse ; ou bien
l' on part d' un grand principe, et on
descend par une chaîne non interrompue
de corollaires, jusqu' à une vérité
particuliere qu' on veut démontrer, et
voilà la synthese.
La raison de l' être suprême consiste
à voir tout d' un coup d' oeil ; ainsi
il n' y a pour lui, ni corollaires, ni
théorême, ni analyse, ni synthese.
Je conçois que dans la grande chaîne
des êtres, il peut y avoir des intelligences
supérieures à nous, dont la
vue perçante embrasse tout l' ensemble
du monde métaphysique, qui connoissent
beaucoup de vérités nérales,
et qui ont de grandes idées, aussi
aisément que nous avons des sensations ;
c' est à ces êtres sublimes, qu' il
appartient peut-être de dédaigner les
froides lumieres de l' analyse, et d' abandonner
p284
la chaîne de nos petites
rités, s' ils ne peuvent monter jusques
dans le ciel, pour en saisir le premier
anneau.
Mais la synthese n' est point faite
pour l' homme ; son esprit rampe trop
par sa nature, pour que l' art lui fasse
prendre avec succès un tel essor ;
avant de l' instruire à voler, il faut
lui apprendre à marcher sans faire de
faux pas.
Les philosophes ne font marcher
la synthese, qu' avec un grand appareil
d' axiomes, de lemmes et de corollaires,
plus faits pour étonner que pour convaincre ;
on diroit qu' ils cherchent à décorer l' extérieur
de la machine, pour cacher la foiblesse de ses
ressorts.
L' analyse moins orgueilleuse est
bien plusre dans sa marche : si elle
exerce la patience du philosophe,
p285
du moins elle la couronne. Elle n' est
pas, il est vrai, favorable aux systêmes ;
mais elle n' en est que plus propre à
conduire à la vérité.
La logique a pour base l' analyse ;
cette science, dans un sens, consiste
à arriver d' une vérité connue à une
inconnue, par le moyen d' une proposition
qui les enchaîne ; ainsi l' intervention
des idées moyennes, forme
la théorie du raisonnement ; les scholastiques
qui ont entrevus ce principe,
en ont conclu, que le syllogisme étoit
essentiel à la logique, et que pour
raisonner juste, il falloit raisonner
en forme ; ce paradoxe a produit de
petites formules et de grandes querelles,
de mauvais livres, des erreurs
et des theses.
Un esprit juste n' a pas besoin du
vain échaffaudage des argumens en
forme, pour appercevoir la connexion
p286
ou la discordance de deux idées ;
on a remarqué que de tous les philosophes
les géometres étoient ceux qui
faisoient le moins de syllogismes, et
certainement Archimede et Diophante,
se sont moins trompés que Scot,
Duhan et Dagoumer.
Il est plaisant que les philosophes
de l' école veuillent que, pour raisonner
avec justesse, on sçache que trois
propositions peuvent être rangées de
soixante manieres, et qu' il n' y en
a qu' environ quatorze où l' on puisse
être assu que la conclusion est bien
déduite des pmisses ; il s' ensuivroit
de-là, qu' il n' y a point eu d' être raisonnable
avant Aristote, et qu' on voit
moins de logique dans les quatre
tomes de Locke, que dans l' acte de
licence d' un bachelier.
L' homme a une faculté naturelle
d' appercevoir la convenance ou la
p287
contrariété de deux idées sans le secours
des modes et des figures barbares
du syllogisme ; l' oeil de l' esprit
est blessé d' un mauvais raisonnement,
comme l' oeil corporel d' un amas de
décombres ; et voir alors, c' est juger
avec justesse, quoiqu' on n' admette
ni prémisses ni conséquence.
Rien n' a plus contribué à étendre
l' ignorance scientifique des logiciens
de l' école, que l' abus des mots, et
c' est principalement dans le remede à
cet abus, que je fais consister le méchanisme
de la logique de la nature.
Une langue dont les mots les plus
simples signifient plusieurs idées complexes,
est bonne pour un peuple
grossier, qui n' a que des besoins ;
mais non pour un peuple civilisé qui
a une philosophie.
J' ai dit que l' analyse exigeoit la décomposition
p288
des idées : ainsi il est utile
de n' envisager d' abord un objet que
par une de ses faces, afin d' être plus à
portée de le définir ; mais si les logiciens
inventent des mots, qui fassent
supposer que les attributs qu' ils ont
découverts dans un sujet existent réellement
hors de la pensée, ils abusent
de l' art d' abstraire, et chaque raisonnement
ils font entrer ce mot
scientifique est un sophisme.
Les mots qui ont un sens particulier
dans le langage populaire, et un
autre dans la langue philosophique,
sont très-propres à mettre une barriere
éternelle entre la logique de l' art et
celle de la nature. Qui devineroit à
voir le sens que nous avons attaché au
mot paradoxe , que Cicéron l' a défini
après les grecs une vérité philosophique,
p289
inconnue au vulgaire ; que
conclure de cette définition ? Le titre
d' homme à paradoxes , forme-t-il un
éloge ou une satyre ?
Quand une nation énervée par le
luxe, tend à sacadence, elle admet
dans sa langue des mots, qui n' ont aucune
acception, des mots qui sont signes,
et qui ne signifient rien, tels
que ceux-ci : voilà un honnête homme.
-cette femme est charmante. -vous
pouvez compter sur mon amit. Un jeune
homme sans expérience, qui applique
une idée à ces expressions, voit à
chaque instant sa logique en défaut.
D' un autre côté la multiplicité des
mots scientifiques, conduit à la barbarie,
aussi aisément que les mots
parasites ; tout le tems qu' on employe
p290
à l' étude des mots, est perdu
pour l' étude des choses.
Comme l' imagination a eu la plus
grande part à la fabrique des langues ;
il s' ensuit, que le nombre des tropes
l' emporte de beaucoup sur celui des
mots simples ; bientôt on s' accoutume
à confondre l' objet réel avec l' image,
et une nation a cent poëtes pour un
philosophe.
Les philosophes eux-mêmes, contribuent
à épaissir le nuage pandu
sur l' entendement humain, en fixant
le sens des mots qui expriment des
idées archetypes ; combien les termes
d' ame , de substance et de matiere n' ont-ils
p291
pas fait naître de disputes, quand
on a voulu les appliquer à des êtres
particuliers ? à qui tient-il que ces
quérelles des scholastiques n' ensanglantent
la terre comme les querelles des rois ?
Il y auroit une méthode bien sûre
pour obvier à la fois à tous ces inconvéniens ;
ce seroit de créer une langue philosophique,
qui auroit ses expressions
particulieres pour désigner des objets
sensibles, et des objets intellectuels,
ses mots techniques et leurs définitions ;
mais peu d' hommes de génie
oseroient composer cette langue, et si
elle l' étoit, trop peu de personnes
seroient en état de l' entendre.
C' est assez s' étendre sur ce que j' appelle
la méchanique de la logique ;
quand on s' est habità revêtir chaque idée
de termes propres, qui sont
à l' ame, ce que les couleurs sont au
p292
tableau qu' on veut tracer ; il ne reste
plus que des précautions physiques à
prendre, pour n' être point troub
dans la recherche de la vérité ; ainsi
il est utile d' éviter toutes les sensations
fortes, telles que le grand bruit, une
vive lumiere, le plaisir ou la douleur ;
il faudroit, pour ainsi dire, que l' ame
fit divorce avec le monde sensible,
pour pénétrer plus librement dans le
monde intellectuel.
L' édifice est construit, il ne s' agit
plus que de préparer l' entendement
à l' habiter.
Quatrième partie. -cette derniere
partie doit être la plus courte ;
elle ne doit renfermer qu' un petit
nombre de regles primitives, que le
philosophe établit pour le guider
dans la recherche de la vérité, quand
p293
il étudie sa raison plutôt que les
livres.
Il faut apprendre à voir, avant
d' apprendre à raisonner ; peut-être
me que cette premiere opération
suffit au logicien ; car, quand on
voit bien, on juge toujours bien.
Ce n' est point par leur nature qu' il
faut s' appliquer à connoître les êtres,
mais par leurs rapports avec nous ;
à quoi servent les questions des philosophes
sur l' essence des choses,
sinon à les faire rougir de la foiblesse
de leur intelligence, à substituer les
paradoxes aux principes, et à mettre
le raisonnement à la place de la raison ?
Il est nécessaire d' apprendre de
p294
bonne heure à fonder la chaîne de
ses idées sur des rapports réels, et
non sur des rapports apparents : ce
principe est de la plus grande conséquence
en morale, en physique, et
dans toutes les branches de la philosophie :
c' est pour avoir raisonné
sur d' infidéles apparences que Pyrhon
a odouter de tout, et que l' inquisition
a fait bler les livres de
Galilée ; sans cette mauvaise logique,
il n' y auroit peut-être ni mauvais
physiciens, ni persécuteurs, ni sectaires.
Dans le doute, il faut rectifier le
rapport d' un sens par un autre ; j' ai
déja prouvé combien le toucher étoit
utile pour prévenir les erreurs de la
vue ; la vue de son côté sert à vérifier
les rapports du toucher ; tout est lié
p295
dans la machine humaine, comme
dans le systême de l' univers.
Pour résoudre un problême de morale
par la voie du raisonnement, il
faut partir d' une idée simple pour
arriver à une idée complexe, et redescendre
à l' instant de l' idée complexe
à l' idée simple ; l' entendement
ne doit pas faire un pas qu' il ne sçache
il est, d'il vient, et comment
il peut retourner en arriere.
La méthode ne consiste pas comme
l' a dit Descartes, à définir un
être, afin decouvrir ses propriétés ;
mais à chercher ses propriétés, afin
de pouvoir le définir ; quand on a
ussi par l' analyse à décomposer un
objet, et à lefinir, il faut encore
examiner cette définition ; car si on
p296
peut en retrancher quelque chose,
ou y ajouter sans l' altérer, c' est une
preuve qu' on n' a pas observé la vraie
génération des idées, et il faut recommencer
l' ouvrage.
Le principe le plus utile au logicien,
est d' user de sa raison, et non
p297
de celle d' autrui ; la méditation
peut égarer un esprit mal organisé :
mais c' est l' autorité qui perpétue les
erreurs, et les fait servir au malheur
de l' univers.
Enfin, le vrai logicien ne se propose
que trois objets d' étude, Dieu,
l' homme et la nature ; Dieu, pour
l' adorer en silence ; l' homme, pour
lui être utile ; et la nature, pour occuper
le vuide de son entendement.
p298
Telle est la maniere dont j' envisage
la nouvelle logique que je propose ;
d' autres verront mieux que
moi et proposeront un plan plus perfectionné ;
mais nous partirons tous
dume principe : c' est que la logique
actuelle a besoin d' être réfore.
p299
des théosophes.
on ne s' étonne pas de voir des
hommes abuser de la logique naturelle ;
mais par quelle singuliere contradiction
de l' esprit humain s' est-il
trouvé des écrivains célébres, qui ont
écrit contre elle ? L' homme de talent
qui veut détruire la raison, ne ressemble-t-il
pas au spartiate, qui sacrifioit à la peur ?
