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Langue Française (INaLF)
Satires [Document électronique] / par Auguste Barbier
PREFACE.
p1
Je rentre encore une fois dans la lice poétique,
non plus avec des idylles et des élégies,
mais avec des satires. Ces nouvelles compositions
diffèrent beaucoup, par le ton et la
forme, de mes premières oeuvres en ce genre ;
j' espère qu' elles n' en seront pas indignes. Ce
sont des esquisses de moeurs, des croquis de
quelques folies, et même de quelques vices du
temps avec le rire de la muse comique ; en un
mot, c' est un léger hommage à Thalie. à cet
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essai j' ai joint une étude historique, un drame
sérieux qui doit compléter mes drames satiriques
d' érostrate et de pot-de-vin ; puis deux
satires politiques et morales, déjà publiées en
1837 et 1845, et non comprises dans mes
réimpressions. La plus grande nouveauté de
ce livre est la forme du vers employé pour
mon drame : c' est le vers sans rime, horresco
referens ! la réhabilitation de ce vers est une
tentative audacieuse. Est-il à rejeter absolument ?
Je l' ai pensé d' abord ; cependant, le
désir d' élargir le terrain des muses françaises
et de donner aux poëtes, aux dramatiques
surtout, un moyen différent d' exprimer leur
pensée, m' a fait revenir sur mon premier jugement.
Peut-être qu' une main plus habile que
la mienne pourrait tirer un glorieux parti de
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cette forme que possèdent presque toutes les
nations de l' Europe, et dont, excepté Voltaire
au xviiie siècle, M Bruguière De Sorsum sous
la restauration, dans leurs imitations et traductions
de Shakespeare, et Louis Bonaparte
dans ses odes et poëmes, personne, que je sache,
n' a essayé de doter notre système métrique !
Le lecteur décidera entre ses avantages et
ses désavantages. Puisse toutefois ce nouvel
exemple du vers non rimé ne pas être un argument
trop contraire à son admission dans nos
habitudes intellectuelles !
A B.
mars 1865.
PROLOGUE.
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autrefois, indigné de voir régner le mal,
avec l' iambe ardent j' essayai Juvénal,
et, le poignet armé d' une plume sévère,
aux noirs excès du temps je déclarai la guerre.
Aujourd' hui, moins rigide et peut-être moins bon,
je satirise encor, mais sur un autre ton.
Quittant de Némésis la sublime folie,
je prends modestement le masque de Thalie ;
et soudain me voilà réglant mes faibles pas
sur ceux du tendre ami du noble Moecenas,
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et cherchant de mon mieux à retrouver la trace
que dans les champs latins laissa jadis Horace.
Imiter de nos jours même Horace, à quoi bon ?
De votre propre vin versez-nous, dira-t-on.
Imiter, pourquoi pas ? Que l' on est difficile
à cette heure ! Autrefois l' on était plus habile.
Avec moins de fierté, nos aïeux sans remords
savaient mettre à profit les richesses des morts,
et ces naïfs amants de l' antique science
s' estimaient très-heureux si leur intelligence
réussissait à faire entrer dans leurs écrits,
vivantes, les beautés de quelques vieux esprits.
Autre temps, autre soin. De nos auteurs la veine
en ce siècle fécond est si fertile et vaine,
que tirer des anciens le moindre petit mot
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c' est tomber dans le cuistre et s' appeler un sot.
à trop haut prix, je crois, se cotent les modernes ;
ils jugent par trop vif le feu de leurs lanternes,
sans savoir si pourtant cette neuve clarté
ira comme l' antique à la postérité.
à mon sens, les anciens faisaient moins de tapage,
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mais, doués par le ciel d' un esprit juste et sage,
ils aimaient la nature, et, l' observant sans fin,
en rendaient les contours d' un pinceau net et fin.
De là tous ces beaux vers que la grâce décore,
nés depuis trois mille ans et qui vivent encore,
ces écrits pleins de sens, de vigueur et de sel,
où la vérité mit son cachet immortel.
Aussi qui tient en main l' un de ces beaux génies
a-t-il d' en profiter de terribles envies,
et se sent-il tenté, par un adroit larcin,
d' enlever une pierre à son brillant écrin,
de découper un pan de sa pourpre divine
pour faire que la sienne un peu plus s' illumine,
pensant qu' à cette robe arracher un morceau
n' est point se revêtir d' un stérile lambeau
d' étoffe, mais qu' avec ce fin tissu de laine
c' est ravir une part de la nature humaine,
de ce fond immortel qui ne change jamais,
quel qu' en soit le pays et quels qu' en soient les
traits.
Voilà ce que j' essaye... ah ! Quand la veine s' use,
quand pour nous de baisers moins prodigue est la
muse,
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il faut se départir des grands airs d' inventeur
et faire volontiers métier d' imitateur.
à cette oeuvre d' ailleurs, si j' ai bonne mémoire,
on peut encor parfois grapiller quelque gloire.
1865.
UN VIEUX MOYEN DE S'ENRICHIR.
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imitation d' Horace :
Robert Macaire et Bertrand causent ensemble
sur le boulevard du temple.
Bertrand.
Allons, encore un mot, Robert, et je te laisse...
apprends-moi le moyen d' attraper la richesse ?
Tu ris...
Macaire.
Oui-da, Bertrand ! N' est-ce donc pas assez,
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après tant de périls, tant de piéges dressés,
d' avoir heureusement dérouté la police
et revu de Paris l' enceinte protectrice ?
Bertrand.
ô sublime Robert ! Ton esprit merveilleux
a prédit sans mentir mon retour en ces lieux,
c' est vrai-mais pour combler cette chance opportune
donne-moi le secret d' y trouver la fortune...
je la veux cependant d' une honnête façon,
résolu que je suis à n' être plus fripon,
à n' avoir plus jamais, quel que soit l' artifice,
de rapports trop directs avec dame justice ;
mais fais-la-moi trouver, car pour moi la vertu
à Paris sans un sou ne vaut pas un fétu.
Macaire.
Eh bien ! Puisque tu crains la débine livide,
que tes basques d' habit ont en horreur le vide,
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mais puisque aussi tu veux vivre en homme de bien,
voici pour t' enrichir un honnête moyen.
De même qu' un furet mis dans une garenne,
flairant l' air et cédant à l' instinct qui l' entraîne,
a bientôt dans son fort dépisté Jean lapin
et du leste animal terminé le destin,
de même au sein confus de cette énorme ville
tu sauras découvrir quelque vieil imbécile,
quelque épais fournisseur, quelque gras épicier,
riche d' ans et d' écus, mais pauvre d' héritier ;
alors, ami Bertrand, ta fortune est certaine,
si tu t' y prends, morbleu ! Comme il faut qu' on s' y
prenne.
Bertrand.
Je saisis ton idée et comprends clairement :
tu veux me faire ici courir le testament.
Macaire.
Pylade, tu l' as dit ! La course à l' héritage
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vaut la course au clocher et produit davantage.
Tout le monde aujourd' hui s' y livre plus ou moins,
tant le luxe à Paris a créé de besoins.
Le chemin du travail est sûr, mais rude, immense,
et, dans ce temps maudit de folle concurrence,
soit comme médecin, commerçant, avocat,
c' est bien lourde charrette à tirer qu' un état !
Au contraire, il est doux, sans avoir rien à faire,
de s' entendre un matin nommer millionnaire,
et de se réveiller avec le sentiment
qu' on est à tout jamais sauvé du dénûment ;
et cela, cher Bertrand, parce qu' un benêt d' homme,
avant de fermer l' oeil pour faire le grand somme,
aura mis votre nom sur un bout de papier,
pas davantage, ami ; vous êtes héritier,
et soudain vous voilà riche propriétaire ;
à vous laquais, chevaux, maisons, châteaux et terre,
vous êtes homme grave et de capacité
en passe d' être tout... à moins serait tenté
le diable ; aussi ce titre est l' appât des familles,
et, roses du printemps, les plus charmantes filles
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n' ont de sourires frais et de clignements d' yeux
que pour les cheveux gris et les visages vieux.
Bertrand.
Peste ! C' est séduisant : mais que me faut-il faire ?
Macaire.
Presque rien, mon ami, toucher le coeur et plaire.
Bertrand.
C' est difficile.
Macaire.
Non, de l' esprit, quelques pas
et nombre de discours que l' on ne pense pas,
donner de l' encensoir aux gens ; -la flatterie
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est un fusil chargé de grosse menterie
qu' au visage d' un sot l' on tire à bout portant
et qui, loin de tuer, le fait vivre d' autant.
De son feu bien nourri jamais on ne se lasse,
et le tiré toujours au tireur en rend grâce.
Use donc de cette arme avec brutalité,
sans crainte d' être extrême en ta duplicité.
Tu connais Filoutin, ce vieux célibataire
qui demeure au marais en hibou solitaire ?
Bertrand.
Oui, c' est un fier coquin, des écus amoureux,
qui trente ans monnaya le coeur des malheureux,
et qui, fourré souvent dans mainte sale affaire,
au dire du palais empoisonna son frère,
un gueux qui plus que nous mérite sûrement
les charmantes douceurs de l' emprisonnement.
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Macaire.
Eh bien, si le destin jamais te fait la grâce,
cher Bertrand, d' amener pareil homme en ta nasse,
il faut effrontément être son louangeur
et jusque sur les toits soutenir son honneur.
Bertrand.
Robert, quoique je sois large de conscience,
ce rôle-là pourtant passe ma complaisance.
Macaire.
Alors va mendier ! Comme un chien, jours et nuits
t' abreuver aux ruisseaux.
Bertrand.
Vivre ainsi ! Je ne puis...
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Macaire.
Soumets-toi donc, mon cher, sans scrupule et sans
glose
aux utiles conseils que mon coeur te propose.
De plus riches que toi, des gens plus relevés
n' ont pas été si fiers et s' en sont bien trouvés.
Que t' importe après tout une insolente phrase
et les lourds quolibets de maints faiseurs d' emphase !
Si quelqu' un te rencontre et vient dire tout bas :
" quoi ! Vous voyez cet homme et lui donnez le bras !
Vous ne savez donc point ce qui court sur son
compte ? "
tu répondras tout haut : " oui, je sais... plus d' un
conte ;
mais rien n' étant prouvé, je n' en crois pas un mot.
D' ailleurs ce monstre d' homme est pour moi sans
défaut ;
dans mainte occasion où j' étais sans ressource,
fort libéralement il me prêta sa bourse. "
qu' ajouter à cela ? Rien ; c' est un argument
sans réplique en nos jours de grand resserrement.
Et le gloseur penaud, muet, baissant la tête,
s' éloignera honteux de sa phrase indiscrète,
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tandis que ton propos au vieillard rapporté
excitera pour toi sa générosité.
" ce cher ami Bertrand, que son zèle me touche !
Dira-t-il, en pressant ton museau sur sa bouche.
Voilà de mon bonheur l' inébranlable appui ;
aussi, plus qu' il ne croit j' ai su penser à lui... "
et soudain il ira tirer du secrétaire
son testament, duquel lecture il voudra faire ;
mais d' y prêter l' oreille, oh ! Ne sois pas si sot.
Halte-là ! N' en permets point le plus petit mot,
des mains et de la bouche empêche la lecture,
disant : " ce que j' ai fait, c' était amitié pure ;
je le ferais encor, car c' est la vérité.
D' ailleurs pourquoi de moi s' être tant tourmenté ?
Me léguer quelque chose est un soin inutile,
dans mon sein maigre couve une flamme subtile
qui, déployant sous peu son pouvoir destructeur,
m' enverra chez les morts avant mon bienfaiteur. "
cependant, cher ami, conduis-toi de manière
à maintenir toujours le riche octogénaire
dans l' aimable penser de te laisser du bien.
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Pour cela, mets en jeu plus d' un adroit moyen.
Il n' est point bon d' user toujours de flatterie ;
il faut aussi parfois darder la calomnie,
noircir de son venin tout parasite ardent
que tu verras rôder au logis trop souvent.
Pour sa race surtout, inquiète et lointaine,
excite constamment le levain de sa haine ;
car chez les vieilles gens, coeurs secs et sans
pitié,
la haine est plus donnante encor que l' amitié.
Un vieillard est souvent aux mains d' un domestique
qui le tient et surveille en geôlier despotique.
Garde-toi de heurter cet insolent pendard ;
fais chorus avec lui sur le barbon, plus tard
tu pourras lestement à la porte le mettre,
quand de l' âme du vieux ton esprit sera maître.
Car c' est là l' important... dans cette honnête fin
pénètre tout d' abord, avec un coup d' oeil fin,
les goûts prédominants, les passions vivaces
que les ans n' ont point su refroidir de leurs glaces
et qui brûlent encore en ses sens vigoureux.
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Est-il gourmand, bravo ! C' est un défaut heureux
dont facile il sera de tirer avantage.
De termes de cuisine épice ton langage ;
nuit et jour, lis Carême et sois bien au courant
de tout ce que Chevet de fameux entreprend.
S' il t' arrive jamais du fond de la province
quelque faisan doré, gibier digne d' un prince,
ou quelque gros pâté de fine venaison,
il faut, mon cher ami, montrer de la raison,
n' y pas toucher et vite en faire sacrifice
au ventre que tu veux rendre à tes voeux propice.
Aux soins de l' avenir il faut beaucoup donner
et pour bien vivre un jour savoir parfois jeûner.
Mais si notre homme, exempt du feu de gourmandise,
sous sa peau sent courir celui de paillardise,
si Vénus chatouillant ses reins luxurieux
vers son astre lui fait encor tourner les yeux ;
alors, ami Bertrand, victoire ! Sans partage,
en tes heureuses mains passera l' héritage.
Un vieillard libertin, c' est l' ogre sans pitié
qui demande à tout prix d' être rassasié ;
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il faut de la chair fraîche à cet affreux vampire.
Donc, par un coup de maître assure ton empire ;
avant qu' il ait sondé ton regard complaisant,
amène-lui ta fille et livre-lui ton sang.
Bertrand.
Que dis-tu là, Robert ? Quoi ! Tu veux qu' élodie...
Macaire.
Sans intrigue il n' est point de bonne comédie,
et je ne sache pas de meilleur dénoûment
que celui qu' une femme amène dextrement.
Or, si j' en crois les bruits qui courent sur ta
fille,
la rose est sur sa joue et son oeil noir petille ;
elle est jeune surtout, point capital et bon
pour faire en son honneur chanter un vieux pigeon.
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Bertrand.
Mais ma fille, Robert, est une fille honnête !
Macaire.
Tu feras la leçon à cette jeune tête.
D' abord tu lui peindras son avenir en noir,
puis sous couleur d' hymen la chose feras voir,
et, si bête elle n' est, elle comprendra vite
que fille de seize ans qui n' est pas sans mérite
ne peut user ses jours à ravauder les bas
d' un père infortuné qui souvent n' en a pas.
Quant au vieux, j' en réponds, plus prompts qu' un
feu de pailles,
les salaces désirs lui mordront les entrailles.
Bertrand.
Mais, Macaire, je crains qu' un homme laid et vieux
ne soit pour sa jeunesse un objet odieux,
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qu' il n' inspire à son coeur dégoût et répugnance.
Macaire.
Que ta cervelle est lourde et pleine d' ignorance !
Vois-tu pas tous les jours des enfants de vingt ans
aux glaces de l' hiver marier leurs printemps ;
et sont-ce là vraiment les plus mauvais ménages ?
Non, l' or embellit tout, même les vieux visages ;
que ta fille du vieux tâte un jour seulement,
on l' en séparera plus difficilement
qu' un chien de l' os qu' il ronge ; -alors, fût-ce le
diable,
il n' est point de rival qui vous soit redoutable,
ni de parent adroit qui vous puisse ravir
l' héritage brillant que vous voulez tenir.
Quand je dis, cependant, que vous n' avez nul être
à craindre, je pourrais vous abuser peut-être,
car de vous peut venir le danger sérieux.
J' admets que vous soyez installés tous les deux
au logis du vieillard : ta fille est son délice ;
le testament est fait à votre bénéfice,
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de la main du barbon écrit entièrement,
remis en lieu certain et le seul testament.
Tout va bien : mais alors, sûrs de votre conquête,
n' allez pas de bonheur tous deux perdre la tête !
Ta fille imprudemment, en public, au grand jour,
de quelque beau lion encourager l' amour,
et toi, souvent lassé d' un radoteur qui bave,
de mauvais traitements affliger ton esclave.
Le bonhomme en fureur de tant de dureté
peut relever le front, et d' un doigt irrité,
sur un bout de vélin, par trois mots d' écriture,
punir votre abandon et venger son injure.
Jusqu' à ce que la mort sur son lit l' ait cloué,
songes-y bien, par lui tu peux être joué !
Donc, il faut redoubler de soin, de prévenance,
ne prendre devant lui qu' une humble contenance
et jamais d' un mot dur lui faire apercevoir
que vous êtes certains de palper son avoir.
J' ai connu bien des gens qui pour fautes pareilles
ont perdu l' heureux fruit de vingt-cinq ans de veilles
et qui, pour avoir trop tourmenté l' hameçon,
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ont vu se décrocher et s' enfuir le poisson.
Que leur exemple serve à ton expérience !
Enfin arrivera le jour de délivrance,
le jour où le trépas te fera l' agrément
de coucher l' ennuyeux vieillard au monument.
Alors, ami Bertrand, vive, vive la joie !
Comme un requin goulu qui voit venir sa proie,
dans ton sein haletant tu sentiras ton coeur
de volupté bondir ; en effet, quel bonheur !
Quel transport que le tien ! Quand le grave notaire,
lisant le testament d' une voix nette et claire,
au nez des héritiers lancera ce brandon :
je lègue tous mes biens immobiliers ou non
à mon ami Bertrand... une ivresse divine
d' une chaude sueur baignera ta poitrine,
et peut-être iras-tu t' évanouir aux bras
du notaire étonné : pourtant ne le fais pas.
En acteur consommé jusqu' au bout suis ton rôle,
maîtrise tes transports, courbe-toi comme un saule,
et, tirant de ta poche un mouchoir, sur tes yeux
tiens-le ferme en poussant des soupirs douloureux,
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et dis : " pauvre cher homme, ah ! Quel malheur
insigne !
C' était trop d' amitié, je n' en étais pas digne.
Pour le voir vivre encor je donnerais vraiment
le bénéfice entier d' un pareil testament ! "
ces pleurs et ces regrets sont des ruses habiles ;
marques d' un coeur sensible, ils te seront utiles
pour adoucir un peu les esprits ulcérés
des malheureux parents par tes piéges frustrés.
Bertrand.
Mais crois-tu que ces gens s' éloignent sans rancune
et me laissent en paix jouir de leur fortune ?
Au contraire, je crains qu' aux assises bientôt
je ne sois par leurs cris envoyé comme un sot...
Macaire.
Rassure-toi, Bertrand, dors là-dessus tranquille ;
ce serait tout au plus une affaire civile.
D' ailleurs, si l' héritage est gros, tu trouveras
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assez de défenseurs pour sortir d' embarras.
Vis donc en paix, mon brave, et voyant ce qu' on
gagne
à ce joli métier, commence ta campagne.
Aux trousses des vieillards lance-toi sans délai.
Bonne chasse ! Pour moi je porte mon filet
ailleurs, je me suis trop arrêté dans ma course.
Adieu donc, cher Bertrand ! On m' attend à la
bourse...
Dieu des juifs, guide-moi dans ce divin enfer !
Je vais agioter sur les chemins de fer.
1846 :
LA STATUOMANIE.
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comme aux jours déclinants de l' empire de Rome,
la mode est aujourd' hui de jouer au grand homme,
de se donner, vivant, les airs d' un immortel
et d' avoir comme un saint sa niche et son autel.
