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la Langue Fraaise (INaLF)
Ah! Quel conte [Document électronique] : conte politique et astronomique /
Crébillon
LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 1
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Selon les annales de cet ancien et
lebre empire d' Isma, qui, si l' on en
croit quelques-uns de nos sçavans, étoit
situé dans la grande presqu' isle de
Camanfour, il y a dix siecles, et plus,
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qu' un prince nommé Schézaddin Télaïzé, regnoit
sur les vastes et florissantes régions qui
le composoient.
Pour faire en peu de mots son portrait,
et donner en même tems une
légere idée de sa cour, je dirai à votre
majesté qu' il possédoit toutes les vertus
dont on loue les rois pendant leur vie,
sans avoir aucun de ces vices qu' on ne
leur trouve qu' après leur mort : que ses
courtisans, à qui, sous un prince si
estimable, les ridicules n' auroient fait que
nuire, ne mettoient pas leur gloire dans
l' art frivole et honteux de séduire, et
de tromper les femmes, de se connoître
en bijoux mieux que personne, et de
discuter profondément des bagatelles.
Je ne craindrai pas même d' ajouter que
les femmes de cette cour sçavoient pour
la plus grande partie, allier les graces
à la vertu, ou, ce qui pourroit aujourd' hui
paroître encore moins vrai, être
sensibles avec décence.
Ah quel conte ! S' écria la sultane :
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les bonnes annales que celles d' Isma !
Madame, répondit le visir, le sultan,
mon invincible maître, m' a demandé de
l' extraordinaire, même de l' incroyable,
et j' ose supplier votre majesté de vouloir
bien s' en souvenir. Oui, oui, Moslem,
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dit Schach Baham, et je vous
ordonneroisme de me donner de ce
que certains beaux esprits que je vois
d' ici, seroient assez sots pour nommer
de l' absurde, si, à ne vous pas flatter,
je vous croyois assez de génie pour
pouvoir aller jusques-là.
Schézaddin, quoique fort jeune et
fort aimable, s' obstinoit à vivre dans le
libat, malgré les voeux de ses sujets,
et dans l' indifférence, malgré les desirs
de ses sujettes. Ce n' étoit pas qu' il
n' imaginât de la douceur à aimer, mais il
s' étoit persuadé qu' un roi doit toujours
moins à sa personne, qu' à son rang, les
sentimens qu' on lui montre. Cette idée,
et la gloire qu' il croyoit acquérir en
fermant son coeur à la plus agréable des
passions, l' avoient, en effet, rendu
inaccessible à l' amour. ô pjugés ! Que vous
coûtez de plaisirs à la jeunesse !
L' on a, cependant, lieu de penser
que, quelque empire qu' eussent sur lui
l' amour de la gloire et la crainte de
ne pouvoir jamais être aimé pour lui-même,
ces pjugés ne l' auroient pas
empêché d' être sensible, s' il n' t pas
pensé de la façon du monde la plus
extraordinaire, sur ce mouvement que
nous nommons amour, et que, pour
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le définir, il eût attendu à le connoitre.
Mais, soit qu' il eût l' esprit gâté par la
lecture des anciens romans, ou qu' il fût
romanesque, il croyoit qu' une véritable
passion est toujours prédite à notre
coeur par des événemens singuliers ;
qu' il s' en faut beaucoup que les desirs
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soient de l' amour ; que l' on n' aime point,
lorsque l' on ne se sent pas, dès la premiere
vue, entraîné par un penchant
irrésistible ; et que toutes les fois que
l' on s' engage, sans y être forcé par ce
sentiment impérieux devant lequel la
raison même est obligée de fléchir, on
ne se donne qu' un ridicule, d' autant
moins pardonnable que l' on n' en est pas
dédommagé par les plaisirs. Je ne sçais
si ce prince raisonnoit juste sur le
sentiment ; mais il faut convenir, à la
façon dont il bornoit le pouvoir des
sens, qu' il auroit été dans ce siecle-ci
bien étonné, bien incommode, ou bien
désoeuvré.
Il étoit, cependant, d' autant plus extraordinaire
qu' il eût conservé son indifférence,
que l' on avoit fréquemment
tenté de faire sa conquête. Sa cour, il
est vrai, n' étoit pas aussi tournée à la
galanterie, qu' il l' auroit fallu pour
qu' elle fût vive et brillante ; mais on
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y étoit tendre quelquefois : et quand on
y auroit encore moins connu l' amour,
il n' auroit pas été bien surprenant qu' il
s' y fût trouvé quelques femmes qui,
malgré l' austérité de leurs maximes,
eussent cherché à lui plaire. Il y en avoit
donc, et même l' histoire dit qu' il y en
avoit beaucoup, et que Schézaddin
étoit accablé d' avances, tantôt indécentes,
tantôt ménagées, suivant le caractere
des femmes qui se les permettoient.
Malheureusement pour elles, et
pour lui, il haïssoit les prudes, et
prisoit les coquettes ; et il les traita
toutes avec tant de rigueur, qu' elles se
crurent enfin obligées d' attendre dans le
silence, que ce coeur féroce s' adoucît.
Parti, auquel, assurément, il perdit bien
autant qu' elles-mêmes.
Les femmes de Tinzulk étoient
vaines ; elles ignoroient les raisons qui
rendoient Schézaddin si peu sensible à
leurs charmes. Ne pouvant penser mal
d' elles-mêmes, et voulant penser bien
du roi, il leur fut plus doux de croire
qu' il y avoit auprès de lui quelqu' un
qui lui gâtoit l' esprit, que d' imaginer
qu' elles n' avoient pas de quoi lui plaire,
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ou qu' il fût assez malheureux pour ne
pouvoir pas aimer.
Celui qu' elles accuserent unanimement
de lui donner d' elles des impressions
désavantageuses, étoit un de ses
courtisans qui avoit toute sa confiance.
Ce favori étoit un homme froid, et
caustique, plus blessé des travers des
femmes, qu' il n' étoit sensible à leurs
agrémens. Trompé, du moins à ce qu' il
disoit, par toutes les infortunées qu' il
avoit jugé dignes de sa tendresse, il
croyoit toutes les femmes légeres et
perfides ; et ne vouloit point penser qu' il
n' étoit moralement pas impossible qu' il
n' eût jamais fait que de mauvais choix.
Avec ces ridicules idées qu' il affichoit
sans cesse, et dégoûté de l' amour, parce
que les femmes l' étoient de lui, il
employoit le loisir que leur aversion
lui laissoit, àcouvrir les aventures
les plus cachées, et à les embellir de
toutes les circonstances qui pouvoient
le plus amuser le public. Si toute
servée qu' étoit la cour de Tinzulk, il
avoit trouvé le moyen d' y perdre de
putation plus de vingt prudes, et de
prouver que les femmes que l' on n' y
croyoit que coquettes, étoient toutes
pis que galantes ; il est à présumer qu' il
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y a peu de cours dans l' univers dont il
n' eût été le fléau.
Au reste, ce courtisan que, de son
humeur sombre, on avoit surnom
Taciturne, étoit un de ces hommes
heureux qui connoissent le prix des
ridicules, et sçavent se parer de ceux qui
imposent le plus. Il avoit d' abord paru
comme bel esprit ; mais voyant qu' un
titre si commun, et que, d' ailleurs, chacun
se croit en droit de porter, étoit à la
cour en assez petite considération,
il s' étoit jetté dans les sciences ; et, sans
en connoître bien aucune, il avoit dit
si haut, qu' il étoit géomettre et physicien,
qu' il n' y avoit pas une femme qui,
malgré leur haine pour lui, ne le crut,
à cet égard, le premier homme de son
siecle. Aussi faut-il convenir que
personne ne sçavoit, aussi bien que lui,
par quelles voies l' on peut, sans talens,
parvenir à une grande réputation. à de
grands mots et à de petits secrets il
joignoit un air important et orgueilleux :
air qui, loin degrader le mérite,
n' en tient que trop souvent lieu,
et finit presque toujours par subjuguer
ceux me qu' il a d' abord révoltés. à
considérer, cependant, tout ce qu' il lui
en coûtoit pour se faire un nom, il falloit
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qu' il eût intérieurement le malheur
de ne penser pas de lui-même,
aussi-bien qu' il sembloit le croire. Sous
un air détaché de tout, et sous des propos
qui annooient une ame incapable
de toute bassesse, il cachoit une ambition
sans bornes, et une complaisance que
rien n' auroit effrayé. Mais persuadé
par la connoissance qu' il avoit du
caractere de son maître, qu' il réussiroit
mal auprès de lui, par cette impudente
et lâche adulation qui ne déshonore pas
moins le souverain qui la souffre, que
le courtisan qui l' emploie, ce n' étoit
ordinairement qu' en paroissant contrarier
les goûts du roi, qu' il l' engageoit à s' y livrer.
Cette vérité dont il se paroit
sans cesse, et la souplesse de
son caractere, l' avoient rendu cher à
Schézaddin, qui jouissoit avec lui du
plaisir de s' entendre toujours louer, sans
se croire flatté un instant. Ce n' étoit
cependant pas qu' avec quelque adresse
que le favori déguisât le fond de son
caractere, le prince y eût été trom
long-tems, si l' humeur et l' orgueil eussent
toujours permis à Taciturne de
suivre ses vues : mais, à quelque point
que sa faveur lui fût précieuse, il y avoit
des instansil n' avoit pas pour son
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maître, plus de ménagemens qu' il n' en
avoit pour les femmes, qui n' ayant ni
ridicules, ni prétentions, ne pouvoient
rien pour sa gloire. Je ne dois pas, au
reste, oublier de dire que, pour mieux
attirer les yeux sur lui, il avoit joint la
politique à la géométrie, affectoit souvent
des distractions, et se plaignoit d' être
sujet aux vapeurs et à la migraine.
Ce Taciturne, enfin, paroissoit le personnage
du monde le plus singulier,
et étoit en effet l' homme le plus ordinaire
peut-être qu' on eût jamais vu.
Diable ! Dit Schah Baham ; attendez
un moment, s' il vous plaît ; je veux
chercher à qui ressemble ce portrait-là.
à qui ! S' écria la sultane : à Taciturne,
apparemment ? Mais ! Que vous êtes
dupe ! Repliqua-t-il : je vous dis, moi,
entendez-vous bien ? Ce n' est que moi
qui vous dis qu' il y a sûrement ici
quelqu' un que, sous le nom de Taciturne,
le visir a voulu peindre. De
plus, il est certain qu' il ne nous a pas
encore dit un mot qui ne fût dans le
fonds, toute autre chose que ce qu' il
nous a paru ; que son conte sera rempli
de portraits ; que nous y serons tous ;
et que, comme de raison, cela sera fort
plaisant.
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Le visir voulut en vain se défendre
de ce que lui imputoit le sultan. Du
caractere dont étoit Schah Baham, étoit-il
possible qu' il ne crût pas aux
allusions ?
Eh oui, oui ! Répondit-il à Moslem,
je vous connois ; vous êtes critique,
vous ! Et vous aimeriez sûrement mieux
ne pas faire des contes, que de ne
vous y pas moquer de quelque chose,
et de quelqu' un. Ce n' est pas, au moins,
que je veuille dire que vous ne fassiez
fort bien : car, au contraire, il n' y a
que cela qui rende un conte comique
et instructif : avec un peu de ce que vous
sçavez, pourtant, comme il me semble
que je l' ai déjà si bien dit.
Moslem qui n' étoit pas assez heureux
pour pouvoir dire tout haut ce qu' il
pensoit de la perpétuelle imbécillité de
son auguste maître, se contenta d' en
soupirer en lui-même, et reprit ainsi la
parole :
quoique Taciturne ne pensât pas bien
des femmes, on voit assez que ce n' étoit
pas à lui que celles de Tinzulk
devoient l' indifférence de Schézaddin.
Mais s' il y avoit de l' injustice à ne
l' attribuer qu' à lui, il n' y en a pas à croire
que, trop habile pour ne pas sentir à
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quel point une maîtresse prendroit sur
le coeur du roi, il l' entretenoit dans
les chimériques idées qu' il s' étoit faites
sur l' amour, et ne lui peignoit les femmes
que comme il sembloit lui-même
les voir. Il étoit, en effet, plus sûr pour
lui de nourrir par des portraits infideles
la froideur du prince, que d' attendre
de sa complaisance, en cas que son
maître vînt à changer d' avis, la continuation
de son crédit. Il ne pouvoit
pas ignorer que, quelque bassement qu' il
fût dévoué aux volontés de l' objet auquel
Schézaddin pourroit s' attacher,
il ne lui en seroit pas moins suspect ;
et qu' elle souffriroit difficilement un
favori qui ne lui devroit pas sa fortune.
Il y a donc peu d' apparence que toutes
ces considérations lui eussent échap,
et qu' il ne se conduisît pas d' après
elles. Mais, d' un autre côté, l' on sçait
qu' il est encore plus difficile d' empêcher
un coeur tendre de se livrer à l' amour,
que d' en inspirer à celui qui craint le
plus de le connoître. Quelque désavantageusement
que Taciturne pût peindre les femmes
à son maître, de pareils portraits
n' auroient pas prévalu sur leurs
charmes, si Schézaddin eût alors été
assez heureux pour en connoître le prix ;
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et si, en attendant ce coup de foudre,
sans lequel il ne croyoit pas que l' on
fût véritablement frappé, il eût cru,
ce qui, dans le fond, eût été vrai,
qu' il étoit possible qu' il s' amusât.
LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 2
Ce prince s' obstinoit toujours à
jouer le héros, lorsqu' une des plus
puissantes et des plus aimables fées qui
gouvernassent alors l' univers, se rendit
incognito dans un château qu' elle
possédoit aux environs de Tinzulk. Il
y avoit dix ans que cette fée, occupée
à faire sa tournée dans le monde,
avoit quitté le royaume d' Isma dont,
depuis un tems immorial, elle étoit
la protectrice ; lorsqu' elle étoit partie,
Schézaddin étoit encore dans l' enfance.
Depuis son départ, elle n' avoit pas entendu
parler de lui, parce qu' il n' avoit
pas encore trouvé d' occasions de se
signaler, et que les vertus font toujours
moins de bruit que les exploits.
Celle de ses femmes à qui, en arrivant,
elle demanda des nouvelles de la cour,
lui parla de la froideur du roi, avec
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toute l' aigreur d' une femme jalouse
des prérogatives de son sexe, et de
l' hommage qu' elle lui sçait dû. Toute
irritée qu' elle étoit contre Schézaddin,
elle ne put cependant dissimuler à la
fée que ce prince, si rebelle à l' amour,
étoit de tous les hommes peut-être le
plus fait pour en inspirer.
La vivacité avec laquelle cette femme
parloit de l' indifférence de Schézaddin,
et le desir qu' elle marquoit de l' en
voir puni, firent sourire la fée. Elle
ne haïssoit pas ces coeurs fiers qui ne
veulent pas aimer, et se souvenoit avec
plaisir d' en avoir changé plus d' un. Elle
rit d' abord de l' insensé projet qu' il
avoit formé, et de la singularité de ses
préjugés. Ensuite elle le plaignit de se
priver d' un bonheur qu' il étoit si digne
de connoître. De cette généreuse pitié,
elle passa bientôt au desir de le voir
amoureux. Ce n' étoit pas, du moins le
croyoit-elle, qu' elle fût tentée de lui
plaire ; mais, pour peu que l' on pense
bien, peut-on ne pas souhaiter de voir
sensibles ceux qui sont faits pour être
aimés ? La fée étoit trop compatissante
pour ne pas desirer, tout intérêt à part,
qu' il ne se refusât pas plus long-tems
à une passion qu' il ne pouvoit vouloir
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toujours ignorer, sans faire son malheur,
et celui, peut-être, de toutes
les femmes qui le verroient. Conduite
par un si louable motif, elle ne mettoit
point de bornes à sa compassion.
étoit-il donc possible qu' elle ignorât que
l' on ne plaint d' être indifférent que
ceux que l' on trouve aimables ?
Quoi qu' il en soit, toujours occupée
de Schézaddin et de sa froideur,
la fée en vint insensiblement au point
d' en négliger cette partie de l' univers,
qui étoit confiée à ses soins, et où,
peut-être, tout n' en alla que mieux.
Lasse, enfin, du tourment qu' elle
éprouvoit, honteuse de s' occuper si
fortement d' un objet qui lui étoit encore
inconnu, elle se détermina à voir Schézaddin.
Quand ses charmes, dont, sans
être plus vaine qu' une autre, elle n' avoit
pas une opiniondiocre, ne lui
auroient pas donné la certitude de plaire
au roi d' Isma, elle n' en auroit guere
moins compté sur la victoire. Si la
fatuité eût eu quelque part à l' indifférence
du prince, la fée auroit été
moins re de le vaincre ; on ne guérit
pas quelqu' un d' un vice aussi aisément
qu' on lui fait changer de systême : et
il en doit moins coûter pour subjuguer
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le philosophe, que pour triompher
du petit maître. Qui sçavoit, d' ailleurs,
si l' art ou les agrémens n' avoient pas
manqué aux femmes qui avoient attaqué
Schézaddin ? Trop d' audace dans
les unes, trop de circonspection dans
les autres, n' avoient-ils pas pu lui laisser
ignorer leurs sentimens, ou les lui faire
priser ? Et parce qu' aucune de celles
qui s' étoient mises sur les rangs, ne
l' avoit touché, étoit-ce une raison de
croire qu' il seroit toujours indifférent ?
Persuadée qu' elle ne seroit bien éclaircie
sur tout cela qu' en le voyant, la
fée partit, résolut, si la présence du
prince achevoit de la terminer à l' amour,
à ne rien oublier pour le rendre aussi
tendre qu' elle auroit besoin qu' il
le fût.
Ce qu' elle devoit à son sexe et à son
rang (deux choses qu' en ce tems-là
l' on respectoit) et l' envie de sonder
sans obstacle les dispositions de Sczaddin,
lui firent prendre le parti de
se rendre invisible, et d' ordonner que
l' on cachât son retour jusques à ce
qu' il lui plût de l' annoncer. Lorsqu' elle
arriva au palais, le roi, soustrait aux
yeux de toute sa cour, étoit seul dans
son cabinet avec Taciturne. Soit qu' en
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effet il fut tel qu' on ne pût le voir sans
émotion, soit que la fée,jà disposée
à la tendresse par toutes les illusions
qu' elle s' étoit faites, préférât le
plaisir d' aimer à la triste gloire que l' on
attacha à n' aimer pas, elle fit peu de
sistance.
Malheureusement pour elle, Schézaddin,
dans l' instant qu' elle entra,
s' applaudissoit de sa cruauté, et étaloit
avec emphase toutes les raisons sur
lesquelles il se fondoit pour croire qu' elle
dureroit toujours. Quoiqu' elles se ressentissent
toutes de l' inexpérience et
de la présomption d' un jeune homme
qui, pour garant de la durée de la
haine qu' il voue à l' amour, n' a que son
indifférence actuelle, la fée en fut effrayée.
Le premier effet de l' amour est
d' abaisser l' amour-propre. Le nombre
de ses conquêtes, loin de la rassurer,
augmentoit encore ses craintes :
plus il étoit grand, plus elle craignoit
que ce ne t pour le roi un motif
de plus pour ne la pas aimer ; et cette
crainte n' étoit pas tout à fait sans fondement.
à l' âge que ce prince avoit
alors, ce sont encore moins les agrémens
que l' on trouve à une femme,
qui donne le desir de s' attacher à elle,
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que la haute idée que l' on se fait de
sa vertu ; et le bonheur d' être ai
ne nous touche qu' autant que nous imaginons
que personne avant nous n' a
occupé le coeur que nous croyons remplir.
Si, sur quelques fantaisies qu' elle
avoit eues, Sczaddin la prenoit pour
une femme galante, seroit-il flatté de
lui inspirer des sentimens qu' il croiroit
devoir moins à l' amour qu' à l' habitude
d' avoir des affaires, ou au caprice ?
Elle ne trouvoit pas moins de difficultés
à l' instruire de sa tendresse, qu' à
la lui faire partager. Deux voies seules
qui toutes deux avoient des inconvéniens,
se présentoient à elle : le sentiment, ou
l' indécence. En employant
le premier, elle avoit à craindre d' employer
beaucoup de tems à rendre Schézaddin
sensible ; et elle pouvoit, en
prenant la derniere, ne lui donner d' elle
qu' une opinion désavantageuse qui
balanceroit le pouvoir de ses charmes,
et peut-être en triompheroit. Ces
façons libres et aisées que l' on n' appelle
plus aujourd' hui que des agaceries, et
qui ont tant de pouvoir sur
nous, pouvoient fort bien, dans un
siecle aussi grossier que celui où vivoit
le roi d' Isma, porter un nom moins
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honnête, etgoûter au lieu de séduire.
Ceci, au reste, n' est qu' une simple conjecture,
et même l' on ne craindra pas
d' avouer qu' elle n' a pas toute la
vraisemblance possible.
Pour éviter les dangers qu' elle voyoit
attacs à l' un et à l' autre de ces deux
partis, la fée chercha un moyen qui
pût, sans la compromettre, disposer le
prince à l' aimer, et qui fût en même
tems assez extraordinaire pour remplir
toutes les idées qu' il avoit sur l' amour.
La chose n' étoit pas aisée. Tout
jeune qu' il étoit, sa sagesse lui coûtoit
si peu ; c' étoit si rarement, si foiblement
me, qu' elle l' embarrassoit, qu' il
n' y avoit pas d' apparence que l' on t,
sans un peu de féerie, inspirer de la
tendresse à quelqu' un qui ne connoissoit
les desirs que pour se plaindre
d' en avoir. Elle jugea donc en personne
sensée, qu' il falloit, avant que de chercher
à plaire à ce prince, travailler
sur ses sens, le tirer de la profonde
léthargie dans laquelle il étoit plongé,
et lui faire enfin un besoin de ces
mes plaisirs qu' il s' obstinoit à ne pas
connoître.
Le tems du sommeil de Sczaddin
parut à la fée le seul tems qu' elle pût
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choisir pour exécuter ce projet. Elle
solut de rassembler auprès de lui ces
songes heureux, dont l' unique emploi
est de retracer aux amans aimés le
bonheur dont ils jouissent, de consoler
ceux que l' on maltraite, et dedommager
les prudes des ennuis de la
journée. Quelque desir qu' elle eût qu' ils
ne lui peignissent qu' elle, elle crut qu' elle
devoit lui faire offrir d' abord d' autres
objets, et ne lui présenter son image
que lorsque, par les plaisirs, elle l' auroit
accoutumé à l' amour.
Le tour est, parbleu, assez fin ! S' écria
le sultan : mais voyez, pourtant,
je vous prie, ce qu' une fée fait dans
une histoire ! Et vous croyez que celle-ci
ne sera pas intéressante ! Je ne dis
qu' un mot. Que l' on y joigne seulement,
s' il se peut, quelque calife ou
autre chose qui n' ait pas le sens commun,
et qui fasse le bel esprit, et
vous verrez si celle du visir n' ira pas
de pair avec ce que nous avons, dans
ce genre-là, de plus extraordinaire
et de plus grand. J' ai là-dessus un tact
qui ne me trompe jamais. Quand j' ai
vu, par exemple, qu' il étoit question,
en commençant, d' une presqu' isle, et
d' un royaume dont je n' avois jamais
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entendu parler, je me suis dit, cela
sera beau. Non, que l' on ne me fasse
plaisir quand on me transporte à Bagdat,
et même à Balsora, parce que du
tems du calife Haroun Al Reschid, il
s' y est passé de fort grandes choses : mais
avec tout cela pourtant, il s' en faut
beaucoup, mais je dis beaucoup, que
je fasse de ces villes-là, et de tout leur
territoire autant de cas que de l' isle
de Sérendib, ou de l' isle d' Ebene, où
il ne put jamais arriver rien que
d' inconcevable, et même d' extraordinaire ;
et d' où, par conséquent, un conteur
bien avisé ne doit pas sortir, à moins
que, comme Moslem, on ne soit assez
heureux pour trouver un pays dont
personne n' ait connoissance. Mais, il faut
l' avouer, cela est si rare ! Si rare qu' un
homme raisonnable ne peut guere compter
là-dessus.
LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 3
Aussi-tôt que le prince fut couché,
le génie du sommeil, selon les ordres
qu' il avoit reçus, s' empara de lui,
et amena les songes : et la fée, dans la
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seule intention de l' observer, se plaça
à ses côtés, non sans avoir pris la
sage précaution de le faire dormir assez
profondément pour que le trouble de
ses sens, à quelque point qu' il allât,
ne pût l' éveiller.
Bientôt, suivant les desirs de la fée,
les objets les plus rians et les plus
voluptueux s' offrirent à lui. Transporté
dans un palais où tout ce qui peut étonner,
et charmer les regards, se trouvoit rassemblé,
de fort belles houris vêtues
le plus galamment, et le plus
légérement du monde, vinrent le
recevoir. Pendant que ses yeux erroient
sur mille beautés que la gaze dont elles
étoient couvertes, n' en rendoit que plus
touchantes, on le conduisit dans un
cabinet où une jeune personne, plus
brillante mille fois que celles qu' il
venoit d' admirer, étoit languissamment
couchée sur des carreaux. En ce moment,
il se trouva seul avec cette divini
qui sembloit ver, et qui offroit
à ses regards tous les charmes
qui peuvent séduire les sens. Lorsqu' elle
sortit de sa rêverie, Schézaddin, plus
tendre que quand il ne dormoit pas,
étoità genoux auprès d' elle, où
il admiroit, soupiroit, desiroit, et
n' osoit rien de plus.
p24
Pour la nymphe, elle parut plus
étonnée de le voir, que honteuse de
l' état dans lequel il la surprenoit ; elle
s' embellit encore par l' expression que
mit dans ses yeux la présence du prince :
sans l' interroger, elle lui sourit tendrement,
soupira plus tendrement encore,
et se précipita dans ses bras. Toutes ces
choses, qui, quand on consulte la pudeur,
sont assez ordinairement l' ouvrage
de huit jours, se firent en moins d' une
minute. Il faudroit, au reste, pour s' en
étonner, ignorer à quel point les songes
sont ennemis des bienséances.
Tout délicat qu' étoit Schézaddin,
une déclaration si vive et si prompte,
ne le révolta pas, et il se livra aux
empressemens de la nymphe avec autant
d' ardeur que si elle lui eût lais
le tems de desirer ses bontés.
La fée qui, jusques à ce moment s' étoit
contentée d' être spectatrice, ne put,
sans se sentir vivement émue, voir les
transports dans lesquels Schézaddin
commençoit à s' égarer. Que de raisons
d' en profiter se présenterent à son
esprit ! Quelle foiblesse pouvoit jamais
être plus ignorée ! Cet amant même qu' elle
combleroit de plaisirs, croiroit toujours
n' avoir joui que d' une illusion. Elle ne
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seroit pas, à la vérité, l' objet de ses
desirs ; mais aussi elle n' auroit à craindre
ni son indiscrétion, ni ses dégoûts. D' ailleurs,
ne seroit-ce pas elle qui le rendroit
ritablement heureux ?
Elle n' eût pas le tems de faire sur
tout cela de bien longues réflexions.
La nymphe devenoit si foible, et le
prince étoit si pressant, que, pour peu
qu' elle t encore délibéré, le bonheur
de son amant n' auroit pas été son
ouvrage : il le fut.
Bientôt après, la nymphe commença
avec Schézaddin une conversation
fort tendre, qui cependant l' ennuya,
et dont il chercha à se distraire, de la
façon que dans ce moment-là, il crut
la plus convenable.
Le peu d' attention que la nymphe
apportoit à se défendre de tous les riens
qu' il imaginoit, et le plaisir avec lequel
elle sembloit se livrer à ses entreprises,
donnerent au prince l' idée d' exiger
d' elle de nouvelles complaisances. La
nymphe le trouva si barbare, et se
plaignit si amérement de ce qu' il osoit
lui demander, que la fée ne douta pas
que des reproches si sanglans n' annonçassent
de nouvelles bontés.
Dans quel cruel état ne se trouvoit-elle
p26
pas ? Peut-elle aider encore à l' illusion,
sans avoir rien à se reprocher ?
Sa vertu, même sa délicatesse doivent-elles
être contentes de ce qu' elle fait
pour Schézaddin ? N' est-il pas affreux
pour l' une d' essuyer des transports dont
elle ne doit rien à ses charmes, ni aux
sentimens du prince ; est-ce assez pour
l' autre, que sa foiblesse soit ignorée ?
Mais, si elle ne se prête pas à la situation,
il ne lui devra donc rien ? Eh !
N' est-elle pas assez humiliée de n' être
pas ce qu' il desire ! Faut-il encore...
la fée assurément étoit bien à plaindre !
Tantôt on ne lui laissoit pas le tems
de faire des réflexions ; tantôt on l' interrompoit.
Aussi, seroit-il difficile de dire
à quel point Schézaddin lui déplût de la
mettre dans une situation si pénible.
Quels que fussent, pourtant, les
inconvéniens qui se rencontroient dans
le stratagême qu' elle avoit imaginé pour
donner au roi d' Isma une idée de l' amour,
et quelque vivement qu' elle les
sentît, elle ne se pressa pas de rien
changer à son arrangement. Les personnes
prudentes ne donnent aux premiers mouvemens
que le moins qu' il est possible.
Dans le trouble elle étoit, elle ne
pouvoit que prendre un mauvais parti.
p27
Est-ce d' ailleurs, sur des idées vagues,
et que l' on n' a pas eu le tems de
combiner, que l' on peut se flatter de
former un plan raisonnable ? Mais,
dira-t-on peut-être ? La fée étoit de
sang-froid quand elle fit rêver Schézaddin,
ce stratagême étoit pesé et réfléchi, pourquoi
n' en avoit-elle pas prévu les dangers ?
De sang-froid ! Quel est, quand
on aime, le moment dans la journée
l' on puisse être de sang-froid ?
Pendant qu' elle en étoit encore à ne
sçavoir que soudre, le roi, que les
songes continuoient à tourmenter, remercioit
la nymphe de sa complaisance,
et lui disoit mille choses d' une
tendresse achevée. Curieuse de sçavoir
comment il se tireroit du sentiment, la
fée jugea à propos de l' interrompre.
Persuadée même qu' elle avoit l' intérêt
du monde le plus grand à connoître le
coeur d' un homme à qui elle avoit dé
livré le sien, elle voulut profiter d' une
si belle occasion de l' étudier. Pour y
ussir mieux, elle se détermina à parler
pour la nymphe, et débarrassant
l' esprit de Schézaddin de cet amas d' idées
confuses et peu suivies qui regnent
ordinairement au milieu même
du songe le mieux arrangé, elle lui fit
p28
reprendre la faculté d' entendre et de
pondre à propos.
Vous dites donc, disoit-il alors à la
nymphe, que je suis le seul que vous
ayez aimé ? Il vous sieroit bien d' en douter,
ingrat ! Répondit la fée. En ce cas-là,
reprit-il, il ne seroit donc pas absurde
que je crusse aussi que je suis le
seul que vous ayez favorisé ? Non,
repliqua-t-elle, à moins que vous n' eussiez
assez mauvaise opinion de moi,
pour croire que je puis sans aimer, accorder
des faveurs. Ah ! S' écria-t-il, je
perdrois trop à cette idée pour que vous
deviez me soupçonner de l' avoir ; mais
ajouta-t-il en l' embrassant, se peut-il
que nous aimant comme nous faisons,
nous ayons si-tôt quelque chose à nous
dire ? Que vous êtes peu délicat !
Repartit-elle, vous ne me répondez pas un
mot qui ne redouble mes inquiétudes !
Vous ne m' en dites pas un qui n' augmente
ma tendresse, répondit-il impatiemment,
nymphe charmante ! Nymphe divine !
On n' a pas besoin d' en dire davantage
pour juger que cette belle conversation
de sentiment n' eut pas tout-à-fait
le succès que la fée s' en étoit promis.
Ce fut en vain qu' elle lui dit qu' il
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ne pouvoit jamais mieux lui prouver
qu' il étoit l' homme du monde le moins
capable d' une passion sérieuse, et qu' elle
y ajouta mille choses d' une délicatesse
à faire trembler ; rien n' arrêta la violence
du prince. Elle auroit obvié à tout
en l' éveillant ; mais quelque simple que
paroisse cette précaution, il est réel
qu' elle ne l' imagina pas. Lorsque
l' éblouissement qui l' avoit empêché de
voir nettement les objets, se fut dissipé,
elle fut si outrée d' avoir pu être
encore capable d' une complaisance qui
lui paroissoit si honteuse, que son
premier soin fut de faire évanouir le
fantôme qui lui avoit causé de si grands
chagrins. Cette action est, sans doute,
d' autant plus belle, que dans l' instant
me qu' elle la fit, Schézaddin demandoit
pardon à la nymphe de la façon dont
il l' avoit interrompue, et qu' à
la place de la fée, quelques autres femmes
auroient eu peut-être la curiosité
de sçavoir si les excuses du prince n' auroient
pas été suivies de quelque nouveau
coup d' autorité.
Visir, dit alors le sultan, à dieu ne plaise
que je sois jamais assez mal avisé pour
trouver à rédire à ce qu' il plaît
à une fée de faire. Naturellement, je
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ne me soucie pas de contrarier, et puis,
c' est qu' il y a des occasions où l' importance
des gens exige qu' on prenne plus
garde à ce qu' on dit, que de coutume.
Mais avec tout le respect que je dois à
la dame de qui il est ici question, et
qui certainement est une personne d' un
très-rare mérite, il me semble qu' elle
éveille le prince trop tôt ou trop tard ;
et encore une fois, ce que j' en dis, n' est
pas par esprit de critique ; car, d' abord,
qu' est-ce que cela me fait à moi ? Il est
bien prouvé, je crois, que je n' en parle
comme je fais que pour le bien de la
chose. Cela posé, je soutiens que c' est
trop tôt qu' elle l' éveille ; et pourquoi
le trouvai-je ? C' est que cela m' amusoit
beaucoup. Ce n' est pas qu' il n' y ait
dans ce que vous venez de raconter,
outre de certaines petites choses, sublimes
d' ailleurs, mais qu' il me semble que
je n' entends pas à un certain excès
unlange qui m' a embarrassé. Ce n' est
pas d' une espece de galimatias que j' y ai
remarqué, que je parle, parce que, sans
compter que par lui même il est adorable,
et d' un grand goût, rien d' ailleurs
ne sied mieux dans un conte : aussi l' on
m' en donneroit long-tems avant que je
m' en plaignisse. C' est donc, comme je le
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disois, ce lange dont je ne me suis pas
tiré. D' abord c' est une fée ; aps je
vous demande pardon, c' est que c' est
une nymphe ; point du tout, c' est que,
quoique la nymphe ne soit pas la fée,
la fée n' est pourtant point la nymphe.
Un songe, une conversation, un prince
qui dort comme s' il ne dormoit pas,
et qui... ah ! C' est à mon gré, ce qu' il
y a de plaisant, n' est ni éveillé, ni...
ah ! Pour beau, c' est que cela l' est beaucoup ;
mais, ce que vous ne croiriez sûrement
pas, c' est que je suis encore à
comprendre comment cela peut se faire ;
et si pourtant je ne crois pas qu' on
m' accuse de manquer de pénétration ;
il est cependant réel que j' en suis-là. Eh !