On a donné le nom de théosophe,
à ce détracteur de l' entendement humain ;
c' est de tous les sectaires le
plus difficile à ramener : en effet, avec
quelles armes un philosophe peut-il
attaquer un homme qui refuse de se
battre, avec celles de la raison ?
Un théosophe est un homme do
d' une grande sensibilité dans les organes,
p300
qui voit errer autour de lui
les spectres, que son imagination
fait naître ; qui se croit subjugué par
une puissance intérieure qui l' éclaire,
et qui préfere, pour arriver aux connoissances
sublimes, l' essor impétueux
de l' enthousiasme, à la marche compase
de la raison.
La théosophie s' est introduite sans
peine parmi les hommes, parce qu' elle
flatte également leur paresse et leur
vanité ; il est si commode de s' instruire
sans étude, et si glorieux de
convaincre sans le secours de la raison !
Ne demandez ni preuves ni examen
à un théosophe ; il est persuadé,
par ce qu' il est persuadé ; c' est le moine
du mont Athos, qui croit à la lumiere
du Thabor, parce qu' il la voit à son nombril.
Si cet enthousiaste pouvoit faire
p301
un raisonnement, il s' en tiendroit à
celui-ci ; mon génie m' a sûrement inspiré
cette vérité, parce que je suis
convaincu de sa présence, et je suis
convaincu de cette vérité, parce que
mon génie me l' a inspirée.
Un écrivain d' une imagination
ardente et déréglée, n' a souvent qu' un
pas à faire pour arriver à la théosophie.
Milton, l' immortel Milton,
fut l' apologiste de Cromwel, et il
seroit peut-être devenu visionnaire
comme lui, si son nie l' avoit porté
à ébranler les trônes, plutôt qu' à faire
des poëmes épiques.
à dieu ne plaise que j' outrage la
cendre du législateur Penn et du tendre
Fénelon ; mais l' un fut théosophe
avant de se faire quaker, et l' autre
le fut, avant de devenir quiétiste.
On a placé Socrate à la tête des
théosophes, comme on met un titre
p302
brillant au frontispice d' un ouvrage
diocre, afin de le faire vendre ;
Socrate s' est rendu trop célébre par
l' usage de sa raison, pour être soupçonné
d' avoir été ingrat envers elle :
ce grand homme, il est vrai, se
disoit inspiré par un génie ; mais il
ne se vantoit de ce don surnaturel qu' auprès
de ces hommes vulgaires, qui sont
faits pour croire, et non pour s' instruire ;
il faisoit parler la raison devant
les sages, et c' étoit devant le
peuple qu' il faisoit parler son génie.
Socrate, quoique éclairé par son
génie, étoit aussi philosophe que ce
Pascal, qui voyoit un abyme auprès
de son fauteuil ; il ne faut attribuer
qu' au dérangement instantané d' une
fibre intellectuelle, l' opinion bizarre
de ces grands hommes ; j' avouerai cependant,
qu' un degré d' altération de
plus dans cette fibre, pouvoit en faire
p303
des théosophes, et la permanence
de cette altération, des frénétiques.
Un vrai théosophe étoit ce Raymond
Lulle, qu' on appelloit de son
tems le docteur illumi, et qui avoit
créé avec des caracteres magiques,
un art de raisonner, diamétralement
contraire à la raison.
Pourquoi ne feroit-on pas aussi un
théosophe de ce pere Hardouin, le
pluslébre ennemi de la logique
naturelle qu' on ait vu dans l' Europe,
et qui n' attribua les odes d' Horace,
et l' énéïde de Virgile à des moines
du treiziéme siécle, que pour renverser
d' un seul coup, tous les plus
beaux monumens du goût, du génie et
de la raison.
La plupart des théosophes ont été
chymistes ; c' est en cherchant la pierre
philosophale, qu' ils ont cru trouver
p304
l' esprit surnaturel qui devoit les
illuminer ; ils étoient adeptes avant
de devenir visionnaires.
Le vrai fondateur du systême théosophique
est Paracelse ; ce fameux
decin suisse avoit voyagé dans tout
l' ancien continent à l' exemple d' Hermes,
de Solon et de Pythagore, afin
d' éclairer l' Europe ; mais comme à son
retour aucun peuple ne s' avisa de le
choisir pour son législateur, de désespoir
il se jetta dans l' alchymie ; ses
fourneaux ne lui procurerent pas plus
d' or que ses voyages ne lui avoient
procuré de couronne, alors il résolut
de guérir les hommes qu' il ne pouvoit
ni enrichir, ni gouverner ; on le vit courir
le monde offrant par-tout, à un prix
modique, son laudanum et son azoth ,
qui guerissoient tous les maux possibles,
et son élixir qui faisoit vivre
p305
trois cens ans ; il fit beaucoup de
dupes, s' enrichit fort peu, et mourut
à 48 ans sans avoir été détrompé.
Paracelse avoit sonmon familier
comme Socrate ; c' est de lui sans doute
qu' il tenoit qu' on ne peut être philosophe
que quand on est illuminé, que
le sel, le souffre et la liqueur sont
les principes de tous les êtres, et
que notre intelligence vient en droiture
des signes du zodiaque ; je doute
p306
que ce systême eut fait beaucoup de
fortune, quand me son auteur auroit
trouvé un Platon pour l' embellir.
Les théosophes qui ont succédé à
Paracelse sont des sols encore plus obscurs ;
c' est un Robert Fludds, qui fait
rouler toute la nature sur deux pivots ;
le principe septentrional qui produit la
condensation, et le principe austral qui
fait naître la rarefaction ; c' est un Jacques
Boehm, appellé, par excellence,
le philosophe de l' Allemagne, qui dit
que tous les êtres sont éternels et s' engendrent
par des especes de jaillissemens ;
c' est un Jean-Baptiste Vanhelmont,
qui enseigne qu' archée est la
cause primitive de toutes choses, et
que d' elle derivent l' air vital et
l' image séminale , etc. D' où l' on peut
conclure que les dogmes des théosophes
sont fort obscurs, malgré l' esprit intérieur
qui les illumine.
p307
Le dernier théosophe un peu connu
est le ministre poiret, qui, après
avoir fait beaucoup d' ouvrages de
mysticité, se fit quietiste ; il avoit commencé,
dit-on, par être enthousiaste
du cartésianisme ; il y a un peu loin
du doute méthodique de Descartes
aux visions de saint Sorlin et aux rêveries
de la demoiselle Bourignon.
Ce seroit insulter à son siécle que
d' entreprendre une refutation suivie
du systême des théosophes : il est
absurde de raisonner contre des gens
ennemis par principe de la raison ;
il faut les traiter comme des malades
plutôt que comme des sectaires, et le
prince qui voudroit les ramener à la
doctrine universelle devroit les confier
à des médecins avant de les remettre
entre les mains des philosophes.
p308
du philosophe.
depuis que le nom de philosophe
est devenu le titre d' une injure morée,
qui sert à l' envie à désigner le
talent, et au citoyen pusillanime l' homme
de génie qui l' éclaire ; il me
semble nécessaire de définir exactement
l' être respectable, dont j' ose
prendre la défense. Puisse le tableau
que j' en tracerai justifier en même
tems l' idole et le culte de ses adorateurs !
Un philosophe est pour moi un
être sublime, placé sur la terre pour
guérir les hommes des maux attachés
à l' existence, ou pour les en consoler.
C' est un génie éclairé qui attache
son bonheur au développement de son
p309
intelligence, qui ne s' appuye point
sur les lumieres factices des hommes
puissants qui ne le valent pas, et
qui s' occupe dans le silence du cabinet
à réformer son entendement, à
se faire un caractere et à créer son ame.
C' est un partisan de l' harmonie générale
qui conserve l' équilibre entre
ses passions, vit en paix avec le foible
qui l' évite et avec l' envieux qui le persécute,
et ne fonde pas ses idées sur
les loix du moment, mais sur les rapports
éternels et invariables des êtres.
Il a une raison dont il étend sans
cesse les limites ; il ne la soumet point
au caprice d' un despote qui gouverne
une étendue de mille lieues, ni à l' autorité
d' un écrivain mort depuis mille
ans ; il seserve le droit de critiquer
Aristote chez les arabeson le divinise,
p310
et celui de vanter la liberté,
dans le nouveau monde où on l' anéantit.
Il sçait distinguer la morale sublime
de la nature de la morale flottante
des politiques, et de la morale atroce
du fanatisme ; il ne pese pas dans la
me balance l' erreur et la méchanceté,
et il éclaire le genre humain
sans craindre qu' on le punisse du
crime irrémissible, d' avoir annoncé la vérité.
Cependant sa plume audacieuse ne
sappe point les fondemens du trône
et de l' autel ; il respecte les préjugés
qui sont utiles aux nations, honore
les hommes en place, se conforme
aux usages reçus, et ne fait servir
sa liberté de penser qu' à perfectionner
son ame et à assurer le repos de tout
ce qui l' environne ; c' est l' aigle qui
p311
maintient la paix dans son aire, sans
prétendre à réformer l' atmosphere et
à calmer la rage des vents.
Le culte d' un être suprême, qui
n' importune que les ingrats, fait le
charme de son ame sensible ; cette
lumiere douce l' échauffe en même
temps qu' elle l' éclaire ; quand il étudie
la religion il s' apperçoit qu' elle
est le centre où toutes les vérités philosophiques
vont se réunir ; quand il la
suit, il reconnoît que c' est le foyer
toutes les belles passions vont s' embraser.
Il juge intérieurement les loix des
hommes, mais il est soumis à celles
de sa patrie, et si le hazard l' a fait
naître parmi des esclaves, il se dérobe
à la verge flétrissante du despotisme,
mais sans braver ses souverains, comme
sans les flatter, sans les estimer et
sans les craindre.
p312
En un mot, le philosophe est un
être étonnant et non contradictoire,
qui aime le genre humain par intérêt
et par principe, qui éclaire ses contemporains,
mais qui ne veut être
jugé que par la justice des siécles, qui
pense, parle et écrit avec énergie,
mais qui n' eut jamais que la hardiesse
de la vertu.
p313
Article 2.
le huron,
ou de la génération des modes de l' esprit
humain .