C' était peu d' accabler les journaux de réclames
et, par maints tours adroits, maintes secrètes
trames,
d' obtenir de la main d' un pauvre rédacteur
de génie avéré le brevet imposteur ;
c' était peu de remplir et les quais et les rues
d' ambitieux portraits aux mines incongrues,
et de laisser au fond du crâne d' un badaud
l' image d' un tribun et quelquefois d' un sot ;
p34
il fallait mieux encore... un moyen plus solide
qu' un dessin fugitif ou qu' une phrase vide,
aussi le dur granit et le marbre et l' airain
sont-ils venus en aide à l' amour-propre humain.
Comme des champignons, ces pâles cryptogames
que septembre orageux de ses humides flammes
enfante par centaine aux rebords des chemins,
il est né des milliers d' artistes dont les mains
tripotant et gâchant plus ou moins bien l' argile
ont fait d' un art sublime une chose futile,
et mis de Phidias les outils respectés
au service banal des moindres vanités.
De là tous ces messieurs aux poses drôlatiques
dont le bronze encombra si longtemps nos boutiques,
cet amas de chanteurs, de danseurs et d' acteurs
étalant fièrement leurs toupets séducteurs,
tous ces fils de Dantan, vrais monstres de pagode,
dont le regard me fut tant de fois incommode
et dont j' eusse voulu délivrer la cité
si parmi ses suppôts Delessert m' eût compté.
Pardieu ! N' était-ce pas bien assez de Versailles,
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ce grand Capharnaüm de sanglantes batailles,
où l' on trouve avec peine entre tant de tableaux
les portraits réussis de quelques vrais héros !
Encor si ce faux goût, cette rage de plâtre,
cet amour effréné du bronze et de l' albâtre,
n' affligeait que Paris, ce serait demi-mal ;
mais le pays entier est sous le vent fatal.
Paris élève un trône à son enfant, Molière,
ailleurs il ne faut pas demeurer en arrière,
et voilà subito tout arrondissement,
ô province ! Qui veut avoir son monument.
Qui jamais eût pensé que la reconnaissance
d' une contrée irait jusqu' à l' extravagance
d' ériger, en retour d' un aimable caquet,
une statue en pied au bel esprit Gresset !
Certes, Parmentier fut homme utile en sa sphère,
il apprit à manger de la pomme de terre.
Le service est très-grand, mais pour ce fait humain
fallait-il comme un dieu le couler en airain ?
Hélas ! Il est si dur de voir son forum vide
et toujours recouvert d' une poussière aride,
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lorsqu' au milieu du sien la ville d' à côté
vous dresse un de ses fils en général sculpté,
un brave qui servit quinze ans sous le grand homme
et n' eut peut-être bien d' autre mérite en somme
que celui de sabrer, front vulgaire et coeur chaud
plus encore au butin qu' aux périls de l' assaut !
N' importe, on a son homme, et sans désavantage
on figure au livret du flâneur qui voyage ;
et puis, dans les grands jours, c' est un thème tout
fait
pour les bredouillements d' un maire ou d' un préfet.
Vraiment, on ne sait pas dans combien de bévues
peut tomber le pays par amour des statues.
Aux marmitons bientôt l' on en accordera ;
comme la croix d' honneur, tout le monde en aura.
Mais, dit-on, le pouvoir est là pour mettre en
bride
les excentricités d' une mode stupide.
Le pouvoir ? Allons donc ! Il a dans ce moment
autre chose à penser qu' à faire un règlement
pour garder le pays d' une pente fatale,
tenir en juste accord l' art avec la morale.
D' ailleurs ne vit-on pas en pleine liberté ?
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Et pourvu qu' à l' état il ne soit rien quêté,
chacun peut honorer qui lui plaît... ô Voltaire !
Si ton esprit encore habitait cette terre,
comme il rirait de voir le bon peuple gaulois,
jaloux de se pourtraire à l' exemple des rois !
ô Welches ! Dirais-tu, puisqu' aux races futures
vous voulez sûrement transmettre vos figures,
donnez-vous ce plaisir, allez même à Paros
puiser l' élément pur d' où tant de fiers ciseaux
tirèrent l' idéal de notre forme humaine
et d' où sortit un jour la blanche Anadyomène.
Pour vous rien de trop beau, rien de trop précieux :
posez-vous en guerriers, en prophètes, en dieux ;
prenez six pieds de taille et des crânes énormes ;
couvrez-vous de manteaux ou laissez voir vos formes ;
soyez tels qu' il vous plaît d' être vus... mais
jamais
ne soyez ressemblants, car vous êtes trop laids.
publié en 1850.
LE SECRET DE BIEN DES GENS.
p41
l' atelier du Titien à Venise. Le peintre est à
son chevalet, et l' Arétin dans un fauteuil pose
pour son portrait.
Arétin.
Oui, compère, le fait qu' on vous a rapporté
est vrai sur tous les points. Strozzi, dans le
côté,
hier soir fut salué par un bon coup de dague,
près saint-Jean et saint-Paul... et, pour être
moins vague,
c' est de moi qu' il le tient par procuration.
p42
J' ai dû répondre fer à qui parlait bâton :
ce coup rabaissera quelque peu sa jactance.
Titien.
Mais, seigneur Pietro, quelle affreuse existence
que la vôtre ! Toujours être en butte au gourdin,
ou bien être obligé d' armer un spadassin
pour se garder des gens... c' est un rude dilemme.
Ne pourriez-vous résoudre autrement le problème
et dépenser l' esprit dont Dieu vous a doté
autrement qu' en injure et qu' en obscénité ?
Ne vous trompez-vous pas, en prenant cette allure,
sur le but de la vie et sur votre nature ?
Arétin.
Non, compère, mon pied ne porte pas à faux ;
je sais ce que je fais, je sens ce que je vaux
et vois sous leur vrai jour les objets de ce monde.
Jeté par le hasard sur la machine ronde,
p43
avec le vide en poche et le mépris des miens,
j' en fais payer la chance à mes concitoyens.
Peut-être pensez-vous que les terrestres choses
sont aptes à durer et, comme fraîches roses,
faites pour refleurir un jour en quelque éden,
alors vous vous réglez là-dessus, et c' est bien.
Mais moi je n' y crois pas : je suis sûr, au
contraire,
que notre pauvre corps, ce bahut de misère,
est un étui trop sale et trop matériel
pour en soi renfermer un esprit immortel,
que tout meurt avec nous et que, ce que l' histoire,
les lettrés, les niais nomment du nom de gloire,
n' est que fumée errante un siècle ou deux à l' oeil
et dans l' éternité submergeant son orgueil.
Si nature m' avait créé comme le Tasse
sans estomac, sans reins, triste et blême de face,
j' aurais pu comme lui vivre de rêves creux,
de fruits confits, d' eau pure et d' amours
langoureux ;
mais bâti comme Hercule et d' un sang plein de
flammes,
aimant ce que la vie a de meilleur, les femmes,
les écus et le vin, comme un moine cloîtré,
p44
l' âme toujours au ciel et le corps macéré,
je ne pouvais user mes jours en abstinences :
je suis d' un autre bois. -voyez nos excellences,
les ducs et les prélats et tous nos batailleurs :
ils pratiquent la vie en habiles jongleurs ;
grâce à leur rang, leur glaive et leurs fausses
paroles,
elle est pleine d' aisance et de voluptés molles :
et pourquoi n' en ferais-je autant de mon cô
avec l' outil qu' aux mains le destin m' a planté ?
Je ne suis ni guerrier, ni prêtre, ni de race
princière, mais je suis homme d' esprit, d' audace,
et cela me suffit : ma plume et mon cornet
sont de force à m' emplir la panse et le gousset.
Guttemberg ne sut pas, en créant sa machine,
tout ce qui s' y trouvait de puissance divine.
Moi seul l' ai bien compris : un chiffon de papier
me fait, quand je le veux, maître du monde entier.
Avec ce talisman, vrai talisman de fée,
j' ai l' existence large, éclatante, étoffée,
un palais magnifique au bord du grand canal,
une table égalant celle d' un cardinal,
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des meubles, des habits d' une élégance exquise
et pour amour les corps les plus beaux de Venise,
non pas deux, non pas trois, mais trente ; puis je
vois
se courber à mes pieds les envoyés des rois,
et, pour que rien ne manque à mon désir avide,
le dieu de la couleur, Titien le splendide,
fait de ses nobles doigts en ce jour enchanté
passer ma face auguste à la postérité.
Titien.
C' est faiblesse qu' un jour à mon talent peut-être
on pourra reprocher.
Arétin.
Faiblesse, non, cher maître,
dites du savoir-vivre et de l' habileté.
Au fait, voyons la chose avec sa nudité.
Pour moi vous n' avez pas abondance d' estime,
un grand fonds d' intérêt, mais vous craignez ma
rime
p46
et tout doucettement vous me faites la cour,
pour que sur vos tableaux mon esprit, en retour,
fixe l' attention des puissances du monde.
Sans doute la science est chez vous très-profonde,
votre génie est beau ; mais on le saurait moins
si de ma verte muse il n' occupait les soins,
et si ma plume ainsi qu' une trompe sonore
à tous les connaisseurs, du couchant à l' aurore,
ne le proclamait tel, c' est là du jugement.
Mais moi, je montre aussi quelque discernement
en sachant vous frapper l' âme d' un peu de crainte ;
car si j' étais pour vous une cervelle empreinte
des fadeurs du Parnasse, un rimeur doucereux,
point n' aurais-je espéré que le pinceau fameux,
qui vêt de pourpre et d' or les princes de la terre,
voulût bien retracer les traits d' un pauvre hère.
Titien.
Ce que vous dites là n' est point sans vérité,
et vous touchez mon faible, ami, la vanité.
p47
Oui, dans cette carrière aux chances incertaines
où je cours, j' aime mieux votre amour que vos haines.
Ce n' est pas qu' à part moi je ne sois convaincu
de ma force et certain qu' au vrai beau revenu
le monde en l' avenir ne me rende justice ;
mais je ne me sens pas né pour le sacrifice,
ni fait, sauf à m' en voir récompensé plus tard,
pour contenter mon coeur du seul travail de l' art.
Je veux être applaudi d' une façon notoire
moi vivant, et tirer gros profit de ma gloire.
Point ne faut, à ce compte, être en hostilité
avec un Apollon aussi plein d' âpreté
que le vôtre... on sait trop que dans les faits
suprêmes
de l' art bien peu de gens vont jugeant par
eux-mêmes,
et comme il est facile en l' océan des sots
de couler un artiste avec quelques bons mots.
Cependant, quoique un bout d' égoïsme apparaisse
dans les bons sentiments que pour vous je professe,
croyez bien qu' il s' y trouve aussi désir ardent
de vous voir désormais plus sage, plus prudent,
plus glorieux enfin que vous n' avez pu l' être.
p48
Arétin.
Ce désir-là, seigneur, me touche et me pénètre.
Titien.
Vous voyez qu' avec vous je ne me cache pas
et dis vrai : j' admets donc que parti de très-bas,
sous le mépris des gens, sans guide et sans
ressource,
pour prendre votre élan et porter votre course
au sommet fabuleux où vous êtes monté,
vous ayez dû combattre avec brutalité,
frapper plus fort que juste et, comme maints
bélîtres,
attaquer toutes gens et casser toutes vitres ;
mais vainqueur aujourd' hui, triomphant et fêté
des riches et des grands et de la royauté,
souverain du public, maître de la fortune,
pourquoi ne pas saisir cette chance opportune,
laisser là le pamphlet et faire à nos neveux
le don de quelque écrit noble et consciencieux ?
p49
Arétin.
Pour de bonnes raisons, cher maître, et la meilleure
c' est que tout mon esprit disparaîtrait sur l' heure,
et que ce bon public, si friand de mes vers,
se boucherait l' oreille au bruit de mes concerts.
Ce qu' on attend de moi c' est de la calomnie,
de l' injure aux puissants, du sarcasme au génie,
c' est le plaisir de rire aux dépens du voisin,
de le voir écumer sous un peu de venin ;
voilà, voilà pourquoi la foule m' idolâtre.
Mais qu' un jour je lui serve un ragoût moins
saumâtre
et moins assaisonné d' ingrédients mordants,
vous verrez si la bête y met le bout des dents...
puis, faut-il l' avouer et vous le dire en face ?
Quand sérieusement au sommet du Parnasse
je voudrais m' élever et maintenir mes pas
au pur sentier de l' art, je n' y parviendrais pas ;
je me connais, je suis peu dupe de moi-même.
Si dans ce que j' écris, soit conte soit poëme,
p50
je me livre sans gêne aux écarts du cerveau,
c' est qu' en moi je n' ai pas la faculté du beau,
le sens d' un esprit juste, et que ma fantaisie
n' est rien qu' extravagance et folle poésie.
Quand, pour rendre les tons de mon style plus vifs
et plus piquants, je fais des colliers d' adjectifs,
que j' enfle et je nourris jusques à la pléthore
les maigreurs de ma phrase avec la métaphore,
ou que de leur vrai sens je détourne les mots
et leur fais contracter les hymens les plus faux,
enfin, lorsque plongeant aux bas-fonds populaires
j' en tire effrontément les tours les plus vulgaires,
croyez-vous que j' ignore, en écrivant ainsi,
que j' offense la règle et le goût ? ... pardieu si,
je le sais, et très-bien ; mais il faut aller vite,
étonner le commun par un trait insolite,
lui donner pour du neuf et pour du feu divin
des lazzis de taverne et des mots d' arlequin...
je n' ai point de génie, et si dans mon audace
je prétends égaler l' Arioste et Le Tasse,
je mens et du public j' outrage la candeur.
p51
Titien.
C' est aussi là le fait de plus d' un barbouilleur
que les faveurs des sots encouragent à peindre ;
au juste, au naturel ne pouvant pas atteindre,
ils recherchent l' effet, et leur crayon outré
tombe dans le bizarre ou dans l' exagéré.
Arétin.
Impuissance est le mot de leur folle peinture
plus encor qu' elle n' est un travers de nature.
Titien.
Je le crois. -mais, seigneur, ne redoutez-vous pas
que ce style par vous jugé fantasque et bas
ne rebute, et que las de vos façons d' écrire
le public à la fin ne veuille plus vous lire ?
Alors abandonné de son rire flatteur
p52
et les échos manquant à votre vers railleur,
que deviendra pour vous cette puissance vaine
dont vous vous targuez tant ?
Arétin.
Je n' en suis pas en peine,
elle a pour fondement quelque chose de mieux
qu' une phrase bien faite, un vers mélodieux :
c' est la malignité, nourriture éternelle
et sûr appui de toute impuissante cervelle.
Caressez l' intérêt, les sens, la vanité,
l' envie au rire faux et plein de cruauté,
vous serez les héros et les dieux de la foule !
C' est dans le vil crottin que s' engraisse la poule ;
c' est avec le fumier qu' on obtient le froment.
Tant que l' homme en son coeur aura quelque
agrément
à voir calomnier et mordre ses semblables,
tant qu' il aura les sens aisément excitables
au tableau croustilleux des voluptés, enfin
tant que l' homme sera méchant et libertin,
p53
je serai craint, flatté comme un roi de la terre
et mieux qu' un front mitré j' y ferai bonne chère.
Titien.
C' est fort possible, vu l' humaine lâcheté ;
mais grâce aussi, seigneur, à cette iniquité,
dès l' instant qu' Atropos vous aura mis en poudre
et fait tomber du doigt votre terrible foudre,
les choses reprendront leur place, et nos neveux
pourraient bien ne garder de vous qu' un nom
fâcheux,
celui d' un...
Arétin.
Achevez, dites le mot, compère ?
Celui d' un impudent, d' un bandit littéraire
vous détroussant le monde une plume à la main
comme un reître embusqué sur le bord du chemin !
Je sais ce que de moi le prochain pourra dire,
mais j' en ris et m' en moque... assez peu je soupire
p54
après les vains honneurs de l' immortalité,
ignorant si Dieu même est en réalité.
Le présent seul, au pied léger comme la femme
et comme elle amusant, est le but qui m' enflamme.
Ainsi quand le rideau sur moi sera tiré,
que le ver sépulcral m' aura tout dévoré,
qu' importe à mon égard la sotte comédie
que sur le méchant bois des tréteaux de la vie
joueront de vertueux baladins ! L' on fera
de mon corps, de mon nom, tout ce que l' on voudra.
On pourra tout salir, le sac et l' étiquette.
L' un aura toujours eu la panse rondelette
le temps qu' il fut debout, et l' autre aura jeté
par ce monde un rayon d' assez vive clarté.
Qui sait ? Peut-être un jour même ferai-je école,
peut-être qu' un sophiste à l' ardente parole,
travaillant le public à mon intention,
aura l' insigne honneur de relever mon nom.
p55
Titien.
Je le vois, vous avez la volonté très-ferme
de rester dans le cercle où votre goût s' enferme,
vouloir triste et je crois d' un exemple fatal,
et qui peut vous causer à vous-même grand mal.
Soit, suivez ce chemin, je renonce à combattre
votre penchant ; d' ailleurs, à force de débattre,
je craindrais de jouer le rôle bête et faux
d' un froid pédant, stérile éplucheur de défauts.
Arétin.
Et c' est bien raisonner, car à l' âge où nous sommes,
cher maître, on change peu les sentiments des
hommes ;
ils reprennent toujours leur courant naturel.
Qu' on tente l' idéal ou le matériel,
chacun, tout compte fait, a ce qu' il cherche au
monde.
à vous donc la fortune en bien-être féconde,
les constantes faveurs d' un public enchanté,
p56
l' amitié des Césars et l' immortalité ;
à moi le bruit d' un jour, les fureurs de l' orage,
à moi les vils surnoms, les haines et l' outrage,
mais de l' or, du plaisir, et mon portrait enfin
du pinceau le plus vrai qu' ait produit l' art divin.
publié en 1855.
LA BONNE TACTIQUE.
p59
un matin, dégoûté de la rime indocile,
dans un coin populeux de notre grande ville
j' errais, quand tout à coup s' élève une rumeur.
Un homme s' enfuyait en criant : au voleur !
Et désignait du doigt la route présumable
que dans son vif élan avait pris le coupable.
Et chacun de bondir vers l' endroit qu' il montrait :
mais lui par un détour à l' opposé courait,
laissant s' évertuer le menu populaire
après l' ombre du gueux qui n' était que chimère.
Le vrai voleur, c' était lui-même... et par son mot,
le drôle ! Il avait mis tout le monde en défaut...
p60
or, comme j' admirais ce tour de passe-passe
et comme on en impose à l' ignorante masse,
à part moi je me dis : au monde des salons
que de pareilles gens aujourd' hui nous voyons !
C' est le jeu, par trop sot serait le personnage
qui se présenterait sans un masque au visage
dans ce champ de lumière et de publicité
où vit si follement notre société.
Que veut-on ? Usurper l' honneur et les hommages
naturellement dus à la vertu des sages ;
non, ce but de nos jours n' agite point le coeur
et l' on a peu souci de paraître meilleur.
Ce qu' on cherche plutôt, c' est un bon artifice
qui permette à chacun de suivre en paix son vice,
sans craindre le scandale et les cris indiscrets
des gratteurs de papier, des faiseurs de caquets.
Pour cela de la règle on revêt l' apparence
et, sous ce domino de parfaite décence,
dans le raout mondain, jusqu' aux derniers moments.
On donne libre cours à ses débordements.
Ainsi, sans rappeler la commune rouerie
p61
de tous ces fins escrocs de bonne compagnie
qui savent attirer votre or de leur côté
en se donnant des airs d' austère probité,
que d' autres vont mettant la recette en usage !
Don Juan est marguillier et pousse au mariage.
Valère le joueur, héros du lansquenet,
qui sur le tapis vert de son tripot secret
du Pactole vingt fois épuiserait la source,
déclare à tout venant qu' il faut fermer la bourse.
Phryné, riche du bien de plus de vingt amants,
et le cou ruisselant d' or et de diamants,
s' irrite à tout propos du luxe des lorettes
et demande un décret qui borne leurs toilettes.
Puis l' on entend l' avide et gras Trimalcion
tonner contre la table et sa profusion.
Soulouque larmoyant flétrit la tyrannie,
et Basile indigné crie à la calomnie.
1856.
