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textuelles Frantextalisée par l'Institut National de
la Langue Fraaise (INaLF)
Des causes de la corruption du goust [Document électronique] / Anne Lefèvre
Dacier
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Homere en parlant de la guerre
que les géants déclarerent aux
dieux, dit que ces enfants
de la terre menacerent les immortels
de porter la guerre jusques dans le ciel ;
et qu' afin de pouvoir l' escalader, ils
entreprirent d' entasser le mont Ossa
sur l' Olympe, et le mont Pelion sur le
mont Ossa. Et il ajoûte avec une audace
digne d' un grand pte, et qui
donne une grande idée de ces geants,
et ils l' auroient fait sans doute, s' ils
estoient parvenus à l' âge d' homme . En
effet que ne devoit-on pas attendre de
ces hommes prodigieux, qui croissoient
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toutes les années d' une coudée
en grosseur et de deux en hauteur, et
qui à l' âge de treize ou de quatorze ans
se sentoient desja assez forts pour transporter
des montagnes. Cette taille énorme
et cette force invincible justifioient
en quelque sorte leur ambition,
et servoient d' excuse à leur temerité.
On ne voit que trop que cette force
excessive est ordinairement accompagnée
de violence, d' injustice et d' emportement,
et qu' elle regarde la pudeur,
la modestie et la raison comme
le partage des foibles. Cette guerre
donc ne parut pas trop surprenante :
mais si on avoit des pygmées faire
la mesme entreprise, il n' y a personne
qui ne s' en fust mocqué, et jamais
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Homere n' auroit ajoûté ce trait hardi,
ils l' auroient fait sans doute : car c' est
une maxime sûre, et dont tous les
hommes conviennent, qu' il faut tousjours
que nos forces soient proportionnées
à nos desseins.
Ce qui auroit paru si ridicule dans
ces temps heroïques, c' est ce qui arrive
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aujourd' huy, et qui est mesme plus
risible. Tous les geants, j' appelle ainsi
tous les grands hommes depuis vingt-cinq
ou vingt-six siecles, bien-loin de
déclarer la guerre à Homere, l' ont honoré,
l' ont respecté, l' ont reconnu generalement
pour le pere de la psie ;
mais depuis cinquante ans il s' est élevé,
je ne dis pas des pygmées, mais des
hommes tres mediocres, qui sans autres
armes que leur temerité, car il n' y
en a pas un seul qui ait sçeu le grec,
ont levé l' estendard contre ce grand
poëte. Le dernier, qui a pourtant beaucoup
d' esprit, est celuy qui s' est le plus
signalé dans cette estrange conjuration.
Car il ne s' est pas contenté de critiquer
ce poëte dans un discours qu' il a
fait contre luy, sans l' avoir jamais
et sans connoistre sa langue ; il a encore
estropié toute sa poësie, et il l' a
tellement défiguré, qu' il n' est plus
reconnoissable.
La douleur de voir ce pte si indignement
traité, m' a fait résoudre à
le deffendre, quoyque cette sorte d' ouvrage
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soit tres opposé à mon humeur,
car je suis tres paresseuse et tres pacifique,
et le seul nom de guerre me
fait peur ; mais le moyen de voir dans
un si pitoyable estat ce qu' on aime, et
de ne pas courir à son secours ?
Jamais Deïphobus ne fut si horriblement
mutilé par Menelas et par
Ulysse, qu' Homere l' est par M. De La
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Motte. Et il y a encore plus de sujet
de s' escrier en s' adressant à Homere : ... etc.
C' est peu de dire que ce grand ennemi d' Homere
retranche tout d' un coup douze livres
de son poëme : il faut ajter qu' il estropie
si-bien tous les autres, que les
seize mille vers, dont ce pme est
composé, il les réduit à quatre mille
cinq ou six cens ; et que de ce petit
nombre, il y en a ps de la moitié qui
sont de son cru, et tres peu ressemblants
à ceux de l' original ; que dans les autres
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il n' y en a pas un seul où l' on puisse
reconnoître ce grand poëte, tant ce
grand critique a trouvé le secret de les
déguiser !
Si tous ceux qui ont attaqué Homere,
et qui n' ont fait que quelques
miserables critiques çà et là sans toucher
à ses poëmes, ont esté couverts
d' un ridicule qui durera éternellement,
que ne doit point craindre un
auteur qui a si estrangement changé
et deshonoré ce beau poëme, aprés
l' avoir critiqué si malheureusement ? Il
en peut juger par ce qui est desja arrivé
à celuy dont il a suivi les ës, car il
n' est pas l' inventeur de ce beau projet ;
il le doit à un auteur dont la critique
a esté méprisée dés sa naissance. Il y a
cinquante ans que l' auteur des visionnaires,
homme qui ne manquoit pas
d' esprit ni mesme de sçavoir, mais sans
goust, et dont l' imagination reglée
luy faisoit produire une infinité de
mauvaises choses, et tres peu de passables,
s' esleva contre ce grand poëte,
voicy comment. Plein de bonne opinion
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de sa capacité et de son genie,
il se croyoit fort au dessus de tout ce
que l' antiquité a eu de plus grand ; et
pour le prouver il donna son poëme
de Clovis. Ce poëme fut receu comme
il le meritoit. S' imaginant que c' estoit
par envie qu' on le traitoit si mal,
il donna sous un autre nom, comme il
le dit luy-mesme, le poëme de la Magdelaine.
Cette supposition ne réüssit
pas mieux : au desespoir de ce mauvais
succés, il prend la plume, crie
qu' il n' y a plus ni pieté ni religion dans
le monde, puisque des poëmes si beaux
et si saints n' estoient pas goustés, et
croyant que c' estoit la sotte admiration,
qu' on avoit pour Homere, qui nuisoit
à sa poësie, il entreprit de le décrier. Il
fit un livre intitula comparaison de
la langue et de la poësie françoise
avec la grecque et la latine , et c' est là
qu' il étale toutes ces belles critiques,
que M. De La Motte vient de réchaufer.
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Voilà le plan de presque tout le discours de M.
De La Motte ; voilà le projet qu' il a
suivi et qu' il a si bien executé. Il pouvoit
donc par avance juger du sucs
que devoit avoir son discours et son
poëme, par l' estime qu' on avoit euë
pour l' auteur de ce beau projet. Cette
critique avoit esté encore plus prisée
que tous ses autres ouvrages, et tellement
oubliée qu' il n' en restoit plus
aucun souvenir. Ce n' est que par hazard
qu' un de mes amis l' a trouvée
dans la poussiere d' une bibliotheque,
et qu' il a esté en estat de me la communiquer,
car j' avouë que je l' ignorois
entierement. J' ay esté ravie de voir
tous les mesmes principes du nouveau
censeur, soit qu' il les ait copiez, ou
que la conformité des vûës luy en ait
fait faire l' heureuse découverte. Quoyqu' il
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en soit, il le suit pas à pas comme
un fidelle copiste.
Je n' avois pas cru d' abord que l' ouvrage
de M. De La Motte fust plus dangereux
que ne l' avoit esté celuy de
Saint-Sorlin. Car quoyque les lettres
ne soient pas si florissantes qu' elles l' ont
esté, et que l' ignorance fasse du progrés
par le peu de soin qu' on a de s' instruire
dans les sources, nous avons
encore des gens d' un tres grand sçavoir,
et dont les lumieres sont tres capables
de dissiper ces vains nuages
qu' on oppose au bon goust et à la raison.
Mais j' ay vû que je me flattois, que
pour un petit nombre d' hommes esclairez
qui seroient au dessus de la surprise,
il y en auroit une infinité qui
se laisseroient tromper, car il faut avoüer
que le discours de M. De La Motte
est mieux escrit que tout ce
qu' on avoit fait avant luy contre Homere.
Sa prose est legere, vive, specieuse ;
il accompagne ces vieilles critiques
de nouvelles raisons ; il convertit
ces raisons en préceptes, et il parle
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d' un ton si affirmatif, que cette belle
censure a imposé à un grand nombre
d' ignorants. Que dis-je d' ignorants ?
Elle a surpris des gens sçavants, des
gens dont la profession est d' estre hommes
de lettres et mesme de les enseigner.
Quels éloges n' en a-t-on point
faits dans des escrits publics, à la grande
honte du jugement de leurs auteurs
et de nostre siecle ! Que ne doit-on pas
craindre pour les jeunes gens ? C' est
pour eux et en leur faveur qu' il est necessaire
de répondre ; il faut tascher de
les munir contre ce nouveau poison.
Les jeunes gens sont ce qu' il y a de
plus sacré dans les estats, ils en sont la
base et le fondement ; ce sont eux qui
doivent nous succeder et composer
aprés nous un nouveau peuple. Si l' on
souffre que de faux principes leur gastent
l' esprit et le jugement, il n' y a
plus de ressource ; le mauvais goust et
l' ignorance acheveront de prendre le
dessus, et voilà les lettres entierement
perduës ; les lettres qui sont la source
du bon goust, de la politesse et de tout
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bon gouvernement : voilà pourquoy
Socrate vouloit qu' on s' attachast entierement
à la jeunesse et qu' on en
prist un soin particulier, pour préparer
et pour former de bons sujets à la republique.
J' entreprends donc cette réponse
uniquement pour empescher,
autant qu' il m' est possible, les jeunes
gens, ordinairement credules et peu
précautionnez, et qui fuyent la peine
et le travail, d' estre les duppes d' une
fausse doctrine. M. De La Motte dit
dans son discours... etc.
Je voudrois certainement le
détromper, mais je ne luy diray point
d' injures ; car outre que les injures ne
sont jamais des raisons, j' ay pour luy
l' estime qu' il merite d' ailleurs, et je
n' ay pas oublié l' honneur qu' il m' a fait
de m' adresser quelques-unes de ses
odes ; et moins je me reconnois loüable,
plus j' ay d' obligation à celuy qui
a quelquefois daigné me ler. Les
dieux mesmes, si l' on en croit les poëtes,
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ont souvent récompensé des hymmes
qu' on avoit faits à leur honneur.
Quelle reconnoissance ne dois-je point
avoir pour les odes dont il a bien
voulu m' honorer ? Je garderay donc
tous les nagemens possibles, autant
que les interests de la verité me le permettront ;
et je n' useray contre luy que
des mesmes libertez dont il a usé contre
Homere. Il connoist trop le zéle
des admirateurs de ce poëte pour n' estre
pas content de cette moderation.
Mais la partie n' est-elle pas trop inégale
entre M. De La Motte et moy ?
Moy qui, sans m' appercevoir des défauts
infinis qui sont dans Homere,
l' ay traduit en prose le plus litteralement
et le plus fidellement qu' il m' a
esté possible, et qui en mille endroits
ay esté assez simple pour aver tres
sincerement que je me reconnoissois
tres inferieure à mon original ; de
maniere que j' ay cru devoir soutenir
mon travail par des remarques qui
fissent sentir les beautez que je n' avois
exprimer ; et M. De La Motte qui
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avec un genie superieur vient nous
ouvrir les yeux, et nous faire voir les
bevües innombrables de ce poëte ; et
qui non seulement s' est cru capable de
le corriger, mais encore de l' embellir ?
Je sens toute la difference que cela
met entre nous, mais comme dans Homere
les guerriers les moins braves et les
plus foibles deviennent hardis et
forts quand ils sont appuyez par quelque
divinité, je suis à peu prés
comme ces guerriers, je sens que j' ay
prés de moy un secours plus sûr que
celuy des dieux d' Homere, et qui ne
me manquera pas dans cette occasion.
Avec ce secours j' entreprendray de
combattre un si terrible adversaire, et
d' examiner son discours et son poëme ;
et d' ailleurs fortifiée par tout ce que
l' antiquité me fournit, j' espere de faire
voir d' une maniere tres sensible et tres
intelligible, que tout le discours roule
sur de faux principes, que la critique
des passages d' Homere, qu' il a rapportez,
est frivole, et qu' il regne par-tout
un certain esprit tres capable de nuire
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aux belles lettres et à la poësie ; et qui
a desja donné lieu aux estrangers de
nous reprocher que nous dégenerons
de ce bon goust où nous estions heureusement
entrez dans l' autre siecle.
Aprés avoir examiné le discours,
j' entreray dans l' examen du pme, et
je me flatte demonstrer que M. De
La Motte a esté également malheureux
dans ce qu' il a retranché, dans ce qu' il
a ajoûté, et dans ce qu' il a changé ; que
son imitation est vicieuse ; qu' il n' a jamais
traduit, quoyqu' il dise souvent
qu' il est traducteur ; et que par-tout,
sa poësie est si platte et si prosque,
qu' en démontant ses vers, on n' y trouvera
pas la moindre expression de
poëte, et qu' on ne pourroit y substitüer de
prose plus familiere et plus
commune. Je prouveray qu' il a corrompu
les plus beaux endroits d' Homere,
qu' il a mal changé les caracteres, qu' il
a jetté un comique risible dans
des endroits tres serieux, et enfin qu' il
a retranché non seulement des beautez
que tous les siecles ont admirées, et
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des choses importantes pour la connoissance
de l' antiquité ; mais encore
des parties essentielles au poëme, et
que les anciens ont relevées pour le
caracteriser. Aprés cela il ne tiendra
qu' à M. De La Motte de se rendre justice ;
je suis persuadée au moins qu' il
faudra que son amour propre soit bien
fort, s' il ne rabbat un peu de la complaisance
qu' il a pour son ouvrage, et
s' il ne sent combien il est malheureux
d' avoir esté chercher ce rocher fameux
par le naufrage de tous ceux qui y ont
heurté ; car je ne sçay par quelle fatalité
Homere a esté dans tous les siecles
l' écüeil de la réputation de tous ceux
qui ont escrit contre luy.
Mais pour ne pas faire de cet ouvrage
un de ces ouvrages purement
polemiques, et que je hais parce
qu' ils me paroissent plus propres à divertir
les lecteurs qu' à instruire, je
tascheray de me tirer de cette voye
commune de dispute, et de faire une
espece de traité qui sera une recherche
des causes de la corruption du
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goust . Un ancien, on ne sçait pas si
c' est Quitilien ou Tacite, a fait un
traides causes de la corruption de
l' eloquence , et c' est un ouvrage fort
utile pour ceux qui voudroient le bien
diter, car on y trouve la mesme dispute
qui regne depuis quelque temps
sur les anciens et sur les modernes,
et on y voit triompher le bon parti.
Mais il me semble que c' est plus mettre
la coignée à la racine de l' arbre, et
découvrir plus à fond la source du mal,
que de rechercher les causes de la
corruption du goust ; car ces causes
estant connuës, nous connoistrons en
mesme temps ce qui a corrompu l' eloquence,
et presque tous les autres
arts qui dépendent de l' imagination
et de l' esprit.
Il seroit bien difficile de dire comment
le bon goust s' est formé parmi les
nations qui ont esté les plus celebres
par leur politesse et par leur esprit.
Quand je lis les livres de Moyse et
des autres escrivains sacrez qui ont
vescu avant le siecle d' Homere, je ne
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suis point estonnée du grand goust qui
regne dans leurs escrits, ils avoient le
veritable Dieu pour maistre, et on y
sent par tout ce divin caractere, qu' aucune
production humaine ne peut attraper.
Mais quand je lis tout ce qu' on
rapporte des egyptiens ; que je vois
fleurir parmi eux la geometrie, l' architecture,
la peinture, la sculpture,
l' astronomie, la divination, peu de
siecles aprés le déluge ; que je vois un
peuple persuadé de l' immortalité de
l' ame, et de la necessité d' une religion,
un peuple qui a une theologie tres
mysterieuse et tres enigmatique, qui
bastit des temples, et qui donne à la
Grece mesme son culte et ses dieux ;
enfin que je vois les anciens monuments
qui nous restent de ce peuple,
je ne puis pas douter que le bon goust
ne regnast aussi dans leurs escrits, et
j' avoüe que je suis surprise, et que je
ne sçay d' où tout cela peut leur estre
venu.
Si je passe de là en Grece, mon
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estonnement est encore plus grand ;
car je vois tout d' un coup un prodige,
je vois un poëte, qui deux cens cinquante
ans aprés la guerre de Troye,
et contre la gradation marquée par la
nature à toutes les productions de l' esprit
humain, joint à la gloire de l' invention
celle de la perfection ; et qui
nous donne une sorte de poëme dont
il n' avoit jamais veu de modelle, qu' il
n' avoit imité de personne, et que personne
n' a imiter depuis ; un poëme
qui pour la fable, pour l' union et la
composition de ses parties, pour le
nombre, l' harmonie et la noblesse de
sa diction, pour l' artificieux meslange
de la verité et du mensonge, pour la
magnificence des idées, et pour la sublimité
de ses ves et de sa fiction, a
tousjours esté regardé comme l' ouvrage
le plus achevé qui soit sorti de la main
des hommes. Comment Homere a-t-il
donc esté exempt de la loy generale,
qui n' a peut-estre souffert que
cette exception ? C' est ce que je ne
sçaurois dire. Homere avoit beaucoup
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voyagé en Egypte, en Espagne, et en
Afrique : mais tout ce qu' il avoit pû
rapporter de ses voyages, c' estoit de
quoy enrichir sa theologie mythologique,
et embellir quelques parties de
son poëme par des nouveautez singulieres,
comme je l' ay dit ailleurs. Ni
l' Egypte, ni l' Espagne, ni l' Afrique
ne luy avoient rien monstré qui pust
luy donner l' idée de ses deux poëmes.
Il faut donc necessairement revenir à ce
principe, que comme les hommes
ne peuvent sçavoir que ce qu' ils ont
trouvé d' eux-mesmes, ou ce qu' ils ont
appris des autres, il y a des nations
si heureusement situées, et que le soleil
regarde si favorablement, qu' elles
ont esté capables d' imaginer et d' inventer
elles-mesmes, et d' arriver à la
perfection ; et qu' il y en a d' autres qui
ensevelies dans un air plus espais, n' ont
jamais pû, que par le secours de l' imitation,
se tirer de la grossiereté et de la
barbarie où leur naissance les a plongées.
Et telles sont toutes les nations
occidentales par comparaison à celles
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qui sont à l' Orient. Ces dernieres ont
beaucoup plus de vivacité, d' imagination
et de fleur d' esprit, comme on
le voit encore aujourd' huy par les peuples
de la Grece, car malgré la dure
captivité où ils croupissent depuis si
long-temps (et est l' esprit qui puisse
se soustenir et se conserver dans une
captivité si barbare et si longue ? ) ils
ne laissent pas de faire paroistre encore
des rayons de ce mesme esprit qui a si
fort distingué leurs ancestres.
Ce que je dis, que les nations occidentales
n' ont pû se perfectionner
que par l' imitation, se justifie par l' histoire
seule. Pour ne pas sortir de nostre
sujet, voyons de quelle maniere la
poësie s' est perfectionnée parmi les latins.
Leurs essays n' ont point été des
chef-d' oeuvres comme en Grece. Horace,
d' accord en cela avec Tite-Live,
nous apprend qu' ils furent long-temps
sans aucune poësie, à moins qu' on ne
veüille compter pour poësie les vers
informes des Saliens, composez par
Numa, et qui du temps d' Auguste
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n' estoient plus entendus par les Saliens
mesmes, les vers fendus par la loy
des Xii tables, et quelques méchantes
chansons que les anciens romains
faisoient chanter à table à la loüange
des grands hommes. Enfin la joye et
la chaleur du vin dans quelques festes,
firent trouver la premiere ébauche de
la comedie, qui ne fut d' abord qu' un
amas d' injures grossieres et obscenes
que ces bons paysans se disoient les
uns aux autres. à ces vers grossiers
succeda une sorte de poëme plus réglé,
appellé satyre , qui retenoit beaucoup
des railleries et des plaisanteries
de cette premiere ébauche, et qui n' en
retranchoit que la plus odieuse obscenité.
Cela dura en cet estat plus de
deux cens ans encore, et la seule raison
qu' en donne Horace, c' est que les romains
ne commencerent que tard, et
aprés la premiere guerre punique, c' est
à dire, l' an de Rome 514 et la premiere
année de l' olympiade Cxxxv
à lire les escrits des grecs. Alors une
nouvelle lumiere éclaira les esprits. On
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vit un Livius Andronicus et un Naevius
donner des pieces à la maniere
des grecs, qu' ils traduisirent. Naevius
fit mesme en vers l' histoire de cette
premiere guerre punique, où il avoit
porté les armes. Le bon goust, qui
avoit commencé aprés cette premiere
guerre, se polit et se lima beaucoup
dans la seconde, à mesure qu' on estudia
davantage ces grands originaux ;
et enfin la psie latine receut toute
sa perfection d' Horace et de Virgile
sous le regne d' Auguste, deux cens ans
aprés Livius Andronicus. C' est ainsi
que l' imitation acheva de former le
goust des romains. Et voilà pourquoy
Horace recommandoit avec tant de
soin d' estudier nuit et jour les escrits
des grecs, qui estoient si utiles.
Aprés avoir don ce leger crayon
des progrés si tardifs des latins,
quoyque de l' aveu mesme d' Horace
ils eussent naturellement l' esprit grand
et sublime, que l' enthousiasme tragique
ne leur manquast point, et qu' ils
ne fussent pas dépourvûs d' audace,
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et d' une audace heureuse, examinons
ce qui s' est pasparmi nous. Nous
verrons que nous avons croupi encore
plus long-temps dans nostre
barbarie, parce que nous n' avons pas
pris soin de connoistre ces parfaits
modelles que les latins et les grecs
nous avoient laissez ; et que nous n' avons
pas plustost commencé à les estudier,
qu' on a veu cette grossiereté
s' éclipser peu à peu, et la politesse et la
propreté de ces originaux chasser enfin
la rusticité et le poison de nos ouvrages.
En effet, aps la renaissance des
lettres, on vit tout d' un coup s' eslever
des gens d' un sçavoir profond et d' un
goust exquis, qui firent des ouvrages
immortels, et qui ouvrirent le chemin
aux autres. Nostre poësie sur-tout
changea de forme et de ton. On auroit
dit qu' un dieu estoit venu tout d' un
coup débroüiller ce chaos, dissiper les
tenebres, et créer la lumiere. Je ne
diray point icy par quels degrez nostre
poësie est parvenuë à la perfection que
nos poëtes ont esté capables de luy
p23
donner ; je laisse cela à ceux qui escriront
son histoire, il me suffit de faire
voir que c' est l' imitation seule qui a
introduit le bon goust parmi nous, et
que par ce moyen la tragedie, la comedie,
la satyre et la fable ont es
portées à un point qu' elles peuvent
entrer en parallele avec celles des anciens.
Nous n' avons pas esté si heureux
pour le poëme epique ; tous les essais
que nous avons faits n' ont point approc
du but, et il ne paroist pas que
nous ayons eu la moindre idée des regles
et de la constitution de ce poëme,
et j' espere de lemonstrer ailleurs.
Quand une fois une experience seure
et souvent repetée a fait voir ce qui
forme le goust, il est seur que la mesme
experience montrera tousjours ce que
c' est qui le corrompt et qui le gaste.
Nous avons veu d' une maniere convainquante
que c' est l' estude des grecs
et des latins qui nous a tirez de la
grossiereté où nous estions ; et nous
allons voir que c' est l' ignorance et le
pris de cette mesme estude qui nous
p24
y replonge. En effet, on n' a pas eû plustost
negligé ces excellents originaux,
et les estudes qui en donnent seules
l' intelligence, qu' on a veu des flots de
chants ouvrages inonder Paris et
tout le royaume. Mais il est important
de voir par quels degrez ce bon
goust, qu' on avoit eu tant de peine à
former, est retombé dans sa premiere
barbarie, où, si on n' y prend garde, il
entraisnera bientost tous les arts.
L' autheur du traité des causes de
la corruption de l' eloquence , dit que
trois choses avoient sur-tout contribué
à la faire tomber dans le précipice où
elle estoit de son temps.
La premiere, la mauvaise education.
La seconde, l' ignorance des maistres.
Et la troisiéme, la paresse et la negligence
des jeunes gens.
La mauvaise education . Car un
enfant, dit-il, est gouver d' abord
par un pere ou une mere, ou ignorants,
ou peu soigneux, qui le laissent ordinairement
p25
entre les mains ou de valets
ou de servantes, incapables de
toute chose serieuse, qui n' ont pas la
moindre idée de l' honnesteté et de la
vertu, et qui ne l' entretiennent que
de sottises et de contes. Souvent mesme
le libertinage et la licence où vivent
les peres et les meres, sont encore plus
pernicieux pour les enfants, que les
discours et les exemples de ces gouverneurs
qu' ils leur donnent ; car entestez
des jeux et des spectacles ils communiquent
à leurs enfants ces mesmes inclinations,
incompatibles avec l' amour
du bien. Ils n' entendent parler dans
leurs maisons que de jeux et de plaisirs,
de sorte que tous leurs entretiens
ne roulent que sur ces divertissements
dont ils ont l' idée remplie. La severité
des estudes, qui se font tousjours avec
travail et avec peine, peut-elle s' accorder
avec une dissipation continuelle
qui les flatte et qui les corrompt ?
l' ignorance des maistres. c' est une
pitié de voir quels precepteurs on donne
pour l' ordinaire à ces pauvres enfants.
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De cent il n' y en a pas deux qui
soient capables de ce grand employ,
et pour les en rendre capables il faudroit
leur faire oublier ce qu' ils sçavent,
et leur apprendre ce qu' ils ne sçavent
pas.
Enfin la paresse et la negligence des
enfants mesmes . Accoustumez à des
amusements, et naturellement portez
à quitter la peine pour le plaisir, ils
fuyent toute application penible, et ne
travaillent ni à entendre les autheurs,
ni à s' instruire de l' antiquité, ni à apprendre
l' histoire des hommes, des
choses, des pays, et des temps.
à ces causes de la corruption de l' eloquence,
le mesme escrivain oppose
ce qui l' avoit portée à la splendeur où
elle estoit six vingts ans auparavant.
Il nous represente les travaux des anciens
orateurs, leurs meditations continuelles,
et les nobles efforts qu' ils
avoient faits pour se rendre habiles.
Ciceron avoit appris le droit de Mutius,
la philosophie de Philon et de
Diodore, dont l' un suivoit les sentiments
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de Zenon, et l' autre ceux de la
nouvelle academie ; il avoit parcouru
l' Achaïe et l' Asie pour s' instruire dans
toutes les sciences et dans tous les
arts. Je voudrois qu' il eust adjousté
qu' il s' estoit occupé à traduire une
grande partie de Platon, et plusieurs
oraisons de Demosthene.
Je laisse aux lecteurs à juger si les
plaintes que cet escrivain fait contre
son siecle ne conviennent pas aussi
parfaitement au nostre ; et s' il n' y a
pas aujourd' huy autant de difference
de nostre ignorance et de nostre paresse,
à la diligence et au profond
sçavoir de ces anciens.
Mais nous avons encore deux choses
qui nous sont particulieres, et qui
contribuent autant que tout le reste
à la corruption du goust. L' une, ce sont
ces spectacles licentieux qui combattent
directement la religion et les
moeurs, et dont la psie et la musique
également molles et effeminées
communiquent tout leur poison à
l' ame, et relaschent tous les nerfs de
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l' esprit, de sorte que presque toute nostre
poësie d' aujourd' huy porte ce caractere.
L' autre, ce sont ces ouvrages fades
et frivoles, dont j' ai parlé dans la préface
sur l' Iliade, ces faux pmes epiques,
ces romans insensez que l' ignorance et l' amour
ont produits, et qui
metamorphosant les plus grands heros
de l' antiquité en bourgeois damoiseaux,
accoustument tellement les jeunes
gens à ces faux caracteres, qu' ils
ne peuvent plus souffrir les vrais heros
s' ils ne ressemblent à ces personnages
bizarres et extravagants.
Voilà les deux causes les plus prochaines
de la corruption du goust.
Ce sont-elles qui ont enfanté le discours
et l' Iliade de M. De La M. Tout y
sent ce faux goust d' opera et de romans
comme je le prouverai dans la
suite.
Une marque seûre que ce sont-là
les deux sources de la mauvaise poësie
d' aujourd' huy, c' est que l' eloquence
de la chaire et celle du barreau se sont
p29
sauvées de cette peste si contagieuse. à
quel haut degré de perfection celle de
la chaire, n' a-t-elle point esté portée
de nos jours ? trouve-t-on dans les
anciens plus de vehemence, plus de
passion, plus de force, plus d' élevation
d' esprit, des images plus vives et
plus magnifiques, des figures plus nobles,
et une composition plus majestueuse ?
Et quant à celle du barreau, pour
ne pas parler de ces grands personnages
que nous avons perdus, et qui ont
acquis une gloire immortelle par leur
eloquence, n' en voyons nous pas aujourd' huy,
sur tout dans le parquet,
qu' Athenes et Rome auroient comptez
autrefois parmi leurs plus grands
orateurs !
Que dis-je, nostre eloquence ?
Nostre poësie mesme ne s' est-elle pas
garantie aussi de cette contagion, et
n' est-elle pas devenuë la rivale de la
poësie des grecs entre les mains des
grands poëtes qui ont honoré le dernier
siecle ?
p30
D' vient donc cette difference
entre le sort de cette poësie et de cette
eloquence, et celuy de nostre poësie
d' aujourd' huy ? Ne vient-elle pas uniquement
de ce que nos orateurs et
ces grands poëtes ont travaillé, medité,
qu' ils ont puisé dans les sources
du vrai et du beau, et qu' à l' exemple
de Ciceron, ils se sont livrez aux maistres
de l' art, et se sont instruits de
toutes les sciences ? Au lieu que les
poëtes d' aujourd' huy qui deshonnorent
la poësie, n' ont jamais travaillé
serieusement, qu' ils n' ont fait que des
estudes plus nuisibles que profitables,
qu' ils n' ont que les caffez pour cabinet
et pour parnasse, et que n' ayant
la teste remplie que d' opera et de romans,
ils n' ont que de fausses idées, et
ne connoissent point, pour me servir
des paroles d' Horace, undè parentur... etc.
p31
Et c' est ce qui acheve la preuve que
j' ay voulu donner de cette importante
verité, que c' est la connoissance et la
familiarité que l' on contracte avec ces
grands personnages de l' antiquité
grecs et latins, et sur tout avec les
grecs, qui forment et nourrissent le
bon goust, et que le mépris et l' éloignement
qu' on a pour eux le corrompent
et le perdent. Je me connois mal
en preuves, si celle-cy n' approche de
la demonstration. Mais pour luy donner
encore plus de force, examinons
le discours de M. De La M. Et developpons
les faux raisonnements, les beveûës
et les erreurs fondamentales
dont il est rempli ; nous passerons ensuite
à son poëme, qui est le digne fruit
de ses préjugez chimeriques, et j' espere
que des reflexions que je feray sur
ces deux ouvrages, il en rejaillira une
lumiere qui achevera de dissiper l' entestement
aveugle de ses partisans, s' il
est possible qu' il en ait encore, en leur
p32
faisant voir que ce n' est uniquement
que par les défauts que j' ay marquez,
que la critique et la poësie de ce nouveau
poëte sont si malheureuses, car
d' ailleurs il ne manque ni d' esprit, ni
de genie s' il avoit voulu les cultiver.
Mais par quelle fatalité faut-il que
ce soit de l' academie françoise, de ce
corps si celebre, qui doit estre le rempart
de la langue, des lettres, et du
bon goust, que sont sorties depuis
cinquante ans toutes les méchantes
critiques qu' on a faites contre Homere ?
Jusqu' icy M. Despreaux et M. Dacier
se sont élevez contre ces égarements
de la raison, et en ont fait voir
tout le ridicule, de sorte que l' academie
a esté assez justifiée à cet égard.
Aujourd' huy voicy une temerité bien
plus grande, et une licence qui va ouvrir
la porte à des desordres plus dangereux
pour les lettres et pour la poësie,
et l' academie se taist ? Elle ne
s' éleve pas contre cet excés si injurieux
pour elle ? Je sçay bien qu' il y en a
qui gemissent de cet attentat, et je suis
p33
témoin de l' indignation que quelques-uns
en ont conçeûë ; mais cette indignation
d' une partie ne suffit pas pour
justifier tout le corps, et le public attendoit
quelque chose de plus de cette
compagnie. Je n' ay garde de vouloir
susciter à M. De La M. Des ennemis si
dangereux, la charité me le deffend.
Il vaut mieux que je deffende Homere
toute seule, puisque j' y suis interessée,
et que je repousse les insultes que ce
censeur fait à sa poësie et à son art
qu' il n' a jamais connus. Il en sera quitte
à meilleur marché, et par la maniere
dont je le traitteray, il verra ce qu' il
auroit eu à essuyer, si quelqu' un de
ces sçavants hommes qui composent
cette fameuse compagnie, et qui
sont si indignez de son ouvrage, l' avoit
entrepris.
Ce grand critique commence d' abord
par declarer qu' il s' éloigne de la
coustume des traducteurs... etc.
Cet usage
p34
est tres juste et tres sensé, si on a bien
choisi l' original qu' on traduit ; mais si
en traduisant un Lucain, un Stace,
on leur donnoit les loüanges, qui sont
deûës à Homere et à Virgile, voilà ce
qui seroit tres impertinent. Mais ne
l' est-il pas encore davantage de traduire ou
d' imiter Homere sans le
loüer, et en luy disant mesme des injures ?
Voilà en peu de mots trois plaisantes
raisons que M. De La M. Donne de
ce qu' il n' a pas fait le panegyrique
d' Homere à la teste de sa préface.
La premiere est qu' il le traduit moins
qu' il ne l' imite . C' est à un traducteur
à faire l' éloge des autheurs qu' il traduit,
p35
car il voit tousjours son original
au-dessus de luy ; mais un imitateur
comme M.. De La M. Se dispense de
cette loy, car il égale son original, ou
mesme il le surpasse. Ainsi il n' y a que
luy qui merite d' estre lé.
Si comme imitateur il n' a pas
deû loüer Homere, il devoit donc le
loüer comme traducteur ; mais l' orgüeilleuse
ingratitude de l' imitateur l' a
emporté sur la modeste reconnoissance
du traducteur.
La seconde, c' est... etc.
C' est-à-dire, que ne pouvant
loüer Homere sans exaggerer, il n' a
pas jugé à propos de tomber dans un
excés si blasmable. Il ne prodigue, ni
ne profane pas ses loüanges si facilement.
p36
Et la troisiéme enfin, c' est que le
vray merite consiste à connoistre les fauts
par tout où ils sont . Voilà M. De La
M. Qui se donne ce vray merite, d' avoir
reconnu les défauts d' Homere.
Je l' ay loüé comme toute la terre,
parce que toute la terre ni moy n' avons
connu ses défauts, mais M. De La
M. Les a connus. Il a repeté ce que Desmarets,
P. Et quelques autres avoient
dit avant luy, et il appelle cela connoistre
les défauts d' Homere ; nous
verrons ce que cette belle connoissance
produira.
Quatriéme raison qui a empesché
nostre censeur de faire le panegyrique
d' Homere,... etc. Ne sommes-nous
pas bien obligez à M. De
La M. De n' avoir pas loüé Homere, s' il
avoit eu ce mauvais sens, nous estions
perdus, car aprés un éloge d' un si grand
poids, nous aurions esté confirmez
p37
dans nos erreurs. Nous faisions gloire
de renouveller les fautes de ce méchant
poëte ; mais presentement que
ce grand critique a daigné nous éclairer,
tous les fauts d' Homere vont
estre connus et proscrits, et nos ouvrages
plus réguliers et plus admirables,
car ils ne tiendront rien de ce
chant original.
Voilà donc des memoires
et une espece de canevas que M. De
La M. Presente à l' academie françoise
pour la poëtique qu' elle doit donner.
Mais je doute qu' un corps si esclairé
adopte facilement ces regles, et j' espere
de faire voir qu' elles sont si ennemies
de l' art, que les ptes, qui les suivroient,
ne seroient pas bien sûrs de
plaire.
p38
Comment se peut-il que M. De La M.
Ait l' imprudence de renouveller cette
fausseté aprés le démenti public que
M. Despreaux a donné à M. Perrault ?
Et Aelien, que M. Perrault a cité
pour son garant, dit formellement tout
le contraire, car il dit que l' opinion
des anciens critiques estoit que les
poësies d' Homere coururent d' abord
en Grece par piéces taces ; qu' elles
estoient chantées chez les anciens grecs
sous certains titres qu' ils leur donnoient ;
que Lycurgue revenant d' Ionie,
les rapporta toutes entieres en
Grece ; et que Pisistrate les ayant ramassées
ensemble, fut celuy qui donna
au public l' Iliade et l' Odyssée en l' estat
nous les avons. Y a-t-il là un
p39
seul mot qui marque qu' il n' y a jamais
eu d' Homere ? Mais cecy me meneroit
trop loin, je prie le lecteur de lire la
troisiéme reflexion de M. Despreaux
sur Longin, il sera étonné de l' audace
de M. De La M.
Mais... etc., il parle de l' opinion qu' il
n' y a jamais eu d' Homere, et que les
poëmes, que nous avons, n' estoient
que differentes piéces de differents
autheurs,... etc. Voilà comme
raisonne M. De La M. Il ne trouve
pas cette opinion vray-semblable,
mais il n' a garde de la traiter d' extravagante.
Et moy j' ose dire qu' elle
est si fausse, si insensée et si extravagante,
qu' il faut la trouver telle, ou renoncer
à toutes les lumieres de la raison.
Car il n' y eut jamais deux pmes si
bien suivis et si bien liez que l' Iliade
et l' Odyssée, ni où le mesme genie
esclate davantage, et dont les differentes
parties concourent plus sensiblement
à faire un seul et mesme tout,
p40
comme tous ceux qui les ont leus en
conviennent.
L' authorité du grand nombre
subjugue icy M. De La M. Bientost il
luy resistera ; mais icy il cede, et il a la
docilité de convenir qu' il y a eu un
Homere, et que ces pmes sont de luy ;
mais ce qu' il y a de plaisant, c' est qu' en
accordant cette verité, il raisonne fort
mal. Ce n' est pas une consequence pour
la verité dont il s' agit. L' Iliade
pourroit estre d' un seul autheur,
elle pourroit estre d' un homme nom
Homere, et estre cependant un
composé de parties qui n' auroient entre
elles aucun rapport, et qui n' auroient
point esté faites pour estre ensemble.
Il devoit donc s' expliquer
mieux, et convenir nettement qu' il y
a eu un Homere, et que toutes les parties
p41
de ce poëme font un seul et mesme
tout.
Aprés avoir si obligeamment accordé
qu' il y a eu un Homere, il reconnoist... etc.
Mais comment
un poëte si mediocre, ou plustost si
rempli de deffauts, a-t-il pu produire
un si grand effet que toute la terre ait
voulu le connoistre, que les villes se
soient disputé l' honneur de luy avoir
donné le jour, que tout ce qu' il y a eu
de plus grands genies l' ayent loüé, et
qu' aprés tant d' éloges ont ait cru que
ses loüanges n' estoient encore qu' ébauchées ?
Cela est estonnant. M. De La M.
Nous expliquera ce paradoxe. En attendant
je doute qu' avec sa petite Iliade
si bien corrigée et où il n' a rien mis
que de precieux, il devienne si-tost
l' objet important de la vanité et de la
curiosité humaine. Quelle injustice
pour un siecle si poli !
p42
Ceux qui ne lisent pas cecy
avec volupté, n' en connoissent pas tout
le prix. Les plus grands hommes de nostre
siecle ont et relû Homere avec
admiration, et l' ont comblé de loüanges.
C' est dans nostre siecle que les plus
sçavants et les plus profonds dans la
langue grecque ont le mieux éclairci
la poëtique d' Aristote et celle d' Horace,
et mis l' art d' Homere dans un plus
grand jour. Tous ces gens-là n' ont décidé
que superficiellement selon M. De La M.
Mais luy, sans sçavoir la langue
d' Homere, sans l' avoir jamais lû, il
vient souffler sur ces décisions superficielles,
et nous monstrer comment il
faut juger de ce pte. Voilà desja un
assez grand ridicule qui se presente icy.
En voicy un autre qui n' est pas moindre,... etc.
Qui sont ces ingenieux escrivains qui
p43
se sont efforcez de relever les défauts
d' Homere ? C' est l' autheur de Clovis,
celuy des paralelles, et deux ou trois
ignorants disciples de tels maistres.
Voilà les escrivains ingenieux que M.
De La M. Oppose à ce que nous avons
eu de plus grands poëtes et d' hommes
les plus sçavants. Enfin M. De La M. Assemble
icy d' un costé tout le bien, et
de l' autre tout le mal qu' on en a dit. Les
uns luy élevent des autels, les autres
les abbatent ; les uns soustiennent qu' il
est un homme divin, les autres que ce
n' estoit qu' un homme tres commun,... etc.
Parmi les traits de ceux qui l' ont loüé, il en
rapporte un qui me paroist admirable
et qui merite quelqueflexion.
D' M. De La M. Tire-t-il
ses mémoires ? Je ne croy pas qu' il y ait
jamais eu d' homme assez insensé pour
donner à Homere un pareil éloge. Avant
ce poëte, selon ce beau panegyriste,
p44
le paganisme n' existoit donc point,
car le fils n' existe pas avant le pere ? Jupiter,
Neptune, Mars, Junon, Diane,
Venus, estoient donc des divinitez inconnües
avant luy ? Les maisons des
princes et des roys, qui vivoient avant
la guerre de Troye, n' estoient point
payennes ? Agamemnon, Priam, Ulysse,
Nestor, Diomede n' estoient pas payens ?
Homere luy-mesme ne l' estoit
pas, puisque le paganisme n' est venu
que de l' abus qu' on a fait des fictions
de son poëme ? Vrayment voilà d' heureuses
découvertes, et le paganisme est
bien plus moderne que nous ne pensions.