Sire, dit le visir, la féerie ! Il a ma foi
raison, dit le sultan, la féerie : cela est
lumineux ; je n' y avois pas pris garde.
Parbleu ! J' ose enpondre, on ne me
verra plus de ces distractions-là, d' autant
plus que je commence à m' appercevoir
que cette histoire sera un conte, et qu' il
me seroit amer d' avoir un jour à me
reprocher d' en avoir perdu une parole.
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LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 4
Schézaddin étoit si peu accoutu
à rêver en dormant, qu' il eut
toutes les peines du monde à croire qu' un
songe eût pu lui offrir des objets aussi
flatteurs que l' étoient ceux qui venoient
de séduire ses sens, et qu' il chercha
quelque tems encore cette nymphe
avec laquelle il avoit eu cet entretien
si vif et si suivi. Lorsqu' il fut bien
convaincu que ce n' étoit qu' un songe, il ne
sçut d' abord s' il devoit s' en réjouir, ou
s' en affliger ; regretter une illusion qui
lui avoit procuré de si doux plaisirs,
ou se plaindre de se trouver susceptible
d' une passion qu' il avoit résolu d' éviter
toujours. Enfin la vanité l' emporta
sur la nature ; et plus il eut de quoi
se convaincre que rien n' égaloit les
charmes de l' amour, plus il lui parut
beau de continuer à s' en défendre.
Le barbare ! Dit en elle-même la fée
qui étoit témoin de la cruelle résolution
qu' il prenoit, faudra-t-il, pour le
voir sensible, le faire toujours rêver,
et se peut-il qu' une ame faite pour éprouver
p33
ce que l' amour a de plus doux, ait
la vanité de se croire indifférente ?
Quelque grande que fût la confiance
que le prince avoit en Taciturne, il ne
put jamais se résoudre à lui parler du
songe singulier qu' il venoit de faire, et
se sentoit trop humilié d' avoir eu de
pareilles idées, pour en vouloir faire
confidence à qui que ce fût. Loin même
que les bontés de cette nymphe
qu' il avoit trouvé si charmante, parussent
avoir affoibli l' éloignement qu' il
se croyoit pour les femmes, jamais il
n' avoit parlé d' elles avec autant d' aigreur
que ce jour-là. Après avoir employé
toute la journée à en médire
avec un acharnement inconcevable, il
se coucha, non sans desirer en lui me,
malgré sa férocité, des songes pareils
à ceux de la nuit précédente : mais
la fée, à qui ses dispositions n' échappoient
pas, et qui craignoit d' ailleurs,
d' être encore capable d' une foiblesse
qu' elle se reprochoit vivement, ne put
jamais se déterminer à le fairever. Il
se pouvoit aussi que la politique l' en
empêchât autant que la pudeur. Elle
sçavoit alors assez à quel point Schézaddin
étoit sensible ; une nouvelle épreuve
étoit donc inutile, et pouvoit devenir
p34
dangereuse, puisqu' il n' étoit pas absolument
impossible qu' il ne trouvât dans
quelques-unes des illusions qu' elle
lui feroit offrir, assez de charmes pour
en être frappé vivement, et trop, peut-être,
pour qu' elle pût après, faire sur
lui cette impression singuliere, sans
laquelle il ne pouvoit pas se croire
amoureux. Elle crut enfin, que pour lui faire
mieux sentir le bonheur d' aimer, et
éprouver sa vocation, il falloit cette
nuit-là, le laisser à lui-me. Il dormit,
mais s' il rêva, ce ne fut pas comme il
l' auroit desiré. Aussi fut-il toute la
journée de si mauvaise humeur, que la fée
ne jugea pas à propos de réitérer l' épreuve
qu' elle venoit de faire, et qu' elle
solut enfin de se montrer en songe à
son amant. Ce n' étoit pas une de ces
majestueuses beautés que les yeux contemplent
avec surprise, qui ne leur offrent
aucun défaut, mais dont tout l' éclat
ne prend rien sur les sens. Elle avoit
dans les traits de cesgeres irrégularités
qui font qu' une femme n' est que
jolie, et la sauvent du malheur d' être
seulement admirée. Ses yeux étoient
noirs, moins remplis de sentiment que
de feu. Si leur expression la plus ordinaire
n' étoit pas celle qui fait le plus
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d' honneur aux femmes, c' étoit, du moins,
celle dont on leur sçait le plus de gré.
L' on pouvoit, en la voyant, ne pas espérer
de la fixer ; mais on desiroit toujours
de lui plaire ; et sans être accu
de fatuité, l' on pouvoit se flatter
de réussir aups d' elle ; ce n' étoit pas
qu' elle tînt toujours à cet égard, ce
qu' elle promettoit ; mais elle aimoit
mieux avoir à punir un téméraire, qu' à
se plaindre d' un indifférent. Elle eût
cependant été moins fâchée encore de
ne faire aucune impression, que de n' en
faire qu' une médiocre. Elle avoit de la
finesse, de la fraîcheur, et de la vivacité.
à toutes les graces qui font naître
les desirs, elle joignoit tous les charmes
qui peuvent les remplir, et les renouveller.
Elle étoit enjouée, même un peu
étourdie. Vive dans ses goûts, elle
croyoit aisément qu' elle aimoit, se lassoit
encore plus aisément de le croire ;
ne tenoit point aux préjugés, préféroit
le plaisir à l' estime, donnoit tout au
penchant, ou à ce qu' elle prenoit pour
tel, et aimoit mieux courir le risque de
se tromper, que d' avoir l' ennui de réfléchir.
Elle ne vouloit pas qu' on lui fît
une loi de son caprice, et qu' on prétendît
l' enchaîner par ses faveurs. Quoiqu' elle
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perdit fort promptement la mémoire
de ceux qu' elle avoit honorés de
ses bontés, elle se plaisoit à en être regrettée
long-tems, et sur-tout ne pardonnoit
pas à ceux dont l' inconstance prévenoit
la sienne. Il est vrai que le malheur
d' être quittée ne lui arrivoit pas souvent.
Outre son inconsidération naturelle
qui paroissoit lui faire tout sacrifier
à l' amour, pendant qu' elle ne donnoit
qu' à son caractere, et ne permettoit pas
à son amant de ne s' en pas croire adoré,
c' étoit si brusquement qu' elle se
sentoit frappée d' un autre objet ! Elle
se livroit à son nouveau goût avec tant
de précipitation ! Le moment qui précédoit
son inconstance, elle sentoit encore
tant d' ardeur pour l' homme qu' elle
alloit quitter, qu' il étoit impossible de
prévoir ce qu' elle-même ne prévoyoit
pas, et par conséquent de la prévenir.
Oh ma foi ! Dit le sultan, je suis bien
son serviteur, comme disent certaines
gens ; mais quand elle auroit les yeux
dix fois plus grands, et quatre fois plus
noirs, (et si cela feroit de beaux yeux
assument) je ne voudrois d' elle pour
rien, quoique je puisse dire, sans me
vanter, que j' ai l' honneur d' être un sultan
fort susceptible. Quoi ! Répondit la
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sultane, vous résisteriez à une fée !
Parbleu ! Repartit-il, je crois qu' oui. Ce
n' est pas au moins que je prétende dire
que celle-là ne soit fort jolie ; mais c' est
que je n' aime pas qu' on me quitte, moi ;
et puis, c' est qu' elle n' a, comme il dit
qu' à se fâcher, lorsqu' elle ne veut plus
de vous, de ce que vous aurez, ainsi
qu' à la rigueur cela peut fort bien arriver
le malheur de ne vous en soucier
qu' à un certain point... ces dames-là
ont les bras bien longs ! Et moi, par
exemple, qui ne suis pas dans l' habitude
de m' affliger, et qui serai peut-être
las d' elle, sans en rien dire pourtant, et
que je fusse bien aise d' une certaine
façon qu' elle prît d' elle-même son parti,
je suppose que sans le faire exprès, j' aille,
sans y penser, dormir là-dessus comme
à mon ordinaire seulement, il n' en faudra
pas moins qu' en m' éveillant je me
trouve ou à quelques cent mille lieues
de chez moi, ou quelqu' autre chose que
ce que j' étois en me couchant : croyez-vous
de bonne foi que cela me fit un
certain plaisir ; moi, sur-tout, ne m' y
attendant pas ? Non certainement, sire,
dit Moslem, sans compter la longueur,
la fatigue d' un tel voyage, et l' incertitude
de le voir finir, il peut en chemin
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arriver des choses... qui font frémir,
vous dis-je, interrompit Schah-Baham ;
allez, allez, soyez sûr que si ces sortes
d' intrigues ne laissent pas que d' avoir
leur rite, il vous en revient quelquefois
aussi bien du chagrin. Souvenez-vous
seulement que c' est moi qui vous
le dis ; mais cependant ne me citez pas,
et pour cause.
Quoiqu' avec tant d' agrémens la fée
ne dût pas craindre deplaire, elle
trembla en songeant qu' elle alloit se présenter
aux yeux de Sczaddin. Elle
souhaita même d' être plus belle, et ne
crut pourtant pas qu' il lui fut possible
de s' embellir. Elle étoit alors si persuadée,
non-seulement que sa passion pour
le prince étoit sincere, mais encore
qu' elle n' avoit jamais aimé que lui, qu' elle
solut de ne rien oublier pour rendre
aussi durables que vifs les sentimens
qu' elle vouloit lui inspirer. Avec les
idées qu' il avoit, elle ne doutoit pas
qu' il ne se rendît aisément, et qu' il ne
lui fût même toujours attaché, si leur
aventure commençoit d' une façon assez
extraordinaire pour qu' il t croire que
c' étoit elle que le destin lui avoit
servée. Elle ordonna donc aux songes
de la lui peindre telle qu' elle étoit, et
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de lui laisser arranger les objets comme
elle le jugeroit à propos.
Lorsque la fée avoit voulu donner au
roi d' Isma une idée de l' amour, elle
avoit cru qu' il ne falloit le lui faire
connoître que par les plaisirs ; et sans doute,
elle avoit eu raison. Il n' étoit alors question
que d' embraser ses sens ; et personne
n' ignore que quand une femme ne veut
que produire cet effet, elle a encore
moins besoin de charmes que de
facilité. Beaucoup plus aimable que cet
objet fantastique qui l' avoit si vivement
ému, la fée étoit bien sûre, en ne s' épargnant
pas sur les complaisances, de lui
causer les mes desirs ; mais le pouvoit-elle,
sans risquer de le voir moins
amoureux lorsqu' elle voudroit consommer
son ouvrage ? En effet, si avant ce
moment elle ne lui laissoit rien à desirer,
que lui resteroit-il en la voyant ?
Peut-être le desir de vérifier ses songes ;
en supposant qu' elle lui inspirât la passion
la plus tendre, il auroit au moins
perdu cette impatience d' être heureux,
qui procure aux amans des momens si
flatteurs, et celire du premier moment
si doux pour les hommes, et dont
l' amour même le plus ardent ne peut leur
rendre les charmes. Si elle s' armoit de
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vérité, peut-être aussi le toucheroit-elle
moins ? Eh bien ? Le malheur de ne
lui pas plaire d' abord autant qu' elle le
voudroit, seroit-il plus affreux pour
elle, que ne le seroit la honte de ne l' avoir
duit, qu' en commençant avec lui de
façon à s' en faire mépriser ?
Elle a raison d' y penser, dit Schah-Baham,
je vois que cela est embarrassant,
et à sa place, j' y rêverois bien aussi, et
ne m' en tirerois peut-être pas mieux :
quand je dis peut-être, c' est qu' il est réel
que je ne sçais pas encore comment elle
s' en tirera, et qu' une façon de parler
qui seroit affirmative, seroit déplacée
dans des choses de cette importance-là.
Mais ce qui m' inquiete n' est pas qu' elle
ne s' en tire. Au surplus, visir, dites-moi
si je me serois trompé ; n' est-il pas
vrai qu' il va dormir encore, votre
prince ? Le visir répondit que sa majes
avoir jugé l' on ne pouvoit pas
mieux. Oh ! Reprit le sultan d' un air
satisfait, j' ai cela de bon, moi, que rien
ne m' échappe. Il va donc dormir ! J' en
suis bien aise, par exemple. Ne pourriez-vous
pas encore lui faire tenir de
ces propos qui n' ont point de suite, et
que tout le monde n' entend pas ; c' est
que cela est très-agréable dans un conte.
p41
Réellement, tout ce qu' il disoit en dormant
étoit délicieux ; je donnerois beaucoup,
moi qui vous parle, pour en sçavoir
dire autant. Même tout éveillé, dit à
demi-bas la sultane.
La nuit vint enfin ; et le prince fut
à peine endormi, que la fée se mit auprès
de lui ; mais avec les nobles idées
qu' elle avoit, elle ne s' offrit à ses yeux
que dans tout l' appareil de sa grandeur.
Il fut ébloui de ses charmes ; il lui sembla
me que jamais objet plus piquant
ne s' étoit présenté à ses regards ; mais,
comme suivant le plan qu' elle s' étoit
fait, elle le recevoit avec beaucoup de
rémonie, qu' elle avoit l' air sérieux,
qu' une longue simarre la couvroit, et
qu' il se souvenoit d' avoir vu une beau
moins grave et moins habillée, il ne se
crut qu' en visite. Toutes ces choses enfin
affoiblissant l' impression que d' abord elle
avoit faite sur lui, il l' admira, et n' en
parut pas touché. Elle s' en apperçut, en
soupira, mit dans la conversation tout
l' esprit qu' elle put, et par conséquent
en mit trop. Aussi, en l' étonnant de son
élégance, de sa fertilité, de son tour
singulier et brillant, ne put-elle parvenir
à l' amuser. Ce n' étoit pas qu' en la
regardant, il ne souhaitât qu' elle voulût
p42
bien être plus tendre. Mais cette severe
décence dont elle s' étoit armée,
lui faisoit croire qu' il étoit assez inutile
qu' il formât des desirs, et diminuoit les
siens. Sans sortir des bornes de la funeste
pudeur qui lui attiroit ce désagrément,
la fée le mit sur le sentiment,
et le trouva d' une sécheresse inconcevable.
Le commencement de cette nuit
n' eut enfin de quoi plaire à aucun des
deux, et elle s' en étonna autant que si
ce n' eut pas été sa faute.
En effet, que lui avoit-elle montré ?
Une femme charmante à la vérité, mais
qui s' étoit respectée, avoit caché son
amour, ne s' étoit permis aucune coquetterie,
ou du moins avoit fait agir avec
trop de finesse, le desir qu' elle
avoit de plaire, pour qu' un homme qui
n' avoit aucun usage de femmes pût le
saisir.
La crainte assez bien fondée qu' elle
eut qu' après s' être accoutumé à la voir
avec indifférence, il ne pût plus être
amené à l' amour, lui fit prendre le parti
d' adoucir un peu le systême qu' elle
s' étoit fait ; puisque la malheureuse
illusion à laquelle elle n' avoit eu recours
que pour l' essayer, lui avoit déjà corrompu
le coeur au point qu' on ne pouvoit
p43
lui plaire qu' en lui donnant au
moins l' espérance d' être aimé.
La nuit étoit encore peu avancée, et
la fée, trop inquiéte de son sort pour
pouvoir remettre quelque chose au lendemain,
solut de l' employer toute
entiere à décider Schézaddin en sa
faveur.
Ahi ! Ahi ! Dit le sultan. Qu' avez-vous
donc ? Lui demanda la sultane. Ce que
j' ai ? Répondit-il, j' ai peur ; voyons,
y a-t-il ici quelqu' un qui puisse m' en
empêcher, si cela me fait plaisir ? Vous ne
voyez peut-être pas, vous, ce qui va
se passer ? Car vous êtes si bornée ! Sur
certaines choses, s' entend. Mais, moi,
qui ne suis pas obligé d' être de même,
je vois et je crie. Eh ! De quoi criez-vous ?
Lui demanda-t-elle encore. Voilà
positivement mon secret, reprit-il, c' est
que vous me demandez ce que je ne
veux pas dire. Assurément, repliqua-t-elle,
c' étoit bien la peine d' interrompre.
J' attendois de vous quelques réflexions
ingénieuses, quelques découvertes
fines, dignes de votre pénétration
ordinaire, et... j' aurois de tout
cela, vous dis-je, à vous donner, si je
voulois, interrompit Schah-Baham ;
mais encore une fois, c' est que je ne
p44
veux pas. D' ailleurs, pour ce que vous
me reprochez, ce n' est pas ma faute si
ce que je dis m' amuse plus que ce que
j' écoute, et si interrompre ceux qui me
parlent, est ma maniere de les entendre.
Je veux réfléchir, et tout haut
me, quand cela me plaît, sans que
personne me contredise plus là-dessus
que sur tout le reste. Parler, où, comme,
quand, et tant que je veux, est mon
privilege de sultan ; que cela soit dit
une fois pour toutes, et que sans tirer
à conséquence, le visir reprenne son
histoire.
La fée, après avoir substitué aux images
qu' elle venoit d' offrir au prince, ces
fantômes vains et déréglés, que le sommeil
nous présente ordinairement, transporta
une seconde fois l' imagination de
Schézaddin dans son palais. Il s' y étoit
amusé si peu, qu' il ne fut pas d' abord
content de s' y retrouver. Cependant il
se remit en voyant la fée, qui couchée
sur une chaise longue, et un peu moins
habillée qu' à la rigueur elle n' auroit dû
l' être, offrit mille charmes à ses yeux.
Touteterminée qu' elle étoit à ne le
plus laisser s' ennuyer, ce qu' il lui en
coûtoit pour le voir moins indifférent,
lui causoit un chagrin mortel. Ce n' étoit
p45
pas, sans doute, à ses bontés qu' elle auroit
voulu devoir le coeur de Schézaddin ;
mais dans la cruelle situation où
elle se trouvoit, ne devoit-elle pas
préférer le triomphe le plusr à celui
qui l' auroit flattée le plus ?
Pendant qu' il arrêtoit ses regards sur
toutes les beautés qu' elle lui découvroit,
elle lui sourioit tendrement, à peu près
comme feroit une femme qui craindroit
de dire qu' elle aime, et qui seroit bien
aise qu' on la devinât. Le prince s' en
apperçut, mais en ce moment, moinslicat
que sensuel, sans faire beaucoup
d' attention à ce que lui disoient les yeux
de la fée, il continua, du plus grand
sang-froid du monde, l' examen dont
elle auroit voulu le distraire. L' opiniâtreté
de Schézaddin embarrassoit infiniment
la fée. Voiler les charmes sur lesquels
il portoit de si avides regards, pouvoit
être une chose dangereuse ; ne les
voiler pas, en étoit une indécente ; sa
vertu souffroit de la premiere, son amour-propre
auroit perdu à l' autre. Il seroit
difficile de bien parler sur une situation
de cette espece. Dire qu' en pareil
cas, la vertu est toujours sacrifiée,
ce seroit peut-être hasarder beaucoup ;
dire que c' est l' amour-propre, ne seroit-ce
pas hasarder davantage ?
p46
Pour se tirer de cet embarras, apprendre
à Schézaddin qu' il y a des choses
qu' il faut regarder comme si on
ne les voyoit pas, lorsqu' on veut les
voir long-tems, paroître ne pas manquer
à la vertu, et suivre cependant son objet ;
elle feignit enfin de s' appercevoir
avec surprise de l' état où elle étoit ;
d' en rougir, et d' en vouloir réparer les
désordres. à l' égard de ce dernier article,
elle y mit tant d' art ou de maladresse,
que lorsqu' elle se fut arrangée,
on n' auroit pas dit qu' elle en eût daigné
prendre la peine. Cependant lacessité
il se crut de lui persuader qu' à
cet égard, il ne lui restoit plus rien à
faire, et la peur qu' il eut qu' une autrefois
elle ne fût plus heureuse, la mirent
au point où elle le desiroit, et lui apprirent
à partager ses regards. Cet article, tacitement
réglé entr' eux, elle le fit asseoir
sur un fauteuil qui étoit par hasard
au bout de la chaise longue, et
qui ne pouvoit être placé plus avantageusement
pour lui.
La fée qui craignoit que s' il ne lui faisoit
pas bientôt saclaration, l' amour
extrême qu' elle se sentoit pour lui,
ne la forçât à lui faire la sienne,
n' oublia rien pour lui faire rompre le
silence.
p47
Ce fut en vain, long-tems, qu' elle le
tenta. Moins sec, mais beaucoup plus
distrait que la premiere fois, il ne sçavoit
que regarder. Persuadé, enfin, à
l' expression qu' il trouvoit dans les yeux
de la fée, qu' il ne pouvoit lui déplaire
qu' en différant de l' instruire de sa
situation, il lui dit qu' il l' adoroit ; mais
il accompagna cet aveu de transports si
vifs qu' elle en fut aussi surprise qu' alarmée.
Il croyoit apparemment que la meilleure
façon d' exprimer de l' amour, est
de prouver des desirs. Si cela est vrai
pour quelques femmes, cela ne l' est pas
pour toutes ; et ne l' étoit pas pour la
fée ; son étonnement à des façons si peu
prévues, fut si grand, qu' elle ne put
d' abord que se défendre fort mal contre lui.
Il faut, d' ailleurs, que ce qu' il osoit
tenter, choque ou séduise. Ce qui est
impertinence dans un homme que l' on n' aime
pas, n' est que témérité dans un
amant. Elle le trouva donc fort téraire,
et prit en conséquence la liberté
de le lui dire ; mais d' un ton si doux,
qu' en vérité, elle eût tout aussi-bien
fait de ne le lui dire pas.
Quelles que fussent cependant les raisons
qui la forçoient à l' indulgence, la
crainte de perdre son amant l' emporta
p48
sur elles, et l' obligerent, enfin, à lui
parler d' un ton, qui, s' il convenoit
moins à son amour que celui qu' elle avoit
employé jusques-là, alloit mieux à sa
dignité et à ses projets. Quoiqu' il la
trouvât excessivement prude, et qu' il
ne crût pas du tout l' avoir choquée, les
reproches qu' elle lui fit, et l' air de
vérité dont elle s' arma, le rendirent
enfin aussi respectueux qu' il avoit montré
peu d' envie de l' être.
LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 5
Que les amans sont bizarres, et
qu' ils sçavent peu ce qu' ils veulent ! à
peine la fée eut-elle forcé Schézaddin au
respect, qu' elle craignit qu' il net
devenu indifférent. Le moyen, cependant,
de le ramener à ces transports qu' à la
fois elle craignoit, et desiroit tant de
lui voir ? Un air tendre, des souris, tous
ces riens qui encouragent un amant dé
instruit, sans commettre trop la beauté
qui veut bien se les permettre, n' auroient
pas été convenablement interprêtés par
un homme qui n' avoit encore aucune
expérience de l' amour ; et qui, plein de
préjugés seroit peut-être encore plus
volté par des choses plus marquées
que celles qu' elle croyoit pouvoir employer,
qu' il n' en seroit instruit. Pouvoit-elle
d' ailleurs, les faire succéder si
promptement à la sévérité qu' elle
venoit de lui montrer, sans se donner un
ridicule qui la dégraderoit aux yeux de
ce me objet qu' elle avoit tant d' intérêt
à charmer ? Mais, d' un autre côté,
pouvoit-elle le voir tranquillement dans
la froide langueur il paroissoit comme
anéanti ? Une illusion nouvelle par ses
circonstances, quoique la même pour le
fond parut à la fée le seul moyen
qu' elle t pour le trouver, non aussi
emporté, mais plus tendre.
Après l' avoir donc une seconde fois
privé pour quelques instans de son image,
les songes la lui offrirent encore, non
sur cette chaise longue, où il l' avoit
perdue ; elle étoit couchée ; toutes
les graces sembloient l' être avec elle.
Schézaddin en la revoyant ; poussa un
cri de surprise et de joie, et courut vers
elle avec tout l' empressement de l' amour
le plus ardent et le plus tendre.
La fée, de son côté, lui avoit tendu
les bras, et sembloit, par son silence même,
approuver tout ce qu' il pourroit
p50
vouloir tenter ; mais quelquefois il faut
moins à l' amour qu' au desir. Ce n' étoit
plus ce jeune audacieux, des entreprises
duquel, même en ne l' aimant pas, on
auroit eu tant de peine à se défendre.
C' étoit un amant transporté de revoir
ce qu' il aimoit, de qui la délicatesse
croissoit avec les charmes, et qui dans
l' excès de sa joie, ne croyoit pas que
rien pût ajouter à son bonheur. La fée
fut enchantée d' une modération que le
trouble elle le voyoit, ne lui permettoit
pas d' attribuer à l' indifférence.
En le craignant moins, elle se permit
plus ; et bientôt aussi Schézaddin desira
davantage. Il ne le dit pas, mais il le
prouva. On l' avoit aimé, mo; entreprenant,
pouvoit-on le hr ? On se livroit
à ses desirs, sans le croire ; on
les excitoit sans y penser, et l' on se
repentoit de l' un et de l' autre, sans avoir
le courage de mieux faire. La vertu faisoit,
à la vérité, naître bien des remords ;
mais on ne s' y étoit pas plutôt
livré, qu' on en croyoit devoir une
paration à l' amour ; et quelquefois on
craignoit de l' avoir bien offensé. La fée
sentoit que sa foiblesse et ses remords
lui faisoient alternativement donner,
et reprendre ; mais il ne lui étoit pas
p51
plus aisé de cesser d' être tendre, que de
vouloir être vertueuse. D' ailleurs ce
que Schézaddin obtenoit d' elle, étoit
encore si peu de chose, qu' il eût fallu
qu' elle t été bien prude pour le lui
refuser. Elle jouissoit donc du plaisir de le
rendre plus amoureux, sans avoir beaucoup
à rougir de ce qu' elle faisoit pour
lui, et commençoit même à ne le plus
craindre, lorsque cet amant, dont on se
défioit si peu, devint tout d' un coup
d' unerité inconcevable. Tout enchanteur
qu' étoit ce moment, la fée eut
la force de s' y dérober. En soupirant
de la violence qu' elle se faisoit, pouvant
me à peine supporter la violence
de ses desirs, elle reprit machinalement
toute cette rigueur que peu de
momens auparavant, elle avoit condamnée,
et en regardant Schézaddin avec des
yeux que, malgré elle-même,
l' amour animoit encore, elle le menaça
de toute son indignation, s' il ne cessoit
pas des entreprises que sa pudeur ne
pouvoit pas approuver.
Encore ! Dit le sultan, cette fée est
bien extraordinaire ! Ne pourroit-elle
pas une bonne foi pour toutes sçavoir
ce qu' elle veut, et s' y tenir ? Ces
manieres-là m' ennuient à mourir. Je
comprends
p52
bien que cela fait durer une histoire,
et même fort agréablement ; mais,
comme si cela n' y étoit pas, il faudroit
bien qu' il y eût autre chose, cela reviendroit
au même pour le conteur, et l' on
termineroit beaucoup plus vîte ;
ce qui ne laisseroit peut-être pas que
d' avoir son agrément, et me son utilité
pour ceux qui écoutent. Il est vrai de
dire aussi, qu' ils n' écouteroient pas si
long-tems ; mais à cet égard, il reste à
sçavoir s' ils s' en trouveroient beaucoup
mieux. Ma foi ! Plus j' y pense, plus cela
me paroît embarrassant. Car, d' un autre
té, cette fée a ses raisons, on sent
cela ; et puis, elle a de la vertu ; voilà le
malheur. Peut-être que quand une femme
est dans ce cas-là, il ne lui est pas
possible de cesser aussi subitement d' en
avoir, qu' elle le voudroit bien ; et si cela
est, comme je le présume, je comprends
bien qu' il y a ce qu' on appelle
des combats ; et que cela fait de l' intérêt,
et même de la longueur. Réellement,
plus j' y pense ; plus il me semble que je
ne sçais ce que je voudrois. à tout prendre
pourtant, c' est-à-dire, toutes réflexions
faites, il me paroît que si, sans se
gêner à un certain point, elle pouvoit
aller un peu pluste, elle m' obligeroit ;
p53
et il faut que ce soit cela que je
veuille, puisque, tout pesé, je trouve
que je le veux toujours.
Quand on est jeune et sans expérience,
reprit le visir, on craint trop
aisément d' offenser, et l' on s' arrête
quelquefois au point où, pour achever de
plaire, on n' avoit qu' à poursuivre. Avec
quelque douceur que la fée part à
Schézaddin, et quelque tendresse qui
regnât dans ses yeux, il lui obéit en
soupirant, et s' assit auprès d' elle, mais
d' un air si triste qu' elle en ressentit une
vive douleur. Elle se tut quelque tems,
il imita son silence. Vous ne m' aimez
donc plus, lui dit-elle, enfin ? Ah dieux !
S' écria-t-il, en lui baisant la main, et en
l' arrosant même de quelques larmes.
Il faut rendre justice à la fée ; elle
n' avoit pas compté qu' il pleureroit ;
cependant, que fera-t-elle ? Ce qu' elle croit
avoir à craindre si elle écoute sa compassion,
lui permet-il de s' y livrer ? Si, d' un
autre té elle s' y refuse, et qu' il
croie qu' il n' est pas aimé... le peut-il ?
Il ne le devroit pas, sans doute, mais
s' il le fait ?
à force de rêver profonment sur ce
qui se passoit, la fée, que la crainte
et l' amour dominoient également, crut
p54
avoir trouvé un moyen merveilleux
pour ne pas aller plus loin qu' elle ne
vouloit, et pour ne laisser à son amant
aucun sujet de douter de sa tendresse. Il
étoit, à dire larité, plus usé que sûr ;
mais soit qu' elle s' y trompât en effet,
soit qu' elle cherchât à s' y tromper, elle
en jugea différemment.
J' aurois pensé, lui dit-elle, en rougissant,
que pour calmer vos craintes, il y
auroit des choses que je pourrois...
mais ce seroit folie que de croire que
vous pussiez jamais vous contenir...
cependant vous me perdez à jamais, si
vous osez abuser non-seulement de ma
complaisance, mais même de ma
sensibilité.
Le roi d' Isma, enchanté de son bonheur,
promit à la fée plus encore qu' elle
n' exigeoit ; mais loin de s' en offenser,
elle ne fut pas fâchée qu' il s' engageât à
tant de choses, qu' il lui fut impossible
de ne manquer à aucune.
Il n' attendit pas l' ordre de la fée pour
voler dans ses bras ; mais quelque
violens que fussent ses desirs, il fut
pendant quelques momens, tel qu' il lui avoit
promis d' être. Enfin, il jugea que c' étoit
encore moins à lui à se contenir, qu' à
elle à l' arrêter s' il passoit les bornes
qu' elle lui avoit prescrites. Cependant, pour
p55
ne la point effrayer, il ne lui demanda
que ce qu' elle lui avoit déjà accordé. On
recommença donc les aveux avec tous
les riens qu' ils entraînent ; sortes de
faveurs qui ne sont pas faites pour alarmer,
et qui amusent les desirs. Comme il
n' est guere possible de les amuser sans
les accroître, Schézaddin eut bientôt des
propositions à faire ; il les fit, elle les
trouva très avantageuses, et pourtant,
avec toute la politesse imaginable, les
refusa. Le prince se plaignit, fit ses
représentations, prétendit et qu' elle outroit
les rigueurs, et que ce qu' il exigeoit
ne blessoit pas la convention qu' ils
venoient de faire ; et ce qu' il y a de
singulier, c' est qu' elle le crut !
Elle n' étoit pas du nombre de ces
personnes malheureuses, qui toujours
spectatrices inanimées des transports qu' elles
inspirent, sentent toutes les fureurs de
l' amour, sans pouvoir en éprouver les
plaisirs. De prétentions en prétentions,
le prince avoit été si loin, qu' il ne lui
restoit plus à demander que ce qu' il lui
paroissoit impossible d' obtenir ; et la
fée qui ne se trompoit pas au silence qu' il
gardoit sur un article si important, et se
défioit de lui, d' autant plus qu' il paroissoit
desirer moins, refusoit indistinctement
p56
toutes les propositions qu' il lui
faisoit, de quelque politesse et de quelque
désintéressement qu' il cherchât à les
couvrir.
Enfin, il lui reprocha si vivement ses
défiances, mêla tant de caresses aux
reproches, lui fit tant de sermens de la
respecter, même malgré elle, qu' il ne lui
fut pas possible plus long-tems de s' opposer
à ce qu' il ne paroissoit desirer que
pour elle-même, et pour l' occuper plus
agréablement et de l' amant et de l' amour.
Elle se livroit de si bonne foi aux
perfides attentions du prince, qu' elles
auroient eu, selon toute apparence, le
succès qu' il en attendoit, si les questions
réitérées qu' il lui faisoit, l' inquiétude où
il paroissoit être sur les dispositions où
elle pouvoit se trouver, et le souris malin
qui lui échappa lorsqu' il les crut telles
qu' il les desiroit, ne lui eussent découvert
trop tôt le véritable motif de la peine
qu' il vouloit bien prendre.
Le danger dans lequel elle se trouvoit,
se cachoit sous de si agréables apparences,
et devenoit si pressant, que pour peu
qu' elle t encore tardé à faire cette
remarque, elle n' auroit eu ni la force de
s' y soustraire, ni le tems de rien imaginer
qui pût l' en garantir. Eh ! Que lui eût
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servi de se plaindre ? Un homme capable
d' une si horrible noirceur, pouvoit-il
être susceptible de repentir, et avoir
la générosité de sacrifier les plaisirs qu' il
en attendoit ? Cependant, le tems pressoit.
Heureusement pour la fée, il y avoit
peu de femmes qui eussent l' esprit
aussi présent qu' elle. Se venger de lui,
de la même façon précisément qu' elle en
étoit offensée, lui parut donc le seul
moyen qui lui restât pour échapper au
péril qu' elle couroit. Vengeance, en
effet, d' autant plus adroite, qu' elle ne
pouvoit paroître qu' une preuve d' amour
à celui qui en étoit l' objet, et que,
quelque envie qu' il pût avoir de s' en
plaindre, il ne pouvoit point ne l' en
pas remercier.
Soit que l' inexrience du prince
lui cachât ce qu' il y avoit de dangereux
pour son projet, dans les tendres attentions
de la fée, soit que sa psomption lui
fit penser que le tort qu' elles pourroient
lui faire, dureroit à peine assez pour
pouvoir être remarqué, il s' y livra
avec autant de simplicité qu' elle le
pouvoit espérer. Insensé qu' il étoit !
Mais l' ignorance et la vanité sont
inséparables de la jeunesse.
Un moment, je vous prie, dit le sultan
p58
d' un air faché, c' est que ceci devient
d' une force qu' il faut que je meure, ou
que j' y mette ordre. Je demande d' abord
si tout ce qu' on vient de me dire s' entend,
et si je suis dans mon tort, quand je
ne l' entends pas ? Mais oui, dit la sultane,
cela s' entend, et plus qu' il ne faudroit,
à ce qu' il me semble. Il faut, répondit-il,
être bien versé dans les énigmes,
ou avoir bien de l' amour-propre,
pour comprendre ce qu' il vient de dire,
ou pour croire qu' on le comprend. Je
ne crois pas y mettre d' humeur ; mais
je veux bien servir de monture à l' âne
de l' ante-christ, si quelque peine que je
m' y sois donné, j' en ai entendu un mot.