UN DINER D'ANGES.
p65
nouvelle interprétation d' Horace :
Paris présente aux yeux des contrastes étranges ;
on y voit les démons parler comme des anges
et les anges souvent vivre de la façon
la plus habituelle aux enfants du démon,
dans toutes les douceurs que donne la richesse,
le monde, le confort et la charmante ivresse
des fins repas... un jour de cet hiver dernier,
je reçois d' un des miens une invite à dîner.
C' est un homme savant et de ferme droiture,
riche, des mieux placé dans la magistrature,
p66
mais un peu simple et, bien que fort pieux, trop
chaud
pour les coureurs d' église et le monde bigot.
N' importe, au jour marqué par son billet aimable,
chez notre amphitryon, en habit convenable,
je me rends, et voilà qu' un superbe salon
m' ouvre sa porte au cri d' un laquais à galon.
Là, dans un bon fauteuil, près de la flamme active
d' un foyer monstrueux dont la chaleur ravive,
tout en causant avec mon hôte un peu distrait,
j' attends que des dîneurs le cercle soit complet.
L' attente n' est pas longue... à fort peu
d' intervalle
des invités paraît la bande triomphale.
Le premier qu' on annonce est un gros réjoui
à l' oeil vif, au teint frais, au rire épanoui,
masque de bon vivant chauffé de rouge antique,
qui jubile et s' incline au nom de : cher critique !
Le second, salué par mon parent trois fois,
est traité de plus haut : une broche de croix
étincelle au-dessous de sa blanche cravate :
c' est quelque grand seigneur et même un diplomate.
Derrière lui surgit, du fond d' un paletot
p67
doublé de molleton bien douillet et bien chaud,
un long profil blafard, sec, à la lèvre mince,
qui s' avance de l' air d' un pontife ou d' un prince,
et dont le salut roide et le regard hautain
décèlent un grand clerc, un saint Thomas
D' Aquin.
Pour faire le contraste un monsieur en moustache
entre sur ses talons ; ses cheveux en panache
se dressent, un habit d' un goût neuf et coquet
emprisonne ses reins comme dans un corset.
Un pantalon collant lui dessine la cuisse ;
on dirait à le voir un lion de coulisse.
Le cercle à son abord est tout empoison
d' une senteur de musc qui vous brûle le né.
Enfin, le front suant, couvert d' un rouge tendre,
honteux et tout confus de s' être fait attendre,
se glisse un petit homme à l' imberbe menton,
un abbé d' autrefois, un reste du vieux ton,
qu' à ses saluts nombreux et sa mine discrète,
comme l' a dit Boileau, je reconnus poëte.
Les convives présents, dans le lieu du festin
p68
nous passons ; en marchant, tout heureux, mon
cousin
me dit : " tu vois la fleur des esprits catholiques,
mon cher, écoute bien ces bouches angéliques :
leur pensée est solide et leur parler divin. "
le service était beau, plats d' argent, damas fin.
On s' assied, et d' abord circule le madère ;
mon convive de gauche en dégustant son verre
adresse la parole au blond poétereau :
" eh bien, cher Sannazar, à quand le saint Bruno !
Le chef-d' oeuvre attendu ne se dévoile guères.
-et vous, cher Théophraste, à quand vos
caractères ?
Ce que l' on en connaît est d' un si haut ragoût
que nous avons au coeur grand appétit du tout. "
et voilà de nouveau ces héros de Molière
se jetant par le nez tout le vocabulaire
des fades compliments en mots pharamineux :
" on n' est pas plus piquant ! -on ne chante pas
mieux ! "
mais un vaste turbot fait à point son entrée
pour finir l' embrassade et la phrase sucrée
des deux lettrés ; alors, les yeux sur le morceau,
chacun de s' écrier en choeur : " ah ! Que c' est
beau !
p69
-je ne crois pas, dit l' un, que la superbe bête
pour laquelle un César fit si grave requête
aux sénateurs de Rome ait valu ce poisson.
-eh, eh ! Domitien... ce prince avait du bon,
repart le diplomate à la langue affilée ;
il savait se moquer des bavards d' assemblée,
seulement, il usait trop souvent du bourreau.
-messieurs, dit à l' instant l' homme aux parfums, le
beau,
en donnant un grand coup de couteau sur la table,
ne faisons pas trop fi de l' homme respectable
qui se nomme Bourreau ; nous ne pourrions sans lui
manger en sûreté le dîner d' aujourd' hui.
-c' est vrai, répond la troupe. -hier, j' étais
en visite
chez la marquise D, coeur tendre, esprit d' élite,
pour la désennuyer je lui lus tout d' un trait
le portrait merveilleux qu' un grand homme en a fait.
Elle fut renversée, étourdie et ravie,
elle n' avait rien lu de si beau de sa vie.
-pardieu, je le crois bien, dit le fils
d' Apollon,
c' était du pur De Maistre. " au bruit de ce grand
nom,
ainsi qu' au fond des bois le cri d' un chien qui
jappe
p70
est soudain répété par les échos qu' il frappe
quatre ou cinq fois, ainsi de nos gosiers béats
De Maistre fait jaillir un torrent de hourras.
" quel homme, quel lutteur ! Quelle ironie amère !
-comme il vous flanque à bas ce drôle de
Voltaire !
-Jean-Jacques, Montesquieu, ces donneurs de
leçons,
auprès du savoyard sont de vrais polissons ! "
et mille autres propos ; mon cousin pâmait d' aise,
à chaque trait ses yeux scintillaient comme braise,
il ne dégorgeait mot, mais je voyais son oeil
de temps en temps vers moi tourner avec orgueil
semblant me dire : eh bien ! était-ce raillerie
quand je te promettais si fine compagnie !
Je ne décrirai pas les différents morceaux
qui nous furent servis tant refroidis que chauds ;
hure de sanglier cuite à la bohémienne,
côtelettes d' agneau, dinde à la parisienne,
truffes du Périgord ; je ne parlerai pas
non plus des entremets couronnant le repas,
pois verts au naturel et gelée à la fraise,
p71
croque-en-bouche, babas, crème à la polonaise ;
pour dignement louer ce service excellent
il faudrait un Berchoux... je n' ai pas son talent ;
je viens donc au dessert ; il apparaît splendide,
du champagne escorté ; l' homme à face livide,
notre penseur profond qui n' avait pas encor
pris langue, dit d' un ton de saint Jean bouche
d' or :
" permettez moi, messieurs, en dévoué confrère,
de vous faire présent à tous d' un exemplaire
du livre que je vais donner sur la douleur.
-la douleur ! Ah ! Vraiment, répond la table en
choeur,
quel superbe sujet ! -oui, messieurs, c' est le
thème
que je viens de traiter avec un soin extrême.
J' en ai sondé le fond d' un regard plein d' amour,
saisi tous les côtés, et le contre et le pour,
et du tout j' ai conclu que rien sur cette terre
à notre avancement n' était plus nécessaire.
Vous jugerez, messieurs, mais je crois avoir fait
de mon mieux et toujours être demeuré vrai.
-admirable, bravo ! Dit chacun à la ronde.
La douleur, la douleur ! C' est la bêche féconde
p72
qui, délivrant nos coeurs des penchants vicieux,
les prépare à mûrir la semence des cieux ;
c' est le divin creuset où sur l' ardente flamme
le fer devient acier... c' est la trempe de l' âme...
sans elle nous serions moins que des animaux,
des mollusques grossiers, de fades végétaux... "
c' était à qui mieux mieux : d' un moment de silence
je profite à mon tour pour doter l' assistance
de mon mot, et je dis : " messieurs, pour moi, de
Dieu
en créant la douleur j' ignore encor le voeu,
mais je le bénis fort de sa pitié des hommes
et d' avoir fait couler sur le globe où nous sommes
tant de flots de bon vin afin de l' y noyer... "
mon mot lâché, j' attends l' effet du plaidoyer.
Hélas ! On aurait dit qu' une flamme effroyable
du feu d' enfer venait de tomber sur la table.
Tous les yeux aussitôt se dirigent vers moi
étonnés, inquiets, comme saisis d' effroi ;
il semblait que je fusse une horrible vipère,
un scorpion mortel... j' étais plus, un faux frère
faufilé dans la bande on ne sait trop comment,
p73
pour y porter le trouble et l' empoisonnement.
Je voyais dans les yeux s' amasser la tempête,
des cris, peut-être bien quelque verre à la tête ;
redoutant pour lui-même une part des éclats,
mon cousin tout penaud regardait dans les plats.
Pourtant, grâce à l' entrain de notre gros critique,
la chose prit un air moins lugubre et tragique.
" monsieur en est encore au Dieu des bonnes gens,
c' est un peu vieux, dit-il, mais soyons indulgents :
un jour, comme plus d' un il brisera l' idole
de son printemps ; pour nous, reprenant notre rôle,
à notre ami portons une santé d' honneur.
Au noble historien de la sainte douleur,
au poëte inspiré de la grâce suprême
qui, tous, nous doit sauver par un second baptême,
gloire, hommage, succès ! " -et levant dans les cieux
son verre étincelant du jus délicieux,
il le vide d' un trait ; ce magnifique exemple
est soudain imité par les anges du temple,
et la table bientôt n' est plus qu' un cliquetis
de verres ballottés, de vivats et de cris,
p74
parmi lesquels pourtant j' entends à mes oreilles
tinter d' étranges mots et des phrases pareilles
à celles-ci : -" la ligue avait bien sa raison...
vivent les fils d' Ignace et l' inquisition ! "
connaissant trop l' effet de ma courte harangue,
je n' étais plus d' humeur à jouer de la langue
dans ce tohu-bohu, puis je ne voulais pas
affliger le cousin d' un nouvel embarras ;
je pris donc le parti de demeurer en place
bouche close, écoutant d' un sang-froid tout de glace
tomber le flot vineux des grotesques rumeurs
qu' épanchait le gosier de ces gais festineurs.
Cependant je cherchais sourdement en moi-même
un honnête moyen, un décent stratagème
pour fausser compagnie à notre Amphitryon.
Il se montra bientôt. Dès l' instant qu' au salon
tout le monde passa pour achever la fête,
entre le moka noir et la blanche anisette,
je saisis mon chapeau ; puis, d' un pied clandestin
m' esquivant, de mon toit je repris le chemin,
p75
non sans rire parfois au feu des réverbères
de ce grave troupeau de Sénèques austères
que j' avais vus, suivant le poëte Victor,
boire si joliment le falerne dans l' or.
1856.
UNE SOIREE D'ESPRITS.
p79
ami lecteur, voici ce que l' on m' a conté.
Fort étrange est le fait, plaisante l' aventure ;
mais quel qu' en soit le fond, par Apollon, je jure
que mon cerveau malin n' en a rien inventé.
" mesdames et messieurs, attention, silence !
Notre colloque avec l' autre monde commence. "
et, dans l' obscurité d' un demi-jour discret,
tout autour d' une table, en un cercle muet
groupés, les invités, fixes, bouche béante,
d' actes surnaturels demeurent en attente.
p80
Le pontife au milieu, l' oeil ardent, le front haut,
s' agite et tend les mains... bientôt un soubresaut
et des craquements sourds de la table inspirée
annoncent les esprits. -la phalange sacrée
qui veut bien visiter, ce soir, ce beau salon,
c' est Jeanne D' Arc, saint Paul, Moïse et
Fénelon ;
rien que cela, les coeurs vraiment les plus
sublimes
et les plus forts penseurs que sur les hautes cimes
ait jamais éclairés la lumière des cieux.
Que n' espère-t-on pas d' esprits si glorieux !
Ils parlent... et pourtant de ces augustes bouches
il ne sort que discours incohérents et louches,
centons plats, lieux communs, sans style et sans
couleur,
indignes de ces gens de génie et de coeur.
N' importe, on s' extasie à leurs pauvres oracles,
et l' on applaudit fort le faiseur de miracles.
Celui-ci, tout en feu, s' évertue et promet
prodige sur prodige ainsi que Nicolet,
une apparition et la touche vivante
même des mains d' un mort... une bonne croyante
qui siége devant lui prend flamme et dit soudain :
p81
" monsieur, si je pouvais sentir encor la main
de feu mon pauvre frère, ah ! Je serais heureuse
d' en devoir à vos soins la faveur merveilleuse !
-madame, il sera fait selon votre désir.
Sous la table veuillez allonger et tenir
votre main, et bientôt la main tant souhaitée
s' y joindra. " la croyante, ébaubie, enchantée,
obéit, et le coeur plein de trouble et d' espoir
attend l' attouchement ; en effet, dans le noir,
elle sent sur ses doigts une peau véritable
glisser... en son bonheur, et c' est bien concevable,
elle veut à son tour presser la tendre main,
et la voilà, d' un coup intrépide et certain,
qui retient le poignet fraternel au passage.
Hélas ! Hélas ! La main saisie avec courage
n' était pas une main, mais un pied nu, sans bas,
pied d' homme, très-vivant et qui ne bougeait pas.
Aussitôt un grand cri retentit dans la salle,
tellement déchirant que tout ému, tout pâle,
chaque assistant en a sur son siége bondi.
La dame en entendant cet effroyable cri
p82
lâche son pied, chacun se lève, on fait lumière ;
et tous de rechercher la cause singulière
d' un tel bruit. Que voit-on ? Sur sa chaise, pâmé,
le pontife étendu, muet, inanimé.
On lui tape les mains, on lui mouille la tempe ;
et notre homme bientôt aux clartés de la lampe
se réveille, s' étire et d' un air plein d' effroi :
" qu' est-ce ? Où suis-je ? Mon Dieu ! Suis-je encore
bien moi ?
-qu' avez-vous ? Lui dit-on. -hélas ! Dans
l' assistance
il a dû se commettre une grosse indécence
à l' endroit des esprits, si bien qu' en sa douleur
l' un d' entre eux m' a frappé d' un coup si fort au
coeur
que j' en ai cru mourir... mais, je le sens, la vie
m' est encore laissée, et je l' en remercie.
Une autre fois soyons moins imprudents ; ce soir,
nul esprit ne voudrait se laisser entrevoir.
La séance est levée. " et, la mine refaite,
notre compère prend la poudre d' escampette.
L' assemblée à son tour s' écoule peu à peu,
pérorant, discutant, expliquant avec feu
p83
le cas du médium... quant à la pauvre dame,
auteur fort innocent d' une si noire trame,
elle n' y comprend rien, et dit : " c' est singulier !
La main que je tenais, pourtant, c' était un pied... "
1858.
LE REVE DE MONSIEUR PRUDHOMME.
p87
ma femme, apportez-moi vite mon encrier
et mes plumes, je veux coucher sur le papier
le rêve éblouissant de grandeur et d' aisance
que je viens tout d' un coup de faire pour la France
ainsi que pour le monde ! ... assis au champ de
Mars
ce matin, je voyais sous nos fiers étendards
manoeuvrer bravement les fils de la patrie.
Cavaliers, fantassins, sur la terre pétrie
avançaient, reculaient, piétinaient, galopaient,
se tournaient, se croisaient, ou se développaient
en colonnes, en cercle, en parallélogramme,
épuisant, comme on dit, tous les tons de la gamme
p88
dans l' évolution de leurs différents corps ;
merveilleux mannequins à faciles ressorts
dont un seul cavalier au milieu de la plaine
faisait mouvoir les fils d' une main souveraine.
Quand ils eurent tous bien volté de cent manières,
haletants, écumants et blanchis de poussière,
un mouvement d' arrêt de la main, quelques mots
mirent soudainement cette foule en repos.
Et tous, chefs et soldats, oubliant l' exercice
et les rudes labeurs de la poudreuse lice,
vinrent à la cantine, alertes et gaîment
fêter la vivandière et son doux fourniment.
Quel sublime spectacle, et comme ma pensée
à bon droit avait lieu par lui d' être exercée !
Je me disais : vraiment nous sommes bien niais
d' aller si loin chercher et l' ordre et le progrès.
Républicains fougueux, farouches communistes,
doux saint-simoniens, élégants fouriéristes,
utopistes hardis qui depuis cinquante ans
cassez plus d' une tête et ruinez les gens
pour leur fournir plus d' aise et les mieux faire
vivre,
p89
sans avoir la hauteur d' esprit qui vous enivre,
et sans m' être donné surtout autant de mal,
j' ai trouvé le grand mot de l' ordre social,
c' est l' armée... oui, vraiment, tant que son beau
système
n' aura pas transformé la famille elle-même,
la terre ne sera qu' un horrible chaos,
un sol sans consistance et jamais en repos.
Vous riez de mon dire, ô Madame Prudhomme !
Mais ce profond discours n' est point d' un mauvais
somme
le cauchemar fantasque et le rêve malsain,
c' est un rêve de sens... le bien du genre humain.
Si notre belle France est la reine du monde
elle doit son pouvoir sur la terre et sur l' onde
sûrement à l' idée heureuse dont le nom
est ce magique mot : cen-tra-li-sa-ti-on.
Or, cette idée heureuse a l' armée elle-même
pour incarnation et pour forme suprême.
ô France ! ô mon pays, grand parmi les plus
grands !
Qui ne serait point fier d' être un de tes enfants
quand l' on voit, comme moi, l' exemple que tu donnes
au reste des humains ! -arbitre des couronnes,
p90
reine des nations, continue à marcher
dans la routepremière et sans jamais broncher
tu mis pied vaillamment ! Chaque jour l' industrie
t' apporte les secours de son puissant génie,
ses fils électrisés qui s' allongent dans l' air,
sa bouillante vapeur et ses chemins de fer ;
avec tous ces engins porteurs de la pensée,
vites comme la foudre à travers cieux lancée,
tu dois toucher le but où depuis si longtemps
et par tant de grands rois tu vises et tu tends :
l' enrégimentement de ton beau territoire.
Redouble donc d' efforts, et, jaloux de ta gloire,
tous les peuples du monde imiteront tes pas,
et bientôt brillera le jour aux purs éclats
où l' éternel, du haut de son céleste dôme,
verra le globe entier marcher comme un seul homme.
Quel moment ! J' y crois être en esprit transporté !
C' est alors qu' on pourra dire avec vérité
que notre genre humain n' est qu' un peuple de frères ;
car n' étant plus sujet à passions contraires,
on ne trouvera plus en toute nation
p91
qu' une seule pensée, une seule action.
Des plus grosses cités au plus petit village
la règle en ses réseaux tiendra le sexe et l' âge ;
et, comme au régiment, dans l' intérêt commun,
et pour le juste emploi des forces de chacun,
les lois ordonneront le temps de toute affaire ;
temps pour être au travail et temps pour ne rien
faire,
temps pour garder la chambre et temps pour en sortir,
temps pour dîner, souper, déjeuner et dormir,
temps même... je m' entends.
Madame Prudhomme.
Quoi donc, Monsieur Prudhomme ?
Monsieur Prudhomme.
Suffit... n' est pas besoin, ma chère, qu' on vous
nomme
la chose !
p92
Madame Prudhomme.
Pourquoi pas !
Monsieur Prudhomme.
Puisqu' il vous faut les mots :
temps même pour remplir les devoirs conjugaux.
Madame Prudhomme.
Mais, Joseph, c' est affreux, c' est de la tyrannie,
car enfin... mais si...
Monsieur Prudhomme.
Quoi !
Madame Prudhomme.
C' est une vilenie
que d' imposer aux gens...
p93
Monsieur Prudhomme.
Je reconnais bien là
le bon sens de Moïse alors qu' il s' écria :
le mal en ce bas monde est entré par la femme !
Ce que vous appelez despotisme, madame,
c' est tout simplement l' ordre au suprême degré.
Voyez les animaux ! Pour leur besoin sacré
ils n' ont qu' une saison, celle des fleurs
naissantes ;
mais c' est assez parler de choses transcendantes
que femme ne saurait entendre sans railler ;
brisons là ! ... donnez-moi vite plume et papier
pour que l' humanité, que j' honore et j' estime,
ne perde pas un mot de mon rêve sublime.
1860.