Les vrays prophetes, qui avant
Homere ont tant crié contre les gentils
et contre leurs dieux, ont esté dans
l' erreur, selon M. De La M. Et se sont forgez
des chimeres : il n' y avoit point de
paganisme, car Homere n' estoit pas né,
et mesme si on n' avoit malheureusement
abusé de ses fictions, on auroit
tousjours esté tres orthodoxe. Il faut
avoüer que M. De La M. Entend bien ce
qu' il lit. Mais qu' a-t-il donc lu ? Car il
p45
faut bien qu' il ait lû quelque chose ? Je
ne me mesle point de deviner, mais
j' ose assurer qu' il a lû qu' Homere est
le theologien du paganisme et le pere
de la mythologie payenne, c' est-à-dire
à nostre égard, parce que nous n' avons
rien de plus ancien que luy ; mais
à l' égard des temps qui l' avoient précedé,
cette mythologie subsistoit, et il ne
nous l' a donnée que telle qu' il l' avoit
receüe, comme Aristote l' a fort bien
dit ; ces faux dieux estoient inventez,
leur culte estoit establi, en un mot on
estoit payen, et le paganisme estoit dans
sa force. Voilà comme nostre censeur
voit les choses ; il porte ensuite ses découvertes
dans les belles compagnies,
on se recrie, il est applaudi, il est loüé,
il s' en retourne bien content, il imprime,
et malheureusement les suites ne
pondent pas à des commencements
si flateurs.
Enfin aprés avoir rapporté ces deux
portraits tres differents et qui remplissent
quatre pages, il s' escrie, à quoy s' en
tenir ? Voilà en effet un grand embarras
p46
et un parti bien difficile à prendre. D' un
costé sont un tas de vils escrivains qui
ont dit des injures à Homere. Parmi les
anciens un Protagoras, un Zoïle, et
quelques autres dont on ne sçait pas
mesme les noms, et que l' on ne connoist
que par les escrits de ceux qui ont
fait voir l' impertinence de leurs censures ;
et parmi nos modernes trois ou
quatre méchants poëtes et plus méchants
critiques, qui en descriant Homere
et les escrivains les plus respectez,
ont voulu se vanger du mépris que
le public a pour leurs ouvrages. Et de
l' autre costé on voit ce qu' il y a de plus
respectable dans l' antiquité depuis Homere
jusqu' à nous, tous les plus grands
personnages, qui d' un commun accord
relevent le merite d' Homere, et admirent
la beauté de ses poëmes. Où est
donc le bon sens de M. De La M. D' estre
embarassé entre ces deux partis. La balance
peut-elle estre égale avec des poids
si inégaux ? J' avois pris la liberté de luy
presenter à la fin de la vie d' Homere un
raisonnement bien simple et bien vray,
p47
et qui auroit pû luy épargner tous les
égarements où il est tombé. Je vais le
rapporter icy, il suffiroit seul pour faire
juger de son entreprise. Je voudrois que
chacun de ces critiques si présomptueux,
qui condamnent Homere sans le connoistre,
voulust raisonner de cette maniere :
tout ce qu' il y a eu de plus grands hommes
et de plus forts genies depuis deux
mille cinq cens ans en Grece, en Italie et
ailleurs, ceux dont on est forcé encore
aujourd' huy d' admirer les escrits, ceux qui
sont encore nos maistres, et qui nous enseignent
à penser, à raisonner, à parler,
à escrire ; tous ces gens-là reconnoissent
Homere pour le plus grand de tous les
poëtes, et ses poëmes pour la source des
richesses de toutes les autres poësies ; c' est
sur luy qu' on a formé les regles du plus
noble de tous les poëmes pour en constituer
l' art ; des hommes tres éclairez, des
hommes d' un esprit tres penetrant et
d' un jugement tres juste, nous y font remarquer
des beautez singulieres et des
charmes infinis. Tous ces gens-là ont porté
leur jugement sur ce qu' ils ont veu, examiné,
p48
connu, au lieu que moy, inferieur en
tout au moindre de ces grands hommes,
je juge de ce que je n' ay ni vû, ni examiné,
ni connu, puisque je n' ay jamais lu
Homere dans sa langue, et que je suis
incapable de le lire, ou de le bien lire.
Comment puis-je donc présumer que mes
décisions prévaudront sur celles de tant
de juges si éclairez et si respectables qui
n' ont pu estre trompez ? Cela n' est pas
possible. Et en verité dans les choses mesmes
que l' on auroit examinées avec le
plus d' attention, et que l' on croiroit le
mieux connoistre et entre égaux, la sagesse
tousjours conforme à l' ordre, et qui
n' est elle-mesme que l' ordre, voudroit
qu' on soumist son jugement particulier à
celuy du plus grand nombre, et encore plus
à celuy de tous les temps et de tous
les lieux.
Voilà un raisonnement que le simple
sens commun dicte. Mais M. De La
M. Accoustumé à secoüer le joug des
opinions les plus receües, n' a pas daigné
faire attention à ce petit avis, non
plus qu' à toutes les responses que j' avois
p49
desja faites à ses objections, car il n' y
en a presque point que je n' aye combatuës
dans ma préface sur l' Iliade.
Tout cela est pour luy comme non avenu,
il vouloit condamner Homere,
il est donc allé son chemin dans l' esperance
que sa censure jetteroit de la
poudre aux yeux des ignorants, et qu' en
appellant ces ignorants de veritables
sçavants, il pourroit s' enorgüeillir de
leurs suffrages.
Il est vray que M. De La M. Adjouste
au nombre des censeurs d' Homere,
toute une secte de philosophes,... etc.
Voilà ce parti bien fortifié. Qui sont ces
philosophes ? Ce sont apparemment les epicuriens.
Il ne seroit pas estonnant
qu' Epicure et quelques-uns de ses sectateurs
eussent descrié un pte aussi
contraire qu' Homere à leurs principaux
dogmes, et sur-tout à celuy de la
providence qu' ils nioient, et qu' Homere
establit d' une maniere admirable,
en faisant voir le soin que les dieux ont
p50
des hommes, et qu' ils estendent jusqu' aux
bestes mesmes. Mais j' ose dire
que M. De La M. A de méchants garants
de ce qu' il avance. Je le deffie de faire
voir cette tradition dans la saine antiquité ;
c' est une fausseté avancée sans
fondement. Et il est si peu vray que
toute la secte des epicuriens ait regardé
les poëmes d' Homere comme des sottises,
que jamais Homere n' a esté ni
mieux connu, ni mieux loüé que par
Horace qui estoit epicurien. Mais je
demande à M. De La M. Qui oppose les
censeurs d' Homere à ses panegyristes,
comme s' ils estoient égaux en nombre
et en authorité, d' vient que ces esprits
merveilleux, qui ont trouvé tant
de sottises dans Homere, ne sont point
parvenus jusqu' à nous, que le temps a
dévoré tous leurs ouvrages sans en espargner
un seul ; que ceux mesmes que
nous avons veus de nos jours, et dont
M. De La M. A emprunté la pluspart des
injures qu' il dit à Homere, ont eu le
mesme sort ; et que ces genies vulgaires
qui ont loüé ce grand poëte, un Aristote,
p51
un Ciceron, un Denys D' Halicarnasse,
un Longin, un Plutarque, et une
infinité d' autres, le temps les a respectez ?
Voilà une fatalité bien estrange !
Mais je vais plus loin, et je dis que
quand mesme les deux partis seroient
égaux dans tous les siecles, en nombre
et en authorité, il seroit ridicule à M.
De La M. Qui ignore absolument la langue
d' Homere, de se presenter pour
vuider ce partage.
Sans tant raisonner interessons M.
De La M. Par quelque chose qui le touche
de plus prés. Faisons une fiction
tres fiction. Supposons que son Iliade
est admie et vantée par tout ce qu' il
y a de gens sçavants, de bon esprit, d' un
goust exquis, et qui connoissent Homere ;
et qu' elle n' est condamnée que
par quelques cavaliers ignorants, et
par quelques femmes peu instruites des
beautez de la poësie. Sur ces jugements
si inégaux M. De La M. S' écriera-t-il,... etc.
Et qu' il faut faire, comme
p52
on dit, une cotte mal taillée ? Non
sur ma parole il ne le dira point. Il s' en
tiendra à l' admiration, et méprisera le
pris.
Voicy le fruit que M. De La M. Veut
que nous tirions de ces contradictions
si excessives.
Ne diroit-on pas que cet examen n' a
jamais esté fait ; que les grands hommes,
qui ont loüé Homere, l' ont fait sans
examen, et que c' est M. De La M. Qui
vient avec sa profonde sagesse nous
avertir que nous devons examiner.
Quelques escrivains tres ignorants, et
dont toute la terre s' est mocqe, ont
declamé contre Homere ; une suite
nombreuse de gens sçavants, tres éclairez,
et tres grands et tres judicieux
critiques l' ont justifié, l' ont éclairci, ont
fait voir les beautez admirables de son
art et de sa poësie, ont couvert ces
chants escrivains de confusion. Voilà
donc le procés à recommencer ; il faut
examiner de nouveau toutes les pieces ;
tous les siecles, toute la terre a
p53
prononcé, n' importe, selon M. De La
M. Il faut encore juger. N' est-ce pas
une proposition bien sensée ?
Voicy la preuve de cette belle proposition.
Je ne sçay pas
dans quelle escole M. De La M. A appris
à raisonner de cette maniere, si on la
connoissoit il faudroit la fermer, car
elle est tres dangereuse. Cela est vray,
quand ce qu' ils nous proposent est particulier
ou nouveau, et qu' il n' est pas
revestu de l' authorité d' une approbation
generale. Mais quand une fois
p54
une opinion a esté authorisée par le
consentement de tous les siecles et de
tous les hommes, ou de la plus grande
et de la plus saine partie des hommes,
les sages y soumettent leur raison, et
il n' y a que les fous qui s' y opposent.
Pourquoy cela ? C' est que pour s' opposer
à une décision revestuë de cette
grande authorité, il faudroit qu' un
homme fust asseûré que sa raison seule
seroit superieure à celle de tous les autres
hommes. Et est celuy qui peut
se donner cette préference à luy-mesme
sans passer pour extravagant ? Il doit
donc renoncer à sa raison ? Non sans
doute. Il doit s' en servir. Sa raison doit
présider au jugement de toutes les
opinions humaines, et c' est l' usage mesme
qu' il en fait, si elle n' est pas entierement
aveugle, qui le détermine à embrasser
le parti où est la plus grande
lumiere, et à avoir du moins de la
déférence pour cette universelle approbation.
En un mot il n' y a qu' une loy
divine qui soit plus forte que celle que
forme le consentement de tous les
p55
hommes et de tous les temps. il ne
faut se rendre aux opinions humaines,
adjouste M. De La M. qu' autant qu' on
en est éclairé . Mais un sot qui ne peut
estre éclairé, je ne dis pas par les opinions
les plus reçeûës, mais encore par
les monstrations les plus évidentes,
est donc en droit d' y contredire et d' y
resister ? Quel estrange renversement
de la morale mesme ne s' ensuivra-t-il
pas de ce pernicieux principe ? Mais
ne sortons point des matieres de poësie
et d' eloquence qui sont nostre sujet.
Longin entre autres marques qu' il
donne du sublime, nous dit : figurez-vous... etc.
p56
Je suppose que dans le
poëme de M. De La M. Car je veux luy
faire honneur, il y a, comme il se l' imagine,
beaucoup de ces endroits dont
tout le monde est également frappé,
mais malheureusement il s' y trouve un
lapon qui ne sçait pas le françois, à
qui on explique ce que M. De La M.
Dit, et qui n' est point touché de ce sublime
qu' il n' entend point ou qu' il entend
mal ; est-il en droit de s' inscrire
en faux contre le sentiment des autres ?
Que M. De La M. Fasse l' application de
cette image à Homere ; il sentira le
poids infini dont est pour luy l' approbation
de tous les siecles et de tous les
hommes ; et il se repentira d' avoir
conclu avec tant de temerité... etc.
p57
a-t-il donc pris qu' on avoit esté
partagé sur le dessein d' Homere dans
l' Iliade ? Et qui sont ceux qui ont fait
ce partage ? Quelque malheureux critique
moderne aura eu cette vision entierement
opposée au bon sens. Mais
cela suffit à M. De La M. Qui ne veut
ni compter ni peser, pour dire qu' il
y a eu partage.
La premiere opinion que l' Iliade
n' est que la description de la guerre
de Troye, est si folle, que je ne croy
pas qu' on en trouve aucun vestige
dans l' antiquité, et les raisons que
p58
M. De La M. Preste à ceux qui ont
eu cette pensée, sont tres déraisonnables.
Ce poëme seroit pitoyable, si
Homere avoit eu cette intention. Mais
M. De La M. Compte pour rien de contredire
ce que les plus grands maistres
ont establi. Aristote nous enseigne que
le poëme epique s' esloigne entierement
des regles de l' histoire où l' on
est assujeti à raconter, non pas une seule
action, mais tous les évenements arrivez
dans un certain temps, ou à une
seule personne ou à plusieurs, et qui
n' ont qu' une liaison telle quelle les uns
avec les autres.
p59
Il faut estre aveugle
pour ne pas voir que l' action de l' Iliade
est une seule action, qui a un commencement,
un milieu, et une fin, et que
cette action est la colere seule d' Achille.
Non seulement Homere le declare dés le
premier vers, mais il se sert mesme de
la personne de son heros pour le faire
entendre.
La guerre de Troye est si peu le sujet
de l' Iliade, qu' Homere ne donne ni un
commencement, ni une fin au siege
de Troye, à peine luy donne-t-il un
milieu qui luy soit propre ; mais il n' oublie
aucune des parties de son sujet,
qui est la colere d' Achille , sujet qui est
un et simple, comme nous le verrons
bien-tost. On peut voir le P. Le Bossu
Liv. 2. Chap. 10.
La seconde opinion que l' Iliade n' est
que l' eloge d' Achille, n' est pas plus
sensée, et les raisons que M. De La M.
Preste à ceux qui la soustiennent, sont
tres frivoles. L' éclat que le poëte donne
à la valeur de ce heros les a trompez,
p60
et ils n' ont pas veû que cette valeur
estonnante est pour relever ce caractere,
et non pour cacher ses défauts.
Le poëte est comme le peintre, il
doit faire ses heros plus beaux, pourveû
qu' il conserve tousjours la ressemblance,
et qu' il ne leur donne que ce
qui est compatible avec le fonds du caractere
dont il les a revestus. Dire que
le sujet de l' Iliade c' est l' éloge d' Achille,
c' est dire que lors qu' Esope nous enseigne
que pendant que deux chiens
commis à la garde d' un troupeau se
battent, le loup profitant de leur discorde,
emporte ce qui luy plaist, l' eloge
du loup est le seul but de cette fable.
Horace reconnoist que dans toute
l' Iliade soit au camp des grecs, soit
dans la ville de Troye, on ne voit que
seditions, que fourberies, que crimes,
que passions brutales, qu' emportements.
Jamais il ne lo Achille ni de
sa vaillance, ni de la mort d' Hector,
ni d' aucune autre chose qu' il ait faite
contre les troyens, il ne reconnoist en
luy aucune vertu. Il nous dit que c' est
p61
le caractere d' un homme colere, boüillant,
inexorable, injuste, qui ne reconnoist
d' autres droits que son ee.
Homere nous declare d' abord que sa
colere est pernicieuse, à qui ? Aux
troyens ? Non, mais aux grecs. est
donc le bon esprit de M. De La M. Car
certainement il l' a fort bon, d' oser soûtenir
qu' Homere n' a eu d' autre but que
de faire l' éloge d' Achille, d' un homme
qui sacrifie ses amis et son pays à sa
vengeance ? Cette action est-elle si belle,
si lable, si vertueuse, qu' elle puisse
estre loüée et proposée pour modele
aux princes par le plus judicieux de
tous les poëtes ? C' est abuser de son
temps et de sa raison que de répondre
à des choses si frivoles.
Il n' y a donc que la troisiéme opinion
qui soit vraye, que l' Iliade est veritablement
une fable. Aristote l' a démonst
en faisant voir que le fondement,
et l' ame du poëme epique, comme
du poëme dramatique, c' est la fable.
p62
Il explique ensuite tout le secret de cet
art par des exemples sensibles. Cette
doctrine a esté suivie par Horace. Elle
a esté parfaitement mise dans son jour
par le R. P. Le Bossu dans son traité du
poëme epique et par M. Dacier dans
ses commentaires sur la poëtique d' Aristote ,
et sur celle d' Horace . De sorte
qu' il n' est pas plus clair qu' il est jour à
midy, qu' il est évident que c' est-là veritablement
l' art du pme. Cependant
M. De M. Resiste à cette évidence,
se declare pour la seconde opinion
que l' Iliade n' est que l' eloge d' Achille,
qui est beaucoup plus insensée que la
premiere ; et fust-il seul de son costé,
et tout ce qu' il y a jamais eu de plus
habiles gens de l' autre, il nous diroit
qu' on est partagé sur cela.
Pour nous convaincre que cet eloge
p63
d' Achille est le dessein le plus apparent
d' Homere, il nous dit avec beaucoup
de jugement ; on peut conclure... etc.
Mais ce n' est point du tout la conclusion
qu' il en faut tirer.
Quoy toutes les fois que deux hommes
peu éclairez avanceront des opinions
bizarres, contraires à tout ce que
l' antiquité a pensé, et aux décisions formelles
des plus grands maistres sur une
matiere, et démenties par une pratique
claire et sensible, il faudra conclure
de cette diversité que la chose en
question n' est pas évidente ? Et que
l' on doit craindre de se tromper ? M. De
La M. N' y pense pas, et il place mal ses
craintes. Mais je me trompe, il les a
si bien plaes, qu' il s' est tromet dans
le parti qu' il a pris, et dans les raisons
qui l' y ont determiné.
p64
Certainement on ne peut pas mieux dire. C' est
Homere qu' il faut consulter, c' est luy qu' il en
faut croire, qui est-ce qui sçait son dessein
mieux que luy ? Que dit donc
Homere dans les trois premiers vers
de son poëme ?
D' il conclut que l' Iliade n' est que l' eloge
d' Achille. Je suis faschée de dire à M.
De La M. Qu' il est tombé là dans la beveûë la
plus risible où soit jamais tom
l' escrivain mesme le moins judicieux.
Aristote n' a donc pas entendu le
premier mot du pme ? Horace ne l' a
p65
pas entendu non plus ? Et c' est M. De La
M. Qui appuyé de ses sçavants, vient
leur apprendre que le mot, qu' on a expliq
simplement colere , signifie... etc.,
et que par consequent, puisqu' Homere
a commencé son poëme par ce mot qui
porte l' idée d' un eloge, il a voulu nous
marquer que son unique but a esté de
loüer Achille ? Mais qui sont ces sçavants
qui ont dit une si grande impertinence ?
M. De La M. Ne leur fera pas
l' affront de les nommer. Cette interpretation
est absolument inoüie et fausse ;
si M. De La M. Avoit daigné consulter
ma remarque, elle l' auroit empesc
de s' en rapporter à ces faux sçavants.
La voicy, le scholiaste grec remarque
fort bien icy la proprieté de ce terme qui
ne signifie pas simplement colere, mais
colere opiniastre et qui dure long-temps.
Et j' en ay rapporté des authoritez. M.
De La M. Ne pouvoit pas ouvrir de meilleure
heure pour faire une grande faute,
que de commencer dés le premier mot
du poëme. Mais tirons quelque avantage
p66
de son raisonnement. Selon luy,
ce mot colere pris pour emportement
heroïque , marque qu' Homere a voulu
loüer Achille. Mais cette explication
est fausse, et ce mot signifie une colere
opiniastre qui dure long-temps , et par
consequent tres blasmable, donc Homere
a voulu blasmer ce heros. En effet
si la colere la plus courte est tousjours
un accés de fureur : ... etc. :
qu' est-ce qu' une longue colere,
si ce n' est une manie et une fureur continuë
qu' on ne peut trop detester ? Aussi
est-ce de ce commencement là mesme,
et de ce mot colere qu' Aristote, Horace
et tout ce qu' il y a eu de gens sensez
ont tiré le but d' Homere, et l' idée qu' on
doit avoir de son poëme.
M. De La M. A pris l' autre parti par la
belle raison qu' il nous a expliquée, et
p67
traitant ensuite cela de bagatelle, il adjouste,
je me... etc. Qu' est-ce que cela veut dire ?
Quel plus grand avantage peut-on avoir
en traitant des arts, que d' en connoistre
la verité ? N' est-ce pas là ce qu' on cherche ?
M. De La M. Compte donc pour
rien la raison et l' avantage de ne pas faire
de faux raisonnements, et de ne pas
tomber dans des beveûës grossieres ?
Il insulte ensuite avec beaucoup de
capacité à ceux qui ont fait ces decouvertes,
et se mocque de ceux qui tirent
de la conduite d' Homere les regles du
poëme epique. Cela n' est pas plus sensé
que tout ce que nous venons de voir.
On admire et on louë cescouvertes,
comme toutes les découvertes qui
montrent la nature et le fonds d' un art
p68
ritent d' estre admirées et loüées ; et
on tourne en regles, non pas tout ce
qu' on croit appercevoir dans Homere,
mais tout ce qu' on y a apperçeû, et qui
a enlevé les suffrages de tous les siecles.
M. De La M. Continuë,... etc.,
si la nature du poëme
epique est bien découverte, si ses regles
sont certainement trouvées, et si
on en a la veritable definition, comme
on n' en peut pas douter sans renoncer
au sens commun, c' est avec grande raison
que l' on refuse le nom de poëme
epique à tout ce qui n' est pas fait selon
ces regles. Et on le refuse, non pas parce
qu' il ne ressemble pas à l' Iliade et à
l' Odyssée, mais parce qu' il s' éloigne de
cette constitution. Un pme pourroit
fort bien ne ressembler ni à l' Iliade, ni
à l' Odyssée, et estre pourtant un pme
epique, s' il estoit constitué de mesme,
c' est-à-dire, que le sujet fust une fable,
un discours inventé pour former les
moeurs par des instructions deguisées
p69
sous l' allegorie d' une action. Ce qui
suit marque bien que M. De La M. N' a
aucune idée du poëme epique,... etc.
En quoy cela met-il M. De La M.
Plus au large ? Il s' imagine donc que l' Iliade
et l' Odyssée sont deux poëmes
tres differents ? Erreur pitoyable ! Ils
ne sont differents que par le sujet. L' Iliade
nous represente tous les maux que
la division des chefs cause dans un parti ;
et l' Odyssée nous remet devant les
yeux ceux que l' absence des princes
cause dans leurs estats ; mais ils sont
tous deux une mesme sorte de poëme,
c' est-à-dire, qu' ils sont tous deux une
fable inventée pour former les moeurs
par des instructions deguisées sous les
allegories d' une action. Tout ce qui
n' aura pas cette qualité, ne sera nullement
poëme epique.
M. De La M. Pour se mocquer des conditions
du poëme epique, et pour en
appeller, adjouste,... etc.
p70
M. De La M. Entasse icy beaucoup
d' expressions qu' il n' entend point, parce
qu' il n' a jamais bien medité sur les regles
du poëme epique, et sur leur verité.
y sans doute il le faut, car si elle
n' estoit pas feinte, elle ne seroit pas une
fable comme il faut qu' elle le soit indispensablement ;
mais quoy-qu' elle
soit feinte, cela n' empesche pas qu' elle
ne puisse estre tirée d' un sujet veritable,
car la fiction peut-estre tres bien d' accord
avec la verité, comme Aristote le
démonstre quand il dit,... etc. On peut voir
sur cela les remarques de M. Dacier,
cette doctrine est tres clairement
p71
expliquée. Continüons.
il faut qu' elle soit grande. M. De La
M. Se trompe, ce n' est pas une necessité
qu' elle soit grande, comme on le
verra plus bas. La colere d' Achille est-ce
une action bien grande ?
qu' elle se passe entre des roys. pourquoy
M. De La M. Veut-il restreindre
cela à des roys ? Aristote dit que ce
doit estre l' action de grands personnages.
Et Horace,... etc.,
des roys et des grands capitaines.
qu' elle ne remplisse qu' un certain espace
de temps. il n' est pas vray que la
durée de l' action du poëme epique soit
limitée ; il n' y a point sur cela de regles
certaines, il n' y a point de temps prescrit
à l' epopée, dit Aristote, c' est-à-dire,
que le pme epique embrasse plus
ou moins de temps selon la nature de
l' action qu' il represente. Si c' est une
action violente elle ne durera que peu
de jours, comme on le voit dans l' Iliade.
Si c' est une action douce, elle
durera plus long-temps, comme on le
voit dans l' Odyssée. Toute cette matiere
p72
a esté fort bien traitée dans la poëtique
d' Aristote , Chap. 25 et dans le
P. Bossu, Liv. 2 Chap. 18 et Liv. 3
Chap. 12.
qu' elle ne marche qu' avec le ministere
des dieux. M. De La M. A beau s' y
opposer ; ce ministere y est absolument
necessaire. Car comme le merveilleux
doit regner sur-tout dans le pme epique,
rien n' est si capable de l' y jetter
que cette presence des dieux.
que la narration mesme soit d' une
certaine estenduë. voicy la regle que M.
De La M. A le plus d' interest de combattre
et de renverser ; car un homme qui abrege
Homere et qui oste plus des
trois quarts de son poëme, doit establir
que l' estend de la narration doit estre
extremement reduite. En effet, si
Homere n' a donné à sa narration que
l' estenduë qu' elle doit avoir, la hardiesse
de M. De La M. N' est pas la hardiesse
d' un homme sage. Je crains fort
pour luy si on prend la peine d' examiner
ce qu' Aristote nous enseigne dans
le Chap. 7 de sa poëtique , où aprés
p73
nous avoir dit que la beauté de tous les
estres composez de parties, consiste
non-seulement dans l' ordre, mais dans
une grandeur juste et raisonnable, asseûre
que plus une tragedie aura d' estenduë,
plus elle sera belle dans sa grandeur,
pourveû qu' elle ne croisse que
jusqu' à ce que le sujet puisse estre veû
tout ensemble, sans que la vë s' égare
ni se confonde. Et dans le Chap. 25
il regle la durée du poëme epique, et
veut qu' il puisse estre leu tout entier
en un seul jour. M. De La M. A bien racourci
cette estenduë ; on peut lire son
poëme en deux ou trois heures. Mais
je ne sçay comment son poëme tout
court qu' il est, est fort long, et celuy
d' Homere, qui a quatre fois cette estenduë,
paroist fort court.
Aprés que M. De La M. A si bientaillé
toutes les qualitez du pme epique
qu' il a si bien comprises, et dont
il luy sied si bien de se mocquer, il adjouste
en nous insultant,... etc.
p74
Ce ton-là n' est-il pas seant à un homme comme
M. De La M. ? On a demonstré que ces
qualitez sont essentielles au pme epique,
parce que telle est la nature de ce
poëme ; mais on ne dit pas que telle est
sa nature, parce que ces qualitez se trouvent
dans les poëmes d' Homere ; on
dit seulement qu' elles sont dans les poëmes
d' Homere, parce que ce poëte a
connu par la force de son genie que ces
qualitez luy convenoient. Et dans la
suite tous les siecles ont consacré ces regles
en approuvant ses poëmes, et en
prisant ceux l' on a suivi celles
que M. De La M. Voudroit rappeller.
Remarquez en passant cette beveûë de
M. De La M. C' est... etc.
Il a crû qu' elles n' estoient que dans un
de ses poëmes, et elles sont également
dans tous les deux. Elles sont de mesme
p75
dans l' Eneïde, Virgile en ayant si bien
connu la necessité, qu' il s' y est assujetti.
Ces dernieres paroles,... etc., sont une pitoyable
raillerie dont tous ces faux critiques se sont
servis pour affoiblir l' authorité de ces
maistres de l' art qui leur sont tres contraires.
Cette authorité est d' un tres
grand poids dans l' esprit des veritables
sçavants, mais il est faux que leurs décisions
soient plus considerables que le
succés de ces poëmes d' Homere ; puisque
ce n' est que sur ce grand sucs
que ces grands hommes ont formé
leurs décisions. Car qu' ont-ils fait
quand ils ont donné les regles de cet
art ? Ils ont examiné ces poëmes et recherché
pourquoy ils avoient tant plû
dans tous les siecles ; et aprés en avoir
trouvé les raisons, ils ont formé sur cela
les regles. Ainsi les sages reçoivent
ces regles, non parce qu' Aristote et
Horace les ont données, ni mesme parce
qu' Homere les a suivies, mais parce
que les ouvrages, d' où on les a tirées
p76
ont plû. Car comme M. Dacier l' a
prouvé dans sa preface sur la poëtique ,
les regles ne sont faites que sur ce qui
plaist, et elles ne tendent qu' à monstrer
le chemin qu' il faut tenir pour plaire.
Cela couronne dignement tout ce qu' il vient de
debiter avec tant de capacité et de goust.
Ces consequences seroient l' ouvrage
du préjugé si elles estoient telles qu' il
les suppose. Ce que je viens de dire
suffit pour destruire cette supposition.
M. De La M. Appelle tousjours préju
dans les autres ce qui est fondé sur les
authoritez les plus respectables et les
plus seûres, et raison en luy, ce qu' il
avance contre la décision de tous les
âges.
Il y auroit une infinité de choses
à dire sur ces deux lignes. On pourroit
peut-estre trouver aujourd' huy
p77
quelque secret admirable pour conduire
seûrement les vaisseaux sur la
vaste mer. Mais la boussole l' a fait jusqu' icy,
et je ne crois pas qu' il y ait des
pilotes assez insensez pour abandonner
ce cadran et pour se fier à quelque autre
invention qui pourroit aussi-bien
les égarer que les conduire. Il est vray
de mesme qu' à parler generalement, ce
qui a plû n' exclut pas les autres moyens
de plaire, et qu' on peut s' ouvrir d' autres
chemins. C' est à celuy qui le hazarde,
à voir s' il a assez de force pour
le faire sans s' égarer. Virgile l' a fait, car
la fable de l' Eneïde n' a pas cette simplicité,
qu' Aristote a trouvé si divine
dans Homere ; et le poëte latin, comme
le P. Le Bossu l' a remarqué, s' est assez
éloigné des vestiges du poëte grec
pour riter comme luy la gloire d' une
premiere invention. Mais les virgiles
sont rares. D' ailleurs c' est par la difference
de sa matiere qu' il est different,
et nullement par la forme qui est tousjours
la mesme. Je diray seulement que
quand les regles d' un art ont une fois
p78
esté trouvées, et que l' approbation de
plusieurs siecles a prouvé que c' estoit le
veritable chemin pour plaire, il est impossible
de plaire par un chemin tout
opposé. Je dis l' approbation de plusieurs
siecles, car c' est le temps et le
consentement general des hommes qui
consacrent nos productions. Cela est si
vray que si le pme de M. De La M.
Passoit à la posterité, et avoit un jour
le sceau de plusieurs siecles, un autre
poëte comme luy seroit authorisé à estropier
Virgile, comme il a estropié
Homere, et on ne seroit pas en droit
de le blasmer. Voilà la suite des erreurs
M. De La M. Est tombé. Ce n' est nullement
le recit d' une action qui caracterise
le poëme epique, c' est le recit
d' une action allegorique inventée
pour former les moeurs. C' est la fable
qui est l' ame de ce pme, comme je
l' ay desja dit ; et toutes les autres conditions,
dont je viens de parler, y sont
p79
si necessaires, que sans elles le poëme
seroit tres mauvais, mesme avec la fable,
et ne réüssiroit point.
Voilà une conclusion digne de
ses principes ; il ne faut pas la laisser passer
sans encouvrir les erreurs, car
elles sont en grand nombre. Premierement
il n' est pas necessaire que l' action
du poëme epique soit ni grande, ni
agréable ; l' action la plus commune et
la plus horrible d' un grand personnage
y réüssira merveilleusement, et l' action
la plus grande d' un homme du commun
n' en pourra jamais faire la matiere.
Voilà desja une grande erreur. En
voicy une autre qui n' est pas moindre,
p80
qu' elle se passe entre des roys ou des
personnes moins distinguées . Cela est
entierement opposé à la pratique constante d' Homere,
et de Virgile, et aux regles
d' Aristote et d' Horace, qui exigent
également que l' action se passe, non
entre des personnes mediocres, mais entre
des princes et des roys, ou des gens
de pareille authorité, comme les generaux
d' armée. Ni l' un, ni
l' autre ne parlent point de grandes actions ,
ni d' actions agréables, mais simplement
d' actions . Et ils veulent tous
p81
deux que ce soient les actions des plus
grands personnages, des grands capitaines,
des princes et des roys. Le poëme
qui imiteroit l' action d' un bourgeois,
seroit tres ridicule, ou du moins
burlesque.
Autre erreur fondamentale qui destruit
la nature du poëme epique, où le merveilleux
est absolument necessaire. Un
poëme où l' on se contenteroit des causes
naturelles, seroit bien maigre et bien
ennuyeux. Et il est si peu vray que la
Pharsale et le Lutrin soient aussi-bien
des poëmes epiques que l' Iliade, que
jamais personne ne leur a don ce
nom. Et jamais M. Despreaux luy-mesme
n' a voulu faire passer son Lutrin
pour tel. Ce sont des poëmes, mais
non des poëmes epiques.
M. De La M. Finit cet article par cette
sage maxime,... etc.
p82
Il fait bien voir luy-mesme qu' à la
faveur de cette supposition on peut de
plein droit se plaire à un mechant ouvrage,
et le préferer à un bon. C' est
pourquoy la précaution qu' il prend est
tres sensée ; il s' engage à ne pas traiter
nostre goust, d' ignorance et de mauvais
sens, pour obtenir de nous la mesme
complaisance. Autant qu' il est imprudent
dans les partis qu' il embrasse, autant
est-il judicieux dans les conditions
qu' il exige. Je ne me serviray point de
termes qui luy puissent déplaire, et je
m' en passeray avec plaisir à cause de
l' estime que j' ay pour son merite ; je
voudrois pouvoir ménager ses fautes,
comme je ménageray mes expressions.
à peine a-t-il fini cet article qu' il en
commence un nouveau par une vieille
erreur l' on estoit avant Aristote,
c' est-à-dire, avant que l' art du poëme
epique fust bien demeslé et bien connu.
C' est que toute la vie d' un heros
peut estre le sujet d' un pme epique.
p83
Il est si naturel et si ordinaire à M.
De La M. D' estre dans l' erreur, que quand
il en sort, il ne sçait par quel miracle
cela s' est fait, et il y rentre le plustost
qu' il luy est possible. Cette erreur est
encore plus capitale que toutes celles
que je viens de refuter, car elle ruïne le
fondement du pme epique, qui est
l' imitation, non de plusieurs actions,
mais d' une seule action. Et voicy comme
Aristote le prouve. Ce
p84
grand critique juge l' unité d' action si
indispensablement necessaire, qu' il asseûre
que ceux qui prendroient pour
sujet toutes les actions d' un heros, seroient
obligez de les reduire à cette
unité ; et comment cela seroit-il possible ?
Mais dit-on, l' unité du heros fait
l' unité d' action. C' est ce qu' Aristote détruit
et par des raisons et par des exemples,
car il adjouste,... etc.
Voilà donc cette mauvaise methode
décriée par le mauvais succés de tous
les poëmes où on l' avoit suivie, que le
temps a détruits, et dont on n' a conservé
la memoire que pour les mépriser,
et pour détourner les poëtes de suivre
cet exemple.
Aristote oppose ensuite à cette malheureuse
p85
conduite, celle d' Homere : ... etc.
Il ne se contente pas de ces preuves,
il rend encore cela plus sensible par
l' exemple de toutes les autres imitations.
En effet toutes les autres imitations, la
p86
peinture, la sculpture, l' architecture,
et tous les autres arts ne se proposent
que d' imiter une seule chose. Aristote
confirme son sentiment et le met encore
dans une plus grande évidence
dans le Chap. 18 où il enseigne aux
poëtes la méthode qu' ils doivent suivre : ... etc.
Comment seroit-il possible de dresser
une fable de toute la vie d' un heros, et
d' épisodier cette fable par ses circonstances,
lorsque toutes les actions seroient
indépendantes, et feroient chacune
un tout parfait, au lieu de faire
une circonstance, qui est la nature de
l' episode. Ceux qui voudroient soustenir
une opinion si estrange, se jetteroient
dans d' infinies absurditez.
Cette doctrine d' Aristote est encore
celle d' Horace dans sa poëtique : ... etc.
p87
Et il s' explique plus clairement dans la suite.
Aprés Horace on s' est encore confirmé
dans cette saine doctrine par le
mauvais succés des poëtes, qui s' en sont
éloignez. Stace dans son Achilleïde
a voulu chanter son heros tout entier,
et son pme, bien loin d' estre un poëme
epique, n' est qu' un recit historique
et sans fable. C' est comme si on
joignoit ensemble toutes les fables qui
ont esté faites sur les aventures du loup,
ou du rat, et qu' on appellast cela un
poëme epique.
Si Stace dans son Achilleïde a corrompu
l' unité du sujet par la multiplicité
des fables, dans sa Thebaïde il l' a
corrompuë encore par des episodes irreguliers
et défectueux ; et le mauvais
succés de ces deux poëmes confirme la
necessité de l' unité de l' action, telle
qu' Homere et Virgile l' ont employée,
et dont Aristote et Horace ont donné
de si belles leçons.
De nostre temps le P. Le Bossu est
p88
entdans ces veûës d' Aristote et d' Horace,
et les a expliquées admirablement.
M. Dacier dans ses remarques sur la
poëtique d' Aristote les a confirmées
avec beaucoup de solidité ; de sorte
qu' on ne peut comprendre comment
M. De La M. A voulu renouveller une
doctrine si contraire à la pratique des
plus grands poëtes, qui a es proscrite
par les critiques anciens et modernes
les plus sensez, et, ce qui est encore plus
considerable, qui a esté flestrie par le
mauvais succés de tous les poëtes qui
ont eu la folie de la suivre long-temps
avant le siecle d' Aristote, et plusieurs
siecles aprés.
Comme le poëme dramatique est
le mesme à certains regards que le pme
epique, car il demande également
la fable et l' unité d' action, il luy est arri
aussi parmi nous la mesme chose
qui estoit arrivée au poëme epique ;
avant que cet art fust bien connu, une
tragedie renfermoit toutes les aventures
d' un heros.
Si les principes que M. De La M. Propose
p89
estoient reçeûs, la tragedie retomberoit
dans cet ancien desordre. Et ne
seroit-on pas bien fondé à venir nous
dire que le partage de la tragedie en
cinq actes donne lieu de distribüer
dans ces cinq parties les cinq âges du
heros, son enfance, son adolescence,
son âge viril, sa vieillesse, et sa caducité.
Par-là on auroit le heros entier ;
on ne perdroit pas une seule de ses
aventures. Cela ne seroit-il pas bien
divertissant ? En verité M. De La
M. Tient bien sa parole, il contredit
franchement les opinions les plus reçeûës ;
il ne se rend aux décisions
humaines, qu' autant qu' il en est esclairé ;
et par malheur pour luy, on voit
qu' elles l' esclairent fort rarement.
Cette conclusion est digne des premisses.
Il traite ensuite, de l' art particulier
d' Homere, et il nous avertit que ce
poëte a cherché sur-tout à attacher, à
p90
émouvoir, et à surprendre. On peut
remarquer en passant cette gradation
l' ordre est tres mal obser; car la
surprise précéde et cause l' émotion, et
l' une et l' autre causent l' attachement,
mais cela ne merite pas de nous arrester ;
il y a icy des erreurs plus importantes.
En traitant des moyens qu' Homere
a choisis pour arriver à ces trois
fins, ce censeur tombe, selon sa coustume,
dans des erreurs capitales. Sur
le moyen d' attacher, il s' imagine que
l' art d' Homere consiste à avoir choisi
le plus grand interest qui pust frapper
des peuples,... etc. Il trouve qu' une femme
du caractere d' Helene, ne meritoit ni
d' estre redemandée, ni d' estre retenuë ;
mais outre que Menelas et Agamemnon
ne devoient pas laisser Helene à
ses ravisseurs, et qu' ils estoient obligez
de venger cette injure, les larmes et
le repentir de cette infidelle auroient
p91
deû adoucir la dureté de M. De La M.
Et sa grande beauté le porter à pardonner
à Paris de vouloir la retenir. Sans
chercher à justifier ni la femme ni le
mary ni l' amant, ne veut-il jamais
concevoir que la guerre de Troye et
l' enlevement d' Helene ne sont pas le
sujet de l' Iliade, que c' est la seule colere
d' Achille ? Il est vray, comme le
P. Le Bossu la monstré, que pour s' accommoder
aux moeurs et au genie des
grecs ses auditeurs, pour les attacher
à la lecture de son ouvrage, et pour
gagner leur approbation par leurs
loüanges, il a feint que cette action
s' estoit passée au siege de Troye, et que
ces princes si braves, et ces peuples
qui demeurent victorieux, estoient
grecs et les peres de ceux qu' il vouloit
flatter, et c' est, sans contredit, une
grande adresse. Mais encore une fois,
ce n' est pas là le sujet de l' Iliade, et
ce n' est pas en quoy consiste l' art d' Homere.
Il auroit pû attacher sa fable à
toute autre histoire, sans que son poëme
eust esté moins interessant. Nous
p92
ne prenons aujourd' huy nul interest à
la Grece ni à la guerre de Troye, et
nous ne sommes pas moins touchez de
ce poëme que les grecs. C' est que le
sujet est le mesme pour nous qu' il estoit
pour ces peuples, et dans tous les
temps il attachera également tous les
esprits.
Sur le moyen d' émouvoir, il reconnoist
ce que Aristote a dit de l' adresse
d' Homere, qu' il quitte souvent sa narration
pour faire parler ses personnages.
Mais comme il est pluslicat et plus
fin critique que ce philosophe, il trouve
dans cela mesme un grand faut.
Quel homme c' est
que M. De La M. ! Dans les endroits mesmes
le charme séduisant empesche
les autres hommes de sentir que ce
charme est une faute, il le sent luy, et
il condamne ce que les autres admirent.
M. De La M. A si bien découvert ces fautes
p93
charmantes dans le poëme d' Homere,
qu' il n' y tombe point dans le
sien.
Sur le moyen de surprendre, il a
bien connu qu' Homere a cherché le
merveilleux, mais il accuse ce poëte
d' avoir negligé la surprise, qui demandoit
plus d' adresse et qui paroist aussi
plus importante, c' est de préparer les
évenements sans les faire prévoir.
p94
C' est ainsi que s' explique M. De La M. Et nous
allons voir que sa dialectique est la dialectique
du mauvais goust. Il y a deux
sortes de surprises, l' une quand on voit
arriver tout d' un coup des choses ausquelles
on n' a point esté préparé, et qui
n' ont pas esté annoncées ; et l' autre
quand il en arrive qui ont veritablement
esté annoncées, mais dont on a
caché les moyens qui doivent les amener.