C' est votre faute, reprit la sultane,
pourquoi vous êtes-vous si ouvertement
déclaré en faveur des choses inintelligibles ?
avez-vous bien, repliqua-t-il,
qu' avec vos raisons et votre chien de
sang-froid, je ne sçais ce que vous ne me
feriez pas devenir ? Et quand, par hasard,
et comme qui diroit, en passant, j' aurois
ce goût là, seroit-ce une raison pour
que je l' adore toujours ? Et puis, ne faut-il
pas que le galimathias soit placé ?
L' étoit-il tout à l' heure, lorsqu' il s' agissoit
d' un stratagême qu' on ne pouvoit
comprendre trop bien ? Si vous croyez
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que je ne m' y connois pas, c' est une affaire.
Sire, dit le visir, je n' ignore pas
qu' il y a dans ce que j' ai déjà raconté à
votre majesté, des choses d' une obscurité
voltante ; et je crois même devoir
lui dire que, dans le cours de ce conte,
il y en aura plusieurs du même genre,
mais je l' assure qu' aussi-tôt qu' il sera fini,
je le lui donnerai avec des notes, et un
commentaire à son usage, qui seront d' une
érudition si peu commune, et
d' une si grande sagacité, que j' ose me
flatter qu' elle en sera très-contente. Ce
que vous me promettez est quelque
chose, repliqua Schah-Baham ; mais
sans vous donner tant de peine, ne
pourriez-vous point supprimer ce que
vous ne pouvez pas me dire clairement,
ou me dire clairement ce que vous me
dites ?
Quant au reste, Schézaddin auroit
pénétré les intentions de la fée, il auroit
été impossible qu' il se fût appliqué
avec plus d' ardeur à ce qui pouvoit lui
donner sur elle tout l' avantage qui pouvoit
faire réussir son projet. Il passe même
pour constant que si elle eût poursuivi
moins vivement le soin de sa vengeance,
rien ne l' eût sauvée du malheur de
porter la foiblesse aussi loin qu' elle le
p60
craignoit : ce qui pourroit le prouver,
c' est que sa victoire lui coûta des soupirs,
et qu' elle ressentit de s' être vengée,
le chagrin du monde le plus violent.
Soit que transportée de la beauté de
son stratagême, elle ne pût être assez
modeste pour n' en pas tirer vanité ; soit
qu' après en avoir été la victime, le prince
l' eût de lui-même pénétrée, il se
plaignit d' elle, et l' on assure même qu' il
l' appella perfide. En amour, on a des
querelles à moins. Il s' en éleva donc une
entre' eux, qu' il poussa avec d' autant
plus de vivacité, qu' il n' esroit plus
rien du raccommodement. Il eut beau
faire, elle fut assez cruelle pour ne vouloir
point se brouiller avec lui.
Cependant la crainte de succomber,
si elle le revoyoit encore illusoirement,
lui fit prendre le parti de ne le plus
faire rêver davantage. De nuit en nuit
il s' instruisoit : d' ailleurs, les
stratagêmes sont bornés. Celui qu' elle venoit
d' employer contre lui avec tant de succès
ne pouvoit réussir qu' une fois. Et
sçavoit-elle, en cas qu' elle en connût
d' aussi adroits, si elle auroit la force de
les mettre en oeuvre. Toutes réflexions
faites, elle se prépara à soutenir la courte
p61
absence qu' elle s' imposoit, et après
l' avoir embrassé mille fois, elle ordonna
aux songes de disparoître, se hâta
de le serrer encore dans ses bras, et se
rendit impalpable en soupirant.
Il seroit impossible de dire à quel point
l fin imprévue de ce songe déplut au
roi d' Isma. Après avoir fait mille
imprécations contre le sommeil, de ce qu' il
le quittoit si mal à propos : reviens,
objet charmant ! S' écria-t-il, puisque
c' est à toi seul que le destin m' a réservé.
Mais quel est mon erreur ! Ses charmes
et sa tendresse ne sont qu' une illusion,
et mon amour seul est réel. Une illusion !
Reprenoit-il, puis-je bien le croire ?
Quelque vivement que l' objet qui s' est
présenté à la premiere fois à mon
imagination m' ait frappé, il ne s' y est plus
offert. Des fantômes qui me poursuivent
depuis quelque tems, celui que je
quitte n' avoit d' abord fait sur mes sens
que l' impression la plus légere. Pourquoi
est-il le seul que les songes m' aient
ramené ? Pourquoi même est-il le seul
que je regrette ?
p62
LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 6
Schézaddin avoit tant de questions
à se faire sur ce qui lui arrivoit,
et se les épargna si peu, que l' on ne
pourroit sans impatienter, les exposer toutes.
Ce qu' il fit de plus sen, fut enfin de
les abandonner, et de tâcher, mais en
vain, de se rendormir. à quelque point,
cependant que sa nouvelle passion l' occupât,
et quelque peine qu' il eut à se
donner à d' autres affaires, il fallut qu' il
se levât pour aller au conseil. Que la
politique lui parut seche ! Et qu' il se
trouva à plaindre d' être obligé de se prêter
à des raisonnemens de gens qui ne
parloient pas amour ! Il en sortit enfin,
et ne s' en trouva pas moins malheureux.
Malgré le gt qu' il avoit pris pour
la solitude, depuis que les songes s' étoient
acharnés sur lui, Taciturne qui
étoit pour être l' homme de son siecle
le plus silencieux, et devant lequel par
conséquent, il étoit le plus commode de
ver, avoit conservé ses entrées. Quoique
le roi crût avoir assez bien cacsa
p63
langueur, pour que personne ne l' eût
remarquée ; Taciturne, qui s' amusoit
perpétuellement à faire des observations
sur les physionomies, et qui avoit en
effet poussé cette étude au point de
connoître, sans s' y tromper, si l' on étoit
triste ou gai, s' étoit fort bien apperçu
que son maître n' étoit pas dans son état
naturel ; mais comme on n' interroge pas
les rois, il avoit cru devoir attendre
qu' il voulût bien lui faire confidence de
ce qui l' agitoit ; et en attendant, il
tâchoit de le deviner.
à moins que les mauvais succès de
leurs feux, ou la jalousie ne tourmente
les amants, leur rêverie est si douce,
qu' il n' est guere possible de la confondre
avec celle où les autres passions
peuvent nous plonger. L' enchantement
de l' ame se peint dans les yeux, et l' on
cache plus aiment encore l' objet de
son amour qu' on ne cache son amour
me. Aux soupirs profonds que poussoit
Schézaddin, au son de sa voix qui
étoit devenue plus tendre, à la langueur
de ses regards, à le voir enfin, se
suffire à lui-même, Taciturne n' avoit
pas douté qu' il ne fut amoureux ; mais sa
pénétration n' avoit pas été jusqu' à deviner
l' heureuse personne qui s' étoit soumis
p64
un coeur si rebelle. Il étoit d' autant
plus piqué de ne la pas connoître, que,
sans être plus courtisan qu' un autre, il
auroit cru plus important pour lui d' être
le premier à lui en faire compliment.
Si quelque chose pouvoit au reste le
consoler de ne pasnétrer ce mystere,
c' étoit qu' il ne voyoit pas d' apparence
qu' il fût pour un autre moins obscur
qu' il ne l' étoit pour lui. Car enfin, aucune
beauté nouvelle n' étoit venue briller
à la cour. Le roi, loin de paroître
adouci pour quelqu' une de celles qui
avoient cherché à lui plaire, sembloit
les éviter toutes, ou en faire moins de
cas que jamais, et dans les occasions
il avoit paru en public les jours qui
avoient précésa rêverie, il n' avoit
pas seulement daigné tourner les yeux
sur celles que la curiosité de le voir, ou
le desir d' en être remarqes avoient
attiré sur ses pas.
Quelle que fut la profondeur de son
génie, il y a apparence qu' il auroit ignoré
toute sa vie ce qui avoit rendu Schézaddin
sensible, si ce prince qui souffroit du
silence auquel il s' étoit condamné, ne
se fût enfin déterminé à le choisir pour
confident. Ce n' étoit pas qu' il le jugeât
plus propre qu' un autre à cet emploi. Il
p65
le croyoit même moins indulgent que
personne sur les foiblesses du coeur ; mais
il étoit accoutumé à le voir, et personne
n' ignore que dans le besoin que nous
avons de parler de nous-mêmes, l' habitude
de vivre avec les gens, et notre
foiblesse naturelle nous tiennent souvent
lieu de confiance, d' estime et d' amitié.
D' ailleurs, Schézaddin croyoit
être le seul à qui il fut arride devenir
amoureux d' un objet fantastique, et il
étoit encore moins arté par la crainte
du ridicule qu' on pouvoit jetter sur sa
passion, qu' il n' étoit entraîné par le
desir d' apprendre à quelqu' un qu' il lui
arrivoit une chose dont personne, selon
toute apparence, n' avoit à se vanter.
Cette derniere raison doit paroître bien
puérile ; mais de quoi ne se fait-on pas
des sujets de vanité ?
Il ne se fut pas plutôt détermià parler
à son favori qui rêvoit en ce moment
dans un coin de son cabinet, que
pour entrer finement en matiere, il lui
demanda ce qui l' occupoit si fortement.
Hélas ! Sire, répondit Taciturne, un
géometre doit-il être un instant à lui-même ?
Non, repliqua le roi, ce n' est pas
actuellement la géométrie qui vous
tourmente ; et vous seriez moins rêveur,
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si moi-même je ne l' étois pas tant.
Taciturne, qui vouloit l' encourager,
convint non-seulement qu' il avoit raison,
mais encore exagéra tant sa sagacité,
que Schézaddin qui, en devinant ce
qui occupoit son favori, n' avoit pas
cru d' abord faire un miracle, se persuada
enfin qu' il falloit réellement avoir
bien de l' esprit pour avoir rencontré si
juste. L' opinion qu' en conséquence il
conçut de son propre mérite, achevant
de le rassurer : tu cherches, lui dit-il,
à pénétrer mon secret, et je brûle de te
l' apprendre. Ce tems, où révolté contre
l' amour, je me faisois une gloire de ne
lui pas être soumis, oume, non
content de le braver, j' osois me promettre
de le braver toujours, ce tems n' est
plus, mon cher Taciturne ! Ce coeur
si féroce, si jaloux, si fier de son
indifférence ! Ce coeur... Taciturne,
que toutes ces élégantes circonlocutions
d' ora impatientoient à mourir, ne
put s' empêcher d' interrompre son
maître. Tout cela, sire, lui demanda-t-il,
ne voudroit-il pas dire, en langue
vulgaire, que vous êtes amoureux ?
Oui, repliqua le roi, je chercherois
en vain à ne le pas croire. Que je me
reproche tous les momens que j' ai passés
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sans aimer ! Qu' avois-je fait aux
dieux pour être privé du seul bonheur
qu' ils aient peut-être accordé à l' humanité !
Insensé que j' étois ! Et je croyois
vivre !
à la façon vive et passionnée dont
ce prince s' exprimoit sur l' amour, Taciturne,
qui étoit persuaque ce sentiment
ne peut paroître une si belle chose
qu' à ceux qui n' ont point à s' en
plaindre, ne douta point que Schézaddin
ne fût heureux. Il confia son idée au
roi, qui convint en effet qu' il avoit
lieu de se croire aimé. J' en suis
convaincu, sire, dit Taciturne, qui lui
croyoit sur ce chapitre des connoissances
assez bornées ; mais c' est que quelquefois
c' est à si bon marché que l' on
se flatte de l' être ! En cas, par
exemple, que vous n' eussiez encore
obtenu qu' un aveu, je croirois devoir
vous avertir que dans ce siecle-ci, les
aveux tout seuls sont presque comptés
pour rien, et qu' il y a même quantité
d' affaires qui se font sans que l' on
prenne la peine de les commencer par-là.
Le roi, sans lui répondre, fit un
geste si expressif, que Taciturne crut
qu' il avoit passé de bien loin les faveurs
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préliminaires. J' entends, continua-t-il,
on en est aux remords, et à vous
supplier d' être constant : rien n' est
mieux. Par malheur, pourtant, c' est que
tout cela peut encore se faire sans
passion. Au reste, seigneur, je ne
comprends pas comment vous, qui, il y
a si peu de tems encore, vouliez qu' une
femme, quoique pressée par le sentiment
le plus tendre, et par l' amant le plus
aimable, résistât au moins deux ans,
vous avez pu vous accommoder
d' une victoire si prompte ? Convenez
du moins qu' on se fait bien peu de
systêmes sur la durée desquels on puisse
compter ? Ce qui me paroît encore bien
plus singulier que de vous voir changer
d' avis à ce point-là, c' est que cette
affaire se soit liée, et ait été conduite
à sa perfection, sans que qui que ce puisse
être dans votre cour s' en soit douté.
Vous ne le croyez peut-être pas, mais
cela est incompréhensible.
Schézaddin, qui s' amusoit de l' embarras
il voyoit Taciturne, le laissa
long-tems raisonner sur ce qu' il venoit
de lui confier. Eh ! Que dirois-tu donc,
lui demanda-t-il enfin, si tu sçavois que
la beauté que j' adore aujourd' hui n' est
pas celle qui a reçu mes premiers hommages ;
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qu' avant elle, une nymphe
tout au moins, a été l' objet de mes
voeux, et que je n' ai pas eu à me plaindre
de ses rigueurs ? La seule chose qui
m' étonne ici, repliqua Taciturne, c' est
votre discrétion. Ce qui te surprendroit
bien plus encore, lui dit le roi, c' est
que cette nymphe, cette divinité ! ...
le croirois-tu ? Des songes seuls les ont
offertes à mes yeux. Taciturne fut si
indigné contre Schézaddin du ridicule
qu' il venoit de lui donner, et si fâché
de perdre les hautes idées de fortune
que l' honneur d' être confident de son
maître lui avoit fait concevoir, qu' il
n' en put parler de fureur. Le roi qui
s' apperçut du chagrin qui venoit de le
saisir, n' en pénétrant point la cause, la
lui demanda, mais d' un air si tranquille
et si froid, que Taciturne, qui prit cette
question pour une nouvelle raillerie,
ne put enfin se contenir. Parbleu !
Repartit-il brusquement, j' ai bien besoin,
moi, que votre majesté me fasse des
fables, ou me raconte des songes. Schézaddin
trouva cet emportement si singulier,
que malgré la colere où le mettoit le
manque de respect de Taciturne,
il ne put s' empêcher d' en rire. Tu crois,
à ce que je puis voir, lui dit-il, que
p70
je cherche, en m' égayant à tes dépens,
à te punir du desir extrême que je t' ai
vu de sçavoir ce qui me rend si différent
de moi-même. Tu le crois ; tu te
trompes. Il est vrai que je n' ai vu qu' en
songe l' objet dont je te parle ; mais
il ne l' est pas moins, qu' il m' a inspiré
la plus violente passion qu' on puisse
ressentir. Je sens bien que je dois te
paroître ridicule de concevoir les sentimens
les plus tendres qu' il soit possible
d' imaginer, pour un objet qui peut-être
n' existe pas... peut-être ! Interrompit
Taciturne, ce doute est de trop assurément !
Vous devriez avoir déjà formé
le dessein de chercher cette beauté
dans l' univers ; et je serai même bien
surpris si, aidés de son portrait, que
v m fera faire sans doute, et le plus
ressemblant du monde, d' après les idées
qui vous restent d' elle, nous n' allons
pas la chercher dans l' univers ! Non,
Taciturne, repliqua séchement le roi,
ne craignez ni les ridicules, ni les
fatigues de ce voyage. Je le ferai sans
doute, mais vous n' en serez pas.
Taciturne qui vit que son maître
étoit en colere, n' osa lui répondre ; et
Schézaddin piqué contre son favori,
cessa de parler. Ils se turent tous deux
p71
assez long-tems. Cependant le desir de
prouver qu' il y avoit moins d' extravagance
dans sa passion, qu' on ne vouloit le croire,
l' emportant chez le prince sur
sa colere, il raconta son songe,
mais avec tant d' ordre et une si forte
persuasion, que le destin étoit infailliblement
l' auteur du dernier, que Taciturne
ne pouvoit assez s' étonner que
de semblables chimeres fissent sur un
cerveau, d' ailleurs si bien rangé, une
impression si vive et si constante. Plus
il s' étoit préparé à avoir de l' indulgence
pour les fantaisies de son maître,
lorsqu' il leur avoit cru un objet réel,
qui auroit pu s' offenser qu' il les eût
combattues, plus il crut devoir être
inexorable quand il vit qu' il pouvoit,
sans rien risquer, paroître ferme et véridique.
Si votre majesté, lui dit-il, avoit
seulement un peu de médecine, il ne
me seroit pas difficile de la convaincre
qu' il n' est pas d' un homme bien
sensé de régler, d' après ses songes, ses
craintes, ses desirs et ses esrances ;
une petite dissertation sur la nature des
alimens dont on se nourrit, sur la sécrétion
du chyle et la disposition des
visceres, renverseroit totalement les
p72
conséquences que vous tirez de vos
ves. Mais, comme pour vous persuader,
il faudroit remonter aux premiers
principes des choses, je crois qu' il vaut
mieux encore vous prendre par les raisonnemens,
que d' entrer dans une discussion
de ce genre. Oui, Taciturne, dit
le roi, je crois que nous y gagnerons
tous deux. Sime tu voulois mieux
faire, tu ne te jetterois pas dans des
discours avec lesquels tu cours le risque
de m' ennuyer beaucoup, et de me persuader peu.
Taciturne ne convint ni de l' un, ni de
l' autre. Après s' être recueilli quelques
instans, il dit à son maître, sur la vanité
des songes, et sur la puérilité qu' il y a
à les regarder comme des présages, de
si belles choses, que s' il ne le persuada
pas absolument, il eut du moins le
plaisir de lui faire sentir toute l' absurdité
de sa passion, et de le forcer à perdre la
parfaite certitude qu' il avoit de trouver
un jour l' objet qui l' avoit fait naître.
Qu' est-ce que cela lui fait à ce Taciturne-là,
demanda le sultan ? Nous sçavons
bien, nous, que ce roi ne se trompe
pas ; mais quand il se tromperoit, dès
que cela l' amuse, qu' importe à cet autre,
avec sa médecine, d' autant qu' on
p73
n' ignore pas que c' est par contrariété
qu' il en parle comme il fait ? Moi, par
exemple, je crois assez communément
aux songes. Hors pourtant à un que je
fis la veille de mon mariage, et sur lequel
j' aurois tout net, fait étrangler madame,
si je n' avois pas fait une réflexion
qui m' en dégoûta ; en réfléchissant...
oserois-je vous demander, lui dit la
sultane, ce que c' étoit que l' heureuse
flexion qui me sauva une si tragique
aventure ? Ma foi ! Reprit Schah Baham
n' en riez pas. Si le même songe m' étoit
revenu, vous partiez. Vous sçavez que
dans ma famille on a le faut d' étrangler
un peu légérement. Je rêvai donc de
vous ; de negre, de petites portes, enfin,
toute l' histoire de feu mon grand-pere
mot à mot. Cette vision me venoit un
peu mal à propos, et m' alarma pour
l' avenir ; mais enfin, je me rappellai que
je venois de lire les annales de mon pere
et de mon aïeul ; et cela me calma,
parce que je me doutai bien que c' étoit
plutôt une affaire de mémoire qu' un psage :
et voilà, comme en toute occasion,
il faut toujours, avant que d' agir,
peser, comme on dit, le pour et le contre ;
sur-tout quand on est sultan, parce
que cela y fait encore une difrence.
p74
LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 7
Il y avoit déquelques jours que la
fée avoit abandonné Sczaddin à lui-même,
lorsqu' elle prit enfin le parti de lui
faire annoncer son retour. Ce prince
étoit renfermé dans son cabinet avec
Taciturne, quand on vint lui dire qu' un
envoyé de la fée protectrice demandoit
à lui parler. Quelque fâché qu' il fût
de ce que cette fée revenoit dans ses
états, il reçut poliment l' envoyé, qui
étoit un de ces génies subalternes dont
les fées se servoient pour leurs plus
importantes commissions. Le génie dit au
roi que la fée protectrice qui arrivoit
en ce moment, avoit une extrême impatience
de le voir, et que si ellet é
moins fatiguée, elle seroit venue elle-même
lui annoncer son retour. Le roi
dissimulant son chagrin, répondit le plus
obligeamment qu' il put, aux complimens
qu' elle lui faisoit, et chargea l' envoyé
de lui dire qu' il iroit dans la journée
se féliciter de ce qu' enfin elle étoit
rendue à leurs voeux.
Lorsque le génie fut congédié : louée
p75
soit à jamais la bonté du ciel, qui nous
ramene enfin la très-auguste Tout-Ou-Rien !
S' écria Taciturne. Que nous pensons
différemment ! Lui dit Schézaddin, et que
le retour de cette fée me déplaît ! Les
rois ne seront-ils donc jamais débarrassés
de ces êtres superbes et capricieux,
qui, sous ptexte de les protéger, les
tiennent en effet dans la plus servile
dépendance ? Celle-là, répondit Taciturne,
ne passe pas, comme beaucoup de
ses compagnes, pour être méchante à
propos de rien ; et de plus, elle est fort
jolie. Je l' ai vue autrefois ; et comme
j' étois alors un peu libertin, et que ces
figures tristes que l' on appelle figures à
sentiment ne m' intéressoient pas, sa
physionomie vive, mutine et étourdie me
plût beaucoup. Son retour ne doit, au
reste, vous causer aucun chagrin ; et à
moins qu' elle ne cherche à présent la
grande considération, et que pour y parvenir
elle ne soit devenue prude ou dévote
(ce qui nécessairement la rendroit
plus difficile à vivre et un peu moins
bonne) je doute que votre majesté ait à
s' en plaindre.
Après plusieurs propos qui n' instruiroient
de rien, et je ne ais quoi d' aussi
peu digne de passer à la postérité, que
p76
fit Schézaddin ; ce prince, accompagné
du grand confident de ses songes et d' une
cour superbe et nombreuse, prit le chemin
du palais de Tout-Ou-Rien, on ne
peut pas plus convaincu, que rien ne
pouvoit égaler l' ennui que cette visite
alloit lui causer. Il fut reçu chez la fée,
avec les plus grands honneurs, et traité
en roi, dont on estimoit la personne
et de qui l' on respectoit la puissance.
Rempli de son amour, il s' apperçut peu
de la magnifique réception qu' on lui faisoit,
et ne sortit même pas de sa distraction,
lorsque Tout-Ou-Rien, qui étoit
venue le recevoir au bas du degré, se
présenta devant lui. Pendant qu' il la
saluoit les yeux baissés, puissiez-vous,
seigneur, lui dit-elle, regarder mon retour
dans vos états, comme le gage de leur
félicité ! Cette voix, dont le son
étoit si connu de Schézaddin, le fit
tressaillir ; il leva précipitamment les yeux
sur la fée ; et sa surprise et sa joie de
retrouver en elle l' objet de sa tendresse,
furent si marquées, que toute sa cour
s' en apperçut. Taciturne qui le remarqua,
comme tout le monde, persuadé que
son maître se repaissoit de la plus
chimérique des espérances, lorsqu' il se
flattoit de retrouver un jour la beauté
p77
qu' il adoroit, fut aussi étonné que personne,
et ne fut pas mieux instruit. Tout-Ou-Rien
qui, malgré l' amour que Schézaddin lui
avoit marqué en dormant, craignoit
encore son indifférence, fut enchantée
de l' égarement où sa psence
le mettoit. La certitude d' avoir plû,
ajoutant en elle à l' émotion que lui causoit
la présence de son amant, elle parut
elle-même si troublée, que si dans
cet instant, il l' eût été moins, il auroit
été impossible qu' il ne se ft pas apperçu
de l' intérêt singulier qu' elle prenoit à lui.
Il n' étoit pas encore revenu de sa surprise,
lorsque la fée voyant qu' il ne songeoit
pas à lui présenter la main pour entrer
dans le palais, lui offrit la sienne.
Cette action le tira de sa stupidité ; il
prit la main de Tout-Ou-Rien avec une
vivacité, et la baisa avec des transports
qui étonnerent beaucoup dans un prince aussi
froid, et aussi peu galant que lui.
Taciturne, sur-tout, ne comprenoit
rien à ce qui se passoit ; il voyoit la fée
interdite, le prince hors de lui-même,
sans pouvoir attribuer qu' à l' embarras
d' une premiere entrevue l' état où ils
étoient tous deux, et sans imaginer cependant
qu' il pût aller jusques à les troubler au
point où ils paroissoient l' être.
p78
Si ce qu' il sçavoit de Tout-Ou-Rien, lui
faisoit quelquefois penser qu' elle n' avoit
pu voir Schézaddin avec indifférence,
ce que ce prince lui avoit dit de l' état de
son coeur, l' empêchoit de croire que la
fée, toute aimable qu' elle étoit, eût pu
lui plaire. En imaginant que Tout-Ou-Rien
étoit la dame aux songes, il se seroit
tiré d' une grande inquiétude ; mais il
étoit trop fermement persuadé qu' il ne
se pouvoit pas que Schézaddin la retrouvât
jamais, pour former cette idée.
Pendant qu' il raisonnoit le plus inutilement
du monde sur cette main prise,
et baisée avec la plus grande ardeur, le
prince et la fée étoient parvenus dans
un salon superbe, ils trouverent un
trône sur lequel ils s' assirent tous deux.
Quoique Tout-Ou-Rien sentit bien que
les témoins ne pouvoient qu' augmenter
l' embarras de son amant, et qu' elle-même
n' en eût pas souhaité, elle aima
mieux n' avoir avec lui qu' une conversation
indifférente, que de risquer de lui
montrer trop tôt toute sa tendresse. Elle
commença donc par lui dire qu' elle
craignoit qu' il ne la vît dans ses états,
qu' avec chagrin ; et sur ce qu' il se fendoit
d' avoir un sentiment que tout auroit
condamné : quand vous l' auriez, seigneur,
p79
lui dit-elle, je n' en serois pas surprise.
On fait de nous tant de contes ridicules !
On nous pte tant de méchancetés !
On nous fait agir d' une façon si
bizarre et si peu sensée, que quand on
ne connoît les fées que par les livres qui
parlent d' elles, il n' est pas possible que
l' on ne craigne point un peu d' en rencontrer.
J' ignore comment l' on vous a parlé
de moi ; mais j' ose croire que si l' on m' a
rendu justice, ce que l' on vous en a dit
n' a pas vous effrayer. Je suis née douce,
j' aime mieux le repos que la gloire ;
et si mon coeur est capable de quelques
passions, la haine et la vengeance ne
sont pas les siennes. Eh ! Madame,pondit
Schézaddin, faite pour être respectée
et adorée de toute la terre, qui
pourriez-vous haïr, et de qui auriez-vous
à vous venger ?
Tout-Ou-Rien qui, au ton et aux regards
du prince, jugea qu' il s' enhardissoit,
ne répondit point à ce qu' il venoit
de lui dire, et tourna la conversation sur
ses voyages et sur mille choses aussi
indifférentes. Après quelques momens d' un
entretien d' autant plusnant pour tous
deux, qu' ils s' y disoient moins ce
qu' ils auroient voulu se dire, la fée le
conduisit dans ses jardins, de-là à l' opéra.
p80
De l' opéra qui, tout brillant qu' il
étoit, le fit bâiller quelquefois, ils
rentrerent dans le palais, sans que les
soupirs que Schézaddin avoir poussés fort
souvent, et fort haut, eussent pu engager
la fée à lui demander ce qu' il avoit,
ni qu' elle eût paru entendre les
regards, et les tendres et spirituelles
applications que l' ora lui avoit fournies.
Il se flatta, mais en vain, qu' il seroit
plus heureux au souper. Il eut beau parler
toujours sentiment, définir son coeur,
dire sans cesse, à propos de rien, que si
jamais il aimoit, ce seroit d' une façon si
particuliere, que jamais on n' auroit rien
vu de pareil ; quelque délicat, quelque
exagéré que fût ce qu' il disoit, quelque
contente que la fée pût en être intérieurement,
elle ne parut s' y intéresser qu' autant
que la politesse l' exigeoit. Le prince
eut enfin la douleur de ne pouvoir pas
douter qu' il n' eût ennuyé tout le monde,
sans avoir la consolation de croire que
Tout-Ou-Rien l' eût entendu, et même
qu' elle se souciât de l' entendre. à quelque
point, cependant, que l' air indifférent
de la fée l' inquiétât, il ne voulut
jamais croire que ses songes ne dussent le
p81
mener à rien, et que le destin ne set
si visiblement mêde cette affaire, que
pour avoir le démenti. Une si puissante
raison d' espérer, rendit un peu de calme
à son esprit, et lui fit imaginer, contre
toute apparence, que l' aps-souper lui
seroit plus favorable que ne lui avoit été
le reste du jour. Tout-Ou-Rien, qui
n' aimoit pas le jeu, se mit, en sortant de
table, sur une chaise longue. Schézaddin,
sur le champ, courut à un fauteuil, et
se donna tant de peine, pour le placer
comme l' étoit celui qui lui avoit, en dormant,
valu tant de plaisirs, que la fée à
qui les faits étoient aussi présens qu' à
lui, ne put s' empêcher d' en sourire. Ce
fut encore en vain qu' il prit tant de peine ;
Tout-Ou-Rien, qui vouloit porter au
plus haut point les desirs de son amant,
loin d' avoir pour lui la plus légere
complaisance, ne lui laissa seulement pas
entrevoir le bout de son pied.
On ne croyoit pas, dès ce tems-là,
que la vertu dans une femme, pût jamais
l' emporter sur l' amour-propre, et
l' on trouvoit dans le monde tant de
grosses gorges exposées aux regards avec
autant d' indécence, que si ceux qui
les rencontroient, eussent eu à se louer
de leur sort, tant de pieds qui, pour
p82
être énormes, n' en avoient pas plus
appris à se tenir en repos, que ce que
l' on pensoit de mieux en faveur des
femmes modestes, c' étoit qu' elles étoient
moins aveuglées sur leurs défauts que
les autres. Heureusement pour la fée,
ce que Schézaddin voyoit d' elle, étoit
si semblable à ce que les songes lui en
avoient offert, qu' il ne douta pas qu' ils
n' eussent été aussi vrais sur les beautés
qu' elle s' obstinoit à cacher, et qu' elle
ne perdit beaucoup à être si retenue.
Persuadé qu' elle changeroit bientôt
d' avis, mais trop amoureux pour attendre
tranquillement qu' elle secidât en
sa faveur, il se rapprocha d' elle. Ce ne
fut pas tout ; bravant les spectateurs,
il se mit à genoux auprès de la fée,
et lui dit des choses si galantes ; lui
baisa si tendrement les mains ! Enfin lui
témoigna tant d' amour, qu' elle eut toutes
les peines du monde à se souvenir de
ses résolutions. Elle se les rappella
pourtant ; mais ne pouvant mettre dans
ses regards, la même circonspection que
dans ses discours ses yeux s' arrêterent
sur lui, d' une fon si touchante ; il lui
échappa même un soupir d' une espece
si particuliere, qu' il ne douta pas qu' on
ne l' aimât déjà, et qu' on ne le lui dît
p83
bientôt. Le plaisir que Tout-Ou-Rien
prenoit à le voir à ses genoux, ne lui
permit pas pendant quelque tems, de songer
qu' il étoit un peu indécent qu' elle
l' y laissât ; et quand enfin elle s' en
apperçut, ce fut avec tant de douceur
qu' elle le pria de se rasseoir ! Le regard
qu' en lui parlant, elle jetta sur les
spectateurs, lui fit si bien sentir que s' ils
eussent été seuls, elle n' auroit jamais
eu pour lui cette cruauté, que son espérance
en redoubla de moitié.
Enfin l' heure de se séparer arriva.
La fée qui ne se sentoit pas capable d' une
dissimulation bien longue, et qui doutoit
que dans une visite de cérémonie,
elle trouvât facilement le moyen de
s' arranger avec Schézaddin, lui dit assez
bas, en le reconduisant, qu' elle auroit
desiré de le voir le lendemain ; mais
qu' elle se sentoit encore si fatiguée,
qu' elle n' osoit se promettre de pouvoir
aller si-tôt à Tinzulk ; et le prince lui
repondit que si elle le permettoit, il
viendroit lui-même la voir. Comme en
effet, elle desiroit qu' il y vînt, et qu' il
n' est pas naturel qu' avec quelque soin
que l' on observe, on puisse toujours
paroître ne point vouloir ce que l' on
veut, elle lui répondit de façon à lui
p84
faire entendre que toute cérémonie à
part, il lui feroit plaisir ; et ses yeux le
lui dirent beaucoup plus, et bien mieux
que ses discours.
En rité ! Seigneur, dit Taciturne
au roi,s qu' ils purent s' entretenir,
vous m' avez aujourd' hui bien étonné !
J' ignore comment l' aimable objet auquel
vous avez jugé à propos de vous
dédier, prendra vos soins pour la
non-pareille Tout-Ou-Rien ; mais je vous
avoue que si j' étois à sa place, vous
n' auriez pas à vous louer de votre premier
songe, et qu' au moins je vous y
ferois de terribles reproches sur votre
inconstance. Je ne crains rien sur cet
article, repondit Schézaddin d' un air
railleur, il y en a tant de prilité à croire
aux songes ! Tant de sottise à imaginer
que, dirigés par une main supérieure,
ils puissent quelquefois annoncer les
événemens, que je ne serois pas excusable
de donner dans de si ridicules visions !
Taciturne qui crut que son maître
parloit sérieusement, le félicita d' avoir
enfin perdu les idées qu' il lui avoit vues
là-dessus ; et pour assurer encore mieux
sa guérison, entama un parfaitement
beau discours sur sa foiblesse et les
p85
erreurs de l' esprit humain. Imbécille
créature ! S' écria le roi, il est tems que
je confonde ton orgueil et tes raisonnemens,
et que je te prouve combien, avec
ta morale, ta physique, tadecine,
et toutes ces sciences qui ne t' ont
servi qu' à te rendre le plus contrariant,
et le plus incommode des mortels,
tu t' es lourdement trompé !
Apprends donc (et puisse-tu en ressentir
autant de douleur que tu m' as causé
d' ennui ! ) que cet objet que je ne devois
jamais avoir l' esrance de rencontrer,
n' est autre que Tout-Ou-Rien.
Le philosophe Taciturne fut si confondu
de voir arriver une chose que tout
lui démontroit impossible, qu' il eut
toutes les peines du monde à en
croire son maître, et qu' il pensa lui
soutenir que ce qu' il lui disoit, n' étoit
pas plus vrai qu' il n' étoit vraisemblable.
Eh bien ! Continua le roi, qui jouissoit
avec un plaisir extrême de la confusion
de son favori, es-tu actuellement
bien convaincu de la fausseté de
tes principes ? On ne peut pas moins,
repartit Taciturne ; car quelle conséquence
peut-on tirer d' un fait qui n' est
pas dans l' ordre naturel des choses ?
Oserois-je, au reste, vous demander
p86
quel est le parti que vous prenez dans
cette aventure ? Spirituelle question !
M' en reste-t-il d' autre que d' adorer
Tout-Ou-Rien, et de tout employer pour
lui faire partager ma tendresse ? Ou je
serois bien trompé, repliqua Taciturne,
ou ce dernier article ne sera pas ce qui
dans votre projet vous coûtera le plus.