Comme les passions ne sont que
les modifications de l' amour propre ;
de même le génie, le talent, le goût,
etc. Ne sont que des modes de l' esprit
humain ; ce qui prouve combien
les ouvrages des hommes sont inférieurs
à ceux de la nature ; nous multiplions
les mobiles, pour produire
de petits effets ; mais la nature avec
un seul levier, fait mouvoir l' univers.
Ne perdons pas de vue un des
grands principes de cet ouvrage ; c' est
que tous les hommes bien organisés,
p314
ont le même fond d' intelligence ; un
philosophe ne différe d' untre stupide,
que parce qu' il sçait mieux lier
ses idées : transportez à dix ans un
scythe à l' école de Socrate, et il
pourra devenir un Platon ; mais Platon
en Scythie, ne sera qu' un individu
de plus sur la terre.
Pourquoi un homme seroit-il essentiellement
différent d' un autre homme ?
En voit-on sur ce globe qui aient plus ou moins
de cinq sens ? La nature seroit-elle une
mere dans ce continent et une marâtre
dans l' autre hémisphere ?
L' esprit a besoin de développement
comme le corps ; mais combien y a-t-il
d' hommes chez qui l' esprit reste
dans l' état de germe ? Ils n' ont pas
plus de droit d' accuser la nature que
ces indiens à qui on allonge le crane
dès le berceau, afin qu' ils restent
p315
toute leur vie aussi stupides que leurs peres.
Mais si les esprits animaux circulent
avec liberté dans le sensorium ;
si les occasions sont favorables au
développement des fibres intellectuelles,
et sur-tout si les hommes ne gâtent
point l' ouvrage de la nature ; je ne
vois pas pourquoi un homme à
Paris auroit un plus grand fond d' esprit
qu' un hommeau Kamsatka,
il ne manque peut-être à ce dernier
que des livres, une langue, et de
l' ennui pour devenir un Montesquieu.
Ne tirons point le kamschadale des
glaces éternelles qu' il habite, et examinons
la génération des modes de
l' esprit humain dans un autre sauvage
extérieurement aussi stupide, mais
sous un ciel plus heureux, et par
conséquent plus favorable au développement
des fibres intellectuelles ; choisissons,
p316
par exemple, ce huron dont
le plus grand homme de ce siécle a
peint avec tant d' intérêt les facultés
naturelles, la sensibilité, la franchise
et les malheurs, et voyons s' il est
possible de lui faire part de nos connoissances,
et de l' amener par dégrès
jusqu' au point l' esprit semble se
confondre avec le génie.
Je suppose seulement que notre
sauvage a appris notre langue en Canada
et qu' il sçait lire et écrire ; cette
hypothese suffira pour le faire marcher
à pas de géant vers la célébrité,
et pour le rendre respectable aux plus
grands hommes, si même il ne les
égale pas.
Toute la théorie de cet article est
fondée sur deux principes ; c' est que
l' esprit ne consiste que dans la liaison
des idées, et qu' il n' acquiert de l' étendue
qu' en saisissant des rapports
p317
plus éloignés ; un enfant au berceau
n' a point d' esprit, parce qu' il ne peut
rien combiner, mais Newton, qui sans
employer d' idées intermédiaires, voit
d' un coup d' oeil le rapport entre la
chûte d' une pomme et le cours elliptique
des planetes, a plus que de l' esprit,
il a du génie.
p318
du bon sens.
tant que le huron resta dans ses
forêts, vivant de sa chasse, se battant
avec les jaguars et fidele à sa maîtresse,
jusqu' à ce que l' ours la mangeât,
toute son intelligence sembloit se borner
au simple bon sens ; cette faculté
étoit en proportion avec ses besoins,
et elle suffisoit à un sauvage, qui,
occupé tout entier à vivre, ne songeoit,
ni à détruire les hommes, ni à les
gouverner.
Je définis le bon sens, la faculté
p319
de concevoir des choses communes
dans le rapport d' utilité qu' elles ont
avec nous ; suivant ce principe, le
huron ne sçavoit sûrement pas combien
la mer roit par année de cubes
d' eau du fleuve Saint-Laurent ; il ne
sçavoit pas même que ce fleuve a une
source et une embouchure : que lui
importoit une idée si commune, puisqu' il
ne voyageoit pas ?
Le bon sens suppose l' absence des
passions fortes, et comment notre sauvage
pouvoit-il sentir avec vivacité ?
Il desiroit peu et ne desiroit pas long-temps,
il ne connoissoit pas encore
p320
Paris, et il n' avoit jamais vu Mademoiselle
De Kerkabon.
Tout sauvage a du bon sens, et dans
les pays policés tout homme stupide
en a aussi ; cette faculté se perfectionne
chez les personnes qui ont un bon
esprit, et elle ne se perd que chez celles
qui abusent de l' esprit.
Les ennemis des talents sont ordinairement
enthousiastes du bon sens ;
ils ne sçavent pas que cette faculté est
commune à tous les êtres intelligens,
qu' elle ne contribue en rien au progrès
de l' entendement humain, et
que le bon sens n' est un titre d' éloge
que pour les hommes qui n' en ritent point.
Il viendra un tems où le huron, attendri
à la représentation d' Iphigénie,
éclairé par la lecture de Locke, et
étonné du génie de Newton, rougira de
n' avoir eu pendant les vingt premieres
p321
années de sa vie que du bon sens ; il
ne méprisera pas ce don de la nature,
mais il ne l' estimera que ce qu' il vaut,
car alors il sera philosophe.
p322
de l' esprit.
un philosophe ingénieux a dit que
là où le bon sens finit, l' esprit commence
et cette nuance délicate,
entre deux facultés de l' esprit humain,
n' auroit jamais été observée par un
homme qui n' auroit eu que du bon sens.
p323
L' homme le plus stupide lie ses
idées, puisqu' il raisonne ; mais on n' acquiert
le titre d' homme d' esprit que
quand on voit les rapports des choses
sans employer beaucoup d' idées intermédiaires ;
ces milieux servent de points
d' appui à notre foiblesse ; et
l' art d' éclairer son entendement n' est
que l' art de les franchir.
Le huron dans ses bois avoit-il de
l' esprit ? Voilà un problême qu' il est
impossible de résoudre sans le secours
de l' analyse : en effet, on envisage l' esprit
sous tant de faces, qu' on peut répondre
ici oui et non sans se tromper ;
ne nous hâtons point d' être décisifs
et prenons la balance.
1 l' esprit juste. -c' est la netteté
dans les idées qui le constitue ; il vient
de ce sentiment du vrai imprimé dans
p324
l' ame, et dont on a parsous le nom
d' instinct moral ; suivant ce principe
la justesse d' esprit est une qualité commune
à tous les êtres intelligens ; elle
ne se perd que parce que les préjugés
viennent en foule s' établir dans le
siége de l' ame : ce sont les hommes
et non la nature qui forment les esprits faux.
Le huron dans ses bois a l' esprit
juste ; il n' est occupé qu' à avoir un bon
hamak, à faire une bonne chasse et à
plaire à sa maîtresse ; ces idées sont
simples, et il ne doit pas se perdre
dans l' étendue des combinaisons.
Sa vie active le met à l' abri des passions
fortes ; il est froid, et ainsi il
raisonne toujours bien.
Il a l' esprit juste, parce qu' il pense
d' après lui-même, et il pense d' après
lui-même, parce qu' il est libre.
Chez nous la justesse d' esprit consiste
p325
à être conséquent, et le philosophe
n' y attache pas un grand mérite ;
car on peut partir d' un principe faux
comme d' une grande rité pour raisonner
avec justesse ; le monde est plein
de ces hommes vulgaires qui adoptent
sans examen les opinions reçues, en tirent
des conséquences exactes, raisonnent
juste, et sont à peine des êtres
raisonnables.
Le négre qui croit qu' un hanneton
a créé le monde n' a point l' esprit faux,
parce qu' il se prosterne avec ses prêtres
devant un hanneton ; et le canadien
raisonne aussi avec justesse quand
il tue le hanneton sacré de l' Afrique
sur les autels du grand liévre ; et si
dans la suite le caffre égorge pieusement
l' américain pour le punir d' un
tel sacrilége, on ne sçauroit l' accuser
d' être inconséquent ; tout cela ne rend
p326
pas l' esprit juste en général fort respectable.
La justesse ne devient une faculté
sublime de l' esprit humain que dans
un homme de génie qui a beaucoup
vu et beaucoup réfléchi, qui discute
les principes avant d' en déduire les
conséquences, et qui juge avec sagacité
tous les rapports, parce qu' il a
tout approfondi. Dans ce sens Montesquieu
étoit un esprit juste, mais le
huron ne l' est pas encore.
2 l' esprit vif. -notre sauvage,
quoiqu' encore dans l' Huronie, peut
avoir de la vivacité dans l' esprit ; rien
ne gêne l' action de ses organes ; les
esprits animaux circulent avec liber
dans ses fibres ; son entendement
est peu exercé, mais il opere avec
p327
promptitude ; il n' est point organisé
pour avoir l' esprit vif, mais il a
l' esprit vif, parce qu' il est bien organisé.
La vivacité est souvent l' appanage
d' un sot, et je ne sçais rien de si insupportable
dans le monde qu' un
automate qui monte lui-même ses
ressorts pour briller, et un homme
lourd qui vise à être ingénieux.
Le tourbillon de la société est plein
de ces petits météores qui étonnent un
instant, mais qui n' ont qu' une lumiere
empruntée ; la vivacité en eux annonce
l' esprit, et l' empêche en même tems
de s' accroître.
L' homme de génie au contraire part
flegmatique dans le monde ; c' est
que ses esprits animaux ne coulent avec
liberté que dans l' ombre du cabinet ;
la société n' est point son élement ; tout
ce qui la compose est trop petit pour
p328
occuper l' entendement de l' homme sublime
qui étudie l' enchaînement des
êtres et se trouve à l' étroît dans les limites
de l' univers.
3 l' esprit lumineux. -l' esprit lumineux
n' est qu' une extension de l' esprit
juste ; il ne fait que mettre le sceau
de l' évidence à des rapports qu' on a
saisis avec exactitude ; ainsi le huron
n' a pas besoin de sortir de ses bois
pour riter le titre d' esprit lumineux.
Si cependant on renferme dans cette
faculté non-seulement l' art de concevoir
avec clarté, mais encore le talent
de rendre ses idées visibles au commun
des hommes, je conçois aisément
qu' un sauvage qui vit avec les ours
et qui ne voit son égal que pour lui
disputer sa proie ou sa maîtresse, ne
peut être appellé un esprit de lumiere.
p329
L' écrivain qui porte dans les sciences
l' esprit lumineux qu' il a reçu de
la nature, a beaucoup de titres à la
reconnoissance des hommes ; il applanit
les routes qui conduisent aux premiers principes ;
il rapproche l' intervalle immense
qui sépare le peuple du philosophe,
et par cet artifice heureux,
il rend la vérité respectable.