AU BAL DE L'OPERA.
p97
Arlequin et Pierrot se rencontrent au foyer :
Pierrot est seul sur un banc, abîmé dans ses
réflexions.
Arlequin.
Toujours triste, toujours soucieux, cher Pierrot,
et toujours mécontent du monde comme un sot !
C' est un tort, un grand tort : il faut fuir la
tristesse
et faire de chaque heure une charmante ivresse.
Pierrot.
Dans mes pensers je suis la constance elle-même ;
vois mon gilet, mes bas et ma figure blême !
Je suis blanc, toujours blanc comme un lis du
Carmel.
p98
Arlequin.
Quant à moi, mon habit est l' éclatant symbole
de mes goûts fugitifs comme de ma parole.
Jaune, vert, rouge, bleu, blanc et noir, j' ai
vraiment
d' un perroquet bavard le riche accoutrement,
et sur les papillons ma vertu se modèle.
En ce moment ici, demain là, j' ouvre l' aile
à chaque vent qui passe, et vole sans détour
courtiser toute fleur de puissance et d' amour.
Changer est, selon moi, véritable sagesse,
et, comme dit Hégel, ce maître sans second,
dont on n' a pas encor saisi le sens profond,
mon cher, je ne suis pas, mais je me fais sans
cesse.
Pierrot.
Tu dois te fatiguer beaucoup à ce métier,
et je ne voudrais pas même un jour l' essayer ;
changer, changer toujours, mon ami, que de peine !
p99
Suer d' âme et de corps, se mettre hors d' haleine,
et pour attraper quoi ? Pour, la plupart du temps,
pincer des rogatons quand on n' a plus de dents !
Arlequin.
Oui, grand observateur des choses de la vie,
j' en ai bien calculé les chances et j' ai vu
qu' à changer notre temps n' est point toujours perdu,
et qu' on gagne parfois à la palinodie
des places, de l' argent, des décorations,
un fauteuil au sénat, voire à l' académie,
et c' est bien quelque chose, ami, que ces lardons.
Pierrot.
Cela dépend du prix qu' on y met, de l' estime
qu' on en fait. -quant à moi j' aime peu le
sublime,
tu le sais, j' ai des goûts modestes : un bon plat
cuit à point, un flacon de beaune ou de muscat
et les embrassements de ma chère Pierrette,
p100
voilà ce qu' il me faut, tout ce que je souhaite
en ce monde. -pour moi, le reste ne vaut pas
l' effort d' un seul regard, la dépense d' un pas.
Arlequin.
Lorsque le vin est bon, la Pierrette charmante,
ton système, mon cher, n' est pas à réformer ;
mais le vin peut s' aigrir et ta gentille infante
suivre un autre caprice et cesser de t' aimer :
alors que feras-tu dans ta détresse amère ?
Pierrot.
Hélas ! Ce qu' à cette heure encore on me voit faire,
regarder tristement la pointe de mes bas
en attendant l' objet aimé qui ne vient pas.
Arlequin.
Et si ta belle amie au bras d' un autre file
p101
et te laisse en un coin, seul, croquer le marmot,
est-ce que tu serais, par Vénus ! Assez sot
pour demeurer fidèle à cette âme mobile ?
Pierrot.
Mon cher, je ne peux pas changer de naturel.
La constance est mon lot sur ce globe mortel,
et si Pierrette rit de ma tendresse extrême,
je suis homme à l' aimer et l' adorer quand même.
Arlequin.
Bon courage, Pierrot, et surtout du bonheur !
Je te laisse en pâture à la mélancolie,
broie à ton gré du noir, -j' estime trop la vie
pour la couvrir jamais d' un voile de langueur.
Tu vois là-bas ce gros et grave personnage
qui s' avance escorté de deux femmes aux bras,
deux démons babillant et riant aux éclats ?
C' est un homme d' état et du plus haut parage.
p102
Il rentre tout à fait dans mes façons de voir.
En ses opinions politiques, ce sage
a, ma foi, plus souvent passé du blanc au noir
que la lune en un mois n' a changé de visage.
Je pense qu' en amour il a le même usage
et m' en vais donc avec ses deux lutins et lui
achever galamment le reste de ma nuit.
Pierrot.
Libre à chacun d' aller où son instinct l' entraîne ;
des êtres d' ici-bas c' est la loi souveraine,
et la tienne partant... vole de fleurs en fleurs,
ô léger papillon aux brillantes couleurs.
Bonne chance surtout, car en courant les belles
à plus d' un feu follet on peut griller ses ailes !
1862.
NOS RAFFINES.
p105
voulez-vous en voir un ? Tenez, voilà qu' il passe
le nez haut et d' un air disant : faites-moi place ! -
ce n' est plus, comme au temps du sombre roi Louis,
un jeune homme à panache, aux talons enfouis
dans de larges houzeaux doublés de brocatelle,
en pourpoint de velours, en collet de dentelle,
à rapière dressée en-dessous du manteau ;
non, c' est moins tapageur, moins élégant, moins
beau,
mais non moins agaçant ; ce grand chercheur de noise
se présente aujourd' hui d' une façon bourgeoise.
Selon le goût du jour, et souvent très-peu neuf,
son torse est revêtu d' un simple drap d' Elbeuf.
p106
Sur sa lèvre un cigare énormément s' avance,
entre ses doigts un jonc de Verdier se balance,
des gants jaunes aux mains, du vernis noir au pied,
à peu de frais voilà notre homme tout entier.
Quel est-il ? D' où vient-il ? Ah ! C' est là le
mystère !
Ne cherchons pas trop haut, car ce n' est d' ordinaire
que le fils d' un marchand ou d' un courtier marron
qui n' a jamais rien fait et ne s' est trouvé bon
qu' à battre le pavé, qu' à mener grasse vie,
manger chaud, boire frais, en folle compagnie,
et suivre jusqu' au jour sur un divan fumeux
les étranges hasards d' un baccarat fiévreux.
Pourtant devant son nom la noble particule
brille et sur le vélin carrément s' articule.
A-t-il droit d' y prétendre ou bien ne l' a-t-il pas ?
Il n' est point très-aisé de résoudre le cas ;
le fait est qu' il la prend : elle est si nécessaire !
Par elle il se faufile en la bande légère
des prodigues titrés, puis c' est un passe-port
auprès des usuriers, princes du coffre-fort,
des fournisseurs craintifs, des femmes de théâtre
p107
autour de qui son coeur gratuitement folâtre.
D' ailleurs qui là-dessus voudrait le chicaner ?
Aucun-faudrait-il pas soudain se voir mener
sur le pré, comme il dit en style de régence.
Pour lui vertu n' est point ce qu' un vain peuple
pense,
obéissance pure aux préceptes de Dieu.
Payer ce que l' on doit, vivre chaste et de peu
n' est pas son idéal... mais en toute querelle
ne jamais reculer même d' une semelle,
ne se point démentir, eût-on tort mille fois,
et toujours, le ton haut, rendre fève pour pois,
tel est le fin des fins, ce qui le touche aux
larmes.
Le type de l' honneur, c' est l' habile en faits
d' armes ;
l' école de l' honneur, c' est la salle du tir,
où tout brave s' en vient d' adresse se munir.
Qu' il est fier, qu' il est beau lorsqu' une triste
histoire
de duel malheureux le conduit au prétoire !
Comme il pose en docteur devant le magistrat !
Il professe l' escrime, il se montre en état
d' en donner des leçons à la cour elle-même ;
du geste il en décrit plus d' un bon stratagème ;
p108
et s' il parle d' un maître en ce noble métier,
c' est pour dire qu' il est l' ami du grand Grisier,
de l' illustre Grisier ; il sait page par page
le code du duel, rare et profond ouvrage
de feu Chateauvillard, ce Portalis charmant
du bel art d' embrocher son homme galamment.
Il en cite le texte et vivement s' étonne
qu' on connaisse si peu le livre et la personne.
à ce propos, d' un ton légèrement badin,
il blague, c' est le mot, le procureur Dupin,
cet ardent ennemi des manieurs d' épée
et par qui si souvent leur audace est frappée.
Enfin dans son lyrisme il s' écrie avec feu :
" le duel ! C' est, messieurs, le jugement de Dieu !
Sans lui que deviendrait la dignité des âmes ?
Sans lui plus de respect des vieillards et des
femmes ;
il est, comme l' a dit un penseur magistral,
Monsieur Guizot, il est le fait le plus moral
de nos âges nouveaux. Ah ! Si, par trop sévère,
Thémis le veut bannir aujourd' hui de la terre,
il trouvera toujours ouvert à son accès
p109
un asile assuré-le noble sol français... "
tout cela ne serait que grotesque et risible,
si messieurs du plastron et messieurs de la cible
s' éloignaient rarement des cafés et tripots
où leur aplomb se fait admirer par les sots.
Mais cette race, hélas ! Se répand dans le monde ;
en maint riche salon elle pénètre, abonde,
et tient là sous l' ampleur de sa fatui
la place du savoir et de l' honnêteté.
Mieux encore, elle unit la plume à la rapière
et depuis quelque temps s' est faite littéraire.
Héroïques champions des muses, ces bravos
emplissent de leur bruit le sous-sol des journaux.
Là passe le torrent de leur littérature
en incroyable histoire, en lubrique aventure ;
et quand l' invention manque et les laisse à plat,
aux personnalités leur esprit se rabat.
Que d' éreintés alors ! Tout le monde factice
qu' ils fréquentent, rivaux de plume et de coulisse.
Est d' abord le sujet de leurs lazzis mordants ;
puis ils frappent ailleurs, et le fiel de leurs
dents
p110
souvent monte imprimer d' affreuses marques noires
aux respectables fronts de nos plus chères gloires.
Sans réponse pourtant ces venimeux discours
et ces méchants brocards ne restent pas toujours :
il arrive parfois qu' un homme de courage
se lève et, l' arme en main, réprime leur verbiage
en leur flanquant sans art quelque coup bien planté
qui remet les rieurs soudain du bon côté.
Mais c' est assez parler de cette aimable engeance,
finissons... j' ai voulu montrer que la semence
de ces fiers capitans que Callot burina
et que le bon Régnier dans sa verve oublia,
n' est pas toute perdue, et qu' il nous reste encore
quelques échantillons du genre matamore.
1862.
LES EMBAUMEURS
p113
les vieux égyptiens vénéraient fort les morts ;
ils avaient même l' art de soustraire les corps
au travail dévorant de la faux de Saturne.
Ils ne les mettaient point en cendres, dans une
urne,
comme le pratiquaient les austères romains ;
mais, les débarrassant des organes humains
corruptibles, de baume et de fins aromates
ils les bourraient et, par ces choses délicates,
dans le rose granit d' un monument sculpté
leur conservaient longtemps air de vitalité.
Ce secret ne s' est point tout à fait en nos âges
perdu. Non ; de nos jours d' habiles personnages
p114
ont acquis du renom dans cet art sépulcral,
et l' on peut, entre tous, citer Monsieur Gannal.
Mais on fait mieux encor : sur l' âme l' on opère,
sur l' âme rayonnante en son étroite sphère ;
en un mot, on agit sur l' être en plein ressort :
le vif est embaumé tout autant que le mort.
Vous vous moquez ! -moi ? Non. -vraiment ? -je
vous le jure ;
j' observe, et dans le coeur de l' humaine nature
je signale un esprit de ruse et de détour
fort commun et déjà très-ancien, car du jour
où la société s' aiguise et se raffine
dans ses nombreux rapports, l' humanité décline
les actes violents et voile de son mieux
ses défaillances ou ses plans malicieux.
Voyez un peu l' ami dont l' affection baisse
et qui veut déguiser son défaut de tendresse :
il se montre, à l' endroit du coeur qu' il va quitter,
d' une sollicitude à l' impatienter.
Shakspeare l' avait dit, ce grand devin des âmes :
lorsque de l' amitié les admirables flammes
p115
commencent à pâlir, elle redouble d' art
et vous comble de soins, d' honnêteté, d' égard.
La simple bonne foi n' a jamais tant de zèle ;
on n' est point si poli tant que l' âme est fidèle ;
trop de pas, trop de mots sont le signe certain
d' une amitié qui meurt et d' un coeur qui s' éteint.
De même pour l' amant à légère cervelle
qu' un nouveau goût entraîne après quelque autre
belle :
s' il n' est pas un brutal, un horrible goujat,
il ne brisera point ses noeuds avec éclat ;
mais, glissant plus de miel en sa fausse parole,
jusqu' au dernier instant il soutiendra son rôle
d' amant passionné ; ce ne seront alors
que chauds empressements, que sensibles transports,
promesses de plaisirs, baisers, cajolerie,
et même de cadeaux une abondante pluie ;
bref, le jour du départ sera le plus aimant :
embaumement complet du divin sentiment.
Maintenant arrivons aux hommes de l' idée,
à ces graves penseurs dont l' âme est possédée
du seul amour du vrai, soi-disant ; nous verrons
p116
qu' ils usent du même art suivant leurs passions.
Un critique veut-il couper court à la gloire
d' un rimeur trop ardent à remplir la mémoire
de ses concitoyens du doux bruit de ses vers ?
Il cueille pour son front les lauriers les plus verts,
chante le beau printemps de sa verve à tue-tête,
l' exalte outre mesure, et puis après le traite
d' homme usé, de poëte en faillite et glacé ;
il l' embaume en un mot dans son brillant passé.
Et ce délicieux écrivain philosophe
qui n' aime point l' éclat trop tranché d' une étoffe,
et, de purs demi-tons, de nuances épris,
soutient que le vrai n' est ni blanc, ni noir, mais
gris ;
quand tout doucettement il attaque et ruine
un grand culte basé sur l' essence divine
de cet être adorable, étonnant, merveilleux,
qui les faibles aima seul et parla pour eux,
tout en le dépouillant de son nimbe céleste,
il lui garde respect, et, saintement funeste,
il embaume le dieu dans l' éloge exalté
des sublimes vertus de son humanité.
p117
Enfin ces orateurs qui, montés au pinacle
et fiers de gouverner l' empire sans obstacle,
jettent force louange à leurs rivaux à bas,
les croyant à jamais dévolus au trépas ;
encor des embaumeurs, des gens dont la tactique
fait pendant, sur le haut du tremplin politique,
aux manieurs de plume... ô fils des pharaons !
Le temps vous a traités de terribles façons :
il a fauché vos dieux, vos cités et vos temples,
mais il nous est resté de vous de bons exemples ;
et longtemps, bien longtemps, l' art de vos
embaumeurs
trouvera parmi nous de fervents sectateurs.
1864.
UNE REFUTATION D'HORACE.
p121
il me souvient qu' un jour, aux plaines de
l' Ombrie
voyageant, suivant l' us de la vieille Italie,
dans le carrosse lourd d' un lent vetturino,
nous prîmes à mi-route un compagnon nouveau ;
on avait dépassé d' un mille ou deux Spolète,
ville antique et sans peur, la seule qui tint tête
au fameux Annibal. Notre homme dans son coin,
après force saluts, s' assit, puis avec soin
rangeant ses vêtements et fermant la paupière,
s' endormit au roulis du coche dans l' ornière.
p122
Tandis qu' il sommeillait en ronflant doucement,
j' examinai son air et son accoutrement.
C' était un beau vieillard basané de visage,
et sur le front duquel la rude main de l' âge
avait en sens divers tracé maint sillon creux
et semé sur le poil plus d' un flocon neigeux.
Il portait un habit en drap de couleur brune,
culotte également de drap, puis à chacune
des jambes guêtre en cuir montant jusqu' au genou ;
le tout enveloppé depuis les pieds au cou
d' un large manteau brun. Selon toute apparence,
le hasard du chemin m' avait mis en présence
d' un fermier du pays qui, sans autre attirail,
allait dans quelque foire acheter du bétail.
Or, tout en regardant sommeiller le bonhomme,
à part moi je disais : il rêve dans son somme
de vaches, de moutons et du gain qu' il pourra
réaliser ; puis, quand il se réveillera,
le même rêve encore emplira sa cervelle,
ne pensant qu' à grossir d' écus son escarcelle
pour le repos final, et ses jours, un par un,
p123
s' useront jusqu' au terme en ce cercle commun.
Après tout, n' est-ce pas une façon de vivre
comme une autre et qui vaut l' agrément de poursuivre
une rime sonore en son vol vagabond,
souvent métier de dupe ? -arrivés près du mont
où naquit saint François, un moment l' on arrête
pour laisser respirer après si longue traite
les chevaux fatigués ; chacun s' élance à bas
du coche et me voilà debout, croisant les bras,
de long en large allant, flânant ; enfin j' avise
sur le bord de la route une superbe église,
un pieux monument qu' on me dit faire abri
au toit où l' oeil du saint à la clarté s' ouvrit.
La curiosité me poussant, j' y pénètre,
et je ne tarde pas à voir et reconnaître,
parmi les visiteurs de la sainte maison,
mon compagnon de route en fervente oraison.
Il était à genoux et disait sa prière
d' un air si recueilli, de si grave manière
que j' eus vraiment plaisir à contempler un peu
ce vieillard élevant son humble coeur à Dieu.
p124
Bientôt le voiturin au coche nous rappelle.
Nous remontons, et l' on galope de plus belle.
Retrouvant près de moi l' honnête campagnard
et ne lui voyant plus dans l' oeil aucun brouillard,
pour mieux passer le temps avec lui je m' abouche
et m' enquiers de sa vie et de ce qui le touche.
Il me dit qu' il est fils des monts de Norcia,
paysan ombrien, et qu' à Livourne il va
pour langueyer des porcs, telle est son industrie.
Chaque an, à pareil jour, il quitte sa patrie
et descend en Toscane exercer son métier.
Là, plus d' un laboureur, plus d' un riche fermier,
lui donnent de l' ouvrage, et l' argent qu' il en tire,
cent écus à peu près qu' il met en tire-lire
et rapporte au pays, tout le reste du temps,
à vivre lui suffit. Bref, depuis quarante ans,
il n' a jamais manqué de faire son voyage.
Les révolutions au désastreux orage,
les guerres, ont eu beau passer sur son chemin,
elles n' ont entravé ni ses pieds ni sa main.
Pourtant quand viendra l' heure où n' y voyant plus
goutte
p125
et n' étant plus de force à se remettre en route,
il faudra s' arrêter, il laissera sa part
de travail à son fils qui, fort habile en l' art
qu' il exerce, prendra pour lui sa clientèle
et fera subsister sa vieillesse mortelle
jusqu' au jour où du monde il se retirera,
non troppo s' contento della sua vita.
cette dernière phrase à mes oreilles sonne
d' une façon étrange, imprévue, et m' étonne.
J' invite le bonhomme à me la répéter.
Lui, sans malice aucune et sans même hésiter,
me la répète ainsi qu' il vient de me la dire.
Alors de m' écrier : ô mon maître en satire,
Horace, cher Flaccus, je vous prends en défaut !
Si dans quelque recoin de ce monde fâlot,
vous, le fin ricaneur, vous pouviez encor vivre,
comme je vous ferais rayer de votre livre
cette affirmation au verbe trop certain,
que nul n' est ici-bas content de son destin !
n' ai-je pas rencontré même en votre patrie
un homme s' avouant satisfait de la vie,
p126
et cet homme n' est pas un des rares esprits
de la littérature, un des grands favoris
du splendide Plutus, mais une âme chrétienne
peinant au plus bas rang de la famille humaine !
Oh ! La bonne leçon pour tous ces altérés
de richesse et d' honneurs profanes ou sacrés,
tantales inquiets, sans repos et sans joie,
dans l' océan de biens où leur âme se noie,
et qui, chargés de croix, de places et d' honneurs,
meurent rêvant encor de nouvelles faveurs !