Aime-t-elle donc facilement ? Ce n' est
pas ce que je veux dire, reprit le favori ;
mais si de toutes les fées du monde
Tout-Ou-Rien est peut-être celle
à laquelle il est le plus aisé d' inspirer
une passion, elle est du moins celle de
toutes qui se prend de goût le plus
volontiers. Plaisante distinction ! Dit le
roi. Oh ! Sans doute ! Poursuivit Taciturne,
elle est en effet si chimérique !
Ce n' est pas, au surplus, pour gâter
le destin dans l' esprit de votre majesté ;
mais j' oserai pourtant lui dire que
puisqu' il vouloit se mêler de ses affaires,
et lui donner une maîtresse de sa
propre main, il falloit du moins qu' il
lui en choisît une qui ne l' exposât pas
à de si grands inconvéniens. Pour ne
point parler des autres, moi qui n' ai
point l' honneur d' être le destin, j' en
vois dans cette affaire deux également
fâcheux pour vous. L' un, si vous aimez
p87
ritablement Tout-Ou-Rien, de la
voir promptement changer : l' autre,
si cette grande passion que vous vous
croyez pour elle, et qui, à ce que je
présume, est encore moins fondée sur ses
agrémens que sur la singularité de vos
opinions, ne se trouve qu' un simple
goût de ne pouvoir, sans le danger le
plus grand, vous livrer à l' inconstance.
Une maîtresse fée est une étrange affaire !
Soyez las d' une autre femme, vous
la quittez sans avoir à essuyer d' elle que
des reproches : et les noms de perfide,
et de scélérat sont usés aujourd' hui, et
n' effraient plus personne : mais les fées
ne bornent pas leur colere à de semblables
bagatelles, et leurs ménageries ne
sont formées que d' amans, qui ont
prévenu leur inconstance, ou qui ont
cessé de leur plaire.
La matiere étoit belle, et Taciturne
éloquent. Il dit, ainsi qu' on peut le croire,
plus de choses qu' on n' en rapporte
ici : mais quelque frappantes qu' elles
fussent, elles n' arterent pas Schézaddin,
qui persuadé qu' après ce qui lui
arrivoit, il ne se pouvoit pas que lui,
ou la fée changeassent, ne daigna
seulement pas l' écouter.
Eh bien ! Interrompit Schah-Baham,
p88
il avoit tort, par exemple : car, pour
un sçavant, ce Taciturne-là ne raisonne
point du tout mal. Ce n' est pas pour
cela que je veuille dire que la
science empêche de raisonner juste,
mais d' ailleurs, on m' entend. L' article
desnageries est sur-tout incontestable ;
et pour le nier, il faudroit certainement
n' avoir rien lu. à l' égard de
l' inconstance, n' est-il pas prou
que l' on s' ennuie encore plus d' aimer toujours
la même chose que l' on a de chagrin
de devenir cheval, tigre, ou telle
autre te qu' il vous plaira ? Donc
il a tort. Enfin, l' on n' est pas jeune pour
rien ; et moi qui vous parle, ajouta-t-il
en baissant la voix, n' ai-je pas eu
des fées tout comme un autre ? Je ne
vous connoissois pas de ces bonnes
fortunes-là ! Dit la sultane. Eh oui !
Repliqua Schah-Baham, c' est que vous
verrez qu' il est si r de s' en vanter,
qu' on va le dire à tout le monde ?
Brisons là ; je laisserai des mémoires qui
en apprendront de bonnes. Je ne fais,
moi, mes confessions qu' après ma mort.
p89
LIVRE 1 PARTIE 2 CHAPITRE 8
Si Schézaddin, tourmenté par ses
desirs et rempli des plus agréables idées
que puisse donner un amour heureux,
travailla vainement à s' endormir,
Tout-Ou-Rien, de son côté, ne passa pas
une nuit plus tranquille. Contente des
sentimens du prince, mais inquiete de leur
p90
vivacité, elle craignoit qu' il ne la forçât
à mettre dans leur affaire plus d' amour
que de décence, et qu' il ne lui laissât pas
le tems de s' arranger avec lui, comme
elle l' auroit desiré, et qu' il ne voulût
point attendre les deux jours qu' elle
croyoit devoir le faire soupirer. Cette
scrupuleusee se reproche me mille
fois l' imprudence qu' elle avoit eue de
lui donner un rendez-vous, sans cependant
songer une seule à le révoquer.
Deux jours ! Disoit-elle en elle-même,
jamais il ne les attendra ! Jamais je ne
les attendrai moi-même ! Mais au fond,
ces deux jours me sont-ils si nécessaires ?
Quand je me les suis prescrits, je doutois
encore de sa tendresse : sûre à psent
qu' il m' aime, à quoi cette précaution
peut-elle servir qu' à nous tourmenter
tous deux ? à quoi bon différer ? à
quoi bon ! Eh que pensera-t-il, si l' instant
il m' apprendra son amour, devient celui
de son bonheur ? ... il pensera
qu' il est adoré. Un homme en pareil
cas peut-il penser autre chose ?
Pendant qu' avec la crainte de paroître
trop facile, la fée songeoit moins à
être cruelle qu' à trouver les moyens de
se rendre avec décence, Schézaddin,
peut-être aussi fat qu' amoureux, trouvoit
p91
tout simple qu' elle s' arrangeât avec
lui ce jour-là. Afinme de lui ôter tout
prétexte de rigueur, il se fit habiller avec
toute la coquetterie imaginable, et aida
ses graces naturelles de tout ce que l' art
a inventé de plus séduisant.
Aussi-tôt que ce prince fut libre,
uniquement suivi de Taciturne, et formant
les plus téraires projets, il vola chez
la fée. On lui dit qu' elle s' étoit retirée
seule dans le bosquet des myrtes, où,
sans doute elle reposoit. Cette nouvelle
qui auroit dû le confirmer dans ses espérances,
fut un coup de foudre pour lui.
Sans songer qu' il n' est pas naturel qu' une
femme qui attend son amant, et qui l' attend
pour la premiere fois, puisse, avec
une idée si faite pour l' agiter, se livrer
au sommeil ; sa premiere pensée fut de
respecter le repos de Tout-Ou-Rien ; à son
air incertain et interdit, Taciturne la
devina, et elle lui parut si déplacée, qu' il
ne put s' emcher de le faire remarquer.
Au souris malin qui lui échappa, le roi
comprit à quel point sa timidité étoit
ridicule. Il entra brusquement dans les
jardins, sans que personne lui fît sur cela la
plus légere représentation, et prit le chemin
du bosquet des myrtes, qu' une des
femmes de la fée lui montra en souriant.
p92
Quoiqu' il affectât un air ferme, son favori
n' en eut pas meilleure opinion de
son courage ; et ne voulant pas être témoin
des malheurs de son maître, il alla
ver loin de lui ; et d' autant plus
volontiers, qu' alors il cherchoit les
longitudes. Objet qui assurément exige les
plus profondesditations !
Le roi d' Isma, fort incertain de son
sort, s' avança lentement vers ces lieux,
peut-être la fée l' attendoit avec la plus
vive impatience. Il y parvint enfin. La
volupté même sembloit y avoir fixé son
jour. L' ombre et le silence y regnoient :
tout y célébroit, tout y inspiroit l' amour.
Les marbres dont il étoit orné, étoient
des monumens de la puissance de ce
dieu, et de la félicité des mortels
qu' il avoit enchaînés. Les oiseaux
y sembloient encore moins occupés à
chanter leur tendresse qu' à se la prouver.
Les arbres même chargés de chiffres et
de vers galans, y invitoient les
coeurs indifférens à devenir sensibles.
Que de choses n' auroient-ils pas appris
sur le bonheur de ceux qui sçavent aimer,
si Tout-Ou-Rien, moins vaine que
prudente, eût laissé subsister tous les
madrigaux que ses amants avoient gravés
sur ces arbres, témoins de leur ardeur et
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de ses bontés ! Un pavillon bâti avec
autant d' élégance que de simplicité,
s' élevoit au milieu de ce bocage. Le
mystere, l' amour et la volupté, sculptés par
les meilleurs maîtres, soutenoient au-dessus
du portail une inscription galante qui
annonçoit que ces beaux lieux
étoient consacrés aux plaisirs, et que la
tendre langueur que l' on sentoit en y
entrant, rendoit presque superflue.
Après avoir erré quelque tems dans
ce bosquet, Schézaddin tremblant encore,
tourna ses pas vers le pavillon. Il
en ouvrit doucement la porte, et marchant
à pas lents et suspendus, il arriva
jusques au cabinet où Tout-Ou-Rien
s' étoit retirée. On ne s' arrêtera pas à le
décrire ; il étoit digne du bosquet, et or
de mille tableaux qui dévoiloient les
plus doux mysteres du dieu que l' on y
servoit, et peignoient ses plus rians
sacrifices. Quelques piles de carreaux, et
un grand canapé étoient les seuls meubles
que l' on y trouvât. Sur ce cana
dormoit la fée : elle y étoit languissamment
étendue ; une de ses mains soutenoit
sa tête ; l' autre pendoit avec négligence :
ses cheveux épars tomboient par boucles
sur sa gorge, mais la cachoient
moins qu' ils ne l' ornoient. Elle
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n' avoit sur elle qu' une simple robe de
gaze brodée de fleurs, et qui, rattachée
avec des roses au-dessus du genou, laissoit
voir des beautés trop parfaites pour
pouvoir êtrecrites.
Dieux ! Disoit Schézaddin, en attachant
avidement ses regards sur tant de
charmes, pourquoi faut-il que le respect
contraigne des mouvemens auxquels il
seroit si doux de se livrer ! Quelle bouche !
Que de fraîcheur ! Que de graces !
Que de beautés dont j' ai joui, je suis
forcé d' adorer dans le silence ! Divine
fée ! Est-il bien vrai que vous ignoriez
encore mon amour ; ou seroit-ce un sacrilege
que d' oser vous l' apprendre par mes
transports ? Non, reprit-il en soupirant,
ne tentons rien dont salicatesse
puisse s' offenser, et que, s' il se peut,
elle n' ait rien à reprocher à la mienne.
En formant cette résolution, qui ne
lui parut pas moins prudente que héroïque,
il se jetta aux genoux de Tout-Ou-Rien,
lui prit la main et la baisa avec
autant de transport que si l' état où il la
trouvoit ne lui eût laissé rien de plus à
faire.
On dit que la fée pensant assez bien
de son amant, pour espérer que s' il la
trouvoit endormie, elle auroit à son réveil
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bien des reproches à lui faire, avoit
imaginé l' innocent stratagême de se retirer
dans ce cabinet, et d' y feindre le
sommeil le plus profond. On ajoute
me que quand elle sentit que le roi
lui baisoit la main, elle en soupira de
douleur, et qu' elle ne put jamais comprendre
comment, s' il étoit possible qu' il
la ct véritablement endormie, il
imaginoit de la réveiller avec si peu
de satisfaction pour tous deux, ou, s' il
jugeoit de la situation comme il le devoit,
il ne sentoit pas que son respect
ne pouvoit être qu' une injure pour elle.
Ma foi ! Dit le sultan, oui et non. Elle
se fâchoit de cela ; mais comme elle n' en
disoit mot, il n' étoit pas obligé de sçavoir
ce qui en étoit. Elle se seroit peut-être
fâce du contraire : comment s' arranger ?
Voilà, par exemple, de ces situations
embarrassantes. Qu' auriez-vous
choisi, lui dit la sultane, ou du respect,
ou de l' insolence ? Elle étoit bien jolie,
pondit Schah Baham ; je suis fort
galant, comme vous sçavez : d' ailleurs,
l' insolence a cela de bon ; c' est qu' elle
amuse l' un certainement, et qu' il n' est
pasr qu' elle fâche ou désoblige l' autre.
J' aurois été insolent pour peu que
cela lui eût fait plaisir. J' entends bien,
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repliqua la sultane ; mais si elle s' en
étoit offensée ? Eh vraiment oui !
Repartit-il, voilà le diable ; c' est qu' à la
rigueur, cela pouvoit fort bien arriver :
c' est une affaire au moins que de manquer
de respect à ces dames-là, mais ce
qu' il y auroit de pis, ce seroit que la
peur vous en prît après. Ce seroit au
contraire, dit la sultane, ce qu' il y
auroit de mieux ; en reconnoissant son tort,
on en feroit au moins des excuses. Ah !
Parbleu oui, repliqua-t-il, des excuses ?
C' est bien à ces offenses-là qu' il en faut,
on seroit bien reçu avec des excuses. à
ce que je vois, reprit la sultane, vous
sçavez ce que vous aimeriez mieux faire,
mais vous ignorez ce que vous feriez.
Oui, comme cela, repartit le sultan,
c' est-à-dire, que cela est douteux, peut-être
oui, peut-être non, comme je le disois
tout à l' heure. Sçait-on jamais bien
ces choses-là ? Cependant, que le visir
continue, en attendant que je me détermine.
L' espérance qu' avec de l' amour et de
l' esprit, le prince rentreroit enfin en
lui-même, obligerent Tout-Ou-Rien à
soutenir sa feinte. Un sommeil si opiniâtre,
et que les circonstances rendoient si
peu naturel, ne donna cependant à
Schézaddin aucune idée salutaire. Ce
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héros, qui étoit venu en méditant de si
grandes choses, parcouroit des yeux
tous les charmes qui lui étoient si
libéralement offerts, sans que les desirs
qu' ils lui inspiroient, bannissent sa
timidité.
Grands dieux ! Disoit en elle-même
l' infortunée Tout-Ou-Rien, aurai-je donc
toujours la main baisée ? Hier trop libre,
aujourd' hui trop respectueux ! Ah !
Schézaddin, que si je l' avois prévu, vous
m' auriez trouéveillée ! Eh bien !
Puisqu' il le veut, combattons : hélas ! Ce ne
sera jamais autant qu' il le mériteroit.
Le cruel parti que la fée venoit de prendre,
étoit trop peu conforme à ses sentimens
actuels, pour qu' elle se pressât
de l' exécuter. Elle n' espéroit plus
rien ; elle attendoit pourtant encore.
Qu' il est rare qu' on se repente d' avoir
employé la clémence ! Le délai qu' elle
accordoit au prince lui donna le tems
de se reconnoître. Il étoit, en effet,
bien difficile que jeune, amoureux, seul
avec l' objet qu' il adoroit, et avec quelques
raisons de croire qu' on lui pardonneroit
un peu d' audace, il n' écoutât
jamais que les craintes chimériques, qui
avoient jusques-là retardé son bonheur.
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Plus il considéroit ces lieux et la fée,
plus il les sentoit s' évanouir.
Tout-Ou-Rien, disoit-il, ne m' a-t-elle
pas donné rendez-vous ? Auroit-ce été
dans ce cabinet si solitaire, et qu' il
semble que l' amour même ait orné de ses
propres mains, qu' elle m' auroit attendu,
si je lui eusse été aussi indifférent
que je viens de le penser ? Mais, dans
quel état s' offre-t-elle à ma vue ! Ce
négligé si charmant peut-il être sans
mystere ! Pas seulement un corset !
S' habille-t-on si bien pour quelqu' un qu' on
n' aime pas ! Mais elle dort, elle ne
m' attend donc point ? Ah ! Quand elle
dormiroit, je n' ai que trop, sans doute,
respecté son sommeil.
Les charmes de la fée aidant les
flexions de Schézaddin, il se détermina,
quoi qu' il t lui en arriver, à profiter
d' un instant pcieux qu' alors il se
reprochoit d' avoir négligé trop long-tems.
Ses craintes n' avoient pas laissé prévoir
à Tout-Ou-Rien sa témérité. Il venoit
de former un projet si grand, si singulier
pour lui ! C' étoit avec une si prodigieuse
discrétion qu' il s' arrangeoit pour
le faire réussir ; et les mesures qu' il
prenoit en ce moment, la regardoient
encore si peu, que ne pouvant imaginer
p99
à quel point l' amour venoit de l' éclairer,
elle ouvrit enfin les yeux. Quelle surprise !
Quel coup de foudre ! Que ceveil
inopiné fût terrible pour tous deux.
Tout-Ou-Rien ne fût qu' étonnée ; Schézaddin
fut abattu : mille terreurs s' emparerent
de son esprit. Il ne sçut pas plus
profiter de l' étonnement de la fée,
qu' il n' avoit sçu profiter de son sommeil ;
et la crainte de riter de nouveaux
reproches l' empêcha de prendre
l' unique parti qui pût la forcer à
l' indulgence. La situation où la
consternation et la témérité de son
amant la mettoient tour-à-tour, étoit si
délicate que, malgré sa présence d' esprit,
elle ne ut d' abord à quoi se déterminer.
Si elle lui témoigne à quel point
elle est blessée de son insolence, il est
si neuf sur certaines choses, qu' il ne
doutera pas qu' elle ne soit réellement
irritée ; et timide comme il l' est, il sera,
peut-être, impossible de le rassurer. Si,
d' un autre côté, elle ne s' en plaint
pas, que ne pensera-t-il pas de son
silence ? Mais pourquoi donc, lui donneroit-il
de si singulieres idées ? Quand on
s' éveille, les sens sont encore si
appésantis, on ne voit encore les
objets que d' une façon si confuse, qu' il
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ne seroit pas bien extraordinaire qu' elle
n' eût rien apperçu.
Se persuader qu' elle s' étoit trompée,
et en conséquence, ne marquer aucune
colere à Schézaddin, parut à la fée le
parti le plus décent qu' elle t prendre.
Elle tourna la tête, comme si elle eut
été éblouie du jour, porta ses mains
sur ses yeux, les frotta long-tems,
s' étendit, et dut se sçavoir d' autant plus
de gré de s' être épargné un éclat, que
quand elle se retourna vers Schézaddin,
elle le retrouva à ses genoux. Quoique
le silence qu' elle gardoit si généreusement,
dût le rassurer, il étoit encore si
ému du mauvais sucs de son entreprise,
qu' il baissa les yeux lorsqu' elle
leva les siens sur lui. Me pardonnerez-vous,
lui dit-il en rougissant, d' avoir o
troubler votre sommeil ? Assurément,
repliqua-t-elle, et vous m' auriez
me obligé de l' avoir interrompu plutôt.
à ces mots, elle le pria de s' asseoir
auprès d' elle : il obéit ; et sur le
prétexte obligeant de la soutenir, il
passa le bras derriere elle, et la serra
tendrement contre lui.
On ne prétend pas nier que cette action
ne fût très familiere ; aussi Tout-Ou-Rien,
qui la jugeoit telle, fut sur le point
p101
de s' en offenser : mais comme elle ne
donnoit pas dans les minuties, et que
dans le fonds, il y a bien loin de la
familiarité à l' insolence, elle crut,
toutes réflexions faites, que ce n' étoit
pasme une chose à remarquer.
Que cette solitude est délicieuse,
s' écria-t-il ; est-il possible, divine fée,
que vous en connoissiez assez peu les
charmes, pour ne la consacrer qu' au
sommeil ! Je suis charmée qu' elle vous
paroisse belle, reprit-elle en souriant,
mon intention n' étoit pas, cependant,
que vous m' y trouvassiez. J' imagine
bien, repliqua-t-il, que ce n' est point ici
que vous recevez vos visites ; et je vous
avoue que je ne sçaurois comment vous
rendre graces de vos bontés, si je pouvois
me flatter que vous y eussiez daigné
m' attendre. Il me seroit bien doux,
pondit-elle, que vous fussiez dans le cas
de me devoir de la reconnoissance ;
mais je vous dirai ingenuement que je
n' en mérite pas de votre part. Je ne
vous attendois que ce soir ; l' ennui m' a
prise dans mon palais ; j' en suis sortie.
Le hasard, plus que mon choix, a gui
mes pas vers ces lieux. Moins sensible
que vous aux beautés dont ils sont ornés,
je m' y suis assoupie ; le sommeil
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enfin m' a surprise : voilà, je crois, toute
l' histoire ; et si je ne me trompe,
vous ne devez pas plus y trouver de
quoi vous louer de moi, que moi de
quoi m' y plaindre de vous. Cruelle !
S' écria-t-il, vous n' aviez pas besoin de
cette justification ; et je ne sçais que trop
que ce n' est pas l' amour qui vous a
conduite ici ! Je serois surprise, reprit-elle
en baissant les yeux, que vous desirassiez
qu' il m' y t amenée, et qu' un insensible
tel que vous... charmante fée !
Interrompit-il, daignez ne me pas donner
un titre qui me dégraderoit trop, si
après vous avoir vue, je pouvois encore
le mériter. Que je vous suis indifférent,
continua-t-il, si vous ignorez encore à
quel point je vous aime !
Toute préparée qu' étoit Tout-Ou-Rien
à cette déclaration, elle ne put l' entendre
sans un mouvement si vif, que ç' auroit
été vainement qu' elle auroit voulu
le dérober à Schézaddin. Elle le regarda
languissamment ; ses yeux, en le
fixant, se troublerent, et elle laissa
échapper un soupir si passionné, qu' il
ne put douter du plaisir avec lequel il
étoit écouté. Cette certitude achevant
de le ranimer, il dit à Tout-Ou-Rien les
choses du monde les plus vives et les
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plus tendres. Pour le confirmer encore
dans une idée qui ne pouvoit que hâter
leur bonheurciproque, ou pour l' entendre
plus commodément, elle se laissa
aller dans ses bras. Vingt fois, et quoi
qu' il en pût coûter à sa pudeur, elle
pensa l' interrompre, comme alors il méritoit
d' être interrompu. Il est encore plus
doux pour une femme sensible de dire
qu' elle aime, qu' il n' est flatteur pour
une coquette de s' entendre dire qu' elle
est aimée. La fée s' imputoit à crime
que Schézaddin ne connût pas encore
tout son bonheur, et s' en croyoit moins
digne de sa tendresse. Il falloit, pour se
faire de semblables scrupules, qu' elle
fût bienlicate ; car assurément elle
n' avoit rien à se reprocher. On sçait de
reste, que si son arrangement avoit été
suivi, les faits auroient amené les
discours, et que ce n' étoit point du tout sa
faute, si c' étoit aux discours à amener
les faits. Schézaddin étoit tendre ; mais
il n' étoit pas pressant. Le respect le gênoit
encore ; et la fée, en ce moment,
ne pouvoit encore que lui faire comprendre
qu' elle lui pardonneroit de le perdre.
Afin, cependant, qu' il n' eût pas un
jour à lui reprocher de l' avoir trop tôt
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instruit de ses sentimens, et pour n' avoir
pas à se reprocher à elle-même de
les lui avoir trop long-tems cachés, elle
crut devoir, et lui paroître persuadée
qu' il l' aimoit, et sembler craindre qu' une
passion née si subitement, ne s' éteignît
avec la même promptitude. Si, lui marquer
cette crainte, c' étoit lui avouer sa
tendresse, c' étoit du moins la déclarer
d' une façon trop indirecte pour s' exposer
aux risques qui suivent toujours un
aveu précis. Ce qu' il y avoit de décent
dans le discours de la fée, cacha au
prince ce qu' il avoit de tendre ; et il
employa les protestations, où il n' auroit
mettre en usage que les transports.
L' histoire de la passion qu' elle lui
avoit inspirée, et de l' extraordinaire
commencement qu' elle avoit eu, lui parut,
sur-tout, infiniment propre à la rassurer.
Quoique le détail en fût en cet
instant un peu déplacé, il ne pouvoit
être importun à Tout-Ou-Rien. En lui
parlant des bontés dont elle l' avoit comblé,
Schézaddin les lui peignit avec des
couleurs si vives ! Ce souvenir lui paroissoit
si cher ! Il la conjuroit si tendrement
de ne plus s' opposer aux volontés du
destin, que quand elle se seroit cru
obligée de résister plus long-tems, elle
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n' en auroit sûrement pas eu la force.
La crainte de lui accorder une victoire
trop aisée, étoit la seule raison
qui la soutint encore contre sa foiblesse.
Elle consentoit à se rendre, mais elle
avoit besoin d' une excuse ; le récit du
prince la lui fournit. Elle parut l' écouter
avec tant de surprise, que malgré
l' agitation il étoit, il le remarqua,
et lui en demanda la raison. Quoi ! Schézaddin,
lui dit-elle, dans l' instant même
que le destin m' enchantoit de votre image,
il vous offroit la mienne ! ... ciel !
Qu' entends-je ! S' écria-t-il ! Quoi ! Lorsque
vous m' avez vu... je vous adorois
déjà, interrompit-elle ; jugez de ce
que votre présence a dû ajouter aux
sentimens...
quelque flatteur que pût être pour
Schézaddin le récit des songes de la fée,
il crut qu' il pouvoit se remettre à un autre
tems ; l' aveu qu' elle venoit de lui
faire, bannissant ses craintes et justifiant
ses transports, il lui fut impossible de la
laisser parler plus long-tems. Quoique
le parti qu' il prenoit n' offensa Tout-Ou-Rien
en aucune façon, elle parut craindre
sa violence, et tenter de s' y
soustraire. Elle le pria me de se contenter
de l' aveu qu' elle venoit de lui
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arracher ; mais où les menaces même
n' auroient pas imposé, de quel poids
pouvoient être les prieres ?
Enfin, dit le sultan, car vous sçavez
bien qu' il faut que tout finisse. Tout-Ou-Rien,
reprit le visir, outrée de douleur,
sans doute céda à sa destinée. En effet,
repliqua Schah-Baham, je conçois que
cette nécessité lui fut très-cruelle ; il me
semble pourtant que si elle l' eût bien
voulu, les choses se seroient passées tout
différemment. L' usage particulier que
vous avez des fées, lui dit la sultane,
peut vous avoir donné là-dessus des
lumieres qui nous manquent. Que voudriez-vous
qu' elle t fait ? Qu' elle eût crié,
madame, répondit le sultan, et par
parenthese, comme on crie quand
on est bien aise d' être entendu. Le palais
de la fée, dit froidement le visir, étoit
bien loin du bosquet des myrthes. Il
étoit douteux que ses cris y parvinssent.
Quand ils auroient percé jusques-là, ils
ne pouvoient servir qu' à y apprendre à
toute sa cour qu' un téméraire lui manquoit
de respect ; et ce sont de ces choses,
que par rapport à l' exemple qu' elles
donnent, il est toujours prudent de
laisser ignorer. Latestable raison !
S' écria Schah-Baham ; mais passons, je
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la prends pour bonne. Si, crier l' exposoit
à de si grands inconvéniens, elle
n' avoit qu' à se défendre ; mais là, de
bon jeu. Depuis, repartit le visir, que
l' expérience a convaincu les femmes,
qu' en se défendant, elles ne font que se
lasser, on en voit bien peu qui, dans le
cas où se trouvoit la fée, aient recours
à un moyen plus violent qu' il n' est utile.
La résistance, d' ailleurs, laisse plus de
traces que la foiblesse ; et comme notre
malignité est si grande que, de ce qu' une
femme s' est fendue, nous en concluons
rarement qu' elle n' a pas succombé ;
je serois assez d' avis qu' elle préférât
un plaisirr à une gloire fort incertaine.
Mais oui-da, repliqua le sultan : ce
qu' il vient de dire est assez sensé. Aussi
vous avez pu remarquer que mon sentiment
étoit, non que Tout-Ou-Rien avoit
eu tort de céder, mais seulement que si
elle l' avoit voulu, elle ne l' auroit pas
fait ; et je ne pense point qu' on me soutienne
que cela revient au me. Ce qu' il
y a der, c' est que je ne le
trouverois pas bon, et je me crois pourtant,
dans le commerce, aussi doux que personne,
à cela près.
p108
LIVRE 1 PARTIE 2 CHAPITRE 9
Quand deux amans se parlent à
coeur ouvert pour la premiere fois,
ils ont tant de choses à dire, etme à
se ter, qu' il ne leur est guere possible
de compter les momens. Le jour alloit
donc faire place à la nuit, que Tout-Ou-Rien,
et le prince croyoient n' avoir
pas été plus d' une heure dans ce délicieux
pavillon. Quelquecidée que fût
la fée à se rendre, ce ne fut pas aussi
peu que votre majesté le croit, qu' elle
lui disputa la victoire ; mais ils étoient
seuls ; elle étoit tendre ; il étoit pressant,
trop sûr d' être aimé, pour craindre
de pouvoirplaire. Si l' on vouloit
se fendre, on craignoit encore plus
de le fâcher, qu' on ne desiroit qu' il se
contînt. Eh ! Qu' est-ce que les scrupules
contre l' amour ? Ils ne retardent jamais
sa victoire que pour la lui rendre plus
douce ; et Schézaddin, pour être heureux
moins promptement, ne l' en étoit que
plus.
Aussi, au milieu de son bonheur, il
osoit croire à peine qu' elle eût enfin
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consenti à le rendre heureux. Sans ses
pleurs et les tendres reproches qu' elle
lui faisoit sur son audace, il auroit
toujours douqu' il eût tant à se louer
d' elle, et qu' elle eût tant à se plaindre
de lui. Il lui sembloit qu' il avoit encore
tout à desirer, tant, après avoir tout
obtenu, il trouva encore de résistance.
Enfin, il craignit sérieusement d' avoir
offensé ; demanda grace, l' obtint, et
avec son pardon, le droit d' offenser encore.
Nouveaux reproches, nouvelles
excuses, nouvelles entreprises. Il outrageoit
sans cesse ; l' on pardonnoit toujours :
sa témérité, toute opiniâtre
qu' elle étoit, égaloit à peine l' indulgence
de la fée.
La pudeur ne sert qu' à multiplier les
faveurs ; mais toute simple qu' est cette
rité, elle n' est pas faite pour être
sentie par tout le monde. Le prince, de qui
tous les voeux paroissoient devoir être
comblés, trouvoit encore mille choses
à demander à Tout-Ou-Rien. N' étoit-ce
plus la faveurme qu' il exigeoit ; il
avoit manqué quelque chose à la façon
dont elle lui avoit été accordée ? En
l' obtenant une seconde fois, avec tout
ce qu' il desiroit qu' on y joignît, il
sçavoit la rendre nouvelle. Amans !
Puissiez
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vous apprendre à ne vous pas trop
presser d' être heureux !
Regardez-moi donc un peu tendrement,
lui disoit-il ; plus tendrement encore !
Pourquoi craignez vous plus de
me prouver que vous m' aimez, que
vous ne craignez de me le dire ? Cette
main ne se refuse pas à mes baisers, il est
vrai, mais je sens qu' elle ne s' y livre
point. Ne verrai-je jamais dans vos yeux
que le regret d' avoir fait mon bonheur !
Levez-les donc sur moi ces yeux charmans ! ...
que je voie ! ... que j' adore encore ! ...
cruelle ! Et vous m' aimez ! ...
oui ! Reprenoit-il avec transports,
tu m' aimes ; mais puissé-je ne
jamais perdre le bonheur d' en douter !
Enfin Tout-Ou-Rien et le prince sortirent
du pavillon des plaisirs. En entrant
dans le bosquet, ils rencontrerent
Taciturne qui s' y promenoit d' un air
sombre, et qui commençoit à sentir que
le rôle qu' il jouoit, tout grand, tout
flatteur qu' il est, ne compte pas toujours
entre ses prérogatives celle d' être
exempt d' ennui. Schézaddin, qui ne pouvoit
se résoudre à s' éloigner d' un lieu
que les plaisirs dont il y avoit joui, lui
faisoient trouver charmant, proposa à
la fée d' y souper ; elle y consentit.
Taciturne,
p111
que la fée, ennemie déclarée
durite rieux, avoit assez froidement
accueilli, fit en vain pendant le
souper tout ce qu' il put pour s' en faire
regarder avec plus de considération.
Tout entiere à son amour et à son
amant, à peine daigna-t-elle lever une
seule fois les yeux sur lui, et remarquer
à quel point il peinoit pour avoir de
l' esprit. Cette conduite de Tout-Ou-Rien
lui déplût ; et ce fut avec une joie
extrême qu' il rut du roi l' ordre de
retourner à Tinzulk, y annoncer que le
palais de la fée étoitsormais le seul
lieu qu' il vouloit habiter. Cette indécente
solution que Taciturne ne manqua
pas d' attribuer à la fée, qui naturellement
aimoit mieux se satisfaire que se
respecter, fut infiniment de son gout.
Il voyoit avec regret son maître sous
l' empire d' une femme, sur qui le rite
faisoit si peu d' impression, et il ne douta
pas que le parti qu' ils prenoient n' ut
bientôt le goût qu' ils avoient l' un pour
l' autre, et ne les forçât de recourir à
l' inconstance.
Les plaisirs du jour, loin d' être un
obstacle aux desirs du soir, n' avoient
rendu que plus ardent l' amour du prince
et de la fée. Aussi-tôt que Taciturne
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les eut quittés, ils volerent tous deux
sur ce même canapé où ils s' étoient
entretenus. Serrés dans les bras l' un de
l' autre, ils soupiroient, et mêloient à
l' ivresse des regards celle des plus tendres
caresses. Le feu dont ils étoient embrasés,
n' étoit pas cette passagere ardeur
qui n' affecte que les sens, que le desir
allume, et que le plaisir éteint. C' étoit
ce sentiment fin, délicat et voluptueux,
qui occupe l' ame toute entiere, que
l' esprit ne conçoit pas, et dont, pour croire
qu' on puisse le peindre, il faudroit n' avoir
jamais connu les charmes.
Tout-Ou-Rien s' abandonnoit à des
transports, que malgré toute son expérience,
elle n' avoit jamais éprouvés,
lorsque Schézaddin se levant avec vivacité,
la prit dans ses bras et la porta
dans un petit appartement, où tout ce
que le gt et l' usage des plaisirs peuvent
avoir inventé de commode et de
délicieux se trouvoit rassemblé. Quoique
tout ce qui leur étoit nécessaire, y
fût préparé, la fée vouloit y transporter
ses femmes ; mais le prince l' assura
qu' il la serviroit beaucoup mieux qu' elles.
Elle ne le crut point ; mais pourtant
elle n' appella pas. Le vêtement qu' elle
avoit à prendre, n' étoit guere plus
p113
simple que celui qu' elle avoit à quitter.
Cependant, s' il la débarrassa du premier
avec une promptitude surprenante, il
seroit difficile d' imaginer combien de
tems il lui fit attendre l' autre. Quelque
impatientante que dût être sa lenteur,
la fée la supporta plus aisément que
l' activité dont elle fut suivie. Amour !
Jusques à quels soins ne le fis-tu pas
descendre ; mais aussi, de combien de plaisirs
ne payas-tu pas son zele !
Le jour commençoit à peine, que Taciturne,
que ses réflexions avoient incommodé
toute la nuit, étoit de retour
au palais de la fée ; et le soleil alloit
bientôt disparoître, que le sommeil, ou
l' amour regnoient encore dans le pavillon
des plaisirs. Enfin, les deux amans
du monde les plus heureux s' éveillerent,
et parurent. L' ivresse que Taciturne
remarqua dans les yeux de son
maître, et la vivacité qu' il lui voyoit
pour Tout-Ou-Rien, ne lui ôterent pas
la certitude qu' il avoit de le voir
bientôt tomber dans la langueur. Quand la
fée t été moins aimable, il lui auroit
paru tout simple que Schézaddin eût cru
l' adorer. Il sçavoit à quel point nos
premiers plaisirs prennent sur nous, et
combien quelquefois le desir d' aimer,
p114
et le trouble des sens ressemblent à l' amour.