Un homme de génie, qui n' a de
commerce qu' avec la nature et avec
son intelligence, écrit rarement pour
le peuple ; il faut que l' esprit lumineux
devienne son interprête ; alors
les symboles de la langue sacrée disparoissent,
les grandes vérités deviennent fécondes,
et tout le monde est philosophe.
Quand le huron tranquille dans
notre capitale, après la mort de la
belle saint-Yves, voudra se consoler
du vuide de son coeur, en étendant la
p330
sphere de son intelligence, il recherchera
les esprits lumineux plutôt que
les hommes de génie, et il commencera
par être l' enthousiaste de Fontenelle,
afin d' acheter le droit de devenir
celui d' Archimede et de Newton.
4 l' esprit étendu. -il est rare
qu' un esprit lumineux ne soit en même
tems étendu : plus un foyer est ardent,
plus les rayons qui s' en échappent,
se réfléchissent au loin ; et tel
est le privilége d' une vue nette, d' embrasser
aussi un grand nombre d' objets à la fois.
On observe que parmi les philosophes,
ceux qui ont été les plus lumineux,
ont pour la plupart été universels ;
tel fut ce Fontenelle, bel
esprit à la fois et géomettre ; tel fut
ce Leibnitz, dont les ouvrages forment
p331
une espece d' encyclopédie ; tel
est encore aujourd' hui l' auteur de la
henriade, génie étonnant, qui a rassemblé
tous les talens, et à qui il ne
manque que d' être mort, pour être
opposé par l' envie même, à tous les
grands hommes du siécle de Louis Xiv.
Le nom de M De Voltaire me ramene
à l' histoire de l' ingénu ; ce jeune
sauvage tant qu' il erre dans ses fots,
mene une vie trop uniforme et arrête
sa pensée sur trop peu d' objets
pour que son esprit puisse s' étendre ;
mais qu' il entre dans les plaines de
l' Huronie, qu' il voie par quel art
l' homme a sçu rober le terrein qu' il
habite aux bêtes féroces et aux eaux ;
qu' il considere combien la culture de
la terre ajoute de charmes à larénité
du ciel ; qu' il médite sur les tableaux
multipliés de la nature, et vous verrez
p332
l' horison de ses idées se dévélopper.
Son entendement sortira de la sphere
étroite où il est circonscrit, s' il a le
loisir defléchir sur l' art de parler ;
s' il s' apperçoit combien la langue des
signes est inférieure aux gloussemens
de sa langue maternelle ; et quel prodigieux
intervalle il y a encore de ces
gloussemens à l' harmonieuse fécondité des
langues de l' Europe.
Le spectacle des hommes rassemblés
contribuera aussi à féconder son
intelligence ; il verra avec étonnement
combien la réunion des forces
publiques ajoute aux forces de chaque
individu ; il soupçonnera que les
loix peuvent être le gage de l' inpendance,
et quel que soit le caprice
des souverains, il sentira qu' il
est encore plus dur de se battre avec
des ours que d' obéir à des hommes.
p333
L' esprit du huron aura d' autant
plus de facilité à s' étendre que les
préjugés n' ont pas encore assiégé la
porte de son entendement ; il voit la
nature telle qu' elle est, et son ame
s' agrandit sans effort en l' observant.
5 l' esprit profond. -la profondeur
des idées suppose que l' ame a le
courage aussi bien que le loisir de se
plier sur elle-même, de suivre l' enchaînement
des causes, et de décomposer
les objets jusqu' à leur derniere analyse.
Le huron, à la vue du nouvel univers
qui se developpoit à ses yeux,
n' a pu d' abord que parcourir avec
rapidité les tableaux mobiles de la
nature ; dans la suite son ame s' est
arrêtée sur les grands objets, il a
osé sonder la profondeur des êtres
p334
dont il n' avoit fait qu' éfleurer la surface,
et son entendement a acquis l' usage
d' une nouvelle faculté.
Plus le sauvage se fera au travail de
penser, plus il deviendra nétrant ;
son activité se consumera à épuiser une
connoissance plutôt qu' à les éfleurer
toutes, et il préférera la gloire d' être
profond à celle de n' être qu' étendu.
S' il m' est permis de parler aussi librement
que je pense, je me persuade
que la décadence des arts ne vient
pas du défaut d' étendue dans les connoissances,
mais du défaut de profondeur ;
dès qu' on peut se dispenser en
lisant de la fatigue de penser, dès que
toutes les sciences sont en dictionnaires,
et qu' il suffit de respirer l' air de
la littérature pour devenir homme de
lettres, on peut en conclure que le
goût commence à s' anéantir ; il en est
alors des arts comme d' un fleuve à qui
p335
on ne creuse point de lit, et qui se
perd dans une plaine unie à force de
s' y étendre.
Dans un siécle tel que je viens de
le dépeindre, on doit rencontrer mille
esprits vifs pour un esprit profond ; il
est si commode de franchir un abyme
au lieu de le sonder ; il est si simple
de croire aller fort loin, parce qu' on
va fort vîte !
Au reste, je ne donne point le titre
d' esprit profond à celui qui discute
péniblement des bagatelles ; il est réservé
à ces génies heureux qui portent
le flambeau de l' analyse dans les
routes inconnues qui menent aux grandes
rités ; c' est Locke qui peut être
appellé un homme profond, et non le
bel esprit qui sçait interpréter des
logogriphes.
6 l' esprit philosophique. -plus
p336
l' ingénu s' éloigne de ses bois, plus sa
pensée s' étend, sans perdre son énergie,
et plus il devient philosophe.
L' esprit philosophique se forme de
la profondeur des idées, de l' élevation
des sentimens ; et de l' indépendance
des opinions humaines ; et dans ce
sens, notre sauvage est aussi philosophe
que Tacite, Bacon et Montagne.
On confond assez communément
l' esprit philosophique, avec l' esprit
fort ; convenons d' abord des termes ;
il est encore plus sage de prévenir
les disputes, que de les terminer.
Si on entend par esprit fort, un
homme dont l' entendement est bizarrement
organisé, qui marche sans
balancier sur le fil lié de la métaphisique,
et dont l' orgueil se joue de
toutes les grandes vérités qui forment
le systême de la nature ; jeclare que
p337
l' ingénu ne sera jamais un esprit fort,
et qu' un tel esprit fort ne rite pas
le titre de philosophe.
J' ai toujours cru qu' on devoit appeller
esprit fort l' homme de nie,
qui ne vend son ame au despotisme
de personne, qui secoue le joug des
superstitions religieuses et littéraires,
et qui ne pense que d' après lui-même,
la nature et la vertu.
Suivant cette définition, le huron
a tout ce qu' il faut, pour donner à
son intelligence la force que la nature
a donnée à ses organes ; il est
libre comme l' air qu' il respire ; ainsi
il ne flattera jamais les rois, il n' augmentera
pas le nombre des bonzes ou
des marbuts, et l' homme de génie
lui-même, ne recevra son hommage,
que parce qu' il est homme de
génie, et non parce qu' on lui a cerné
un culte et des autels.
p338
7 le bel esprit. -dans l' acception
la plus étendue, ce mot ne doit désigner
qu' une intelligence heureusement
organisée qui s' attache au vrai
beau, à ce beau qui caractérise la nature,
et dont tous les hommes dans
tous les siécles peuvent être frappés ;
dans ce sens un huron peut prétendre
au titre de bel esprit aussi bien qu' Ovide,
Pope et Chaulieu.
L' usage qui est le tyran même du
génie, a beaucoup limité la définition
primitive du bel esprit ; nous entendons
sous ce nom un homme doué
d' une imagination brillante, et d' un
esprit fléxible, qui s' approprie tous les
talens agréables, et qui saisit avec art
le beau que son scle a adopté.
Pour obtenir chez nous le titre de
bel esprit, il suffit de composer dans
p339
le genre d' agrément ; le philosophe
qui n' est qu' utile ne sçauroit y prétendre ;
on l' a donné à Fontenelle et à
la Fare, et on le refuse à Archimede,
à Aldrovande et à Tournefort.
Il y a, suivant notre maniere de
penser, un grand intervalle entre
l' homme d' esprit et le bel esprit ; l' un
n' a point de talent marqué, ou le laisse
dormir ; l' autre en fait usage et l' affiche ;
il y a des hommes d' esprit dans
toutes les classes des arts ; il n' y a
gueres de beaux esprits que parmi
les orateurs et les poëtes.
Seroit-il difficile de prouver que
me dans le sens le plus stricte, l' ingénu
confiné dans les plaines de l' Huronie
peut prétendre au titre de bel esprit ?
La facilité avec laquelle on saisit le
goût des hommes avec qui l' on vit,
est un des principaux caracteres du bel
p340
esprit ; or, les sauvages de l' arique
n' ont pas fort étendu le cercle de
leurs connoissances ; arranger avec art
du corail autour de ses oreilles, faire
en parlant des gestes véhements, fumer
avec grace une pipe de tabac
suffit peut-être pour devenir le bel
esprit des hurons.
L' ingénu aima long-tems la belle
Abacaba, par conséquent il fit des vers
de bonne heure ; car, dit l' ingénieux
historien de notreros, il n' y a aucun
pays de la terre où l' amour n' ait
rendu les amans poëtes ; or faire des
vers en langue huronne, est un titre
au bel esprit aussi-bien que d' en composer
dans la langue de Racine et
dans celle d' Anacréon.
On paroît borner le bel esprit au
talent de bien dire ; l' ingénu fait
mieux, il réunit au talent de bien
dire le talent de bien penser ; il puise
p341
ses idées dans le tableau sublime de
la nature, et il les exprime avec feu
dans les bras de sa maîtresse.
Le bel esprit de l' Huronie n' est pas
celui des siécles d' Auguste et de Louis Xiv ;
mais il en est peut-être le germe ;
si quelque philosophe osoit décomposer
nos poétiques, on s' appercevroit
que ces regles innombrables
dont on les surcharge se reduisent au
fond à deux ou trois idées, qu' on vante
souvent sans les suivre sur les bords
de la Seine, et qu' on suit sans les
vanter ps du lac Ontario.
p342
du goût.
on a vu que l' ingénu pouvoit
avoir du bon sens et de l' esprit sans
sortir de l' Huronie ; mais il me semble
que pour acquérir du goût, il est
nécessaire qu' il voyage en Europe et
sur-tout chez ce peuple ingénieux et
frivole qui depuis un siécle et demi
s' est fait le centre de tous les talens ;
que ses voisins envient, mais sans
cesser de l' imiter ; et qui a obtenu par
ses grands génies la monarchie universelle
que n' ont pu lui procurer ses
grands capitaines.