Jamais personne n' a dit que les
premieres ne fussent pas vives et interessantes,
ni qu' elles fussent pueriles,
ni qu' il fust de la nature du poëme de
les daigner quand elles sont bien amenées,
et qu' elles naissent naturellement
du fond du sujet. Et il est faux
qu' Homere ne les ait pas connuës, car
il y en a de cette nature dans l' Iliade, et
encore plus dans l' Odyssée, comme M.
De La M. Le verra quand il luy prendra
fantaisie de mutiler encore ce poëme.
Il n' y a qu' à entendre sur cela le précepte
p95
d' Aristote, quand il parle de ces
surprises qui doivent regner dans le
poëme epique, et dans le poëme dramatique. Voilà
donc les surprises jugées necessaires dans
le poëme. Et Homere ne les a nullement
évitées, comme il plaist à M. De
La M. De le luy reprocher. Que Minerve
declare que Diomede va faire de grands
exploits ; que Jupiter annonce qu' il va
relever la gloire d' Agamemnon, et qu' un
tel heros va perir, cela n' est point
du tout contraire à cette surprise, car le
merveilleux qui naist de cet enchaînement
de choses, s' y trouve toûjours. De
là vient qu' on prend tant de plaisir aux
tragedies dont on sçait tout le noeud
et tout le denoüement, car on oublie
p96
qu' on les sçait, et on se preste à ces surprises
la derniere fois comme la premiere :
marque seûre que ce qui est annoncé,
peut encore surprendre quand les
moyens qu' on employe pour l' amener,
sont naturels, et que les choses naissent
les unes des autres. J' ose dire mesme que
ces dernieres font plus d' honneur au
poëte, et marquent bien mieux la force
de son art. Car quelles ressources ne
faut-il pas avoir en soy pour m' attacher
et me surprendre par une chose dont
on m' a desja averti, et pour faire sur moy
malgré cet avertissement, une impression
aussi forte que si je n' avois rien sçû ?
Voilà des efforts dont une genie mediocre
ne sera jamais capable, et que ceux
qui ont le goust de la poësie admireront
toûjours dans Homere. Et pour ce qu' il
dit de Jupiter qui fait aux dieux un
abregé exact du reste de l' action, il a
égard à ce que Jupiter dit au commencement
du 15 Liv. Où en effet il annonce
ce qui arrivera dans la suite ; mais outre
que cela se passe entre Jupiter et Junon,
ce morceau est placé là avec beaucoup
p97
d' art, car, comme je l' ay remarqué,
ce poëte pour relever la majesté de
Jupiter qui a esté surpris un moment
par Junon, fait que ce dieu expose ce
que sa providence a determiné. Par ce
moyen Jupiter fait connoistre que c' est
en vain qu' on forme contre luy des ligues,
et que rien ne peut s' opposer à ses
decrets. Et ce leger crayon, que Jupiter
donne de la fin du poëme, bien loin
d' esteindre la curiosité, ne fait que l' enflammer.
M. De La M. Accoustumé aux
surprises de nos romans, ne fait cas que
des premieres ; heureusement il en a
presté une à Homere dans le combat
de Patrocle et d' Hector ; elle est tres
digne de l' Iliade de M. De La M. Mais
tres indigne de celle d' Homere ; car elle
defigure entierement cet endroit qui est
tres serieux, et y jette un comique tres
risible, comme je le feray voir quand
j' examineray le poëme.
M. De La M. Cherche des regles pour
ajuster le merveilleux avec le vraysemblable.
Et il est certain que le vraysemblable
doit toûjours l' accompagner.
p98
Mais cet escrivain n' a pas assez connu
jusqu' l' on peut pousser le merveilleux
dans le poëme epique, ni jusqu'
le poëte peut et doit compter sur la credulité
des hommes. Aristote nous dit
que dans le poëme epique on a la liberté
de pousser le merveilleux au delà
de la raison : ... etc.
Mais il ne faut pas s' imaginer
qu' il conseille par là aux poëtes
de mettre dans l' epopée des choses
évidemment impossibles ou incroyables,
et qu' il leur donne une pleine liberté
de les porter à un excés qui détruise
ouvertement la vraysemblance, et
qui chocque la raison. Comme dans la
tragedie le vraysemblable l' emporte
sur le merveilleux sans l' en bannir, dans
le poëme epique le merveilleux doit
l' emporter sur le vraysemblable sans le
p99
destruire. Et pour faire voir combien
le poëte doit estre attaché au vraysemblable,
le mesme Aristote dit dans le
mesme chapitre : ... etc. On n' a qu' à lire tout ce
chapitre avec les remarques de M. Dacier,
et l' on verra avec quel art merveilleux
Homere a û allier des choses
qui paroissent si incompatibles. Alliage
qui luy a fait donner par Aristote cet
éloge,... etc. En mesme temps on sera surpris
de l' audace de M. De La M. Qui sans
avoir jamais approfondi cette matiere,
et sans la connoistre, vient nous debiter
ses preceptes, et accuser indirectement
Homere d' avoir cherché à amuser des
p100
hommes faits, par des fictions qui n' estoient
propres qu' à charmer des enfants.
En verité c' est un malheur d' avoir
tant d' esprit.
Voilà comme parle M. De La
M. Et il fait ensuite une longue énumeration
des miseres de ces dieux. En
quoy il est fidelle copiste de Desmarets
qui fait un grand chapitre pour prouver
qu' Homere et Virgile n' ont sçû
donner que de miserables idées de leurs
dieux et de leurs heros. S' il ne vouloit
parler que du culte qu' on rendoit à ces
dieux si miserables, il auroit raison. Il
falloit estre dans l' imbecillité de l' enfance
pour adorer des dieux si foibles.
Mais il ne s' agit point icy de culte ; qui
est-ce qui ne sçait pas que le paganisme
estoit la derniere vanité ? Il s' agit du
p101
poëme epique, et de l' effet qu' y produisent
ces dieux. En verité M. De La
M. Ne paroist pas mieux instruit de la
theologie des payens, que de l' art du
poëme epique.
Mais M. De La M. Devoit se souvenir qu' en cent
endroits Homere appelle le dieu souverain,
pere des dieux et des hommes .
Voilà bien des fautes entassées
par l' ignorance où est M. De La
M. De la theologie des payens. Il devoit
sçavoir que toute l' antiquité profane
a tenu que les dieux inferieurs
estoient corporels, que par consequent
ils pouvoient estre assujetis à toutes les
infirmitez, et à toutes les miseres ausquelles
les corps sont sujets. Homere
pouvoit mesme les faire mortels, mais
il ne l' a jamais fait ; quoyque mortels
par leur nature, il les a tousjours conservez
p102
dans l' immortalité que Dieu
leur communiquoit. Cela est si vray que
jamais on ne voit mourir un dieu dans
Homere, ils sont blessez, ils souffrent,
mais ils ne meurent point. Jupiter
pourroit les anéantir, mais il ne le fait
pas ; jamais il ne les menace de les faire
mourir, mais seulement de les précipiter
dans le Tartare. Voyez ce qu' il dit
à Mars dans le 5 livre P. 235. Ainsi
ce que M. De La M. Trouve tres monstrueux,
est au contraire tres sensé, et
s' accorde dans ce dernier point avec
nostre theologie, qui enseigne que
quelques anges, tout immateriels qu' ils
sont, ont esté precipitez dans l' enfer
pour leur rebellion.
Aulieu d' invectiver contre ces
dieux d' Homere, M. De La M. Devoit
s' attacher à combattre ce que j' ay avancé
dans ma préface sur l' Iliade pour
les justifier. Il devoit refuter le sentiment
du R. P. Le Bossu, qui n' a pas craint de
dire que les fictions d' Homere meritent
plus de loüange que de blasme.
p103
Je ne repeteray point icy ce que j' ay
dit pour faire voir qu' à l' égard des ligues,
des combats des dieux, de leurs
playes, de leurs supplices, de leurs
emprisonnements, et de la chute d' un
dieu précipité de l' olympe, Homere
est à couvert de nos censures ; car non
seulement ce poëte n' a fait en cela que
suivre la renommée, et ce que la theologie
avoit publié avant luy ; mais l' escriture
sainte elle-mesme nous presente
des exemples et des expressions conformes
qui meritent tout nostre respect
et toute nostre veneration. Je défie la
theologie de M. De La M. De rien opposer
de solide à ce que j' ay relevé dans
p104
Homere pour faire voir la conformité
de plusieurs de ses idées avec beaucoup
de veritez de nos livres saints. Homere
reconnoist un dieu superieur, de
qui tous les autres dieux estoientpendants.
Il establit par tout la liberté
de l' homme, une double destinée si
necessaire pour accorder cette liberté
avec la predestination, l' immortalité de
l' ame, et les peines et les recompenses
aprés la mort. Il a reconnu cette grande
verité, que les hommes n' ont rien de
bon qu' ils n' ayent reçeû de Dieu ; que
c' est de Dieu que viennent tous les
bons succés dans ce qu' ils entreprennent,
qu' ils doivent les demander par
leurs prieres, et que tous les malheurs
qui leur arrivent ils se les attirent par
leur folie, et par le malheureux usage
qu' ils font de leur liberté. Enfin il a
connu que la providence s' estend sur
les animaux mesmes. J' ay fait voir que
ce qu' Homere dit de Vulcain précipité
du ciel, et de la menace faite par Jupiter
aux dieux inferieurs, de les précipiter
dans les profonds abysmes du Tartare
p105
tenebreux, et ce qu' on lit dans le
19 Liv. Que Jupiter précipita du ciel
le demon de discorde et de malediction,
marquent certainement que la
tradition avoit répandu de son temps
quelque connoissance des estonnantes
veritez que les prophetes et les apostres
ont ensuite plus clairement expliquées,
et developpées. Mais toutes ces
veritez estonnantes dans un payen ne
calment pas le zele de M. De La M. Quelle phrase
empoulée et pathetique ! Ne diroit-on pas
que le R. P. Le Bossu et moy avons voulu
relever les autels de ces dieux, et
estre plus payens que les payens mesmes ;
et tout cela parce qu' on a fait voir
qu' Homere avoit souvent fait des
dieux de nos vertus et de nos vices.
C' est là veritablement parler sans sçavoir
ni ce qu' on veut dire, ni ce qu' on
dit. C' est parler comme les visionnaires
de Desmarets.
p106
J' ay encore fait voir que tout ce qui
paroist dans Homere de plus contraire
à la divinité, se sauve par le moyen des
allegories. Et c' est ce que la pieté de
M. De La M. Ne peut souffrir.
Voilà un terme un peu fort,
et dont je pourrois estre scandalisée.
Mais un reproche si vain et si frivole
de la part de M. De La M. Ne m' offense
point, je pardonne cette chaleur à un
homme qui a plus fait et lû d' opera,
qu' il n' a de livres de l' escriture et
de traitez de theologie ; je pourrois
luy faire voir par des exemples sensibles
ce que c' est que le scandaleux qu' il
ne connoist point assez. Mais je luy diray
seulement que je suis tres contente
de scandaliser comme l' archevesque
de Thessalonique, Eustathe, comme
le P. Le Possu, comme les plus excellents
critiques qui ont travaillé sur l' escriture,
comme le sçavant religieux
p107
qui nous donne actuellement un commentaire
litteral sur tous les livres
saints ; tout le monde ne peut pas édifier
comme M. De La M. Il s' applaudira
tant qu' il voudra des loüanges que
quelques ignorants donneront à son
zele sans connoissance ; et moy je me
contenteray du témoignage que des
religieux des plus sçavants, et des plus
pieux qui soient dans l' eglise, ont rendu
à mes explications, et à mes petites
découvertes, qu' ils ont regardées comme
de nouvelles preuves de la verité
de la religion, par la lumiere qu' elles
pandent sur certains faits, et sur certaines
expressions aussi extraordinaires,
qu' admirables et respectables.
Je viens au sentiment particulier
qu' il plaist à M. De La M. De nous rapporter
de M. Despreaux, sur la bizarrerie,
et l' indécence des dieux d' Homere.
p108
M. Despreaux est bien-heureux d' avoir
eu un ami si fidelle qui aprés sa
mort revele les secrets qu' il luy avoit
confiez, et qu' il n' avoit pas voulu rendre
publics. Mais moy, qui connoissois
M. Despreaux mieux que luy, qui ay
plus souvent parlé d' Homere avec luy,
qui sçavois toute l' indignation que cette
entreprise de M. De La M. Luy inspiroit,
et qui est connuë de tous ses
amis, j' ose dire que jamais M. Despreaux
n' a pensé une chose si insensée :
jamais il ne luy est venu dans l' esprit... etc.
p109
Comment auroit-il presté à Homere une idée si
extravagante ? Je ne veux pourtant pas
douter de la bonne foy de M. De La M.
Un homme pieux comme luy ne sçauroit
mentir, je dis seulement qu' il a
expliqué M. Despreaux comme il explique
Homere, il luy fait dire tout
autre chose que ce qu' il a dit. M. Despreaux
luy avoit donc dit, et j' ose l' asseûrer
comme si j' avois esté presente,
car je sçay quel estoit son sentiment sur
cela, et ses amis le sçavent comme
moy, il luy avoit dit qu' Homere s' estoit
servi tres heureusement de ce que
la theologie de son temps avoit publié
des dieux, et qu' il l' avoit fait entrer
dans son pme en premier lieu
pour le rendre plus merveilleux, car
c' est à quoy la presence des dieux est
tres necessaire, et ensuite pour égayer
sa matiere en certains endroits, et pour
adoucir le ton severe des combats. C' est
ce que M. Despreaux pensoit, et c' est
ce qu' ont pensé tout ce qu' il y a eu de
p110
sages critiques. Et c' est ainsi qu' Eustathe
s' en est expliqué. Comment peut-on
s' imaginer qu' Homere ait eu dessein... etc. ?
C' est une imagination
monstrueuse qu' Homere estoit incapable
d' avoir, et que M. Despreaux estoit
incapable de luy prester. Mais M. De
La M. Accommode tout à ses veûës, aux
dépens de qui il appartiendra.
Ce qu' il adjouste des deux sortes de
jugements que nous formons sur les
ouvrages d' esprit, est incomparable.
p111
C' est pourquoy il prit sagement
le parti de le loüer,... etc.
Il y a du plaisir à voir ces beaux esprits
deviner si juste. M. De La M. Connoist
nostre siecle, comme Saint-Sorlin
a connu Horace. On est aujourd' huy
si retenu ; on se mocque d' Homere et
des anciens dans le cabinet, et par
timidité et par respect humain on les
loüe et on les admire en public ; il n' y
a que les Saint-Sorlin, les P. Et quelques
p112
autres qui ont adopté leurs sentiments
comme M. De La M. Qui pleins
de courage, et foulant aux pieds cette
crainte et ce respect servile, osent heurter
ce guisement trop general, et s' en
mocquer sans aucune contrainte. Il pourroit déceler
sans doute beaucoup de ces lasches
circonspects, comme nous venons
de voir que Saint-Sorlin acelé
Horace. En verité M. De La M. Auroit
esté bon conspirateur ; il n' auroit pas
tenu à luy qu' il n' eust gagné bien des
gens en leur insinuant que tous ceux
qui en public leur paroissoient les plus
opposez à la conjuration, estoient ses
complices.
Il est si naturel à M. De La M. De
n' estre jamais dans le fait, qu' il n' y entre
pas mesme quand il loüe Homere.
p113
Homere ne dit point que Jupiter
ébransla le ciel... etc.
Et cela est tres different comme nous
le verrons dans l' examen du premier
livre.
Comment M. De La M. A-t-il pû croire que
les dieux n' estoient que des personnages
episodiques dans le poëme epique ?
Il est bien mal instruit. Les dieux
y sont si necessaires qu' ils entrent dans
le fond de la fable comme dans les episodes,
et ils ne sont pas moins acteurs
que les roys et les princes.
M. De La M. A trop d' esprit, c' est ce
p114
qui le rend si difficile. Ce denombrement
avoit parû jusqu' icy non seulement
exact et utile, mais encore tres
agréable et tres ingenieux. En effet
Homere, pour suppléer à l' action qui
est l' ame du poëme, et pour corriger
l' ennuy que peut donner la quantité
de noms propres dont ce denombrement
est chargé, l' a admirablement varié
par des histoires anciennes, par des
genealogies necessaires pour la suite,
et par des descriptions charmantes qui
font un veritable plaisir à ceux qui sentent
ce que c' est que poësie. Un des
esprits les plus delicats de nostre siécle
l' ayant lû un jour dans ma traduction
mesme, en fut si charmé, qu' il ne pouvoit
se lasser d' admirer l' art d' Homere.
Denys D' Halicarnasse y acouvert
de grandes beautez. Mais je louë la
prudence de M. De La M. D' avoir condamné
ce qu' il vouloit rejetter. Je luy
diray seulement que puisque de son
propre aveu ce denombrement est utile
pour la suite du poëme d' Homere,
cette utilité manque dans le sien.
p115
des heros.
M. De La M. N' a pas mieux judes
heros d' Homere que de ses dieux. Il falloit bien
s' attendre que la vanité des heros
d' Homere ne pourroit trouver grace
devant les yeux de M. De La M. De ce
poëte si éloigné de toute vanité et si
modeste ; de ce poëte si humble, qui
a mis à la teste de son livre une planche
Homere conduit par Mercure,
vient luy remettre sa lyre, luy avoüer
que tout n' est pas précieux dans son
poëme, et le prier de choisir, de retrancher
tout ce qu' il y a de deffectueux,
et de le mettre en estat de ne
plus ennuyer, et de plaire. Un homme
de ce caractere ne pouvoit pardonner
aux heros d' Homere cette prétenduë
vanité. Mais Plutarque va pondre
pour ces heros à ce censeur si modeste,
et luy faire voir combien il s' est
abusé. Cet escrivain si judicieux et si
p116
estimable, sur-tout par son grand sens,
et qui connoissoit parfaitement Homere
parce qu' il l' avoit bien et bien
medité, nous enseigne qu' il est quelquefois
permis, sur-tout aux grands
hommes, aux hommes d' estat qui
manient de grandes affaires, de se
loüer et de parler magnifiquement
d' eux-mesmes, parce que les loüanges
qu' ils se donnent, ne partent jamais
d' arrogance, ou de presomption, ni
d' un vain appetit de gloire, mais d' une
raison solide qui les porte à se rendre
ce témoignage pour une bonne fin.
Voicy ses principes qui feront voir la
difference infinie qu' il y a entre un
homme sensé qui juge d' Homere parce
qu' il le connoist, et quelqu' un qui en
juge sans le connoistre. Il est permis
de se loüer soy-mesme, premierement
quand il s' agit de répondre à des reproches
et à des calomnies. C' est ainsi que
Periclés se vante dans Thucidide sans
qu' on puisse l' accuser d' arrogance, ni
d' ambition. C' est ainsi qu' Epaminondas
se loparmi les thebains, et c' est
p117
ainsi que Scipion se glorifie à Rome. Et
c' est par ce principe que Plutarque fait
voir qu' il faut bien s' empescher de reprendre
Sthenelus lorsque dans le 4
Liv. De l' Iliade Pag. 157 il répond à
Agamemnon pour son ami Diomede : ... etc.
Car il s' agissoit de repousser l' insulte
que le roy venoit de faire à Diomede
en luy disant,... etc. ? C' est
par-là encore que tout ce qu' Ulysse dit
de son courage dans le mesme livre,
est tres bien placé, car il répond au reproche
injurieux que luy a fait ce prince.
La justice de leur cause leur donnoit
cette liberté de se loüer eux-mesmes.
Et pour confirmer cette regle de
Plutarque, je suis bien aise de rapporter
icy ce que dit un jour un grand
capitaine à qui la France doit infiniment ;
il dit que quand on estoit mal-traité
il falloit se relever soy-mesme en
disant ce qu' on avoit fait de grand, et
p118
que quand on estoit bien traité, alors
il seioit bien d' estre modeste et humble.
Les grands hommes sont les mesmes
dans tous les temps. En second
lieu cela est permis quand on est dans
quelque malheur, parce qu' il y a du
courage à se roidir ainsi contre la mauvaise
fortune, et à faire voir qu' on ne
meritoit pas le malheur où l' on est tombé ;
car alors celuy qui se vante, n' est
trouvé ni superbe, ni presomptueux,
mais grand et invincible. C' est ainsi
que Phocion, qui toute sa vie avoit esté
si modeste, s' éleve et se glorifie quand
il se voit condamné ; c' est par ce principe
que Plutarque justifie ces paroles
hautaines de Patrocle, qui en rendant
le dernier soupir, dit à Hector dans le
16 Liv. Pag. 53... etc.
En troisiéme lieu cela est permis
quand on a affaire à des ingrats qui oublient
p119
les biens qu' ils ont reçeûs. C' est
ainsi que Themistocle, qui pendant
qu' il avoit rendu de grands services à
son pays, n' avoit rien dit, ni rien fait
de superbe, quand il vit l' ingratitude
des atheniens, alors il parla magnifiquement
de luy-mesme, et fit valoir
ce qu' il avoit fait pour eux. C' est par
ce principe qu' Achille ne dit rien que
de juste et de raisonnable quand il parle
magnifiquement de ses exploits.
Mais quand on paye ses services
d' ingratitude, il parle magnifiquement
de ce qu' il a fait, et de tout ce qu' on
doit à son courage. Il s' appelle franchement le
p120
plus vaillant des grecs . Il dit qu' il a
pris douze grandes villes par mer avec
ses seuls vaisseaux, et onze par terre.
Et il asseûre... etc.
Car, dit Plutarque, où la vanterie fait
partie de la justification, elle est non-seulement
permise, mais loüable.
En quatriéme lieu cela est permis,
quand les loüanges qu' on se donne,
sont des exhortations pour ceux à qui
l' on parle, et tendent à exciter parmi
eux une jalousie d' honneur, ou qu' il
s' agit de reprimer l' audace de quelques
insolents et de quelques superbes. Il y
a plusieurs endroits dans Homere qu' on
justifie par la derniere raison ; et c' est
par la premiere que Plutarque justifie
admirablement ce que Nestor dit de
ses proüesses dans le 7 Liv. Car c' est
par-là qu' il rendit le courage aux grecs
étonnez du deffi d' Hector, et fit ensorte
que neuf de leurs generaux se presenterent
en mesme-temps pour se disputer
l' honneur de se battre en combat
singulier contre cet ennemi si redoutable.
p121
En cinquiéme lieu, cela est permis
quand il s' agit de rendre le courage à
ceux qu' on voit étonnez et épouvantez.
C' est ainsi que Cyrus et qu' Antigonus,
qui par tout ailleurs estoient tres modestes,
parloient magnifiquement d' eux-mesmes
au milieu des armes et des
plus grands dangers. Car alors il s' agit
de donner à ses amis et à ses soldats sa
vertu, sa capacité, son courage pour
gages de la confiance qu' on doit avoir
en luy. Et c' est ce qu' Homere avoit
bien compris, dit Plutarque, car il fait
qu' Ulysse, voyant ses compagnons effrayez
de la fumée et des vagues, et du
grand bruit qui sortoient des gouffres
de Charybde et de Scylla, les rasseure
en les faisant ressouvenir de son habileté
et de sa valeur qui luy avoient fait
trouver de si grandes ressources dans
des dangers encore plus grands : ... etc.
p122
Car dans les temps dangereux c' est
un point bien important pour le salut,
que la reputation et l' asseurance d' un
homme qui joint à l' authorité de commandant,
l' experience éprouvée de
grand capitaine.
Que devient donc M. De La M. Avec
sa belle critique ? Il voit que ce dont
il fait un reproche aux heros d' Homere,
est non seulement ce qui se voit
tous les jours dans la vie civile ; mais
encore que c' est de la pratique mesme
de ces heros, que Plutarque a tiré des
regles tres sages pour faire voir comment
et en quelles occasions on peut
se loüer soy-mesme sans attirer l' envie,
et sans estre blas. Il verra dans la
suite que le mesme Plutarque, qui a si
bien justifié la vanité de ces heros,
confondra la sienne.
Les reproches que ce censeur fait à
ces mesmes heros, de colere, de cruauté,
d' impieté, et d' impolitesse, ne sont
p123
pas mieux fondez. Il faut que M. De
La M. N' ait rien lû, car s' il avoit lû les
histoires de ces anciens temps, Herodote,
Thucydide, Xenophon, Plutarque,
et l' histoire d' Alexandre, il y auroit
veû les mesmes choses qu' on lit
dans Homere, et il n' auroit pas fait à
ce poëte un reproche si peu sen. Mais
s' il a ignoré ces exemples, il devoit au
moins estre instruit de son art, et un
grand poëte comme luy, devoit sçavoir
que la fable du poëme epique,
qui n' est nullement differente des fables
d' Esope et de Phedre, ne reçoit
pas moins regulierement pour ses premiers
et pour ses seuls personnages, les
hommes les plus lasches et les plus méchants,
que les plus genereux et les
plus dignes de loüange. Et il est certain
que la nature du poëme epique, la
pratique d' Homere, les preceptes d' Aristote
et d' Horace, et ce qui est encore
plus fort, la raison mesme nous enseignent
qu' il n' est pas necessaire que
les heros du poëme soient gens de bien
et vertueux, et qu' il n' y a aucune irregularité
p124
à les faire violents, perfides,
dénaturez et brutaux. Ainsi ils peuvent
estre grossiers, emportez, et se dire des
injures, sans que ce soit un défaut. Qui
ôteroit mesme à Achille les injures qu' il
dit à Agamemnon, détruiroit son caractere,
et le poëme par consequent
qui n' est fonque sur cette colere, et
sur cet emportement.
Voilà des objections bien indignes
d' un homme d' esprit comme M. De La
M. Ne luy a-t-on pas dit cent fois
que dans toute l' Iliade, soit au camp
des grecs, soit dans la ville de Troye,
on ne voit que seditions, que fraudes,
que crimes, que passions brutales, que
p125
folie, qu' emportements criminels ? Agamemnon
est un roy que sa passion
aveugle. Menelas au desespoir d' avoir
manqué son coup, blaspheme le dieu
qu' il vient d' invoquer. Cet emportement
n' est que trop naturel aux hommes.
Et quant à l' impieté d' Achille, qui
outré de desespoir, dit à Apollon qui
l' avoit trompé par un vain fantosme : ... etc. Je
m' estonne que nostre censeur en ait
osé parler aprés ce que j' avois dit dans
ma remarque, je prie le lecteur de
la consulter.
Comme nostre censeur s' imagine
que l' Iliade est l' éloge d' Achille, il admire
le caractere de ce heros, et en
effet il est admirable, mais il tourne
contre luy tous les avantages qu' il a reçeûs
de la nature et toutes les faveurs
des dieux.
p126
De-là il conclud qu' il faudroit
rabattre beaucoup de sa valeur et
de son courage, si Homere n' avoit
trouvé l' art de relever son caractere en
establissant qu' Achille sçavoit qu' il seroit
tué à cette guerre ; sans cela sa force
prodigieuse, et le secours des dieux
le mettant hors d' estat de rien craindre,
on ne devroit pas luy faire un merite
de son intrepidité qui ne l' exposoit en
aucune maniere. Voilà un pitoyable raisonnement ;
si cette force, cette legereté,
et ce secours l' avoient mis certainement
hors d' estat de craindre la mort, nous
rabattrions autant de l' idée de son courage,
qu' il auroit eu de certitude de ne
point mourir ; mais comme elles le
laissoient dans toute la possibilité d' estre
tué, car les plus forts et les plus legers
perissoient dans ces combats, et les
dieux retiroient souvent leur secours
de ceux qu' ils avoient le plus protegez,
le courage d' Achille ne peut estre suspect,
et ses exploits ne peuvent estre
attribuez à sa force seule. La comparaison
p127
d' Achille avec un geant bien armé
qui combat contre une legion d' enfants,
et qui en fait un grand carnage,
est tres ridicule. Par la mesme raison
il ne faudra point admirer les exploits
et le grand courage de David. Il estoit
plus fort qu' Achille, car encore tout
jeune il avoit tdes lyons et des
ours, il avoit la legereté des cerfs.
Ses bras estoient forts et robustes comme
un arc d' airain. Dieu luy-mesme
avoit dressé ses mains au combat, et
l' avoit armé de force et de courage pour
la guerre. Il dit à Goliath : je viens
à toy au nom du seigneur des armées,
et le seigneur te livrera entre mes mains .
Selon les belles regles de M. De La M.
p128
David n' a donc aucun merite d' avoir
tué ce geant, car un geant ne couste
pas plus à Dieu à défaire, qu' un enfant
à un geant ; et cet exploit ne peut
estre mis sur le compte du courage de
David. Qui est-ce qui a jamais raisonné
de cette maniere ! Et n' y a t-il pas
de l' impieté à vouloir persuader que le
secours des dieux deshonore les heros ?
Car il les deshonoreroit certainement,
si ce secours faisoit tout, et ne
laissoit aucune part à leur courage. Le
trait qu' Homere adjouste pour rendre
plus brillant le caractere d' Achille qui
va à cette guerre, quoy-qu' il fust asseu
d' y perir, n' est point pour relever
sa valeur et son courage, mais pour relever
sa magnanimité. Et cela est tres
different. Encore une fois ce n' est point
du tout en feignant qu' Achille sçavoit
qu' il seroit tué à cette guerre qu' Homere
a trouvé l' art de mettre le courage
de ce heros hors de tout soupçon,
car son courage n' auroit pas moins
esté hors d' atteinte quand il n' auroit
pas sceu qu' il devoit y estre tué. Le
p129
courage de David en est-il moins hors
de tout soupçon, parce qu' il n' estoit pas
averti qu' il trouveroit la mort dans les
perils où il s' exposoit, et qu' au contraire
il s' assuroit que Dieu livreroit
entre ses mains ses ennemis les plus
terribles ?
M. De La M. Se jette ensuite sur les caracteres
qu' Homere a formez, et qu' il
trouve mal soutenus. Cela est admirable.
Jusqu' icy Homere a passans
contredit pour le plus grand, que dis-je,
pour le seul maistre dans cette partie si
essentielle au poëme. Aristote, Horace,
tous les anciens critiques qui ont traité
de cet art, et parmi les modernes M.
Despreaux, le P. Le Bossu ont donà
Homere l' éloge d' avoir parfaitement
enseigné à former des caracteres qui ne
se mentent point ; c' est de luy qu' on a
tiré les quatre qualitez des moeurs poëtiques
qui doivent estre bonnes , c' est-à-dire,
bien marquées, convenables, semblables
et égales . M. De La M. Avec ce
grand genie pour la poësie, vient s' opposer,
selon sa bonne coustume, à ce
p130
consentement general. Je n' aurois pas
daigné répondre à cette accusation si
frivole, s' il ne l' avoit soustenuë par un
exemple qu' il donne dufaut qu' il
reprend dans ce poëte. Exemple dont
l' examen va donner une grande ie
de sa critique, et de sa capacité. Voicy
ses propres termes : ... etc.
p131
Voilà un beau coup de filet pour M. De
La M. D' avoir pris en faute trois heros
d' Homere tout à la fois ; mais ces
imprudences prétenduës ne serviront
qu' à faire voir l' imprudence du censeur,
que la lecture seule du texte et
ma remarque luy auroient épargnée,
s' il avoit lû l' un et l' autre avec moins
de préoccupation, ou plus de jugement.
L' endroit dont il s' agit icy est dans le
Vi livre de l' Iliade. Helenus estoit un
prince d' une grande authorité parce
qu' il estoit devin, et que cette qualité
le rendoit tres considerable dans sa
famille. M. De La M. Qui se mesle de
p132
parler de caracteres, devoit faire quelque
attention à celuy-là. Cela
n' est point du tout comme le dit M. De
La M. Et voilà dans ce peu de mots trois
fautes grossieres ; jamais la sagesse d' Homere
n' a pa avec plus d' éclat que
dans cet endroit. Helenus ne conseille
point, il ordonne : ... etc.
Que fait Hector ? Il cede à la
religion, et obéït aux dieux ; mais
comment leur obéït-il ? Abandonne-t-il
le combat dés que son frere a parlé ?
Non.
p133
Hector ne part pas mesme encore. Le poëte a
soin de marquer qu' il est tesmoin du
changement qui arrive, et qu' il ne
part qu' aprés l' avoir veû.
Peut-on éloigner Hector avec plus de
précaution, et mettre son honneur à
couvert avec plus d' art et de noblesse ?
Il ne quitte qu' aprés avoir rallumé le
combat, restabli les affaires, veu les
grecs plier à leur tour, et laissé, s' il faut
ainsi dire, un des immortels qui tient
sa place. Quelle beauté de psie ! Quelle
grandeur de caractere ! M. De La M.
p134
Ne les sent-il point ? Les connoisseurs
les sentent, et cela suffit. Autre erreur. Il
falloit un homme comme Hector, un
homme d' authorité qui pust ordonner.
Et la suite mesme du livre le prouve.
Voilà donc Helenus et Hector bien
justifiez. La justification de Diomede
n' est pas plus difficile. Je ne feray que
rapporter icy la remarque de M. Dacier
sur le Chap. 26 de la ptique
d' Aristote : ... etc.
p136
Voilà donc ce que
fait Homere, il loüe finement par
Diomede et Hector. Car il fait voir
que pendant qu' Hector est dans la meslée,
les grecs n' ont pas le loisir de respirer,
et ques qu' il a quitté le combat,
tous les autres troyens, quoy qu' ils
ayent regagné tous leurs avantages, ne
peuvent pourtant occuper Diomede, et
que ce prince peut s' entretenir quelques
p137
moments avec Glaucus sans rien
faire perdre à son party. Il delasse son
lecteur par un episode tres agréable
et tres heureusement placé, et il diversifie
son poëme. On dira peut-estre
que si l' on justifie Homere, il n' est pas
possible d' excuser les moeurs de son
temps, car il n' est pas naturel que des
hommes qui ont l' espée à la main s' entretiennent
de sang froid avant que de
se battre. Injuste prejuqui nous fait
préferer nos moeurs à celles des anciens,
et qui nous persuade quelles
sont plus conformes à la nature. Mais
outre que ces moeurs anciennes durent
encore dans des pays que le commerce
des autres peuples n' a pas corrompus,
ce qui est une grande marque
quelles sont naturelles, qui nous a dit
qu' il est plus naturel de se battre d' abord
avec ferocité, que de parler avec
son ennemy avant que de se battre ? Etc.
Il est estonnant qu' aprés une justification
si éclatante, si vraye et si sensible,
un homme ose venir encore faire un
reproche si injuste et si peu approfondi.
p138
Qui est-ce qui balancera entre un tel censeur
et un tel panegyriste ?
Ce censeur pour confirmer ce qu' il
a avancé, que les caracteres d' Homere
sont mal soustenus, cite les braves qui
sont quelquefois lasches, et les lasches
qui sont quelquefois braves. Mais outre
que ce censeur reprend souvent
comme des laschetez, des actions qui
n' en sont nullement, comme je le feray
voir bientost, il se seroit épargné encore
cette nouvelle erreur, s' il avoit voulu se
souvenir qu' Homere establit que la valeur
est un don de Dieu, qu' un heros
est brave quand Dieu l' assiste, et qu' il
est lasche quand Dieu vient à l' abandonner.
D' ailleurs un acte ne destruit
point l' habitude. Or l' habitude est ce
qui forme le caractere, et le caractere
n' est point destruit par un acte, dont
mesme la cause n' est point toute entiere
p139
en luy. Quand je dis que la valeur
est un don de Dieu, je parle de la valeur
veritable, car ce courage feroce qui
vient ou de brutalité ou d' emportement,
ou d' une force extraordinaire, il
est tout entier dans l' homme. Comment
viendroit-il de Dieu ? Les meschants
l' employent contre Dieu. C' est
ainsi que Mezence contempteur des
dieux est brave dans Virgile.
On ne peut rien dire de plus opposé à
la verité. Il est certain qu' Homere a tiré
de la renome beaucoup de circonstances
qu' elle avoit publiées des heros
sous les noms desquels il a mis sa fable,
mais il les a toutes accommodées aux
veües du poëme. Et Aristote n' a rien
fait voir avec plus d' évidence que la
differente conduite de l' histoire et de
la poësie, pour mettre l' art d' Homere
dans un plus grand jour. Cependant
c' est cet art que M. De La M. Veut refuser
à Homere : ... etc.
p140
Voilà donc Homere
accusé par M. De La M. D' avoir travaillé
sans avoir connu son art. Il en est pourtant
le pere, mais cet art a es bien développé
depuis luy. Peut-on rien dire de
plus risible ? Ce n' est que sur les poëmes
d' Homere que cet art a esté formé ; c' est
de-là qu' on a tiré toutes ses regles ; Aristote,
Horace, M. Despreaux, le P. Le
Bossu presentent tousjours Homere
pour le veritable modelle. Virgile luy-mesme
l' a suivi. Est-il possible qu' Homere
ait ignoré un art dont il a donné
les chefs-d' oeuvres. Qui est-ce donc
qui l' a développé ? C' est sans doute M.
De La M. Dans les regles qu' il vient de
nous presenter.
Mais il l' a si peu développé, qu' il n' a
pas mesme connu en quoy consiste la
difference qu' il y a entre l' histoire et le
poëme, quoyqu' elle ait esté bien marqe
par ceux qui en ont traitté. Selon
p141
luy... etc. Ce n' est nullement cela
qui constituë la difference entre la poësie
et l' histoire. Car rien n' empesche
que l' histoire ne donne une idée de
certaines passions, de certains vices, ou
de certaines vertus, qu' elle n' en represente
les effets sensibles, et qu' elle n' en
fasse connoistre la nature. L' histoire
d' Alexandre ne fait pas moins connoistre
les vices de ce prince, que l' Iliade
ceux d' Achille ; et quoy-que ces effets
soient moins choisis et plus interrompus,
ils peuvent pourtant estre aussi
p142
heureux que si on les avoit choisis, et
tels qu' ils donnent de ces vices une idée
aussi vive que pourroit faire la poësie.
Mais elle consiste en ce que l' histoire
n' escrit que ce qui est arrivé, et la poësie
ce qui a pû ou arriver necessairement,
ou vray-semblablement ; que
l' histoire rapporte les choses particulieres,
et la poësie les choses generales.
Voilà pourquoy la poësie est plus morale
que l' histoire, car les choses generales
conviennent à tous les hommes,
et les particulieres ne conviennent qu' à
un seul. On peut voir le Chap. 9 de
la poëtique d' Aristote.
Je viens à la simplicité des moeurs
que condamne ce grand critique : ... etc.
p143
Sur cela on traite de grossier, non Homere,
mais son siecle, et on asseûre que
la peinture en est devenuë desagreable
à des siecles plus delicats. Il faut que je
sois bien grossiere, car j' avouë que c' est
la delicatesse de nostre siecle qui me fait
trouver plus agréable cette peinture des
temps et des moeurs qu' Homere descrit.
J' ay ma bonne part à
ce reproche, et je m' en applaudis. J' ay
dit qu' Homere peint par tout la nature
telle qu' elle estoit dans sa premiere simplicité,
et avant que décheüe de sa dignité
et de sa noblesse, elle eust cherché
à estayer ses ruines sur une pompe vaine,
qui n' est jamais la marque d' une veritable
et solide grandeur. Les heros despoüillent
p144
eux-mesmes les bestes, et les
font rotir. Mais tout cela est conforme
à ce que l' on voit dans l' escriture sainte.
Agamemnon et les autres princes tüent
eux-mesmes les victimes, parce que
c' estoit l' acte le plus auguste et le plus
solemnel de la religion. Les princes
préparent eux-mesmes leurs repas, et
les fils des plus grands roys gardent les
troupeaux, et travaillent eux-mesmes,
parce que c' estoient les moeurs de ces
temps herques où l' on ne connoissoit
ni le luxe ni la mollesse, et où l' on ne faisoit
consister la gloire que dans le travail
et dans la vertu, et la honte que dans la
paresse et dans le vice. L' histoire sainte
et l' histoire profane nous enseignent
également que c' estoit la coustume de se
servir soy-mesme, et cette coustume
estoit un reste précieux du siecle qu' on
a appellé l' âge d' or. Les patriarches vivoient
de mesme, ils travailloient de
leurs propres mains, David gardoit les
troupeaux. En un mot les temps qu' Homere
peint, sont les mesmes que ceux
Dieu daignoit converser avec les
p145
hommes. Quelqu' un oseroit-il dire que
nostre faste, nostre luxe et nostre pompe
valent cette noble simplicité qui a es
honorée d' un si glorieux commerce ?
J' aime à voir les heros d' Homere faire
ce que faisoient les patriarches, plus
grands que les roys et que les heros.
J' aime à voir Junon s' ajuster elle-mesme,
sans cet attirail de toilette, sans
coëffeuse, sans dame d' atour. Il en est
des heros comme des dieux. On ne
voit autour d' Achille, d' Agamemnon,
etc. Ni estaffiers, ni valets de chambre,
ni gentilshommes, ni gardes ; on n' en
voyoit point autour d' Hercule, ni de
Thesée, et les dieux eux-mesmes marchoient
sans cortege.
Voilà une grande partie de ce que
j' avois dit dans ma pface sur l' Iliade,
et je le rappelle icy pour faire voir l' injustice
et l' imprudence de M. De La M.
Qui continuë de faire les mesmes reproches
au siecle d' Homere, et à la peinture
qu' il en fait ; et qui, sans répondre à aucune
de ces grandes veritez que j' ay
rapportées en l' honneur de ces temps
p146
heureux, se contente de s' escrier : ... etc.
Qui est-ce qui en
peut douter ? Je suis faschée que M. De
La M. Paroisse aussi peu instruit de la
morale, que de l' art du poëme. C' est une
verité constante que dans tous les temps
l' on n' a connu ni le luxe, ni la mollesse,
il y a tousjours eu plus de vertu :
car où il n' y a point de luxe, là se trouve
la simplicité ; de la simplicité naist l' innocence,
et l' innocence est la mere et la
nourrice des vertus. Quand l' histoire
de tous les siecles ne nous l' apprendroit
pas, nostre siecle seul suffiroit pour nous
en convaincre. Il n' y pense
pas, et il confond tres mal à propos
certains caracteres vicieux, qu' Homere
nous presente dans l' Iliade pour nous
porter à fuïr le vice, il les confond avec
ces temps. A t-on jamais prétendu que
p147
dans les temps de la plus grande innocence
il n' y ait point eu d' hommes méchants,
que les passions ayent portez à
commettre des crimes ? Mais que ne
jettoit-il les yeux sur les caracteres de
l' Odyssée, il auroit vce que peuvent
la sagesse et la vertu. D' ailleurs
que l' on rassemble toutes les passions
qui regnent dans l' Iliade, les seditions,
les emportements, les tromperies, les
vengeances, les crimes qui se commettent
dans ce poëme, tous ces excés
n' approcheront pas de ceux que l' on a
veûs depuis. Et je suis seûre que si l' excés
des crimes faisoit l' heroïsme, les
derniers temps devroient estre appellez
les temps heroïques pferablement
aux anciens.