S' il croyoit que le prince se
trompoit à ses sentimens, il doutoit
bien moins encore que la fée ne le
trompât, ou ne s' abusât beaucoup elle-même
quand elle lui promettoit une
tendresse éternelle. Quelque vive enfin
quet lui paroître leur passion, il ne
voulut jamais la regarder que comme
une fantaisie qui ne les occuperoit pas
huit jours.
Cependant, ces huit jours s' écoulerent,
huit autres encore, un mois enfin,
et loin que le prince et Tout-Ou-Rien
parussent dégoutés l' un de l' autre, l' abus
me du plaisir sembloit ajouter à leur
ardeur. Ils se voyoient sans cesse, et
jamais ne se voyoient assez. Si la fée,
qui craignoit quelquefois que l' amour
ne suffît pas pour remplir tous les momens
de Schézaddin, lui donnoit destes.
Pourquoi, lui disoit-il tendrement,
ordonnez-vous ces jeux ? Vous y serez,
il est vrai, mais je n' y serai pas seul avec
vous. D' autres yeux que les miens y
pourront admirer vos charmes, et peut-être
vous en penserez moins à moi.
Souvent ils alloient s' enfermer dans
le pavillon des plaisirs. Ils y passoient
des heures entieres, les yeux attachés
p115
l' un sur l' autre, dans le ravissement le
plus doux, et n' en sortoient que pour
se livrer à toute la fureur des desirs qu' ils
venoient de s' inspirer. Ils n' avoient pas
besoin, pour se plaire, de ces conversations
brillantes et étudiées, l' on
cherche toujours et si vainement, à faire
parler à l' esprit le langage du coeur, et
l' on ne trouve jamais ni la chaleur,
ni la simplicité du sentiment. Souvent
me ils ne se parloient pas. Eh ! Que se
seroient-ils dit en effet ? Ce desir toujours
ardent de se plaire, ce soin de se chercher,
ce goût pour tout ce qui n' étoit
pas eux, leurs yeux, leurs transports,
leur délire, tout enfin ne les assuroit-il
pas assez de leur tendresse mutuelle ?
Un jour que Schézaddin, dans les
bras de la fée, rendoit le plus vivement
du monde graces au destin, à qui il
attribuoit toujours son bonheur, Tout-Ou-Rien,
blessée qu' il s' y trompât encore,
imagina de lui apprendre à qui il
devoit ces songes, dont le souvenir et
les suites lui étoient si cheres. Elle
devoit le connoître assez pour sentir tout
le danger qui étoit attaché à cette
confidence ; mais elle étoit dans un de ces
momens où l' on se reproche comme un
crime d' avoir quelque secret pour ce
p116
qu' on aime, et qui semblent encore
plus consacrés aux imprudences qu' aux
plaisirs.
Source de mon bonheur et de ma vie,
lui dit-elle, il importe à ma gloire,
puisque je ne la mets plus qu' à t' adorer,
que tu connoisses enfin l' excès de ma tendresse.
Cesse de rendre graces au destin
d' un bien dont tu n' aurois jamais joui,
si, pour t' aimer, j' eusse attendu ses
décrets. Oui Sczaddin, sans mon amour
tu languirois encore dans cet affreux
néant où je t' ai trouvé enseveli ; ce n' est
enfin qu' à moi que tu dois ces illusions
qui ont été les premiers plaisirs de ta
vie, et sans lesquelles tu aurois conservé
cette froideur funeste, moins nécessaire
encore à la gloire de tes jours,
qu' elle n' étoit contraire à leur bonheur.
Quelque vives que fussent les caresses
dont la fée accompagnoit cette fatale
confidence, et quelqueduit qu' il
en fût, Schézaddin ne put l' entendre sans
frémir. Tout-Ou-Rien s' apperçut aiment
que son discours avoit fait impression
sur lui ; mais loin d' en connoître le
genre, elle ne lut dans les yeux de
son amant que de la surprise et de la
joie. Il lui semblame, à l' incertitude
p117
de ses regards, qu' il hésitoit à la croire.
Pour ne le pas laisser plus long-tems
penser qu' elle pouvoit manquer de vérité,
elle se hâta de lui raconter et la
façon dont il l' avoit touchée, et les
moyens qu' elle avoit employés pour le
duire. Quelque agréablement qu' elle
lui fît ce récit, et quelque tendres que
fussent les réflexions dont elle l' ornoit,
elle ne put jamais l' amener à lui sçavoir
gré de cette supercherie. Cependant,
il en étoit trop amoureux, et l' instant
qu' elle avoit choisi pour lui faire cette
confidence avoit trop de charmes pour
qu' une idée quinoit sa passion fît sur
lui de grands progrès. Plus touc alors
des agrémens de la fée, que piqué qu' elle
eût abusé de ses opinions pour lui plaire,
il la remercia tendrement du tour
ingénieux dont elle s' étoit servi, et se
livra avec autant de vivacité qu' elle
pouvoit le desirer, à l' amour qu' elle lui
inspiroit encore.
Il se peut même que l' aimant alors
avec toute l' ardeur possible, il se fût
consolé de ne la pas tenir immédiatement
du destin, si elle ne l't pas raillé
sur la singularité des opinions qu' il s' étoit
faites. L' avoir trompé, n' étoit pas
l' avoir convaincu que les idées qu' il
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avoit sur la façon dont l' amour doit
naître, fussent aussi fausses qu' elles
pouvoient paroître bizarres. D' ailleurs, il
étoit vain : les plaisanteries de la fée,
toutes ménagées qu' elles étoient, lui
firent penser qu' il avoit dû lui paroître
bien ridicule ; et quelque plaisirs que
lui eût procu son erreur, il n' en rougit
pas moins d' avoir été abusé. Tant qu' il
fut dans les bras de Tout-Ou-Rien,
duit par ses caresses, entraîné par
son propre goût, il s' arrêta peu sur toutes
ces idées. Cependant, inquiet et rêveur,
il s' ennuya pour la premiere fois dans
le pavillon des plaisirs. Sans sçavoir
encore ce qui lui faisoit desirer la solitude,
il se sentoit gêné par la présence de la
fée, et chercha des prétextes pour
s' éloigner d' elle.
Aussi-tôt qu' il fut seul, et dans cet état
tranquille où l' ame peut se rendre compte
de ses mouvemens et de leurs causes,
il sentit dans toute son étendue l' impression
fâcheuse qui lui étoit restée ducit
de la fée, et ne le sentit pas sans en être
mortellement affli. Son coeur, plus équitable
que son esprit, lui faisoit trouver
injuste qu' il eût moins d' amour pour elle,
à proportion qu' il lui en devoit plus.
Mais sa vanité, plus forte encore que sa
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tendresse, s' indignoit du stratageme dont
elle s' étoit servi pour le tromper. Il se
rappella même que la premiere fois qu' il
l' avoit vue illusoirement, elle ne l' avoit
quediocrement touché ; et de cela il
conclut qu' il falloit qu' ils ne fussent pas
nés l' un pour l' autre. Il auroit en même
tems dû se rappeller que si elle ne l' avoit
pas frappé aussi vivement qu' il vouloit
l' être à la premiere vue, c' étoit moins
qu' elle manquât de ce qui pouvoit produire
cet effet, que parce qu' elle avoit mieux
aimé toucher son coeur que séduire
ses sens. Loin de lui rendre cette justice,
il trouva dans toutes ses actions une
indécence, et dans ce qu' elle lui disoit
de plus tendre, un jargon d' habitude
qui le firent souvenir de toutes les
aventures que Taciturne lui avoit
attribuées, et en constaterent la alité dans
son esprit. Il eut alors presque autant de
plaisir à imputer à une trop grande facilité
de moeurs tout ce qu' elle avoit fait
pour lui, qu' il auroit auparavant eu de
chagrin de croire que ce n' étoit pas
l' ouvrage de l' amour. Autant, enfin, que
dans les commencemens de sa passion
pour elle, il rejettoit avec horreur tout
ce qui auroit pu l' avillir dans son esprit,
autant alors s' exagéroit-il tout ce qui
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pouvoit l' effacer de son coeur, ou le disposer
à l' inconstance.
LIVRE 1 PARTIE 2 CHAPITRE 10
Le prince, ce jour-là, raisonna beaucoup,
et ne décida rien. Désespéré que
la fée lui eût fait cette cruelle confidence,
se blâmant quelquefois de déférer
tant à une idée chimérique peut-être,
mais dont il tâchoit vainement d' affoiblir
le pouvoir ; tour-à-tour combattu
par l' amour, par ses préjugés, par son
orgueil, mais s' ennuyant de ne pas voir
Tout-Ou-Rien, il la rejoignit bientôt. Le
noir chagrin, qui loin d' elle l' avoit occupé,
se dissipa par sa présence. Quand elle
auroit deviné quel avoit été le sujet
de la méditation de son amant, elle n' auroit
pas pu chercher plus à le rendre à
sa premiere ardeur ; et ce ne fut pas en
vain qu' elle le chercha. Aussi sensible
que jamais aux charmes de la fée, il ne
s' occupa plus que du bonheur de la revoir ;
et bientôt le plaisir d' aimer lui fit
oublier qu' il croyoit ne pas aimer dans
les regles.
Le coup cependant étoit porté. Qu' un
p121
amour aussi violent que celui du prince,
s' éteignît tout d' un coup, rien n' étoit
moins possible ; mais qu' après en
avoir à ce point altéré le principe, il t
toujours subsisté, rien n' eût été moins
naturel. De jour en jour, Schézaddin
perdoit de son ardeur, mais c' étoit imperceptiblement.
Si cestes, qui ne lui avoient
long-tems paru que d' incommodes
distractions, lui sembloient alors des
plaisirs nécessaires, il s' en falloit beaucoup
qu' il les desirât toujours. Les rendez-vous
dans le pavillon des plaisirs
étoient aussi fréquens ; et si quelque chose
les distinguoit des premiers, c' est
qu' ils étoient un peu moins longs ; et
que moins rempli de son amour, il en
pouvoit parler davantage.
La fée avoit assument beaucoup
d' usage de la galanterie, mais c' étoit la
premiere fois qu' elle aimoit, et l' expérience
qu' elle avoit acquise ne pouvoit
pas lui être utile dans une situation si
différente de celle elle s' étoit trouvée.
Quand, d' ailleurs, les desirs seroient
dans les hommes moins semblables
à l' amour, les femmes, qui mesurent
presque toujours notre tendresse
sur nos emportemens, s' y laisseroient
tromper encore. Schézaddin étoit toujours
p122
ardent ; il résultoit de-là pour la
fée, qu' il étoit toujours amoureux ; et
en supposant même qu' il eût langui près
d' elle, elle étoit si vive, s' enivroit tant
elle-même de sa propre ardeur, qu' il
n' eût pas été bien étonnant qu' elle ne
s' en fût pas apperçue !
Lorsque l' amour commence à s' éteindre,
les sens sont bien ps de se lasser.
Le souvenir des plaisirs que nous avons
goûtés, l' habitude, nous soutiennent
quelque tems contre l' ennui. Aufaut
de cette ardeur si vive et si licate dont
l' ame étoit embrasée, on passionne son
imagination ; les illusions qu' elle fournit
tiennent quelque tems lieu du sentiment
que l' on n' a plus ; mais elle s' use
plus promptement que le coeur, et l' on
finit par se trouver d' autant plus épuisé,
que l' on s' est d' autant plus combattu.
Ce fut ce qui arriva à Schézaddin. La
nécessité de vivre avec la fée lui devint
enfin un supplice. Les caresses qu' elle
lui faisoit, si charmantes autrefois pour
lui, ne le tiroient de sa langueur qu' avec
peine ; et jamais il ne sentoit plus vivement
le dégoût qu' elle lui inspiroit, que
quand il avoit cédé aux foibles desirs
qu' elles faisoient encore naître. Cruelle
Tout-Ou-Rien ! S' écrioit-il quelquefois,
p123
ou reprends tes faveurs, ou rends-moi
mon amour !
Oui ! Rends-moi ! Dit Schah-Baham,
comme si cela se rendoit quand on en a
envie. Pourquoi aussi l' a-t-il perdu à
propos de rien ? Parce qu' on lui dit qu' on
l' a fait rêver le plus agablement du
monde ? Passe encore si on lui eût fait
faire de ces songes qui effraient. Pour
cela, à parler franchement, je ne le
pardonnerois pas à mon meilleur ami ;
d' autant plus que personne n' ignore qu' il y
a quantité de gens que l' on a trouvés
morts le matin, de la peur qu' ils avoient
eue d' un mauvais rêve : mais pour ceux
de la fée, il faut certes avoir un peu
d' humeur pour s' en plaindre, et même
s' encher. Eh bien ! Madame, que dites-vous
de cet homme-là ? Qu' il avoit, dit
la sultane, une opinion bizarre ; et
qu' il agissoit d' après. Oui, mais reprit
Schah-Baham, ne le voyez-vous pas
dans une ménagerie, de cette belle affaire ?
C' est qu' à ne vous rien cacher, cela y
mene de plein saut. Elle en va, peut-être
à psent, faire quelque grosse
bête. Il y a, répondit la sultane, quelques
personnes qui rendroient cette
tamorphose impossible. Eh bien, reprit-il,
vous avez voulu-là avoir de l' esprit,
p124
et médire de quelqu' un, suivant votre
usage. Mais je veux mourir si je vous ai
entendue. Cela m' est, au reste, fort égal.
Vous pourriez pourtant vous dispenser
de dire au visir de ces galanteries-là.
Elles ne vont pas, soit dit entre nous, à
un premier ministre.
Tout visible qu' étoit le goût du
prince, Tout-Ou-Rien ne le saisit pas,
Taciturne fut plus clairvoyant ; mais son
maître avoit si mal reçu les représentations
que de tems en tems il s' étoit avisé
de lui faire, qu' il avoit résolu de le laisser
à ses erreurs. Schézaddin cependant,
périssoit d' ennui, autant de l' état il
se trouvoit, que de n' avoir personne à
qui le confier. Il jettoit de tems en tems
sur son favori des regards tristes, que
Taciturne comprenoit aisément, mais
que jamais il ne paroissoit entendre. Le
prince, enfin, ne pouvant plus tenir à
sa situation, la lui découvrit. La chose
parut au confident de la plus grande
importance. Sans compter sa haine pour la
fée, il étoit de ces sortes de gens qui
croient que la gloire sert à quelque
chose, et il fut d' abord charmé que son
maître se rendît à la sienne. Il vouloit
me que le roi quittât avec éclat
Tout-Ou-Rien : mais son attachement pour
p125
Schézaddin combattant en même tems
sa haine et sa pédanterie, il jugea que s' il
falloit qu' il l' abandonnât, il falloit du
moins que ce t avec les plus grandes
précautions. Loin donc de l' exhorter à
la quitter, il lui conseilla d' attendre le
plus patiemment qu' il pourroit, qu' elle
se degoûtât de lui, puisqu' il étoit si
dangereux de la prévenir.
Attendre ! S' écria Schézaddin, songes-tu
bien qu' il y a un mois que je péris
d' ennui ? Est-il possible que tu ne sentes
pas combien il est affreux de témoigner
de l' amour à quelqu' un qui n' en inspire
plus ! Eh ! Seigneur, repliqua le favori,
croyez-vous être le seul qui ayez
passé par les horreurs des bons procédés ?
Je vous suppose, au reste, encore
plus aimé que vous ne l' êtes ; et je ne
doute pas, si vous voulez vous conduire
avec une certaine sagesse, que vous ne
soyez, dans fort peu de tems, abhorré
de Tout-Ou-Rien. L' art de se faire haïr est
fondé sur des principes encore plus sûrs,
que l' art de se faire aimer ; et tout désagréable
qu' il paroît, il est quelquefois si
nécessaire que l' on ne peut que risquer
beaucoup à l' ignorer. Cet art, par exemple,
peut seul vous tirer de la situation
vous êtes. Vous n' aimez plus la fée,
p126
mais elle vous aime encore ; elle est vaine
et puissante, il est dangereux de l' offenser !
N' osant la quitter, c' est de son
dégoût seul que vous pouvez attendre
votre liberté : vous rendre hssable à
ses yeux, est donc aujourd' hui l' unique
parti qui vous reste à prendre ; et c' est
sur cela pcisément que je me crois en
état de vous donner de fort bons préceptes.
Je dis donc que pour amener la fée
à vous haïr encore plus qu' elle ne vous
a aimé, sans la mettre cependant dans
la nécessité de se venger de vous, il faut
d' abord que vous feigniez pour elle plus
d' amour que jamais. Paroissez tendre ;
mais soyez jaloux, bizarre, emporté :
exigez des sacrifices ; qu' elle ne soit pas
tranquille un instant. En lui demandant
pardon d' une querelle injuste que vous
lui aurez faite, ménagez-vous de quoi
en faire naître une autre. Sur-tout, faites
durer les brouilleries, et éloignez les
raccommodemens : mais en tourmentant
sans cesse son coeur, flattez toujours
sa vanité ; conduisez-vous enfin
avec tant d' art qu' elle ne puisse ni
douter de votre amour, ni ne se pas lasser
d' être sisagréablement aimée.
J' avoue que cette conduite réveillera
p127
d' abord le goût malheureux qu' elle a
pour vous, mais en même tems, il est
impossible qu' elle ne l' use pas, et que
des caprices perpétuels, suivis de retours
froids et languissans ; des jalousies
mal-fondées, et sur-tout bien offensantes ;
des réponses humiliantes et dures,
ne vous rendent bientôt à ses yeux l' amant
du monde le plus insoutenable. Piquée,
tourmentée, inquiete sans doute,
elle se plaindra de n' être plus aimée.
Dans ces momens d' impatience, elle
vous proposera de rompre... ah ! Plût
au ciel ! S' écria Schézaddin, que ce seroit
avec plaisir que j' accepterois... point du
tout, seigneur, interrompit Taciturne,
n' acceptez pas si légérement ; en pareil
cas, la colere suppose toujours de l' amour.
Au lieu de donner dans ce piege,
plaignez-vous vous-même de sa froideur ;
rejettez tous vos torts sur elle,
reprochez-lui ses injustices, conjurez-la
de vous rendre son coeur ; excusez-vous,
accusez-la ; promettez tout, faites-lui
tout promettre ; mais ne changez pas.
Eh ! Traître, s' écria le roi, ne vois-tu
pastu me rejettes avec tes perfides
conseils. D' ailleurs n' est-ce pas assez
de ne plus aimer la fée, sans me faire
une étude constante et suivie de tourmenter
p128
un coeur auquel je n' ai rien à reprocher
que d' être trop constant et trop
tendre. Eh bien ! Seigneur, répondit le
favori, puisque les ménagemens vous
déplaisent, écrivez à la fée que vous ne
l' aimez plus. Une métamorphose bien
humiliante, et qui pourra durer quelques
siecles, sera sûrement le prix de votre
franchise, et l' unique réponse qu' elle
fera à votre lettre ; mais vous aurez du
moins, dans ce malheur, la consolation
de n' avoir pas manqué de sincérité.
Si cependant ce que je vous propose,
se trouve trop contraire à votre façon
de penser, pour qu' il vous soit possible
de le mettre en usage, il n' en faut
plus parler. Et s' il plaît à la fée de
m' aimer toujours, lui demanda Schézaddin ?
Oui ! Toujours ! Repliqua Taciturne,
est-ce qu' on aime toujours ? Il est
indubitable qu' enfin Tout-Ou-Rien changera.
Et tu crois, apparemment, reprit
le roi, que la certitude que tu as que
dans deux ou trois ans peut-être elle
m' oubliera, suffit pour adoucir le
malheur que j' ai d' être ai ? Puisque vous
en êtes si fâché, répondit le confident,
faites donc ce qu' il faut pour ne l' être
plus. Comme j' ai plus de zele que
d' amour-propre, le peu de cas que vous
p129
faites de mes conseils, ne m' empêchera
pas de vous donner ceux que, dans la
situation présente, je crois vous devoir.
La fée est vaine ; et si l' amour peut
quelquefois l' emporter sur la vanité, il
est certain qu' il ne la détruit pas. C' est
d' après cette idée exactement vraie que
vous devez marcher. Malheureusement
vous en êtes à votre premiere affaire ;
et quelque simple que paroisse la conduite
que je vais prendre la liberté de
vous prescrire, il faudroit être bien
heureusement né pour pouvoir, dans une
situation telle que la vôtre, se passer des
discours de l' expérience. Il n' est cependant
question que de paroître froid et
veur auprès de la fée, de feindre de
vouloir cacher votre ennui, et de le
laisser toujours percer ; d' avoir sans cesse
l' air occupé de quelqu' autre chose que
d' elle, et de n' en jamais convenir : de
vous pter à ses caresses d' un air froid
et languissant, et de ne les chercher
jamais. Elle pourroit tenir contre vos
fureurs ; mais il ne se peut pas qu' elle
tienne contre un aussi cruel ennui que
celui que vous lui causerez. Sur-tout,
n' exagerez aucun de vos mouvemens ; la
finesse de l' art ne consiste que dans
l' imitation la plus vraie de la nature. évitez,
p130
au reste, de lui inspirer de la jalousie.
Cette passion donneroit à son ame un
mouvement qui l' empêcheroit de tomber
dans la langueur. Songez que l' ennui
seul doit y regner. Pour lui faire même
mieux sentir à quel point vous êtes changé
pour elle, dites-lui quelquefois que
vous l' aimez. Le ton dont vous le lui
direz ; la froideur de vos expressions,
celle de vos regards, que malgré elle-même
elle comparera avec ces transports
et cette ardeur qui vous animoient autrefois,
ne la laisseront plus douter de votre
changement. La crainte d' être prévenue,
si elle ne se hâte pas de vous quitter
doit naturellement être la suite de
cette certitude ; mais quelque détachée
de vous qu' elle paroisse, quelque adresse
qu' elle puisse employer pour lire dans
votre coeur, gardez-vous de lui en laisser
pénétrer les secrets ; que tout lui parle
sans cesse de votre inconstance, et que
jamais votre coeur n' en prononce l' aveu ;
qu' en vous séparant enfin elle puisse se
flatter, non seulement, que c' est elle
qui vous quitte, mais encore que vous
la regretterez long-tems.
Visir, mon fils, dit alors le sultan,
en attendant que vous me donniez ce
conte tout entier, avec les beaux commentaires
p131
que vous m' avez promis, ne
pourriez-vous pas me donner d' avance
les maximes que Taciturne vient de
débiter à son maître ? C' est qu' elles sont fort
belles au moins, et même très-instructives !
Je vous assure que je n' aurois jamais
cru que l' art de désespérer ou d' ennuyer
les femmes fût si nécessaire et si difficile.
Je ne retiendrai jamais bien tout cela,
que je ne l' apprenne par coeur ; sur-tout
l' art d' ennuyer, qu' il faudra sûrement
que je lise plus d' une fois, et que j' étudie
long-tems avant que je puisse me
flatter de le posséder comme un autre.
La nature, répondit la sultane, fait
quelquefois pour nous plus que nous ne
le croyons, ou que nous ne voulons
paroître le croire ; mais je vous
conjure d' être persuadé que votre modestie
ne me dérobe rien de vos talens. Politesse
toute pure, repliqua Schah Baham,
on flatte toujours les rois.
LIVRE 1 PARTIE 2 CHAPITRE 11
Schézaddin craignant, comme
votre majesté, que l' art d' ennuyer ne
lui coûtât beaucoup, et ne lui ussit peu,
p132
se termina, malgré sa franchise, à
employer un peu de perfidie pour se
débarrasser de la fée ; et dès le soir même
eut un caprice. Il étoit tel qu' il ne
doutoit pas qu' elle n' en fût vivement
piquée ; mais quand on aime, on s' afflige
de ces sortes de choses plus qu' on ne s' en
offense : non-seulement elle le lui pardonna,
mais encore elle lui en demanda pardon.
La jalousie la plus offensante et le
plus durement exprimée, ne lui parut
qu' une preuve d' amour ; et elle ne songea
qu' à donner à Schézaddin de nouvelles
preuves de sa tendresse, pendant qu' elle
ne pouvoit trop l' accabler de sa colere.
Tout détermiqu' il étoit à la tourmenter,
une douceur si singuliere le toucha.
Il rougit de son injustice ; et les pleurs de
la fée, les premieres de ce genre qu' il
lui eût fait verser, secondant la bonté
naturelle de son coeur, il tomba à ses
genoux, l' accabla des plus tendres
caresses, et crut retrouver dans ce
raccommodement tout l' amour qu' il avoit
perdu. Ce ne fut pas pour long-tems. Ses
desirs irrités par une résistance légere,
que Tout-Ou-Rien avoit cru devoir lui
opposer, s' éteignirent dès qu' elle y eût
dé, et avant même que de sortir de
ses bras, il avoit repris toute son
indifférence.
p133
à cette premiere épreuve il en fit
succéder mille autres, aussi douloureuses
pour Tout-Ou-Rien, et qu' elle ne supporta
pas avec moins de patience. Loin
me que les procédés de son amant,
qui perdoit de ses remords à mesure qu' il
perdoit de son goût, affoiblissent sa
tendresse, il sembloit que plus il la rendoit
malheureuse, plus il la lui rendoit chere.
Lasse enfin de pardonner, le croyant
du moins, mais aimant toujours, elle
voulut essayer si, en se révoltant contre
les caprices de son amant, elle ne les
feroit pas cesser. La colere dont elle
s' arma, n' eut pas de plus heureuses suites
que son indulgence, il soutenoit ses
menaces comme il avoit soutenu sa douleur ;
et l' infortu Tout-Ou-Rien, lasse de
contraindre son amour, alloit enfin tomber
et pleurer aux genoux de l' ingrat qu' elle
avoit attendu vainement aux siens.
Quelquefois touché, malgré lui même,
de l' état où il laduisoit, il joignoit
ses larmes aux siennes, la serroit dans
ses bras, et desiroit même qu' elle retrouvât
dans son coeur tous les sentimens
qu' elle cherchoit à yveiller : mais il
est plus difficile encore de ranimer une
passion éteinte, qu' il ne l' est de triompher
d' un amour naissant. Schézaddin,
p134
en se reprochant de ne l' aimer plus, n' en
étoit pas pour cela plus disposé à revenir
à elle. Pour peu même que la douleur
de la fée s' expliquât long-tems, il
sentoit s' évanouir la pitié qu' elle lui
avoit inspirée, et ne trouvoit plus que
lui à plaindre.
Tout-Ou-Rien, enfin, craignit de
n' être plus aimée ; mais comme son
coeur souffroit plus que sa vanité de
l' inconstance de son amant, en croyant
n' aimer qu' un ingrat, elle n' en étoit
pas moins toute à sa tendresse. Cet
orgueil qui autrefois lui faisoit
regarder, comme le plus cruel des suplices,
d' être prévenue par un amant volage,
cette légéreté qui la faisoit courir d' amusemens
en amusemens, et ne lui avoit pas lais
le tems de connoître l' amour, tout
se taisoit ou avoit disparu devant
cette passion funeste par laquelle elle
étoit entraînée. Tout douloureux, tout
cruel qu' étoit pour son ame le sentiment
impérieux qui la maîtrisoit, c' étoit, cependant,
le seul qu' elle pût y laisser regner.
Malheureux l' un par l' autre, ils passerent
dans ce triste état un tems assez
considérable. Tout-Ou-Rien, outrée de se
voir un objet degoût, se croyant une
p135
rivale, et la cherchant en vain, vouloit
quelquefois et aussi inutilement, le forcer
à s' expliquer. Tout las qu' il étoit de
se contraindre, d' un air morne, froid,
et ennuyé, il lui juroit une tendresse
extrême, lorsqu' elle l' interrogeoit sur
ses sentimens. Quoique des protestations
dénuées de ces transports, qui seuls
leur donnent de la force, ne la rassurassent
pas, elle s' en contentoit toujours.
Si Schézaddin ne lui parloit plus
de sa passion comme elle l' auroit desiré,
elle jouissoit du moins du plaisir de lui
en entendre parler encore ; et cette
ressource, quelque foible, quelque peu
consolante qu' elle soit, est plus nécessaire
à un amour malheureux, qu' on ne pourroit
l' imaginer.
Schézaddin désespéré, cependant, de
voir que tout ce qu' il imaginoit pour
forcer la fée à l' inconstance, ne faisoit
qu' ajouter à sa tendresse, s' emportoit
souvent contre son favori, et se reprochoit
à lui-même des ménagemens qui lui
servoient si peu. Ne sçachant plus,
enfin, qu' imaginer pour se rendre indifférent
à une femme que son amour et sa
vanité aveugloient sur tout, il résolut
d' essayer si, en s' eloignant d' elle, il
ne parviendroit pas à s' en faire oublier.
p136
Il se flattoit que s' il pouvoit la
déterminer à passer quelques jours sans le
voir, le besoin de s' occuper, et l' habitude
elle étoit de ne pouvoir trouver
des ressources que dans le plaisir
d' aimer, le banniroient de sa moire ;
et que, sans explication, sans reproches,
elle rompoit pour jamais avec lui. Mais
comment lui annoncer qu' il vouloit aller
passer quelques jours à Tinzulk, et
qu' il ne vouloit pas qu' elle l' y suivît ;
quels motifs donner à un voyage si
peu nécessaire, et sur quoi fonder le
desir qu' il avoit qu' elle n' en t pas ?
L' ennui dont il se sentoit accablé, ne
lui permettant point de différer son
départ, il en parla à Tout-Ou-Rien, sans
avoir encore imaginé aucun des prétextes
qui auroient pu la tromper. Quoi !
Lui dit elle, en lissant, c' est vous qui
voulez vous éloigner de moi ! Vous
qui, il n' y a pas encore long-tems, en
me voyant sans cesse, croyiez encore
ne me pas voir assez ! Mais, madame,
pondit-il... ingrat ! Interrompit la
fée, n' as-tu que ce nom à me donner,
et n' étois-je pas jà assez sûre de ton
indifférence ! Pars, puisque tu le veux,
éloigne-toi pour jamais d' un lieu que ta
présence me rend aussi odieux aujourd' hui,
p137
que ta psence et ton amour m' y
faisoient autrefois trouver de charmes.
Je ne croyois pas, repliqua-t-il, que
lorsque l' on s' aimoit, on fut condam
à se voir toujours ; mais puisque vous
dites que c' est une regle, il faut bien s' y
soumettre : je la trouve dure, pourtant,
continua-t-il, en allant s' asseoir loin
d' elle, d' un air piqué ; car, enfin, c' est
positivement être esclave, que de ne
pouvoir pas un instant disposer de
soi-même.
Pendant qu' il tenoit tous les mauvais
propos que l' on tient à une femme, lorsqu' on
a tort avec elle, qu' on veut l' avoir,
et que l' on a des raisons pour
n' en pas convenir, Tout-Ou-Rien pleuroit.
Quoique Schézaddin craignît sa
colere, il l' auroit beaucoup mieux
aimée, que cette douleur tendre, dans
laquelle il la voyoit plongée, qui
l' embarrassoit sans le toucher, et achevoit
de le convaincre qu' il ne parviendroit
jamais à l' amener à finir à l' amiable avec
lui. Cette idée achevant de lui donner
de l' humeur, il dit à la fée des choses si
déraisonnables, et si dures, qu' enfin
elle s' emporta, et le pria de retourner
à Tinzulk, et de ne la revoir de sa vie.
Quelle quet alors sa fureur, il y a
apparence
p138
qu' elle ne desiroit pas d' être
obéie. Cependant le perfide roi d' Isma,
prenant le discours de la fée pour la
permission dont il croyoit avoir besoin,
la quitta en lui faisant la plus froide,
et la plus profonde des révérences, et se
hâta de retourner à Tinzulk.
Malgré les preuves d' indifférence
qu' il lui avoit déja données, la fée
croyoit si peu possible que l' on se
parât si brusquement d' une femme, à
laquelle, quelque froideur qu' elle inspirât,
on devoit au moins des égards, qu' elle
attendit long-tems que, honteux
de ses procédés, il vint à ses genoux,
lui en demander pardon. Enfin elle alloit
le chercher, lorsqu' on vint lui apprendre
qu' il étoit sorti du palais. Un
départ si subit, et précédé de tant de
marques de dégoût, auroit dû ouvrir
les yeux à la fée ; mais quand on aime
encore, il est si douloureux de penser
que l' on n' est plus aimé, qu' il est assez
simple que ce soit la derniere chose
qu' on imagine. Sa tendresse, qui étoit
extrême ; peut-être un peu d' amour-propre,
ne lui permirent pas de penser que
Schézaddin l' t fuie sans retour. Il faut,
au reste, avoir aimé pour sçavoir comme
on excuse les procédés les plus inexcusables,
p139
et toutes les raisons qu' on y
cherche. Au milieu, cependant, de toutes
les idées qui se présenterent à l' esprit
de la fée, celle que le prince ne l' aimoit
plus, vint à son tour s' y offrir ; mais
elle lui parut si peu vraisemblable,
et même si offensante pour lui,
qu' elle eut de la peine à se pardonner de
l' avoir eue. Quoi ! Ce prince, objet d' une
passion si vive et si sincere, n' étoit qu' un
ingrat, que sa tendresse et ses charmes
n' avoient pu retenir, et que peut-être,
ils ne pourroient ramener ! Non, sans-doute,
il aimoit encore ! Guidé par les
mauvais conseils de Taciturne ; croyant
peut-être s' avilir, en consacrant tout
entier à l' amour un tems dont on lui
disoit qu' il devoit au moins une partie à
la gloire, ce ne pouvoit être que malgré
lui qu' il s' étoit arrac d' auprès
d' elle. Il ignoroit encore ce qu' il en
coûte pour s' éloigner de ce qu' on aime,
et combien la gloire dédommage peu
du plaisir d' aimer. Pourroit-il l' apprendre,
et supporter ce vuide affreux qui
alloit succéder à ces tendres mouvemens,
à cette douce ivresse qui l' avoient si
long-tems agité et rempli ; et pourroit-il
les desirer encore, sans revenir les
chercher dans ses bras ? Car, enfin, la
p140
fée n' imaginoit pas qu' une autre qu' elle
pût faire le bonheur de Schézaddin ; et
quand, malgré tout ce qu' elle opposoit
à cette funeste idée, elle étoit forcée de
convenir qu' il y avoit déja long-tems
que ce prince ne répondoit plus que
foiblement à son ardeur ; elle le croyoit
plus attiédi qu' inconstant, et se consoloit
par l' espérance de le revoir plus
sensible et plus tendre, du chagrin
que son absence lui causoit.