Le goût n' est au fonds que le sentiment
du beau ; mais ce sentiment a
besoin d' exercice et d' objets de
comparaison : le goût d' un sauvage qui habite
avec des ours ressemble à la vue
p343
perçante d' un criminel qui habite dans
un cachot.
Si le goût n' étoit que ce tact intérieur
qui nous fait juger du prix du
beau de convention, il seroit encore
plus impossible de l' acquérir par
ses propres lumieres ; il faut se rendre
chez le peuple qui est sur ce sujet le
législateur des autres ; il faut visiter
ses monumens, fréquenter son théatre
et identifier son esprit avec celui
de ses écrivains ; le goût est une lampe
qui ne peut s' allumer qu' au flambeau
du génie.
L' ingénu est déja en basse Bretagne,
destiné par son oncle à être un prieur
de moines, lorgné tendrement par la
ronde demoiselle De Kerkabon,
mais ne respirant que pour la belle
saint-Yves ; j' ai appris dans un voyage
fait au prieuré de la montagne que
l' amante du huron avoit été élevée à
p344
Paris ; elle connoissoit tous nos bons
livres ; elle sçavoit par coeur Racine ;
mais elle ne sentit tout le mérite de
ce poëte immortel que quand elle
commença à aimer.
C' est aux genoux de cette tendre
bretonne que l' ingénu apprend les
premiers élemens de l' art du goût ; son
ame se met d' elle-même à l' unisson
de celle de son amante ; son imagination
s' embrase au feu de ses regards ;
s' il doit lui psenter des fleurs, il
les tressera avec élégance : s' il chante
devant elle, le sentiment lui dictera
ses modulations ; s' il lui déclame des
vers de Racine, il fera croire qu' il les
a composés.
Déjà notre sauvage ne l' est plus ;
le spectacle de la belle nature, l' habitude
de comparer et sur-tout l' envie
de plaire, ont développé en lui l' organe
du goût : d' abord ilcouvre
p345
avec sagacité les regles que se sont
faites les maîtres de l' art ; dans la
suite il parvient à un tel point de perfection,
qu' il applique avec sagacité
les principes mêmes qu' il ne connoît pas.
Il est presqu' impossible de soumettre
à l' analyse ce tact de l' ame, qu' on
peut définir le sentiment de la belle
nature ; cependant l' ingénu, à force
de réfléchir s' appercevra que c' est à la
beauté de son imagination, à la finesse
de ses idées, et sur-tout à la sensibilité
de son ame qu' il doit cette nouvelle
faculté de son entendement :
son amour pour la belle saint-Yves, a
fait éclorre en lui le germe du goût et
le goût le ramenera sans cesse à
l' amour de la belle saint-Yves.
1 l' imagination. -je regarde l' imagination,
p346
non comme l' essence du
goût, mais comme son aliment ; c' est
elle qui fixe la pensée fugitive, qui
donne des couleurs aux sensations,
et qui force les ies abstraites à se
revêtir d' images sensibles ; elle est le
partage de tous les hommes bien organisés,
dont de tristes préjugés, une
philosophie aride, et une religion
minutieuse, n' ont point glacé l' entendement ;
et c' est par le langage qu' elle
a fait naître, que le peuple et le sage
peuvent s' entendre.
L' imagination jouoit un grand le
chez les écrivains de l' antiquité ; nés
sous un ciel heureux, ils parloient des
langues favorables à l' harmonie ; ils
avoient une physique animée, et une
mythologie qui n' étoit qu' une galerie
de tableaux ; leur mondetaphysique
étoit peuplé d' êtres sensibles ;
leur religion vivifioit toute la nature
p347
et leurs philosophes étoient
poëtes.
Je ne vois pas cependant que les
anciens ayent moissonné en entier
le champ de l' imagination, et qu' il
ne nous reste plus qu' à glaner après
eux ; tous nos bons écrivains sont
pleins d' idées neuves et d' images
brillantes qui expriment ces idées ;
il y a autant de nuances possibles dans
les tableaux de la nature, que de
combinaisons dans les caracteres d' imprimerie,
et tout homme qui voit les
objets d' après lui-même, doit les
peindre à sa maniere.
L' imagination si nécessaire au goût,
subsiste souvent sans lui ; il faut attribuer
ce faut à l' incohérence des
figures, à l' ignorance des bons modeles,
et sur-tout à la manie de tout
peindre ; Lucain, le docteur Young,
et la plupart des poëtes orientaux,
p348
ont une belle imagination ; mais ils
ne sont jamais entrés dans le temple
du goût.
Observons cependant, qu' on ne
sçauroit être trop circonspect, quand
on accuse les hommes d' une brillante
imagination, de manquer de goût ;
un poëme écrit avec chaleur, ne doit
point être soumis à l' analyse philosophique ;
pour en juger sainement,
il faut choisir son point de vue :
il en est peut-être d' un ouvrage d' imagination,
comme d' une de ces
belles corations de Servandoni,
qui, du théâtre ne paroit qu' un mêlange
grossier de couleurs, et dont
l' illusion magique se fait sentir au parterre.
p350
Le goût peut se faire remarquer
dans les petits détails, comme dans
l' ordonnance des grands tableaux ; il
y en a dans une fleur de Tenieres comme
dans toute la galerie de Rubens,
et dans un distique d' Anacréon comme
dans la henriade.
p352
Parmi les grands traits que l' imagination
des hommes de génie a fait
naître, il y en a qui frappent également
les hommes de tous les siécles
et de toutes les nations ; tel est dans
Homere l' allégorie de la chaîne d' or
avec laquelle Jupiter entraîne les hommes
et les dieux ; tel le cinquieme acte
de Rodogune ; tel encore le discours
p354
pathétique de l' océan personnifié à
Gama dans la lusiade du Camns ;
ces monumens du goût et du génie
unis doivent frapper chez des scythes
comme chez des grecs, et au
gal comme sur les bords de la
Seine, ou de la Tamise.
Outre ces grands tableaux, il y a
des beautés du second ordre qui ne sont
sensibles que pour les gens de goût ;
tels sont le développement du caractere
de Neron dans Britannicus, l' intérêt
que Richardson fait prendre dans
Clarice pour l' affreux Lovelace ; l' art
avec lequel les styles de Zaïre et de
Mahomet sont variés, etc. On feroit un
volume entier de remarques sur les
traits de génie, qui échappent aux esprits
subalternes, et après la lecture
des ouvrages mêmes où on peut les
puiser, ces remarques formeroient
peut-être les meilleurs élemens de goût
qu' on pût donner chez aucune nation
de l' Europe.
L' imagination, quelqu' abus qu' on
p355
en fasse, est toujours une des bases
du goût ; elle est nécessaire à l' écrivain
qui compose comme à l' homme
du monde qui juge, et la froide raison,
quand elle est seule, tue le goût
dans un ouvrage d' agrément et dans
l' ame de ses lecteurs.
2 la finesse. -le goût dédaigne
les routes vulgaires, il veut marcher
sans appui et dans le sentier qu' il
s' est lui-même tracé ; ainsi il y aura
toujours quelque chose de neuf dans
ses idées ou dans la maniere de les
joindre ; si le principe découvert étoit
une de ces vérités lumineuses et fécondes
qui donnent une nouvelle marche
à la nature, l' homme de goût deviendroit
un homme de génie ; si l' invention
ne consiste que dans les idées intermédiaires
qu' on laisse à suppléer, le
p356
goût se confond avec ce qu' on nomme finesse.
Un homme qui réunit le goût et la
finesse, a des sensations inconnues au
reste des hommes ; s' il écrit, son intelligence
décompose des idées qui
paroissent élémentaires ; s' il aime, il
joint au plaisir principal des voluptés
accessoires qui multiplient les jouissances ;
Fontenelle ne voit pas une
rose comme la voit un fleuriste ; Ovide
n' aime pas Corinne comme l' aimeroit
un tartare.
Je définirois volontiers la finesse,
cet oeil de l' entendement qui voit
toutes les nuances des objets et qui
évite de se faire voir ; voilà pourquoi
l' homme de goût est si rare et souvent
ne peut se faire entendre que par les
gens de goût.
On confond quelquefois la finesse
avec la délicatesse, parce que toutes
p357
deux suppriment des pensées interdiaires
et voilent les ies, ou les
images dont elles sont revêtues ; cependant
il y a entr' elles une nuance
qui n' échappe pas à l' homme de goût ;
la finesse ne désigne que l' esprit ; mais
la délicatesse caractérise le sentiment.
Il y a de la finesse dans ce vers de Fontenelle.
On ne doit point aimer quand on a le coeur tendre.
Il y a de la délicatesse dans cette
ponse d' Hyppolithe à Théramene.
Si je la haïssois, je ne la fuirois pas.
On trouve à la fois de la finesse et
de la délicatesse dans l' épigramme de
Marot sur un baiser, qui finit par ces
deux vers.
Mais je voudrois qu' en me le laissant prendre,
vous me dissiez : non, tu ne l' auras pas.
Comme le gt physique s' altere
p358
par les assaisonnemens ; le tact de l' esprit
s' altere aussi par l' abus de la finesse ;
on en est venu à s' imaginer
qu' il suffisoit, pour avoir du goût, de
rendre des idées communes par des
images obscures et par un tour recherché ;
tel étoit en particulier le talent
de Marivaux ; aussi ses codies et
ses romans ne sont que des recueils d' énigmes.
Le moyen le plus sûr pour se faire un
fond d' idées fines et pour les concilier
avec le goût est de ne travailler que
pour un certain nombre de lecteurs
choisis qui insensiblement dictent au
public et à la postérité les jugemens
qu' elle doit porter ; sur la fin du regne
de Louis Xiv on pouvoit regarder la
société du temple comme le centre du
bon goût, et il suffisoit alors de travailler
pour elle pourriter un jour
le suffrage de toute la terre.
p359
3 le sentiment. -il faut distinguer
avec soin la sensation qui regarde
les besoins physiques de la nature, du
sentiment qui a pour objet les besoins
factices que se donne l' homme en
société ; tous les individus intelligens
ont des sensations ; mais le sentiment
semble réservé à cette classe d' hommes
polis qui a fait un art des jouissances
et qui croit goûter également le bonheur
qu' il éprouve et celui qu' il imagine.
Il y a dans les arts des beautés touchantes
qui dès la naissance des âges
ont frappé les hommes heureusement
organisés ; ces observations multipliées
ont fait naître dans la suite
l' art du gt ; dès que le systême a été
établi, il n' a plus été permis de réclamer
contre ses principes ; les critiques
p360
ont appris aux bons esprits à sentir
et au peuple à dire qu' il sentoit.