Il en est un surtout de cette folle race
que j' eusse avec mon vieux voulu voir face à face,
et le tympan frappé de l' aveu franc et net
que si naïvement ses deux lèvres m' ont fait :
c' est celui dont le pas, du midi jusqu' à l' ourse,
fatigua notre France à le suivre en sa course,
et qui disait un jour au brave compagnon
de sa gloire blâmant sa vaste ambition
et prétendant qu' à Dieu, si Dieu l' eût laissé
faire,
il eût ravi le trône en la céleste sphère :
" cette place, Duroc, point n' en voudrais, ma foi !
p127
Car elle ne serait qu' un cul-de-sac pour moi. "
qui sait ? ... peut-être bien que le terrible sire
aurait mis quelque frein à sa fureur d' empire
en voyant tant de calme heureux sous les dehors
d' un pauvre paysan, d' un langueyeur de porcs.
1864.
MATRIMONIUM.
p131
cher lecteur ! Suis mes pas, entrons dans un
ménage
où, sous la cheminée, on bâcle un mariage ;
prenons place au foyer et voyons un instant
ce qu' on pense tout haut sur ce point important.
La maison est bourgeoise ou noble, peu importe :
aujourd' hui qu' on n' a plus d' écussons à sa porte,
que la fortune a mis son niveau sur les rangs,
le langage et les moeurs ne sont point différents.
-mon ami, dit la femme au père de famille,
il est temps de songer à pourvoir notre fille.
Le Père.
Eh bien, soit. Tu connais Acaste, il a du bien,
p132
trois frères sans enfants, un nom qui vaut le mien ;
il ne prendra que peu... c' est vraiment notre
affaire.
La Mère.
Mais il est, cher ami, presque sexagénaire.
Le Père.
Tant mieux, c' est un motif pour qu' il ne soit pas
fou
et ne croque son bien jusques au dernier sou.
La Mère.
Monsieur Georges, ami, me plairait davantage ;
il a trente ans au plus, barbe noire au visage ;
c' est un joli valseur et des plus complaisants
à promener au bal les ennuis des mamans.
Il pourrait devenir receveur ou notaire.
p133
Le Père.
Sans doute avec l' argent de son futur beau-père,
car il exigerait une très-grosse dot.
Ma femme, ce n' est pas le mari qu' il nous faut.
D' ailleurs, réfléchissons ; est-il juste à notre
âge
de faire de nos biens l' aventureux partage,
de nous mettre à la gêne, et pour nos chers
enfants
de borner nos plaisirs ? Songeons à nos vieux ans.
C' est le premier parti, crois-le bien, qu' il faut
prendre,
et c' est Acaste donc qui sera notre gendre.
Sa fortune est solide, et le monde le tient,
dans tous les sens du mot, pour un homme de bien.
Par lui nous assurons le sort de notre fille...
sur ce, l' on a mandé l' innocente Camille.
Comme un mouton craintif, front bas, sein agité,
elle vient. -mon enfant, ton sort est arrêté ;
tu vas te marier. -mon père. -oui, ma belle,
dans le monde aujourd' hui tu prends place réelle,
p134
tu comptes désormais ; ta bonne mère et moi
d' un excellent époux avons fait choix pour toi.
Il n' est pas jeune, non, il passe les cinquante ;
mais il possède au moins vingt mille écus de rente.
Il n' est pas beau non plus, mais honnête est son
nom ;
c' est un homme sensé, de convenance et bon.
Heureuse il te rendra bien mieux que cette folle
jeunesse qui n' a rien que fadeurs en parole ;
puis il te donnera voiture, mon enfant.
Et, pesant à dessein sur ce mot triomphant,
le bonhomme poursuit : tu sens, ma chère fille,
que, lorsqu' un tel honneur est fait à ta famille,
il serait de ta part peu digne et mal séant
de le refuser... non, ton coeur obéissant
recevra de nos mains ce mari tutélaire
comme le plus beau don que nous puissions te faire.
L' innocente Camille à ce discours nouveau
baisse encor plus le front, rougit comme un pavot,
reste tout immobile et comme sans entendre,
puis, à mots étouffés qu' on a peine à comprendre,
p135
bégayante, elle dit : -chère maman, papa,
je ferai, soyez sûrs, tout ce qui vous plaira...
on la rebaise alors, on l' appelle chérie,
on rejoue avec elle une scène attendrie,
on pousse des soupirs, des plaintes, des hélas !
Comme si Lachésis vous l' enlevait des bras.
Puis, Dieu béni d' avoir une enfant si charmante,
si douce à ses parents et tant obéissante,
on la renvoie enfin en son appartement
réfléchir tout à l' aise à ce grand changement.
Maintenant avec elle en cette solitude
pénétrons et voyons quelle est son attitude...
d' abord tout étourdie et toute hors de soi,
les deux seins palpitants de surprise et d' émoi,
elle se laisse aller au long d' une couchette,
et là, dans l' oreiller plongeant sa blonde tête,
elle y verse à long flot un déluge de pleurs.
Mais bientôt de ses yeux tarissent les humeurs,
et soudain à l' esprit sa nouvelle existence
apparaît, se dessine et prend corps ; elle pense
à ce monsieur âgé qu' elle ne connaît pas.
p136
Et qui sous peu de jours l' étreindra dans ses bras.
Elle en frissonne et voit à travers la pénombre
passer et repasser, comme fantôme sombre,
le visage attristé de son jeune cousin,
de sa vie et ses jeux compagnon enfantin,
et d' un voile de pleurs se couvre sa prunelle.
Mais à quoi bon ? ... le voeu de l' âme paternelle
n' est point là... ce n' est point ce timide garçon
qui sera son mari, mais le grave barbon.
Il faut donc aux désirs de sa chère famille
se soumettre, ou sinon à jamais rester fille,
et clouée au logis... ah ! Ce serait bien dur
quand de la liberté l' on entrevoit l' azur,
le bonheur d' être à soi, de n' avoir plus de père
ni de mère grondant, et d' un regard sévère
veillant en vrais geôliers sur chacun de vos pas.
Et puis cet inconnu vers elle ne vient pas
les mains vides ; il a bijoux et cachemire,
toilettes à jeter vingt têtes en délire,
de beaux appartements et de fringants chevaux
à briser en courant le tympan des badauds.
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Déjà sous sa fenêtre elle entend sa voiture
qui s' arrête, et le bruit des laquais en dorure.
Quel plaisir d' aller voir ses rivales de bal
et de les écraser sous l' éclat triomphal
de son luxe, surtout à leur jeune insolence
d' arracher ces cinq mots : Camille a de la chance !
Quel bonheur ! Vienne donc le conjungo sacré,
le notaire, le maire et monsieur le curé,
et d' un front sans pâleur, d' un air imperturbable,
elle prononcera le oui tant redoutable.
C' est bien ; les chers parents sont radieux, contents ;
ils ont atteint leur but, laissons filer le temps,
du bruit et des cadeaux s' évaporer l' ivresse.
Croit-on que sur un coeur tendre et plein de
jeunesse
la nature à jamais ait abdiqué son droit ?
Non ; -le coeur, au contrat qui fut mis hors la
loi,
saura bien quelque jour reprendre sa revanche.
On ne tombe jamais que du point où l' on penche ;
et c' est du coeur surtout que viendra le danger...
en vain on l' abusa par un art mensonger,
p138
en vain on l' étouffa sous l' or et la dentelle ;
on ne l' a pas éteint, et, battant de plus belle,
il se renvolera comme le jeune oiseau
dès qu' il aura trouvé maille ouverte au panneau,
et ce ne sera long, car jamais homme d' âge
ne peut jouer longtemps son jeune personnage.
Bientôt le masque tombe, et l' on voit ce qu' il est,
un être fort maussade et répugnant et laid.
Alors que devenir ? Un ennui vague, horrible,
des tourmentes du coeur le précurseur terrible,
sur la belle agitant ses deux ailes de plomb,
fera bâiller sa bouche et courbera son front.
Puis l' essaim des désirs, les infinis caprices,
épuisant sur ses pas leurs futiles délices
vainement chasseront le fantôme hébété.
Hélas, trois fois hélas ! -si la maternité
ne vient pas à propos par sa joie et ses peines
faire diversion à des langueurs malsaines,
ou si du rédempteur le saint commandement
n' arrête pas le cours d' un fol entraînement,
c' en est fait de l' honneur de ce toit domestique ;
p139
et quelque beau matin, en ce coin pacifique,
sous les traits affadis du premier éventé,
monseigneur cocuage entre avec majesté.
Et ce prince jamais ne vient sans qu' il amène
avec lui les fléaux de la famille humaine :
le scandale, les cris, les fuites, les combats
et le venin mortel des verbeux avocats.
Et les tristes parents, à qui beaucoup incombe
en ce malheur, souvent descendent à la tombe,
leur fille sur les bras et le coeur au regret
du déplorable sort qu' à leur sang ils ont fait...
ah ! Que jadis, au sein des forêts de la Gaule,
nos barbares aïeux comprenaient mieux leur rôle
dans l' établissement de leurs belles enfants !
Jamais ils n' exerçaient, despotes étouffants,
sur leur coeur virginal de dure tyrannie,
mais plutôt les laissaient, arbitres de leur vie,
d' elles-mêmes régler leur amoureux destin.
Quand venait le grand jour, en un vaste festin,
du clan ils assemblaient la virile jeunesse,
puis, au milieu des cris et des chants d' allégresse,
p140
ils faisaient apparaître, une amphore à la main,
l' enfant qu' ils destinaient aux douceurs de l' hymen.
Celle-ci lentement tournait autour des tables,
et le premier garçon à qui ses doigts aimables
versaient à flot doré l' hydromel écumant
devenait de ses jours le compagnon charmant...
chez nos braves aïeux la coutume était telle,
coutume, comme on voit, humaine et naturelle :
pourquoi de notre temps n' y reviendrait-on pas ?
Elle ne sauvait point toujours des mauvais pas,
du désordre, c' est vrai, car le coeur est volage,
facile à se tromper ; mais quel que fût l' orage
qui détruisait plus tard le lien fortuné
que deux coeurs s' étaient fait, ils se l' étaient
donné ;
et dans leurs plus beaux jours, leur saison
printanière,
grâce au choix spontané, la liberté plénière,
de l' amour ils avaient savouré le bonheur
en sa plus pure ivresse et sa plus sainte ardeur.
1864.
EPILOGUE.
p143
mère d' Aristophane et du puissant Molière,
muse, pardonne si, ma main
s' élevant un moment jusqu' à ton front divin,
j' ai pris ton masque pourpre et m' en suis fait
visière !
Pour gloser, badiner et railler par derrière
de façon à charmer notre pays malin,
il faut beaucoup de verve, un esprit juste et fin
et surtout une voix légère.
p144
Ai-je ce don, suis-je bien inspiré,
et mon vers, comme Horace, aura-t-il démontré
qu' un ris franc perce mieux que des clameurs
moroses ?
Je ne sais, mais craignant de plaisanter à tort,
je m' arrête et je laisse aux lèvres d' un plus fort
et le masque et les choses.
1865.
CESAR BORGIA
p149
scène i la maggione :
forteresse située près de Pérouse
une salle du château-fort.
Le Cardinal Orsini.
Sommes-nous réunis ?
Pagolo Orsini.
Non, il nous manque encore,
avec le duc d' Urbin, le brave Oliviano ;
p150
Jean-Paul Baglioni.
Nous ne les verrons pas, ils viennent de m' écrire.
Mais agissons toujours comme s' ils étaient là ;
tous deux sont de la ligue.
Pagolo Orsini.
Alors, délibérons :
le seigneur de Pérouse est notre président,
car nous sommes chez lui.
Jean-Paul Baglioni.
Cet honneur appartient
au noble cardinal, le seigneur Orsini.
Sa dignité, son âge, à mon sens, le méritent.
Annibal Bentivogli.
Je suis de cet avis.
p151
Tous.
à vous donc, monseigneur,
de prendre, ici séant, le haut bout de la table.
Le Cardinal.
Puisque vous le voulez, seigneurs, je m' exécute,
et vous écoute.
on se range autour de lui.
Pagolo Orsini.
Amis, illustres alliés,
il est temps, plus que temps d' arrêter le Borgia
dans sa marche croissante, orgueilleuse et hardie.
Si l' on n' entrave pas ce torrent destructeur,
il pourra dévorer non-seulement nos fiefs,
mais l' Italie entière... observez avec moi
ce qu' en deux ans à peine il a fait de progrès :
fier de son alliance avec le roi Louis,
p152
et puissant des secours qu' il en sait retirer,
le voilà possesseur déjà de la Romagne,
et l' on sait à quel prix cette usurpation...
Vitellozo.
Dites au prix du vol et de l' assassinat !
Le Cardinal.
Silence, s' il vous plaît, seigneur de Castello !
Pagolo Orsini.
César menace encore et Bologne et Pérouse,
Florence, Sienne, Rome aussi, peut-être, un jour.
Bentivogli.
Quoi ! Rome... les états d' Alexandre, son père !
p153
Vitellozo.
Il en est bien capable !
Le Cardinal.
Assez, nobles seigneurs.
Pagolo Orsini.
Comment donc résister à ce damné bâtard,
si ce n' est en formant un accord contre lui,
et tous en l' attaquant, le cernant, le traquant,
et sans cesse et partout comme une bête fauve.
Tous.
C' est cela.
Pagolo Orsini.
Séparés, chacun de nous se perd,
mais unis, chers seigneurs, nous sommes invincibles,
p154
et bientôt devenus maîtres de ce chacal,
nous pourrons en purger le sol de la patrie.
Tous.
Oui, c' est la vérité.
Pagolo Orsini.
Magnanime Annibal,
nous n' abandonnons point le seigneur de Bologne.
Annibal Bentivogli.
Sur vous il compte et vous pouvez compter sur lui.
Pagolo Orsini.
Seigneur Antonio, nous protégerons Sienne
et son chef.
Antonio De Venafro.
à son tour, il servira la ligue.
p155
Pagolo Orsini.
Puis nous nous entendrons avec les florentins.
Vitellozo.
Quoi ! Ces républicains... ce troupeau de canailles,
à qui j' ai fait baiser plus d' une fois mes bottes !
Pagolo Orsini.
Certainement il faut que nous les ménagions ;
d' ailleurs ils sont marchands... avec quelques
ducats
nous les ferons entrer vite en nos intérêts.
Jean-Paul Baglioni.
Je ne les aime guère à titre de voisins,
cependant mon avis est que pour le moment
il les faut ménager ; le chevalier dit vrai.
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Antonio De Venafro.
Et les Colonna, vous ne nous en parlez point ?
Le Duc De Gravina.
Les Colonna, ce sont des amis du saint-siége,
et par cette raison nos mortels ennemis.
Olivier De Fermo.
On pourra donc alors s' avancer sur leurs terres.
Pagolo Orsini.
Parfaitement.
Vitellozo.
C' est bon, ami Liverotto,
nous nous paîrons dessus, faute de florentins.
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Pagolo Orsini.
Seigneurs confédérés, voilà nos alliances.
Antonio De Venafro.
Et le roi Louis Douze !
Tous.
Oui, oui, le roi de France !
Pagolo Orsini.
Eh bien, il nous faudra le désintéresser.
Pourvu qu' il tienne en main le duché de Milan,
que lui fera le reste... après tout, donnons-lui
tout autant de soldats qu' il en pourra vouloir.
Annibal Bentivogli.
C' est juste... mais combien en aurons-nous,
nous-mêmes ?
p158
Pagolo Orsini.
C' est là la question importante, vitale.
Pour nous bien protéger et mordre le Borgia
avec quelque succès, il nous faut sur pied mettre
neuf mille fantassins avec sept cents gendarmes
au moins. -qu' en pensez-vous, Olivier, Vitelli ?
Olivier Et Vitellozo.
Ma foi, ce n' est pas trop.
Pagolo Orsini.
Eh bien, chers alliés,
vous engagez vous tous, chacun selon ses forces,
à réunir bientôt ce contingent ?
Les Confédérés.
Oui, tous.
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Pagolo Orsini.
Bon. -voici maintenant notre plan de campagne.
Le brave Vitelli, le seigneur de Fermo,
mon père et moi, l' avons ensemble combiné.
Tous.
Dites... nous écoutons.
Pagolo Orsini.
Une part de l' armée,
sous le commandement des seigneurs de Bologne,
attaquera César du côté d' Imola.
Une autre part avec notre Vitellozo
ira prendre Pésare et forcer Rimini.
Durant cette action prompte, mon père et moi
nous courrons au secours du noble duc d' Urbin.
Quant à Liverotto, ce sera son affaire
de garder le seigneur Jean-Paul Baglioni,
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et tous ces mouvements devront s' exécuter
soudain et de concert, afin que le Borgia
n' ait pas le temps d' agir et de se reconnaître.
Tous.
C' est fort bien entendu, c' est des mieux combiné.
Pagolo Orsini.
Je crois que nous tenons le loup par les oreilles.
Et pourvu, chers seigneurs, que nous restions unis,
nous aurons le plaisir d' avoir bientôt sa peau.
Vitellozo.
Grand merci ! Point n' en veux même pour mes
pantoufles.
Pagolo Orsini.
Puisque vous approuvez notre plan de campagne,
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il ne nous reste plus qu' à signer le traité
qui nous lie... à chacun d' y mettre son paraphe.
Jean-Paul Baglioni.
Moi, je signe en disant : à bas l' infâme traître !
Annibal Bentivogli.
Moi, je dis en signant : au diable le voleur !
Antonio De Venafro.
à bas l' incendiaire !
Olivier De Fermo.
à bas l' empoisonneur !
Vitellozo.
à bas l' incestueux ! à bas le fratricide !
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Le Duc De Gravina.
à bas le faux César plus vil que le premier !
Le Cardinal.
à bas et pour toujours l' étranger et sa race !
Pagolo Orsini.
C' est bien... et maintenant, amis, à l' action !
Vitellozo.
Oui, tous à l' action, aux armes ! -mais surtout
que pas un seul de nous n' écoute une parole
de ce traître serpent !
Tous.
Oui, tous, nous le jurons.
p163
scène ii Imola :
le cabinet de travail du duc dans un des palais
de la ville.
César.
il se promène avec agitation.
corps de Bacchus ! Voici d' assez tristes nouvelles !
La confédération a mis l' état d' Urbin
tout en feu. -contre moi Sienne s' est prononcée,
Bologne aussi, Bologne, objet de mes désirs,
ma capitale un jour. -puis les Bentivogli
viennent de s' emparer du château de saint-Pierre.
p164
Et mes deux officiers, Hugues, Miguelotto,
qui se sont fait rosser comme de vrais ânons
par cet épais manant nommé Vitellozo !
Mais cela me paraît devenir sérieux...
ah ! Mes bons Vitelli, mes braves Orsini !
Vous me le paîrez cher, si je prends le dessus.
Patience, messieurs, tant que le roi de France
me reste, point ne dis : la partie est perdue.
il sonne, un page se présente.
Agapit, Spannochi, sont-ils là ?
Le Page.
Je le pense.
César.
Eh bien, avertis-les de venir me parler.
le page sort.
oui, vraiment, la partie est encore jouable.
Agapit et Spannochi.
Que nous veut monseigneur ?
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César.
Tenez, mons Agapit,
il faut que sûrement et vite cette lettre
parvienne au roi de France, à Milan. -Spannochi,
cette autre lettre est pour notre saint-père, à
Rome,
cette autre est destinée à Jean Bentivogli,
cette autre au cardinal Orsini, puis cette autre
au jeune chevalier Orsini, son neveu.
Agapit.
C' est bien au cardinal ainsi qu' au chevalier
que monseigneur entend...
César.
Oui, pour eux ces deux lettres,
avec cette autre encor pour Petrucci De Sienne.
Ayez d' adroits porteurs, rapides, payez bien ;
p166
vous répondez tous deux de ces envois... partez,
et si vous rencontrez sur vos pas Francesco,
en passant dites-lui qu' il apporte sa plume,
car je vais lui donner de l' occupation.
ils sortent.
allons ! Ce n' est pas mal préparer mes lacets
que de les recouvrir d' une couche de miel.
C' est bien de faire un don d' argent au cardinal,
d' endormir les deux chefs de Pérouse et de Sienne,
en renonçant à tout projet sur leurs états
et d' engager mon père à flatter les Oursins,
en jurant, s' il le faut, d' abdiquer la tiare
au profit de l' un d' eux. -il est surtout fort sage
de lui faire savoir que j' ai besoin d' argent...
quant à sa majesté le monarque français,
je lui demande envoi de cinq cents bonnes lances.