M. De La M. Continuë,... etc. Les loüanges
qu' Homere donne quelquefois à l' or,
ne marquent point du tout ce que M.
p148
De La M. En infere. Mais il m' a accoustumée
à le voir prendre à gauche si
souvent, que je n' en suis plus surprise.
Comment a t-il penser que le faut
de luxe, qui estoit de son temps,
venoit moins de simplicité et de vertu,
que de grossiereté et d' ignorance ?
Les grecs n' avoient-ils pas devant les
yeux le luxe des asiatiques, et pouvoient-ils
ignorer ce qu' ils voyoient ?
Homere se mocque luy-mesme du
prince des cariens qui alloit au combat
chargé d' ornements d' or comme
une jeune fille. En verité il est scandaleux
qu' un chrestien loüe le luxe, la
mollesse, et les delices de nostre siecle,
et qu' il les préfere à la sagesse et à la
simplicité des anciens temps, restes
précieux du siecle d' or, aprés qu' un
autheur payen comme Longin a attrib
la décadence des esprits à ce luxe
et à cette mollesse. Mais ce sont-là les
grands airs des censeurs d' Homere. Il
y en a un qui, comme M. Despreaux
le luy a reproché, a regarce luxe et
cette mollesse comme un des grands
p149
presens que Dieu ait faits aux hommes,
quoy-qu' ils soient l' origine de tous les
vices. Il ignoroit que ce luxe est venu
d' Asie en Europe, et que c' est des nations
barbares qu' il est descendu chez
les nations polies, il a tout perdu.
Aprés que M. De La M. A si bien jugé
du but d' Homere dans son Iliade,
des regles de son poëme, de ses dieux,
de ses heros, des moeurs et des caracteres,
il entreprend de juger des divers
genres de son eloquence, et c' est icy
nous allons voir une fleur de critique
qui estonne et qui surprend. Il
commence par la narration. Et comme
on luy fait voir que la maniere de
narrer de ce poëte est parfaitement
semblable à celle de l' escriture sainte,
nostre censeur prend sagement le parti
de diminuer l' admiration que tous
les gens sensez auront tousjours pour
cette simplicité toute divine.
p150
M. De La M. Ne cherche pas de détour. Il declare
bien nettement la simplicité de l' escriture
sainte, non seulement negligée,
mais vicieuse et sans art. La sagesse
éternelle a bien inspiré ces escrivains
sacrez, mais elle a permis qu' ils ayent
escrit sans tours interessants et agréables,
sans arrangement, sans choix.
Pourquoy cela ? Voilà des paroles
tres scandaleuses. Il est bien certain
que Moyse et les autres escrivains
sacrez en escrivant la bible n' ont point
pensé à chercher ces tours, cet arrangement,
et ces finesses de l' escole.
Mais, comme M. Despreaux l' a fort
bien dit, le Saint-Esprit y a pensé pour
p151
eux, et les a mises en oeuvre avec
d' autant plus d' art qu' on ne s' apperçoit
point qu' il y ait aucun art.
Car on n' y remarque point de faux ornements,
et rien ne s' y sent de l' enflure,
et de la vaine pompe des declamateurs,
plus opposée quelquefois au vray sublime,
que la bassesse mesme des mots
les plus abjets ; mais tout y est plein de
sens, de raison, et de majesté, de sorte
que le livre de Moyse est en mesme-temps
le plus éloquent, le plus sublime,
et le plus simple de tous les livres.
M. De La M. N' en demeure pas-là, il
continuë,... etc. Donc le style
n' en est ni venerable, ni divin ; donc
p152
il est negligé, sans arrangement, sans
choix ; c' est... etc. Mais qui est-ce qui l' y
cherche ? On n' y cherche point l' art, mais
on l' y trouve, ou plustost on y trouve
un naturel admirable qui vaut infiniment
mieux que l' art, et qui ayant
fraptous les hommes, a pû dans les
suites donner lieu à l' art. Il continuë : ... etc.
Qui est le fou qui veut mettre
dans l' escriture sainte une élegance
estudiée ? Personne ne veut l' y mettre,
mais on y trouve une élegance, je ne
dis pas estudiée, mais inspirée ; car on
y trouve des tours si nobles, un arrangement
si majestueux, et un choix de
circonstances si interessant et si touchant,
qu' on est ravi, et qu' on sent que
c' est Dieu qui parle. Mais quand mesme
l' élegance de l' escriture sainte pourroit
estre appellée estudiée, comment
M. De La M. A t-il osé dire qu' elle osteroit
à l' escriture sainte ce caractere sensible
de verité ? La verité des faits est-elle
p153
incompatible avec l' élegance du
style la plus recherchée ? On n' oseroit
le dire mesme des historiens profanes.
Tite-Live a t-il escrit moins veritablement
parce qu' il a escrit plus élegamment ?
Je suis dans une maxime bien
opposée, je suis persuadée qu' un escrivain
escrit mieux le vray que le faux,
parce que le vray saisit et frappe davantage,
et que l' esprit frappé d' un objet
réel, le rend avec plus de force, qu' il
ne rend un objet qu' il forge luy-mesme,
ou qu' il ne croit point. Cela est
si vray que pour bien escrire ce qui est
feint, il faut commencer par s' en persuader
et le regarder comme veritable.
Continuons de découvrir les grandes
erreurs où M. De La M. Est tombé.
Jusqu' icy on avoit cru que la moindre
petite ressemblance qu' un escrivain
pouvoit avoir avec les escrivains sacrez,
estoit pour luy d' un grand merite,
p154
et devoit luy attirer beaucoup
de respect à cet égard. Mais M. De La
M. Ne pense pas comme le vulgaire, il
s' oppose franchement aux opinions les
plus reçeûës. Il nous a déja dit que de
trouver de la conformité entre l' escriture
sainte et les livres d' Homere, cela
estoit scandaleux. Il ne veut pas donner
ce scandale, et pour l' éviter il nous
apprend que la narration d' Homere
ressemble en quelque chose à celle des
livres saints, mais que ce n' est que
dans ce que ces livres saints ont de
negligé, de diffus et d' insipide, ainsi voilà
le scandale sauvé. Escoutons-le luy-mesme. Cela
est net. Moyse et les autres escrivains
sacrez, qui nous ont transmis l' histoire
sainte, sont des escrivains d' annales,
ainsi ils n' ont pas es obligez de chercher
les agréments de la narration, et
p155
leur narration a pû estre diffuse et insipide,
sans tours, sans arrangement,
sans choix. Mais Homere, qui est poëte,
devoit chercher à interesser ses lecteurs
par les charmes de sa narration,
et la rendre précise et ingenieuse, c' est
pourquoy la ressemblance qu' il a avec
les livres saints, au lieu de luy faire
honneur, doit le livrer à la censure, et
on doit bien s' empescher de luy en faire
un merite. Pourquoy cela ?
Et voilà lesfauts qui regnent dans
la narration de l' escriture sainte.
Quelle pitoyable prévention ! Taschons
de ramener M. De La M. S' il est possible,
il nous en a ouvert luy-mesme un
moyen. Il est arrivé heureusement, ou
malheureusement, qu' il a mis en vers
la pluspart des histoires du vieux testament
pour en faire des cantates, en
prostituant ainsi ce que nous avons de
plus respectable et de plus saint. Que
p156
fait ce grand poëte ? Il n' a garde de suivre
ces escrivains d' annales ; il veut
interesser ses lecteurs par les agréments
de sa narration, et rendre cette narration
précise, ingenieuse ; il veut en
bannir les circonstances basses, rebutantes,
languissantes, et y jetter de la
grandeur, des graces, et de la vivacité.
Il l' a voulu sans doute. Mais l' a-t-il fait ?
Il est justement tombé dans ce qu' il
condamne, il a rabaissé cette divine
escriture en y cherchant de l' art ; et
l' élegance estudiée qu' il y a voulu mettre,
luy a osté ce caractere de verité et
de simplicité qui fait sa plus grande
force. Qu' on lise ces cantates on sera
estonde voir des patriarches si changez
et siconnoissables, et un recitatif
si froid, si languissant, quoy-que
soustenu de pointes, qu' en le comparant
avec l' original on sentira tout d' un
coup que ses vers ont rendu la prose de
ces escrivains d' annales une poësie
tres interessante, tres touchante, et tres
vive.
M. De La M. N' avance rien en l' air, et
p157
sans en donner des preuves par des exemples.
Voicy donc trois exemples
qu' il rapporte, pour faire voir combien
la narration d' Homere est negligée, et
quelle flestrissure y apporte le mauvais
choix des circonstances. Le premier est
tiré du Xix livre de l' Iliade, où Thetis
apporte à son fils les armes qu' a fores
Vulcain. Il faut n' avoir
aucun sentiment ni de la nature,
ni de la belle poësie, pour faire une si
miserable objection contre un endroit
charmant en toutes manieres ; qu' on le
lise dans l' original, ou dans ma traduction
toute imparfaite qu' elle est, qu' on
se remette bien devant les yeux ce moment
Thetis jette aux pieds d' Achille
ces armes divines, ces armes qui
rendent un son terrible, tous les thessaliens
effrayez, qui n' ont pas l' asseurance
de les regarder, et Achille seul
p158
qui en les voyant sent rallumer son
courage, et redoubler sa fureur, et les
éclairs de ses yeux qui sont comme les
esclairs du tonnerre. Dans ce moment
l' image de Patrocle tué se presente à l' esprit
d' Achille, ce heros craint que les
mouches s' attachant aux playes de son
ami, n' y engendrent la corruption avant
qu' il puisse luy faire des funerailles.
Plus la chose est grande, plus ce moment
est vif ; plus Achille paroist transporté
et furieux, et plus ce souvenir
tendre qu' il a de Patrocle, est interessant
et touchant, sans aucun égard mesme
à l' allegorie qui en rend la poësie
merveilleuse, comme le P. Le Bossu l' a
bien senti. M. De La M. A prudemment
fait de ne pas toucher à cet endroit, et
de l' avoir regardé comme un de ces endroits
peu précieux qu' on peut rejetter
sans rien-perdre. Aulieu de cette belle
poësie, que je n' ay pû rendre qu' imparfaitement,
M. De La M. Fait qu' Achille
reçoit ces armes en disant : ... etc.
p159
Cette pensée si belle, si pleine de sens,
et si noblement exprimée, ne nous dédommage-t-elle
pas avantageusement
de cette poësie plate et froide qu' il retranche.
Mais n' anticipons pas l' examen
du poëme.
Le second est tiré du Xiv livre, où
Junon se pare pour surprendre Jupiter : ... etc.
Est-ce un poëte qui parle ?
Combien de fois luy a-t-on dit que
rien n' avilit tant la diction que les termes
bas, et que le moyen de l' annoblir,
ce sont les beaux termes, les termes nobles.
Homere a exprimé cette circonstance
en beaux termes, cela ne suffit-il
pas ? Et cette image si riante d' ailleurs,
deviendra-t-elle sale, parce que M. De
La M. L' explique par ce mot de décrasser
qui la flestrit ? C' est ainsi que nos méchants
critiques ont tousjours défigu
Homere en subsistuant des termes bas
p160
et rampants, aulieu des termes nobles
et relevez que ce poëte employe. Ce
censeur, qui s' est souvent déclaré rival
d' Anacreon, est bien éloigné de sa politesse
et de sa galanterie quand il escrit
à sa maistresse,... etc.
Enfin le troisiéme exemple est tiré
du Xiii livre. M. De La M. Ne cite pas
les endroits qu' il critique ; il craint apparemment
qu' on ne se transporte sur
les lieux, et il a raison, car la lecture
seule de ces endroits suffit pour destruire
toute sa critique. Si j' osois, je
prierois le lecteur de lire cet endroit
dans ma traduction avec mes remarques,
on sera estonné de voir que j' avois
pondu à son objection comme si
p161
je l' avois preveüe. M. De La M. Devoit
sentir que c' est sa narration qui est longue
et ennuyeuse. Tout cela se fait si
rapidement dans Homere, que la pensée
mesme n' est pas plus rapide, et d' ailleurs
tout cet endroit est revestu d' une
poësie si majestueuse, si grande, que
Longin frappé de cette description, a
asseuré aprés plusieurs autres critiques,
que ce poëte réüssit parfaitement à
peindre un dieu tel qu' il est dans toute
sa majesté et sa grandeur, sans aucun
meslange de choses terrestres. Cependant
c' est cet endroit que M. De La M.
Retranche de sa pleine authorité. Que
dis-je, il retranche cet endroit ? Il retranche
tout ce livre et les trois qui le
précédent. Et quels livres ? Mais nous
en parlerons ailleurs. C' est donc contre
toute sorte de raison que M. De La M.
Conclut... etc.
Longin, à qui je ne crois pas que M.
De La M. Vüeille rien disputer en fait de
sage critique, enseigne que le secret infaillible
p162
pour arriver au grand, c' est de
faire à propos le choix des circonstances
les plus considerables, et de les lier si
bien ensemble, qu' elles ne forment
qu' un seul corps, et il cite Homere pour
exemple.
Si M. De La M. A esté si malheureux
dans la critique qu' il fait de la narration
d' Homere, il ne réüssira pas mieux
dans celle qu' il fait de ses repetitions,
quoyqu' il se croye fort asseuré de la victoire,
et qu' il parle d' un ton qui luy
convient peu : ... etc. Certainement
on ne peut pas parler avec plus de présomption,
et en mesme temps avec
moins de connoissance. Il recherche
ensuite ce qui pouvoit induire Homere
à faire ces repetitions, et il en donne
plusieurs raisons toutes tres frivoles, et
enfin il s' arreste à celle-cy,... etc.
p163
Quelle frivole accusation contre
un aussi grand poëte qu' Homere !
Il faut avoüer que ce censeur
est inépuisable en conjectures également
fondées. Mais quand Homere
auroit esté capable de farcir son ouvrage
de ces inutiles et ennuyeuses repetitions,
les grands critiques, à qui nous
devons ses poëmes tels que nous les avons
aujourd' huy, les y auroient-ils
laissées ? Ne les auroient-ils pas prises
pour des fautes de copistes, ou pour
des additions des rhapsodes, et auroient-ils
manqué de les en purger, ou
du moins de les condamner ?
Je ne repeteray point icy ce que j' ay
dit dans la préface de l' Iliade pour expliquer
de quelle maniere ces poësies
d' Homere se sont conseres, et comment
elles sont venües entieres jusqu' à
nous. On peut le prendre-là. Mais il est
p164
certain que si ces repetitions estoient
de la nature dont parle M. De La M. Elles
n' auroient échappé ni à Lycurgue, ni à
Pisistrate, ni aux philosophes Callisthene,
Anaxarque et Aristote, qu' Alexandre
employa à revoir ces poëmes
sur les meilleures copies, et à en donner
une edition plus correcte. Zenodote,
qui les revit encore sous le premier
des Ptolomées, ne leur auroit pas
fait de quartier ; et le celebre Aristarque,
qui, cent cinquante ans avant nostre
Seigneur, en donna une nouvelle edition
reveüe sur celle d' Alexandre, et
sur celle de Zenodote, ne les auroit
pas pardones. M. De La M. Dira peut-estre
que c' estoient des gens peu délicats,
et qui n' ayant pas tant d' esprit que
luy, n' estoient point chocquez de ces
repetitions. Mais il diroit une chose
tres absurde, car nous voyons par les tesmoignages
de l' antiquité, que des repetitions
inutiles n' auroient pas esté du
goust des atheniens, et sur-tout d' Alcibiade
à qui Socrate dit dans Platon :
vous voulez de nouvelles preuves et de
p165
nouvelles démonstrations, et vous traitez
les premieres comme de vieux habits que
vous ne voulez plus mettre ; vous demandez
tousjours quelque chose de tout neuf .
Et plus bas, mais comme vous estes fort
licat, et que vous n' aimez pas à entendre
deux fois la mesme chose . Cependant
cet homme si ennemi des repetitions,
aimoit et estimoit si fort Homere, qu' un
jour estant entré dans l' escole d' un
rheteur, il luy demanda qu' il luy lust
quelque partie d' Homere, et le rheteur
luy ayant répondu qu' il n' avoit rien
de ce poëte, Alcibiade luy donna un
grand soufflet. Que feroit-il aujourd' huy
à un rheteur qui luy liroit l' Iliade
de M. De La M. ? Ce censeur prétend
qu' on n' a pû encore rendre raison que
d' une seule espece de repetition : ... etc. Cette
raison n' est mauvaise que dans l' esprit
de M. De La M. Mais elle est tres bonne
p166
dans l' esprit des gens sensez, et qui sçavent
que telle estoit la coustume de ces
temps-là. Coustume qu' on aime et
qu' on respecte dans Homere, parce
qu' on la trouve dans les livres saints,
aussi-bien que toutes les autres sortes
de repetitions que censure M. De La
M. Il y a tel chapitre la mesme chose
est repetée jusqu' à trois ou quatre
fois, et personne n' a eu la malheureuse
delicatesse de s' en plaindre et de le
blasmer.
M. De La M. Attaque icy mon sentiment
sur un discours qu' Agamemnon
fait aux troupes dans le second livre
de l' Iliade, et qu' il repete dans le Ix.
J' ay prétendu avec raison que ce discours
est simulé dans les deux endroits,
et luy il prétend qu' il n' est simulé que
dans le premier, et que dans le second
il est sincere ; mais comme il se reserve
à le prouver ailleurs, je me reserve
aussi à luy répondre en son lieu. Je
diray seulement icy que cet exemple
qu' il dit avoir choisi entre mille, est
tres mal choisi. Car le discours du Ix
p167
livre n' est que l' abregé de celuy du
second.
M. De La M. Continuë : ... etc.
Je suis surprise que M. De La M.
Ait osé renouveller cette miserable
critique aprés la solide response que
M. Despreaux a faite à M. P. Qu' il en
croyoit le premier autheur, quoyqu' il
n' ait fait que suivre en cela l' auteur
de Clovis. Cette response est tirée
de la coustume qu' on avoit en Grece,
, comme les enfants ne portoient
pas le nom de leur pere, on leur donnoit
ordinairement des épithetes pour
les distinguer. Homere donc escrivant
dans le genie de sa langue, ne s' est pas
contenté de donner à ses dieux et à ses
heros des noms de distinction, qu' on
p168
leur donnoit dans la prose, mais il leur
en a composé de doux et d' harmonieux,
qui marquent leur principal caractere,
etc. Et il ne faut pas regarder ces épithetes,
qu' il leur donne, comme de simples
epithetes, mais comme des especes
de surnoms qui les font connoistre. Et
on n' a jamais trouvé mauvais qu' on repetast
ces épithetes, parce que ce sont,
comme je viens de le dire, des especes
de surnoms. Virgile est entré dans ce
goust grec, quand il a repeté tant de
fois dans l' Eneïde,... etc., qui sont comme les
surnoms d' Enée. Et c' est pourquoy on luy a
objecté mal à propos qu' Enée se loüe
luy-mesme quand il dit,... etc., je suis
le pieux Enée, parce qu' il
ne fait proprement que dire son nom.
Il ne faut donc pas trouver estrange
qu' Homere donne de ces sortes d' épithetes
à ses heros en des occasions qui
n' ont aucun rapport à ces épithetes,
puisque cela se fait souvent mesme en
fraois où nous donnons le nom de
saint à nos saints en des rencontres où
p169
il s' agit de toute autre chose que de leur
sainteté, comme nous disons que saint
Paul gardoit les manteaux de ceux qui
lapidoient saint Estienne.
Voilà une plaisante
objection ; comme si aprés que le poëte
a donné à ses heros leur attribut, leur
épithete, il ne pouvoit jamais s' en passer,
ni les nommer seuls sans leur surnom.
M. De La M. Ne veut pas asseûrer
qu' Homere est negligé par tout, ce
seroit trop. Mais il le soupçonne, et
ce n' est pas trop. Et il a trouvé presque
par tout que son soupçon n' est que trop
p170
fondé ; il l' asseûre donc. Homere est
negligé par tout, c' est M. De La M. Qui
le dit. En quoy est-il negligé ? Dans sa
narration diffuse et insipide, et dans
ses ennuyeuses repetitions, c' est-à-dire,
dans ce en quoy il est le plus conforme
à l' escriture sainte. Quel nom
donner à cette critique ?
Je ne croy pas que l' on ait jamais
dit que c' estoit-là le merite d' Homere,
et que le plaisir que donne sa lecture
venoit de ces repetitions. Mais si elles
ne sont pas une source de plaisir, elles
ne sont pas non plus une source d' ennuy
pour les bons juges. Car si cela
estoit elles auroient ennuyé tous les
plus grands personnages qui ont vescu
dans des temps plus délicats que le nostre.
Plus on auroit eu d' esprit, plus on
en auroit esté chocqué ; ils ne l' ont
point esté ; les plus grands poëtes de
nostre siecle ne l' ont pas esté non plus,
jamais personne ne luy en a fait un reproche ;
p171
les dégousts de Saint Sorlin, de
M. P. De M. De La M. Ne doivent donc
pas nous allarmer. Mais M. De La M.
Veut-il une authorité qui luy fasse voir
que ces repetitions, qui le chocquent si
fort, non-seulement n' ont pas déplû,
mais qu' elles ont plû à de bons juges,
il n' a qu' à lire le 15 Ch. Des saturnales
de Macrobe où en parlant de certaines
repetitions que Virgile a évitées, et
qu' Homere n' a pas craint d' employer,
dit : ... etc.
Aprés les repetitions, M. De La M.
Attaque les descriptions. Il reconnoist... etc.
p172
Ne craignez point qu' il s' engage trop, ni qu' il
prodigue ses éloges. La description du
combat d' Achille, à tout prendre, luy
paroist belle quoy-que bizarre. Il est
assez content de celle des jeux celebrez
aux funerailles de Patrocle, quoy-que
mal placée. Ainsi au jugement de ce
censeur il y a tousjours quelque mais
ou quelque si qui gastent tout, et qui
ne laissent pas Homere joüir en repos
de la reputation qu' il a euë dans tous
les siecles. Il ne marchande pas les termes.
Voilà donc Homere declaré par M. De La M. Un
modele tres dangereux sur les descriptions
et sur toutes les autres parties du
poëme. Que ne doit-on pas attendre
sur la poësie, d' un juge si severe
et silicat ! C' est ce que nous verrons
dans la suite. Voyons icy sur quoy
il fonde ses degousts.
p173
Il rapporte quelques-uns de cestails
qui l' ont impatienté, et aprés avoir fait
le docteur sur la difference qu' il y a entre
la poësie et la peinture, et reveil
encore ses dégousts sur Achille occu
à preparer luy-mesme un repas, et
faisant les fonctions d' un cuisinier, il
nous apprend qu' il est blessé du desagrément
de l' image, sans sçavoir gré au
peintre d' une imitation qui n' a rien
que d' aisé ; et enfin il conclut... etc.
Il est certain que jamais escrivain
n' est entré dans un plus grandtail
qu' Homere, et n' a dit plus volontiers
les petites choses. Il est certain aussi que
Longin reconnoist que de trop s' arrester
p174
aux petites choses, cela gaste tout,
mais ce mesme Longin dans le mesme
chapitre cite en mesme-temps Homere
comme le poëte qui a le mieux
sçû ramasser les grandes circonstances
qui se trouvent dans chaque sujet, et
escarter toutes les particularitez basses
et superfluës. Il faut donc ou que Longin
n' ait pas senti ces détails bas, ennuyeux,
et chocquants que M. De La
M. Reproche à ce pte, ou qu' il les ait
approuvez. On n' accusera pas ce rheteur
d' avoir manqué d' esprit ni de delicatesse ;
il a donc pris pour beauté ce
que M. De La M. Prend pour deffaut.
Et cela est vray. En effet jamais Homere
ne paroist plus grand peintre que
dans ces petites choses, car il les represente
avec tant de noblesse et tant de
legereté, qu' on peut dire que c' est le
triomphe de la poësie. Le pte ennuyeux,
ce n' est pas celuy qui dit noblement
et vivement de petites choses,
mais celuy qui en dit de grandes
bassement et languissamment. Ce precepte
auroit esté plus necessaire à nostre
p175
censeur que tous ceux qu' il débite ;
s' il l' avoit eu present il n' auroit pas
décidé avec tant de temerité... etc. ;
et il auroit au contraire admiré ce pte
d' avoir si heureusement trouvé le
grand et l' agréable dans le vray.
Aprés les descriptions, viennent les
discours qu' Homere preste à ses personnages.
M. De La M. Trouve que c' est
la partie où ce poëte a respandu le plus
de beautez, mais non pas de beautez
sans deffaut : ... etc. Voilà tousjours les deffauts
qui accompagnent les beautez d' Homere.
p176
M. De La M. Nous asseûre
icy que ce n' est pas legerement et sans
y avoir bien fait attention, qu' il s' érige
en juge, et qu' il a bien pensé à ce
qu' il fait. Il ne veut tomber ni dans
des loüanges exaggerées, ni dans des
critiques injustes. Jusqu' icy nous avons
veritablement qu' il n' a pas
prodigué les loüanges, mais qu' il n' a
nullement esté avare de fausses critiques.
Et ce qu' il a fait, il le fera encore.
Voilà l' effet admirable de sa
grande attention. Mais je voudrois bien
sçavoir où il a pris ce beau principe
que les langes exaggerées et les critiques
injustes sont également honteuses
à la raison. Voilà ce que personne
avant luy n' a ni avancé ni pensé. Les
loüanges exaggerées peuvent estre quelquefois
p177
pardonnables, et les fausses
critiques ne le sont jamais ; les premieres
ne marquent pas absolument
un deffaut de raison, et les autres le
marquent tousjours. Ramenons donc
M. De La M. Au vray principe ; blasmer
ce qui est bon, et loüer ce qui est mauvais,
voilà ce qui est également honteux
à la raison. Cela est si vray, que
les loüanges que les amis de M. De La
M. Ont dones à son discours et à son
poëme ne sont point blasmables comme
exaggerées, mais comme fausses ;
car pour peu qu' il eust réüssi, on leur
auroit pardonné leurs exaggerations, et
luy-mesme ne fait dans son discours
tant d' outrages à sa raison, que parce
qu' il a refusé à Homere, non les loüanges
exaggerées, mais les loüanges qui
luy sont dûës, et parce qu' il ne fait que
blasmer et critiquer mal à propos ce
qui merite d' estre loüé et admiré de
tous les hommes.
Il examine les discours d' Homere
tres methodiquement,
1. Comment ils sont amenez.
p178
2. Comment ils sont placez.
3. Comment ils sont conçeûs.
D' abord la maniere dont Homere
les amene, luy paroist... etc.
Voilà bien des erreurs et des ignorances
entassées. Premierement cette
maniere, que M. De La M. Trouve si
languissante et si uniforme, est encore
celle des escrivains sacrez ; et il ne
faut qu' ouvrir la bible pour en trouver
des exemples. En second lieu, Homere
avoit non seulement des termes équivalents
à ceux-cy, dit-il, respond-il,
reprend Agamemnon, mais encore de
plus courts. Il ne s' en est pas servi parce
qu' ils ne font pas assez graves pour
le poëme epique. En troisiéme lieu,
on sent si peu le besoin qu' en a l' Iliade,
p179
que jamais personne ne s' est avisé de
les y souhaiter, ni n' a fait un reproche
à Homere de ne les avoir pas employez.
Enfin il est si peu vray que la premiere
maniere soit tousjours celle d' Homere,
que jamais poëte n' a mieux senti que
luy ce que demande quelquefois la rapidi
de la narration ; c' est pourquoy
pour empescher son discours de languir,
il supprime à propos, un tel dit
telle chose, et se mettant à la place de
celuy dont il parle, il joüe son personnage,
et parle pour luy. Cela est encore
plus vif que de continüer la narration
avec le secours de dit-il , que M.
De La M. Demande.
Sur le second point il avoüe qu' il y
a dans ce poëte beaucoup de discours
qui sont à leur place, mais il asseûre
qu' il y en a beaucoup d' autres qui n' y
sont pas, et parmi ces derniers il compte
ces longues conversations que quelques
guerriers ont ensemble au milieu
des batailles avant que de se charger,
comme celle de Diomede et de Glaucus
dans le Vi livre. Et celle de Tlepoleme
p180
avec Sarpedon dans le V. M.
De La M. Parle icy de la seconde qu' il
rapporte toute entiere de ma traduction,
et il asseûre que... etc. En effet si le discours
de Tlepoleme et celuy de Sarpedon,
qui n' ont en tout que vingt-un
vers, sont trop longs et méritent la
censure, celuy de Diomede et celuy
de Glaucus la meriteront bien davantage,
puisqu' ils en ont quatre-vingt-trois.
Voilà une critique bien aisée,
il ne faut que compter par ses doigts.
Mais est-ce ainsi que l' on juge et que
l' on décide ? Ces discours de Tlepoleme
et de Sarpedon bien loin d' estre dignes
de censure, meritent au contraire
d' estre loüez. Et Eustathe, homme
d' un grand sens, leur donne de grandes
loüanges, et y fait découvrir de grandes
beautez. On en peut voir quelque
chose dans mes remarques, ausquelles
p181
M. De La M. N' a pas daigné faire attention.
Je ne comprends pas comment un homme sensé peut
faire une si pitoyable critique, aprés
ce qui a esté dit dans les remarques sur
la poëtique d' Aristote Chap. 26 pour
la justification d' Homere. J' ay rappor
tout du long la remarque de M. Dacier
Pag. 134. Mais tout ce qu' on
escrit est inutile pour certaines gens,
ils ne lisent point, où ils lisent mal.
Il seroit pourtant bon quelquefois de
lire et de bien lire, et la reflexion suivante
va le prouver.
M. De La M. Continuë,... etc.
p182
Voilà une grande douleur pour M. De La M. De
voir un opera de Quinaut blasmé.
Mais on l' a blasavec raison sans
avoir pour cela deux poids et deux mesures.
Il est fascheux que M. De La M.
Marque icy d' une maniere si évidente
le peu de soin qu' il a eu de s' instruire
de son art. On blasme dans Quinaut
ce qu' on approuve dans Homere, parce
que le pme epique et le poëme
dramatique sont fort differents, et que
ce qui réüssit dans l' un, ne doit pas
estre tousjours hazardans l' autre. Si
M. De La M. Avoit consulté Aristote,
il luy en auroit dit la raison : ... etc.
p183
Voilà justement le cas de l' opera de
Quinaut. On ne peut souffrir Epaphus
et Phaeton qui se querellent l' espée au
costé, parce que cela est entierement
opposé à nos moeurs et à nos coustumes ;
et ils paroissent ridicules, parce
qu' on les voit, et que c' est une action
qui se passe à nos yeux. Et on souffre
dans Homere Tlepoleme et Sarpedon,
Diomede et Glaucus faire la mesme
chose, parce qu' on ne les voit pas, et
que ce n' est qu' un recit. Voilà une décision
bien nette, tirée de la nature de
ces deux poëmes, dont M. De La M. Devoit
estre mieux instruit. Et voilà pourquoy
ce qu' il blasme dans Homere y
produit le merveilleux, et seroit tres ridicule
dans la tragedie. En un mot
on ne doit pas hazarder dans la tragedie
tout ce que l' on hazarde dans le
p184
poëme epique, et on en voit la raison.
M. De La M. Blasme encore les discours
que les vainqueurs adressent quelquefois
à ceux qu' ils ont tuez. Ces discours
continuez et adressez personnellement
au cadavre, ne luy paroissent ni heroïques,
ni naturels. Ce n' est point à
moy à parler sur ces matieres, mais il
me semble que tout ce qui naist de la
passion est naturel. Or il est constant
que ces discours, c' est la passion qui les
dicte. D' ailleurs on peut dire que pour
l' ordinaire ces discours ne s' adressent
pas à un homme mort, mais à un homme
mourant. Celuy qu' Idomenée tient
à Othryonée dans le Xiii livre, et
que M. De La M. A choisi pour exemple,
est tel. Il ne paroist pas qu' Othryonée
fust desja mort. Un homme percé
d' un coup de picque, peut vivre quelques
moments. Mais justifions encore
mieux Homere, et faisons voir à M. De
La M. Qu' on peut fort bien parler à un
corps mort ; heureusement l' histoire
nous en fournit des exemples. Aprés la
bataille de Philippes, Antoine trouva
p185
sur le champ de bataille le corps de
Brutus qui s' estoit tué aprés sa défaite.
Plutarque remarque qu' il s' arresta et
qu' il luy fit des reproches sur la mort de
son frere Caïus Antonius, que Brutus
avoit fait mourir en Macedoine pour
vanger la mort de Ciceron. Plutarque
n' a pas esté assez bizarrement délicat
pour condamner ce discours adressé à
un cadavre, et pour nous dire qu' il
ne luy paroissoit ni heroïque ni naturel,
car il sentoit bien que c' estoit l' effet
de la passion. Mais M. De La M. A des
regles de critique toutes particulieres.
J' espere qu' il aura la bonté de souffrir
dans les fictions de la poësie ce qui
se voit dans la nature, et que l' histoire
elle-mesme justifie et authorise par des
faits. Il ne condamne pas seulement la
raillerie d' Idomenée comme mal placée,
parce qu' elle s' adresse à un mort, il
la trouve encore froide, et je croy qu' il
se trompe. On ne pouvoit rien dire de
plus amer, ni de plus ingenieux à un
homme qui recherchoit Cassandre en
mariage, et qui pour l' obtenir, avoit
p186
promis de chasser les grecs ; et j' oserois
bien deffier M. De La M. Qui a tant
d' esprit et de licatesse, de rien substituer
à la place, qui fust plus convenable et qui
valust mieux.
Mais les discours qu' il trouve les plus
mal placez, ce sont ceux que les hommes
adressent à leurs chevaux. Il rapporte ensuite
le discours qu' Hector tint à ses chevaux
dans le Viii livre, et celuy qu' Antiloque
tient aux siens dans le Xxiii. Il
pouvoit adjouster celuy qu' Achille
tient aux siens dans le Xix. Jamais personne
n' a imputé à la grossiereté des
siecles ces harangues faites aux chevaux.
Jamais personne n' a esté assez fou pour
tirer de ces discours cette conclusion,
que cette grossiereté avoit infecté les
p187
meilleurs esprits, et que par consequent
leurs ouvrages ne pouvoient estre
qu' imparfaits. Comment se peut-il
qu' un reformateur d' Homere raisonne
si mal, et qu' il continuë de marquer
le peu de connoissance qu' il a de la nature
du poëme epique. Nous avons
desja veû que c' est une fable tout comme
celle d' Esope ; dans la fable non
seulement les bestes, mais les plantes
mesme parlent et ont du sentiment.
Nous en voyons mesme des exemples
dans l' escriture sainte. C' est ce qui a
donné à Homere la liberté de faire parler
un cheval, et je m' estonne que nostre
censeur n' ait pas plustost fait ce reproche
à Homere, car il est bien plus
estrange de faire parler un cheval, que
de parler à un cheval. Homere ne s' est
servi qu' une seule fois de cette liberté.
Il a fait parler et mesme prophetiser le
cheval d' Achille, et j' ose dire qu' il n' y
a point d' endroit dans Homere où la
grande adresse de ce poëte paroisse
dans un plus grand jour ; on peut voir
ma remarque. Le P. Le Bossu a fort
p188
bien dit que cet incident doit estre mis
entre les miracles dont l' Iliade est pleine,
comme on lit dans l' histoire romaine
que cela est quelquefois arrivé,
et comme nous le sçavons de l' asnesse
de Balaam. De sorte que quand Homere
auroit usé plus souvent de cette
licence, on ne pourroit blasmer sa fable
de quelque irregularité. Voilà comme
parlent les gens instruits. D' ailleurs
rien n' est si propre à donner de l' admiration
que ces choses extraordinaires
et naturellement incroyables, et c' est
le merveilleux que cherche sur-tout le
poëme epique, qui comme Aristote
nous en avertit, a le privilege de le pousser
jusqu' au déraisonnable. Si Homere
a donc pû faire parler un cheval sans
s' exposer à la censure, n' a-t-il pas
encore mieux faire parler les hommes
à leurs chevaux, et cela devoit-il luy
attirer cette froide raillerie... etc. ?
Un homme qui accuse les heros d' Homere d' estre de
fort mauvais railleurs, devroit estre meilleur
p189
railleur luy-mesme. Il est pourtant
si persuadé qu' il a raison, qu' il finit
cet article par ces paroles : ... etc. Il a tant
perdu de raisonnements à critiquer,
qu' il fait fort bien d' en estre avare ; il
s' en avise pourtant un peu tard, et il
en perdra encore. Les injures,
qui déplaisent tant à nostre censeur
dans Homere, ne luy coustent rien, il
traite Virgile d' absurde, comme s' il
luy disoit une douceur ; mais dans ce
mesme endroit il fait voir qu' il ne connoist
pas mieux Virgile qu' Homere ; car
Virgile a plus fait encore, que de faire
parler à des chevaux, il donne un sentiment
humain au cheval de Pallas, et
luy fait pleurer la mort de son maistre.
Il fait plus encore, il fait que Turnus
adresse un long discours à sa Picque,
p190
qu' il l' invoque mesme comme une divinité ;
vrayment Virgile est bien plus
absurde que M. De La M. Ne pensoit.
Voilà donc ces discours adressez à
des chevaux, justifiez par la nature de
la fable. Mais indépendamment de
cette raison qui est décisive, à ne regarder
ces discours que du costé de l' éloquence,
et de ce que l' art oratoire
permet, et qu' il enseigne mesme, il
n' y a rien là qu' on puisse blasmer. Un
orateur dans la passion parle à tout, et
fait tout parler. Les anciens orateurs
en fournissent assez d' exemples.
M. De La M. Ne laisse pas de trouver
dans Homere des discours bien placez,
et il met de ce nombre ceux que les
ambassadeurs d' Agamemnon tiennent
à Achille dans le Ix livre pour
desarmer sa colere : ... etc. ; mais comme
nostre censeur est d' une delicatesse extréme
et d' une finesse de goust superieure
à tout ce qu' on a veû jusqu' icy, il
p191
n' y a rien de parfait à ses yeux, et ces
discours ont eu beau passer jusqu' icy
pour des modeles achevez de la plus
parfaite éloquence, il y trouve de
grands deffauts. Il faut bien que ces discours
se sentent du genie grossier qui
les a produits. Nous allons voir icy un
effort de critique admirable.
Le deffaut qu' il trouve dans celuy
d' Ulysse, c' est le détail des offres
d' Agamemnon,... etc. Je ne croy pas que
jamais une si estrange critique soit eschappée
à un homme sensé. Et afin que
le lecteur en voye toute l' absurdité par
luy-mesme, il faut le mettre dans le
fait. Agamemnon résolu enfin de ne
rien oublier pour appaiser Achille, dans
un conseil qu' il tient dans sa tente,
propose tout ce qu' il est prest de donner
à ce heros ; on nomme les ambassadeurs ;
p192
ils partent, et estant arrivez dans
la tente d' Achille, Ulysse, qui parle le
premier, fait le détail de ces offres d' Agamemnon.
Ce détail avoit esté fait
dans le conseil une heure auparavant.
Sans doute ; mais Achille n' estoit pas
dans ce conseil, il n' avoit pas entendu
ces offres, et il falloit bien qu' il en fust
instruit. Que le roy aujourd' huy marque
des conditions à ses ennemis, celuy
qui sera chargé de ses ordres et qui
ira les offrir de sa part, n' en fera-t-il
pas le détail, quoy-que ce détail ait desja
esté fait dans son cabinet ; comment
feroit-il pour l' éviter ? Diroit-il,... etc. !
J' ay honte depondre
à une censure si pitoyable.
Dans la response d' Achille, voicy les
deffauts qu' y trouve nostre censeur : ... etc.
Cette critique n' est pas moins
estonnante que la premiere. Car cet
p193
endroit est parfaitement beau. Et cette
comparaison, pleine de douceur et
si belle d' elle-mesme, est encore plus
belle dans la bouche d' Achille par le
contraste qu' elle fait avec cet esprit
fougueux et emporté. Mais toute douce
qu' elle est, elle ne laisse pas d' avoir
sa fierté. Achille traite par-là tous les
grecs de gens foibles qui auroient peri
mille fois s' il ne les avoit sauvez. Il
n' y a donc rien de plus ridicule que
de dire qu' elle n' est pas de la passion.
Quand nostre Seigneur dit à Jerusalem,
combien de fois ay-je voulu assembler
tes enfants comme une poule assemble
ses petits sous ses aisles ? N' y a-t-il
point là de la passion ? Il me paroist que
M. De La M. Est de ces gens dont parle
Terence, qui n' entendent rien à force de
faire les entendus . Dans l' escriture
sainte on trouve plusieurs comparaisons
empruntées des oyseaux, toutes
tres pathetiques. Toute la grace qu' il
fait à cette comparaison, c' est de ne la
trouver pas chocquante, comme beaucoup
d' autres respanduës dans les discours
p194
de l' Iliade ; ... etc. Autre erreur de M. De La
M. Voit-on regner dans les discours de
ces ambassadeurs la grande psie qui
regne dans ce qui est proprement du
poëte ? Et ces discours sont-ils en rien
au dessus de la portée de ceux qui les
font ?
Le second deffaut du discours d' Achille,... etc.
p195
Voilà la regle du
monde la plus fausse dans son application.
Ces circonstances ne sont nullement
petites, et elles sont non seulement
naturelles, mais tres convenables.
Et ce qui est naturel et convenable est
tousjours ce qui fait le plus de plaisir.
Il ne faut que se remettre l' estat où est
Achille, et le sujet qu' il a de se plaindre
d' Agamemnon. Il est résolu de se
retirer, et pour mieux faire voir à ces
ambassadeurs que son parti est pris, il
leur dit qu' il arrivera en trois jours dans
sa patrie. Agamemnon luy a enlevé le
prix dont on avoit honoré son courage ;
et luy a fait de grandes injustices dans
le partage du butin ; il déclare qu' il ne
s' en met point en peine, qu' il a assez
de richesses dans son palais, et que malgré
luy il y en portera assez d' autres,
et qu' il y menera de belles femmes,... etc.