Il y a eu peut-être de la témérité
à soumettre au joug des pceptes, le
goût qui comme le génie est ennemi
de la dépendance ; cependant les
auteurs des poëtiques ont rendu un
service essentiel aux lettres ; ils ont
appris à lire les ouvrages des hommes
de génie, et de l' art de bien lire à
l' art de sentir, il n' y a peut-être qu' un
pas.
On a établi comme une regle invariable
que pour rendre le sentiment
il faut être sensible ; un homme
qui n' a jamais aimé, n' est point fait
pour peindre l' amour, et Boileau
qui a si bien traduit l' hymne de Sappho,
ne l' auroit jamais composée.
On voit cependant des gens obligés
par état à feindre le sentiment, attendrir
un public choisi, comme s' ils
p361
éprouvoient eux-mêmes le délire
des grandes passions ; il y a des codiens,
jugés insensibles par les philosophes,
qui sçavent monter leur
ame au ton du sentiment, et l' illusion
est alors aussi complette, que si la
scene se passoit hors du théâtre.
De-là on a conclu qu' il y avoit
un sentiment d' habitude, distingué
du sentiment raisonné ; et l' impossibili
d' expliquer un phénomene de la
nature, a fait conclure, que le goût
étoit en même tems le partage d' un
Racine et l' appanage des singes.
Me seroit-il permis de reclamer
contre ce principe ? Les philosophes
ont-ils lu avec soin dans le coeur d' un
comédien, avant de le priver de la
sensibilité, est-il bien vrai que cette
Champmelé que Racine lui-même a
aimée n' a jamais fait que jouer le sentiment ?
Quel rapport y a-t-il entre les
p362
ressorts d' un automate, et ces mouvemens
impétueux qui déchirent l' ame,
et se communiquent aux spectateurs,
avec la rapidité et la violence
d' un embrasement ? Quand il
seroitcidé que l' actrice qui m' attendrit
à peu d' esprit, je ne voudrois
pas juger qu' elle est insensible ; ce
qu' on appelle l' esprit est si peu essentiel
au goût, il y est si souvent oppo!
Remontons de l' art de déclamer les
vers, à l' art de les faire ; on peut
établir comme une maxime générale
que l' esprit ne sçauroit jamais remplacer
le sentiment ; dès que le poëte
qui doit m' attendrir est ingénieux, il
devient froid ; il ressemble à un
amant aimé, qui trouvant sa maîtresse
endormie au fond d' un bosquet,
s' amuse à l' enchainer avec des guirlandes
de fleurs.
Les vers de sentiment sont aisés à
p363
distinguer ; ils attendrissent sans qu' on
en sçache la raison ; ils sont simples
comme la nature ; ils ne semblent pas
faits, mais trouvés.
Sur-tout ils ne sont point arrangés
en forme de sentence ; cet air d' apprêt
tue le sentiment ; Senéque,
Corneille, et Cbillon, qui avoient
beaucoup de génie, mais peu de goût
sont féconds en vers de maxime ; il
n' y en a presque point dans Euripide
et dans Racine qui unissoient le gt
au génie.
Ce n' est point ici le lieu de s' étendre
sur la théorie du sentiment ; tout
homme bien organisé le rendra de
lui-même, s' il sçait se placer au centre
de la passion : veut-il encore perfectionner
son goût ? Qu' il lise peu les
poëtiques ; je connois trois grands
maîtres qui l' instruiront avec bien
plus de succès qu' Aristote, Gravina
p364
et Castelvetro : c' est son coeur, Racine,
et Richardson.
Il n' y a rien dans cettegere théorie,
qu' on ne puisse appliquer à notre
sauvage, il est né parfaitement organisé ;
il aime ; il est à Paris : que
lui faut-il de plus pour prétendre au
titre d' homme de gt ?
Son imagination que le pjun' a
pas encore eu le tems d' énerver, conserve
toute sa sphere d' activité ; il lit l' esprit
des loix, avec l' esprit de Montesquieu ;
il monte au théâtre avec
Racine, et parcourt les tuileries
avec le Notre et Girardon.
Habitué àfléchir, il exerce sa
pensée à franchir de grands intervalles ;
son ame se fait de nouvelles sensations,
et son entendement crée
de nouveaux rapports entre les êtres ;
p365
il sent d' abord finement, ensuite il
pense de même.
L' amour a commencé à faire éclorre
en lui le germe du sentiment ; bientôt
la lecture des poëtes le développe :
s' il lit Iphigénie et Alzire, il
rapporte à sa situation les vers brûlans
d' Achille et de Zamore ; s' il écrit
à son amante, il prendra, sans le sçavoir,
la plume de Petrarque, et le
pinceau de Chaulieu.
Enfin l' ingénu a du gt ; l' ingénieux
Lafare peut l' admettre dans la
société du temple ; Moliere, le consulter
sur le misantrope ; La Fontaine,
lui dédier des fables, et Chapelle
s' ennyvrer avec lui.
p366
du génie.
la scene change ; l' ingénu, après
la révocation de l' édit de Nantes,
avoit osé s' attendrir sur le sort des
fugiés ; le pere Le Tellier, ennemi
de port-royal, des protestans,
des gens de lettres, et de tout ce qui
n' étoit pas jésuite, obtient une lettre
de cachet contre un huron, et ce sauvage
est mis à la bastille pour avoir
été plus humain qu' un confesseur de Louis Xiv.
C' est dans la sombre prison
l' ingénu est renfermé, qu' il sentira
développer en lui le germe du génie ;
sa pensée solitaire deviendra profonde ;
l' image des crimes de l' homme
se peindra à ses yeux sous des traits
brûlans et sublimes ; tandis que ses
p367
sens seront dans les ténébres, son
ame sera éclairée par les rayons
de l' enthousiasme, et il deviendra
grand dans un cachot, comme le
docteur Young l' est devenu en errant
autour des tombeaux.
Si dans la suite cet infortuné devient
libre, et que volant dans les
bras de son amante, il la trouve à
vingt ans commandant son cercueil ;
s' il apprend par quel effort de vertu
cette femme généreuse a perdu son
innocence ; s' il voit dans les convulsions
du désespoir ce S P qui
trouve dans une biere l' objet dont il
venoit jouir, croit-on que ce tableau
terrible ne se gravera pas en traits
de feu dans son esprit ? Et que lui
manquera-t-il pour le rendre avec
tout le pathétique des grandes passions ?
S' il fait alors une élégie, il
créera une nouvelle nuit d' Young ;
p368
s' il expose sur le théâtre cette fatale
aventure, il empruntera le pinceau
le et vigoureux de Crébillon et de
Shakespear ; s' il entreprend un poëme
épique, il obtiendra pour sa tendre
héroïne, les larmes et les suffrages
du genre humain.
C' est une remarque bien digne
de notre attention, que la plupart des
hommes de génie se sont élevés au
milieu de l' infortune et des orages ;
Homere et Milton furent aveugles et
pauvres, Lucrece et Le Tasse avoient
des accès de folie ; Platon peut-être
seroit inconnu si on n' avoit empoisonné
Socrate ; Descartes né en France
est mort dans les glaces de Stockolm,
et le grand Corneille peu enrichi par
le théatre qu' il avoit créé, persécuté
par Richelieu et effacé par Racine,
mourut peut-être sans soupçonner son
génie et sa célébrité.
p369
Il semble que les grands talens ne
servent qu' au malheur de ceux qui les
partagent ; comme si le génie avoit
besoin d' être acheté ! Comme si la nature
vouloit consoler le vulgaire de
la supériorité des grands hommes !
On peut ranger le nie en diverses
classes ; je mets dans la premiere
le philosophe qui découvre dans le
systême des êtres des vérités neuves et
qui font époque dans l' histoire du
genre humain ; tel est ce Newton qui
a fait marcher sur de nouvelles roues
la grande machine de l' univers.
Outre ce génie philosophique, il y
en a un autre consacré aux ouvrages
d' agrément et qui est fondé également
sur des beautés de convention et sur
les beautés invariables de la nature ;
c' est dans ce sens que Tacite, Corneille
et La Fontaine sont des hommes
de génie.
p370
Je voudrois encore distinguer le
génie qui étincelle de tems en tems
dans un ouvrage, d' un ouvrage de génie ;
il y a des traits de nie dans l' histoire
de Florus, dans les oraisons funébres
de Bossuet, dans les opéras
de Quinaut ; mais Clarisse, la tragédie
de Mahomet et l' esprit des
loix sont des ouvrages de génie.
En général on distingue un homme
de génie du reste des hommes à talens,
en ce que tout ce qu' il fait a un grand
caractere ; s' il s' éleve, il prend un
grand essor ; s' il tombe, il ne fait que
de grandes chûtes.
Il ne faut pas cependant s' imaginer
que le génie crée dans leme sens
que la nature ; nous ne donnons pas
l' existence physique à nos idées ; l' invention
consiste à découvrir des rapports
entre les vérités les plus éloignées,
à faire des combinaisons neuves
p371
et à envisager les êtres sous des points
de vue qui n' appartiennent qu' à soi ;
le systême de la gravitation n' est point
de lui-même dans le cerveau de
Newton, mais ce philosophe a saisi
en homme de génie le rapport entre
la cte d' une pomme et la théorie de
la lune, et cette découverte pour
l' homme est une création.
Des métaphores ne sont point des
définitions philosophiques et quand on
dit qu' un homme de génie est inspiré,
on prétend en faire un homme extraordinaire
et non un théosophe ou un prophéte.
Cette vérité paroît dans les arts
d' agrément avec encore plus d' évidence
que dans la philosophie ; quel
est le grand poëte qui s' est formé
sans modele ? Sans Homere il n' y auroit
point eu de Virgile ; Terence a
fait Moliere ; Euripide, Racine ; Racine
p372
et Euripide, l' auteur d' alzire,
que nos descendans seront encore
obligés d' imiter, quand ils voudront
devenir des hommes denie.
On auroit tort de conclure de ces
principes que c' est à l' art qu' on doit
le génie ; l' art le développe ; mais il
ne le fait pas naître ; le huron accoutu
à penser d' après lui-même pourroit
peut-être se passer de cette ressource
étrangere ; mais l' homme en
société, que l' éducation vulgaire a
fait dégénerer, a besoin de l' art pour
remonter son esprit au ton de la nature.
p373
de l' auteur du huron.
au lieu d' examiner le développement
de l' esprit humain dans le huron,
n' auroit-il pas mieux valu choisir
pour mon héros le génie qui nous en a
tracé l' histoire ? Il auroit suffi alors
de décomposer ce grand homme pour
trouver un modele aux hommes d' esprit,
aux gens de goût, et peut-être
aux grands génies.
Je ne dirai point que l' auteur de la
henriade a du bon sens ; qu' est-ce que
le bon sens quand on rencontre le nie ?