Quelques illusions que la fée cherct
à se faire sur la fuite de Schézaddin,
elle en étoit, dans le fond, aussi piquée
qu' elle devoit l' être, et quelquefois
l' attribuoit à sa véritable cause. Après que
la douleur de vivre sans cet amant qui
lui étoit encore si cher, l' eut occupée
quelques jours, elle commença à craindre
que Schézaddin ne voulût sérieusement
la quitter, et que la négligence
qu' il avoit pour elle, n' annonçât une
rupture déclarée. Son premier mouvement
fut de le prévenir, et de ne lui
apprendre que par un nouveau choix,
qu' elle avoit elle-même cessé de l' aimer ;
mais il se pouvoit qu' elle se trompât,
en se croyant si près de l' inconstance :
et si cela étoit, combien n' auroit-elle
pas à se plaindre d' une précipitation qui
p141
lui enleveroit le coeur de son amant, et
lui feroit mériter son mépris ? Lae,
jusques-là, n' avoit pas fait grand cas de
l' estime de ceux qu' elle s' étoit attaché ;
mais aussi, jusques-là, elle n' avoit pas
aimé ; et il ne lui étoit pas possible de
penser, dans cette occasion, comme elle
avoit fait dans quelques autres. Cependant,
sans y penser, elle rappella au
service de sa chambre de certainsnies
extrêmement aimables, et qu' elle
avoit mis à d' autres emplois lorsqu' elle
commença à prendre du goût pour
Schézaddin. Ce n' étoit pas tout-à-fait
être consolée ; mais c' étoit annoncer
qu' on vouloit, et qu' on pouvoit l' être ;
et quand une fois une femme, dans la
position de Tout-Ou-Rien, a entrevu que
sa douleur peut n' être pas éternelle, il
est rare qu' elle reste affligée bien
long-tems.
Pendant que la fée, soit en bien, soit
en mal, ne s' occupoit que de lui, formoit
des projets de vengeance qu' elle
n' exécutoit point ; lui écrivoit par jour
mille lettres qu' elle ne lui envoyoit pas ;
dormoit mal, mangeoit peu, cherchoit
à s' amuser de tout, et ne se plaisoit à
rien, le grand roi d' isma ne cessoit de
se féliciter du parti qu' il avoit pris. Son
p142
favori qui auroit desiré, ou que l' on
n' eût pas suivi ses conseils, ou que, sur
le point d' en recueillir le fruit, on ne se
fût point perdu par une étourderie,
dont il étoit impossible que la fée ne
reconnût point la source, n' étoit pas, à
beaucoup près, aussi satisfait que le roi,
de la façon brusque dont il l' avoit quittée.
Au bout de deux jours, cette joie
si vive qui avoit transporté Schézaddin,
se modéra. Quelque ennuyeux que lui
parût le palais de Tout-Ou-Rien, il lui
sembla que le sien l' étoit encore davantage.
S' il ne regrettoit pas la fée, il regrettoit
et l' amour, et le plaisir d' être
aimé qui, quand il n' intéresse plus le
coeur, flatte toujours l' amour-propre.
Le sien fut bientôt piqde la froideur
que la fée lui témoignoit ; il s' étoit
attendu à lui voir suivre ses pas, ou du
moins à être tourmenté de ses lettres ; et
il ne fut pas médiocrement étonné de ce
qu' à tous égards, elle le laissoit si
tranquille. Cette indifférence le réveilla.
Il lui parut honteux d' être si-tôt effacé du
coeur de la fée ; et quelque important
qu' il eût cru au bonheur et à la gloire
de ses jours, de rompre avec elle, il
trouva qu' il étoit encore plus nécessaire
à sa vanité de la remettre sous son empire.
p143
La fée d' ailleurs étoit jolie, et
une absence de quelques jours lui avoit
rendu bien des charmes aux yeux de
Schézaddin. Il forma donc la résolution
de la revoir, et l' exécuta, malgré toutes
les représentations de Taciturne, qui
sentant que la vanité seule, et un peu
de desirs ramenoient son maître auprès
d' elle, auroit bien voulu que des mouvemens
si différens de l' amour, ne lui en
eussent point paru.
Quoique Tout-Ou-Rien commençât à
se consoler, elle n' étoit pas encore guérie ;
et la présence inopinée du prince
la plongea dans un trouble qu' elle n' eut
pas peu de peine à dissimuler. Elle parvint
cependant à le renfermer assez bien,
pour ne lui montrer qu' un léger étonnement
de le revoir. Comme il supposoit
qu' elle étoit infiniment affligée, il
croyoit la trouver couchée, ou dans le
plus grand abbattement, et tout au plus
auprès d' elle, celle de ses femmes qu' elle
honoroit le plus de sa confiance. Il ne
fut donc pas peu surpris de la trouver à
sa toilette, avec des fleurs dans ses cheveux ;
chantant avec toute l' apparence
de la tranquillité, un air, sur lequel un
de ses amans avoit fait autrefois des vers
pour elle ; et entourée de ces grands génies,
p144
dont nous avons dit qu' elle se servoit,
lorsque des objets plus agreables
ou plus nouveaux ne l' occupoient pas
toute entiere. Elle se fit même attacher
ses brodequins, en présence du roi, par
un d' eux qu' elle ne fut pas assez maladroite
pour louer, mais qu' elle lorgna
en dessous. Ces façons, toutes singulieres
qu' elles étoient, déplurent pourtant
encore moins à Sczaddin, que l' air
paisible qu' il lui trouvoit, et la politesse
froide avec laquelle elle le rut. Il
s' étoit flat qu' elle lui feroit bien des
reproches, ou qu' elle n' affecteroit pas de
le regarder ; enfin, qu' elle le traiteroit
comme on traite en pareil cas quelqu' un
de qui l' on a beaucoup à se plaindre, ou
qu' il ne lui trouveroit que cette douleur
tendre et timide que l' amour malheureux
emploie toujours, et toujours si
inutilement ; et il étoit déterminé, comme
c' est l' usage, à être humble, si elle
étoit fiere ; et insolent et dur, s' il ne lui
voyoit que de l' affliction.
Comme elle crut que le silence lui
donneroit un air piqué qu' elle ne vouloit
pas avoir, et que peut-être aussi elle
vouloit aider Sczaddin, elle lui parla
la premiere avec toute la politesse
imaginable ; mais ne mit que de cela dans
p145
toutes les questions qu' elle lui fit, et qui
n' étoient absolument que du genre de
celles que l' on fait aux gens à qui l' on
n' a rien à dire, et auxquels, cependant,
on se croit obligé de parler.
L' indifférence avec laquelle elle le recevoit,
ne le toucha pas, mais elle le piqua.
Cette même femme, objet si long-tems
de sa froideur et de ses dégoûts, devint
pour lui plus intéressante que jamais.
Il lui semblame que jamais elle n' avoit
eu tant de charmes. Tout-Ou-Rien n' avoit
pas un instant doude l' impression
que feroit cette réception, non sur le
coeur, mais sur la vanité de Schézaddin ;
elle s' étoit même bien promis qu' elle se
diroit alors qu' il ne falloit pas qu' elle
s' y prît ; mais son amant étoit aimable ;
elle étoit accoutumée à l' aimer ; elle
l' aimoit sûrement encore, ne doutoit
pas du moins qu' elle ne l' aimât toujours
beaucoup, et peut-être, ne se
trompoit pas moins à son coeur que
Schézaddin ne s' abusoit sur le sien. Car,
combien ne se croit-on pas d' amour,
lorsqu' on sçait que l' on n' en inspire plus !
Tous deux, par le tour que les choses
prenoient, se trouvoient à peu-près dans
la même position. Il sembloit à Tout-Ou-Rien
qu' elle ne desiroit de le rengager
p146
que pour avoir le plaisir de le quitter
à son tour ; et Schézaddin, quoiqu' il
mît dans cette affaire beaucoup moins
de sentiment, encore que la fée ne doutoit
pas qu' en la revoyant, il n' eût repris
pour elle toute la tendresse qu' elle
lui inspiroit autrefois, et brûloit du
desir de la lui faire partager. Quoique dans
le fond, il ne lui parût pas possible
qu' elle l' eût oublié si promptement ; ce
génie, à qui elle avoit donné auprès d' elle
de si singulieres fonctions, l' alarmoit
d' autant plus, que c' étoit involontairement
qu' elle paroissoit le regarder avec
une sorte de complaisance, et qu' il
croyoit lui voir plus de desir de lui
dérober ce commencement de fantaisie,
que d' envie de lui exagérer ses mouvemens.
Il ne crut pas, cependant, devoir
prendre le ton soumis qui auroit convenu
à ses inquiétudes. Accoutumé à cet
air d' empire, si ordinaire aux amans heureux,
et si cruel pour les femmes qui y
sont exposées, plus il craignît de la
perdre, plus il employa decheresse. J' aime
assez, lui dit-il, avec un souris ironique,
à voir l' impression douloureuse que
mon absence vous a faite. Je ne sçais
pas, au reste, à propos de quoi je me
p147
suis avisé de tenter cette épreuve : je
devois ne pas douter de votre coeur.
à cela point deponse, pas même
un regard qui annonçât le plus léger
sentiment ; la fée mettoit son rouge.
à ce que je vois, poursuivit-il, (et
ce sera peut-être un jour un bonheur
pour moi que d' en être convaincu),
ce que l' on appelle une passion
éternelle, finit comme toute autre chose ;
mais c' est qu' il n' est que trop vrai
que tout le monde ne sçait pas aimer. Il
m' auroit cependant été nécessaire d' être
instruit plutôt de cette fâcheuse vérité.
Pas plus de réponse que la premiere
fois ; la fée plaçoit ses mouches.
Schézaddin qui l' avoit vu si long-tems
soumise à tous ses caprices, et
me trembler, lorsqu' il la regardoit
avec indifférence, ne fut pas médiocrement
surpris de la tranquillité avec laquelle
elle l' écoutoit. Mais, madame,
lui dit-il, il est, permettez-moi de vous
le dire, un peu singulier que vous ne
paroissiez pas m' entendre.
Je vous demande pardon, seigneur,
lui dit-elle, je rêvois. J' ai cru qu' entre
amis, cela n' étoit pas défendu ; mais
puisque vous le trouvez mauvais, je me
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rendrai à la conversation. Vous êtes
aujourd' hui singuliérement pae ! Lui dit-il,
oserois-je vous demander quels sont
vos projets ? Je n' en ai qu' un qui me
paroît le plus simple du monde,
pondit-elle, je vais à l' opéra ; et je me
flatte, ajouta-t-elle, avec un souris
moqueur, que, quoique vous paroissiez
avoir de l' humeur aujourd' hui, vous
voudrez bien ne le pas trouver mauvais.
Je ne suis point fait, madame,
pour vous contraindre, reprit-il aigrement.
Eh ! Seigneur, repliqua la fée
en souriant, faites-moi le plaisir de me
dire quelque chose qui soit pour moi
plus nouveau que cela. J' aurois cru,
pourtant, lui dit-il plus bas, et d' un
ton un peu moins fier, que cet opéra
pouvoit se remettre, et qu' après avoir
été quelques jours sans me voir, le plaisir
d' y aller ne seroit pas pour vous
le plus flatteur de tous ceux que l' on
pût vous offrir. Vous n' y pensez pas !
Lui dit-elle, c' est un ora nouveau ! Il
faut donc y aller, madame, reprit-il
avec emportement. Il y a deux heures,
reprit-elle, sans s' émouvoir, que j' ai
l' honneur de vous dire que c' est mon
intention. Au reste, comme la musique
pourroit vous plaire moins qu' à moi,
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et qu' il ne me paroîtroit pas tout-à-fait
équitable que je vous obligeasse de venir
entendre celle qui m' est pparée,
je crois devoir vous laisser le choix de
vos amusemens. Tout s' empressera ici à
vous en procurer, et à cet égard vous
n' y trouverez rien de changé. C' est
donc, repartit Schézaddin, la seule chose
qui ne l' y soit pas. J' aurois, il n' y a
pas long-tems, continua-t-il, cru vous
déplaire beaucoup de ne point suivre
vos pas par-tout où ils se portoient ;
mais je craindrois aujourd' hui que ce
soin de ma part ne vous rendît moins
agréable le plaisir que vous allez chercher.
Je n' imaginois pas, reprit-elle,
que vous voudriez bien le partager avec
moi, et je n' ai pas cru que je dusse vous
demander une complaisance qui auroit
pu vous paroître pénible. Une complaisance !
S' écria-t-il en soupirant ; quel
terme ! Et qu' il me paroît extraordinaire
que vous ayez pu le trouver.
En achevant ces paroles, il présenta
la main à la fée. Elle la reçut avec
cet air decheresse et de contrainte
qu' ont les femmes en pareil cas, lorsque
la main qu' on leur offre les empêche
de prendre celle qu' elles voudroient ;
et se tournant avec un air d' inquiétude,
p150
qui étoit assez marqué vers ce génie qui
commençoit à en donner au roi d' Isma ;
my, lui dit-elle, vous êtes de ma
loge ?
à cette nouvelle marque d' attention
que la fée donnoit à ce génie, Schézaddin
soupira, mais n' osa rien dire. Il
commençoit à croire qu' il n' étoit plus
aimé, et cette certitude, en nous donnant
de l' humeur, nous dispose toujours,
et souvent sans que nous le sentions
nous-mêmes, a plus de soumission
encore que dans le cas contraire nous
n' aurions employé de fierté.
Ce que vous venez de nous raconter,
visir, dit Schah-Baham en bâillant,
m' a paru très-beau, assurément ; mais
pourtant cela m' a comme ennuyé. N' auriez-vous
pas pu, à la rigueur, nous dire
les mes choses, et nous en dire
moins. Je ne sçais si je me fais bien
entendre ; mais je crois que mon défaut
n' est pas d' être obscur : je m' explique.
Le prince, n' est-il pas vrai, a envie de
se raccommoder avec la fée ? Pourquoi,
puisque cela est, ne lui dit-il pas tout
simplement, au lieu de toutes ces miseres
qui ne finissent pas : ma foi ! Mon
coeur, voulez-vous que je vous dise ? Je
suis parti d' ici, parce que je m' y ennuyois ;
p151
j' y reviens, parce que je ne me
suis pas amusé chez moi, et que j' aime
encore mieux m' ennuyer avec vous,
que de m' ennuyer tout seul. Cette fée
est franche ; et je suis l' homme du monde
le plus trompé, si ce propos-là ne
lui auroit pas fait plaisir. Il est, en effet,
très-flatteur ! Dit la sultane ; mais en
supposant, ce que je ne crois pas aussi
fermement que vous, qu' un discours si
tendre eût suffi pour les raccommoder,
dans la position ils étoient tous deux,
je crois que la chose ne devoit pas être
si brusquée, et qu' enfin il falloit filer
cette situation. ô saint prophête ! S' écria
le sultan, entendrai-je toujours parler
de cette maudite filerie, et faut-il que,
pour la commodité de mes conteurs,
je me laisse ennuyer comme un chien !
Pourquoi faut-il que je souffre de ce
que le prince et cette fée ne sçavent
pas un mot de ce qu' ils veulent, de ce
qu' ils disent, ni de ce qu' ils font ? Qu' ils
se quittent, qu' ils se reprennent, qu' ils
se quittent encore, s' ils en ont envie ;
mais qu' ils finissent ; car, à parler
naturellement, ils m' excedent ; en un mot,
comme en mille, je veux des contes,
il n' y ait rien de filé ; si vous aimez,
p152
vous, ceux où l' on file, vous n' avez
qu' à vous en faire faire à part.
LIVRE 1 PARTIE 2 CHAPITRE 12
N' est-il pas vrai, madame, demanda
Schézaddin à la fée, que je vous
contrains singuliérement, et que je ne
vous déplais pas peu d' enlever au seigneur
my une fonction que vous lui
destiniez ? Il en a tant, au reste, auprès
de vous, ajouta-t-il avec un souris
amer, que j' ai cru pouvoir lui ôter celle
que je remplis, sans lui faire beaucoup
de tort. Il est certain, pondit la fée,
que si je crois que vous lui en faites,
j' ai de quoi l' en dédommager ; et comme
il n' en doute pas, cette certitude
doit le rendre tranquille ; mais croyez-moi,
seigneur, ajouta-t-elle, avec un
peu d' impatience, dispensez-vous du
soin de chercher dans mon coeur ce qui
s' y passe : les tems ne sont pas toujours
les mes ; et cette curiosité de votre
part pourroit aujourd' hui ne me plaire
pas. Cela se peut, madame, repliqua-t-il ;
mais du moins, vous aurez la bonté
p153
de convenir que c' est assez promptement
que vous changez d' avis. C' est encore,
repartit-elle fiérement, ce sur quoi
je crois ne vous devoir aucun compte ;
et pour vous le prouver, je ne
vous en rendrai pas. Ah, madame !
S' écria-t-il, je ne sçais déjà que trop à
quel point je suis loin de votre coeur !
Daignez ne m' en pas donner de nouvelles
preuves : elles m' accablent ; et cette
barbarie ne vous est pas cessaire ! Je
suis fâchée, répondit-elle d' un ton fort
indifférent, et pourtant plus doux, que
vous les exigiez de ma part ; et je vous
avoue naturellement que j' ai cru devoir
d' autant moins me contraindre à
cet égard, que vous m' avez plus donné
de sujets de croire, que rien ne vous est
plus égal que mes sentimens. Vous vous
tromperiez cependant, si vous me supposiez
l' intention de vous faire des reproches :
mais comme je n' en fais point, je
ne prétends pas non plus en essuyer.
Nous n' avons plus rien d' un certain
genre à exiger l' un de l' autre. épargnez-vous
donc une jalousie, qui ne peut plus
que me paroître un caprice de votre
part : je ne l' aime pas naturellement ;
et sur-tout elle m' est odieuse lorsqu' elle
est sans amour. Sans amour ! S' écria-t-il
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encore, en lui voulant baiser la main,
que par parenthese, elle retira : ah !
Vous ne le croyez pas ! Et je mourrois
de douleur, si en effet je vous avois
donné quelques raisons de le penser !
Sans amour ! Répéta-t-il encore, quoi !
C' est vous qui croyez que vous pouvez
n' en plus inspirer !
Si l' on ne sçavoit pas à quel point la
vanité rend tendre, lorsqu' elle est blessée,
il n' y auroit peut-être personne qui,
sur ce qui vient de se passer, ne crût que
Schézaddin étoit redevenu fort amoureux.
Il le croyoit sûrement lui-même ;
et, ce qui n' est pas beaucoup plus
extraordinaire, la fée finit par le croire
aussi. Ce n' étoit pas, comme l' on sçait,
qu' elle ne se fût bien promis le contraire,
et qu' elle ignorât combien elle pouvoit
devoir de l' amour du prince, à la froideur
qu' elle lui montroit ; mais elle étoit
aimable, elle le sçavoit ; il l' avoit
très-vivement aie : s' il étoit possible que
ce ne t que la vanité du prince qui le
lui ramenât, ne se pouvoit-il pas aussi-bien
que ce fût l' amour ; et qu' il n' eût
eu que cet engourdissement qu' on pourroit
appeller une lassitude de coeur ? Si
cela étoit, comme dans le fond rien
n' étoit plus probable, pourquoi ne le
p155
pas croire et le désespérer, lorsqu' elle-même
l' aimoit encore ? Pourquoi ne pas
tenter une épreuve qui lui offroit tant
d' apparences de succès. Si les sens et
l' orgueil étoient les seuls motifs qui le
fissent revenir à son engagement, il n' étoit
pas douteux qu' il l' auroit à peine
retrouvée sensible, que sa froideur renaîtroit.
Si c' étoit l' amour, il étoit également
indubitable que la crainte qu' il auroit
eue de la perdre le rendroit plus
tendre qu' elle l' avoit encore vu : et cela
valoit bien la peine d' être éclairci. Encore
indéterminée, à ce qu' elle croyoit,
sur ce qu' elle avoit à faire, maiscie
dans le fond à en courir le hasard,
Tout-Ou-Rien arriva à l' opéra, fort
tourmentée par Schézaddin, qui, en poussant
les soupirs les plus tendres et les plus
profonds que l' on ait jamais entendus, lui
serroit continuellement la main de la
façon du monde la plus pressante. Ah !
Lui dit-il (voyant qu' elle ne paroissoit
pas l' entendre) comme autrefois vous
m' auriez répondu ! C' est, lui pondit-elle,
que vous verrez qu' alors vous ne
discontinuiez pas de me parler cette langue ;
est-ce ma faute, dans le fond, si
vous me l' avez laissé oublier ? Reprenez-la
de moi, divine fée ! Je vous en
p156
conjure ! Non, repliqua-t-elle, d' un ton
qui dût lui donner de bien grandes espérances,
vous me la laisseriez oublier
encore, et je ne crois pas devoir en courir
les risques.
Comme elle achevoit ces paroles,
qui pour le dire en passant, étoient
prononcées d' un ton à devoir rassurer un
peu Schézaddin, ils arriverent à l' ora.
Quoi ! Dit-il à lae, avec étonnement,
vous êtes en grande loge ! Ne vous
seroit-il pas égal que nous fussions dans
celle où il y a des stors, et que nous y
fussions seuls ? Vous sentez bien, repondit-elle,
que cela ne peut pas me l' être ; il
faut que vous ayez perdu l' esprit
pour me faire une pareille proposition !
Il est vrai, repliqua-t-il, avec un air
piqué, que Zémy n' y seroit pas, et que
l' opéra pourroit vous en plaire moins.
Ce qu' il y a de sûr, reprit-elle, c' est que
si je voulois bien y être seule avec lui,
je ne pourrois pas dire que je l' eusse
bien entendu. Au reste, seigneur, continua-t-elle,
il m' est si prouvé que je ne vous dois
plus aucun compte de mes idées et
de mes sentimens, que je ne
puis vous dire à quel point je suis
surprise, et choquée de vous voir vous
en inquiéter comme vous faites.
p157
L' ora qui commença sur le champ,
permit d' autant moins au prince de répondre,
que Tout-Ou-Rien lui parut plus
déterminée à l' écouter avec la plus grande
attention. Ce Zémy, si redouté du
roi, et qu' au moins il regardoit comme
son successeur signé, étoit derriere la
fée qui, en faisant des noeuds, un peu
renversée dans sa loge, s' appuyoit assez
familiérement sur lui. Ce spectacle joint
à la façon seche et fiere dont la fée lui
avoit répondu, lui rendit ses premieres
terreurs, et lui fit reprendre sa premiere
politesse : mais ce qui lui fit croire, plus
que tout le reste, que la fée étoit sans
ressource, perdue pour lui, fut l' air
froid, respectueux et détacavec lequel
les personnes de la cour de Tout-Ou-Rien
pondoient aux avances qu' il se
tuoit de leur faire. Il n' y avoit pas,
enfin, jusqu' aux valets-de-pied, sur
le visage desquels il ne t sa disgrace.
Comme il avoit encore plus d' orgueil
qu' il ne se croyoit d' amour, la comparaison
qu' il ne put s' empêcher de faire du
le brillant que si peu de jours auparavant
il jouoit dans cette cour, avec le
personnage qu' il y faisoit en ce moment,
le mit dans une si vive indignation,
que quelque forte que fût l' envie
p158
qu' il avoit de reconquérir cette superbe
fée, il fut sur le point de la quitter et
de retourner brusquement à Tinzulk ;
mais ce me orgueil qu' elle blessoit si
vivement le retint. Il pensa qu' après la
démarche qu' il avoit faite, et qu' alors il
ne se pardonneroit pas, il lui seroit honteux
de ne pouvoir pas subjuguer encore
une femme sur laquelle il avoit eu
tant d' empire, et de lui avoir si
vainement donné le spectacle de ses desirs et
de sa douleur. Il crut cependant qu' il devoit
désormais renfermer l' une, et ne plus
laisser percer les autres, et rendre
à la fée et à toute sa cour l' indifférence
qu' on lui témoignoit.
Il est bien difficile, quelque art que
nous puissions avoir, quand nous formons
une résolution qui nous coûte,
que le trouble qui nous agite intérieurement
échappe aux yeux qui nous examinent.
Tout-Ou-Rien qui observoit le
prince avec plus d' attention qu' il ne lui
en supposoit, ne perdit aucun des mouvemens
auxquels il étoit en proie ; mais
elle s' y trompa. Sa vanité lui faisant
oublier la part que celle du prince avoit
dans tout cela, elle crut que l' amour seul
pouvoit lui causer un chagrin aussi vif
que celui qu' il laissoit remarquer. Les
p159
regards de fureur que de tems en tems
il lançoit sur elle et sur Zémy, l' instruisant
qu' elle lui avoit assez don de jalousie,
elle crut qu' il étoit tems de le
tirer d' un état si cruel ; et sans
affectation, elle se retira lentement d' entre
les jambes du génie, et s' appuya sur le
bord de sa loge. On trouve des historiens
qui ont prétendu qu' avant que de faire
ce sacrifice à son ancien amant,
elle avoit doucement pressé les genoux
de Zémy, comme pour lui faire comprendre
qu' elle n' accordoit qu' à regret
à la décence ce que dans le fonds elle
ne donnoit qu' à un reste d' amour, auquel
elle cédoit encore ; mais j' avoue que j' ai
beaucoup de raisons de croire qu' ils se sont
trompés, et qu' il n' est pas même prouvé
que Tout-Ou-Rien ait fait à my
l' agacerie qu' ils lui reprochent. Premiérement...
premiérement ! Interrompit
Schah-Baham, votre intention seroit-elle
par aventure de raisonner là-dessus ?
La discussion, répondit le visir, étant
le flambeau de l' histoire, j' ai cru que
votre majesté ne seroit pas fâchée que l' on
tâchât, par son secours, d' éclaircir certains
faits importans qui... importans !
Dit le sultan ; je neais si cela vous
importe, mais pour moi, je suis bien aise
p160
de vous dire qu' il ne m' importe en aucune
maniere que cette fée ait pincé,
piqué, ou pressé la jambe de ce génie ;
car dans le fond, qu' est-ce que cela me
fait ? Nous ne sommes, à ce qu' il me semble,
ni parens, ni amis ; mais encore
quand, ce qui pourroit être, cela seroit,
qu' est-ce que cela pourroit me faire ? En
serai-je plus avancé quand je sçaurai si
cela a été ou non ? Oh ! Si par hasard
cela ne m' étoit pas si égal, je conviens
que cela feroit une différence... différente.
Tout ce que je vois que vous
gagneriez, dit la sultane, si le visir se
livroit à ces sublimes recherches, c' est
que son conte en seroit beaucoup plus
long ; mais je doute qu' il vous en
intéressât davantage. Voilà précisément ce
que je disois, moi, reprit le sultan ;
j' aime qu' on allonge, mais je veux qu' on
m' intéresse : or, comme plus je me tâte,
moins je vois en quoi cette jambe pourroit
m' intéresser, je vous déclare, visir,
que vous ayez à la laisser pour ce qu' elle
est, puisqu' après tous vos raisonnemens
vous ne pourriez peut-être pas encore
me dire ce qu' on en a fait. Assurément,
repliqua la sultane ; car à moins qu' il
n' eût sur ce singulier événement des
moires particuliers, tout ce qu' il vous
p161
apprendroit, c' est ce qu' il en pense ; et
je ne crois pas, comme vous dites fort
sensément, que vous en fussiez pour cela
plus amusé ou plus instruit.
L' intention de Tout-Ou-Rien n' étant
donc pas que le prince se livrât au désespoir,
elle commença à le regarder avec
plus d' intérêt, et à lui parler avec moins
de sécheresse. Il est vrai qu' elle ne
l' entretenoit que de choses indifférentes ;
mais enfin, c' étoit lui parler : et dans la
situation où ils étoient ensemble, la plus
légere marque d' attention de la part de
la fée devenoit une grande faveur pour
lui. Il le sentit, et s' empressa à en
riter de plus agréables. Que les amans
malheureux sont tendres, attentifs et
soumis ! Lae ne lui disoit pas un mot ;
quel qu' il fut, qu' il n' y trouvât de quoi
lui répondre quelque chose de flatteur :
ses regards et son ton secondoient si
bien ses discours, que s' il ne parvint pas
à rendre à Tout-Ou-Rien sa premiere ardeur,
il fît du moins disparoître cette
froide rémonie, qui s' étoit établie
entr' eux ; et que quand l' opéra finit, ils
étoient ensemble de cette familiarité polie,
qui ordinairement précede et annonce
un engagement ou une réconciliation.
p162
Je vous ai donc perdue ! Madame,
lui dit il avec autant de tendresse que de
respect, en lui offrant la main, quand
elle sortit de l' opéra ; et cet amour qui
devoit être immortel, comme vous-même,
n' existe plus dans votre coeur !
Que dis-je, hélas ! Peut-être ne vous
souvenez-vous plus que vous m' avez
aimé ! Plus que je ne voudrois, répondit-elle,
d' une voix un peu tremblante,
puisque je vous haïs encore.
à cette déclaration de haine, Schézaddin
se récria sur l' injustice qu' elle
lui faisoit ; et la supplia, avec toute la
soumission imaginable de lui accorder
dans le pavillon des plaisirs l' explication
qu' il lui avoit déja demandée. La
fée lui répondit simplement, qu' elle
pouvoit la lui donner par-tout, et qu' elle
ne concevoit pas pourquoi il croyoit
qu' ils ne pouvoient s' entretenir que dans
ce pavillon.
C' est, madame, lui dit-il, parce que
c' est le lieu , pour la premiere fois,
je vous ai parlé de ma tendresse, et
vous m' avez donné de précieux
témoignages de la vôtre : je sens trop, et
combien j' ai besoin, et combien, en
me-tems, il m' est difficile de la
ranimer dans votre coeur, pour ne me pas
p163
chercher tous les secours imaginables.
Vous ne les reverrez pas ces lieux
charmans ! Ces lieux, où mille fois
votre ame a daigné s' unir à la mienne,
sans vous reprocher votre cruauté, et
sans vous laisser attendrir sur mon sort.
Ah ! S' écria-t-elle, s' il est possible que je
sois encore de quelque prix à vos yeux,
ne souhaitez pas que je m' y laisse conduire !
Si je ne puis les revoir sans me souvenir
de votre amour, ne me rappelleront-ils
pas votre ingratitude ! Eh bien !
Repliqua-t-il, ils m' en feront sentir plus
vivement tous les torts que vous avez
à me reprocher : au nom des dieux !
Au nom de vous-même, que j' aime plus
tendrement que jamais ! ... ingrat !
Interrompit la fée, en lui serrant la main,
vos desirs seront-ils toujours des ordres
pour moi !
En achevant ces mots, elle se laissa
languissamment entraîner vers ce pavillon,
qui sembloit, en ce moment, à
Schézaddin le seul lieu dans la nature
il voulût toujours être. Qu' il étoit
tendre en y conduisant Tout-Ou-Rien !
Que d' ardeur éclatoit dans ses yeux !
Quoi ! Divine fée ! Lui disoit-il, en
lui baisant respectueusement la main,
je vous retrouve ! Quoi ! Mes bizarreries
p164
et mes injustices n' ont pu lasser
votre coeur ! Mais concevez-vous combien
je vous dois de reconnoissance !
Eh bien ! Ingrat ! Lui dit tendrement
la fée, en s' asseyant sur des carreaux,
nous voilà enfin dans ce pavillon, où
vous desiriez si ardemment de me revoir ;
qu' avez-vous à me dire ? Que je
vous adore, lui répondit-il, en
l' accablant de ses transports, que je
mourrois de douleur, si je croyois vous avoir
perdue ; et qu' enfin, ce n' est que par
vous, et pour vous que je veux, et
que je puis vivre.
Avec quelque vivacité que le prince
exprimât sa passion, Tout-Ou-Rien lui
avoit vu avec elle des torts trop marqués
et trop suivis, pour qu' elle cédât
si promptement à ses desirs. Non,
lui disoit-elle, en le serrant dans ses
bras, et en se défendant toutefois contre
lui, non ! Vos empressemens ne me séduiront
pas ! Non ! Je pourrois me rendre
à l' amour ; mais je me mépriserois
trop, si sûre, comme je le suis, de
n' être plus aimée, je me livrois à vos
desirs.
Pendant qu' elle disoit des choses si
délicates, sa tendresse, les transports de
Schézaddin, une funeste habitude à le
p165
prévenir, le moment, la rendoient aussi
foible qu' elle s' imaginoit, sans doute,
l' être peu ; et sa bouche lui refusoit
encore tout, qu' il ne lui restoit presque
plus rien à lui défendre. Malgré
tout ce que le prince obtenoit d' elle,
il s' apperçut aisément qu' elle étoit piquée.
Permettre n' est pas la même chose
qu' accorder ; et quoique dans les
dispositions il étoit, l' air désintéressé
de la fée ne dût pas lui causer autant
de chagrin que s' il ent encore é
ritablement amoureux, ni diminuer
rien de ses plaisirs ; accoutumé à la
trouver aussi sensible qu' alors elle affectoit
de l' être peu, il ressentit vivement la
sorte d' indifférence qu' elle lui montroit.
La vivacité des reproches du prince,
la singuliere ardeur dont il paroissoit
ani, l' égarement où il étoit ; tous ces
mouvemens que, suivant l' usage des
femmes, lae attribuoit beaucoup plus
à l' amour qu' aux desirs, la séduisirent
enfin. Cette défiance qui regnoit toujours
au fond de son coeur, cessa de
triompher de sa tendresse ; et sans la
perdre, elle l' oublia. Bientôt, elle la
sentit renaître, et regarda le roi avec
inquiétude. Elle le trouva plus tranquille ;
p166
mais, pour en être moins ardent, il n' en
paroissoit que plus tendre.
Ils commencerent enfin à s' entretenir.
Elle étoit si belle ce jour-là, que
Schézaddin, qui s' en étoit quelque tems
privé, ne croyoit pas lui avoir jamais
vu tant d' agremens, et l' accabloit de
caresses aussi vives que la premiere
fois qu' elle le rendit heureux. à peine
me lui laissoit-il le tems de lui parler.
Non ! S' écria-t-il, quand elle voulut
lui rappeller tous les torts qu' il avoit
eus avec elle, non ! Il n' est pas possible
que vous ayez tant à vous plaindre
de moi !
à ces mots, il revoloit dans les
bras de la fée, la serroit avec transport
dans les siens, et ne lui parloit
que par des soupirs. Tout-Ou-Rien
emportée elle-même par la prodigieuse
vivacité du prince, ne put plus écouter
les craintes qui l' obsédoient encore,
et se livra enfin au plaisir de retrouver
dans son amant ce tendre delire qui
avoit si long-tems fait son bonheur.
Ils étoient encore plongés tous deux
dans la plus licieuse ivresse, lorsque
l' on vint dire à la fée qu' on avoit
servi. Quoi ! Si tôt, s' écria-t-il. Quoique
Tout-Ou-Rien ne se fût pas plus
p167
ennuyée que lui, elle n' ignoroit pas
qu' il y avoit quatre heures au moins
qu' ils étoient ensemble, et sçut au roi
tout le gré imaginable de l' exclamation
qu' il venoit de faire. Ils allerent
enfin se mettre à table ; et le prince
pendant le souper fut si galant pour
Tout-Ou-Rien, parut si occupé d' elle,
et lui dit sur sa beauté des choses
si flatteuses et si passionnées, que
toutes les personnes de la cour de la fée,
qui pendant trois mois l' avoient vu
auprès d' elle sombre, brusque et ennuyé,
ne pouvoient après les façons
qu' ils lui avoient vues, imaginer celles
qu' ils lui voyoient.