Bien loin que ces
circonstances soient petites et indignes,
elles sont tres grandes et d' une fier digne
d' Achille.
p196
Un troisiéme deffaut de ce discours
d' Achille, c' est le caractere des passions
mal observé. On sent d' abord,
dit nostre censeur, que
l' alternative de Thébes et d' Orchomene
n' est point du tout du caractere de
l' emportement, et de plus que les particularitez
de la ville de Thébes ne
sont pas supportables en cet endroit
dans la bouche d' Achille. Je croy
bien que M. De La M. Sent ce qu' il dit,
car il sent bien des choses que les plus
sensez mesme ne sentent pas ; mais où
a-t-il appris que ce n' est pas du caractere
p197
de l' emportement, de promener
son imagination sur tous les sujets qui
peuvent encherir sur l' idée qu' on a done
d' abord, et que l' on veut fortifier ?
Peut-on s' empescher de sentir que cette
gradation, ou plustost cette exaggeration
de richesses est l' effet de la passion ?
Et en cet estat Achille pouvoit-il
mieux choisir que de prendre les
deux plus riches villes du monde ? Et
quand aux particularitez de Thébes,
que ce censeur trouve insupportables,
elles sont adjoustées avec beaucoup de
sens et de raison, pour marquer la grandeur
de cette ville et ses richesses immenses.
En effet quelle ville, qu' une
ville dont il sortoit vingt mille chars
de guerre ! Que doit-on juger de son
infanterie et du reste de ses habitans !
D' ailleurs un autre qu' Achille, auroit
peut-estre oublié cette particularité ;
mais cette idée de guerre, combien est-elle
seante dans la bouche de ce heros !
Enfin le quatriéme deffaut de ce discours
d' Achille, selon ce censeur, ce
sont les sentimens équivoques. Achille
p198
dit que la vie est d' un prix que rien n' égale...
rien n' est comparable à la vie .
Il dit qu' il prefere une longue vie à une
vie courte et suivie d' une gloire immortelle.
On ne sçait comment
prendre M. De La M. Il se plaint qu' il
n' y a point de passion dans les discours
d' Homere, et quand il y en a il ne la
sent point. Il estoit pourtant bien aysé
de sentir que plus cette prétenduë lascheté
d' Achille paroist sincere, plus
elle marque la colere et le dépit de ce
heros, et n' est-ce pas là l' effet de la passion !
Je dis bien d' avantage, c' est qu' il
n' y a icy nulle lascheté, et que M. De
La M. Explique fort mal le sentiment
d' Achille ; ce heros ne prefere point
p199
du tout une longue vie sans gloire à une
vie courte suivie d' une gloire immortelle,
mais il la prefere à une gloire immortelle
dont il ne peut se flatter, et
il en dit la raison,... etc.
Pourquoy s' aller faire tuer pour une
entreprise qui ne réüssira pas ! Voilà
comme Homere fait parler ce heros,
tousjours tres sensément et sans dementir
son caractere. Si M. De La M. Avoit
traitté ce sujet, le beau tour qu' il luy
auroit donné ! Jugeons-en par la maniere
dont il a corrigé le sentiment d' Achille ; ... etc.
Je ne dis rien de cette fausse maxime
qu' il met dans la bouche d' Achille,
et qu' Achille estoit incapable de
penser ; mais je demande à M. De La
M. Qui est-ce qui prononce cette heureuse
p200
parenthese, et qui interrompt
ainsi Achille dans sa tente où il n' y
a que les ambassadeurs Patrocle et
luy ? Comment M. De La M. Qui a
tant de delicatesse et d' art, n' a-t-il
point senti que cette parenthese gaste
tout, et qu' elle convertit tres mal à propos
en recit, une chose qui se passe en
action. Nous parlerons ailleurs de ces
discours de M. De La M.
Il tombe ensuite sur le discours de
Phoenix, et il assûre que... etc. Combien de fois,
dit-il, avez vous
vomi dans mon sein, comme il
arrive aux enfans de vomir sur leur
nourrice. Il me loûë ensuite d' avoir
judicieusement supprimé cet endroit.
p201
J' ay bien des choses à respondre à cet article.
Premierement il n' y a rien qu' on ne
puisse flestrir en le traduisant plattement,
et bassement comme M. De La
M. Vient de traduire cet endroit.
Ce n' est point là Homere, j' avois
averti M. De La M. Que le grec disoit : ... etc.
Pourquoy prester à Homere des termes
grossiers qu' il n' a point employez ?
En second lieu, personne n' est plus
persuadé que moy que tout ce qui est
dans la nature, n' est pas pour cela bon
à peindre ; mais je dis que ce que Phoenix
dit icy, n' est pas de la nature des
choses qu' on ne puisse peindre. Dans
tous les temps et dans tous les pays,
comme je l' ay dit dans ma remarque,
les images dépendent des usages, et des
manieres de penser. Celle qu' Homere
fait icy, outre qu' elle est exprimée en
p202
termes tres beaux, tres harmonieux et
tres poëtiques, est encore tres naturelle
et tres propre à attendrir Achille,
en rappellant dans son esprit une idée
qui entraisne necessairement celle de
la tendresse que Phoenix avoit pour
luy. Cela sert mesme à relever la grandeur
d' Achille, car quel enfant estoit-ce
qu' un enfant duquel un homme
comme Phoenix, fils de roy, essuyoit
tous cesgousts ? Enfin je merite si
peu la loüange que me donne M. De La
M. Que j' ay declaré que quoyque je
sçache fort bien qu' aujourd' huy on n' a
pas la force de voir ainsi la nature toute
simple, et qu' il faut souvent l' orner
et la guiser, je n' aurois pas laissé de
suivre icy Homere, si j' avois pû trouver
dans nostre langue des termes qui
eussent approché de la beauté de ceux
qu' il a trouvez dans la sienne.
Un autre deffaut que M. De La M.
Trouve dans le discours de Phoenix,... etc.
p203
Voilà comme nostre critique
trouve des taches à ce qu' il y a de plus
parfait. La premiere histoire est hors
de sa place, parce que c' est celle de Phoenix
luy-mesme, et qu' Achille devoit
l' avoir desja entend plus d' une fois.
Qui a jamais raison de cette maniere ?
Cette premiere histoire est d' autant
mieux dans sa place qu' elle est
l' histoire de phoenix luy-mesme, et
que par là elle doit faire plus d' impression.
Mais Achille l' avoit desja entenduë
plus d' une fois. D' où le sçait-il ?
Phoenix avoit-il esté si pressé de dire à
Achille qu' il s' estoit vû sur le point
de tuer son pere ? Et quand mesme
Achille auroit desja oüy raconter cette
histoire, pouvoit-elle estre rappellée
plus à propos qu' icy pour faire voir
à quels malheureux excés porte une
colere opiniastre et outrée ?
La seconde histoire est plus convenable
au sujet , dit M. De La M. mais
p204
trop estenduë . Cette histoire à un si
grand rapport et une ressemblance si
sensible avec le fait dont il s' agit, qu' il
n' y a personne qui ne le sente, et Homere
y a suivi la mesme methode que
dans son pme. Et quant à son estenduë,
qu' il luy reproche, il devoit se
souvenir que les discours de ces ambassadeurs
n' occupent aucun temps utile,
tout se passe pendant la nuit. Et
avec cette précaution Phoenix ne laisse
pas de prendre les devants lorsqu' il dit : ... etc.
Aprés cela, ose-t-on reprocher à Phoenix qu' il
a trop estendu une histoire si necessaire,
et dire... etc. ? Je
voudrois bien que M. De La M. Sçeust
que ce n' est pas tousjours la longueur
qui cause l' ennuy, il y a des abregez
mille fois plus ennuyeux que les plus
longs originaux dont on les a tirez ; on en
p205
voit de si longs qu' ils rebuttent, et qu' on
ne les acheve jamais. Je suis faschée
d' apprendre à ce censeur que cette longue
histoire, qu' il reprend dans le discours
de Phoenix, est la mesme que
Quintilien loüe dans ce Ch. Si admirable
qui commence son X Liv. Je sçay bien que
l' authorité de Quintilien n' est pas une authorité
pour M. De La M. Mais elle le sera pour
les esprits du commun.
Ce censeur en veut icy... etc.
Voilà une reflexion profonde ; mais ces
vieillards d' Homere tout heros qu' ils
sont, ne sont pas exempts des foiblesses
que la nature apporte avec l' âge, et
parce qu' ils sont sages, et que le long
p206
temps qu' ils ont vescu leur a appris
beaucoup de choses, c' est justement
ce qui fait qu' ils ayment à conter pour
pandre les tresors de leur experience
et de leur sagesse, et pour recevoir aussi
le fruict de tout ce qu' ils ont fait de bien.
Je souffre de voir le pauvre Nestor,
ce bon vieillard, si maltraité par un
jeune homme qui se pvaut de ses talents
et de ses forces. L' endroit que M. De
La M. A devant les yeux, est dans le
Xi Liv. De l' Iliade. Je ne devrois faire
d' autre réponse à ce censeur que de
prier le lecteur de lire ce discours de
Nestor. C' est la meilleure justification
qu' on puisse en donner, car il est si
plein d' éloquence et d' un si grand sens,
qu' on ne peut s' empescher de l' admirer.
p207
Si M. De La M. N' avoit pas tant de mépris
pour les commentateurs, il auroit
profiter de ma remarque, ou j' ay
pondu à cette critique que de gens
peu sensez avoient faite avant luy. Le
lecteur me pardonnera si je la rappelle
icy. Patrocle vient de dire à Nestor
qu' il n' a pas le temps de s' asseoir, qu' il
est pressé d' aller rendre réponse à Achille,
qui l' attend avec impatience. Cependant
voicy Nestor qui commence
un discours assez long, et Patrocle l' escoute.
J' ay veû des gens qui reprochent
cela à Homere, comme une faute ou
comme un petit oubli, mais ils se
trompent, Patrocle ne s' assied point,
il escoute ce discours debout. Nestor
estoit un prince si considerable
et si respectable, que Patrocle ne pouvoit
ni ne devoit l' interrompre pour le
quitter, et ce discours est si serieux, si
important, il touche de si prés Patrocle
et a un si grand rapport à Achille et aux
affaires presentes, que Patrocle n' a pas
à craindre d' estre blasmé de ce petit retardement.
Je diray bien davantage,
p208
ce discours est placé icy avec tant d' art,
qu' Homere en tire le dénouëment de
son poëme. Patrocle retenu par Nestor,
voit de ses yeux l' extremité où les
grecs sont réduits ; en s' en retournant
il rencontre Eurypyle blessé, il est obligé
de le mener dans sa tente et de le
penser, et pendant qu' il est occupé à
ce devoir si necessaire, il voit les retranchements
forcez, et c' est la vûë de ce
grand danger qui l' excite à faire de plus
grands efforts pour fléchir Achille.
D' ailleurs est-il possible qu' on ne soit
pas touché de la beauté des sentimens
et des preceptes dont Nestor remplit la
fin de son discours, et Patrocle n' auroit-il
pas fait une grande faute s' il ne l' avoit
pas escouté tout entier ? M. De La M.
Auroit bien fait de ne pas attaquer Homere,
particulierement sur ce qui regarde
le grand sens, car j' ose l' asseûrer
que la partie n' est pas égale. Enfin M.
De La M. Plustost que de ne trouver rien
à redire au discours d' Ajax, s' avise de le
critiquer par un souhait, tant il a de
ressources pour la critique.
p209
On va voir combien sa
critique est juste et raisonnable, car
ce trait d' indignation qu' il desire dans
le discours d' Ajax, il le luy fournit
liberalement, sa fecondité le rend prodigue
de ces largesses. Aprés avoir
changé ce discours de maniere qu' il
n' est plus reconnoissable, voicy ce beau
trait d' indignation par où il desiroit
qu' Ajax l' eust fini : ... etc.
Mais Ajax n' estoit pas si peu sensé de
parler ainsi à un homme fougueux comme
Achille qui n' auroit pas esté assez
insensible, ni assez modepour luy
pondre comme il a fait. Je suis fasché
qu' un poëte comme M. De La M. Ait
defiguré les trois plus beaux discours
qu' on ait jamais lûs, et qu' il n' en ait
compris ni le sens, ni l' oeconomie. Cette
belle imitation est le digne fruict de
son excellente critique.
p210
Pour appuyer la censure qu' il vient
de faire, il contrefait le rheteur, et nous
debite ses preceptes sur l' art oratoire,
comme il nous a desja donné ses regles
sur le poëme epique, avec cette difference
qu' il n' y a rien que de faux dans
celles-cy, et qu' il y a du vray mes
avec le faux dans ceux-là. Taschons de
bien mettre ce faux dans son jour, et
de faire voir qu' on ne doit pas faire
plus de compte des preceptes qu' il
donne sur l' eloquence, que de ses regles
sur la poësie. Qu' est-ce
que cela veut dire ? L' éloquence n' est
nullement le fonds de ce discours, et
il n' y en a pas moins dans celuy de
Phoenix que dans celuy d' Ulysse ; et
celuy d' Ajax dans sa simplicité fougueuse
n' est pas moins éloquent que
les deux premiers. Celuy d' Ulysse ne
p211
persuade point Achille ; celuy de Phoenix
commence à l' ébranler, et celuy
d' Ajax le fait renoncer au moins à ce
prompt départ qu' il avoit resolu. Continuons,... etc.
Autre erreur : la fin du discours
de Phoenix est plus touchante
que celle du discours d' Ulysse. Ulysse
finit en disant... etc.
Et cela est tres propre à reveiller
la jalousie d' Achille ; mais Phoenix
finit le sien plus fortement, et d' une
maniere plus touchante. Car il luy dit,... etc.
Et je ne croy pas qu' on
puisse jamais rien dire de plus fort, et
de plus touchant à un homme ambitieux
comme Achille, et amoureux de
la gloire jusqu' à l' excés.
p212
C' est une doctrine tres fausse. L' orateur qui a
commenson discours par l' indignation,
est le maistre de le finir par le caractere
doux et tendre, quand ce caractere va à son
but. J' ay desja fait voir
combien le trait d' indignation que M.
De La M. A presté à Homere à la fin du
discours d' Ajax, est malheureux et contraire
à ses vûës. Il a voulu éclaircir
cette doctrine par une comparaison. Cette
comparaison me paroist tres fausse. Il est
bien vray qu' un air composé dans un
mode peut s' en écarter. Il est vray encore
p213
qu' il faut necessairement qu' il finisse
dans le mesme mode ; mais il n' en
est pas de mesme d' un discours, il peut
finir tout autrement qu' il n' a commencé,
finir par l' indignation quand il a
commenpar la douceur, et par la
douceur quand il a commencé par l' indignation,
sur-tout quand l' indignation et
la douceur concourent également
au but que l' orateur se propose,
comme dans ce discours d' Ajax. Il faut
encore bien remarquer que non seulement
l' unité regne dans chacun de
ces discours, mais qu' il n' y a qu' une
seule unité pour les trois, car ils tendent
tous à flechir Achille, et c' est à
quoy M. De La M. Devoit avoir fait quelque
attention.
Nous voicy enfin arrivez à l' endroit
nostre censeur a promis de faire
voir contre mon sentiment, qu' Homere
a fait servir un seul et mesme discours
à deux fins fort differentes, ce
qui est tres vicieux ; c' est le discours
qu' Agamemnon tient aux troupes
dans le Ii et dans le Ix livre. J' ay
p214
prétendu que dans l' une et dans l' autre
occasion le discours est simulé, et
que ce prince ne propose la fuite à ses
soldats que pour les sonder. Dans le Ii
livre cela est hors de doute, car il le
dit luy-mesme, mais cela n' est pas si
visible dans le Ix et M. De La M. Croit
que la proposition d' Agamemnon est
tres sincere, et que ce prince desesperant
du salut de l' armée, propose aux
chefs d' abandonner le siege, et voicy
ses raisons : ... etc. Mais
cela n' estoit plus necessaire, car les
chefs se souvenoient de la premiere
épreuve, et cela suffisoit.
p215
Mais ce sont ces mesmes responses de Diomede
et de Nestor qui prouvent que
M. De La M. Se trompe et qu' ils se sont
fort bien apperçeûs que le but d' Agamemnon
est le mesme que dans le Ii
livre ; et c' est pourquoy Diomede respond
avec tant de dureté, ce qu' il n' auroit
jamais fait s' il avoit pris le discours
d' Agamemnon au pied de la lettre, je
croy l' avoir prouvé dans mes remarques,
et Denys D' Halicarnasse l' amonstré
tres solidement, en faisant
voir... etc. Ses desseins sont donc,
selon Denis D' Halicarnasse, de sonder
les troupes, et d' obliger les chefs à
les retenir ; la liberté dont Diomede se
sert, et les injures qu' il dit au general
ne servent qu' à les mieux tromper, car
le croyant veritablement en colere,
elles ne manqueront pas de donner
dans son sens.
p216
Cela me paroist assez fort, je suis persuae
qu' on pourroit balancer entre
M. De La M. Et moy, mais entre luy et
Denys D' Halicarnasse, qui est-ce qui
balancera ?
Ce critique entreprend de parler
des comparaisons, et il ne fait que periphraser
ce que Saint Sorlin a dit des
fausses et basses comparaisons d' Homere
et du goust ancien, et ce qu' on a
depuis dans le malheureux parallele
des anciens et des modernes, sur les
comparaisons que cet autheur, desja
oublié, appelle ingenieusement des
comparaisons à longue queuë . M. De La
M. A mesme l' imprudence d' attaquer
la mesme comparaison que cet autheur
avoit desja attaquée, et que M.
Despreaux a si judicieusement deffend
contre luy. Il s' agit de ces comparaisons
le poëte, non content de
dire précisement ce qui sert à la comparaison,
s' estend sur quelque circonstance
historique de la chose dont il
parle.
Dans le Iv livre de l' Iliade, à propos
p217
du sang qui sortoit de la blessure de
Menelas, Homere compare ses jambes
à l' yvoire le plus blanc, qu' une femme
de Meonie ou de Carie a teint avec la
plus éclatante pourpre pour en faire les
bossettes d' un mors. Et par occasion il
employe ensuite trois vers admirables
sur l' usage et sur la beauté de ces bossettes
qui font l' envie de tous les cavaliers,
et qui sont reservées pour les roys et
pour les princes. Ces grands critiques
ne peuvent souffrir cet escart, et condamnent
par-là un endroit tres naturel,
tres sensé et tres agréable, en quoy ils
font voir qu' ils n' ont aucune idée juste
des comparaisons. Je m' estonne que la
response de M. Despreaux n' ait retenu
le dernier, car il a fait voir que dans la
poësie, sur-tout dans le lyrique et dans
le poëme epique, les comparaisons ne
sont pas seulement mises pour éclaircir
et pour orner le discours, mais encore
pour amuser et pour délasser agréablement
l' esprit du lecteur, en le détachant
de temps en temps du principal
sujet, et en le promenant sur d' autres
p218
images agréables ; et que c' est en cela
qu' a principalement excellé Homere,
dont non seulement toutes les comparaisons,
mais tous les discours, sont pleins
d' images de la nature si vrayes et si variées,
qu' estant tousjours le mesme, il
est néantmoins tousjours different, instruisant
sans cesse son lecteur, et luy
faisant observer dans les objets mesmes
qu' il a tous les jours devant les yeux,
des choses qu' il ne s' aviseroit pas d' y
remarquer.
Pour appuyer la remarque de M.
Despreaux, j' avois rapporté celle d' Eustathe,
qui meritoit bien quelque consideration : ... etc.
Aprés des authoritez de
cette nature, il est estonnant que M. De
La M. Tombe encore dans ces fausses
critiques, qui ont esté si foudroyées.
La doctrine qu' il débite dans ses préceptes
p219
sur les comparaisons, donneroit
lieu à bien des réflexions curieuses ; je
me contenteray d' une seule qui, j' espere,
se fera sentir. Voicy les belles paroles
de nostre censeur : ... etc.
Qui sont donc ces esprits si exacts à
qui M. De La M. Applaudit d' une maniere
si philosophique ? Je crains bien
qu' ils ne soient plus insensez qu' exacts.
Pourquoy les comparaisons sont-elles
tousjours imparfaites et tronquées ? Elles
ne le sont jamais que par la faute de
celuy qui les fait, lorsqu' il ne sçait ni
les bien choisir, ni les bien rendre. Mais
elles sont tres parfaites par leur nature,
et pour bien peindre les objets dont on
parle, il n' y a pas de moyen plus seur
p220
que d' en donner des images par des
comparaisons. Est-ce la poësie seule
qui s' en sert ? L' eloquence ne s' en sert-elle
pas de mesme ? Dieu ne s' en sert-il
pas ? Les divines escritures n' en sont-elles
pas toutes pleines, et nostre Seigneur
n' en employe-t-il pas à tout moment
dans ses discours ? Dirons-nous,
comme ces esprits exacts, que ces comparaisons
n' esclaircissent rien, et qu' il
auroit mieux valu que le saint esprit
se fust attaché à bien peindre les objets,
que d' avoir eu recours à ces similitudes
tronquées ? Et pour parler philosophiquement
avec M. De La M. Devons-nous
asseurer que ces comparaisons sont imparfaites,
et qu' elles ne servent qu' à confondre
les choses au lieu de les esclaircir ?
Vrayment selon ces beaux esprits il y a
bien des choses à réformer dans la sainte
escriture. Ne sent-on pas l' affreuse
impieté de ce langage ? Ce n' est pas sans
grande raison que l' escriture appelle
ignorance , l' impieté. Ne sortons point
d' Homere. Jamais poëte n' a mieux
reüssi que luy à bien peindre les objets
p221
par des similitudes. Le discours le plus
philosophique en pourroit-il donner
une idée plus forte et plus vive que les
images qu' il en trace dans l' esprit par
ses comparaisons ? Que signifie donc
tout ce verbiage, et ce que nostre censeur
adjouste ensuite,... etc. Les idées confuses
esclaircissent donc mieux la chose,
et peignent mieux l' objet dont on parle
que les comparaisons ? Qui est-ce
qui peut avancer une maxime si estrange ?
Voilà le précepte le plus faux qu' on
puisse donner. Un pte ne doit jamais
souffrir de confusion dans ses idées, ni
recourir aux comparaisons, que pour
porter dans l' esprit des idées et plus vives
et plus précises. Ce seroit un admirable
secret pour bien peindre, que de
préferer une folle vivacité à la précision,
et une confusion insensée à la netteté
et à la verité.
p222
Ne voilà-t-il pas un plaisant éloge ! Il avoüe
que ses comparaisons ont presque
toutes de la noblesse et de l' agrément,
et que pour les images ordinaires,
il ne pouvoit rien choisir de plus grand
ni de plus agréable, c' est ce qu' il appelle
üssir ass bien . C' est un merveilleux
homme que M. De La M. ! Il va au de-là
du noble, de l' agréable, du grand. Nous
verrons comment il relevera les comparaisons
d' Homere par les siennes.
Voilà desja la
comparaison tres mal exposée et entierement
défigurée par ce p et par
cette herbe qu' il plaist à M. De La M. De
faire manger à l' asne. Homere ne parle
nullement d' un pré, il parle d' une
piece de bled, il ne dit point que l' asne
p223
mange encore l' herbe en se retirant ;
mais qu' il abat une infinité d' épics à
droite et à gauche, et qu' il fait un affreux
dégast dans cette moisson. Que
M. De La M. N' entende ni le grec, ni
le latin, cela est pardonnable, mais
il devoit au moins entendre le françois.
Je me flatte que cette image estoit assez
bien rend dans ma traduction. Mais
c' est la coustume de ces rares critiques,
ils ont grand soin de deshonnorer les
passages qu' ils citent, en les traduisant
bassement, et plattement. Cela fait
pourtant grand tort au genie poëtique
de M. De La M. Un grand poëte comme
luy, ne devoit-il pas sentir combien
cette image de moisson et d' épics convient
à des troupes, et combien celle
de pré et d' herbe leur convient peu en
cette occasion. Nous sommes heureux
que ce censeur ait sauté ce livre ; cette
comparaison auroit bien souffert entre
ses mains. Continüons.
p224
Ne sommes-nous pas bien
obligez à M. De La M. De prendre ainsi
la deffense d' Homere ? Il ne croit pas que
les critiques, qui attaquent ce choix
de l' asne, ayent raison, et il debite ensuite
sa petite conjecture, que l' asne
pouvoit estre estimé en Grece ; il n' en
sçait rien, il s' en doute. S' il estoit un
peu plus versé dans l' escriture sainte,
il n' auroit pas crû, il auroit sçû que
l' asne estoit fort estimé dans tout l' Orient,
et les interpretes luy auroient
appris que c' estoit parce qu' on le regardoit
comme une monture modeste, et
comme la marque de la paix, car les
chevaux estoient pris pour la marque
de la guerre,... etc. Mais
c' est en demander trop pour luy ; que
ne lisoit-il au moins une remarque de
M. Dacier sur la poëtique d' Aristote,
il fait voir tres clairement que cette
image bien loin d' estre basse et platte,
est au contraire tres belle et tres noble ?
p225
Aprés cela M. De La M. N' a-t-il pas bonne grace
de venir dire froidement qu' il ne
croit pas que les critiques ayent eu raison,
et que l' asne pouvoit estre estimé
en Grece ? Et n' est-ce pas-là une belle
justification, et une conjecture bien
appuyée ? Mais il n' en demeure pas-là.
p226
Il ne faut pas s' attendre que ce critique
absolve jamais Homere à pur et à plein,
s' il faut le justifier il se contente de dire
qu' il croit , et en le justifiant il trouve
tousjours quelque chose qui le blesse.
Icy il est blessé de ces enfants et de la
gourmandise opiniastre de l' asne. Il
souhaitteroit sans doute à cet animal un
peu plus de sobrieté. Comment une
critique si fausse a-t-elle pû tomber
dans l' esprit d' un homme sensé. Il n' y
a rien de plus beau, ni de plus noble
que cette image. En effet qu' y a-t-il
de plus noble que de faire entendre que
ces combattants, dont Ajax est environné,
ne sont auprés de luy que comme
des enfants qui veulent chasser
l' asne de la piece de bled, qu' il se rit
de tous leurs efforts, qu' il ne s' en haste
pas davantage, et qu' il ne fait pas un seul
pas sans faire un ravage affreux dans tous
leurs rangs. Il est bien question là de la
gourmandise de l' asne. Il ne s' agit que
de son obstination, de sa force, et de sa
patience, et rien ne le montre mieux que ce trait
qu' Homere adjouste, que ces enfants ne
le chassent qu' avec peine et aprés qu' il
s' est rassas. Car ce trait répond tres
noblement à la valeur obstinée d' Ajax
et à la fureur de ses ennemis. C' est ce
qui acheve la justesse de l' image. Cet
asne ne sort de la piece de bled qu' aprés
avoir assouvi sa faim et s' estre rassasié
d' espics. De mesme Ajax ne se retire
du milieu de ces troupes qu' aprés
s' estre rassasié de meurtre et de sang.
p227
Pourquoy cette maxime luy paroist-elle fausse ?
Pourquoy distinguer en cela le poëme
epique du poëme lyrique ? Et a-t-il
puisé cette doctrine si contraire à
la raison et à la pratique des plus grands
poëtes ? Pour bien juger des comparaisons,
il ne faut pas examiner si le sujet,
dont on les emprunte, est grand ou
petit, noble ou familier, il faut examiner
principalement si l' image qu' il fait,
est nette et vive ; si le poëte aû la relever
par des mots poëtiques, et si elle
peint parfaitement ce qu' il a voulu representer ;
et bien loin qu' un poëte
doive éviter de comparer les grandes
choses aux petites, c' est-là où son
art paroist le plus, car il y a bien plus
de difficulté, qu' à comparer les petites
aux grandes ; un sabot qu' on fait rouler
à coups de foüet, n' est pas une chose
p228
bien noble, ni bien relevée, cependant
Virgile en a tiré une comparaison admirable
pour une reyne en fureur. M.
De La M. Devroit se desabuser de donner
des regles. Celles qu' il adjouste sur
la necessité de varier les comparaisons,
et sur le danger d' en employer trop, ne
sont pas judicieusement appliquées à
Homere, qui ne peut jamais ennuyer
par la frequence de ses comparaisons,
qu' un esprit peuà la poësie ; jamais
poëte n' a eu une si heureuse fecondi
pour les varier.
Je voudrois qu' il eust cité
l' endroit, car j' avoüe que je ne le
connois point, et j' oserois presque dire
que M. De La M. S' est trompé, et que
si Homere a employé quatre fois le
mesme sujet de comparaison dans une
page, il l' a tellement varié, qu' il est tres
different quoy-qu' il soit tousjours le
mesme.
p229
Je n' ay point veû ces cinq
comparaisons à la fin du V livre, mais
j' en ay trouvé autant dans une page et
demi vers le milieu du second. Homere
voyant marcher cette nombreuse
are de grecs pour se mettre en bataille,
fait de suite cinq comparaisons
entierement differentes. Et si cette fecondité
est admirable, la sagesse avec
laquelle ce poëte s' en sert, ne l' est pas
moins, car il ne l' employe que tres à
propos ; le temps qu' il faut pour mettre
une grande armée en bataille, luy
donne tout le loisir de faire toutes les
comparaisons dont il a besoin pour
peindre les differents mouvements de
cette armée. M. De La M. N' aime pas
cette foule de comparaisons ; de ces
cinq il en a supprimé quatre et les plus
belles. Je ne l' en blasme point, il a fait
fort prudemment. La maniere dont il
a rendu celle qu' il a conservée, ne nous
porte pas à desirer les autres. Mais je
voudrois au moins qu' il eust sçû que
cette frequence de comparaisons, bien
p230
loin d' estre vicieuse, est au contraire tres
belle et tres noble, puisque Dieu mesme
s' en sert dans l' escriture sainte ; j' en
ay remarqué jusqu' à trois dans un seul
verset, et nostre Seigneur en employe
sept dans un seul chapitre. Que veut
donc dire M. De La M. Avec cette petite
delicatesse d' un esprit froid et borné ?
Aprés les comparaisons viennent
les sentences. M. De La M. En juge aussi
à sa maniere, c' est-à-dire, fort cavalierement,
et d' une maniere qui fait bien
voir que c' est encore une matiere qu' il
n' a guere approfondie. J' avoüe que c' est un
galimathias pour moy. Qu' est-ce à dire que
des sentences belles ? Y a-t-il d' autre
beauté pour elles que le grand
sens dont elles doivent estre pleines.
p231
Par exemple, cette sentence qu' Ulysse
employe dans le Ii livre : ... etc., quelle
autre beauté a-t-elle que son grand
sens ? En verité il ne faut pas parler pour
parler.
Mais examinons un peu la critique
de nostre censeur sur l' employ qu' Ulysse
fait de cette sentence.
Il faut mettre le lecteur dans le fait,
afin qu' il soit à portée de juger de cette
belle critique. Agamemnon avoit dit
aux generaux : ... etc.
Tous les soldats prenant à la lettre
l' ordre d' Agamemnon, se preparoient
au départ, mais Ulysse inspiré par Minerve
se met en devoir de les retenir,
il parle aux princes et aux soldats avec
beaucoup de force ; il leur répresente
p232
qu' ils n' ont pas bien compris l' ordre du
roy, que ce qu' il a dit n' est que pour
les esprouver, et qu' il les chastiera s' ils
s' opiniastrent à partir contre l' intention
de leur general, qu' ils n' ont pas bien
comprise ; et il finit par cette sentence : ... etc.
Il n' y a jamais de critique plus
fausse. Cette sentence est si parfaitement
plae par Ulysse à la fin de son
discours, qu' il ne pouvoit rien dire de
plus fort pour retenir les troupes. Il
p233
leur a declaré que l' intention du roy
est qu' elles demeurent, et que l' ordre
qu' il leur a donde partir, n' est que
pour les sonder ; il leur a fait entendre
que si malgré cela ils s' opiniastrent à
se retirer, ils attireront le chastiment que
merite cette desobéïssance ; et pour leur
oster le pretexte de dire,... etc.,
sentence grosse de sens, qu' on sent bien
que Minerve elle-mesme a inspirée, et
qui est employée si heureusement pour
produire son effet sur les troupes, qu' elle
tient lieu de toutes les raisons qu' il
n' a pas le temps de leur expliquer, et
qu' elle leur ferme entierement la bouche.
Sans la derniere impertinence elles
ne pouvoient faire la response que
M. De La M. à la bonté de leur suggerer.
Aussi Homere marque-t-il qu' Ulysse
en parlant ainsi avec adresse et
authorité, retint l' armée. Je ne sçay
pas si M. De La M. Peut disputer quelque
p234
chose en poësie à Homere, mais
encore une fois je ne luy conseille pas
de luy rien disputer en éloquence et
en force de sens. Il a l' indulgence d' applaudir
à cette sentence d' Hector,... etc. Et à celle de
Patrocle, qui dit à Merion qui s' amusoit
à insulter Ee dans le combat,... etc. En effet
elles sont parfaitement belles. Cependant,
chose assez plaisante, M. De La M. Ne
les a conservées ni l' une ni l' autre dans
son poëme. Il n' a donc pas conservé
tout ce qu' il a trouvé beau. Pourquoy
nous a-t-il fait entendre qu' il n' a retranché
que tout ce qui n' estoit pas precieux.
Je suis seûre que tous les gens
sages luy auroient sçû plus de gré, d' avoir
conservé ces deux maximes à Homere,
que de tout ce qu' il luy a trop
liberalement presté. Je me trompe, il n' a
suppri que la derniere ; il a encore
pis fait de l' autre, car il l' a ostée du Xii
Liv. Où elle est fort bien, et il l' a transportée
p235
dans le Xviii Liv. Où elle est
tres mal, comme on le verra dans le
Ix Liv. De son poëme.
à l' égard de la premiere, il est bon de
remarquer en passant quelques petites
negligences où M. De La M. Est tombé,
et qui font voir le peu de soin qu' il a eu
de bien lire un poëte qu' il a voulu corriger
et embellir. Voicy ses paroles,... etc.
Premierement ce n' est point Helenus
qui parle à Hector, et à qui Hector respond,
c' est Polydamas, et il ne presse
point Hector de rentrer dans Troye, il
le presse de renoncer à l' attaque des
retranchements, à cause du prodige que
Jupiter vient de leur envoyer, et qu' il
luy explique. M. De La M. A si bien estudié
Homere, il l' a si bien medité, qu' il
confond icy le discours que Polydamas
fait à Hector dans le Xii livre de l' Iliade
avec celuy que le mesme polydamas
p236
luy tient dans le Xviii discours tres differents
par le temps et par l' occasion
ils sont faits. Dans le premier il le presse
de renoncer à l' attaque des retranchements,
et dans le dernier il luy conseille
de rentrer dans Troye pendant la nuit
pour déliberer ensemble et pour se préparer
à combatre Achille de dessus les
murailles. On verra ma remarque sur
le Ix Liv. Du nouveau poëme.
à l' égard de la seconde sentence :
les conseils veulent des paroles, et la
guerre demande des actions . M. De La
M. Ne la rappelle icy que pour en tirer
une occasion d' insulter encore Homere.
p237
Le pauvre Homere est bien malheureux
d' avoir employé cette belle
sentence, qui a fait descouvrir qu' il ne
pense pas par principes. Mais un critique
plus sage et plus judicieux en auroit
tiré une consequence toute contraire ;
il auroit pensé que puisqu' Homere
estoit si bien instruit de cette maxime,
il n' estoit pas vraysemblable qu' il
l' eust démentie si grossierement ; et
qu' il falloit donc que ses harangues fussent
si heureusement placées, qu' elles
ne nuisissent point aux combats. Et il
auroit deviné juste.
Je ne sçay de quel endroit
ce censeur a tiré cette prétend
sentence, car pour obliger les lecteurs
p238
à le croire sur sa parole, il ne cite point
les livres d' où il tire ce qu' il dit. Cela
n' empeschera pas que je n' asseure que
c' est encore icy une critique tres fausse.
Premierement ce qu' il appelle sentence,
ne l' est point, car toute verité n' est
pas sentence : les hommes n' ont pas
tant de force à jeun, que quand ils ont
mangé, est une verité commune ; comme
quand on dit, un convalescent n' a
pas tant de force, que quand il est en
pleine santé . Appellera-t-on cela une
sentence ? En second lieu, que ce mot
soit dans Homere, il ne sçauroit estre
appellé trivial, s' il est dit à propos, et à
des soldats qui se préparent à combattre
avant que d' avoir repu. Et il est au
contraire plein de sens. C' est ainsi que
tous les generaux ont tousjours parlé
à leurs troupes. C' est ainsi que dans le
Xix Liv. Ulysse dit à Achille, qui veut
qu' on marche tout à l' heure pour combattre
sans avoir pris de la nourriture : ... etc.
p239
Voilà comme parle un homme sensé, et cela bien-loin
d' estre trivial, est tres necessaire, et
vaut bien la peine d' estre dit. M. De La
M. Ne trouve pas de ces choses triviales
dans nos romans, c' est-là qu' il a formé
son goust, et c' est de-là que luy vient
cette grande délicatesse.
p240
Voilà comme
nostre censeur convertit en mauvais
sens tout ce qu' il y a de plus sage. Ce
qu' il vient de rapporter, est tiré des
conseils que Nestor donne à son fils
Antiloque, qui va entrer en lice dans
les jeux dont Achille termine les funerailles
de Patrocle. Il vient de luy dire,... etc.
Pour empescher donc ce
jeune homme de compter sur la force
et sur la vitesse de ses chevaux, rien
n' estoit plus sage que de le fixer à ne recourir
qu' à l' adresse, et de luy faire voir
par des exemples familiers l' avantage
que l' adresse a sur la force. Et c' est ce
que Nestor fait par l' exemple du pilote,
et par celuy du charpentier. Et
cela est non seulement tres sensé, mais
tres necessaire dans cette occasion. Ovide
p241
estoit bien moins délicat que M. De La
M. Car il a eu la sottise de trouver ce
precepte de Nestor fort beau, et de l' imiter
mesme lorsqu' il dit : ... etc.
de l' expression.
ce beau jugement sur les sentences
d' Homere est suivi de preceptes pour
l' expression, et M. De La M. Commence
d' abord par nous dire que... etc. Il ne paroist
pas qu' il ait assez medité sur les arts,
ni qu' il les ait assez approfondis pour
bien décider de ce qu' ils ont de semblable
ou de different. Et rien n' est moins
vray que ce qu' il avance icy, que... etc. Car
l' expression a infiniment plus d' estenduë
et est beaucoup plus considerable
que le coloris, qui n' est pas à beaucoup
prés dans la peinture ce que l' autre est
p242
dans la poësie. Je ne suis pas assez habile
pour marquer cette difference jusqu' à
la derniere précision, je diray seulement
une chose qui me paroist tres sensible,
c' est qu' un peintre peut paroistre
excellent peintre inpendamment
du coloris, et que jamais pte ne paroistra
excellent poëte indépendamment
de l' expression. Quand je voy
les estampes merveilleuses de Raphaël
ou du Poussin, etc. J' admire ces peintres,
mon imagination va mesme jusqu' à
suppléer au coloris ; mais un pte
dénüé d' expression, me paroistra
tousjours un méchant poëte. Cela est
si vray, que si dans la traduction des
grands poëtes, on n' a l' art de soustenir
leurs idées par la noblesse d' une diction
qui y responde, il n' y a plus de poësie.
Je m' estonne d' autant plus que M. De
La M. Soit tom dans cette erreur, qu' il
reconnoist incontinent luy-mesme que
toutes les parties d' un poëme sont inutiles
si la beauté de l' expression ne vient
les animer ; et qu' un ouvrage fait pour
plaire, ne se soustient pas long-temps
p243
sans une beauté d' expression convenable
à la matiere. Personne ne disconviendra
de cette verité, le poëme mesme
de M. De La M. En est une preuve
trop sensible. Mais on ne sçauroit dire
la mesme chose de la peinture, qui pourra
fort bien se soustenir sans le coloris.
Ce faux principe de M. De La M. L' a précipité
dans une autre erreur encore plus
grande, quand il soustient qu' on ne sçauroit
bien juger de l' expression d' Homere.
Il conclut bien que puisque l' ouvrage
de ce poëte a réüssi de son temps,
et dans les siecles qui l' ont suivi, il faut
qu' en general il ait bien parlé sa langue : ... etc.
M. De La M. Veut déclarer les plus sçavants
critiques, juges incompetents sur la diction
d' Homere, et leur oster le droit de la ler
et de la blasmer, parce qu' il prétend
que personne ne sçait assez la langue
p244
grecque pour en connoistre ni les beautes,
ni les deffauts. Il se mettroit par-là
assez au large. Mais il ne sera pas difficile
de luy faire voir que sa prétention
vient du peu de connoissance qu' il a de
la matiere qu' il traite. Et pour la renverser
il ne faut qu' examiner deux temps
dans la langue grecque ; celuy qu' elle
a duré avant Homere, et celuy qu' elle
a duré aprés luy. Par le premier nous
connoistrons pourquoy cette langue
estoit desja dans sa perfection du temps
de ce poëte ; et par l' autre, nous verrons
que nous sommes aujourd' huy en estat
d' en juger avec connoissance de cause.
Il est certain que bientost aprés le
déluge on voit des vestiges de cette
langue, et nous sçavons que Cadmus
ne fut pas long-temps sans porter les
lettres phéniciennes en Grece. Cette
langue avoit donc desja plus de sept
cens ans à la guerre de Troye, et prés
de mille ans du temps d' Homere. Ainsi
voilà desja une durée estonnante pour
une langue, et bien capable de luy donner
la perfection, car la perfection des
p245
langues vient tousjours de leur durée,
sur-tout quand il y a de suite plusieurs
regnes paisibles et glorieux, comme
cela arriva à la Grece quelques generations
avant la guerre de Troye, et quelques
generations aprés. Il ne faut donc
pas s' estonner qu' aprés mille ans cette
langue fust si parfaite. Voilà pour le
premier point.