Toutes les sortes d' esprit sont rassemblées
dans les productions de cet
écrivain immortel ; il est tantôt Ovide
et tantôt Chaulieu dans ses poésies
fugitives ; il est Fontenelle dans ce
p374
qu' il a écrit sur les sciences, Montagne
dans ses mélanges, et Lucien dans
ses romans.
Personne n' a eu l' esprit aussi étendu ;
il a fait la henriade, et des épigrammes,
l' histoire générale et le voyage
de Scarmentado, Mahomet et le pauvre
diable.
Personne sur-tout n' a eu l' esprit
plus philosophique ; il est philosophe
dans ses tragédies, dans ses histoires
et dans ses romans ; il a porté la philosophie
jusques dans la taphysique
il est si difficile de la rencontrer.
Le goût a été particuliérement l' appanage
de ce grand homme ; il n' a
point transposé les limites invariables
des genres ; il est pathétique, grave,
majestueux, enjoué et sublime quand
il le faut, et autant qu' il le faut ; il a
varié à l' infini ses caracteres, il ne fait
point parler Henri Iv, comme Charles
p375
Vii, et Candide comme Pierre-Le-Grand ;
miramis n' est point Anaide ;
il n' y a que le titre de héros
qui réunisse Tancréde, Mahomet,
César et Orosmane.
Pourquoi refuseroit-on le titre
d' homme de génie à l' écrivain qui a
chanté Henri Le Grand et Jeanne
D' Arc, et qui a créé alzire et Mahomet ?
Hommes de bon sens, hommes
d' esprit, hommes de goût, hommes
de génie, lisez M De Voltaire.
LIVRE 3 CHAPITRE 6
p376
de l' ame,
en qualité d' être qui veut.
ce sujet qui a produit tant d' énormes
volumes, dont le moindre
défaut est d' être inutiles, se réduit
pour la philosophie de la nature à
deux questions : l' homme est libre.
-l' homme doit diriger son entendement
à la vertu .
L' article de la liberté doit être fort
court, car il ne doit renfermer que
ce que nous sçavons sur cette grande
énigme de notre nature ; et celui de
la vertu doit être encore plus précis,
parce qu' elle est l' objet de l' ouvrage
entier de la philosophie de la nature .
p377
Dialogue entre Leibnitz et Charles Xii .
Leibnitz.
Monsieur l' étranger, vous me
paroissez singuliérement éclairé pour
un militaire ; Platon même s' instruiroit
avec vous.
p378
Charles Xii.
Je ne connois Platon, que parce
qu' on vous appelle le Platon de l' Allemagne ;
ma logique est la lumiere naturelle ;
je ne m' amuse à penser que
lorsque je n' ai point d' ennemis à combattre,
et je n' ai lu de ma vie d' autre
livre que Quinte-Curce.
Leibnitz.
Vous avez cela de commun avec
un héros bien fou, bien respectable,
qu' on appelle Charles Xii.
p379
Charles Xii.
Un héros ! ... Monsieur Leibnitz,
vous parlez à un suédois.
Leibnitz.
Je parle à un homme qui pense librement ;
vous êtes militaire, et je
suis philosophe ; c' est la liberté de
penser qui nous rapproche l' un de l' autre ;
au reste, si vous êtes sdois,
vous avez bien d' autres reproches à
faire à Charles Xii.
Charles Xii.
Des reproches au vainqueur de
Narva, au conquérant de la Pologne,
au fléau...
Leibnitz.
Tous ces Alexandres, enrité,
sont d' étranges gens ; ils s' imaginent
toujours que l' univers leur sçait gré
de l' avoir dévasté ; ils ne sçavent pas
p380
que leurs défaites sont des crimes
envers leur patrie, et leurs victoires
des attentats contre le genre humain ;
mais un suédois ne se borneroit pas
à ces plaintes contre son roi ; il lui
reprocheroit de réunir dans ses mains
le glaive des conquérans, et la verge
flétrissante du despotisme ; n' est-ce
pas Charles Xii qui écrivoit à la noblesse
de ses états ; que si elle n' étoit
pas tranquille dans son esclavage, il
lui enverroit sa botte pour la gouverner ?
-ah, monsieur, une botte,
pour gouverner des êtres qui pensent !
Charles Xii.
Monsieur Leibnitz,... cette botte
destinée à faire trembler la Suede...
vous la voyez.
Leibnitz.
Quoi ! Vous tenez de ce monarque...
p381
Charles Xii.
Je suis Charles Xii. -je vous estime
assez pour me faire connoître à
vous, etme pour me justifier.
Leibnitz.
Ah sire ! Avec tant de grandeur
d' ame, pourquoi n' êtes-vous pas le
héros d' un peuple libre ?
Charles Xii.
Leibnitz, je traite mes sujets suivant
leur nature ; qu' est-ce que la liberté ?
Y a-t-il jamais eu un homme libre ?
Leibnitz.
Sire, l' homme libre est l' homme
p382
de la nature ; les loix n' ont été faites
que pour protéger la liberté, et les
rois n' existent que pour protéger les
loix.
Charles Xii.
Voilà une réverie de tous les
hommes de cabinet ; mais les hommes
d' ée, qui font mouvoir le
monde, sçavent tous que, qui dit un
roi, dit un despote, et que les hommes
ne sont point gouvernés par les
loix, mais par le canon.
Vos philosophes appuyent la liberté
politique sur ce qu' ils appellent la
liberté naturelle : mais c' est une chimere
fondée sur une autre chimere.
La nature n' a point fait d' être libre ;
nous obéissons tous nécessairement à
l' impulsion d' un premier mobile ; je
me figure souvent l' univers, comme
une montre supérieurement travaillée ;
p383
Dieu en est le ressort, les
rois en sont les pivots, et le reste
des hommes des roues subalternes.
Leibnitz.
Je ne sçus jamais ni trahir la rité,
ni flatter les rois, et voici ma réponse.
Il est aussi essentiel à l' homme de
naître libre, que de naître avec une
tête ; il se détermine parce qu' il a la
faculté de penser, et il est libre, parce
qu' il setermine.
Mes cheveux ont blanchi dans l' étude
de la nature, et je n' ai pu encore
me faire une idée d' une cause
aveugle ; vous êtes surpris qu' il y ait
dans l' univers un seul être libre, et
moi je m' étonne qu' il y ait un seul
êtrecessaire.
Votre majesté veut-elle me permettre
de lui faire une question ?
p384
Charles Xii.
Leibnitz, votre respect m' offense ;
je ne suis point ici le souverain de
la Suéde, je ne suis que Charles Xii ;
mais quand même je serois le maître
de l' Allemagne... un roi n' est
qu' un homme dans le cabinet de Leibnitz.
Leibnitz.
Ah ! Je vois bien qu' un roi tel
que vous, est par-tout un grand homme ;
mais c' est en réfutant votre opinion
que je veux mériter votre estime.
-sire, pensez-vous que l' homme
soit un être intelligent ?
Charles Xii.
Oui, lorsqu' à Narva avec huit mille
suédois, je faisois quatre-vingt
mille russes, et que dans Bender je
soutenois avec quarante hommes, un
siége contre deux armées, j' avoue que
p385
je me suis cru digne de commander à
des machines intelligentes.
Leibnitz.
Mais si vos sujets sont intelligens,
ils ne sçauroient être des machines ;
puisqu' ils ont un entendement, ils
ont donc une volonté ; ils peuvent
donc préférer entre plusieurs manieres
d' être, celle qui contribue le plus à
leur félicité ; la liberté est donc un
appanage essentiel de la raison.
Charles Xii.
La raison ! ... voilà le mot ; où
est la chose ? Sommes-nous les maîtres
de résister à la force invincible qui
captive notre entendement ? Vous,
Leibnitz, toutes les facultés de votre
ame vous portent à penser ; les miennes
m' entraînent à combattre ; vous
mourrez en faisant des livres ; moi,
je rirai les armes à la main, malgré
p386
Bender et Pultawa, malgré mes sujets,
mes ennemis, et tous les rois.
Leibnitz.
Il est possible qu' il ne soit plus en
notre pouvoir, vous, d' être Alexandre ;
moi, de me traîner avec peine
sur les pas de Platon ; mais nous ne
cessons d' être libres en ce point, que
parce que nous avons abusé de la liberté.
Il a été un tems où toutes les facultés
de notre ame étoient en équilibre ;
ce tems a été fort court, mais
il a existé ; la premiere fois que vous
vîtes une épée, vous fîtes un raisonnement
et vous choisîtes, parce que
vous étiez libre ; votre pere vous
parla des victoires du grand Gustave,
et votre détermination s' affermit ;
vous lûtes la vie d' Alexandre, et vous
fûtes subjugué.
p387
Dans la suite les fibres de votre
entendement s' accoutumerent à n' avoir
qu' une sorte de vibration, et
dès-lors vous ne vîtes la gloire que
sur un champ de bataille ; les rois
voisins de la Suéde sembloient endormis
sur leurs trônes ; vous osâtes les
menacer, les combattre et les vaincre,
et vous vous câtes un caractere au
dépens de votre liberté.
Si j' osois me citer après leros
du nord, je dirois que mon ame a
suivi la même marche ; j' étois libre
lorsque je n' avois encore rien lu ;
Platon me tomba entre les mains et
je préferai à l' inertie de l' opulence
l' état sublime de philosophe ; je fis
quelques foibles ouvrages qu' on
daigna applaudir, et depuis ce moment
le desir d' éclairer la terre est
devenu aussi fort chez moi que chez
vous la passion de la gouverner ; mais
p388
si nous étions nés vous à Leipsik et
moi sur le trône de Stockolm, nous
aurions probablement changé de rôle ;
Charles Xii n' eût été que Leibnitz, et
moi j' aurois tenté d' être Charles Xii.
Charles Xii.
Eh bien supposons que j' étois libre
avant de voir une épée ; mais étoit-il
en mon pouvoir de continuer à l' être ?
étois-je le maître de déterminer mes
sensations, de voir ou de ne pas voir
cette épée qui devoit me subjuguer ?
Leibnitz.
Ce n' est point l' action d' un objet
extérieur sur vos organes, c' est la
réaction de votre ame qui a subjug
votre liberté ; dans le premier instant
de cette réaction vous balançâtes la
gloire active de l' épée avec le bonheur
tranquille de la paix ; le desir de devenir
p389
un héros fut la raison suffisante
qui vous détermina, et
dès-lors la Suéde t se flatter d' avoir
son Achille.
Les habitudes qui détruisent la liberté,
ne forment point un argument contre
son existence ; Catilina auroit tort
de dire qu' il n' a pu resister à l' ascendant
qui l' entraînoit vers le crime, et le
p390
bonze à la force de l' opinion superstitieuse
qui met la gloire dans le suicide ;
l' ame n' a le pouvoir de se déterminer
que dans le principe de l' habitude ;
elle le perd toujours de plus
en plus à mesure que cette habitude
s' enracine ; le romain et l' indien ont
abusés de leur liberté, et j' en conclus
qu' ils ont été libres.