De l' argent et du fer, voilà les vrais remèdes ;
avec ces deux secours bien fou qui désespère !
Les brutes et les sots, don Hugues, don Miguel,
se laisser écraser par un Vitellozo !
Seigneur de Castello, vous me vaudrez cela !
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Le Page, reparaissant.
Monseigneur !
César.
Que veux-tu ?
Le Page.
L' envoyé de Florence
désire vous parler.
César.
L' envoyé de Florence !
Ah ça, j' espère bien que ces républicains
ne m' abandonnent pas... dis-lui qu' il peut entrer.
le page sort et amène l' ambassadeur.
Macchiavelli.
Monseigneur, devant vous humblement je m' incline.
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César.
Soyez le bienvenu, messer ! Quelles nouvelles
heureuses du côté de votre république ?
Macchiavelli.
Monseigneur, de sa part je viens vous apporter
force remercîments, force offres de service.
César.
Je les reçois avec un sensible plaisir.
Mais veuillez vous asseoir, ser Nicolo, nous sommes
de vieux amis, déjà... parlez, je vous écoute.
Macchiavelli.
Nos illustres seigneurs m' ont chargé de vous dire,
excellence, qu' ils sont très-touchés du service
p169
que vous venez de rendre à notre république,
en faisant rétablir aux mains de nos marchands
les draps que ceux d' Urbin avaient sans aucun droit
retenus ; en retour, je dois vous prévenir
que les confédérés ont dépêcvers eux
un député chargé d' une offre d' alliance.
Mais à l' offre, seigneur, tous, ils ont répondu
qu' ils voulaient demeurer en bonne intelligence
avec le pape, ainsi qu' avec César Borgia,
et surtout conserver le lien d' amitié
qui depuis si longtemps les unit à la France.
César.
C' est là se comporter en braves alliés
et j' éprouve à mon tour reconnaissance extrême
d' un pareil procédé.
Macchiavelli.
Son excellence est sûre
p170
que dans les mouvements qui peuvent éclater
autour d' elle, la bonne et sage seigneurie
demeurera fidèle à son attachement
pour le gonfalonier de l' église, et tiendra
comme ses vrais amis les amis de la France.
J' ai mission d' offrir en outre à monseigneur
un refuge assuré sur nos terres, en cas...
César.
Dites,... dites, en cas où je serais battu,
en fuite, n' est-ce point ! ... volontiers je
l' accepte.
Mais on me juge donc bien malade...
Macchiavelli.
Malade,
en vérité, non pas, monseigneur ; mais à voir
tout ce que l' on prépare et tout ce que l' on dit,
vous paraissez, de fait, rudement attaqué.
César.
Mais connaît-on aussi mes moyens de défense ?
p171
Macchiavelli.
Non, certes... cependant...
César.
Parlez, ser Nicolo,
à l' aise et franchement ; depuis longtemps je sais
votre renom d' esprit, de profonde science,
et j' approuve très-fort la bonne seigneurie
d' avoir pour la servir un homme tel que vous.
Parlez, je ne fais fi de vos réflexions.
Macchiavelli.
Eh bien, à dire vrai, les grands préparatifs
que font vos ennemis sont des plus redoutables.
Ils sont riches d' argent, munis de grosses troupes,
d' habiles officiers... le duc de Gravina...
p172
César.
Un vieillard fatigué.
Macchiavelli.
Son fils, le chevalier.
César.
Un enfant de deux jours.
Macchiavelli.
Olivier De Fermo.
César.
Une machine brute.
Macchiavelli.
Et puis Vitellozo.
p173
César.
Un braillard sans cervelle.
Il est sûr, monseigneur,
que tous ces gens n' ont pas un grain de votre
esprit.
Vous êtes le premier capitaine du temps,
mais ils ont devers eux ce que vous n' avez pas,
des soldats, de l' argent, et si mince que soit
le talent, quand il a de nombreux bataillons
on voit Dieu bien souvent passer de son côté.
César.
Des nombreux bataillons je connais la valeur,
mais je fais cas surtout de la main qui les mène.
Macchiavelli.
Je pense comme vous... pourtant ce qui m' afflige
p174
c' est de vous voir si pauvre en deniers et soldats,
de voir vos officiers errants ou prisonniers.
César.
Je crois que vous voyez les choses trop en noir.
Le lion vit toujours, -ses griffes recroîtront.
Macchiavelli.
J' espère, toutefois en attendant la pousse...
César.
Le lion se fera renard, ser Nicolo.
Macchiavelli.
à ce compte, seigneur, je n' ai plus peur de rien.
Vous possédez à fond l' art de la politique ;
vous êtes digne enfin de vaincre.
p175
César.
Et de régner.
Macchiavelli.
Oui-dà, car l' empire est au plus fort ou plus fin.
César.
C' est donc ce que je vais montrer à l' Italie.
Le problème est posé, le résoudre n' est pas
facile, cependant je désire beaucoup
que vous soyez témoin de la fine manière
dont je le tenterai. -restez auprès de nous ;
vous nous suivrez dans nos marches et contre-marches ;
d' ailleurs je puis avoir besoin des florentins,
et bon il me sera sous main de vous tenir
pour leur donner avis de mes nouveaux projets.
Macchiavelli.
Monseigneur sait combien j' admire son génie,
p176
et combien dans le coeur j' ai de reconnaissance
pour ses bontés envers mes chers compatriotes :
je demeurerai donc tout entier à ses ordres.
César.
Mais indépendamment des offres de service
et des remercîments que vous êtes venu
m' apporter de la part de votre république,
n' avez-vous pas, monsieur l' envoyé, quelque chose
à demander pour elle à présent ?
Macchiavelli.
Oui, seigneur.
César.
Eh bien, parlez, messer.
Macchiavelli.
Je voudrais, excellence,
p177
avoir un sauf-conduit à travers vos états
pour toute marchandise et travail de fabrique,
que mes concitoyens exportent au Levant
ou peuvent rapporter de ce pays.
César.
J' entends.
il sonne, un page se présente.
dites à Francesco de venir.
Le Page.
Oui, seigneur.
le page sort.
Macchiavelli.
C' est pour nous un objet de très-grande importance,
puisque le commerce est l' âme de notre ville.
César.
Je comprends.
p178
à Francesco qui paraît.
Francesco, vous allez tout de suite
dresser en notre nom et ponctuellement
un large sauf-conduit à travers nos états,
pour tout négociant et toute marchandise
étant et provenant du peuple florentin,
lequel acte signé de nous sera remis
sur-le-champ à monsieur l' envoyé de Florence,
comme un gage nouveau de parfaite amitié
entre la seigneurie et le duc de Romagne.
Macchiavelli.
Recevez, monseigneur, d' avance par ma voix
la vive expression de sa reconnaissance.
il va pour sortir.
César.
Mais attendez un peu, monsieur l' ambassadeur.
Je veux que vous sachiez encor ce que contient
ce chiffon de papier. Lisez-le, Francesco.
p179
Francesco, lisant.
" nous César Borgia De France, duc de Romagne
et de Valentinois, prince de Vénafre et d' Adria,
etc, etc,
faisons savoir ceci : nous offrons dès ce jour même à
tout homme qui se présentera à nos officiers, tout
équipé, et pour servir dans notre armée soit comme
fantassin, soit comme cavalier, une solde de trois
écus par jour. "
Macchiavelli.
Trois écus !
César.
Faut-il pas affriander les mouches
lorsque l' on a désir d' en prendre quelques-unes ?
J' imprime cet avis à dix mille exemplaires,
et je le fais répandre immédiatement
par toute ville, bourg et hameau du duché.
p180
Cher maître, vous voyez qu' on ne néglige rien
du point essentiel, les nombreux bataillons.
Adieu. -j' espère bien être encor plus aimable
pour votre république, alors que je serai
hors de tout embarras, ce qui ne peut tarder ;
car on sait ma devise : aut coesar, aut nihil !
Macchiavelli.
Seigneur, c' est trop d' honneur et trop de
bienveillance.
il salue le duc et s' éloigne.
à part.
le cas est difficile, et je suis curieux
de voir comment il va s' en tirer... après tout,
qu' il fasse le plongeon ou se tienne sur l' onde,
nous avons l' important, ce sont nos sûretés.
p181
scène iii Cagli :
le camp des Orsini et des Vitelli
devant le fort de cette ville.
des soldats entraînent un vieillard les mains
liées derrière le dos.
Les Soldats.
Allons, canaille, allons ! Marche sans piauler.
Le Podestat.
En vérité, je suis un homme ruiné.
p182
Les Soldats.
Tu t' en expliqueras devant nos commandants.
Le Podestat.
Les Borgia m' ont tout pris, tout pillé, tout
mangé !
Les Soldats.
Capitaines, voici le gueux de podestat
qui nous a refules vivres et l' argent !
Le Podestat.
Nobles seigneurs, croyez la parole d' un homme
aussi nu que saint Jean aux monts de la Judée,
ma commune est de même. -en passant sur nos terres,
les Borgia sans vergogne ont fait rafle complète.
p183
Le Duc De Gravina.
Mais nous ne sommes pas des Borgia, mon brave
homme,
nous sommes au contraire amis du duc d' Urbin.
Le Podestat.
Ah ! Notre excellent duc, notre auguste seigneur !
Vitellozo.
Oui, nous sommes amis du duc, et c' est pourquoi
il faut nous bien traiter. Si donc, en moins d' une
heure,
nos soldats n' ont pas eu les choses nécessaires,
tu peux recommander ton âme à tous les saints.
Le Podestat.
Sainte mère de Dieu, Jésus, est-ce possible !
p184
Allez, et sur ses pas fouillez chaque maison.
les soldats et le podestat s' éloignent.
mon cher duc, nous avons tort de nous arrêter
en aussi beau chemin, oui tort, mille fois tort...
Le Duc.
Pourtant vous avez lu les lettres de mon fils,
celles du cardinal. -ils sont d' avis, tous deux,
de suspendre le siége et d' écouter César ;
il demande la paix, fait des concessions.
Vitellozo.
Le tigre devient chat et nous donne la patte !
Le Duc.
Très-humblement encor.
p185
Vitellozo.
Bon, bon, qu' on la lui prenne ;
il se refera tigre et nous étranglera,
c' est moi qui vous le dis.
Le Duc.
Seigneur de Castello,
croyez-vous donc qu' il soit aisé de nous tromper,
facile d' abuser des routiers tels que nous ?
Vitellozo.
J' en connais de plus fins dupés par ce chat-tigre.
Pour moi, ce que je sais et je vois de plus clair,
c' est que nous avons mis ses troupes en déroute,
pris son artillerie et ses deux généraux,
et que, pour le moment caché dans Imola,
le grand César en est réduit à la parole.
p186
Souvenons-nous, ami, des faits de la Maggione ;
nous devons, c' est juré, le poursuivre sans trêve.
Le Duc.
C' est vrai, mais après tout si les Bentivogli,
Petrucci, Baglioni désarment et nous quittent,
mon cher Vitellozo, que ferons-nous sans eux ?
Vitellozo.
Le serpent, le serpent ! Ah ! Quelle énorme faute
a faite votre fils en recevant ses lettres !
Le Duc.
Vous l' entendrez au reste... il ne peut être loin.
bruit de trompettes.
le voilà.
Pagolo Orsini.
Salut, duc ! Bonjour, Vitellozo !
p187
Le Duc.
Eh bien, mon fils ?
Pagolo Orsini.
Eh bien, il faut plier bagage.
Vitellozo.
En vérité !
Pagolo Orsini.
Je viens prendre vos signatures
pour le traité de paix, elles seules y manquent.
Vitellozo.
Ah ! Que le mal français des pieds jusqu' à la tête
me ronge tout le corps plutôt que de signer !
p188
Pagolo Orsini.
Voyons, Vitellozo, faut être raisonnable.
Le Duc.
Et que dit le traité ? ...
Pagolo Orsini.
Le voilà, revêtu
du bref approbatif du saint-père lui-même ;
accord entre le duc et les confédérés,
cardinal Orsino, Pandolfo, Petrucci,
Jean Bentivoglio, puis leurs subordonnés,
adhérents et amis... tenez, vous pouvez lire.
Le Duc, prenant le traité.
c' est bien, je signerai.
p189
Vitellozo.
Pauvre Liverotto !
Si tu nous entendais, tu crèverais de rage.
Pagolo Orsini.
Mais, cher Vitellozo, pourquoi vous désoler ?
Vous ne devez rien perdre à cet arrangement.
On vous donne d' abord plein oubli du passé,
puis, aux conditions de votre ancien service,
avec le duc César vous restez engagé.
Vitellozo.
Je perds d' abord ce que je manque de gagner,
et puis l' occasion de me venger du traître.
Pagolo Orsini, à demi-voix.
ça se retrouvera plus tard, Vitellozo !
p190
Vitellozo.
Occasion manquée est à jamais perdue.
Le Duc.
Ainsi donc, Petrucci, Jean Bentivoglio
et Jean-Paul Baglioni, conservent leurs états.
Pagolo Orsini.
Sans nul doute.
Le Duc.
Et César ?
Pagolo Orsini.
Du duché de Romagne
il ne veut rien garder, rien, si ce n' est le titre
p191
avec un contingent d' hommes et quelque argent
que pendant certain temps devront lui garantir
les seigneurs de Bologne et de Sienne et Pérouse.
Le Duc.
Quelle chute, bon Dieu ! Pour son ambition !
Pagolo Orsini.
Pourtant il reconquiert l' état du duc d' Urbin
avec Camerino.
Vitellozo.
Faut toujours que quelqu' un
paye les pots cassés.
Pagolo Orsini.
C' est vrai, le pauvre duc
peut rester à Venise, il n' en reviendra pas,
malgré l' ardent amour de ses féaux sujets.
p192
Les Soldats, ramenant le podestat.
illustres commandants, vous aviez à cet homme
accordé quelque temps, afin de nous trouver
ce qu' il nous faut... eh bien, le gueux nous a
bernés.
Il nous a promenés de maison en maison,
et partout on nous a jeté ce mot : néant.
Seigneurs, ne faut-il pas le pendre ?
Vitellozo.
Assurément.
Le Podestat.
Mes bons et chers seigneurs, j' embrasse vos
genoux ;
vous ne causerez pas le trépas d' un pauvre homme,
pillé, mangé, rongé, dévoré jusqu' à l' os ;
vous les amis du duc, le bon seigneur d' Urbin.
Pagolo Orsini.
Nous les amis du duc ! Que veut dire ce rustre ?
p193
Oui, c' est la vérité, la pure vérité.
Les Borgia m' ont tout pris, les infâmes, les
gueux ;
ils ont même enlevé mes filles et ma femme.
Pagolo Orsini.
Ah çà ! Fils de païen, parle mieux des Borgia,
car nous sommes très-bien avec eux et venons
remettre le pays aux mains du duc César.
Le Podestat.
Comment ! Mais tout à l' heure... est-ce donc que je
rêve ?
Le Duc.
Assez, assez, vieillard ; -taisez vous et debout !
Il nous faut sur-le-champ farines et fourrages ;
p194
en votre qualité de podestat vous êtes
le seul capable ici de nous en procurer :
nous vous donnons encore une heure pour ce soin,
sinon, de vous ces gens feront prompte justice.
Le Podestat.
ô seigneur Dieu ! Pitié, pitié du pauvre peuple !
p195
scène iv Fano :
une salle du palais de ville.
César Borgia.
il a le front collé aux vitres de la fenêtre, et
après quelques minutes d' observation, il
s' éloigne et se promène.
le piége est bien dressé, mais y tomberont-ils ?
Ils ont un pied dedans, y poseront-ils l' autre ?
Me voilà délivré, grâce à ma paix factice,
p196
des seigneurs de Bologne et de Sienne et Pérouse.
Je me sens moins tranquille avec les Orsini,
surtout les Vitelli... par bonheur le succès
les a tant aveuglés, que ces rusés soudards
ont enfin accepté mes propositions.
Sur mes ordres ils ont forcé Sinigaglia :
la citadelle fait quelque peu résistance ;
elle ne veut, dit-on, rendre qu' à moi ses clefs,
aussi leur ai-je écrit de m' attendre en ces lieux.
Le feront-ils ? C' est là toute la question.
il sonne.
Agapit.
Que veut son excellence ?
César.
Est-il venu quelqu' un
de Sinigaglia ?
Agapit.
Non, personne, monseigneur.
p197
César.
Personne...
Agapit.
J' en suis sûr.
César.
Aussitôt qu' un courrier
viendra de cet endroit, il faut que ses dépêches
me soient entre les mains remises sans délai ;
vous entendez cela ?
Agapit.
Seigneur, j' y veillerai.
César.
Diavolo ! Le jour baisse. Il serait malheureux
p198
d' arriver près du but sans que mon pied l' atteigne.
J' ai pourtant combiné mes projets de façon
à ne donner sur rien l' éveil ou de l' ombrage.
D' abord j' ai renvoyé très-ostensiblement
le secours que m' avait fourni le roi de France,
tout en me réservant des forces respectables,
dix mille fantassins et deux mille chevaux
que dans Sinigaglia je compte faire entrer.
Mais, encore une fois, les trouverai-je là
tous ces vieux batailleurs : Gravina, Vitelli,
et messer Olivier ? -de fait, ils ne sont pas
comme ce jeune chien de Pagolo qu' on prend
avec quelques ducats, un rendez-vous de femme.
Ils ont le nez plus fin, ils sont plus clairvoyants,
Vitellozo surtout, ce coquin de renard.
Si je puis l' attraper, ainsi que Gravina
et toute sa portée, ah ! Quel coup de filet !
Les oursins abattus, qui nous ferait obstacle !
Mon père et moi régnons seuls et nous gouvernons,
lui le spirituel et moi le temporel...
Italie ! Italie ! ô splendide royaume,
p199
heureux qui te tiendra tout entier dans la main !
Mais mon cerveau se perd en trop hautes pensées,
à de moindres succès rabattons notre espoir ;
sais-je pas seulement si j' obtiendrai réponse !
Bon ! Au dehors j' entends comme un bruit de cheval
qui hennit et s' arrête... eh bien ! Qu' est-ce,
Agapit ?
Agapit.
Une lettre venant de Sinigaglia même.
César.
C' est bien ; retire-toi, mais ne t' éloigne pas.
Agapit sort.
cette lettre en mes doigts brûle comme un tison.
il lit à demi-voix.
" seigneur duc,
" jaloux de montrer que nous prenons au sérieux
l' alliance conclue entre vous et nous, et désireux
de conserver
p200
entre nous la bonne harmonie, nous avons satisfait
à votre demande ; nos soldats sont distribués dans
plusieurs forteresses éloignées d' environ six milles
de Sinigaglia ; reste seulement dans les faubourgs
Liverotto avec sa troupe pour contenir les gens de
la citadelle jusqu' au moment de la remise des clefs
aux mains de son excellence. Nous vous attendons
demain vers l' heure de midi à Sinigaglia. Nous
espérons que la marque de confiance que nous vous
donnons en ce moment fera disparaître à jamais entre
nous les nuages et soupçons qui avaient pu
s' élever.
" recevez, seigneur duc, l' assurance de nos hommages
et de notre dévouement,
" les confédérés : duc de Gravina, Pagolo Orsini,
" Vitelli De Castello, Olivier De Fermo. "
Sinigaglia, 30 décembre 1502.
les dindons, je les tiens !
il sonne.
Agapit.
Que veut son excellence ?
p201
César.
Rends-toi vite aux quartiers, et dis aux commandants,
à don Miguel, à don Hugues De Cardona,
aux frères Salviati, de venir me parler.
Tu passeras aussi chez monseigneur d' Euna.
Il me faut avec eux conférer sur-le-champ.
Tu comprends ?
Agapit.
Oui, seigneur.
César.
Méditons notre lettre.