L' autre ne nous sera pas moins avantageux,
et nous aidera bien à refuter
le sentiment de M. De La M. Il est certain
que quand une langue a esté portée
à sa perfection, ce qui l' y fixe, ce
sont les grands escrivains. Depuis Homere
il y a eu continuellement d' âge
en âge une foule d' escrivains, poëtes,
orateurs, historiens, philosophes, qui
tous ont imité la diction d' Homere, et
ceux qui en ont le plus approc, ont
eu le plus de putation.
Depuis Homere jusqu' à Alexandre
Le Grand, et à la défaite de Darius à Arbelles,
c' est-à-dire, jusqu' à l' olympiade
Cxii pendant l' espace de cinq cens
ans ou environ, on compte plus de deux
p246
cens poëtes, dont les principaux sont
Hesiode, Anacreon, Eschyle, Pindare,
Sophocle, Euripide, Aristophane, je
ne compte que ceux dont nous avons
des ouvrages entiers.
Aprés la deffaite de Darius à Arbelles,
c' est-à-dire depuis l' olympiade
Cxii jusqu' à l' olympiade Clxxxvii
ou à la mort de Cleopatre, pendant trois
cens ans il y en eut encore un grand
nombre, dont les plus considerables
sont Menandre, Theocrite, Callimaque,
Apollonius De Rhodes, Aratus, etc.
Depuis la mort de Cleopatre jusqu' à
la prise de Constantinople en 1453 de
nostre seigneur, la langue grecque
se maintint encore assez florissante, et
aprés cette epoque la poësie qui cessa
entierement en Grece, jetta encore
quelque feu en Italie.
Cette langue ne s' est pas moins consere
florissante dans les escrits des
historiens et des philosophes. Le plus
ancien des historiens que nous ayons,
c' est Herodote, quatre cens cinquante
ans ou environ aprés Homere, dont il
p247
a parfaitement imité le style ; mais avant
luy il y en avoit eu d' autres qui ont laissé
beaucoup de réputation. Herodote
a esté suivi de Thycydide, qui quoyque
plus jeune, fut son contemporain,
et Thucydide a esté suivi de Xenophon.
J' abuserois du temps si je comptois tous
les historiens qui ont fleuri jusqu' au
quinziéme siecle.
Homere a aussi esté bientost suivi
par des philosophes qui ont conservé sa
langue dans toute sa pureté. Aristote
et Platon sont les principaux de ceux
qui ont succedé aux premiers. Aristote
n' admire qu' Homere ; et Platon le regarde
non seulement comme le plus
grand de tous les poëtes, mais encore
comme celuy dont la diction est la plus
charmante, car il l' imite presque tousjours,
et on diroit qu' il entre contre
luy en lice pour luy disputer le prix.
Quels secours n' avons-nous point
encore pour juger des beautez de cette
langue, et des diversitez de style ? Les
rheteurs comme Demetrius Phalereus,
Denys D' Halycarnasse, Longin, etc.
p248
Adjoustons à cela les glossaires qui
nous marquent les proprietez et les singularitez
de cette langue, et qui nous
enseignent ce qu' il y a de beau ou de
vicieux dans les meilleurs escrits.
Tous ces escrivains parfaitement instruits
de leur langue, donnent la palme
à Homere pour le style, et le regardent
comme le modele le plus parfait. Les rheteurs, qui
ont souvent critiqles autres escrivains,
mesme les plus parfaits, n' ont jamais
marqué aucune faute de diction dans
Homere, et ils ne l' auroient pas plus
espargné que les autres s' ils y en
avoient trouvé.
Par tout ce que je viens de dire, on
voit que la langue grecque a esté florissante
jusqu' au quinziéme siécle, de sorte
qu' elle estoit encore une langue vivante
il n' y a que deux cens soixante ans.
Depuis ce temps-là encore nous avons
eu des grecs naturels tres sçavants.
p249
Ils ont pû considerablement aider nos
critiques qui ont parû dans le seiziéme
siécle, comme un Budée dont nous
avons les doctes commentaires sur
cette langue. Cela estant, on ne peut
pas s' empescher de déferer à l' authorité
de tant de sçavants hommes qui tous
ont relevé la diction d' Homere au dessus
de celle de tous les autres escrivains,
et qui en ont parlé avec une parfaite connoissance,
puisqu' ils ne portoient leur
jugement que sur leur propre langue.
Il est donc faux de dire que nous ne jugeons
de la langue d' Homere que
comme d' une langue morte, car nous
en jugeons sur le rapport des grands
critiques pour qui elle estoit encore
vivante, qui la parloient, et qui par cette
raison en connoissoient toutes les délicatesses.
Et les critiques, qui sont venus
dans le dernier siécle, en se formant le
goust sur ces grands modeles, ont es
en estat de juger des beautez du style
d' Homere, et de voir en quoy consiste
l' avantage qu' il a eu sur tous les autres
poëtes et les autres escrivains. Il n' est
p250
pas mesme vray que personne ne possede
assez les langues mortes, pour en
sentir, comme il faudroit, les beautez
et les deffauts. Les sçavants aujourd' huy
ne distinguent-ils pas le style d' Homere
de celuy de Pindare ? Celuy d' Herodote
de celuy de Thucydide et de Polybe ?
Ne sent-on pas encore la difference
qu' il y a entre Tite-Live et Tacite ? Entre
Virgile et Lucain, entre Juvenal et
Horace ? En verité voilà un beau dessein
à M. De La M. De vouloir nous persuader
que les grands hommes, qui ont
vescu depuis la renaissance des lettres,
et qui ont fait tant d' ouvrages admirables,
ne sçavoient ni assez de grec, ni
assez de latin pour sentir les beautez et
les deffauts de ces langues. Car voilà
ce qu' il prétend : ... etc. Heureusement
il fortifie ses raisons par un exemple, et
p251
il ne faut que ce seul exemple pour faire
voir combien il s' est trompé.
Cela est desja assez
plaisant qu' un homme qui ne sçait pas
lire en cette langue, veüille par un
soupçon critiquer les commentateurs
sur un mot de cette mesme langue-là.
C' est sur l' échange des armes entre
Glaucus et Diomede : Glaucus donna
des armes d' or pour celles de Diomede
qui estoient d' airain. Dans le vers grec
il y a un terme qui est équivoque... etc.,
car il signifie deux choses,
il luy osta l' esprit, et il luy esleva l' esprit .
Dans le premier sens Homere diroit,
alors Jupiter osta la prudence à Glaucus,
d' avoir fait un échange si inégal, et d' avoir
esté si dupe. Et selon le dernier sens,
il dit : alors Jupiter esleva le courage à
Glaucus . Et c' est le sens que j' ay suivi,
comme le seul digne d' Homere, qui
nous fait entendre que Jupiter empescha
Glaucus de tomber dans cette pensée
basse et sordide, que ses armes toutes
p252
d' or estoient de plus grand prix que
celles de Diomede qui n' estoient que
d' airain.
Que dit à cela M. De La M. Qui apparamment
n' auroit pas esté si malhabile
que Glaucus ? Il dit,... etc. Pourquoy ne
sçauroit-il le croire ? Est-ce une chose inie
que dans une langue il y ait des termes
qui signifient deux choses toutes
contraires. Voicy ce qui l' a trompé, il
a c que c' estoit moy qui donnois ce
double sens à ce mot, et comme il a
en teste qu' on ne juge pas bien d' une
langue morte, il rejette sur cela mon
jugement. Mais s' il avoit voulu profiter
de la remarque de M. Dacier à qui
je dois la mienne, il auroit veû que ce
n' est pas moy qui ay relevé ce double
sens, et que c' est Porphyre : or Porphyre
en pouvoit juger puisqu' il parloit de
sa langue. Mais il y a plus encore, c' est
que Porphyre n' a fait en cela que suivre
le precepte d' Aristote qui dit : ... etc.
p253
Aristote sçavoit donc que dans sa langue il y
avoit des mots qui signifioient des choses
differentes. Et dans quelle langue
n' y en a-t-il pas ? Un mot peut donc
avoir deux sens contraires, et c' est l' endroit
et le dessein que doit avoir le
poëte, qui terminent celuy que l' on
doit choisir. Que deviennent aprés cela
toutes les admirables réflexions que
fait M. De La M. Plus il a d' esprit, plus il
est à plaindre de s' estre engagé à parler
de choses qu' il ne sçait point.
Si M. De La M. Refuse de croire qu' un
mot grec ait deux significations differentes,
ce qui est pourtant si vray, que
personne n' en doute ; à plus forte raison
refuse-t-il de se rendre à ce que j' ay
remarqué dans les ordres que Nestor
donne à sa cavalerie dans le Iv Liv.
La prudence de Nestor et sa capacité
pour la guerre sont là dans tout leur
p254
jour. Mais un de ses ordres, renfer
en deux vers, presente quatre sens differents,
et tous fort raisonnables. Nostre
censeur croit... etc. Voilà comme il parle
pour combattre ma remarque, prévenu
que c' est moy qui par ignorance,
ay trouvé ces quatre sens : mais je me
suis tuée de luy crier que c' est Eustathe ;
or on ne peut pas accuser ce sçavant
archevesque d' avoir ignoré sa
langue. Et quant à l' inconvenient
qu' il y trouve, et au danger de jetter la
confusion dans les troupes par une
équivoque, ils sont fort mal imaginez,
p255
car Nestor fait cela si à propos, que ses
soldats ont beau entendre cet ordre
tout differemment, il n' en peut arriver
aucun desordre.
Pour mieux faire voir nostre impuissance
à juger de l' expression d' Homere,
voicy la belle supposition que fait M.
De La M. M. De La M. N' a-t-il
pas de honte d' avancer une chose si
évidemment fausse ? sont les contemporains
de Corneille et de Moliere,
qui ont jamais dit que ces autheurs
sont admirables pour l' expression ? Au
contraire n' a-t-on pas tousjours dit, et
nos critiques n' ont-ils pas escrit qu' ils
p256
manquoient de cette partie, et qu' ils
n' estoient pas de bons autheurs de la
langue ? On a admiré l' élevation de
genie de Corneille, et l' heureuse facilité,
et le naturel de Moliere ; mais outre
que dans l' un et dans l' autre on a
trouvé de fort méchantes pieces, on
fait voir dans le premier quantité de
fautes de langue, et une eloquence
de declamateur ; et dans l' autre tant
de negligence pour l' expression, qu' il
n' y a point de page où on ne trouve des
barbarismes, et des bassesses qui deshonoreroient
le style le plus pur d' ailleurs,
et le plus chastié.
M. De La M. Rapporte ensuite ces vers
de Moliere de l' escole des femmes : ... etc.
p257
Voilà comme M. De La M. Manie la
fine ironie et la bonne critique. Il se
prévaut trop contre Homere du grand
talent qu' il a pour la poësie : comme il
n' y a dans son poëme ni de ces bassesses,
ni de ces improprietez, il sçait bien
que le plus sot commentateur ne pourra
que bien placer tous ses points admiratifs.
p258
C' est ce que nous verrons dans
l' examen de son poëme qui certainement
fourniroit beaucoup de matiere
à un commentateur. En attendant M.
De La M. Peut se rassrer sur l' avenir,
jamais Corneille ni Moliere n' imposeront
à la posterité sur le langage ; ... etc. Et il sied
plus mal à M. De La M. Qu' à un autre de
le présumer. Il a trop mauvaise opinion
du nouveau dictionnaire que l' academie
fraoise imprime, qui est certainement
un chef d' oeuvre, et qui en
fixant le veritable usage de tous les termes,
selon les differents styles, sera
dans tous les siecles le boulevart de la
langue françoise contre la barbarie
qui voudroit l' attaquer.
p259
Je devrois estre faite aux soupçons et aux
conjectures de M. De La M. Mais j' ave
qu' il me surprend tousjours et que je
ne m' y accoustume point. Aprés qu' Aristote,
Platon, et tous les escrivains
grecs ont décidé qu' Homere a mieux
escrit que personne ; aprés que Longin
nous a asseuré que dans l' Iliade... etc., ce
censeur qui ne sçait pas un mot de
grec, vient nous dire serieusement
qu' on peut présumer qu' il a bien escrit,
et en mesme temps qu' on peut le soupçonner
de quantité de fautes dont nous
ne sommes pas juges competents. M. De
La M. Tres ignorant en grec, veut
qu' on compte pour rien le jugement
de tous ces sçavants hommes ; qu' on ne
juge de la beauté du style d' Homere
que par présomption, et que sur ses simples
soupçons on l' accuse de plusieurs
fautes dont nous ne pouvons juger. A-t-on
jamais rien escrit de plus absurde ?
Nostre censeur aprés avoir parlé des
p260
moyens que le poëme epique employe
pour faire son imitation, vient à parler
de la fin qu' il se propose, qui est la morale.
Les mauvaises critiques que nous
avons veües jusqu' icy, n' approchent
point de celles qu' il a le courage de débiter
sur cette matiere. Il refuse à Homere
la loüange d' enseigner une bonne
morale, et il nous le represente comme
pernicieux pour les moeurs. S' il a raison,
Homere est un tres meschant poëte,
car il a peché contre les regles de son
poëme qui n' est fait que pour donner
des instructions de vertu. Il ne sera pas
difficile de deffendre Homere contre
des accusations si frivoles.
Premierement le sujet du poëme est
une grande instruction, puisque c' est
une fable, comme je l' ay desja monstré,
et qu' il n' y a point de fable dont la morale
ne soit le fondement, puisque c' est
un point de morale déguisé sous l' allegorie
d' une action. D' ailleurs voyons
les jugements qu' on en a portez dans
tous les siécles. Lycurgue, cet homme
si sage, luy a rendu ce grand tesmoignage,... etc.
p261
On peut voir sur cela la
remarque de M. Dacier. Et Horace,
disciple d' Aristote, encherit encore sur
l' expression de son maistre, en asseurant... etc.
Et il en dit la raison. Mais
comme M. De La M. A supprimé dans son
poëme toute la morale qu' Horace trouvoit
p262
dans celuy d' Homere, il a fait prudemment
de ne pas vanter cette morale
qu' on auroit inutilement cherchée
dans son imitation. Nous en parlerons
dans l' examen de ce pme où je feray
voir que jamais philosophe n' a donné
de plus grands pceptes de morale
qu' Homere, et que M. De La M. Les a
tous supprimez sans faire quartier à un
seul, et qu' il y en a mesme qu' il a convertis
en impieté et en blasphesme. En
verité il est estrange qu' aps que tout
le monde a reconnu que l' Iliade et l' Odyssée
sont deux tableaux tres parfaits
de la vie humaine, où tout ce qui est
digne de loüange ou de blasme, utile ou
pernicieux, en un mot tous les maux
que la folie peut produire, et tous les
biens que la sagesse peut causer, sont representez
avec une varieté admirable,
que le R. P. Le Bossu et M. Dacier l' ont
démonstré tres solidement, l' un dans
son traité du poëme epique, et l' autre
dans ses commentaires sur la poëtique
d' Aristote et sur celle d' Horace, il est
estrange, dis-je, que M. De La M. Vienne
p263
combattre ce sentiment avec les raisons
du monde les plus fausses, et qui ne font
que confirmer ce que j' ay desja fait voir,
qu' il n' a aucune idée de ce poëme. Examinons
quelques-unes de ses raisons.
La plus severe morale ne
pouvoit pas demander davantage de
Nestor, que ce qu' il fait dans cette occasion.
M. De La M. N' a pas senti, ou il a
voulu affoiblir et diminüer la force et
la sagesse du discours de ce vieillard.
p264
En verité la prudence et la sagesse ne paroissent-elles
pas bien éminemment
dans ce discours de Nestor ? Il parle d' abord
avec authorité à l' un et à l' autre
pour reprimer leur emportement et
leur injustice. Il fait ensuite valoir la
préeminence des roys, et enseigne
qu' il n' y a ni naissance ni valeur qui
puisse dispenser ceux qui leur sont soumis,
de leur rendre l' obéïssance et les
respects qu' ils leur doivent. Et enfin il
a recours aux prieres. Est-cese contenter
de les condamner l' un et l' autre.
p265
Mais voyons un peu par curiosité comment
M. De La M. Si délicat sur la morale,
corrige cet endroit pour le rendre
plus instructif : ... etc.
Ces vers ne sont-ils pas bien nobles et
pleins de sens ? Et cette expression n' est-elle
pas bien fraoise ?
Faut-il justifier cent fois les mesmes passages ?
On avoit averti M. De La M. Que le discours
p266
d' Agamemnon est une feinte, et
par consequent que les reproches que
Diomede luy fait, favorisent son dessein,
et concourent à faire demeurer les
troupes. Denys D' Halicarnasse a fort
bien dit... etc. Pour moy
je ne demanderois pas une meilleure
preuve de la mauvaise critique de M. De
La M. Que celle qu' il donne icy. Effectivement
c' est une chose fort surprenante
que la déesse Thetis entre dans
le ressentiment de son fils, et qu' elle
p267
ait de la douleur de voir que devant
mourir bientost sous les murs de Troye,
il y soit encore deshono: et il est fort
estrange que Jupiter, qui est la justice
mesme, exauce une mere affligée qui
demande que l' affront fait à son fils soit
reparé et qu' Agamemnon soit puni de
son injustice. Mais, dit-on, les peuples,
qui sont innocents de cette injustice,
en pâtiront. Mais est-ce la premiere fois
que les peuples ont souffert des fautes
des roys, et a-t-on accusé Dieu de
cruauté et d' injustice toutes les fois que
cela est arrivé ?
Dans le Iv Liv. Jupiter
fléchi par Junon implacable ennemie
des troyens, ordonne à Minerve d' aller
à l' armée des troyens, et de les porter
à enfraindre le traité qu' ils avoient juré.
Minerve obéit, et conseille à Pandarus
de tirer sur Menelas. Cela a fort
déplû à l' autheur du Clovis.
p268
M. De La M. Tres fidelle copiste de ces
belles critiques, trouve aussi ce procedé
de Jupiter tres mauvais. Il auroit
deû ou profiter de ma remarque, ou la
refuter. J' avois dit : pourquoy Homere
fait-il que Minerve va elle-mesme exciter
Pandarus à une action aussi injuste
que paroist celle qu' il va faire, de violer
l' alliance par un acte d' hostilité ? C' est
pour faire entendre que la sagesse elle-mesme
préside à tous les décrets de
Jupiter, et qu' elle conduit tous les ressorts
de la providence.
On vient de voir qu' on peut
puiser des idées de justice dans les deux
premiers, puisque c' est la sagesse mesme
qui conduit tout ce qui s' y passe. Il
en est de mesme dans celuy-cy. La mort
p269
d' Hector est resoluë ; Jupiter a mis dans
les bassins de la fatale balance les deux
destinées d' Achille et d' Hector, et celle
d' Hector plus pesante a emporté la
balance, et s' est précipitée dans les
enfers ; Minerve, c' est-à-dire, la providence
va faire executer ce que Jupiter
a résolu. Comment le fait-elle ? Elle
s' adresse à Achille, et luy dit : ... etc. Achille
hors d' haleine et voyant Hector encore plus
fatigué que luy, s' arreste un moment
pour respirer, et pour reprendre des
forces. La prudence d' Hector trompée
par-là, car Minerve en cet endroit sous
la forme de Deïphobus est la prudence
d' Hector mesme, soustenuë par le
souvenir des discours de son frere, et
ce heros croyant Achille recru, tourne
teste et va contre luy. Cela est tres
naturel, et c' est ce qui a donné lieu à
cette idée, que Minerve aide Achille,
p270
et trompe Hector, idée qui rend cette
poësie si anie et si vivante ; car la
poësie suit ses loix, comme dit fort
bien Eustathe, lorsqu' elle préfere une
fiction merveilleuse à une verité simple
qui ne feroit que languir. Aristote
a eu raison de dire qu' il ne faut pas juger
de l' excellence de la poësie, comme
on juge de celle de la politique, ni mesme
comme de celle de tous les autres
arts . La politique et tous les autres
arts cherchent le vray ou le possible.
La poësie cherche l' estonnant et le
merveilleux, pourveû qu' ils ne chocquent
pas absolument la vray-semblance.
Voilà le jugement le plus faux que l' on
puisse porter du caractere d' Achille et
de celuy d' Homere. Comment peut-on
p271
se persuader que ce poëte admire
Achille ? Y a-t-il la moindre ombre
de raison à reprocher à ce grand philosophe,
j' emprunte les termes du P. Le
Bossu, d' avoir crû que les emportements
d' un homme, qui sacrifie ses
amis et son pays à sa vengeance, soient
une action loüable, vertueuse, et digne
d' estre imitée par les princes, et
que l' on y trouve la grandeur d' ame !
Homere aura admiré un homme qui
dit à son general,... etc. ?
Il n' y a que des séditieux et
des impies à qui de telles paroles puissent
échapper. Il a revestu ce caractere
d' Achille d' une valeur estonnante,
mais c' est pour le rendre plus éclatant
et non pas plus loüable, car par-tout
ce n' est que fureur et brutalité. Il n' y
a donc point d' illusion dans le poëte ;
et jamais cette illusion prétenduë ne
passa jusqu' au lecteur bien instruit.
Aristote ignoroit-il les emportements
p272
continuels d' Achille ? Ou les a-t-il
pris pour des vertus ? Nons sans doute,
luy qui nous a fait voir que le caractere
d' Achille doit remplir, non tout
ce que fait un homme en colere, mais
tout ce que la colere elle-mesme peut
faire. Ainsi il n' a regardé ce heros
poëtique que comme un brutal directement
opposé à l' homme de bien. Et
le P. Le Bossu l' a prouvé.
Horace par exemple, qui estimoit
tant Homere, ne reconnoist aucune
vertu dans Achille, ni aucune action
qui merite quelque loüange, et jamais
il ne l' a loüé ni de sa vaillance, ni de
la mort d' Hector, ni d' aucune autre
chose qu' il ait faite contre les troyens.
Au contraire il fait de luy un portrait
horrible, et tres ressemblant. Il dit qu' il
est violent, emporté, inexorable, qu' il
ne reconnoist aucune justice, et n' a d' autre
raison que son espée. Est-ce-là un
heros loüable et admirable ? Mais il luy
a donné la valeur, la vigilance, et l' ardeur
à poursuivre une entreprise. Oüy,
mais ces qualitez estant indifferentes,
p273
ne sont bonnes que dans les gens de
bien, comme dans Scipion, et elles sont
des vices tres pernicieux dans les meschants,
comme dans Catilina. Mais M.
De La M. Adjouste,... etc. A-t-on
jamais raisonné de cette maniere ? Alexandre
a imité Achille dans l' action du
monde la plus inhumaine, et qui marque
le plus de brutalité, donc c' est l' illusion
du poëte qui a passé dans l' ame
de son lecteur, donc Homere a admiré
Achille. Qui est-ce qui luy a dit
que les choses les plus vicieuses ne trouvent
point des imitateurs ? Horace n' a-t-il
pas dit que les originaux qui peuvent
estre imitez par leurs vices, sont sujets à
tromper ? Une jeunesse boüillante et
fougueuse se laissera prendre à l' éclat
p274
de la valeur, dont elle ne démeslera pas
ce que cette valeur a de bon d' avec ce
qu' elle a de vicieux, ni ce qu' elle a de solide
d' avec ce qu' elle a de brillant. Les
jeunes gens se laissent prendre aux premieres
apparences, et lorsqu' ils sont une
fois prevenus, il est rare qu' ils en reviennent.
Combien y en a-t-il encore aujourd' huy
qui préfereront la valeur
d' Achille, et celle de Turnus à celle
d' Enée. Achille pourtant n' est qu' un
soldat, et Enée est un grand capitaine.
Ce que M. De La M. Adjouste pour justifier
Alexandre,... etc., est une leçon
de morale tres vicieuse. Il avoit sans
doute grand tort, puisqu' il imitoit une
action tres inhumaine et tres brutale,
et qu' il encherissoit encore sur cette
brutalité, séduit par son ignorance qui
l' empeschoit de voir que cette vaillance,
qui l' ébloüissoit, n' estoit que la
vaillance d' un homme violent, emporté,
implacable, en un mot d' un heros
p275
tres vicieux, et Homere n' en est
point coupable. Il n' a point donné dans
le caractere d' Achille un mauvais
exemple, mais il a donun exemple
d' un caractere vicieux qui ne peut produire
que de mauvaises actions. Et cela
est tres different, car ce dernier peut
estre aussi utile pour la morale que l' autre
seroit pernicieux.
M. De La M. Vient ensuite à la morale
qui est la plus sensible dans l' Iliade, qui
est le besoin que nous avons du secours
des dieux : ... etc. C' est n' avoir aucune
idée ni de la nature, ni de la
poësie que de parler ainsi. Homere est-il
le seul des autheurs payens qui ait
p276
fait entendre que tous les mouvements
des hommes venoient des dieux ? Et
d' ailleurs si l' on prive la poësie du concours
des dieux, à quoy sera-t-elle reduite ?
Effectivement les
caracteres qu' Homere introduit, ne
sont pas trop pieux, et la maniere dont
ils servent Dieu, et dont ils remplissent
leurs devoirs, ne devoit pas trop
leur attirer cette protection. Mais M.
De La M. Ne se mocque-t-il pas du
monde, de venir faire une objection
si pitoyable aprés ce qu' on luy a dit si
souvent, qu' Homere a fait des dieux
de nos passions et de nos vices : ... etc.
Qui protegera-t-elle donc que celuy qu' elle a
tousjours animé, qu' elle a porté à commettre la
plus grande des injustices, et qui a es
tousjours si fidelle à l' honorer et à la
servir ?
p277
Achille a esté offensé,
Jupiter le protege. Cela suffiroit
peut-estre pour justifier cette protection ;
mais M. De La M. N' a-t-il jamais
que Dieu a protegé des meschants
pour leur faire exécuter de grandes
choses. Cet Alexandre si brutal, qu' avoit-il
fait pour s' attirer le secours de
Dieu qui l' a protegé ? L' escriture sainte
n' est-elle pas pleine de ces sortes
d' exemples ? Je luy demande encore
d' où venoit que sous la loy il y avoit
des anges qui protegeoient les perses,
et d' autres qui protegeoient les grecs ?
Qu' avoient fait ces grecs et ces perses
pour s' attirer cette protection ? On
trouvera ces idées establies dans ce que
nous avons de plus respectable et de
plus saint ; et on les condamnera dans
la poësie ? Quelle erreur !
p278
Voilà une tres mauvaise response. L' Iliade
a plû, parce que bien loin que la morale
y soit violée, elle y est au contraire
tres bonne, tres sensible, et que ce poëme
est plus moral et plus philosophe
que la philosophie mesme, comme Aristote
et Horace l' ont reconnu, et comme
l' a prouvé de nos jours un religieux
aussi pieux que sçavant.
Ce qui suit n' est pas plus raisonnable.
Deux grandes erreurs en trois lignes.
Jamais poëte n' a eu des idées plus justes
qu' Homere, de tout ce qui est honneste
ou deshonneste, utile ou pernicieux.
Voilà la premiere. L' autre encore plus
grande, c' est de dire que cela n' estoit
pas necessaire pour son dessein. Car
d' enseigner la vertu, c' est le but principal
que se propose la poësie : sans ce but
le poëme epique n' est pas un art, ou
c' est un art pernicieux, et qui par consequent
n' est pas tolerable.
p279
N' est-ce pas ignorer entierement la nature de la
fable d' Homere, que d' avancer une telle
proposition, si aisée à ruiner ? Le fondement
de la fable de ce pme, et le
point de morale qu' il veut enseigner,
c' est que cette vengeance et cet orgüeil
ont des suites funestes. Car qu' est-ce
que la colere d' Achille, que cet esprit
de vangeance dont il est animé ? Et l' affront
que luy fait Agamemnon, qu' est-ce,
qu' un esprit d' orgüeil qui le porte à
deshonorer un heros qui luy estoit si
necessaire ?
Autre erreur. Le
philosophe mesme qui a le plus travaillé
à éclaircir la morale, et qui en a fait
des traitez admirables, est celuy qui
a le mieux développé l' art du poëme
d' Homere, et qui a fait voir que c' estoit
une fable uniquement destinée à enseigner
la morale, et à donner des préceptes
de vertu. Mais,... etc.,
p280
il veut parler
des reproches que luy a faits Platon.
Mais l' injustice de ces reproches, et la
maniere dont on y a répondu, devoient
empescher nostre censeur de luy en
faire de semblables. Pour excuser Platon,
on peut dire qu' il n' a pas regardé
l' Iliade comme Aristote, entant qu' une
fable ou une instruction morale déguisée
sous l' allegorie d' une action, il ne
l' a considerée que par parties, et il a cru
qu' avant que la pluspart des gens eussent
démeslé cette fable dans l' estend
de son poëme, ces parties plus frapantes
pourroient reveiller des passions
que la philosophie, sur-tout la sienne,
travailloit à destruire. Et de ce costé-là
ses objections pourroient avoir quelque
couleur. Mais elles ne font rien
contre l' Iliade ni contre l' Odyssée considerées
entant que fables, comme la
fable du loup et de l' agneau, telles
qu' elles sont en effet. Et c' est ainsi que
Platon estoit obligé de les considerer.
Dans ma préface sur l' odyssée je combattray
tous les reproches que Platon a
p281
faits contre cette imitation, et j' espere
de faire voir qu' ils ne sont pas moins
injustes que ceux que j' ay combattus
dans ma préface sur l' Iliade. Une grande
marque de leur peu de fondement,
c' est qu' ils n' ont frappé personne. En
effet ces reproches ont-ils diminué la
putation d' Homere ? Elle n' a fait
qu' augmenter depuis. Mais c' est ce que
M. De La M. Va tascher d' affoiblir.
Je loüe au moins la prudence de M.
De La M. D' employer ainsi tout son esprit
à éluder l' authorité de tous les siécles,
et celle de tous les plus grands
hommes qui ont vescu dans tous les
temps, et qui ont tous admiré Homere.
Ce n' est pas, dit-il, le merite du poëte
qui a attiré ces suffrages, c' est un préjugé
d' éducation. De tous ces personnages
p282
qui lisoient Homere en sa langue,
aucun n' a eu la force de dissiper ce préjugé.
Aristote, Horace, et de nostre
temps M. Despreaux, le P. Le Bossu et
M. Dacier qui ont tous examiné ces
poëmes, le flambeau à la main, ont
encore esté conduits par ce préjugé. Il
n' y a eu que trois ou quatre grands
hommes de nostre siecle, l' autheur du
Clovis, l' autheur des paralleles , et M.
De La M. Qui sans aucune connoissance
de sa langue, sans aucune idée de la
poësie, sans aucune estude, ont surmonté
ce préjugé, et sont venus éclairer nostre
raison égarée. Ces loüanges qu' on a
données à ce poëte ne sont que les échos
les unes des autres. Ainsi à remonter
de siécle en siécle pour arriver à l' origine
de ces échos, nous remonterons
jusqu' à Lycurgue qui est le premier
dont nous ayons l' éloge d' Homere ; c' est
sa voix qui retentit encore jusqu' à nous,
et comme il vivoit dans un siécle grossier,
ce bon legislateur a admiré des
sottises. Tout ce qui est venu depuis
n' est qu' une repetition. Ainsi M. De La
p283
M. Débarrassé tout d' un coup de tous ces
millions de suffrages que tous les siécles
ont donnez à Homere, se trouvera
n' avoir en teste que Lycurgue dont il
triomphera bien aisément. En verité il
y a bien de l' art à escarter ainsi par un
seul mot tant d' ennemis si redoutables.
Mais c' est trop compter sur la credulité
des hommes, que d' avancer des choses
si éloignées de toute raison.
du merite personnel d' Homere,
et du prix de l' Iliade.
M. De La M. Prend icy de grandes
précautions : il déclare qu' il ne confond
point l' autheur avec l' ouvrage, et que
sa critique tombe uniquement sur le
dernier. Il avoüe qu' Homere avoit toutes
les dispositions necessaires pour estre
grand poëte ; ... etc.
p284
J' entends icy M. De La M. Il veut
modestement nous faire sentir pourquoy
avec une mediocre disposition à
la poësie il est pourtant parvenu à une
execution plus heureuse qu' Homere
avec toute sa grande disposition d' esprit,
ce sont les lumieres et la politesse de
nostre siecle qui en sont cause. Voilà
un raffinement d' orgeüil et de modestie
dont personne encore ne s' estoit avisé.
Je ne sçay lequel des deux domine
dans ce meslange.
C' est donc la grossiereté de son siécle
qui a empesché Homere de parvenir
à la perfection de la poësie. Mais
en quoy ce grand critique trouve-t-il
cette grossiereté ? Est-ce dans la fable
du poëme ? Jamais choix n' a esté plus
grand, plus noble, plus juste, plus interessant,
plus moral. Est-ce dans ses
idées ? Jamais poëte n' a eu des conceptions
plus fortes, plus majestueuses,
plus vastes et plus variées. Est-ce dans
p285
l' expression ? Jamais poëte, ni autre
escrivain profane ne l' a égalé. Est-ce
dans la peinture qu' il fait des moeurs ?
Mais outre qu' il ne pouvoit peindre que
les moeurs de son siécle, ces moeurs
qu' il peint, ne sçauroient estre blasmées
par un homme sage, car ce sont les
mesmes que celles que nous voyons
dans l' escriture sainte, moeurs qui
pour leur simplicité sont bien pferables
aux moeurs si recherchées, et aux
usages si délicats que nostre censeur
vante tant. Je dis plus encore, quand
mesme ces moeurs seroient tres grossieres,
si le poëte les avoit bien peintes,
cette grossiereté n' empescheroit pas
qu' il ne fust arrivé à l' execution la plus
parfaite. Continuons : ... etc.
C' est-à-dire, qu' Homere a eu assez
d' esprit, eu égard au siecle grossier
p286
il a vescu ; et que son poëme est tres
imparfait, examiné aux lumieres du
nostre. J' avouë que ces jugements si
sensez de M. De La M. Me divertissent,
je ne trouve rien de plus plaisant. Je
laisse là l' esprit d' Homere, que jamais
personne n' a égalé en poësie dans aucun
temps ; je m' attache à cette folie
de dire que son poëme auroit esté moins
imparfait s' il avoit eu nos lumieres. M.
De La M. A-t-il oublié que nostre siécle,
ce siécle si délicat, si poli, si lumineux,
a produit plusieurs pmes epiques,
qui sont des monstres, et non pas des
poëmes. Mais encore une fois d' où vient
que M. De La M. Luy-mesme n' a pas profité
des lumieres de cet heureux siécle,
et que l' admiration pour le pme
d' Homere se renouvelle et augmente
depuis qu' il a donné le sien ? En verité
nostre siecle ne devroit jamais parler de
poëme epique aprés les beaux chefs-d' oeuvres
qu' il a donnez en ce genre.
p287
Voilà de belles antitheses. D' abord on est effrayé
de la fausseté qu' elles présentent. Mais
on n' a qu' à entendre la langue de ce
censeur, et on y trouve de la verité.
Il appelle délicatesse cette fadeur, et
cette fausse politesse de nos romans.
Il appelle genie et élevation d' esprit ,
ce bel esprit plein d' affectation et de
pointes. Et il appelle choix , cette vaine
pompe que cherche un goust faux,
qui préfere le fard aux solides beautez
de la nature, et le clinquant à l' or.
Veritablement tout cela manque à Homere ;
son élevation est tousjours accompagnée
de délicatesse, mais de cette
délicatesse fiere et noble qui daignant
les vains ornements, ne présente
jamais les objets que par ce qu' ils ont
de plus grand, de plus gracieux, ou de
plus touchant. Son naturel est tousjours
ani par cet esprit vaste, profond, et
solide à qui le vray n' eschappe jamais ;
et son abondance n' est jamais sans ce
choix judicieux qui fait que parmi tous
les tresors qu' il estale, on ne trouve rien
p288
d' inutile, de desagréable ni de superflu.
Tout ce que je dis là est rassemblé dans
cet éloge que M. Despreaux a fait d' Homere : ... etc.
On trouve là tout, l' élevation avec la
délicatesse ; le naturel avec la vivacité,
et l' esprit et la richesse avec le choix.
Les dégousts de M. De La M. Prévaudront-ils
sur ce grand éloge donné par
un homme si superieur, qui estoit en
mesme-temps grand poëte et grand
critique, et qui parloit de ce qu' il
connoissoit ?
Nostre censeur continuë : ... etc.
p289
Voilà à quoy se borne l' éloge
qu' il fait d' Homere ; il n' a saisi que les
premieres idées de l' eloquence dans
tous les genres, il a ouvert une infinité
de routes, toutes raboteuses, qu' il a
fallu ensuite applanir. Mais où sont les
escrivains qui ont encheri sur les idées
d' éloquence qu' Homere a dones ?
Qui sont ceux qui ont applani ces routes ?
Ce ne peut estre que M. De La M.
Par les merveilleuses regles de poëtique
et d' eloquence qu' il vient de nous
donner dans ce discours.
Le plaisant éloge ! Homere, qui dans tous
les siécles a esté regardé non seulement
comme le plus grand des poëtes de toutes
les nations, mais comme le dieu de
la poësie, le voilà réduit au petit estat
du plus grand pte de son pays, en
quelque temps qu' il eust vescu ; et pour
p290
comble d' ignominie le voilà dégradé
jusqu' à ne pouvoir plus se regarder
comme égal aux poëtes qui l' ont suivi,
mais comme le maistre de ceux qui
l' ont surpassé ? Que M. De La M. Nous
les monstre. Je l' entends, c' est luy-mesme.
Esclairé des lumieres de nostre siécle,
il a don au poëme d' Homere
cette perfection qu' il luy auroit donnée
luy-mesme s' il avoit vescu de nostre
temps. Il faut bien l' en croire. Eh
qui croiroit-on si on ne croyoit celuy
qui a porté ce jugement si solide de l' Iliade !
Cela bien entendu
veut dire s' il eust vescu de nostre temps,
M. De La M. Vit aujourd' huy, faut-il donc
s' estonner qu' il ait mieux reüssi qu' Homere,
et qu' il l' ait corrigé et embelli ?
Voilà ce que
p291
l' autheur de Clovis avoit reproché à Homere,
de n' avoir û donner que de miserables
idées de ses dieux et de ses heros,
et d' avoir blessé la morale. M. De La
M. Copie fidellement son autheur. N' a-t-il
point de honte de renouveller des
reproches si pitoyables et si méprisez,
et de suivre les veües d' un homme dont
il ne sçauroit s' empescher luy-mesme
de se mocquer. Ces fausses critiques
ont esté si solidement refutées, que je
ne croy pas qu' on puisse jamais leur rien
opposer de raisonnable.
Il falloit bien que M. De La M.
Blasmast la quantité et la longueur des
episodes d' Homere, puisqu' il vouloit
les retrancher. Mais malheureusement
pour luy rien ne fait mieux voir l' utilité,
la necessité et la beauté des episodes
d' Homere, que le retranchement qu' il
en fait ; et on peut leur appliquer ce
mot que Tacite dit sur quelques images
qui ne parurent point à un convoy,... etc.
p292
Ces episodes brillent d' autant plus, et
on les a plus presents, qu' ils ne paroissent
pas, et qu' on les desire.
La justesse de ces critiques
paroist par-tout ce que j' en ay dit. Encore
une foissont ceux qui ont perfectionné
cette eloquence qu' Homere
n' avoit qu' ébauchée ? M. De La M.
Nous auroit fort obligez s' il avoit voulu
nous rapporter icy quelques-uns de
ces pceptes et de ces exemples qui
nous découvrent le peu de justesse des
morceaux dont il parle. D' où vient donc
qu' il ignore que la pluspart des préceptes
de l' eloquence, et tous ceux de la
poësie sont tirez des ouvrages d' Homere,
et que c' est depuis ces préceptes
p293
qu' Homere a esté le plus admiré ? Et
pour ce qui est des exemples, où en
trouvera-t-il qu' on puisse égaler à ceux
qu' Homere a donnez dans tous les genres ?
M. De La M. Cherche ensuite les raisons
pourquoy l' Iliade a fait un si grand
effet sur les contemporains d' Homere.
Et il s' en offre à luy une foule : ... etc. En effet
voilà d' assez grandes choses, et des choses
assez capables de toucher et de plaire.
Mais d'vient que ces mesmes choses
dans les siécles suivants ont autant
frapceux pour qui ces idées n' estoient
plus nouvelles, et que ces descriptions
n' interessoient plus ? D' où vient que
cette admiration a cru à mesure que les
hommes ont esté plus éclairez et plus
polis ? D' où vient que saputation
augmente, et qu' il peut dire avec encore
plus de raison qu' Horace,... etc. ?
p294
Cela est embarassant. On ne peut plus
accuser la barbarie des siécles.
Voicy une raison plus plaisante encore,... etc.
Homere a donc trom ses contemporains par sa
déclamation, qui fardoit son ouvrage. Voyez
ce que c' est que l' experience. M. De La
M. Croit qu' il en est des contemporains
d' Homere comme de ses amis à qui
il a recité son poëme avant que de le
faire imprimer. Ils ne s' excusent de
l' avoir loüé, qu' en rejettant la faute
sur la déclamation du poëte qui les a
duits. Excuse frivole, je connois de
ses auditeurs qui n' y ont pas esté trompez.
Et j' ose dire mesme qu' il n' y a point
de déclamation assez imposante pour
empescher les connoisseurs de sentir
les deffauts dont ce poëme est rempli.
Accordons à nostre censeur que toutes
ces choses en ont imposé aux contemporains
d' Homere. Mais les siécles suivants
qu' est-ce qui les a trompez ? Il nous
l' apprendra bien-tost. Continuons cet
p295
article. Voilà pourquoy M. De La M. Est si
dégousté de la mediocrité d' Homere, il a
une connoissance juste du parfait, et il
nous le fera voir dans son poëme comme
il nous le monstre dans sa critique.
M. De La M. Ne pouvoit pas
ravaler davantage Homere qu' en le
comparant aux premiers joüeurs d' instruments,
qui sans doute ne tiroient pas
des sons dont nous fussions aujourd' huy
fort charmez. Pour moy je le releverois
par une comparaison tirée aussi
de la musique, mais qui conviendroit
mieux. La Grece n' a pas connu de plus
ancien musicien qu' Orphée fils de la
muse Calliope, qui, pour me servir
des termes d' Horace,... etc.
p296
Ce grand musicien c' est Homere, les poëtes qui
l' ont suivi approchent de luy comme
nostre musique françoise où italienne
approche de celle d' Orphée. Mais selon
nostre censeur, la poësie d' Homere
est comme la musique informe des
premiers inventeurs. Comment ose-t-il
avancer des choses si esloignées
de toute raison ! Que diroit-il d' un
morceau de musique de ces temps
grossiers, qui seroit venu jusques à nous,
et à qui tous les plus grands musiciens
des siécles passez, et ceux d' aujourd' huy
donneroient ce grand éloge qu' il
n' y en a jamais eu de comparable ?