Au reste, il suffit de replier un instant
son ame sur elle-même pour être
convaincu que la liberté n' est pas une
chimere ; je suis en repos ; que me
manque-t-il pour me mettre en mouvement ?
Je me mets en mouvement ;
que me manque-t-il pour retourner
au repos ? Ce pouvoir d' agir est l' ame
de toute la nature ; il existe dans tous
les êtres sensibles ; l' huitre qui paroît
bornée à un sens, mais qui ouvre
ou ferme à son gré son écaille en jouit
aussi-bien que l' habitant de Saturne
p391
à qui peut-être le ciel a donné 72 organes.
Charles Xii.
Et qu' importe à ma raison que j' aie
la frivole puissance de marcher ou de
m' asseoir, de cracher à droite ou à
gauche, de me revêtir du manteau
royal ou de cette grossiere redingotte ?
Ce qui m' interesse, c' est de faire un
bon usage de mon entendement, c' est
de sçavoir apprétier la gloire, c' est de
la mériter ; en un mot, puisque la
nature m' a fait intelligent, je dois
avoir une raison supérieure à celle de
l' huitre.
Leibnitz.
Voila sire, le point je desirois
vous amener ; l' étendue de la liberté
dépend du nombre des organes et de
leur perfection ; car plus l' ame a d' occasions
de connoître, plus elle exerce
p392
sa faculté de seterminer ; à dix ans
lorsque vos sens internes n' étoient
pas encore développés, votre liberté
sembloit se réduire aux mouvemens
de la machine, par exemple, à vous
promener à Upsal ou à rester à Stockolm,
à manier un sabre ou à tirer
des armes à feu ; aujourd' hui votre
ame s' occupe de plus grands objets ;
elle balance les destinées de l' Europe,
elle décide peut-être en ce moment,
s' il faut embraser le nord ou donner
des loix à l' Allemagne ; ah sire, si
jamais votre liberté devenoit fatale
à ma patrie ! ...
Charles Xii.
Leibnitz, la patrie d' un homme
tel que vous est le pays qu' il éclaire, et
jamais un homme de génie ne manque
de patrie. -au reste, je ne suis
point ici sur un champ de bataille,
p393
mais dans le cabinet d' un philosophe ;
j' examine avec vous si je suis libre, et
je ne pense point à faire usage de mon
phantôme de liberté.
Oui, Leibnitz, vos raisonnemens
m' étonnent, mais sans me convaincre ;
il me semble toujours que Dieu a enchaîné
ma liberté ; si j' agis, je ne suis
qu' un agent nécessaire ; en un
p394
mot dans l' univers un seul être est
cause, et tous les autres doivent être
des effets.
Leibnitz.
Je ne vois pas, sire, pourquoi la
premiere cause ne nous permettroit
pas d' être des causes subordonnées ;
vous êtes le despote de la Sde, mais
vos officiers sont les despotes de leurs
p395
régimens, et vos soldats mêmes ont
été plusieurs fois les despotes des paysans
russes, polonois ou cosaques,
chez qui ils campoient ; je vois dans
la nature que presque tous les êtres
sont des pivots autour desquels tournent
quelques roues et deviennent en
me-tems les roues d' autres pivots.
Je n' ignore cependant pas que le
taphysicien le plus subtil ne sçauroit
accorder la liberté de l' homme
avec la préscience de Dieu : cet accord
existe, mais nous manquons d' ies
pour l' entrevoir, et de termes
pour l' exprimer. Toutes les fois que
nous avons occasion de parler des attributs
de la divinité, nous nous
trouvons dans une mer inconnue,
sans pilote, sans carte et sans boussole.
Le systême qui fait de Dieu l' agent
universel offre trop d' absurdités à
p396
dévorer ; si Dieu me force à faire le
mal, il cesse d' être bon ; s' il me force
à faire le bien, je cesse d' être vertueux.
Votre majesté connoît sur-tout
quels reproches amers l' homme auroit
à faire à l' être suprême, s' il étoit
l' auteur du mal ; je suppose que dans
la plaine de Pultawa, le coup de carabine
qui vous blessa si dangereusement,
fût parti de la main d' un de
vos propres soldats : c' est bien assez
que Dieu eût chargé l' instrument
meurtrier, qu' il eût allumé le nître,
qu' il eût lancé le globe, qu' il eût divisé
les chairs de votre jambe, brisé
votre tibia, et fait éprouver à vos fibres
toutes les palpitations de la douleur ;
penseriez-vous encore qu' il eût
placé le crime le plus attroce dans
le coeur d' un de vos sujets, et forcé
un guerrier de Charles Xii à être un
régicide.
p397
Continuons l' examen de l' hypothese :
si ce monstre n' est qu' un instrument
dans la main de l' être des êtres,
comment oseriez-vous le punir ? Toutes
les loix humaines ne sont alors
que des attentats contre la nature, et
le sénat de Stockolm, qui feroit écarteler
votre assassin, seroit aussi extravagant
que Xerxès, qui faisoit battre
de verges le Pont-Euxin.
Dieu même seroit le plus barbare
des tyrans, s' il punissoit les crimes
qu' il fait commettre ; puisque
p398
le crime est sur la terre, il ne peut
m' emcher d' être libre, sans cesser
d' être Dieu.
Je ne sçais si je me trompe ; mais
le dogme de la nécessité ne conduit
qu' à des conquences atroces ; il
ressemble à ces cyprès qu' on voyoit
autour de quelques temples de la
Grèce, et qui ne donnoient jamais à
ceux qui les consultoient, que des
oracles de mort.
Charles Xii.
Leibnitz, vous calomniez le dogme
p399
de la nécessité ; loin d' aantir
l' ame, il apprend à braver la mort ;
tous les ros de Rome étoient fatalistes ;
ces braves musulmans qui ont
été sur le point d' engloutir la terre
le sont encore ; il n' y a de lâches
que ces hommes prudens qui s' imaginent
vaincre leur destinée. -j' ai
regardé vingt fois autour de moi, et
je me suis toujours étonné de ce que
les monarchies modernes subsistoient
encore ; donnez-moi une armée de
dix mille fatalistes, et avant quatre
ans j' ose conquérir l' Europe.
Leibnitz.
Et voilà justement, sire, ce qui me
rend votre systême suspect ; la nature
ne dicte point aux hommes de braver
la mort : s' il y a encore des êtres intelligens,
c' est qu' ils ne luttent point
contre le penchant primitif qui les
p400
porte à se conserver : la guerre est un
art de notre invention, et ses héros
sont ceux des hommes, et non ceux
de la nature.
Rome que vous citez, a eu une
foule d' hommes célébres, et un petit
nombre de grands hommes ; par exemple,
ceux qui n' ont été que guerriers,
n' ont été que célébres ; Rome gouvernée
par des conquérans, sembloit
n' aspirer qu' à faire du fracas ; mais
Rome gouvernée par Marc-Aurele,
est devenue le modéle de toute la terre.
Pour les califes qui conqroient
pour détruire, qui réunissoient à une
religion meurtriere un gouvernement
atroce, et qui faisoient brûler dans
le même bûcher les hommes et les
livres ; je ne vois de comparable au
crime de les imiter, que celui d' en
faire l' éloge.
p401
Pardon, sire, si je m' emporte contre
cet art de la guerre, que vous crissez
avec enthousiasme ; mais vous
avez si peu besoin de la gloire militaire
pour être un grand roi ! On admire
en vous la sobriété de Scipion,
la générosité de César, et la grande
ame de Trajan ; faites servir tant de
qualités au bonheur des hommes ; la
Suéde est assez vengée des attentats
de trois rois ; laissez respirer le nord
que votre valeur fait gémir depuis
tant d' années ; osez devenir le pere de
votre peuple ; vous avez consacré la
moitié de votre vie à étonner le monde
par vos vertus terribles ; consacrez-en
le reste à les faire oublier.
Charles Xii.
Leibnitz, votre courage redouble
mon estime pour vous ; vous jouez votre
le de philosophe, avec une supériorité
p402
dont je n' avois aucune idée ;
adieu, je vais jouer le mien au siége
de Frédericshall. -je voudrois être
Leibnitz, si je n' étois pas Charles Xii.
p403
Priere à la vertu .
Toi qui subsistes malgré le blasphême
de Brutus, et les attentats de l' hypocrisie,
appanage sublime de la liberté
des intelligences, ô vertu ! Veux-tu
faire le bonheur de la terre, inspire
également ceux qui la gouvernent
et ceux qui l' éclairent ; dirige la
volonté des rois et celle des philosophes.
Montre-toi aux hommes sans voile
et sans nuage ; car, jouets sans cesse de
leur imagination, ils te revêtent d' ornemens
bizarres, et s' accoutument
ensuite à n' adorer en toi, que ce qui
n' est pas toi.
p404
Apprends aux despotes, qu' il n' y
a point de vertu sans liberté ; au citoyen,
qu' obéir aux loix, c' est oir
à soi-me ; à l' homme superstitieux,
que la piété ne consiste pas dans le
suicide ; et au philosophe, qu' il doit
étudier les loix de la nature dans son
coeur et non dans les livres.
Déchire sur-tout le triple bandeau
qui fascine dans le peuple l' oeil de l' entendement ;
qu' il admire moins ce qu' il
ne conçoit pas ; qu' il cesse de
s' indigner du progrès de la raison ; et
qu' il honore davantage la probité des
hommes obscurs, que les vices brillans
des hommes en place.
ô vertu ! Tous les êtres s' anéantissent
devant toi ; toi seule, tu nous
tiens lieu de tous les biens donnés par
la nature, ou créés par l' opinion ; tu
p405
existes, et le mal n' est plus sur la terre.
Puisse-tu diriger avec le même
succès, mon entendement et ma volonté ;
car toutes les puissances de
l' ame, te sont également assujetties ;
lorsque je t' étudie, tu me parois une
grande idée, et lorsque je te pratique,
tu n' es plus qu' un grand sentiment.
Je reconnoîtrai ta douce influence,
lorsque je me plairai avec mon ame ;
lorsque l' amour de l' ordre s' élevera
en moi au dégré de la passion ; lorsque
je sentirai que la nature a imprimé en
moi un grand caractere, et que j' oserai
achever son ouvrage.
C' est alors que j' attendrai sans murmure
et sans empressement, que la
mort vienne me frapper ; si le ciel
prolonge ma carriere, je souffrirai
avec tranquillité, et peut-être avec
p406
reconnoissance : si je péris avant le
tems, qu' aurai-je à redouter ? C' est la
vertu elle-même qui me remettra dans
le sein de la nature.
p17
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