Leurs soldats se tiendront loin de Sinigaglia,
six milles environ de distance... fort bien.
Mais en ville Olivier avec les siens demeure ;
ce n' est qu' un rustre épais... mais son poing
vigoureux
pourrait nous opposer un moment résistance,
p202
et pendant cette lutte offrir à ses amis
le temps et le moyen d' échapper à nos rets.
En tout cas devant lui nous paraîtrons en force.
Il faut rompre ou tourner cette difficulté.
Eh ! Eh ! Le post-scriptum que je n' avais pas
lu ;
il est du chevalier... voyons ce qu' il ajoute !
" je renouvelle particulièrement à son excellence mes
sentiments d' amitiés, et lui annonce que pour le
recevoir convenablement, j' ai fait préparer son
logement dans le palais Malatesta.
" Pagolo Orsini. "
l' aimable Pagolo ! ... vrai, ne dirait-on pas
que là, nous allons tous banqueter et baller ?
Eh bien ! Lui-même a fait choix du lieu de la fête,
fête où se répandront plus de pleurs que de ris,
j' en atteste l' enfer... tout marche à mes souhaits.
Il n' est que l' Olivier qui me donne souci.
Comment le séparer des troupes qu' il commande
p203
et les neutraliser ? ...
il rêve quelque temps.
bon, bon, j' ai mon idée.
Un Page.
Voici les commandants et monseigneur d' Euna.
César.
Fais entrer.
apparaissent les officiers et l' évêque.
monseigneur, soyez le bienvenu.
Bonsoir, Miguelotto ; bonsoir, mon cher don Hugues ;
bonsoir à vous aussi, très-nobles Salviati !
Asseyez-vous, messieurs. Je veux vous consulter
sur un cas décisif de ma position.
Tous.
Nous sommes tout oreille et tout coeur, excellence !
César.
Sinigaglia m' envoie une heureuse nouvelle.
p204
Cette ville est à nous, seulement le Doria
en tient la citadelle et ne veut la livrer
qu' à moi, gonfalonier de l' église... c' est bien ;
mais tel n' est pas l' objet pour lequel je vous
mande.
Depuis longtemps je rêve une grave entreprise,
importante surtout pour la paix générale
et pour la mienne aussi... mes braves conseillers,
il s' agit d' en finir avec nos ennemis.
Bien qu' à l' heure actuelle il y ait entre nous
accord, les Orsini comme les Vitelli,
pour le pape et pour moi, toujours au fond du coeur,
ont et conserveront une haine mortelle,
et, dès qu' il se pourra, rompront la foi jurée.
Vous savez ce qu' ils sont et ce qu' ils peuvent faire
les uns, ambitieux au plus haut de l' échelle,
n' aspirent à rien moins qu' à porter la tiare
sur le front d' un des leurs ; les autres, vrais
brigands,
ont des désirs moins fiers, et sur le bien d' autrui
se rabattent d' autant. Ils mettraient l' Italie,
le monde tout en flamme et tout en sang, pourvu
qu' ils pussent de ducats remplir leurs
hauts-de-chausses.
p205
Voilà les créateurs de cette vaste ligue
qui m' a, le mois dernier, inquiété vraiment,
et de mes embarras vous savez quelque chose,
seigneur de Coello, seigneur de Cardona !
Eh bien ! Ces ennemis acharnés, éternels,
d' eux-mêmes maintenant entre nos mains se mettent.
Ils m' attendent demain tous à Sinigaglia,
sans troupes, sans armée... entendez bien...
devrai-je
les laisser ressortir de la fosse où j' ai su
si dextrement les faire accourir et tomber ?
Tous.
Non, non, assurément.
César.
Qu' en pense monseigneur ?
L' évêque D' Euna.
Prince, l' occasion est trop rare et trop belle
p206
pour la laisser s' enfuir... avant tout il nous faut
la grandeur de l' église et la paix du saint-siége.
Or, ces deux résultats ne peuvent s' obtenir
que par le règne seul de la maison Borgia.
Donc, tout ce qui s' oppose à ses puissants efforts
doit être sur-le-champ écarté de la voie.
César.
Et vous, Miguelotto, don Hugues, vos avis ?
Don Miguel.
Faut tuer les serpents quand ils sont sous vos pieds.
Don Hugues.
Noyer les chiens pendant qu' ils barbottent dans
l' eau.
Les Deux Salviati.
Et les loups étrangler quand ils sont pris au piége.
p207
César.
Bien dit... je suis heureux de vous voir tous, oui,
tous,
de mon opinion. Maintenant que nous sommes
d' accord sur le projet-il faut l' exécuter,
et mon plan, le voici. Je vous ai fait savoir
que les confédérés devaient laisser leurs troupes
à six milles du lieu... mais l' un d' eux, Olivier,
reste dans les faubourgs avec ses hommes d' armes.
Or, pour neutraliser cette force, je compte
faire passer le gros de mes gens dans la ville.
Don Miguel.
Mais, seigneur, par ce fait vous allez vous trouver
entre la citadelle et les gens d' Olivier.
César.
C' est vrai ; mais que pourront les troupes de cet
homme
p208
contre mes bataillons de beaucoup plus nombreux ?
Et puis, seules, sans chef, comment agiraient-elles ?
Car je ne serai pas si sot de leur laisser
leur commandant...
Tous.
Parlez, seigneur, nous écoutons.
César.
Je veux, en arrivant devant Sinigaglia,
inviter Olivier ainsi que ses amis
à souper avec moi pour célébrer ensemble
notre nouvel accord et bon rapprochement.
Vous serez du repas, messieurs mes conseillers.
Or, quand viendra l' instant de déserter la table,
avant de nous lever je remplirai mon verre
pour boire à la santé de mes hôtes, et puis,
dès qu' il sera vidé, je le mettrai par terre.
Ce sera le signal soudain de l' action :
chacun de vous, placé près d' un confédéré,
p209
s' emparera de lui, le poignard sur la gorge.
S' il résiste, qu' il meure... alors, pendant ce temps,
mes gens désarmeront les troupes d' Olivier.
L' évêque D' Euna.
Si les confédérés ne veulent pas répondre
à l' invitation, chacun se contentant
d' un accueil amical aux portes de la ville,
que ferez-vous, seigneur ?
César.
Cela n' est pas probable
par l' adroite façon dont je me conduirai.
S' ils refusent pourtant de souper avec moi,
ils suivront bien mes pas jusqu' au seuil du palais
que je dois habiter, et là, consentiront
à vider avec nous une coupe de vin,
alors vous agirez de même qu' au souper.
S' ils refusent encor, nous les accompagnons
p210
nous-mêmes aux logis qui leur sont destinés,
et nous les arrêtons particulièrement
l' un après l' autre, au lieu de les saisir en bloc.
Don Hugues.
Ce serait moins aisé.
César.
Peut-être ; mais avec
des braves comme vous, que ne ferait-on pas ?
Ainsi tel est mon plan et tel est votre rôle.
Don Miguel veillera sur le fort Olivier,
maîtres Rodolphe et Schwartz, mes deux officiers
suisses,
s' attacheront aux flancs du gros Vitellozo.
Vous, vaillants Salviati, vous maintiendrez le duc
et son fils Pagolo... si monseigneur d' Euna
veut en être ?
L' évêque D' Euna.
Oui-da, du moment qu' il s' agit
p211
de servir le saint-siége et la maison Borgia,
je deviens bon à tout et renforce d' un membre
l' église militante.
César.
Eh bien ! Vous aiderez
ces braves... quant à vous, seigneur de Cardona,
vous resterez le chef suprême de nos troupes
pendant l' événement... voilà chose entendue
et dûment acceptée.
Tous.
Oui, certe, et de grand coeur.
César.
Vous n' aurez pas, messieurs, trop à vous repentir
de votre aide et secours en cas de réussite :
Miguelotto, pour vous six mille bons ducats
et le fief de Fermo.
p212
Don Miguel.
Prince, comptez sur moi.
César.
Honnêtes Salviati, quatre mille ducats
à vous partager, puis la reprise des biens
que, pendant nos débats, vous ont traîtreusement
volés les Orsini.
Les Deux Salviati.
Prince, comptez sur nous.
César.
Seigneur de Cardona, le fief de Castello
et six mille ducats sauront récompenser
votre zèle et vos soins.
p213
Don Hugues.
Prince, comptez sur moi !
César.
Vous, monseigneur d' Euna, vous serez cardinal.
L' évêque D' Euna.
Prince, comptez sur moi.
César.
Quant aux deux officiers
suisses, Rodolphe et Schwartz, don Miguel,
chargez-vous
de leur offrir pour moi cinq cents ducats chacun.
Don Miguel.
Je le ferai, seigneur.
p214
César.
Que les troupes soient toutes
sur pied demain matin, en ordre et bien armées.
Don Hugues.
Oui, prince.
César.
Allons, bonsoir ! Adieu, chers capitaines !
Tous.
Au revoir, monseigneur !
César.
Discrétion, courage !
p215
Tous.
Vive notre grand duc, le moderne César !
César.
Avec vos bras, amis, je le serai, j' espère.
p217
scène v Sinigaglia :
une des portes de la ville du côté de Fano.
les confédérés sont à cheval devant la porte
et attendent.
Pagolo Orsini.
Le voilà, le voilà ! ... les trompettes résonnent,
et sa cavalerie apparaît en premier ;
des deux côtés du pont en ligne elle se range.
p218
Le Duc.
à combien portes-tu le nombre des chevaux ?
Pagolo Orsini.
Guère plus de deux cents.
Le Duc.
Et son infanterie ?
Pagolo Orsini.
N' étant pas déployée, il serait difficile
d' en compter les soldats, mais nous allons bien
voir...
hé, hé ! Vitellozo, vous ne nous dites rien.
Vitellozo.
Ma foi, je n' ai, seigneur, rien de bon à vous dire.
p219
Pagolo Orsini.
Comme vous êtes pâle ! Auriez-vous froid ?
Vitellozo.
Peut-être ;
quoique doublé de vair, ce manteau n' est pas
chaud ;
j' aurais mieux fait, je crois, de prendre mon
armure.
Pagolo Orsini.
Allons donc ! Vitelli, point ne vous reconnais,
vous si brave et si ferme. -ah ! Qu' avons-nous à
craindre !
Vitellozo.
C' est à votre désir, votre excitation,
que j' ai quitté mon fief pour me rendre en ces
lieux,
mais, par le corps du Christ ! Comme je m' en
repens !
p220
Pagolo Orsini.
N' avons-nous pas nos gens et puis Liverotto
pour nous mettre à l' abri de toute noire embûche ?
Vitellozo.
Oui, mais ce que je sais, c' est que j' aimerais
mieux
passer devant le front de cinquante bombardes
que sous l' oeil de cet homme.
Pagolo Orsini.
Allons ! Vitellozo,
bonne mine ! Voilà qu' il vient, poussons à lui.
Vitellozo.
Vin tiré, faut le boire. -ah ! Mes chers fils,
ma femme !
tous s' avancent vers le prince.
p221
César.
Illustre Gravina, recevez mon salut !
Il est très-cordial.
Le Duc.
Prince, je vous salue
de même.
César.
Pagolo, je vous embrasse en frère ;
donnez-moi votre main.
Pagolo Orsini.
La voici, monseigneur,
avec mon coeur.
César.
Et vous, brave Vitellozo,
p222
je suis vraiment heureux de vous revoir ici,
et de pouvoir serrer une main si vaillante...
où donc est votre habile et vigoureux élève,
le seigneur de Fermo ?
Pagolo Orsini.
Demeuré dans le bourg
à faire manoeuvrer de nouvelles recrues.
César.
Commandant Don Miguel, allez vite trouver
le seigneur de Fermo... dites-lui qu' il me faut
lui parler à l' instant.
bas.
par tous moyens qu' il vienne.
haut.
et votre second fils, illustre Gravina,
votre cher Fabiano, serait-il aux écoles,
que je ne le vois point ?
Le Duc.
Non, prince, il a quitté
p223
les classes, mais plus fou de vers encor que d' armes,
le pauvre garçonnet au logis est resté
à lire l' Arioste... il nous viendra plus tard.
César.
Allons, seigneurs, marchons, et pénétrons en ville.
Mais avant de bouger, je dois vous prévenir
que vous êtes par moi retenus à souper,
tous, ce soir... c' est le moins que je vous paye
ainsi
l' honneur que vous venez gentiment de me faire
par votre survenue au-devant de mes pas.
Le Duc.
Seigneur, excusez-moi : mon âge, la fatigue,
ne me permettent pas d' accepter.
César.
Cher seigneur,
c' est grand malheur pour moi... mais votre fils me
reste.
p224
Pagolo Orsini.
Certainement.
César.
Fort bien,... et vous, Vitellozo ?
Vitellozo.
Monseigneur, j' ai beaucoup de lettres importantes
à dicter aujourd' hui, je ne pourrai donc pas
répondre à vos désirs, et même je vous prie
de me laisser partir sur-le-champ...
César.
Quoi, déjà ?
Brave Vitellozo, je n' ai point de bonheur,
pour la première fois que nous nous revoyons.
Puisque vous nous quittez, voulez-vous nous permettre
p225
de vous accompagner jusqu' à votre demeure ?
Pagolo Orsini.
Nous ne souffrirons pas, monseigneur ; -au contraire,
c' est lui qui restera pour vous accompagner
jusqu' à votre palais. -une fois arrivé
devant, il sera libre alors de s' éloigner.
César.
C' est trop d' honneur vraiment... mais, illustres
seigneurs,
puisque vous refusez de souper avec moi,
nous boirons bien, j' espère, une coupe de vin
à notre heureux accord et commune action.
Pagolo Orsini.
Prince, avec grand plaisir... et soyez assuré
que mes amis et moi nous vous ferons raison.
p226
César.
Mille grâces, seigneurs. Allons, c' est convenu ;
nous viderons ensemble une coupe de vin,
et puis libre à chacun de s' en aller... entrons.
ils franchissent la porte de la ville à la
suite du prince.
Vitellozo, bas au chevalier.
Pagolo, Pagolo ! Nous sommes tous perdus.
p227
scène vi le palais Malatesta :
une vaste salle avec des fenêtres grillées. Les
murs sont ornés de tapisseries représentant de
larges bouquets de roses et des éléphants,
armoiries des Malatesta.
Pagolo Orsini, précédant le prince.
permettez-moi de vous servir de majordome,
prince, et de vous montrer les différentes chambres
que j' ai fait arranger pour vous dans ce palais.
César.
Vrai Dieu ! Cher Pagolo, vous êtes trop aimable !
p228
Seigneurs confédérés, et vous, mes capitaines,
pages de ma maison, veuillez m' attendre ici,
je reviens à l' instant.
Vitellozo, à demi-voix.
c' est vraiment singulier,
mais je ne parviens pas à réchauffer mon corps,
et de la tête aux pieds je demeure transi.
L' évêque D' Euna.
Quelle tapisserie étrange d' ornement !
D' énormes éléphants entremêlés de roses,
ce sont là, sur ma foi, des armes fort bizarres ;
noble duc, pouvez-vous m' en dire l' origine ?
Le Duc.
Monseigneur, je l' ignore... élevé pour la guerre,
j' ai très-peu pratiqué l' art savant du blason...
mais voici le seigneur de Fermo...
p229
Liverotto.
Noble duc,
le prince, m' a-t-on dit, veut me voir... où est-il ?
Le Duc.
Il est avec mon fils occupé pour l' instant
à donner un coup d' oeil aux chambres du palais ;
mais il va revenir... que font nos hommes d' armes ?
Liverotto.
Sur le désir du duc, je les ai fait rentrer
dans leurs quartiers.
Le Duc.
Pourquoi ?
Liverotto.
Parce qu' il redoutait
p230
que nos troupes, soudain regagnant leurs logis,
ne les trouvassent pris par ses propres soldats,
ce qui pouvait causer une collision.
Le Duc.
Cela me paraît juste et d' honnête pensée.
César, reparaissant avec Pagolo Orsini.
mille remercîments à mon gracieux guide ;
ce palais est des mieux approprié pour moi.
Pagolo Orsini.
Ah ! Voilà le seigneur de Fermo.
César, allant à lui.
capitaine,
soyez le bienvenu : je connais vos faits d' armes,
et vous estime fort. -j' étais très-désireux
p231
de presser en ami votre main courageuse.
Liverotto.
Monseigneur est trop bon... on m' a dit qu' il avait
particulièrement à me donner des ordres.
César.
Oui, capitaine, j' ai sur un point important
à vous entretenir, mais d' abord laissez-moi
honorer vos amis comme je le dois faire.
Nobles confédérés, illustres commandants,
puisque vous ne pouvez en un festin joyeux
célébres avec moi notre amitié nouvelle,
il nous la faut sceller en buvant tous ensemble
une goutte de Chypre. -holà ! Pages, des verres !
Pagolo Orsini.
Par le grand froid qu' il fait, c' est une bonne idée.
bas.
le vin vous remettra le coeur, Vitellozo.
p232
Vitellozo.
Buvez-en, s' il vous plaît ; moi, je n' y touche pas.
les pages entrent avec des fiasques et des verres
qu' ils remplissent et distribuent aux assistants.
Le Duc, en levant son verre.
prince, à la confiance !
Pagolo Orsini.
à la paix !
Liverotto.
à bientôt,
la citadelle prise !
Vitellozo.
à la perdition
des traîtres !
p233
César.
Très-bien dit, seigneur de Castello !
à leur perdition en ce monde et dans l' autre !
tous boivent, excepté Vitellozo qui feint de
mouiller ses lèvres.
le prince, après avoir vidé son verre, le jette
par terre et disparaît derrière le rideau qui
recouvre la porte du fond. Aussitôt les conjurés
et gentilshommes de César se ruent l' épée au
poing sur chacun des confédérés.
Les Conjurés.
Rendez-vous, Orsini ; rendez-vous, Vitelli.
Les Orsini Et Les Vitelli.
Trahison, trahison, à l' aide, aux assassins !
Vitellozo lutte avec les deux officiers suisses,
il arrache même l' épée de l' un et l' en blesse,
mais l' autre le désarme.
Vitellozo.
ô rage !
p234
Le Duc, à l' évêque.
et vous aussi, mon père... c' est infâme.
Pagolo Orsini, sous la dague des Salviati.
des hommes désarmés. -oh ! Le lâche, le lâche !
Liverotto, maintenu par don Miguel.
il a fui sans oser affronter nos regards.
César, reparaissant avec de nombreux soldats
qui entourent la salle.
toute clameur est vaine et toute résistance
inutile, seigneurs ; vous êtes dans mes mains.
Pagolo Orsini.
Impossible, César, c' est une comédie.
p235
César.
Nullement.
Pagolo Orsini.
Comment, toi qui m' appelais ton frère ?
César.
Je vous rends jeu pour jeu... pensez à la Maggione.
Pagolo Orsini.
ô Caïn ! ... eh bien, soit, -si tu nous fais mourir,
frappe-moi seulement, épargne mon vieux père.
Le Duc.
Mon fils, point de bassesse à l' égard de cet homme,
et sachons noblement expier nos sottises.
p236
Vitellozo.
Ah ! Pagolo, pourquoi t' avons-nous écouté ?
Liverotto.
Quant à moi, seigneur duc, veuillez considérer
qu' en prenant contre vous parti, je me trouvais
l' obligé du seigneur Vitelli...
César.
C' est sans doute
pour plaire à Vitelli que tu faisais périr
ton oncle, malheureux... allons, qu' on les emmène.
Vitellozo.
Un mot encor, César !
César.
Eh bien, que me veux-tu ?
p237
Vitellozo.
Ton père, tu le sais, m' a mis hors de l' église ;
promets-moi d' obtenir mon pardon de sa part.
César.
Je ne me charge pas de la commission ;
comme tu le pourras avec le ciel arrange
tes affaires... soldats, qu' on emmène ces hommes.
bas à Miguelotto.
les Oursins d' un côté, les Vitelli d' un autre.