Voilà l' éloge qu' ont donné aux poëmes
d' Homere dans tous les temps, tout ce
qu' il y a eu de plus sçavants hommes,
de plus grands escrivains, et de plus
grands poëtes. Et c' est mesme dans les
temps qui ont produit les plus beaux
ouvrages, qu' il a esté le plus loüé.
p297
Voyons présentement les raisons que
M. De La M. Donne de l' effet que l' Iliade
a produit dans les siécles suivants.
Ne diroit-on pas qu' il s' est écoulé plusieurs
siécles depuis Homere jusqu' à Lycurgue,
cependant il ne peut y avoir tout au
plus que cinquante, ou soixante ans.
Il y a mesme des autheurs qui croyent
qu' Homere vivoit encore du temps de
ce legislateur. Ciceron et Strabon sont
de ce nombre. On ne pouvoit donc pas
regarder alors ces poëmes d' Homere
comme anciens, ni par consequent
avoir pour eux ce respect qu' on a pour
les choses anciennes.
p298
N' est-ce pas une chose bien
plaisante que M. De La M. Veüille imputer
à la grossiereté des siécles tous les
honneurs et cette espece de culte rendus
à Homere, comme s' ils n' estoient
que les hommages qu' une nouveauté
informe luy eust attirez. Ce grand critique
ignore que c' est dans les siécles les
plus polis qu' il a reçeû les plus grands
honneurs, et qu' il les a reçeûs des princes
et des villes qui lisoient ses poëmes.
Je suis faschée qu' un homme d' esprit
comme M. De La M. Continsi long-temps
les mauvais raisonnements. D'
pense-t-il donc que venoit ce grand
p299
respect qu' on avoit pour les vers d' Homere,
que du mérite de son poëme et
de l' admiration que ce poëme donnoit
pour luy ? Mais je luy demande, la
grande loüange que Lycurgue donna à
ces pmes en disant,... etc., peut-elle
tomber sur aucune de ces raisons ?
Les siécles suivants ont-ils loüé Homere
parce qu' il tenoit lieu d' histoire ? Parce
qu' il servoit à regler les limites ? Parce
qu' il estoit l' oracle des payens ? Est-ce
là ce qui a donné tant d' admiration
pour luy aux plus grands ptes, de nostre
temps, et qui estant grands poëtes,
ont esté en mesme-temps grands critiques ?
M. De La M. Tiendra-t-il contre
un Racine, un Despreaux, qui ont es
des plus grands admirateurs d' Homere.
Mais voicy une belle maniere d' affoiblir
les éloges que tous les grands
hommes de l' antiquité, poëtes, historiens,
orateurs ont donnez à Homere.
p300
Cela n' est-il pas bien ingenieux !
Ces escrivains grecs qui ont loüé Homere,
ne l' ont loüé que par bienséance,
comme on doit tousjours ler son
maistre, et rien ne les obligeoit à critiquer
son ouvrage, il y auroit eu trop
d' ingratitude ; mais dans leur cabinet
ils pensoient bien autrement qu' ils ne
parloient dans leurs ouvrages. M. De
La M. Est persuadé qu' il les a pour complices
dupris dont il honore publiquement ce poëte ;
car comme il n' a rien appris de luy, il n' est pas
obligé à tant denagement, qui n' est en eux
qu' un effet de leur reconnoissance.
p301
M. De La M. Ne compte donc
pas Aristote pour philosophe. C' est
luy qui a donné les plus grands éloges
à Homere, parce que c' est celuy qui a
le mieuxveloppé et éclairci son art.
Et j' ose dire qu' il n' y en a aucun qui ait
blasmé le pme d' Homere entant que
poëme, et qui n' ait admiré son art.
Mais M. De La M. Va affoiblir le suffrage
d' Aristote. Ce ne sera pourtant qu' aprés
avoir recusé celuy d' Alexandre : ... etc.
Que Darius auroit es heureux s' il avoit sçû
comme M. De La M. écarter ce prince !
Voicy les raisons de ce grand censeur.
Il est vray
p302
que l' éclat dont Homere a revestu la
valeur d' Achille, avoit surpris Alexandre,
et l' avoit empesché de bien démesler
ce que ce caractere a de vicieux.
Il est vray encore que ces combats si
vivement descrits, et où l' on voit des
traits de valeur si bien marquez et si heroïques,
avoient de quoy plaire à un
grand guerrier ; mais ce n' est pas cela
seulement qu' Alexandre admiroit dans
ce poëte quand il appelloit ses pmes
ses provisions pour l' art militaire , et qu' il
leur destina la magnifique cassette de
Darius, afin que le plus parfait ouvrage
de l' esprit humain fust enfermé dans la
plus précieuse cassette qui eust jamais
esté faite par aucun ouvrier.
La principale raison dont se sert nostre
critique pour rejetter le jugement
d' Alexandre, c' est ce qu' Horace dit de
luy, qu' il estoit tres fin connoisseur en
tableaux et en statuës, mais que si on
l' avoit obligé à juger des livres et des
dons des muses,... etc. . Et
p303
Horace en juge ainsi, parce que, comme
il vient de le dire quelque vers plus
haut, il avoit si bien gousté les vers d' un
chant poëte appellé Choerilus, qu' il
luy avoit donné quantité de pieces d' or.
Mais en verité c' est prendre trop à la
lettre ce jugement d' Horace ; l' estime
qu' Alexandre avoit pour Homere doit
faire juger plus avantageusement de
son goust pour la poësie, que la liberalité
qu' il fit à ce méchant poëte n' en
doit faire juger desavantageusement.
Les liberalitez des princes magnifiques
comme Alexandre, ne marquent pas
tousjours leur goust pour les ouvrages
qu' on leur presente. Ce sont souvent
des excés de leur magnificence qu' on
n' a pas tousjours meritez. Ils font comme
les dieux, ils recompensent nostre
bonne volonté et nostre zele, car ils
n' ont pas tousjours comme Auguste,
des Horaces, des Virgiles et des Varius
sur qui verser leurs dons, ni, comme le
roy, des Despreaux, des Corneilles et
des Racines, ou, pour me servir d' une
comparaison plus familiere, ils sont
p304
comme les habiles jardiniers qui cultivent
et arrosent souvent des plantes,
moins pour les fruits qu' elles ont desja
portez, que pour ceux qu' ils esperent
qu' elles porteront à l' avenir. Le roy a
plus donné que ni Alexandre, ni aucun
autre prince du monde, et nous serions
bien malheureux s' il n' avoit jamais
donné que par goust ; car comme personne
n' a le goust plus fin ni plus délicat,
moins de gens auroient eu part à sa
magnificence. M. Dacier et moy sçavons
au moins qu' il y a trente cinq ans
que nous vivons de ses bienfaits, et
nous n' avions encore rien fait alors qui
en fust digne ; ce que nous avons pû
faire depuis, s' il a quelque merite, est
deû à ces regards favorables qu' il a jettez
sur nous. Le present fait à Choetilus
par Alexandre ne doit donc point nuire
à ce conquerant, ni nous obliger à
rien rabbattre du prix de l' éloge qu' il
a fait d' Homere.
Venons à Aristote. M. De La M. Qui
ne trouve rien de difficile, ni qui soit
au dessus de son art, n' est pas embarrassé
p305
à recuser le jugement de ce philosophe.
Et voicy le bel expedient qu' il a
imaginé : ... etc.
Cela n' est-il pas bien subtil ! Aristote voyant le
goust que son prince avoit pour l' Iliade, a
voulu y trouver un art bon gré mal
gré. Mais si selon M. De La M. Alexandre
n' admiroit qu' Achille, comment
donc Aristote, bon courtisan comme
il estoit, et voulant faire sa cour à ce
prince, a-t-il eu le mauvais sens de
faire voir que le caractere d' Achille
estoit celuy d' unchant homme ?
Comment n' a-t-il pas plustost rele
ce heros, auquel son maistre vouloit
ressembler ? Comment n' a-t-il pas don
dans l' idée qu' à embrassée M. De
La M. Que l' Iliade n' est que l' éloge de cet
homme fougueux et emporté ?
Nostre critique voit bien le peu de
fondement de cette imagination. Il a
recours à une autre, car il est fécond : ... etc.
p306
Il n' y a rien au monde
de plus risible. Voilà donc la poëtique
d' Aristote, c' est-à-dire, un des ouvrages
les plus parfaits, et du plus grand
sens qui ayent jamais esté faits sur aucun
art, le voilà traité de vision et
de chimere ; c' est l' ouvrage d' un fou à
qui un esprit de systéme a fait entrevoir
dans Homere un art qui n' y est point,
et qui n' ayant pas voulu perdre sacouverte,
dont il estoit amoureux, a eu
recours à son obscure subtilité pour la
soustenir. Et en mesme-temps l' excellente
traduction qui a esté faite de cette
poëtique, et le sçavant commentaire
qui l' accompagne, les voilà traittez de
travail forcé où l' on a bien de la peine
à rendre son autheur intelligible et
p307
solide. Voilà une profonde décision de
M. De La M. C' est ainsi qu' il traitte
l' ouvrage de M. Dacier sur la poëtique
d' Aristote, cet ouvrage auquel un des
plus dignes academiciens, et un des
meilleurs esprits du siécle vient de donner
ce grand et juste éloge,... etc. M. De La M.
N' apperçoit qu' une subtile obscurité dans un ouvrage
les plus sçavants trouvent
tant de verité, de raison et de lumiere.
Jules De La Menardiere plus croyable
que M. De La M. Quoy-que reprehensible
en beaucoup de choses, parle bien
autrement dans sa poëtique,... etc.
p308
Voilà comme ont parlé et comme parleront
tousjours les gens sensez. Et l' on doit
encore plus tenir ce langage aujourd' huy,
que la beauté et la verité de cette
poëtique ont esté mises dans un si
grand jour.
p309
Aprés que M. De La M. A fait ainsi sçavamment
et raisonnablement l' histoire
de la réputation des ouvrages d' Homere
chez les grecs, il fait voir avec la
mesme suffisance comment ils parvinrent
chez les latins, et la cause de l' effet
qu' ils y firent.
N' est-ce pas là une conjecture bien ingenieuse
et bien concluante ? Toute
l' estime que les latins ont tesmoignée
pour Homere, tous les éloges qu' ils luy
ont donnez, ne sont qu' un effet de leur
civilité, ils font les honneurs de leur
pays à un estranger qui avoit de la putation
dans le sien, et ne se souciant
point de rien disputer à un mort, ils ne
s' attachoient qu' à leurs rivaux presents. M. De
La M. N' est ni si jaloux ni si civil.
p310
Cecy jure un peu contre ce qui précede, car la
civilité peut bien porter à marquer de
l' estime, mais elle ne porte point à regarder
quelqu' un comme le modele de
la perfection, quand il en est si éloigné.
Sans nous arrester à cette contradiction,
profitons de l' aveu de M. De La M. Homere
a esté regardé comme le modele
de la perfection par les latins. C' est
quelque chose, car ce sentiment ne peut
venir que d' un fond de persuasion. Nostre
censeur s' y oppose, et ne croit pas
cela soustenable, qui croira-t-on ? Les
latins sont veritablement d' un costé,
mais M. De La M. Est de l' autre.
à propos de perfection il est necessaire
de détromper icy pour une bonne
fois ceux qui accusent les admirateurs
d' Homere de regarder ce poëte comme
la perfection mesme en tout et par tout.
Il y a deux sortes de perfections, la perfection
p311
absoluë, et la perfection par
comparaison. La premiere ne se trouvera
jamais dans les ouvrages des hommes ;
ils porteront tousjours les marques
de leur infirmité. Il n' y a donc
pour eux que la seconde, et c' est celle
d' Homere. Jusqu' icy il a joüi de ce second
degré d' honneur, qui est sans
doute le premier pour les hommes, car
jusqu' icy il n' a rien parû qui l' ait ni surpas,
ni mesme égalé. Horace, qui est
celuy des latins qui a examiné le plus
à fond ses poëmes, et qui par cette raison
est aussi celuy qui les a le plus loüez,
y reconnoist des taches, mais il a soin
de nous avertir qu' elles sont en petit
nombre, et que ce sont de ces taches
legeres qui ne chocquent point, et qui
naissent ou d' une negligence pardonnable,
ou de l' infirmité naturelle aux
hommes. Voilà les fautes qu' il reprend,
ou plustost qu' il excuse dans Homere.
Et six vers plus bas il fait bien encore
connoistre combien ces fautes d' Homere
sont legeres et incapables de nuire
à sa réputation quand il dit qu' il s' estonne
p312
que Choerilus ait bien rencontré
deux ou trois fois, et qu' il est veritablement
fasché s' il arrive à Homere de someiller
en quelques rencontres ; il se
mocque tousjours du premier en l' admirant
deux ou trois fois, et il admire
tousjours l' autre, lors mesme qu' il a le
plus de dépit des fautes legeres qui luy
ont échappé. Longin dit la mesme chose,
car il asseure que bien que ces grands
hommes n' ayent pas esté exempts de
fautes, ils avoient pourtant quelque
chose de surnaturel et de divin. Il dit
qu' un seul des beaux traits, et des pensées
sublimes qui sont dans leurs ouvrages
peut payer tous leurs deffauts.
p313
J' avouë que je suis assez sotte pour croire
que ces éloges de deux sous comme Homere
et Longin, doivent consoler Homere
des censures et dupris de
deux sages comme Saint-Sorlin et M.
De La M.
Ce qui contribua encore à augmenter
parmi les latins, le respect pour
Homere, c' est la conduite de Virgile : ... etc.
C' est-à-dire, selon ce grand critique, que
Virgile ayant esté assez niais pour imiter
Homere et pour aver qu' il l' imitoit,
et de ceder ainsi par une sotte modestie,
ou par une civilité mal entenduë
p314
le premier rang, dont il pouvoit se
mettre en possession, Homere passa sans
contredit pour le premier des ptes,
car qui est-ce qui auroit disputé quelque
chose à un poëte à qui Virgile mesme
cedoit ? M. De La M. N' a eu garde
d' estre si benin. Il crie qu' il imite Homere,
mais en mesme-temps il crie qu' il
y adjouste, qu' il le reforme, et qu' il l' embellit.
Il se mocque de ces civilitez et
de ces modesties. Cependant Homere
est bien heureux, il profite de tout. M.
De La M. A fait plus d' honneur à ce poëte
par son imitation, que Virgile ne luy
en a fait par la sienne. Mais que M. De
La M. Nous apprenne donc en quel endroit
de ses ouvrages Virgile a fait cet
aveu qu' il imitoit Homere. Il n' en a
pas dit un seul mot, et cela auroit esté
mesme inutile. Les poëmes d' Homere
estoient si connus, que Virgile n' avoit
que faire d' avertir de son imitation.
Comme les éloges qu' on a donnez à
Homere embarrassent tousjours M. De
La M. Malgré l' audace de ses conjectures
et de ses décisions, il voudroit bien
p315
les décrediter : ... etc. à qui sont-ils suspects ?
Aux méchants poëtes, aux mauvais critiques ;
mais nullement aux grands poëtes, ni
aux connoisseurs. Voilà le dernier
retranchement de ces escrivains,
ils recusent tousjours les anciens juges,
et M. De La M. Est tres fidelle icy, selon
sa coustume, à son Saint-Sorlin, dont
tout son discours n' est que la paraphrase.
Cet homme si sensé pour faire voir
qu' Homere est un méchant poëte, ne
sçait pas d' autre secret que de faire voir
que les langes qu' Horace luy donne,
doivent estre fort suspectes. Et pour cet
effet il asseûre, non qu' elles sont outrées,
mais fausses et ironiques, et c' est, dit-il,
ce que les faux sçavants n' ont pas veû ; ... etc.
p316
Cela ne demande pas de grandesflexions.
Voilà l' homme que suit par-tout
M. De La M. N' est-ce pas faire un bel
usage de sa raison !
Si nous examinons les motifs qui
font agir ces grands autheurs, nous
les trouverons encore plus pitoyables.
Selon luy Ciceron
n' a tant lé Demosthene que pour
p317
s' empescher de loüer les orateurs de
son temps. Et Horace ne loüe Pindare
que pour ne pas ler les ptes lyriques
ses contemporains et ses rivaux.
Voilà un rafinement de la vanité ; Saint-Sorlin
dit que ç' en est un de l' envie.
Il est persuadé qu' on ne loüoit l' Iliade
et l' Ende que pour ne pas loüer Clovis
et la Magdelaine ; et nostre censeur
croit encore qu' on ne loüe aujourd' huy
Pindare, comme Horace l' a loüé, et
qu' on ne loüe Malherbe que pour ne
pas rendre justice à ses odes, ainsi toutes
les loüanges qu' on donne aux anciens,
sont données aux dépens des modernes.
Miserable prévention. Les connoisseurs
loüent tout ce qui est loüable
et mettent à chaque chose son prix.
M. De La M. N' a rien à craindre de ce costé-,
il y a mis bon ordre.
p318
Cela est trop plaisant d' entendre parler
ainsi M. De La M. Qui juge d' Homere
sans sçavoir mesme lire en sa langue.
Est-ce regarder la chose en elle-mesme ?
Homere est-il à sa portée ?
Ne diroit-on pas
qu' on a loüé Homere et Virgile sans
en donner les raisons. Eh on n' a fait
autre chose. Aristote, Horace, Denys
D' Halicarnasse, Quintilien, Plutarque,
Longin, et de nostre temps le P. Le
Bossu, M. Despreaux, M. Dacier en
ont donné tant de raisons, et des raisons
si fortes, que si M. De La M. N' en
est pas éclairé, ce n' est pas leur faute ;
et l' on peut luy faire le mesme reproche
qu' Horace fait à un homme qu' il
vouloit grir ; tu ne veux ni rien apprendre,
ni rien escouter, ni croire tes
maistres .
p319
Aprés avoir rendu compte des raisons
du succés qu' Homere avoit eu à
tort chez les grecs et chez les latins,
M. De La M. Vient à rendre raison du succés
qu' il a eu dans les derniers siécles.
Il n' y a point de comedie plus plaisante que tous ces
raisonnements : pour connoistre Homere
il a fallu faire des estudes profondes,
et estudier sa langue, mais comme
il est impossible de la bien sçavoir,
on n' en a eu qu' une connoissance imparfaite,
et on a crû entendre ce qu' on
n' entendoit point. Voilà pourquoy M.
De La M. Plus prudent, s' est délivré tout
d' un coup de ce travail trop pénible,
p320
et sans faire ces estudes profondes, et
sans estudier la langue, il est parvenu
à connoistre si parfaitement Homere,
qu' il a esté en estat de le corriger, de
le reformer, de l' embellir. Cela n' est-il
pas plus commode ?
Je ne dis rien sur cette prévention,
qu' on ne peut discerner la force, ni
les graces particulieres de la langue
grecque ; on en a desja veû l' injustice,
et je crois avoir monstré qu' il n' y a point
de langue pour l' intelligence de laquelle
on ait tant de secours que pour
celle-là.
Pour augmenter le ridicule de ces
premiers sçavants qui croyoient entendre
le grec, il adjouste,... etc. Mais le ridicule
retombe sur ce censeur qui ne devoit jamais
parler de ce qu' il ne connoist point. Il
ne sçait pas qu' aprés tout ce que les anciens
nous ont laissé sur la mélodie
p321
grecque, il n' est pas possible qu' on se
trompe sur l' harmonie des vers.
M. De La M. En veut fort aux
commentateurs d' Homere. Ils luy auroient
pourtant espargné bien des ridicules
s' il avoit sçû en profiter. Ils
n' ont point du tout eu en veûë de tourner
toutes ses pratiques en préceptes,
mais de confirmer la verité des préceptes,
par ses pratiques, et cela est
tres different. Aprés qu' un art est establi,
et que ses regles sont trouvées, les
meilleurs commentateurs sont ceux
qui sçavent justifier ces regles par les
exemples mesmes qui les ont fait trouver.
p322
C' est un reproche vague
au quel je ne puis répondre. Je
diray seulement que si ce censeur
avoit cité les endroits, il seroit tout
estonque c' est luy qui se trompe,
et que les commentateurs ont raison.
Mais si ces points d' admiration sont bien placez,
il n' y a rien de mieux. M. De La M. Neait
pas combien il est rare de trouver des
gens qui sçachent admirer à propos.
C' est cette sçavante admiration que Platon
appelle la mere de la sagesse . Je suis
faschée que M. De La M. En soit si éloigné.
Il seroit heureux de l' avoir apprise.
Il m' auroit fait grand plaisir de me mettre
en estat de placer beaucoup de
points d' admiration sur son poëme, et
de m' applaudir de les avoir heureusement
placez.
Voilà comme sont ces messieurs, ils
p323
traitent d' idolatrie l' estime et l' admiration
que les sçavants ont pour Homere.
il n' estoit connu que d' eux seuls. de qui
pouvoit-il estre connu que de ceux qui
avoient fait ces estudes profondes, et
qui avoient estudié sa langue ? Malheureusement
ces temps de tenebres
ne portoient point des Saint-Sorlin,
des la M. Voilà comme l' ignorance
s' est mocquée du sçavoir dans ces derniers
temps ; les sçavants et ceux qui se
sont appliquez à commenter Homere,
ont interest qu' il soit excellent, afin
que leur sçavoir ne soit pas frivole, et
qu' on en fasse quelque cas. Mais si c' est
là l' interest des sçavants, je demande à
M. De La M. Les ignorants n' ont-ils pas
aussi le leur ? Quel est-il ? N' est-ce pas
que le sçavoir soit descrié, afin que leur
ignorance ne soit pas méprisée ? De ces
deux interests quel est le plus juste, le
p324
plus honneste, le plus utile ? M. De La M.
Ignore tout le merite du sçavoir. Homere
l' avoit bien connu, et il le fait
connoistre par un trait qui le releve infiniment,
et qui en donne une idée magnifique.
C' est dans le Xiii livre où ce
poëte parlant de Jupiter et de Neptune,
dit que ces deux puissants dieux n' avoient
l' un sur l' autre aucun avantage
du costé de la naissance, estant tous deux
fils de Saturne, mais que Jupiter estoit
l' aisné, et qu' il avoit plus de connoissances ;
mot à mot, qu' il sçavoit plus de choses .
En effet c' est le degré de science qui
fait le degré d' élevation. Et quelqu' un
a fort bien dit que le sçavant est le dieu
de l' ignorant . Qu' on ne m' accuse point
de parler ainsi pour moy ; je n' ay jamais
prétendu à ce sçavoir qui rend respectable,
je ne me suis jamais amusée à lire
ou à escrire que pour me délasser des
occupations que les femmes doivent
regarder comme leur principal et leur
plus indispensable devoir. Mais j' honore,
je respecte les veritables sçavants,
ces grands personnages qui par leurs lumieres
p325
éclairent tous les hommes dans
tous les temps.
Au moins voilà un aveu
sincere. M. De La M. Reconnoist que tous
ceux qui le lisoient dans sa langue le
traitoient de divin. Il y avoit long-temps
qu' il estoit en possession de ce
titre, puisque Platon mesme l' appelle
le poëte tres divin , conforment à son
siécle le plus éclairé qui ait jamais esté.
Mais il leur oppose Scaliger, il devoit
dire Scaliger le pere, c' est-à-dire, le plus
chant critique qui ait jamais esté.
Voilà le grand jugement de M. De La M.
Il oppose à cette foule de sçavants un
homme seul, et un homme dont le
goust estoit fort dépravé. Il faut avoüer
que la nature luy a donné une
heureuse aptitude à se revolter contre
les opinions les plus generales et les plus
receües.
p326
Enfin sont venües les traductions
fraoises, dit M. De La M. Et il me fait
l' honneur de dire que la mienne est la
meilleure. Malgré cet éloge je sens encore
combien elle est défectueuse comparée
à son original.
M. De La M. A si bien détruit les
causes de cette admiration, qu' on ne
doit pas s' estonner qu' il n' en soit plus
ni l' esclave, ni la duppe.
p327
Cela est clair. Tous ceux qui ont loüé
et admiré Homere jusqu' icy, ont esté
trompez par un vain plaisir. Tous ces
grands hommes qui ont fait des estudes
profondes, qui ont estudié la langue
d' Homere, et mesme qui l' ont parlée,
ont esté dans l' illusion et dans la prévention.
Mais il est venu de nos jours
trois hommes incomparables, l' autheur
du Clovis, celuy du parallele , et
M. De La M. Dont Dieu a suscité l' ignorance
pour dissiper cette illusion et cette
prévention. Quel bonheur pour
nostre siécle !
M. De La M. S' abbaisse ensuite à rendre
raison au public de son entreprise,
il traite de la traduction, et il se deffend
principalement sur le ridicule qu' on
pourroit luy donner d' avoir choisi un
ouvrage pour lequel il paroist n' avoir pas
assez d' estime, et il se deffend fort bien.
Ceux qui ont regardé Homere comme
un original parfait et inimitable, ont
p328
deû en trouver la traduction au dessus
de leurs forces, et craindre de passer
pour temeraires de l' avoir choisi pour
le traduire. Mais M. De La M. Qui le
prend pour un poëte fort méprisable,
et auquel par consequent il est fort superieur,
n' a rien à craindre de son entreprise,
il peut fort bien estropier Homere,
et dire qu' il luy fait honneur.
Nous verrons dans la suite s' il a eu raison.
Il traite des principes de la traduction,
de la traduction litterale, et de
la traduction elegante, et il me fait
l' honneur d' admettre mes principes, de
se clarer pour la derniere, et de donner
mesme ma traduction pour une
assez bonne preuve de ce que j' ay avancé.
Je dois cet éloge au peu de connoissance
qu' il a de l' original, car s' il l' avoit
connu, s' il avoit seulement deux
vers d' Homere, il auroit rendu plus de
p329
justice à mon ouvrage, c' est-à-dire,
qu' il en auroit parlé moins avantageusement.
J' ay dit que la traduction litterale
est une traduction servile, qui par une
fidelité trop scrupuleuse, devient tres
infidelle, car pour conserver la lettre,
elle ruine l' esprit, ce qui est l' ouvrage
d' un froid et sterile genie ; au lieu que
la traduction elegante est une traduction
genereuse et noble, qui en s' attachant
fortement aux idées de son original,
cherche les beautez de sa langue,
et rend ses images sans compter les
mots ; qui ne s' appliquant principalement
qu' à conserver l' esprit, ne
laisse pas dans ses plus grandes libertez
de conserver aussi la lettre, et qui par
ses traits hardis, et tousjours vrays, devient
non seulement la fidelle copie de
son original, mais un second original
mesme, ce qui ne peut estre executé que
par un genie noble et fecond.
M. De La M. N' a pas assez pesé sur ces
paroles, qui font voir qu' on ne doit et
qu' on ne peut mettre sous cette espece
p330
de traductions élegantes, ces traductions
qui s' esloignent des idées du poëte,
qui ne conservent pas la beauté de
ses images, et qui luy prestent des choses
peu convenables, et qui ne sont en
aucune maniere du mesme ton. C' est
ce que j' espere de rendre sensible dans
l' examen que je feray de quelques endroits
de son poëme.
Il entreprend ensuite de faire l' apologie
de nostre langue. Personne n' est
plus persua de sa beauté que moy,
car je l' admire tousjours dans nos grands
escrivains. Mais cela n' empesche pas
que je ne soustienne tousjours ce que
j' ay avancé, qu' il n' est pas possible d' y
faire passer la force, l' harmonie, la noblesse,
et la majesté des expressions
d' Homere, ni de conserver l' ame qui
est répanduë dans sa poësie, et qui fait
de tout son poëme comme un corps vivant
et ani. Comment M. De La M.
Peut-il me contester ce principe, luy
qui ne sçait pas un mot de grec ? Il n' y
a point d' homme sensé qui connoissant
la langue grecque n' avoüe que la nostre
p331
ne peut luy estre comparée, ni en
abondance, ni en force, ni en harmonie,
ni en magnificence, ni en majesté,
et qu' elle manque de toutes les ressources
qu' on trouve dans l' autre pour fortifier,
soustenir, et animer la diction.
M. De La M. Veut prouver le contraire,
et voicy les beaux arguments dont il
se sert.
Pour un homme d' esprit voilà
un raisonnement pitoyable. Qui
doute que ce ne soit la disette des mots
qui fasse la pauvreté d' une langue. Il
n' y a rien, dit-il, qu' elle n' exprime.
C' est ce que Saint-Sorlin avoit dit
avant luy ; il prétend que nous avons
plus de phrases que les grecs et que les
latins : ... etc. ? Mais il y a exprimer et exprimer.
p332
Je suis persuadée qu' il n' y a rien que la
langue suisse et le bas-breton n' expriment.
Sont-ce là des langues riches
et abondantes ? La langue abondante
est, non celle qui peut exprimer toutes
ses idées, mais celle qui présente un
choix. Or il n' y en a aucune de si heureuse
en cela que la grecque. Il y a
une infinité de choses où la nostre manque
de termes, c' est-à-dire, de beaux
termes, de termes nobles. M. Despreaux
mesme, plus croyable que M. De La M.
Sur nostre langue, et qui s' en est servi
plus heureusement, en tombe d' accord : ... etc.
Il n' y a point d' escrivain, s' il n' est follement
amoureux de son expression, comme cela arrive
quelquefois, qui ne le sente. Et en verité
nous avons grand interest, M. De La
M. Et moy, que cela passe pour constant,
afin qu' on ait moins de choses à
nous reprocher sur ce qu' Homere perd
p333
dans sa traduction et dans la mienne.
M. De La M. Se contente d' ordinaire de la
premiere apprehension des objets qu' il envisage,
c' est pourquoy il se trompe si souvent.
Personne ne niera que nous n' ayons
des escrivains qui ont escrit avec élegance.
Mais cette elegance n' approche
point de celle des grecs. Et en
voicy une raison qui me paroist décisive :
l' elegance est la fille de l' abondance,
on escrira tousjours plus élegamment
dans une langue qui psente
un choix ; si nostre langue est donc
pauvre sur certains sujets, comme on
n' en peut pas douter, elle sera moins
élegante, et par consequent, etc.
Pour faire encore mieux sentir à M.
De La M. L' avantage que certaines langues
ont sur les autres et du costé de la
richesse et de l' élegance, et de tout ce
qui fait la beauté des langues, c' est
qu' Homere a esté traduit en vers latins
p334
par un allemand, et cette traduction
est non seulement fidelle, mais élegante.
Homere y est reconnoissable, il y a cependant
quelques fautes qui luy ont
échappé ; ce qui est bien pardonnable
dans un si grand et si difficile travail, et
cette traduction peut estre citée pour
exemple. Je demande donc d' où vient
que ce poëme latin a tant d' avantage
sur le poëme fraois ? Cet allemand
avoit-il plus de genie pour la poësie que
M. De La M. Je n' ay garde de le penser ;
cet avantage vient donc de ce que la
langue latine est plus riche, et par consequent
plus élegante que la nostre. La
langue latine a autant d' avantage sur
la nostre que la grecque en a sur la latine.
D' ailleurs ce poëte allemand a
cru que tout estoit précieux dans Homere,
il en a tout conservé.
Voicy en quatre ou cinq lignes trois au quatre
principes tres
p335
faux. M. De La M. Ne sçauroit pas les mettre
plus dru. les sons d' une langue sont
indifferents. est l' oreille qui ne se
revoltera pas contre ce principe ? La langue
des lapons et celle des iroquois seront
donc comparables à la langue
fraoise, et à la langue grecque pour
l' harmonie. Pour refuter ce paradoxe il
ne faut point de raisonnement, l' oreille
seule suffit pour peu qu' elle soit délicate,
et qu' elle distingue les sons. La langue
latine, plus riche et plus harmonieuse
que la nostre, dans le temps mesme
qu' elle estoit dans sa plus grande
perfection, cedoit pourtant à la langue
grecque, comme Horace l' ave dans
son art poëtique, quand il dit que les
muses ont donné aux grecs l' esprit et
toutes les graces du langage .
Continüons : ... etc. Seconde erreur
non moins grande que la premiere,
et je m' estonne qu' un homme qui a fait
des opera et des cantates y soit tombé,
car il n' est pas possible que son musicien
p336
ne luy ait dit souvent qu' il y a des paroles
plus douces et plus chantantes les
unes que les autres. Par exemple, le mot
bouvier est un mot rude qui n' entrera
jamais ni en poësie, ni en musique. pasteur
est un mot doux et harmonieux
qui y fera tousjours un bel effet. Nostre
mot vache est rude et grossier, le mot
genisse est doux et beau, et le mot grec
(...) encore plus doux et plus beau.
Il est donc faux que les sons soient indifferents,
du moins pour ceux qui ne
sçavent que leur langue, puisque dans
cette mesme langue il y a des sons plus
ou moins rudes, plus ou moins grossiers,
et qu' elle recherche ou qu' elle évite.
Ce qui suit est encore plus estonnant.
Il n' y a rien que l' experiencemente
davantage ; le sentiment de l' oreille
est tres different de celuy de l' esprit.
Telle chose charmera l' oreille qui
p337
déplaira à l' esprit, et telle chose plaira à
l' esprit, dont l' oreille sera tres chocquée.
L' oreille séduira souvent l' esprit, mais
il arrivera rarement que l' esprit séduise
l' oreille, dont le sentiment est ordinairement
superbe et fort aisé à blesser. Il
est donc faux que les sons ne plaisent
que par les sens que nous y attachons.
Nostre mot vache n' a pas un autre sens
que le mot latin vacca , cependant nostre
mot vache ne sçauroit estre emplo
en poësie, et (...) l' est heureusement,
non seulement dans le genre
bucolique, mais encore dans le poëme
epique. Nostre mot chastaignes a le
mesme sens que le mot (...), cependant
un poëte qui diroit en vers
chastaignes boüillies , seroit sifflé, et on
trouve fort beau ce vers de Virgile : ... etc.
Et il faudroit n' avoir point d' oreille
pour ne pas sentir la difference qu' il y
a pour le son entre ces deux mots chastaignes
et (...). Il est donc faux que
ce soit de nos idées seules que naissent
nos plaisirs et nos dégousts.
p338
Autre erreur qui est une suite de
la précedente. Que l' on change tant que
l' on voudra le sens de porc , jamais on
n' en fera qu' une syllabe dure et desagréable.
Qu' on attache tant qu' on voudra
une idée desagréable à coursier , le
son de ses syllabes ne sera jamais chocquant.
M. De La M. Varie et
n' est pas ferme sur ses principes. Si les
sons sont indifferents dans une langue,
comme il le prétend, pourquoy y avoir
égard plustost dans l' assemblage des
mots que dans les mots mesmes ? On
peut avoir cet égard en françois comme
en grec, donc les sons ne sont pas
indifferents.
p339
Qui en doute ? Mais cette dureté et cette
grace viennent en partie du choix
des mots rudes ou grossiers, et qui ont
un son agréable ou desagréable ; et par
consequent les sons d' une langue ne
sont pas indifferents.
J' ay dit en parlant de ma traduction,
que peut-on attendre d' une traduction
en une langue comme la nostre, tousjours
sage, ou plustost tousjours timide,
et dans laquelle il n' y a presque
point d' heureuse hardiesse, parce que
tousjours prisonniere dans ses usages,
elle n' a pas la moindre liberté. Je croyois
cela incontestable, cependant M. De La
M. Tourne ce reproche en éloge.
N' est-ce pas raisonner profondement ?
Est-ce que les grecs et les latins
n' ont pas eu de bons autheurs ?
p340
Est-ce qu' ils n' ont jamais escrit sagement ?
C' est dans leur plus grande sagesse
que leur langue, et sur-tout celle
des grecs, paroist la plus libre et la
plus maistresse de ses expressions. Mais
si les bons autheurs nous ont accoustumez
à ne rien souffrir que de sensé, d' où
vient que M. De La M. N' a pas profité
de cette coustume dans son poëme ?
Il destruit d' une main ce qu' il édifie
de l' autre ; mais ces expressions hazardées
et audacieuses sont des vices et
non pas des vertus de la langue, puisqu' on
les condamne ; peut-on donc vanter
une langue par ses expressions audacieuses et
hazardées, qu' on avoüe ne
pouvoir souffrir ? Je n' ay garde de nier
qu' il n' y ait quelquefois des hardiesses
heureuses dans nostre langue, je dis
seulement qu' elles y sont tres rares,
qu' elle est en cela tres à l' estroit, et
qu' elle n' a pas la centiéme partie des
p341
ressources que la langue grecque fournit.
M. De La M. Ne le dispute que parce
qu' il l' ignore. Comment le sçauroit-il.
Autre mauvais raisonnement.
Si la langue tomboit dans
la barbarie, elle n' auroit sans doute ni
préceptes, ni régles pour la diction ; mais
c' est dans le temps que la langue grecque
et la langue latine ont esté dans
leur force, dans le temps du grand goust,
qu' elle a esté plus noble, plus sublime,
plus hardie, plus libre. Ses heureuses
hardiesses ne sont donc point le fruit
de la corruption du goust.
M. De La M. Combat ensuite ce que
j' ay dit dans ma préface pour faire voir
l' adresse d' Homere quand il est obligé
d' employer les termes les plus communs,
et les moins agréables. Voicy
mes propres termes : ... etc.
p342
Voilà une belle excuse. Si
ces particules sonores nuisoient au sens,
c' est tout ce qu' il pouroit dire. Mais sans
tant de discours je luy demande : une
langue qui avec tout ce qui est utile
au sens a de plus ces particules sonores,
n' est-elle pas plus riche et plus belle que
celle qui manque de ces particules ? M.
De La M. N' y a pas pensé. Une langue
n' a rien dans ses trésors qui ne soit utile
quand l' escrivain sçait l' employer ; et
tout ce qui sert à l' harmonie et à l' agrément,
sert au sens. M. De La M. Contin
à refuter ce que j' ay avancé : ... etc.
p343
M. De La M. Corrompt les textes. Je n' ay
point dit qu' Homere employast quelquefois
les mots les plus vils , mais les
mots propres les plus simples, les plus
communs, les plus durs, et les moins
agréables ; cela est tres different. Les
mots communs sont quelquefois bas,
et ils ne sont pourtant pas vils. Mais
sans nous arrester à ces minuties, c' est
une chose constante qu' il n' y a rien qui
avilisse davantage un discours que les
mots bas. D' un autre costé il est certain
que jamais escrivain n' est descendu
dans un plus grand détail qu' Homere,
ni n' a hazardé de dire les plus
petites choses plus volontiers ; et c' est
un des grands chefs d' oeuvres de la poësie,
de dire noblement les plus petites
choses. Mais comment faire pour les
dire noblement quand la langue ne
présente que des termes bas, et communs ?
Homere a trouvé ce secret, car,
comme Denys D' Halicarnasse l' a fait
voir, il a employé ces termes avec tant
d' art et tant d' industrie, qu' il les a rendu
p344
nobles et harmonieux. M. De La M.
Dira tant qu' il voudra que nous évitons
ces termes vils plustost par goust que
par impuissance, on se mocquera de
ce tour, et il n' y a pas un homme sensé
qui ne reconnoisse qu' une langue qui
a l' avantage dont je parle, est fort superieure
à celle qui ne l' a pas.
J' ay dit qu' un autre avantage d' Homere
dans sa diction, c' est qu' en meslant
des termes durs, rudes, et communs,
avec les termes les plus polis et
les plus coulans, il a fait une composition
moyenne qui tient de l' austere ou
de la rude, et de la gracieuse ou de la
fleurie ; et par ce moyen il mesle agréablement
l' art et la nature, la passion
et les moeurs, comme Denys D' Halicarnasse
l' a fort bien remarqué. M. De
La M. Veut encore rabaisser cet avantage
de la langue d' Homere, et faire entendre
que si nous ne nous en servons point,
c' est que nous le méprisons, et que
nous le trouvons plus nuisible qu' utile : ... etc.
p345
Il est vray, nous avons des termes bas,
et des termes nobles ; mais quand nos
poëtes les meslent, comme cela arrive
souvent, cela fait un composé tres risible.
D' vient cela, c' est que nostre
langue ne fournit pas cette harmonie
que la langue grecque fournit. Mais les grecs
l' employoient pour soustenir cette égalité
d' harmonie. D' où vient donc que ce
meslange releve et soustient l' harmonie
dans la langue grecque, et qu' il la
ruine dans la nostre, cela ne marque-t-il
pas l' avantage de la premiere ? Je
ne suis point surprise que M. De La M.
Fasse tant de fautes sur cette matiere ;
quelque esprit qu' on ait, cela est inévitable
quand on parle de choses qu' on
ne sçait point ; mais que sçachant bien
qu' il ne les sçait point, il ait l' audace
d' en parler, c' est ce qui m' estonne. Aristote,
Denys D' Halicarnasse, Demetrius,
p346
Longin, etc. Rendent tous tesmoignage
au grand effet que faisoit cette
composition, et M. De La M. Veut le
destruire ; il se croit plus grand critique
dans une langue qu' il ignore, que
tous ces grands hommes dans la langue
qu' ils parloient.
Nous voicy arrivez à la célebre dispute,
si en nostre langue les poëtes
doivent estre traduits en prose ou en
vers. Je croy avoirmonstré dans
ma préface sur l' Iliade, que la traduction
en vers est impossible. M. De La M.
Semble avoir assez gousté mes raisons,
mais pour justifier le parti qu' il a pris,
il prétend que la versification peut suivre
par des équivalents les pensées
d' Homere, c' est une grande erreur. Une
traduction en vers faite par équivalents,
est un monstre, et non pas une
traduction.
J' ay dit que je ne craignois pas d' asseurer
que les poëtes traduits en vers,
cessent d' estre poëtes. M. De La M. S' escrie
sur cela : ... etc. ? Il n' y a point là de paradoxe.
p347
J' ay voulu dire que le poëte traduit
en vers, devient si plat, si rampant,
si défigu, qu' il n' est plus reconnoissable,
franchissons le mot, j' ay voulu dire
ce que M. De La M. Nous a fait voir,
qu' un poëte traduit en vers, n' a rien du
poëte. Est-ce un paradoxe ? Et il
prétend que je l' ay fait. Mais ce que je
luy ay presté, ce n' est point pour le corriger,
c' est au contraire pour ne pouvoir
le suivre, et cela est rare. J' ay mesme tiré
du fond de ses idées et de ses expressions
ce que j' ay fourni du mien. Par-tout j' ay
pris Homere luy-mesme pour
guide. Cela est si vray, que ma traduction
p348
sert par-tout à faire entendre le
texte, peut-estre mieux que toutes les
traductions litterales qui en ont es
faites. Il n' en est pas de mesme d' une
traduction en vers, elle s' écarte mesme
dans les endroits qui paroissent les plus
simples et les plus faciles. Malgré cette
experience, M. De La M. S' opiniastre à
croire... etc. Voilà tousjours M. De La M.