De tous ceux qui étoient témoins
de ce changement, il n' y avoit personne
qui dût, en apparence, en être plus
surpris que Taciturne, et qui, cependant,
le fût moins. Il avoit cru également
impossible que son maître, après
une absence de huit jours, revît la fée,
sans qu' il s' en crût encore amoureux ;
et qu' après le violent dégoût qu' elle
lui avoit inspiré, et l' extrême ennui
dont il avoit été accablé auprès d' elle,
il pût, en effet, l' être encore. Tout-Ou-Rien
ne pensoit pas comme lui sur le
retour de son amant ; et pour ne pouvoir
p168
pas douter qu' il net durable et
sincere, faisoit tout ce qui lui étoit
possible pour oublier l' inconstance cruelle
dont il avoit été précédé.
Enfin, ils se retrouverent seuls, et
dans ce petit appartement où Schézaddin
avoit passuccessivement de si belles
et de si tristes nuits. Quoique dans
le fond elle n' eût pas voulu y rester
sans lui, elle résista long-tems aux prieres
ardentes qu' il lui faisoit de ne point
le condamner à passer la nuit loin d' elle.
La conversation qu' ils avoient eue
ensemble avant le souper, avoit été
si longue et si vive, que Tout-Ou-Rien
ne pouvoit s' empêcher de craindre que
le prince ayant peut-être moins de
choses à lui dire qu' il ne pensoit, ne
s' ennuyât d' être auprès d' elle si long-tems.
étoit-il bien prudent à elle de le
mettre à une si forte épreuve ? La
défiance la faisoit combattre : l' amour
la força deder. Plus elle examinoit
Schézaddin, plus il lui paroissoit injuste
de n' attribuer qu' au desir seul le tendre
empressement qu' il lui marquoit.
Sa complaisance enfin eut un si heureux
succès, qu' à la façon dont le prince
se réveilla, elle eut toutes les peines
du monde à croire possible celle dont il
s' étoit endormi.
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Oh ! Pour le coup, quel conte ! Dit
Schah-Baham ; c' est que je ne crois cela,
non plus ! ... le croyez-vous, madame,
demanda-t-il à la sultane. Assurément,
pondit-elle, voilà une singuliere
question, et bien peu faite pour
moi ? Allons, allons, reprit-il, ce que
vous sçavez à part, dites-nous toujours
ce que vous en pensez ? Que l' on vous
fait, repartit-elle, de très-sots contes ;
et que, quelque chose que vous fissiez,
vous ne pourriez pas plus mal faire que
de les entendre. Enfin, reprit le sultan,
je ne crois pas ce qu' il vient de
dire, moi ; mais pour changer de discours,
puisque la plaisanterie vous incommode,
je vous dirai que ce raccommodement-là
me désoriente tout-à-fait. Je
m' étois, comme qui diroit, arran
tout différemment ; c' est-à-dire, d' une
certaine maniere pourtant : mais n' importe,
cela m' a surpris. On dira ce
qu' on voudra ; mais c' est, ma foi, une
belle chose qu' un conte, sur-tout quand
on y trouve, comme dans celui-ci,
une morale épurée, de beaux pceptes,
et je ne sçais combien d' autres choses
encore qui se sentent mieux qu' on
ne peut les dire, et qui vous élevent
l' esprit, en même tems qu' elles l' amusent.
p170
C' est qu' il ne faut pas croire, non,
qu' il soit donné à tout le monde de réunir
l' utile et l' agréable. Cela est bien
vrai, dit la sultane ; pour le visir, on
n' a rien à lui reprocher ; s' il conte bien,
il endort encore mieux.
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LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 13
Une ardeur si grande trompa la fée.
Plus sûre alors d' être aimée qu' elle ne
l' avoit été de ne l' être plus, au lieu de
laisser à son amant quelque chose à desirer,
elle se livra à tous ses desirs, avec
une facilité qui ne pouvoit que les éteindre,
et enfin le fatigua de son bonheur.
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à chaque instant elle vouloit être avec
lui. Cherchoit-il la solitude ? Elle voloit
sur ses pas. Tomboit-il dans laverie ?
Elle l' impatientoit en cherchant à l' en
distraire. à quelque point que l' on aime,
il est rare que l' on aime toujours également,
et que l' ame n' ait pas quelquefois
besoin de se reposer sur un sentiment,
dont la violence et l' activité
l' épuisent plus que quelqu' autre passion
que ce soit. Mais Tout-Ou-Rien, qui à
cet égard se sentoit inépuisable, accordoit
à son amant la même faculté, et
n' auroit pas aisément compris, malgré
l' expérience qu' elle en avoit, qu' il ne
trouvât pas comme elle, dans l' usage
continuel des plaisirs, de nouvelles
sources de flamme. Avec si peu de ménagement
elle parvint à lasser Schézaddin
au point qu' il reprit en assez peu
de tems toute l' indifférence qu' il avoit
eue pour elle, et qu' enfin il ne lui fut
plus possible ni de vaincre, ni de cacher
ses dégoûts. Elle s' apperçut bientôt qu' il
étoit moins ardent, sans cependant imaginer
à quel point de froideur il étoit parvenu.
Ses inégalités, sa sécheresse, ses
brusqueries, le soin avec lequel n' osant
la fuir tout-à-fait, il l' évitoit ;
l' impatience avec laquelle il recevoit ses
p173
caresses et ses soins ; tout auroit dû lui
prouver qu' elle n' avoit plus pour lui
les mes charmes. Souvent même ils
passoient ensemble des jours entiers
sans qu' il daignât lui adresser la parole.
Il est vrai que dans le tems qu' il en étoit
le plus vivement épris, il ne lui parloit
pas beaucoup plus ; mais quelle différence
n' y a-t-il pas entre le silence d' un
amant, qui ne se taît que parce qu' il est,
pour ainsi dire, plongé tout entier dans
son sentiment, et cette sombre taciturnité
qui ne naît que de la disette du
coeur et de l' ennui de se voir sans cesse
tourmenté par un objet qui cherche
à vous rappeller à un amour que vous
n' avez plus.
Quelque desir qu' t Tout-Ou-Rien
de s' aveugler sur l' état du prince, elle
ne put pourtant long-tems s' y tromper.
Mille choses dans la situation où elle
étoit, portent malgré nous dans notre
ame des lumieres cruelles, et l' avertissent
de son malheur. Elle ressentit
d' autant plus de fureur de la nouvelle
inconstance de Schézaddin, qu' il avoit
poursuivi avec plus d' ardeur un
raccommodement avec elle, et qu' il lui
avoit rendu dans toute leur force des
sentimens que ses procédés avoient affoiblis,
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et que, selon toute apparence,
son absence auroit éteinte, si elle eût
continué. Son premier mouvement fut
de rappeller Zemy, qu' elle avoit sacrifié,
sans balancer, à la jalousie de Schézaddin,
avant même qu' il eût deman ce
sacrifice ; et ce mouvement fut suivi.
Zemy reparut à la cour, la fée l' accabla
d' agaceries ; et le prince, qui depuis
long-tems desiroit qu' elle prît un goût
nouveau, le vit revenir avec beaucoup
plus de plaisir qu' elle-même, et affecta
me sur cela une tranquillité fort
offensante. On ne peut guere douter
que Tout-Ou-Rien ne fût alors dans le
dessein de le quitter, et que la passion
qu' elle avoit eue pour lui ne fût bien
près de finir ; mais comme dans les
querelles qu' ils avoient eues ensemble, il
lui avoit toujours reproché, et la facilité
avec laquelle elle formoit de nouveaux
engagemens, et le peu de tems
que les siens duroient, elle crut qu' elle
devoit lui laisser tout l' odieux de cette
rupture, et attendre qu' il se déclarât.
Il y avoit déassez long-tems qu' il
périssoit d' ennui avec elle, et qu' à son tour
il la faisoit mourir d' impatience, lorsqu' enfin,
elle se détermina à lui parler.
Ils étoient tous deux seuls une après-dînée.
p175
La fée sur un sopha faisoit tristement
des noeuds dans un coin du sallon ;
et le prince, étendu sur une bergere,
et le plus loin d' elle qu' il lui avoit
été possible, lisoit, bâilloit et dormoit
tour-à-tour. Elle le regarda quelque
tems d' un air indigné, et pensa commencer
l' entretien par quelques termes
qui l' auroient d' autant moins flatté, qu' il
les ritoit plus ; mais le besoin qu' elle
croyoit avoir de le mettre dans son
tort, l' emportant sur sa colere : ce livre,
lui dit-elle d' un air tranquille, me
paroît, seigneur, vous intéresser assez
peu ? Cela est vrai, madame, répondit-il
sans la regarder. Mais, puisqu' il vous
ennuie, repartit-elle, que ne le quittez-vous ?
Je ne me flatte pas de pouvoir
remplir vos momens de façon à
ne vous laisser rien à desirer : mais je
vaux, assurément bien peu, si je ne
vaux pas un mauvais livre. Le prince
ne lui répondit pas, et continua sa lecture.
La façon dont vous agissez, continua-t-elle,
n' est pas polie, et je crois que,
sans passer pour ridicule, je pourrois
m' en plaindre. Je n' en ferai pourtant
rien ; ce n' est pas que je ne sente ce
procéjusques au fond du coeur : mais
comme vous n' en penseriez pas comme
p176
moi, et que mes plaintes ne m' en rendroient
que plus insupportable encore
à vos yeux, je crois, sur cet article,
ainsi que sur beaucoup d' autres, devoir
me renfermer dans un respectueux silence.
Mais en vérité ! Madame, répondit-il
du ton du monde le plus ironique, rien
n' est si beau que votre indulgence ! Quoi !
Je suis auprès de vous ! J' ai l' audace de
lire ! Et vous me le pardonnez ! Cela est
héroïque ! Et, à mon avis, vous ne vous
en vantez pas assez.
L' air railleur qu' il joignoit à ces paroles,
par elle-mêmes déassez insultantes,
mirent la fée dans une fureur si
grande, que son premier mouvement
fut d' anéantir le téméraire qui osoit lui
manquer à ce point : elle le fixa un instant
avec des yeux anis par la plus
forte indignation ; mais comme dans le
fond elle n' étoit pas cruelle, et qu' elle
ne l' aimoit plus assez pour qu' il blessât
beaucoup son coeur, elle se remit, et
commença, avec toutes les apparences
du sang-froid le plus grand, à lui détailler
tout ce qu' il avoit fait contre elle depuis
trois mois. Comme l' emportement
est plus facile aux gens qui ont tort que
la justification, Schézaddin, à ce récit,
entra dans une fureur inexprimable, et
p177
lui dit pendant assez long-tems les choses
les plus offensantes et les plus dures.
Tout-Ou-Rien, qui ne perdoit pas de vue
son objet, loin d' imiter le prince, mit
dans ses réponses autant de modération
qu' il mettoit de fureur dans les siennes,
et parvint enfin, par cette douceur, à
lui faire honte de son emportement et
à le rendre plus tranquille.
Que puis-je faire de plus pour vous,
seigneur, lui dit-elle ; vous m' avez aimée ;
j' ai partagé votre tendresse. Lorsqu' elle
s' est éteinte, ou que je commençois
du moins à ne vous plus être
si chere, avec quelle patience n' ai-je pas
supporté vos bizarreries, vos froideurs
et vos injustices. L' esclave le plus soumis
pouvoit-il l' être plus que je ne l' ai
été ? Vous m' avez quittée ; m' est-il
échappé une plainte ? Vous avez voulu
revenir à moi ; ne m' avez-vous pas retroue
aussi tendre que dans le tems que
vous méritiez le plus mes bontés ? Enfin,
vous ne m' aimez plus ; et vous
voyez avec quelle douceur je vous
parle, sur une inconstance, dont vous
n' ignorez pas que je ne puis être que
fort affligée. Mais, enfin, il est tems de
vous décider. Je suis lasse de me voir
tour-à-tour l' objet de vos fantaisies,
p178
ou la victime de votre légéreté : également
fatiguée de nos brouilleries et de
nos raccommodemens, ce jour, je le
veux, doit fixer notre sort. Quoique je
vous aime peut-être moins que je ne
vous ai aimé, il me seroit impossible
de vous exprimer à quel point vous
m' êtes encore cher. Il ne tient qu' à vous
enfin de me retrouver telle absolument
que vous m' avez vue pour vous ; mais,
je vous jure, et par le bouclier de Gani,
que si après cette derniere épreuve
que mon coeur, trop foible sans doute,
veut bien encore tenter, je vous vois
aussi injuste avec moi que vous l' avez
été, que si vous me trompez, enfin, rien
ne peut vous dérober à ma vengeance.
Le ton dont elle parloit, étonna
Schézaddin. Persua, par ce qui venoit
de lui arriver avec la fée, que ce seroit
vainement qu' il s' exhorteroit à l' aimer ;
et plus las encore de se contraindre
qu' il n' étoit effrayé des menaces qu' elle
venoit de lui faire, après avoir rêvé
quelque tems : rien n' est si juste, madame,
lui dit-il, que ce que vous me demandez.
Je suis déjà assez coupable à
vos yeux, et aux miensmes,
de n' avoir plus pour vous les sentimens
que vous méritez, sans me noircir
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par une perfidie qui me paroîtroit
beaucoup moins pardonnable que mon
inconstance. Il est donc vrai que vous ne
m' inspirez plus ces sentimens et ces
transports qui ont fait le bonheur de votre
vie et de la mienne ; et il ne l' est pas
moins, que s' ils se sont évanouis, ce
n' est qu' à vous seule que vous devez vous
en prendre.
Alors il raconta à Tout-Ou-Rien, avec
la plus exacte sincérité, l' effet qu' avoit
produit sur lui la confidence qu' elle avoit
eu l' imprudence de lui faire. Eh quoi ?
Seigneur, lui dit-elle, se peut-il que
vous teniez à une idée aussi chimérique
que la vôtre, au point que je n' aie pu
la blesser sans détruire dans votre coeur
la violente passion que j' avois eu le bonheur
de vous inspirer, et croirai-je que
le préjupuisse avoir tant d' empire
sur le sentiment ! Ah ! Si ce n' est que-dessus
que votre inconstance est fondée,
vous n' êtes pas encore perdu pour moi !
Je crains que vous ne vous trompiez,
madame, répondit-il modestement.
Quand vous me prouveriez même que
je pense le plus faussement du monde
sur la façon dont une passion doit naître,
pourriez-vous me rendre tout l' amour
que j' ai perdu ; et tous les jours
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n' éclaire-t-on pas l' esprit, sans convaincre
ou toucher le coeur ? Mais, prince,
reprit doucement la fée, m' auriez-vous
aimée, si le destin ne l' avoit pas permis ?
D' ailleurs, qu' importe que vous ayez
, autant à mon adresse qu' à mes charmes,
ce coup de foudre dont vous vous
êtes senti frappé ? Quelle autre, avec le
me pouvoir, fera jamais pour vous
tout ce que j' ai fait, et par quelle
bizarrerie faut-il que plus je vous ai prou
d' amour, moins je puisse vous en inspirer ?
Je ne le conçois pas mieux que vous-même,
madame, repliqua-t-il ; mais encore
une fois, c' est votre faute. Puisque
mon erreur vous étoit si favorable, et
que vous ne pouviez perdre qu' à me l' ôter,
pourquoi m' instruire de ce que vous
aviez fait pour me plaire ? Si cette idée
seule n' avoit pas fait naître ma tendresse
pour vous, elle avoit du moins secondé
vos charmes, et aidoit à ma constance.
Persuadé, par tout ce qui s' étoit passé
d' extraordinaire entre vous et moi,
avant que je vous eusse vue réellement,
que c' étoit à vous seule que le ciel
m' avoit réservé, j' aurois cru aller contre ses
ordres mêmes, si j' eusse un instant songé
qu' une autre que voust exister pour
moi. Plus enfin, vous aviez eu pour
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me toucher besoin de vous prêter à mes
idées, plus vous deviez me laisser toujours
ignorer que je devois en partie
ma tendresse pour vous à vos soins.
Tout-Ou-Rien et le prince disputerent
long-tems encore sur cet article ;
mais ce fut en vain qu' elle tâcha de le
convaincre que rien n' étoit plus ridicule
que ses opinions. Elle le réduisoit souvent
à ne sçavoir que lui pondre, sans
pouvoir le ramener à ces sentimens,
qu' il lui auroit été si doux de lui rendre.
Enfin donc, seigneur, lui dit-elle, il
est certain que vous ne m' aimez plus.
Je crois, madame,pondit-il, que
c' est trop dire. Il est vrai que j' ai perdu
de mon amour ; mais il ne l' est pas que
je n' en sente plus du tout. Si vos agrémens
agissent sur moi, avec moins de
vivacité qu' autrefois, je ne vous vois
pas toujours sans émotion, et il me seroit,
sans doute, encore plus douloureux de
vous perdre, que de...
quoiqu' après toutes les impertinences
qu' il avoit dites à la fée, une de
plus n' eût pas dû l' effrayer, il craignit
cependant de l' offenser, s' il achevoit ce
qu' il avoit eu le dessein de lui dire. Mais
comme il étoit dans ces sortes de situations,
que les femmes raisonnables ne
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veulent jamais comprendre, et dans
lesquelles les hommes qui pensent le
mieux se trouvent plus souvent qu' ils
ne disent, et peut-être qu' ils ne voudroient,
il crut devoir à Tout-Ou-Rien
une tournure un peu plus honnête que
celle dont il avoit d' abord pensé se
servir : il voulut du moins l' instruire de
ses intentions. Mais pourquoi, lui dit-il en
s' interrompant, nous séparerions-nous ?
Je ne vous déplais pas ; et vous sçavez
quel est le goût que je conserve pour
vous. Combien n' y a-t-il pas de gens
qui ressentent l' un pour l' autre un amour
effréné, et que l' amitié n' unit point ?
Formons des noeuds différens. Attachés
l' un à l' autre par ce sentiment qu' ils ne
connoissent pas, retranchons seulement
de notre liaison ces mouvemens impétueux
et cette servile dépendance qui,
peut-être, nuisent plus à l' amour, qu' ils
ne lui prêtent de charmes. Pour nous
aimer avec moins detulance et plus
d' égalité, pensez-vous que nous en
soyons moins heureux ? Nous ne nous
verrons pas à tout moment, j' en conviens ;
mais peut-être aussi nous en plairons-nous
davantage ; et pour avoir,
lorsque nous nous trouverons dans les
bras l' un de l' autre, l' imagination un peu
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moins ardente... je n' entends pas
bien, seigneur, interrompit-elle en rougissant,
ce que vous me faites l' honneur
de me dire. Qu' est-ce que ce sentiment
intermédiaire dont vous me parlez, et
quel est, s' il vous plaît, l' arrangement
que vous faites entre nous ? Mais, madame,
reprit-il, un peu déconcerté par
les questions de la fée, je suis surpris
que vous ne m' entendiez pas. Rien n' est,
à mon sens, moins obscur que ce que
je disois. J' ai compris, en effet, repartit-elle
froidement, que sans être, ni
mon amant, ni mon ami, vous vouliez
cependant jouir avec moi des droits
de l' un et de l' autre ; que j' eusse la
complaisance de me livrer à vos desirs,
lorsque le désoeuvrement et le caprice vous
en inspireroient encore pour moi, et
qu' il n' y eût, enfin, entre nous deux
que le sentiment de moins : mais je vous
avoue qu' il m' a paru si peu croyable
que l' on pût avoir sur moi de si absurdes
prétentions, et que l' on osât me les
déclarer, que j' ai craint de me tromper,
en interprétant vos paroles, comme je
vois qu' elles devoient l' être. Seigneur,
ajouta-t-elle d' un air fier et en se levant,
j' ai toujours eu mes raisons pour me
rendre. Si l' on peut me reprocher quelques
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foiblesses, je ne les ai du moins
dues qu' à l' amour, ou à des mouvemens
qui lui ressembloient assez, pour que je
pusse m' y tromper : mais je n' ai jamais
volé, de sang froid, dans les bras de
personne, et ne connois pas d' aussi
honteuses complaisances que celles que vous
me proposez. Je vous aurois, peut-être,
pardonné de me haïr ; mais je n' oublierai
jamais les marques de mépris que
vous osez me donner aujourd' hui...
mais, non, reprit elle d' un air ironique,
après avoir un peu rêvé, je vous
ai trop tendrement aimé pour ne pas
me souvenir toujours que vous m' avez
été cher. Malgré vous-même, je travaillerai
au bonheur de votre vie ; et
puisque vous ne pouvez, ni vous passer
d' aimer, ni aimer sans ce coup de foudre
qui arrive si rarement, et dont pourtant
on se croit si souvent atteint, je
tâcherai d' obtenir du destin qu' il vous
le procure, que vous puissiez, à votre
tour, frapper aussi fortement que vous
serez frappé vous-même, et que le choix
qu' il vous fera faire, vous couvre d' autant
de gloire, que d' ailleurs il vous rendra
heureux.
Schézaddin, que la fureur froide de
Tout-Ou-Rien, et les promesses qu' elle
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lui faisoit de s' intéresser pour lui, alarmoient
également, voulut en vain la
calmer. C' en est assez, lui dit-elle avec
hauteur ; je ne sçais s' il vous reste encore
quelque chose à me dire ; mais je
n' ai plus rien à entendre : disparoissez.
à ces mots, le prince se sentit enlever
du palais de la fée, et, en peu d' instans,
se retrouva dans son palais avec Taciturne,
qui n' avoit pas voyagé dans les airs
avec tant de tranquillité d' esprit
qu' il n' en tremblât encore d' effroi.
Là, dit Schah-Baham ; mais voyez
aussi cet imbécille avec son coup de foudre !
Dites moi un peu, si vous le pouvez,
ce qui l' empêche de prendre pour
bon ce que la fée lui a fait ? Cela lui
coûtoit-il donc tant ? Je ne sçais, au
surplus, si ce que je vais dire le choquera
ou non ; mais pour moi, je trouve,
à parler franchement, qu' il a tort ;
et l' on peut m' en croire, parce qu' il est
vrai que moi, à qui personnellement
cela ne fait rien, je ne le dirois point,
si je pouvois, avec justice, m' en dispenser.
Le voilà pourtant, c' est-à-dire, toutes
flexions faites, bien avancé à présent !
C' est qu' il n' a, comme on dit, qu' à
se bien tenir. En vérité, il y a réellement
des gens qui sont trop bêtes ! Moi,
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qui connois les fées, je sçais où tout
ceci mene, et je ne voudrois pour rien ;
mais je dis, pour rien, être à sa place.
En effet, dit la sultane, l' imprudence
de Schézaddin et la colere de la fée
nous annoncent de terribles événemens.
Grands, fort singuliers, ts-grands !
Repliqua-t-il, vous verrez ! Eh bien ! Ce
Taciturne l' avoit prévu, pourtant, et
certes il falloit, pour avoir si bien lu
dans l' avenir, que ce ne fût pas un sot.
Je m' en étois aussi, moi, un peu douté ;
et la preuve de cela, c' est que j' ai
plus de cent fois été tenté d' avertir le prince,
que je croyois qu' il se conduisoit mal ;
mais après tout, quand je l' aurois fait,
cela n' auroit servi à rien. On n' évite pas
sa destinée.
LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 14
La façon dont la fée venoit de se séparer
de Schézaddin, et les menaces
dont ses adieux avoient été accompagnés,
n' effrayerent point ce prince, qui,
en ce moment, se sentoit si las d' elle,
qu' il n' y avoit rien qu' il n' eût préféré
au malheur de vivre plus long-tems
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sous son empire. Aussi fier de son inconstance
que si l' amour de la gloire en
eût été le motif, il passa les premiers
jours de sa liberté à se féliciter de la
grandeur d' ame avec laquelle il s' étoit
arraché à sa foiblesse. De quels remords
n' étoit-il même pas déchiré, quand il
se rappelloit tout ce qu' il lui avoit
sacrifié, et quelles excuses n' en croyoit-il
pas devoir à l' univers ! Par quels exploits
pourroit-il jamais effacer la honte dont
il venoit de se couvrir, et le malheur
affreux d' avoir aimé ? Après qu' il eut
goûté quelque tems le stérile plaisir de
se croire un homme extraordinaire,
il commea à regretter le bonheur
d' aimer. De ce regret dont, malgré
lui-même, il étoit toujours dévoré,
il vint à penser quelquefois à Tout-Ou-Rien ;
la tendresse qu' elle avoit eue pour
lui, ses charmes, ces momens enchanteurs
son ame s' égaroit dans cette
douce volupté que l' amour seul peut produire ;
ces riens qu' il amene si nécessaires
au bonheur de la vie, puisqu' eux
seuls sçavent en remplir les instans, se
peignoient sans cesse à son imagination ;
et ce souvenir lui rendoit insupportable
cette tranquillité après laquelle il
avoit soupiré si long-tems. Sombre et rêveur,
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cherchant par-tout le plaisir, et le
plaisir le fuyant par-tout, il connut, mais
trop tard, de quel prix est un amusement
de coeur, et de combien, quelque langueur
qui soit ordinairement attachée à
l' habitude de jouir, le goût le plus foible
est préférable à ce triste repos qui
accompagne l' indifférence. Ni les soins
inséparables du trône, ni tout ce que sa
puissance pouvoit lui offrir de dissipations,
ne remplissoient le vuide affreux, que sa
rupture avec la fée avoit laissé dans son
coeur, et qu' il n' avoit jamais senti près
d' elle, dans le tems même qu' il y
languissoit le plus. Ah ! Que dans ce
désoeuvrement cruel, la plus légere de ces
faveurs qui lui étoient devenues un supplice
lui auroit été précieuse ! Avec quelle
joie ne seroit-il pas tombé aux genoux
de cette même femme, de qui la présence
et la tendresse le fatiguoient si cruellement !
Quand il se rappelloit tout ce que
la fée lui avoit fait éprouver de transports,
et combien tendrement il l' avoit
aimée ; jusques au funeste instant où elle
l' avoit désabusé, il ne pouvoit croire
qu' une autre qu' elle pût faire plus
d' impression sur lui, et que ce coup de
foudre dont il vouloit être frappé, lui
procurât jamais de plus grands plaisirs que
p189
ceux dont il avoit joui en l' aimant. Toutes
ces réflexions l' auroient sans doute
ramené encore une fois à Tout-Ou-Rien,
si cette fée ne pouvant plus vivre dans
des lieux où tout lui retraçoit sa foiblesse
et ses malheurs, n' eût quitté son palais
dans le même moment qu' elle s' étoit séparée
de Schézaddin.
Las de s' occuper toujours d' un objet
dont la possession lui étoit à jamais
interdite, il crut que l' unique moyen qu' il
eût pour l' effacer de son souvenir, et
de perdre son ennui, étoit de se faire un
nouvel amusement. Depuis que son
affaire avec la fée avoit appris aux
femmes de sa cour qu' il étoit possible
de lui plaire, et que sa rupture
avec elle leur avoit fait croire qu' elles
ne risqueroient rien à se remettre sur
les rangs, elles avoient recommen
leurs poursuites ; et l' on assure même
qu' il y en eut qui se respecterent assez
peu pour lui écrire qu' il ne tiendroit
absolument qu' à lui, qu' elles ne lui
voulussent beaucoup de bien ; mais ce sont
de ces choses qu' il est bon de ne pas
croire qu' elles ne soient bien prouvées.
Ce qu' il y a de sûr, c' est que Schézaddin,
moins farouche qu' avant qu' il eût
aimé Tout-Ou-Rien, leur tint plus de
p190
compte qu' autrefois de leurs attentions
pour lui. Quoiqu' aucune d' elles ne le
touchât, il imagina qu' en se rendant à
leurs desirs, elles feroient naître les
siens : mais lorsque dans le nombre des
beautés qui se proposoient, ceros
se choisit un vainqueur, et que les articles
dress et le jour pris, il se rendit
dans sa petite maison, il se trouva si peu
d' envie d' aimer, qu' il n' eut jamais la force
de s' engager avec un objet qui, tout
aimable et tout bien disposé qu' il étoit,
ne prenoit pas plus sur ses sens que sur
son coeur. Cette premiere épreuve ne
lui suffisant point, il en tenta quelques
autres, qui n' eurent pas plus de succès ;
et aucune des femmes de Tinzulk n' eut
la consolation de pouvoir au moins se
plaindre de son inconstance. Désespéré
de chercher vainement l' amour, et de
n' avoir pas seulement le bonheur de trouver
une femme qui pût lui inspirer la
plus légere partie du goût qu' il avoit
pour la fée, lors même qu' elle lui en
inspiroit le moins, il renonça à la
coquetterie, et redevint plus héros et plus
triste que jamais.
Pour amuser son loisir, qui ne laissoit
pas d' être long (car, combien de tems
n' a-t-on point de reste quand on n' aime
p191
pas ! ) il alloit quelquefois à la chasse,
toujours suivi de son ennui, il s' écartoit
souvent pour rêver et pour essayer
s' il ne trouveroit pas dans sesflexions
plus de ressource que dans ses
amusemens.
Un jour qu' il s' étoit, à son ordinaire,
dérobé à ses courtisans, et que Taciturne
seul étoit resté auprès de lui, il
s' occupa si long-tems de ses idées, que
la nuit le surprit dans la forêt. Les ténebres
étoient si épaisses, et le lieu
le goût de la solitude l' avoit conduit
étoit si sauvage, qu' il crut que ce seroit
en vain que dans l' obscurité il chercheroit
à s' y frayer une route, et qu' il aima
mieux y attendre tranquillement le retour
de l' aurore, que de passer la nuit à
se fatiguer inutilement.
Nous allons, dit-il à son favori, passer
ici une nuit assez fâcheuse. Si nous
étions amoureux, nous trouverions
dans nos tendres rêveries de quoi abréger
les instans ; mais cette ressource nous
manque. Si tu me faisois un conte ? Eh
bons dieux, repliqua Taciturne, n' êtes-vous
pas déjà assez excédé des fées, sans
vouloir encore qu' on vous parle d' elles ?
D' ailleurs, que voudriez-vous faire d' un
conte ? Un tissu de sottises et de platitudes
p192
est-il fait pour vous amuser ? Ce n' est
pas avec autant d' esprit que vous en
avez, que l' on peut se plaire à de
pareilles miseres ? Laissons à ces gens bornés,
qui ne sçavent pas même tirer parti de
leur oisiveté, à faire, ou à entendre des
contes ; et loin de... visir ! Interrompit
le sultan, j' ai exprès laissé aller votre
fat de Taciturne, pour voir un peu
jusques où iroient son insolence et sa bêtise ;
mais, ou je ne suis pas sultan, ou il
n' en dira pas davantage. Sçavez-vous
bien que l' on en fait enfermer tous les
jours qui ne le méritent pas tant que lui ?
Sire, répondit le visir, je crois que Taciturne
étoit plus bête que méchant. Pour
bête, cela n' est pas douteux, reprit
Schah-Baham ; pour sçavoir à quel
point il l' est, il n' y a qu' à l' entendre.
Mais, de plus, j' ai fort bien remarq que
c' est un sournois qui, sans faire semblant
de rien, cherche à se moquer de mon
grand' pere ; et je m' étonne que vous
n' ayez pas senti cela comme moi. Croyez-moi ;
oubliez ce qu' il a dit sur les contes
et sur les gens qui aiment qu' on leur en
fasse : aussi-bien n' est-ce pas à lui qu' il
appartient d' en juger.
Après plusieurs propos aussi ridicules
que ceux que votre majesté vient de relever
p193
si judicieusement, repartit le visir,
Taciturne, malgré son dégoût pour
les contes, en alloit commencer un (et
le prophete sçait comme il s' en seroit
acquitté) lorsqu' une lumiere fort éclatante
frappant tout d' un coup leurs yeux,
interrompit leur entretien. Comme ils
ne connoissoient dans cette forêt aucun
lieu quit habité, que cette lumiere
devenant à chaque instant plus vive,
sembloit les environner, et qu' ils ne
voyoient rien qui lui servît d' aliment,
Taciturne crut que c' étoit un météore,
et pour se tirer du lieu ils étoient,
et s' exempter du conte qu' on lui demandoit,
dit à son maître, qu' il falloit
en profiter pour gagner quelque route
de la forêt qui leurt connue ; ils
remonterent à cheval, mais ils eurent à
peine quitté leur fort, qu' ils virent des
deux côtés sortir du sein de la terre
une prodigieuse quantité de flambeaux
de poing, tous allumés. Quoiqu' un phénomene
si singulier leur causât quelque émotion,
ils suivirent la route que les
flambeaux leur traçoient, et qui les
conduisit enfin à une grande salle de
verdure, qui étoit éclairée par plus de six
mille lustres de diamant, qui pendoient
aux branches des arbres.
p194
Une symphonie lodieuse qui, en
cet instant, vint frapper leurs oreilles,
augmenta leur étonnement. Quelque
agréable qu' elle fût, elle pensa obliger
Schézaddin à retourner sur ses pas ; non
qu' il hait la musique, puisqu' il étoit,
sans contredit, un des premiers violons
de son royaume ; mais tout ce qu' il
voyoit lui rappelloit Tout-Ou-Rien,
et il ne l' avoit pas assez bien quittée,
pour ne devoir pas craindre sa colere.
Ces réflexions le retinrent quelque tems ;
il regarda Taciturne, qui trembloit dé
de peur, et qui depuis le voyage que la
fée lui avoit fait faire par les airs,
craignoit mortellement tout ce qui avoit de
l' apparence de la féerie. Pouvez-vous
balancer, seigneur, dit-il au roi ; et
détesté d' unee comme vous l' êtes,
seroit-il prudent à vous de céder à votre
curiosité ? C' est précisement parce
qu' elle m' a menacé de sa vengeance,
pondit le roi, en descendant de cheval,
que je veux sçavoir ce que c' est
que tout ceci ; elle auroit trop d' avantage
sur moi, si elle pouvoit un seul
moment s' en faire craindre.
En achevant ces paroles, il s' avança
fiérement vers la salle ; et alloit tirer
une portiere d' étoffe d' or qui la fermoit
p195
de son côté, lorsque Taciturne se jettant
à ses pieds, le supplia encore de ne pas
s' engager si légérement, et de morer
son courage. Il parla long-tems sans
rien gagner sur ce prince, qui persuadé
de plus en plus, que des choses aussi
extraordinaires que celles qui s' offroient à
leurs yeux, étoient l' ouvrage de Tout-Ou-Rien,
vouloit prouver à cette fée qu' on
ne l' effrayoit pas aisément. Au
nom des dieux ! Seigneur, lui dit encore
Taciturne, ne précipitez rien. Vous ne
serez que trop le maître d' entrer quand
il vous plaira : mais avant que de prendre
ce parti, allons à la découverte
et voyons dans une de ces sombres allées
si nous ne rencontrerons personne
qui puisse nous apprendre nous
sommes, et ce que l' on peut vouloir
de nous.
Quelque peu dispo quet Schézaddin
à adopter les frayeurs de Taciturne,
il fut si vivement pressé par lui, qu' enfin
il se laissa entraîner assez loin de cette
salle, qui donnoit à son favori de si
tristes ies. Comme ils se promenoient,
et que Taciturne employoit en vain
toute son éloquence, pour détourner
son maître de tenter cette aventure, ils
entendirent parler assez près d' eux. Voilà
p196
ce que tu cherchois, lui dit le roi,
approchons, et tâchons de surprendre aux
gens qui s' entretiennent, quelqu' un de
leurs secrets : peut-être nous sera-t-il
utile ?
à ces mots, ils s' approcherent doucement
du bosquet ils entendoient
parler, et reconnurent bientôt que c' étoit
deux femmes qui s' entretenoient ensemble.