Dans deux heures au plus, qu' aucun des Vitelli
n' existe... tu m' entends, rien que les Vitelli.
Don Miguel.
Oui, prince.
on entraîne les quatre prisonniers.
César.
Quant à vous, mes braves capitaines,
p238
mille remercîments pour l' habile manière
dont vous m' avez aidé dans ce grave conflit.
Mais, capitaine Schwartz, vous paraissez blessé ?
L' Officier Suisse.
Quelque peu, monseigneur, en voulant ressaisir
aux mains de Vitelli mon épée arrachée.
Le boeuf ! Il n' était pas facile à museler.
Allez vous mettre aux mains de notre médecin...
mais encore une fois, capitaines, merci.
Rappelez-vous que si je sais punir les traîtres,
je sais récompenser les fidèles amis.
Vous, monseigneur d' Euna, vous avez grande part
à ma reconnaissance. -à souper je vous garde.
L' évêque D' Euna.
Prince, très-volontiers.
p241
César.
Eh bien, restez ici,
tandis que je vais voir ce qui se fait dehors.
scène vii une rue de Sinigaglia :
Une Femme.
Ah ! Monsieur le soldat, mon pain, rendez-le-moi :
je n' ai que ce morceau pour nourrir mon enfant.
Une Seconde Femme.
Moi, ma pièce de drap, la seule qui me reste
pour faire un justaucorps à mon pauvre mari.
Une Troisième Femme.
Et moi, mes trois ducats, c' est le fond de ma
bourse :
je n' aurai plus après qu' à me jeter à l' eau.
p242
Les Soldats.
Filles du diable, allez vous plaindre à votre père !
Quant à nous, n' ayant pu rien prendre aux Orsini,
il faut bien qu' autre part nous trouvions notre
affaire.
César, à cheval, l' épée à la main et suivi d' un
nombreux état-major.
qu' entends-je, qu' est-ce-ci ?
Les Femmes.
Justice, capitaine !
On nous pille, on nous vole, on nous bat sans merci.
César.
Quoi, drôles, c' est ainsi qu' on traite le bon peuple
d' une honnête cité ! ... rendez vite, coquins,
p243
ce que vous avez pris ; sinon, à travers corps
je vous passe aussitôt cette lame d' épée.
Les Soldats.
Sauvons-nous, sauvons-nous, c' est le prince
lui-même.
César.
Oui, bandits, rentrez vite en vos cantonnements,
et si j' en trouve encore un des vôtres ici,
je le fais sur-le-champ pendre par mon prévôt.
Les Femmes.
Seigneur, soyez béni d' une telle assistance !
Ah ! Dieu vous le rendra sûrement quelque jour.
César.
Bonnes femmes, merci, rentrez en paix chez vous,
p244
et souvenez-vous-y que le duc de Romagne
est homme de justice, et qu' en tout lieu qu' il
aille,
sa main fait respecter le bien des pauvres gens.
Les Femmes.
Seigneur Dieu, protégez le bon duc de Romagne !
p245
scène viii une chambre du palais :
César, se jetant dans un fauteuil.
allons, page, ôte-moi mes bottes, mon armure,
et vite mon pourpoint de velours... il est temps
de prendre du repos... et je le puis, corps Dieu !
Car tout va jusqu' ici comme sur des roulettes...
quels excellents soldats que ces gens d' Olivier !
Ils se sont reformés en bataillon carré,
et sans nous attaquer sont sortis de la ville.
Ma foi, je les voudrais tenir à mon service.
Mais ce que j' ai désir de voir avant souper,
c' est le mufle pointu de maître Nicolo.
Mon garçon, laisse là mes pantoufles, ma veste,
p246
et cours chez Agapit lui dire de ma part
que s' il peut rencontrer l' envoyé de Florence,
près de moi, sur-le-champ, il l' envoie ici même.
Le Page.
Oui, seigneur.
il sort.
César.
à cette heure on a dû faire à Rome
rafle du cardinal et de ses adhérents,
de façon qu' au moment présent nous sommes maîtres
de toute cette race, -excepté cependant
du petit Fabiano qui, dit-on, s' est enfui.
Mais qu' est-ce qu' un goujon, quand les brochets
nous restent ?
Peu de chose... demain mon père recevra
nouvelle de ma pêche. -ah ! Pêche, on peut le dire,
vraiment miraculeuse, et puis à nous demain
la citadelle, alors...
Le Page, reparaissant.
l' envoyé de Florence
p247
se trouvait au palais, chez Agapit, seigneur.
Il est derrière moi, dans votre vestibule.
César.
C' est fort bien, laisse-nous, et dis au majordome
de servir le souper le plus tôt qu' il pourra.
le page sort.
Nicolo Macchiavelli.
Prince, je vous salue, et du coeur vous souhaite
continuation de votre heureuse chance.
César.
Eh bien, ser Nicolo, dites, qu' en pensez-vous ?
Le rôle n' était pas très-facile à remplir,
l' ai-je pas bien joué ?
Macchiavelli.
Parfaitement, seigneur.
p248
César.
Point ne vous attendiez à me voir d' embarras
aussi vite sortir.
Macchiavelli.
Prince, je vous avoue
que j' avais grande peur pour vous dans Imola.
César.
Possible, le lion vous était seul connu ;
mais je vous ai montré la valeur du renard.
Macchiavelli.
Ma foi, plus étonnant encor que le lion.
César.
Il est bon quelquefois de tromper les trompeurs.
p249
Macchiavelli.
Vous l' avez fait, seigneur, d' une façon puissante.
César.
Tous en bloc, -dans un jour, les quatre au même
sac.
Macchiavelli.
Quel coup !
César.
Il le fallait, c' est un grand poids de moins
pour mon père et pour moi, pour vous aussi, messieurs
de Florence.
Macchiavelli.
Il est vrai que dans les Vitelli
la seigneurie avait des ennemis terribles.
p250
César.
Qui ne sont plus à craindre et d' aucune façon,
au moment actuel.
Macchiavelli, surpris.
ils n' existeraient plus !
César.
Probablement... c' étaient des pillards sans
vergogne,
des hommes teints de sang et couverts d' infamie ;
ils devaient expier leurs crimes tôt ou tard.
Macchiavelli.
Les Orsini...
César.
Ceux-là, je les emmène à Rome
p251
où je les fais juger à la face du monde,
pour leurs complots constants contre sa sainteté
et le gonfalonier de l' église.
Macchiavelli.
Fort bien.
Mais ne craignez-vous pas que ces événements
n' enfantent contre vous d' autres rébellions ?
César.
J' ai tout prévu... mon père a dû de son côté
saisir le cardinal, ainsi que son complice,
le seigneur Julio ; dans le même procès,
ils seront impliqués avec les Orsini.
Restent le duc d' Urbin, le seigneur Baglioni,
Petrucci... gens moins durs et contre qui j' espère
avoir l' aide et l' appui de votre république.
Macchiavelli.
Monseigneur, vous pouvez vous fier à son zèle.
p252
César.
Service pour service, ami, c' est là ma règle,
et vous la connaissez. J' ôte à la république
grosse épine du pied, des voleurs sur ses terres
toujours, et lui voulant rendre les Médicis ;
les Médicis, messer, vous m' entendez. -eh bien,
elle me donnerait encor cent mille écus,
qu' elle serait en reste avec moi.
Macchiavelli.
Je le pense.
César.
D' elle je ne veux donc obtenir que trois choses :
la première d' abord, c' est de se réjouir
avec mon père et moi de ce qui nous arrive ;
la seconde, de faire avancer sur Borgo
ses troupes de cheval et ses troupes de pied,
p253
pour forcer avec moi Pérouse et Castello ;
et la troisième, enfin, serait de retenir
et même me livrer le seigneur duc d' Urbin,
s' il pose un jour le pied sur votre territoire.
Vous comprenez, messer ?
Macchiavelli.
Parfaitement, seigneur,
et je puis assurer qu' aux premières demandes
il sera satisfait avec empressement.
Mais reste la troisième...
César.
Eh bien ?
Macchiavelli.
Pour la troisième,
permettez-moi, seigneur, de vous faire observer
p254
qu' il serait peu décent à notre république
de vous livrer le duc.
César.
Vraiment !
Macchiavelli.
Sa dignité...
César.
Ne pourrait-elle pas le retenir chez elle ?
Macchiavelli.
Ceci souffrirait moins difficulté, je crois.
J' en parlerai du reste à mon gouvernement.
César.
Faites, car il est bon de ne rien négliger.
p255
Après tout, le plus fort est accompli... la queue
s' agiterait encor qu' elle n' irait pas loin.
La tête étant coupée, elle se glacera
et finira bientôt par rester immobile.
La paix, la paix, voilà le bien qu' à l' Italie
je vais enfin donner.
Macchiavelli.
Et l' Italie entière
d' un aussi beau présent sera reconnaissante.
César.
Oui, veuillez démontrer à votre république
que c' est pour l' Italie et son seul intérêt
que je me suis lancé dans cette rude affaire.
J' ai voulu de la main de tyrans factieux
retirer tous les fiefs dépendants de l' église,
et les rendre à son chef, afin qu' il ne fût plus
l' esclave et le jouet de princes orgueilleux,
p256
tels que les Orsini, tels que les Colonna.
Quant à moi, je ne veux garder que la Romagne.
Macchiavelli.
Seulement la Romagne ! ...
César.
Oui, rien que la Romagne
et le duché d' Urbin.
Macchiavelli.
Monseigneur est modeste.
Le Majordome, apparaissant.
monseigneur est servi.
César.
Tous mes hôtes sont là ?
p257
Le Majordome.
Oui, tous, les officiers et monseigneur l' évêque.
César.
Messer, voulez-vous bien être de mon souper ?
Macchiavelli.
Excellence, je suis trop honoré, pourtant...
César.
Vous refusez...
Macchiavelli.
Seigneur, je suis très-fatigué,
puis il faut informer mes chers concitoyens
de vos nouveaux désirs, et je compte passer
p258
cette nuit presque entière à faire des dépêches.
Permettez...
César.
C' est fort juste... avant tout les affaires.
Je ne vous retiens pas, et ne m' en dis pas moins
votre ami dévoué.
Macchiavelli.
C' est trop de bienveillance.
César.
N' oubliez pas d' apprendre à votre république
que, de tous ses amis présents, elle n' a pas
d' allié plus sincère et fidèle que moi.
Macchiavelli.
Je n' y manquerai pas.
p259
César.
Adieu, ser Nicolo.
Vous nous suivrez demain du côté de Pérouse.
Macchiavelli.
Oui, monseigneur.
César.
Bonsoir, et nous, allons à table,
car je me sens au ventre un appétit d' enfer.
il sort par la porte du fond.
Macchiavelli, le regardant partir.
voilà décidément un homme vigoureux
et qui peut monter haut... mais, comme dit le sage,
en toute chose il faut considérer la fin.
1854 :
L'INDIFFERENCE.
p263
quand la France, épuisée aux luttes de la guerre
et cherchant dans la paix un repos salutaire,
essuya son épée et la mit au fourreau,
muses et liberté, magnifique troupeau,
parurent à ses yeux, et leur splendeur divine
d' une nouvelle ardeur fit battre sa poitrine.
Alors si Lamartine, essayant son essor,
montait à l' horizon, bel astre aux rayons d' or,
comme aux feux du matin, toutes les jeunes âmes
palpitaient et s' ouvraient aux doux jets de ses
flammes.
Alors si des beaux lieux où Socrate parlait
des bords de l' Eurotas ou des champs de Milet,
p264
un cri de liberté qu' on n' osait plus attendre,
jusqu' aux murs de Paris venait se faire entendre
comme un choeur de Sophocle, avec solennité,
la jeunesse entonnait l' hymne de liberté,
et courait aussitôt, bouillante de courage,
aider un peuple antique à sortir d' esclavage.
Alors tous les grands noms de l' art, de la vertu,
étaient environnés d' un respect assidu.
L' âme de Foy voyait la France tout entière
suivre en pleurant son corps à sa couche dernière.
Et plus tard, quand juillet aux immortels éclats
de la liberté sainte éclairait les combats,
les enfants de Paris, qui remuaient les dalles,
trouvant Chateaubriand sur le chemin des balles,
baissaient leurs jeunes fronts devant ses cheveux
blancs,
et plaçaient le vieillard, comme les vieux rois
francs,
sur le sanglant pavois de leurs mâles épaules.
Alors on ne cherchait qu' à jouer de beaux rôles ;
dans tous les coeurs vibraient des instincts
généreux...
aujourd' hui plus d' élans, les âmes sont sans feux,
sans goût pour l' idéal ; aucune chose belle
p265
ne sait plus émouvoir. Qu' une lyre nouvelle,
astre jeune et soudain, paraisse au ciel de l' art,
hélas ! C' est tout au plus si d' un ardent regard
trois poëtes suivront ses feux dans l' empyrée,
et si les mouvements de sa corde sacrée
éveilleront huit jours de transports dans les coeurs.
Quelques tièdes bravos pour ses accents vainqueurs
seront du noble luth la seule récompense,
puis tout retombera dans un morne silence.
Enfin, l' objet divin, qui nous a tant coûté,
nos pleurs et notre sang, la fière liberté,
n' est plus qu' un vieil amour qui passe de nos têtes.
On nous dépouillerait de toutes ses conquêtes,
ses bienfaits un par un nous seraient enlevés
que nous ne ferions pas mouvoir quatre pavés !
Oui, l' on peut nous traiter de laquais d' antichambre,
redoubler les horreurs du code de septembre,
et, contre la pensée élevant des donjons,
la clouer pour jamais muette à tous les fronts.
Le tzar, toujours la main au coeur de Varsovie,
peut en elle épuiser ce qui reste de vie,
p266
l' étendre de nouveau sur l' arbre de la croix,
et pour la Sibérie augmenter les convois.
Le vicaire du Christ, le pape, coeur de pierre,
peut tremper dans le sang les deux clefs de saint
Pierre,
et tailler dans l' habit des pauvres libéraux
la pourpre nécessaire à tous ses cardinaux.
Rien ne nous remûra, rien ne fera dans l' âme,
de l' indignation jaillir l' ardente flamme :
et les cris isolés qui seuls protesteront,
dans le vain bruit du jour sans échos se perdront.
ô monstre languissant ! ô pâle indifférence !
Sur un lit de pavots as-tu couché la France ?
Est-elle pour toujours endormie en tes bras ?
Sa race est-elle éteinte et finie ? Oh ! Non pas.
Non, si nous n' avons plus l' appétit du sublime,
l' instinct du généreux, le sens du magnanime,
si nous sommes de glace aux mouvements de Dieu,
pour le laid et le mal nous sommes tout de feu.
Dans la France aujourd' hui voyez ce qui se passe,
et dites que la mort l' engourdit et la glace !
S' agit-il de corrompre un arrondissement,
p267
d' enlever à prix d' or un siége au parlement,
de monter à l' assaut d' une brillante place,
de s' emparer du banc d' un ministre tenace,
de faire avec l' état des marchés scandaleux,
d' exploiter à la bourse, à grands coups ruineux,
le secret éventé des jeux télégraphiques,
enfin, par toute ruse et tous moyens iniques,
d' opérer pour sa race, et dans son intérêt,
une large saignée au fleuve du budget ?
Oh ! Comme le pouls bat, comme la tête brûle,
comme un torrent de feu dans les veines circule !
Il n' est point de vieillard si frappé de langueur,
qui ne retrouve encor et du nerf et du coeur.
Du nerf, nous en avons pour les choses impures,
pour navrer le talent par de vives blessures
et battre, avec l' essor d' un novice écrivain,
les vingt ans de succès d' un maître souverain ;
pour lancer le poison d' une effroyable page,
la calomnie, au front d' un homme de courage,
et jusques à son coeur pénétrer en passant
par celui de sa femme et de son pauvre enfant !
p268
Du coeur, nous en avons pour une empoisonneuse.
Pour aller assister sa beauté malheureuse,
et, du sombre palais comblant les profondeurs,
nous montrer jusqu' au bout ses chauds admirateurs !
Enfin, nous en avons pour lire des histoires
dégoûtantes de sang et d' argot toutes noires,
et qui néanmoins font pâmer de volupté
tous les seins délicats de la société.
Nous, de l' indifférence ! Ah ! Quelle erreur
grossière !
Chassez de votre esprit cette fausse lumière.
Nous des indifférents ! Pour le laid et le mal
nous avons au contraire un amour infernal.
Des enfants d' Athéné triste et pâle copie,
nous avons hérité de leur humeur impie,
nos âmes d' un Socrate oublîraient les vertus,
mais nous applaudirions aux discours d' Anytus.
publié en 1845 :
LE DERNIER TEMPLE.
p271
ô races de nos jours, ô peuples ahuris,
désertez les lieux saints et les sentiers prescrits,
et vous, sombres moellons des vieilles cathédrales,
du haut des airs roulez dans la main des vandales !
Partout il sort de terre un nouveau monument
à la base profonde, au solide ciment,
que les vents déchaînés, les flèches de la foudre,
toute l' ire des cieux, ne sauraient mettre en
poudre,
un temple dont le marbre éclatant durera
tant que l' amour de l' or sur l' homme régnera.
p272
Voyez ! Comme le bras de la passion vile
y pousse également la campagne et la ville,
avec quel grand fracas les piétons et les chars
vers son fronton sculpté courent de toutes parts ;
quel flot d' adorateurs, la rougeur au visage,
l' haleine entrecoupée et les membres en nage,
en monte les degrés ! Jamais les dieux païens
ni les tristes autels des vieux temples chrétiens
ne virent autour d' eux se courber tant d' échines ;
car celui qu' on adore en ces voûtes divines
est le premier des dieux... aussitôt que les pieds
du sublime portique ont franchi les piliers,
la morale, de peur d' une atteinte mortelle,
comme un cygne en effroi jette au vent sa grande
aile,
et chacun met à bas, comme un trop lourd fardeau,
ce que son coeur contient et de noble et de beau.
Là, les purs sentiments de l' époux et du père
ne sont plus que des mots, une vaine chimère ;
l' ardente politique aux cris tumultueux,
la gloire qui régit les bataillons poudreux,
les arts n' ont plus d' échos, leur parole splendide
p273
s' éteint sous les calculs de la foule cupide.
Là, devant le veau d' or, ton nom, ô liberté !
Comme une marchandise est froidement coté ;
là, de la même main, sans culte, sans patrie,
comme d' ignobles chiens nés pour la boucherie,
on nourrit avec l' or deux sombres factions
sur la poitrine en sang des pauvres nations.
Ce temple est le réduit de toutes les démences,
c' est le marché public aux trônes et croyances,
et pour le monde jeune et pour le monde vieux,
l' antre d' où sont tirés et les rois et les dieux.
ô profonde douleur ! ô terribles présages
qui tourmentent sans fin les penseurs de nos âges !
Hélas ! Hélas ! En vain comme des chassieux
qui marchent à tâtons et clignent les deux yeux,
nous nous efforçons tous, pilotes sans boussole,
de lire dans les feux de la grande coupole
vers quel noble avenir vogue le genre humain ;
tandis que nous cherchons à l' horizon lointain,
le flot des vils désirs envahit le rivage,
et sur nous chaque jour déborde davantage.
p274
Le sol ne suffit plus à nos besoins pressants,
pour combler désormais tant d' appétits puissants,
la terre ouvre trop peu son entraille divine ;
les hommes et le ciel deviennent une mine,
et cette mine immense abonde en travailleurs
ardents à découvrir les filons les meilleurs.
Sous mille doigts fangeux, inépuisables veines,
s' entr' ouvrent aujourd' hui les passions humaines,
les vices, les vertus, et le bien et le mal,
et la vie et la mort engendrent le métal.
L' or ruisselle de tout et partout sur la terre ;
et pour le déterrer, l' arracher ou l' extraire,
rien ne coûte à l' audace et rien n' est respecté ;
et l' éternel, du sein de sa divinité,
voit exploiter aux mains de notre tourbe immense
jusqu' aux plus saints décrets de sa toute-puissance.
publié en 1837 :
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