Frappé de cette idée qu' Homere est défectueux,
et qu' on peut le corriger et
dire mieux qu' il n' a dit. Cela seroit fort
beau. Que ne l' a-t-il donc fait ? Et d'
vient qu' Homere ne paroit jamais si
grand, si judicieux, si sensé, que dans
les choses que M. De La M. Luy a ostées,
quand on vient à les comparer aux
équivalents qu' il a imaginez.
Je ne blasme pas M. De La M. De n' avoir
executer son dessein ; je luy avois
p349
prédit que cela estoit impossible ; je
le blasme de l' avoir entrepris. Ce dessein
avoit autrefois passé dans la teste de
deux plus grands poëtes que luy, de M.
Racine et de M. Despreaux. Le premier
n' en fit qu' une page et y renonça, et le
second en fit deux cens vers qu' il jetta
au feu. Car ils s' apperceurent bientost
de la verité de ce mot de Virgile, qu' il
auroit esté plus aisé d' arracher à Hercule
sa massuë, que de dérober un vers à Homere
par l' imitation . Ce qui a pa si
difficile à Virgile, ce que M. Racine et
M. Despreaux ont abandonné aprés l' avoir
tenté, je l' ay appellé impossible.
Mais cela est aisé à M. De La M. Il y reüssit
parfaitement.
Voilà donc la traduction en vers
absolument interdite aux poëtes. Mais
M. De La M. N' a icy aucun interest. J' ay
dit qu' il estoit impossible de traduire un
poëte en vers, mais je n' ay jamais dit
qu' il fut impossible de le mutiler et de
l' estropier comme a fait M. De La M. Qui
en a rejetté plus des trois quarts, qui a
changé encore plus de la moit de ce
p350
qu' il a conservé, et qui a adjousté beaucoup
de choses de sa façon, de sorte
qu' il n' y a pas d' Homere un seul vers
qu' on puisse reconnoistre. Cependant
il ne laisse pas de se dire traducteur en
beaucoup d' endroits. Je feray voir qu' il
ne l' est point. Mais quand mesme il auroit
reüssi dans tous ces endroits, il ne
pourroit pourtant estre regardé comme
un traducteur de l' Iliade, mais comme
un poëte qui en auroit traduit des morceaux,
ce que je n' ay jamais traité d' impossible.
Voilà un beau projet, mais il falloit
l' executer. Ces trois choses manquent
au poëme de M. De La M. Il n' y a
point de précision, car souvent il met
plusieurs vers pour un seul d' Homere ;
il manque souvent de clarté parce qu' il
employe des expressions tres équivoques,
et il manque d' agrément parce
qu' il n' employe presque par-tout que
des expressions ou trop recherchées et
p351
inoüies, ou basses, plates et desagréables ;
et qu' en cherchant à adoucir les
images d' Homere, et à substituer ses
idées à celles du poëte, il a alteré ses
caracteres, et corrompu ce naturel plus
noble et plus agréable que tous ces
agréments recherchez, tres indignes
d' un grand poëte. Mais d' où vient que
M. De La M. Dans un pme comme
l' Iliade, n' envisage que la précision, la
clarté, et l' agrément ? Et pourquoy ne
nous promet-il pas le grand, le noble,
le sublime, le magnifique, en un mot
le merveilleux, qui est le caractere dominant
du poëme epique ? Est-ce par
modestie ? Tout ce que je sçay, c' est
qu' il ne nous les a pas promis, et qu' il
ne nous les a pas donnez.
Pourquoy l' a-t-il fallu ? Parce
que l' autheur du Clovis l' a dit ? Belle
raison ? Il ne le falloit point du tout.
Ce ne sont pas des heros de nostre siécle,
ni des heros de roman ; et les
emportements d' Achille contre Agamemnon
p352
sont tellement de son caractere,
que si on les adoucit, et si on les
anoblit, ce caractere ne subsiste plus.
Quand Caton en plein senat appelle
César yvrogne , faudra t-il anoblir cette
injure par rapport à nous ?
Il ne le falloit point du
tout. Voilà encore l' autheur du Clovis,
qui ne veut pas que Jupiter batte sa
femme. Mais ce sont des points de la
théologie payenne qu' il faut conserver.
Homere nous les rend tels qu' il
les a reçeûs. Et sous cette indécence
et cette dureté apparentes, le pte cache
des choses que le lecteur prend
plaisir à pénétrer. Nous ne sommes pas
les autheurs de cette théologie, nous
ne devons pas la supprimer.
C' est encore ce qu' il ne
falloit point. Car pour conserver le
caractere d' Agamemnon il falloit faire
voir à quel excés d' aveuglement l' avoit
p353
duit la passion qu' il avoit pour cette
captive. Mais ce qu' il y a icy de fort
plaisant, c' est que M. De La M. Pour
adoucir cette préference, fait tenir à
Agamemnon un discours plus indécent
que ce qu' il luy oste, car il fait que devant
tout le monde il déclare sa passion : ... etc.
Agamemnon n' avoit garde de s' exprimer
si ouvertement sur sa passion ; il
la laisse entrevoir, mais il ne la dit
point.
Venons aux changements qu' il a
faits : ... etc. Helas
y ! Et tout cela tresmerairement
et tres malheureusement, comme nous
le verrons bien-tost. En attendant
voyons les raisons qu' il rend de cette
conduite,... etc. Elles sont toutes singulieres
et de mesme parure que tout ce
que nous avons v: ... etc.
p354
à ce compte il ne l' a pas
fait encore assez court, car on ne le lit
point, et ses plus grands partisans l' abandonnent.
Voilà un secret bien admirable,
Homere paroist court avec ses
vingt-quatre livres ; M. De La M. Luy en
retranche les trois quarts, et il paroist
long. Le poëte Philemon en rend une
raison sensible : ... etc. Voilà ce
qui fait la brieveté d' Homere, et la
longueur de M. De La M. Qui l' a tant
abregé.
M. De La M. N' a donc compté pouvoir
se faire lire qu' autant qu' il seroit
court. Et il trouve... etc.
p355
Qu' on ne s' attende point que M. De La M. Entre
icy dans la nature du poëme epique pour
en déterminer la longueur par des raisons
tirées du fond du poëme, ni qu' il
fasse voir en quoy consiste la beauté de
tous les estres qui sont composez de
parties ; il ne vous dira point que tous ces
estres doivent avoir non seulement un
ordre, mais encore une grandeur juste
et raisonnable, car le beau consiste dans
l' ordre et dans la grandeur. C' est pourquoy
rien de trop petit ne peut estre
beau, parce que la veûë se confond dans
un objet qu' on voit en un moment presque
insensible ; rien de trop grand ne
peut estre beau non plus, parce qu' on
ne le voit pas d' un coup d' oeil, et qu' en
voyant ses parties successivement l' une
aprés l' autre, le spectateur perd l' idée
du tout, comme s' il voyoit un animal
de dix mille stades. Il laisse toutes ces
raisons vulgaires à Aristote, à ce meschant
p356
philosophe, et plus meschant
critique, à ce visionnaire, et il remonte
à des raisons plus essentielles, à des raisons
de politique. La premiere,... etc.
Ainsi M. De La M. Ne conseille à nos
poëtes françois d' estre courts, et il n' a
luy-mesme abregé Homere, qu' à cause
de la difficulté qu' il y a à se soustenir
dans une longue carriere. Homere et
Virgile l' ont pourtant fait, mais nos poëtes
fraois n' ont sçû le faire, et M. De
La M. Tout grand poëte qu' il est, n' a o
s' en flatter. On ne luy contestera pas
ce principe, mais on sentira en mesme-temps
le ridicule qu' il y a à regler la
longueur du poëme epique, non par la
juste estenduë que ce poëme doit avoir
par rapport à sa nature, mais par l' haleine
du poëte.
L' autre raison... etc.
p357
Voilà une plaisante raison. La
cadence des vers d' Homere et de Virgile
n' est-elle pas uniforme ? Il n' y a jamais
eu que les ignorants qu' elle ait ennuyez : ... etc.
Autre erreur. Douze mille vers excellents plairoient
infiniment, s' ils estoient bien placez
et convenables. S' ils ennuyoient, cet
ennuy ne viendroit point de leur longueur,
mais de leur place et du mauvais
employ que le poëte en auroit fait.
L' Iliade d' Homere a seize mille vers,
et jamais personne ne luy a reproché sa
longueur, avant l' autheur du Clovis,
celuy des paralleles , et M. De La M.
Virgile en a prés de dix mille, et personne
ne le trouve long. Ils ont eu assez
d' haleine l' un et l' autre pour fournir
cette longue carriere, sans languir,
sans fatiguer l' attention du lecteur, et
cela malgl' uniformité de leurs vers.
p358
Cela est clair, il n' a réduit Homere que parce
qu' il n' auroit pû soustenir cette elegance
exacte pendant vingt-quatre livres,
et que la cadence uniforme de ses
vers auroit ennuyé le lecteur. Voilà
du moins un aveu loüable, et personne
ne luy dira qu' il n' a pas raison. Il
devoit mesme l' abreger davantage, et
s' il avoit supprimé les vingt-quatre livres,
il n' auroit que mieux fait. Mais
ni Homere, ni Virgile n' ont pas reg
par ces raisons l' estenduë de leurs pmes.
Ils l' ont reglée par la nature de
leur imitation, et ils ont eu assez d' haleine
pour fournir cette estenduë : ... etc. On le
croit d' abord, et on le voit ensuite ; j' ose
mesme esperer que les plus aveugles
le verront.
p359
Mais ces répetitions sont necessaires et marquent
les moeurs ; et tout ce qui marque les
moeurs doit estre conservé.
Les harangues encore marquent les
moeurs, et celles d' Homere renferment
tant de choses curieuses et précieuses,
elles sont placées avec tant d' art, qu' il
n' y a que le mauvais goust qui ait pû les
rejetter ou les abreger. Et le détail des
blessures fait un effet agréable dans cette
poësie, comme dans la peinture, où
le peintre qui descrit une bataille, ne
manque pas de varier les blessures et la
cheûte des combattans.
On ne peut pas se flatter avec moins de
p360
raison. Il y a des parties essentielles de
l' action qui sont entierement retranchées,
de sorte que cet abregé peche
entierement contre la regle fondamentale
de ce poëme, et ne fait qu' un tout
tres mal assorti de ses parties, et tres irregulier.
Et la preuve n' en est pas difficile.
Un ou deux exemples suffiront.
Un lecteur qui n' aura jamaisHomere,
lira par hazard l' epistre qu' Horace
escrit à Lollius, ou aprés avoir dit
qu' Homere enseigne mieux que les
plus grands philosophes, tout ce qui est
honneste ou deshonneste, etc. Il luy
donne les raisons de ce sentiment, et
pour faire voir que l' Iliade est un fidelle
tableau des mouvements insensez des
roys et des peuples, il dit que dans le
conseil des troyens, Antenor est d' avis
d' oster au plustost la cause de la
guerre, et de rendre Helene aux grecs.
Que répond à cela Paris ? Il déclare que
quelque bonheur qu' on luy promette,
et de quelque esperance qu' on le flatte,
on ne pourra l' obliger à y consentir.
Tout cela est admirablement exposé
p361
dans le Vii livre de l' Iliade. On voit
Antenor qui parle dans le conseil, et
son discours est tres sage et tres sensé ; et
on voit Paris qui luy répond avec beaucoup
de folie. Il n' y a personne qui ne
voye que c' est une partie considerable
et essentielle de l' action de l' Iliade,
puisqu' Horace l' a choisie pour prouver ce
qu' il dit du poëte. Le lecteur frappé de
cet endroit va le chercher dans le poëme
de M. De La M. Mais il n' y en a pas un
mot. Horace a jugé cet incident une
partie utile et necessaire, qui pouvoit
donner mesme une idée de l' Iliade ;
mais M. De La M. Qui veut pourtant qu' il
y ait de la morale dans le poëme, en juge
autrement ; et il retranche cela comme
une bagatelle indigne d' estre lüe.
Depuis la fin du Ix livre jusqu' au
Xiv il y a quatre livres tout remplis de
choses tres importantes et tres necessaires,
indépendamment mesme des
merveilles de la poësie, M. De La M. Qui
jusqu' à la fin de son Liv. Vi en a desja
retranché trois, saute du Vi au Xiv
comme s' il sautoit un ruisseau. Et n' en
p362
dit que quelques petits traits au commencement
de son Vii comme on le
verra plus amplement dans l' examen
de ce livre. Voilà ce que M. De La M.
Appelle... etc. N' y a-t-il
pas là bien du goust et de la sagesse ?
Voilà comme M. De La
M. Se joüe de la raison ; l' ouvrage le plus
parfait que la raison tres éclairée ait formé
sur la nature du poëme epique,
l' ouvrage entierement fonsur les regles
d' Aristote et d' Horace, en un mot
l' ouvrage de la science, il l' appelle préjugé .
Mais les regles qu' il nous a débitées,
ces regles entierement opposées à
la raison et à l' authorité de ces deux
grands maistres, l' ouvrage de l' ignorance,
il l' appelle verité et raison . De sorte
que ces grands critiques modernes
font sur les regles du poëme epique ce
que tous les malfaiteurs voudroient
p363
faire sur les loix, s' il leur estoit possible ;
ils voudroient les anéantir pour pouvoir
pecher avec plus d' impunité et
plus de licence.
Cela est si seur, qu' il n' y a rien de plus seur. Le
P. Le Bossu ne l' a pas seulement prétendu,
il l' a prou d' une maniere tres solide,
et il n' y a qu' un entestement aveugle
qui puisse resister à la force et à l' évidence
de ses preuves qu' Aristote et Horace
luy ont fournies. Il faut mesme se
boucher les yeux pour ne pas l' y appercevoir.
Achille et Agamemnon se querellent
et se divisent, les troyens profitent
de leur division, et battent les
grecs. Agamemnon appaise Achille,
et ces deux princes ne sont pas plustost
reconciliez, que voilà les troyens vaincus.
Qui est-ce qui peut s' empescher
de reconnoistre cette fable dans l' Iliade.
Elle en est donc le veritable sujet. M.
p364
De La M. Tres persuadé du contraire n' a
pas laissé d' adopter ce dessein. Voilà une
grande complaisance, il donne à Homere
un dessein que ce poëte n' a pas eu, et
qu' il croit supposé gratis. à tout hazard
il l' a reçû, et pour le rendre plus sensible,
il a marqué que la colere d' Achille luy
fut funeste à luy-mesme, ce qu' Homere,
dit-il, estoit oblide marquer . Mais rien
ne l' y obligeoit, et la nature de sa fable
ne le demandoit point. Cette circonstance
n' est point du tout essentielle
à la fable, elle n' est que pour servir au
caractere d' Achille. Homere auroit fait
une faute s' il l' avoit marquée dans sa proposition,
et je le prouveray dans l' examen
du Liv. I. Comment M. De La M. Qui
aime tant les surprises, a-t-il voulu en
prévenir une dés le second vers, et pparer
p365
le lecteur à voir Achille puni de
sa colere mesme ? Luy qui supprime
toutes les préparations inutiles, pourquoy
en preste-t-il une à Homere qui
a c pouvoir s' en passer, et qui a d
s' en passer !
Mais la longueur d' Homere ne l' a pas
empesché d' expliquer fort nettement
ce qu' il a voulu dire. Est-ce une maxime
bien seure que pour estre court on
en soit plus clair et plus net ?
Voilà pour les préparations et pour les
episodes d' Homere. J' ay desja parlé des
préparations que nostre censeur luy
reproche. Pour ce qui est des episodes,
il paroist qu' il n' en a point connu la nature.
C' est d' Homere mesme qu' Aristote
a tiré les préceptes qu' il donne sur
p366
les episodes. il faut bien prendre garde,
dit-il, que les episodes soient propres,
c' est-à-dire, tirez du sujet, du fond de la
fable, et qu' ils soient tellement liez
avec cette fable, qu' ils en fassent partie
et qu' ils n' en puissent estre separez. Et
tels sont ceux de l' Iliade, ils tiennent à
l' action principale par quelque endroit.
Et quant à leur estenduë, le mesme philosophe
a averti que dans le poëme dramatique
les episodes sont courts, mais que
l' epopée est estenduë et amplifiée par les
siens . Reconnoistra-t-on à cela l' epopée
de M. De La M. Et aps ce que je viens
de remarquer sur les retranchements
qu' il a faits, oseroit-il dire qu' il n' a retranc
que des parties inutiles ?
Les sçavants comme
Aristote, comme Horace, comme Denys
D' Halycarnasse, comme Longin,
comme M. Despreaux, comme le P.
Le Bossu sont trop prévenus pour sentir
dans Homere ces deffauts dont il vient
de parler ; mais les ignorants libres de
préjugez, et tres nouveaux sur l' art du
p367
poëme, le sentent, et ils en doivent estre
crus. Cela n' est-il pas bien sensé ?
M. De La M. Donne ensuite un exemple
des libertez qu' il a prises dans la
veüe de soustenir et d' augmenter l' interest,
c' est dans son Viii Liv. Qui répond
au Xvi et au Xvii Liv. D' Homere,
Patrocle revestu des armes d' Achille
et monté sur son char, fait un carnage
horrible des troyens. On le prend d' abord
pour le heros dont il porte les
armes, mais on se détrompe bientost.
Il tuë Sarpedon, et enfin il attaque Hector.
M. De La M. Fait durer l' erreur des
troyens, qui prennent Patrocle pour
Achille. M. De La M. Se flatte d' avoir
corrigé icy un endroit important d' Homere,
et de luy avoir fourni une grande beauté ;
p368
mais j' ose luy dire qu' il l' a entierement
gasté et corrompu. Homere estoit
trop sage pour chercher dans un
endroit si serieux une surprise aussi injurieuse
à la gloire d' Achille. Patrocle
couvert des armes de ce heros, monté
sur son char avec son escuyer Automedon,
pouvoit et devoit mesme estre
d' abord pris pour luy ; mais cette erreur
ne devoit pas durer long-temps, et on
devoit bientost revenir de cette mesprise.
Cette surprise, que M. De La M.
Trouve si interessante, est romanesque
et puerile, et jette icy un comique tres
risible, comme j' espere de le faire voir
en son lieu.
La prudence vouloit donc que M. De La M.
Recitast tousjours son poëme, et qu' il ne
l' imprimast jamais. Ce plaisir dont il
parle, n' a esté qu' un songe, le grand
jour est venu, et le songe s' est dissipé.
Mais M. De La M. N' auroit-il point pris
le silence pour approbation. Nos poëtes,
p369
qui expliquent tout en leur faveur,
sont sujets à s' y mesprendre. J' ay veu
des gens de beaucoup d' esprit, et en
grand nombre, revenir de ces lectures
publiques remplis d' une indignation,
qu' ils auroient fait éclater si le respect
deu au lieu ne les avoit retenus.
Dans cette mesme page nostre censeur
déclare... etc. Toute la terre a trouvé qu' Homere
n' ennuyoit et ne lassoit jamais. M.
Despreaux l' a dit comme les autres,
tousjours il divertit, et jamais il ne lasse,
M. De La M. Pluslicat et plus severe,
le trouve ennuyeux, il luy a osté tous
les deffauts qui chocquent et qui ennuyent.
Mais d'vient qu' aprés cette
heureuse correction on revient à Homere
qui paroist encore plus charmant.
p370
M. De La M. Se détermine
tousjours par des raisons de roman,
c' est-à-dire, tres frivoles. Quand
on trouveroit un orgüeil injuste dans
les heros d' Homere, il faudroit le conserver,
non pas parce que nous y trouverions
de la grandeur, car ce ne seroit
qu' une fausse grandeur, mais parce qu' il
serviroit à marquer le caractere. Et c' est
pour conserver le caractere qu' il faut
estre fidelle à cette expression.
Autre raison romanesque. L' avidité
du butin ne doit point estre regare,
sur-tout pour ces temps-là, comme
une marque d' avarice, puisque le
butin est tousjours la marque et le sceau
de la victoire. Autrement il faudra
condamner d' avarice tout ce qu' il y a
de plus saint. Jacob dans la bénédiction
qu' il donne à ses enfants, dit que
Benjamin partagera les dépoüilles . Moïse
dit, nous avons eu les dépoüilles des
villes que nous avons prises. Nous avons
p371
enlevé tout le butin des villes. Asa battit
les ethiopiens et fit un grand butin .
Et David luy-mesme pour marquer
une grande joye, dit, j' auray la
mesme joye d' entendre vos paroles, que
celuy qui rencontre un grand butin .
David sera-t-il accusé d' avarice ? Cela
l' avilira-t-il à nos yeux ? Et faudroit-il adoucir
ce caractere ? En verité ce qui est dit avec
éloge de ces personnages si saints, peut
bien estre souffert dans les premiers
heros de la Grece, qui vivoient mesme
dans un temps, où le mestier de
pirate n' estoit point deshonorant. Que
M. De La M. Aille s' instruire de ces caracteres
et de ces temps-là dans le premier
livre de Thucydice, car il les
ignore trop.
Voilà tousjours le roman qui marche. Mais où
p372
est-ce que M. De La M. A trouvé qu' Achille
examine la rançon d' Hector. Il
n' y en a pas un mot dans Homere, qui
fait au contraire qu' Achille, avant que
d' avoir rles présents, dit à ce pere
affligé qu' il est disposé à luy rendre
son fils parce qu' il en a reçeû l' ordre
de Jupiter, et qu' ensuite il va luy-mesme
avec ses amis Automedon et
Alcimus dételer le char et le chariot
de Priam, et ils emportent les psents
pour la rançon d' Hector. M. De La M.
Vouloit-il qu' Achille les refusast. C' est,
poëtiquement parlant, qu' il falloit conserver
cette circonstance, et ce qu' il
met sans soin de la rançon , est un adoucissement
tres insipide, tres contraire
au caractere d' Achille, et par consequent
tres mal imaginé. Mais M. De
La M. A tant perdu de beautez dans les
discours de Mercure, de Priam, et
d' Achille, qu' on ne doit pas s' estonner
s' il a encore don à Achille ce petit
trait qui ne luy ressemble point.
p373
Je ne sçay pas comment cela a pû se
faire. M. De La M. A trouvé le secret de
rendre les narrations d' Homere longues
en les abregeant, ses descriptions
plattes et basses en voulant les relever,
et ses comparaisons froides et peu interessantes
en voulant les corriger ? Et
j' en donneray des exemples.
M. De La M. Persevere dans sa pitoyable
prévention, et il se trompe en toutes manieres.
Il insinuë que la régle des caracteres
est connuë aujourd' huy, et qu' elle
estoit ignorée des anciens ; premiere
erreur. Il assûre que c' est sur cela que
le lecteur est le plus sensible et le plus
severe ; seconde erreur. Il est certain
qu' il n' y a pas aujourd' huy de régle plus
connuë que celle qui enseigne toutes
les qualitez que doivent avoir les caracteres,
p374
mais elle n' est connuë que par
les judicieux préceptes qu' Aristote et
Horace en ont donnez, et qu' ils ont
tirez de la pratique d' Homere, nous
n' avons sur cela rien adjousté à leurs
lumieres. Voilà pour la premiere erreur.
Il est encore tres certain que le
commun des lecteurs n' est sur cela ni
fort délicat, ni fort sévere, et que les
autheurs mesmes n' y sont pas fort
exacts, car c' est en cela que pechent
la pluspart des ouvrages modernes.
Voilà pour la seconde. Si M. De La M.
A songé à soustenir les caracteres, il y a
mal songé, et il a mal profité de ces
régles aujourd' huy si connuës, car il
n' y a pas dans Homere un seul caractere
qu' il n' ait entierement gasté.
M. De La M. Explique ensuite les
raisons qu' il a eües de changer le bouclier
d' Achille, et les circonstances de
la mort d' Hector : ... etc.
p375
Voilà de plaisantes raisons.
Il n' y avoit aucune necessité que
les objets représentez dans ce bouclier,
eussent aucun rapport au poëme, ni
qu' ils convinssent ni à Achille, ni à
Thetis, ni à Vulcain. La seule convenance
par rapport au dernier, c' estoit
que ce bouclier fust digne de sortir de
la main d' un dieu, et il l' est. C' est le
plus bel episode et le plus grand ornement
que la psie ait jamais mis en
oeuvre ; et Homere a eu grande raison
de dire à Thetis, je vais faire à vostre
fils des armes qui seront l' estonnement et
l' admiration de l' univers . Je pourrois
dire icy à M. De La M. Ce qu' un ancien
dit à un homme qui luy demandoit ce
que c' estoit que la beauté : mon ami,
luy dit-il, c' est la question d' un aveugle ;
donne moy un homme qui ait des yeux,
et il la sentira . Je dis de mesme donnez
moy un homme qui ait le veritable
esprit de la poësie, il sentira la beauté
de ce bouclier, et il n' aura garde d' en
p376
substituer un de sa façon. Toutes les
objections que ce grand censeur fait
icy aprés Jule Scaliger, l' autheur du
Clovis, et quelques autres méchants
critiques, ont esté refutées si solidement,
que je ne conçois pas comment
on ose les répeter. Je renvoye le lecteur
à mes remarques sur ce livre
d' Homere, et aux remarques de M.
Dacier sur la poëtique d' Aristote, je
n' en diray icy qu' un mot en passant.
C' est l' objection qui est puerile.
Pourquoy M. De La M. Vient-il réchauffer
les miserables raisons dont s' est servi
l' autheur du Clovis dans le chapitre
qu' il a fait contre ce bouclier. Et comment
un homme comme luy, qui se pique
de poësie, peut-il parler ainsi aprés
ce qu' Homere a dit : toutes ces figures
se meslent et combattent comme si c' estoient
des hommes qui fussent veritablement
en vie . Ces dernieres paroles ne
font-elles pas voir que ces figures ne
p377
sont nullement animées, et qu' elles ne
changent point de situation, et qu' Homere
ne parleque comme doit parler
tout homme qui explique un tableau ;
il donne à ses figures le mouvement et
la vie qu' elles n' ont pas ; le valet d' Horace
parloit mieux de peinture que
tous ces critiques, lorsque grondé par
son maistre de ce qu' il s' estoit amusé,
il luy répond qu' il a tres grand tort, luy
qui a tant de goust pour les tableaux,
de le gronder s' il luy est arrivé de s' amuser
à regarder les combats de deux gladiateurs
que l' on a charbonnez sur une
chante enseigne où on les voit les
jarrets bien tendus et dans les mesmes
mouvements que si veritablement ils
poussoient et paroient des coups,... etc.
Davus parle là comme parle Homere,
et comme parle tout homme qui explique
l' action d' un tableau.
La multiplicité des objets qu' on reproche
p378
encore à ce bouclier, est une
critique tres peu sensée. Car bien loin
qu' il soit trop chargé d' ouvrage, il est
au contraire tres sage, tres regulier et
tres distinct. Virgile en avoit jude
mesme, puisque dans un siécle aussi esloigné
des moeurs des grecs que le nostre,
il n' a pas laissé de donner à son poëme
le mesme ornement, et qu' il a mesme
chargé le bouclier de son heros de
plus de matiere, et n' est-ce pas abuser
de son esprit que de dire qu' il estoit ridicule
à Vulcain de faire un travail si
difficile à appercevoir et à déchiffrer.
Les diverses actions des mesmes figures
sont encore reprochées sans fondement.
L' ouvrier n' a-t-il pas la liberté
de faire paroistre ses personnages en differens
estats. Et sans recourir mesme à
ces répetitions de figures, en expliquant
un tableau, ne peut-on pas exprimer
des choses qu' on ne voit point. Un ancien,
en parlant de la peinture, a fort
bien dit, il faut qu' elle monstre ce qu' elle
cache . Et Pline, en parlant d' un tableau
de Nicomachus, n' a-t-il pas dit qu' il
p379
avoit peint deux grecs qui plaidoient l' un
apres l' autre . Voyoit-on ces deux grecs
se reer, et le dernier prendre la place
de l' autre ? Si l' on peut donc parler ainsi
de l' ouvrage d' un homme, que ne peut
on pas dire de l' ouvrage d' un dieu ? Il
n' est pas possible de voir des critiques
plus froides, ni qui marquent si peu de
goust pour la poësie, que celles que l' on
a faites sur ce bouclier. Le bouclier d' Enée
dans Virgile, est encore plus chargé
de figures, il y a une plus grande varieté,
et une plus grande multiplicité
d' objets, et les diverses actions des mesmes
figures y sont en plus grand nombre.
Cependant M. De La M. Tolere ce
bouclier d' Enée, a-t-il raison ?
y, mais tout ce bouclier que M. De La M. A
imaginé, n' est qu' un deffaut depuis le commencement
jusqu' à la fin. La meilleure critique
qu' on en puisse faire, c' est de prier
le lecteur de le lire, et de le comparer
à celuy qui luy a tant dép, on dira que
le bouclier françois est l' ouvrage d' un
p380
forgeron tres mediocre, et le bouclier
grec, l' ouvrage d' un dieu, comme M.
Dacier l' a fort bien dit dans ses remarques
sur la poëtique d' Aristote, en parlant
du bouclier d' Achille et de celuy
d' Hercule dans Hesiode : ... etc.
M. De La M. Se fait une felicité
à juste prix. Parce qu' il a representé sur
ce bouclier les nopces de Thetis et de
Pelée, il se trouve heureux de luy avoir
donné un titre de sa grandeur. Voilà
un plaisant titre, et un titre bien necessaire
à Achille. Et parce qu' il y a placé
l' enlevement d' Helene, voilà encore un
bonheur de luy avoir fourni un manifeste,
piéce encore plus inutile que la
premiere. Voilà une belle invention ;
j' en diray un mot sur le Ix livre.
Nostre censeur trouve la mort d' Hector
encore plusfectueuse que le bouclier
d' Achille. Et il faut avoüer
p381
que dans cette critique il paroist fort
vaillant, car il est chocqué de ce qu' Hector,
qui plein de force et d' ardeur attend
le redoutable Achille, ne voit pas
plustost approcher cet ennemi, qu' il se
sent combattu de differentes pensées ; il
se repent de n' avoir pas suivi le conseil
de Polydamas qui luy conseilloit de
rentrer dans Troye avec les troupes ; il
craint les reproches des troyens ; il veut
tenter la fortune du combat ; il pense
ensuite à aller faire des propositions à
son ennemi ; enfin la connoissance
qu' il a de ce caractere féroce et intraitable,
luy fait prendre la resolution de
combattre genereusement ; mais s
qu' il voit Achille prés de luy couvert
de ces armes esclatantes, il est saisi de
frayeur, et prend la fuite. Cela déplaist
à nostre brave censeur, il s' imagine
qu' Homere est tombé là dans une grande
faute. Mais quoy, ce pte qui tant
de fois a peint la valeur par des traits si
éclatants et si admirables, n' a-t-il pas
sçû donner à Hector cette intrepidité,
et cette fermeté qui font le heros ? N' a-t-il
p382
pas sçû dire comme M. De La M. (...).
N' a-t-il pas eu l' esprit de luy faire relever
dans sa suite un des traits,... etc.
Ce caractere n' est-il pas heroïquement
soustenu. Mais quoy, dira la valeur
fraoise, vouloir faire passer Hector
pour un heros ! Un heros qui fuit !
Ne précipitons point nostre jugement.
Voyons comment Homere prépare cet
incident qui paroistroit si estrange s' il
estoit fait sans raison. Nous avons veû
au Xviii livre que pendant que Thetis
va demander une armure pour Achille,
ce heros s' estant présenté sans armes
sur le bord du fossé, et ayant fait entendre
sa voix terrible, tous les troyens
et leurs alliez furent renversez et mis
en désordre. Quand Thetis luy apporte
ses armes, Liv. Xix et qu' elle les met
p383
à ses pieds, ces armes divines rendent
un son si terrible, que la frayeur s' empare
du courage de tous les thessaliens,
il n' y en a pas un qui ait le courage de
les regarder, ils sont saisis d' espouvante.
Dans la bataille qui suit au Xx livre,
Achille alloit tüer Enée, si Neptune
ne l' avoit enlevé, et Hector luy-mesme
eut grand besoin qu' Apollon
l' enveloppast d' un espais nuage pour le
dérober à la fureur de cet ennemi. Enfin
Achille pareil au dieu des combats,
fait un horrible ravage dans les rangs
des troyens, un nombre infini de braves
guerriers tombent sous l' effort de
son bras, et des ruisseaux de sang inondent
le champ de bataille.
Dans le Xxi livre il poursuit les
troyens avec tant d' ardeur et jette parmi
eux un tel effroy, que les uns s' enfuyent
vers Troye, et les autres se précipitent
dans le Xanthe. Achille poursuit
les derniers, et se jette aprés eux
dans le fleuve il en fait une boucherie
horrible. Il continuë ses ravages
dans la plaine ; et Priam fait ouvrir les
p384
portes pour recevoir les fuyards. Les
troyens estant ainsi rentrez dans la
ville, saisis de frayeur comme des faons
de biche qui par la fuite ont regagné
leur fort, c' est alors qu' Hector ayant
refusé d' entrer avec les autres, prend la
folle résolution de combattre Achille,
malgré les ardentes prieres de Priam
qui le presse de rentrer. mon fils, luy
dit-il, n' attends point seul cet homme
terrible, car il est beaucoup plus fort que
toy . Priam ne veut pas luy dire une injure ;
Achille estoit connu pour le plus
vaillant des hommes. Malgré cela Hector
l' attend, mais il ne le voit pas plustost
approcher, que son courage s' évanoüit,
et qu' il prend la fuite. On voit
avec quel art cela est ménagé. Un heros
qui sans armes par sa seule présence
effraye et met en désordre une are,
que ne doit-il pas faire sur un homme
seul quand il est couvert de ces armes
divines, qui seules ont jetté la terreur
dans l' ame des thessaliens ? Il estoit difficile
pour ne pas dire impossible,
qu' Hector résistast à cette premiere impression.
p385
Et l' on peut dire que sa fuite,
sans le deshonorer, honore Achille
plus que tout ce qu' il vient d' executer.
Ce qu' il y auroit eu de vicieux, c' est
si la valeur d' Hector ne s' estoit pas reveillée,
mais elle se reveille heroïquement,
car se sentant abandonné des
dieux, livré à sa malheureuse destinée,
et certain de la mort, il attaque Achille,
et aprés avoir rompu sa picque contre
ses armes, il met l' espée à la main, et
fond sur luy avec beaucoup de courage.
Que l' on compare présentement
l' Hector d' Homere avec l' Hector du
poëme françois, le premier est un veritable
heros, et l' autre n' est qu' un
homme tres mediocre. Je pourrois adjouster
icy beaucoup d' autres réflexions.
Mais ce que je viens de dire suffit
pour faire voir que ce n' est point à
nous à corriger ce que des testes grandes
et fortes ont imaginé et ména
avec beaucoup d' art, de connoissance
et d' intelligence.
p386
Personne n' accusera M. De La M. D' estre
scrupuleux, mais cette purgation de tout scrupule,
qu' est-ce qui l' opere en luy, est-ce
la science ou la vaine opinion ? Bien-loin
de restablir la gloire des deux heros
de l' Iliade, il l' a destruit, et il fait
de cet incident une chose tres froide en
changeant toutes ces circonstances, et
toute la nature du combat. Dans Homere
Hector et Achille se battent à la
pique et à l' espée, M. De La M. Leur donne
des traits, ce qui est ridicule ; Hector
parle de ses traits,... etc.
On croyroit qu' il a un carquois rempli
de fléches, cependant il n' a qu' un seul
et unique trait qui est un dard.
M. De La M. Ne sent-il
point le froid que jette icy cette monotonie,
s' il m' est permis de parler ainsi ?
Voilà trois armes differentes qui se
brisent ou s' émoussent contre les armes
p387
d' Achille. Son dard s' émousse d' abord,
ensuite son espée se brise, c' est desja
trop ; et enfin un des traits décochez de
dessus les murailles est relevé par Hector,
et ce trait est encore repoussé par
ces armes divines. Y a-t-il un grand
secret à feindre que ces armes émoussent,
brisent ou repoussent tout ce qui
les heurte. Aprés ce troisiéme trait ainsi
repoussé, voilà Hector desarmé et livré
à son ennemi qui le tuë sans peine et
sans peril, et par consequent sans gloire.
Est-ce là relever la gloire d' Achille ?
Voilà justement ce qu' Homere avoit
évité avec tres grand soin. Il fait
qu' Hector fuyant, tasche de gagner le
chemin des murailles, et de s' approcher
des tours, afin que les troyens puissent
le secourir en accablant Achille de fléches ;
mais Achille le coupe tousjours, et
le détourne vers la plaine. Ce qui est une
p388
action prudente, car ç' auroit esté une
folie à Achille d' aller sous les remparts
s' exposer à une gresle de traits sans aucune
necessité. Mais de cela mesme Homere
tire une difference tres glorieuse à
Achille : Hector fuyant, veut s' approcher
des murailles pour exposer Achille
à tous les traits des troyens, et Achille
en détournant Hector vers la plaine,
bien-loin de vouloir s' aider de ses troupes,
leur fait signe de ne pas tirer sur
son ennemi.
Bien-loin de tirer vanité de ces corrections, il y
auroit grand sujet de s' en humilier. Il ne faut point
estre idolastre d' Homere, mais il seroit
utile de l' estre de la raison.
Il y a quarante cinq ans que l' autheur
p389
du Clovis, aprés avoir biencla
contre Homere, et fait contre luy
presque toutes les mesmes critiques
que M. De La M. Vient de renouveller,
fait esperer à son lecteur affligé un poëme
nouveau tout-à-fait original,... etc.
Voilà une consolation ; en nous
arrachant Homere des mains, ces grands
poëtes ont la charité de nous promettre
un dédommagement considerable. Si
l' auteur du Clovis, de la Magdelaine,
et d' Esther pouvoit promettre un si bel
ouvrage aprés n' avoir fait que critiquer
Homere, que ne doit-on pas attendre
de M. De La M. Qui l' a corri, qui l' a
reformé et qui l' a pur de tous les desfauts
que personne n' y avoit jamais reconnus,
et qui a évoql' ombre d' Homere,
de sorte qu' on voit ce poëte conduit
par Mercure venir luy remettre sa
p390
lyre, cette lyre qui a esté ensevelie
avec luy depuis tant de siécles.
Si M. De La M. S' est
senti ignorant de bonne foy, pourquoy
a-t-il entrepris une chose qui demande
de profondes connoissances ? Mais il se
mocque, et il se contredit incontinent,
car il adjouste,... etc. S' il entend
toutes les choses dont il a parlé, c' est
un des sçavants hommes du monde. Ces
deux lignes fournissent une preuve sensible
de ce que Platon a enseigné, que
l' ignorance que l' on connoist n' est jamais
un mal, car il n' y a personne d' assez
fou pour vouloir faire ce qu' il sçait
bien qu' il ne sçait pas. Mais que la seule
ignorance qui est mauvaise, c' est celle
qu' on ignore. M. De La M... etc,
et il me permettra de luy dire qu' il n' a
parlé que de tout ce qu' il n' entend point,
mais qu' il croit entendre. C' est ce qui
l' a fait tomber dans toutes les fautes que
nous venons de voir. Fautes que l' on
p391
pourroit appeller heureuses, si elles luy
faisoient connoistre ce qui jusqu' icy luy
a esté si cac.
C' est-à-dire, que si
on s' estoit contenté de relever seulement
deux ou trois douzaines de fautes
dans son discours sur Homere, il auroit
tiré avantage de ce peu qu' on luy auroit
reproché, et il auroit crû que tout
ce qu' on n' auroit pas relevé, auroit esté
admirable. Je croy qu' il a satisfaction,
car il n' y a pas une page où on n' ait fait
voir des erreurs capitales. Il reste peu
de chose dont il puisse s' applaudir. Il
faut pourtant le desabuser sur cela mesme ;
quand on ne luy auroit point répondu,
et qu' on auroit tout passé sous
silence, qu' auroit-il pû en inferer ?
Qu' on auroit trouvé ses remarques
justes ? Non, mais qu' on les auroit méprisées,
et en voicy la preuve ; l' autheur
p392
de Clovis avoit reproché à Homere
presque toutes les mesmes choses ;
personne ne luy a jamais répondu, on
n' y a pas fait mesme la moindre attention.
En estoient-elles meilleures ? Non,
mais elles ont esté mépries, et Homere
a continué de joüir de sa réputation ;
il a conservé la couronne que le
temps et la terre entiere luy ont mise
sur sa teste. Tout vieux qu' il est, il
enterrera encore tous ses censeurs et
ces ptes mediocres, qui n' ont jamais
sçû mettre dans leurs poëmes la moindre
petite partie de ce feu divin qui
éclate dans une seule de ses images.
J' espere qu' aprés le succés qu' à eu
cette nouvelle tentative de M. De La M.
Les beaux esprits modernes se desabuseront,
et qu' ils perdront la folle esperance
de ruiner la réputation de ces
ouvrages que tous les siécles ont honorez,
respectez et consacrez, et qu' ils
verront enfin que le seul moyen qu' ils
ayent de corriger leur goust entierement
corrompu, c' est de suivre la voye
qu' ils ont abandonnée, et de former
p393
leur jugement sur ces excellents originaux
pour le rendre juste. Car comme ce
n' est que l' ignorance et le mépris de ces
grands modelles, qui ont dépravé dans
tous les temps le jugement et le goust,
ce n' est que par les contraires que l' on
peut le restablir, et jamais, comme le
P. Le Bossu l' a fort bien monstré, personne
ne pourra se fier à soy-mesme
avec plus d' asseurance dans ce qui regarde
la poësie, et sur-tout le poëme
epique, que quand il se plaira à ce
que tous les plus grands genies ont admiré ;
et que ses pensées, son genie
et ses raisonnements seront conformes
aux préceptes d' Aristote et d' Horace,
et à la pratique d' Homere et de Virgile.
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