Non, Céïze, disoit une d' elles,
je me connois mieux que vous aux motifs
des empressemens qu' il a pour moi ;
l' ambition et non l' amour est ce qui me
l' attache. Mais quand je pourrois le
croire véritablement amoureux, il ne
m' en plairoit pas davantage. Le prince
des sources bleues s' indigne de mon
indifférence, plus qu' il n' en est touché ; et
j' ai trop de fierté pour donner jamais
mon coeur à quelqu' un qui croit me faire
grace de me rendre des soins, et que je
vois plus surpris qu' affligé de ne m' avoir
pas encore rendu sensible.
Entendez-vous, seigneur, dit tout
bas Taciturne ? Le prince des sources
bleues ! Ou ce sont des gens qui se font
des contes, ou ce sont des fées : encore
une fois, laissons-les-là. Je connois
Madame Tout-Ou-Rien, et si je ne la
craignois pas, je vous dirois des choses qui
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vous ôteroient peut-être à jamais l' envie
de braver sa colere et sa puissance.
Pour toute ponse, le roi se fâcha de
ce qu' il l' empêchoit d' entendre la
conversation de ces deux femmes, et le
menaça de son indignation, si, tant qu' il
lui plairoit de les écouter, il osoit ouvrir
la bouche, et faire même le moindre
bruit.
Quand tout ce que vous dites seroit
vrai, reprit celle qui avoit déjà parlé,
ce ne seroit point par de pareilles
considérations que je pourrois me déterminer.
Envelop dans la même disgrace
que nous, ce n' est point à lui qu' il est
serde terminer nos malheurs, et
lui-même n' en doute pas. Mais quand ce
bonheur, qui m' est promis par les destinées,
ne pourroit m' arriver que par
lui, j' aimerois mieux y renoncer à jamais
que de lui donner la main. Ah,
madame ! S' écria l' autre, songez-vous
bien à ce que vous dites, et votre haine
peut-elle vous aveugler à ce point-là sur
vos intérêts ? Eh ! Que me fait, repliqua-t-on,
l' état dans lequel on m' a réduite ?
De la façon dont je pense, peut-il
être un supplice pour moi ? Et vous,
qui devriez si bien me connoître, pouvez-vous
croire qu' une chose, qui ne
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blesse que la vanité, me soit si sensible ?
Madame, repliqua Céïze, vous ne serez
pas toujours indifférente, et vous
regarderez peut-être un jour, comme le
plus cruel de vos malheurs, ce que vous
supportez à présent avec tant de philosophie.
Si, comme on me l' a promis, reprit-on, je
ne dois aimer que lorsque je
sçaurai plaire, je ne vois pas ce qu' il
y a de si terrible dans mon état ; rien ne
troubleroit, en effet, ma tranquillité,
si le prince des sources bleues pouvoit
me voir desmes yeux que les autres,
et ne pas s' obstiner à me demander des
sentimens qu' il ne lui est pas possible de
m' inspirer. Plaire à quelqu' un que l' on
n' aime point, est, à mon sens, un supplice
bien plus cruel que de ne pouvoir
plaire à personne ; et j' avoue que je ne
suis pas assez coquette pour m' amuser
des soupirs d' un homme de qui je ne
partage pas la passion. Mais l' heure s' approche,
et quelque ennuyeuses que je
trouve ces fêtes que nous essuyons depuis
si long-tems, quelque inutiles
mes que jusqu' à présent elles nous
soient, il faut que je me rende où l' on
m' attend. Il est vrai, madame, qu' il est
bien cruel de danser comme nous faisons,
à propos de rien, et que nous
p199
ayons le bal tous les jours. J' aimois la
danse, mais je suis si lasse des rigodons
politiques, dont monsieur votre pere
s' est mis en tête de nous régaler, que s' il
n' imagine pas quelqu' autre chose, il
faudra que je meure de son ingénieux
stratagême.
à ces mots, elles se leverent, et marcherent
du côté de la salle de verdure.
Eh bien ? Seigneur, dit Taciturne à son
maître, en le voyant immobile, irez-vous
au bal ? Schézaddin, sans lui répondre,
suivit les femmes qu' il venoit
d' écouter. Oui, dit-il, en revenant à
lui-même, quand j' y devrois périr à force
de danser, ou de quelque façon que ce
puisse être, je veux satisfaire la curiosité
la plus vive que l' on ait jamais eue.
Au reste, ajouta-t-il, tu me suivras, si
tu veux ; sans compter que naturellement
tu n' as pas un gt extrême pour
la danse, cette aventure peut avoir une
fin funeste ; tu le crains, du moins, et il
ne me paroît pas juste de t' exposer à
mourir de peur pour quelque chose qui
ne t' intéresse pas. Oh ! Reprit Taciturne,
piqué du discours du roi, je suis plus
prudent que poltron, et j' ose vous assurer,
seigneur, que quels que soient les
périls qui nous attendent ici, vous me
p200
les verrez affronter avec toute l' intrépidité
digne d' un homme pour qui vous
daignez avoir quelque estime.
Alors il s' avança à grands pas vers la
salle de verdure, et levant une portiere,
prépara le passage à son maître, et
le suivit avec toute l' audace qu' il lui
avoit promise.
Ah mon dieu ! S' écria Schah Baham,
voilà qui est horrible ! Je sçais bien qu' il
faut qu' un roi ait du courage ; du moins
on me l' a tant dit, qu' enfin on me l' a fait
croire : mais dites-moi un peu, je vous
prie, s' il y a le sens commun dans ce
que fait le roi d' Isma, sur-tout ayant
une fée sur les bras ? Lui sied-t-il d' ailleurs,
convient-il à ce qu' il est de s' en
aller danser avec toutes sortes de gens
qu' il ne connoît pas, et qui, peut être,
ne sont que des especes , qu' il ne devroit
seulement point regarder ? Vous auriez,
sans doute, lui dit la sultane, eu moins
de folie et plus de dignité ? Pourtant,
vous êtes curieux ; un prince des sources
bleues ! Un bal politique ! Il est bien
difficile de s' empêcher de sçavoir ce que
c' est que tout cela. Oh ! Vous seriez entré !
Moi ! Reprit le sultan, vous ne
m' entendez donc point ! Je vous dis que
j' ai la peau de poule de le sçavoir là-dedans.
p201
Jugez si j' en aurois fait autant que
lui. Je suis curieux, j' en conviens, mais
je suis prudent ; et cela fait une
différence.
LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 15
Il seroit difficile d' exprimer la surprise
que Schézaddin ressentit, lorsqu' au
lieu de fées et de génies qu' il craignoit
de trouver dans cette salle, il ne
vit sur des gradins superbes qu' une
prodigieuse quantité d' autruches, de grues,
d' oies et de dindons, aussi magnifiquement
mis en habits de bal, qu' on le
puisse être. Douze grandes autruches
ares de pied en cap, et qui paroissoient
être de garde à la porte par laquelle
il étoit entré, s' arrêterent à sa
vue, et lui rendirent tous les respects
qui lui étoient s. étonné d' un spectacle
si singulier, il étoit prêt de s' en
retourner, sans être tenté de pousser plus
loin l' aventure, lorsqu' un grand rideau
qui séparoit le fond de la salle de
l' endroit où il se trouvoit, se levant
tout-à-coup, offrit à ses regards le trône du
monde le plus éblouissant. Deux autruches
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couronnées, qui le remplissoient,
en descendirent en voyant Schézaddin,
et accompagnées de toute leur cour,
s' avancerent majestueusement vers lui.
Ce prince qui étoit déjà fort étonné
de tout ce qu' il voyoit, le fut bien plus
encore, lorsque les deux autruches
vinrent lui faire la révérence. Cependant,
il la leur rendit avec beaucoup de
politesse. Alors elles lui firent signe de
monter avec elles sur le trône. Quelque
difficile qu' il fût d' entendre ce que vouloient
dire deux autruches qui ne parloient
pas, le roi qui, à la vérité,
avoit bien de l' esprit, ne s' y méprit pas
une minute, les suivit, et s' assit entre
elles deux, de l' air d' un homme fait
pour occuper une pareille place, en
quelque lieu qu' il puisse se trouver. Il
n' y fut pas plutôt, que les oisons et
les autres volatiles du bal pousserent
des cris de joie si perçans, que lui et
Taciturne qui s' étoit assis à ses pieds,
penserent en être assourdis.
Votre majesté a quelquefois entendu
des oies crier, demanda le visir au
sultan ? Oh ! Mon dieu ! Oui ; répondit
Schah-Baham, et même beaucoup. Mais
on en dira ce qu' on voudra, je ne trouve
pas, moi, que cet oiseau ait la voix
p203
si belle. Et les autruches ? Demanda encore
le visir. Les autruches ? Dit le sultan ;
attendez : je suis l' homme du monde
le plus trompé, si elles ne parlent pas
comme nous. On ne peut pas moins, dit
la sultane, il y a beaucoup d' hommes
qui ne pensent pas plus que des autruches ;
mais il n' y a point d' autruches
qui parlent comme les hommes. Je soutiens
le contraire, repliqua Schah-Baham,
et assez ordinairement je sçais ce
que je dis ; au reste, qu' elles parlent, ou
ne parlent pas, c' est la chose du monde
qui m' intéresse le moins.
Quand il eut plû aux animaux susdits
de se taire, continua le visir, on vit
entrer une jeune oie, qui avoit un domino
couleur de rose, et qui étoit mee
par un dindon panaché, frisé, et
paré avec le dernier soin, et dont la
mine étoit fiere, et la démarche audacieuse.
Ces augustes personnages étoient
entourés d' une cour composée comme
celle des deux autruches ; mais plus
vive, plus bruyante et plus folâtre.
Cette oie vint de l' air du monde le
plus noble, faire devant le trône une
profonde révérence, que Schézaddin lui
rendit avec beaucoup de respect. Elle
alla ensuite se placer sur une estrade fort
p204
élevée, qui étoit à la droite de leurs
majestés ; et l' arrogant dindon, avec
lequel elle étoit venue, s' y perchant
auprès d' elle, se mit sur le champ à lui
parler bas avec un air d' intérêt et de
vivacité, qui sembloit annoncer, ou
qu' il en étoit amoureux, ou qu' il vouloit
le paroître.
Il restoit encore une estrade à remplir ;
et elle le fut bientôt par une grue
en domino bleu, de qui la physionomie
dédaigneuse, et l' air capable qui étoit
pandu dans toute sa personne, disoient
assez que ce n' étoit pas la grue de
cette cour qui se croyoit le moins de
rite.
à l' arrivée de l' oie au domino couleur
de rose, Schézaddin s' étoit senti
une émotion particuliere que chaque
moment augmentoit. Il étoit offen au
dernier point des familiarités que le
dindon prenoit avec elle ; et il fut mille
fois tenté d' aller interrompre leur
conversation. L' oie cependant ne paroissoit
pas s' y livrer avec autant de vivacité
que le dindon ; ses yeux se portoient
rarement sur lui, et ne s' y arrêtoient
pas ; pour en obtenir une réponse,
il falloit qu' il la tirât plus d' une fois
par la manche ; il rioit, et ne la faisoit
p205
pas rire ; lui racontoit quelque chose,
et ne parvenoit pas à la tirer de sa
distraction. à en juger d' après tout cela,
l' on pouvoit croire que ce dindon intéressoit
l' oie fort médiocrement : mais comme
le silence n' est pas toujours une
preuve d' ennui ; que l' objet qui plaît le
plus, est celui qu' en public on ose
regarder le moins, et que l' on ne paroît
jamais plus distrait que quand on a le
coeur plus occupé, Schézaddin qui ne
voulut voir les choses que du côté
qu' elles pouvoient le tourmenter le plus,
ne douta point que ce dindon ne plût
autant qu' il sembloit vouloir plaire. Et
à l' air d' audace, et de présomption,
avec lequel il rendoit des soins à l' oie,
et à l' indécente familiarité dont il étoit
avec elle, il poussa ses conjectures jusques
à croire qu' ils étoient ensemble du
dernier bien, ou qu' au moins, ils y
seroient bientôt.
Pour se distraire d' une idée qui, sans
qu' il sçut pourquoi, lui déplaisoit
mortellement, il se mit à examiner les
singulieres personnes qui lui donnoient une
fête. L' autruche mâle, qui étoit à sa
droite, avoit deux moustaches d' une
longueur prodigieuse ; et elle étoit coëffée
d' une longue et touffue perruque
p206
quarrée, qui descendoit jusques à sa
chaussure, et lui ensevelissoit tout le
visage. Sur cette immense perruque elle
portoit un casque ombragé de plumes
blanches, et autour duquel regnoit la
couronne la plus riche qui fût dans
l' univers. Sous un domino pourpre,
brodé d' or et de perles, elle avoit un
habit à la romaine, d' une magnificence
qui ne pourroit se décrire. Un rabat du
plus beau point pendoit à son col ; et
un masque d' arlequin que, sans doute,
elle ne portoit que pour la forme, étoit
attacauprès de son cimeterre.
Après avoir suffisamment détaillé
cette autruche, il tourna ses regards
vers celle qui étoit à sa gauche. Elle
étoit galamment vêtue en chauve-souris.
Son visage étoit couvert de mouches
et de rouge ; et il étoit aisé de juger
que ce masque, malgré sa métamorphose,
étoit passablement coquet. Sa
coëffe étoit nouée avec des rubans
jonquille, et deux escarboucles qui seules
pandoient autant de lumiere que les
six mille lustres de diamant qui éclairoient
la salle, formoient ses cornes.
à l' égard de l' oie et de la gruë, on
remarquoit sans peine, que dans leur
ajustement elles avoient moins recherché le
galant que le magnifique.
p207
Pendant qu' il observoit tout d' un oeil
curieux, la musique qui avoit cessé,
recommença ; et tous les oiseaux se mirent
à battre la mesure, et à chanter
entre leurs dents, c' est-à-dire, à demi-bas,
ce que jouoit l' orchestre.
L' harmonie et le mleux des sons
qui en sortoient, engagea le roi d' Isma
à l' examiner aussi ; et ce ne fut pas sans
une surprise extrême qu' il vit que tous
les instrumens étoient de porcelaine garnie
d' or, ou au moins d' émeraude. Ce
qui ne l' étonna pas moins que le reste,
c' est qu' ils étoient touchés, ou remplis
par des oiseaux, comme ceux qui s' apprêtoient
à danser.
Quel conte ! Quel maussade conte !
Quel indigne conte ! S' écria la sultane.
Des dindons jouer de la flûte ! Passe encore
pour parler : on en entend quelques-uns
dans le monde ; mais...
eh morbleu ! Interrompit Schah-Baham,
qui s' impatientoit desflexions
de la sultane ; qu' ils jouent des instrumens,
qu' ils chantent, qu' ils dansent, ces
oisons-là, que vous importe ? La belle
critique pour s' y arrêter si long-tems !
Croyez-vous, de bonne fois, que l' on
fît tant de contes, s' il falloit que l' on y
regardât de si près ? Oh vraiment ! Vous
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n' auriez eu qu' à interrompre ma grand-mere,
quand elle contoit, vous auriez
vu ! Mais aussi, reprit la sultane, c' est
qu' il y a des choses qui sont si visiblement
hors de la nature, que, quelque
indulgent que l' on veuille être, elles ne
peuvent pas avoir le droit d' amuser.
Tels, par exemple, sont les dindons que
vous prenez si généreusement sous votre
royale protection. Je n' ignore pas que
le merveilleux le plus outré, les exagérations
les plus puériles, les métamorphoses les
plus absurdes, sont de l' essence
du conte ; mais je sçais aussi que, quelque
bizarrerie qu' on lui permette, il
faut, au moins, que les objets qu' il
présente aient quelque chose d' agréable et
de piquant. Il n' y a rien qui n' ait ses
regles ; et cette misere que l' on appelle
un conte, a les siennes, comme toute autre
chose.
Ouais ! Repliqua le sultan, vous faites
bien peu de compte de ce que l' on vous
dit ; et c' est, je l' avoue, une chose bien
voltante que de vous ouir toujours
contrarier. Il vous paroît donc bien
extraordinaire que les dindons jouent du
violon et de la flûte. Eh ! Si vous aviez
vu comme moi, des pies danser en rond,
en prenant du café, qu' auriez-vous dit ?
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J' ai pourtant, moi qui vous parle, lu
cela dans un livre, qui étoit une histoire
que je n' ai jamais révoqué en doute,
et à laquelle mon grand-pere me,
(c' est tout dire, je crois) n' avoit pas
moins de foi qu' à l' alcoran. Ne vous
grippez donc plus comme vous faites,
contre les dindons du visir. D' ailleurs,
c' est que j' ai entendu peu de contes aussi
riches que le sien, et que je ne me rappelle
pas qu' il y en ait beaucoup où l' or
et les pierreries soient aussi libéralement
employés. D' un seul article, six mille
lustres de diamant ! Cela est d' une beauté,
d' une grandeur, d' une magnificence
inconcevables. Quant à moi, d' abord
que je vois beaucoup de pierreries dans
un conte, net-ce que des pierres fausses,
il m' intéresse infiniment ? Je ne connois
me que cela qui me touche à un
certain point. Ne l' oubliez pas, visir.
Un peu de dindons, parce que, quoi que
l' on en dise, ils ont leur prix ; bien du
diamant ; et laissez, après cela, dire
les critiques.
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LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 16
Aussi-tôt que tout le monde fut
placé, les deux autruches descendirent
du trône, et danserent ensemble une
courante avec une gravité incomparable.
Quand ils l' eurent finie, l' autruche qui
portoit la perruque, reprit sa place ; et
l' autre vint faire la rérence à Schézaddin.
Quelque fol qu' il parût à ce
prince de danser avec une autruche, il
crut devoir se prêter de bonne grace à ce
que l' on exigeoit de lui. La seule chose
qui le fâchât, c' est qu' il ne sçavoit pas
la courante, et qu' il craignoit que cette
danse ne fût la seule que sçût la reine
autruche. Heureusement on joua un
menuet ; et l' on dit que le dindon le
plus léger et le plus rempli de graces
qui fût à cette assemblée, ne s' en seroit
pas mieux tiré que ne le fit le roi d' Isma.
Lorsqu' il s' en vit quitte, il se tourna
vers l' autruche, comme pour lui demander
qui elle vouloit qu' il prît. Elle
entendit aisément ce qu' il vouloit dire,
et le conduisit elle-me au trône de
l' oie couleur de rose.
p211
Cet aimable oiseau, qu' à ses airs noblement
nonchalans, plus encore qu' à
la cour qui l' environnoit, on ne pouvoit
prendre que pour une princesse,
reçut Schézaddin en souriant et avec
toutes les graces possibles. Depuis qu' elle
l' avoit vu, elle n' avoit regardé que lui :
et quand, pour obéir aux bienséances
de son état, elle en avoit détourné ses
yeux, elle ne les avoit pu porter sur
personne ; et le bec appuyé contre son
éventail, elle n' avoit fait que rêver, et
prendre du tabac. Quelques unes de ses
dames lui avoient respectueusement
demanla cause de sa rêverie ; mais,
sans vouloir entrer avec elles dans le
moindre détail, elle leur avoit seulement
pondu qu' elle avoit de l' humeur,
et on l' en avoit crue sur sa parole,
d' autant plus aisément, qu' elle en
avoit, en effet, comme une princesse.
Ce qui la rendoit si sérieuse n' étoit
cependant rien moins que ce qu' elle disoit ;
et la joie qui brilloit dans ses yeux,
lorsque Schézaddin vint se présenter
devant elle, son air tendre et interdit, son
embarras, tout fit penser à ceux qui
étoient auprès de sa personne, et sur-tout
à celui qui lui avoit toujours parlé,
qu' il se passoit dans son coeur quelque
p212
chose d' extraordinaire. En se levant,
elle laissa tomber sa tabatiere et son sac
à noeuds ; et Schézaddin s' empressa tant
à les ramasser, qu' il pensa renverser trois
ou quatre dindes qui le vouloient prévenir,
et qu' il s' en fallut me peu
qu' il ne décoëffât l' oie qui s' étoit baissée
dans le même dessein. Ils en rougirent
tous deux, se firent réciproquement des
politesses, et commencerent enfin à danser.
Schézaddin étoit dans une si vive émotion,
qu' il avoit toutes les peines du
monde à se tenir sur ses jambes ; et l' oie
n' étant pas dans un état plus tranquille,
il est aisé d' imaginer qu' ils danserent
tous deux, d' autant plus mal, qu' ils
avoient mutuellement plus envie de se
plaire ; et que tout le monde sçait combien
on perd de graces, quand on en
cherche. Quoiqu' en personne bien née,
elle voulût dérober son trouble au roi
d' Isma, et que sa pudeur contraignît ses
sentimens, elle ne put s' empêcher de
soupirer plusieurs fois, et plus tendrement
qu' elle ne le croyoit, sans doute.
Ces soupirs si fréquens n' étonnerent pas
Schézaddin qui, sur la foi de ses remarques,
la croyoit éperduement amoureuse du
dindon. Mais ce dindon paroissoit
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l' aimer avec toute la fureur imaginable ;
et à juger de la situation de
l' oie par le caractere de ses soupirs, il
ne sembloit pas qu' elle fût tranquille.
Une passion malheureuse causoit-elle sa
langueur. Mais, au fond, que lui importoit
que cette oie fut heureuse ou
non, qu' elle aimât, ou fût indifférente ?
étoit-elle faite pour lui plaire, et n' étoit-il
pas également ridicule à lui de se
faire un supplice, ou des tourmens qu' elle
pouvoit éprouver, ou des sentimens
qu' elle avoit conçus pour un autre ?
Au milieu du trouble qui s' étoit emparé
de ses sens, et que ses réflexions
ne faisoient qu' augmenter, Schézaddin
jetta d' un air timide les yeux sur cette
oie charmante dont il étoit sirieusement
occupé. En ce moment même elle
le regardoit, et il se sentit heureux de
ce seul regard. Cette douleur qui, malgré
le charme qui s' étoit glissé dans son
ame, l' agitoit encore, se dissipa. Mais
sa joie ne dura pas long-tems : l' oie,
après l' avoir fixé un instant, baissa les
yeux ; il la sentit mourir dans son coeur.
Livré enfin à tout ce que l' amour peut
inspirer de desirs, de crainte et de sespoir,
il dansoit avec toute la distraction
possible, et n' auroit pas songé à finir
p214
son menuet, si l' oie, qui craignoit
de ne pouvoir pas avoir plus long-tems
devant les yeux l' objet de ses sentimens,
sans risquer de les lui laisser connoître,
ne se fût, en soupirant, déterminée à
s' enparer.
En le quittant, elle alla prendre le
dindon qui, malgré le respect avec lequel
il la reçut, la regarda fiérement,
et de cet air dédaigneux et piqué que
donne la jalousie. Schézaddin qui, de
dessus le trône où il étoit remonté, ne
distinguoit pas bien les objets ; et qui,
d' ailleurs, étant encore plus jaloux du
dindon, que le dindon ne l' étoit de
lui, auroit vu les choses de plus près,
qu' il en auroit toujours mal jugé, crut
qu' il faisoit des mines à l' oie. Comme
si ce n' eût pas été assez de cette idée pour
le tourmenter, il imagina qu' elle y
pondoit ; et il eut besoin de toute sa
sagesse pour ne pas ctier à l' instant même
l' audace de son téméraire rival, et pour
ne point faire à l' objet de sa tendresse
les reproches les plus sanglans.
L' impression douloureuse que cette
idée faisoit sur lui, le tira de cette
espece d' enchantement dans lequel, jusques
alors il avoit été plongé. En sentant
qu' il aimoit cette oie, il se rappella
p215
Tout-Ou-Rien, les menaces qu' elle lui
avoit faites, et cet agréable coup de foudre
qu' elle lui avoit promis de lui ménager.
Il eut quelque crainte que l' extraordinaire
passion qui s' emparoit de
son coeur, ne fût un effet de la vengeance
de la fée. Et que le destin, dans cette
occasion, ne se mêlât pas tout seul de
ses affaires. Tout épris qu' il étoitjà,
il ne se dissimuloit pas qu' il étoit impossible
que son amour ne lui donnât pas
dans le monde le plus grand des ridicules ;
sur-tout après cette insultante froideur
qu' il avoit gardée si long-tems, et
dont Tout-Ou-Rien elle-même n' auroit
pas triomphé si, pour la vaincre, elle
n' eût pas eu recours à son pouvoir. Le
sultat de ces sages réflexions fut de
s' armer le plus qu' il pourroit contre un
goût trop peu naturel, pour qu' il ne fût
pas l' ouvrage de la magie.
Schézaddin avoit l' ame trop grande
pour peser sur d' autres considérations,
qui n' auroient pas échappé à d' autres que
lui, et qui étoient, en effet, un peu plus
importantes que ce ridicule qui seul l' alarmoit.
Ce n' étoit pas tout que d' aimer
une oie : ce qui se passoit, annonçoit
assez que ce n' étoit pas une oie ordinaire,
que celle qui lui inspiroit une si
p216
vive passion ; et une liaison intime avec
elle pouvoit avoir des suites très-fâcheuses.
Mais qui pouvoit aussi lui répondre
que la puissance de Tout-Ou-Rien
l' eût seule amené dans ces lieux ? Quel
que fût son pouvoir, régloit-elle les
événemens à son gré, et le destin étoit-il
soumis à ses ordres, au point de ne
déterminer ses crets que sur les fantaisies
qu' elle avoit ? Sa tendresse pour l' oie
l' emportant sur toutes les raisons qui
auroient dû l' obliger à la combattre, il se
figura que ce seroit en vain qu' il voudroit
se fendre de ses charmes, si, comme
il aimoit mieux le croire, les dieux,
et non Tout-Ou-Rien, vouloient qu' il
l' aimât. Ces dernieresflexions étant
plus conformes à son état actuel, que
celles qu' il avoit faites auparavant, ce
fut uniquement d' après elles qu' il résolut
de se conduire, quelque danger qu' il y
eût pour lui à se tromper.
C' étoit le plus rieusement du monde
qu' il formoit de si magnanimes résolutions,
lorsque la grue vint prier Taciturne
à danser. Moi ! Dit-il. On lui fit
signe que c' étoit à lui-même que l' on en
vouloit. Avec quelque civilité qu' on le
priât, il résista long-tems, et ne se seroit
rement pas rendu, si Sczaddin que
p217
tant de façons impatientoient, ne lui
eût ordonné, sur peine de son indignation,
d' accorder à la grue ce qu' elle
demandoit.
Alors il descendit, et dansa, mais
d' un air si morne et si fâc, que son
maître, malgré toute son inquiétude,
ne put s' emcher d' en rire. Il revint
bientôt à sa place, beaucoup plus triste
que lorsqu' il l' avoit quittée. Oh
parbleu ! Dit-il en s' asseyant, on a beau
faire, ce n' est pas pour me donner aux
grues que je me refuse aux femmes.
Le prince surpris de cette exclamation,
lui en demanda la cause. Que sçais-je,
moi ? Répondit-il ; est ce que la grue,
avec qui vous avez absolument voulu
que je dansasse, ne vient pas de me faire
des mines, et de me lorgner de la façon
du monde la plus vive et la plus indécente.
Je vois bien ce que c' est que tout
cela ; mais Madame Tout-Ou-Rien a tort
avec moi, j' ose le dire, et en me laissant
en repos, elle ne feroit assurément qu' un
acte de justice. Que n' aimez-vous qui
vous aime ? Repliqua Schézaddin. Votre
majesté, sans doute, n' y pense pas ;
pondit Taciturne, stupéfait de la réponse
de son maître ; si je suis aimé, ce
n' est que d' une grue ; et je crois que,
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quand on a le malheur d' inspirer de pareilles
passions, on est, ou du moins, on
peut être dispensé d' y pondre. Taciturne !
S' écria le roi, que vous êtes
heureux d' être ai, et que je voudrois
être à votre place !
Schézaddin forma ce souhait d' un air
si tendre et si vrai, que Taciturne qui
en sentit tout le ridicule, craignit que la
fée, pour commencer sa vengeance,
n' eut un peu altéré le cerveau du prince.
Seigneur, lui dit-il, encore un coup,
c' est de grues qu' il est question ; et je
n' ai encore lu dans aucun lieu, que d' être
aimé d' elles, fut un destin digne d' envie.
Ah dieux ! Reprit Sczaddin, pourquoi
faut-il que les oies ne soient pas
aussi sensibles, ou que ce soit à de vils
dindons que la gloire de leur plaire
soit réservée ! Juste ciel ! S' écria Taciturne,
nous sommes perdus !
Cette exclamation fit une si grande
peur au roi autruche, qu' il en tressaillit.
Depuis qu' il avoit dansé sa courante ;
peu occupé du bal, il s' étoit fait
apporter une écritoire, et faisoit des calculs
avec autant de tranquillité que s' il eût
été dans son cabinet. Schézaddin
s' appercevant de l' émotion que Taciturne
avoit caue à ce bon prince : seigneur,
p219
lui dit-il, c' est qu' il est géometre,
et comme tel, sujet à de si singulieres
distractions, que je doute qu' il sçache
qu' il a crié, ni il est. à ce titre de
géometre, que le roi donnoit à son favori,
l' autruche le considéra avec une
extrême attention, et se remit à son
algebre. Après y avoir travaillé encore
quelque tems, il donna son écritoire à
une vieille autruche, fort sérieuse, qui
étoit derriere lui, et fit signe aux
instrumens de cesser.
Assurément ! S' écria la sultane, il fit
fort bien : je ne m' ennuyois pas moins à
ce bal, que si j' en eusse été, et je ne puis
vous exprimer toute la satisfaction que
j' ai de le voir finir. ô beaux esprits ! Dit
le sultan, que vous êtes à plaindre ! Car
enfin, ce bal qui vous a tant déplu, est
un des plus beaux bals que l' on ait jamais
donnés. Sans compter que l' on y voit
danser toutes sortes d' animaux, peu faits,
à ce qu' il semble, pour un pareil exercice ;
ce qui fait un coup d' oeil aussi nouveau
que brillant, c' est qu' il s' y passe des
choses très-intéressantes, et qui remuent
sensiblement le coeur. J' aurois pourtant,
à ce que je crois, du moins, beaucoup
de peine à aimer une oie ; mais si jamais
j' en étois venu là, ah parbleu ! Je l' aimerois
p220
bien ! Au reste, je ne me cache de
rien, moi, je pense sur les grues comme
Taciturne ; cet oiseau-là ne me rit pas
autant que l' autre. Il faut voir, cependant
peut-être que je m' y ferai ; et dans
le fond j' en serois bien aise, car ces
sortes de répugnances que l' on a, sans
sçavoir pourquoi, ne menent à rien, et
sont toujours bonnes à combattre.
LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 17
Lorsque le bal eut cessé, l' autruche
qui venoit d' avoir tant de peur,
se tournant vers Schézaddin, lui demanda
poliment s' il vouloit bien leur faire
l' honneur de souper avec eux. Schézaddin,
malgré Taciturne, qui le tiroit doucement
par la manche, pour l' avertir de
refuser, répondit à l' autruche qu' il ne
demandoit pas mieux. Alors quelques
courtisans qui, avec des têtes d' oie,
avoient des pieds de grue, commencerent
la marche. Les poules d' Inde et
les oies qui étoient de semaine se rangerent
auprès de la reine, et d' autres
lui porterent la queue.
Schézaddin qui vouloit se ménager
p221
l' occasion de parler à son oie, alla avec
empressement lui offrir la main ; elle ne
lui répondit que par un souris, et leva
une de ses ailes, qu' il saisit avec toute
l' ardeur possible. Quelque pressé qu' il
fût de dire qu' il aimoit, et de sçavoir ce
qu' elle pensoit de lui, il ne put jamais se
déterminer à rompre le silence. Si sa timidité
le mettoit dans une situation fâcheuse,
l' oie n' en souffroit pas moins que
lui-même ; mais les cruelles bienséances
de son sexe et la crainte d' en
dire plus que, peut-être, elle ne croiroit,
ne lui permettoient pas de parler la
premiere, et la forçoient d' imiter le
silence de Schézaddin. Elle attendit assez
long-tems qu' il parlât ; et voyant enfin
que si elle ne prenoit pas sur elle de
commencer la conversation, ils couroient
risque de ne se parler de la journée : seigneur,
lui dit-elle, si je ne me trompe,
le bal ne vous a pas amusé beaucoup ; et
je n' en suis pas surprise. Dans l' état
nous sommes, le bonheur de plaire ne
peut pas nous être réservé.
D' abord que le prince entendit parler
son oie, il la reconnut pour une de
ces personnes dont il avoit écouté la
conversation dans la forêt, et précisément
pour celle qui se plaignoit des soins
p222
du prince des sources bleues. Il en fut
char. La noblesse avec laquelle elle
avoit parlé sur ses malheurs l' avoit
vivement touché, et il se flatta dans le
moment que ce prince qu' elle ne pouvoit
aimer, étoit ce même dindon qui
ne l' avoit pas quittée pendant le bal, et
de qui, sur les apparences les plus foibles,
il l' avoit cru éprise. Persuadé alors
qu' il ne lui avoit pas rendu justice, et
qu' il n' auroit à combattre qu' un rival
détesté, il se livra à la joie la plus vive,
et regardant son oie avec une tendresse
extrême. Ah, madame ! Luipondit-il,
que mes regards m' ont mal servi, si
vous doutez encore de mes sentimens !
Hélas ! Repliqua-t-elle, en baissant les
yeux, quelqu' un ici oseroit-il croire qu' il
vous en eût inspirés. Est ce vous, lui
demanda-t-il tendrement, qui me faites
cette question, vous ! Que j' adore, vous
enfin l' objet de la passion du monde la
plus vive !
à cette brusque déclaration, l' oie
prit un air sirieux, que Schézaddin
craignit de l' avoir offene. Je vois avec
la plus cruelle douleur, continua-t-il,
combien mon hommage vous déplaît ;
et je ne m' étois pas promis un sort plus
heureux. Votre coeur déjà prévenu, dédaigne
p223
sans doute les voeux du mien. Ah !
S' écria-t-elle, ne me faites point d' injustice !
Vous n' avez rien à reprocher à
mon coeur ; et plut au ciel ! ... à ces
mots elle s' arrêta, et Schézaddin la
pressant de poursuivre : non, seigneur,
dit-elle tristement, le malheur que
j' éprouve n' intéresseroit personne. Et vous le
croyez ! Et c' est à moi que vous le dites,
cruelle ! Répondit-il ; à moi, que l' amour
le plus tendre lie pour jamais à votre
destinée ! Non ! S' écria-t-elle d' un
ton d' effroi, non ! Vous ne partagerez
pas mes malheurs, et je ne mériterois
pas la gérosité qui vous fait prendre
quelque intérêt à mon sort, si j' osois en
abuser. Eh bien ! Madame pondit-il,
puisque vous le voulez, accablez moi
de rigueurs,sespérez une passion que
vous regardez, peut-être, en ce moment
comme un nouveau malheur pour vous ;
mais ne doutez pas que je ne vous aime.
Ah dieux ! S' écria-t-elle, que vous êtes
injuste : craignons-nous pour ceux qui
nous sont indifférens ; et ne pas vouloir
vous associer à mes infortunes, n' est-ce
pas vous apprendre combien, dans des
tems plus heureux, vous auriez eu à
vous louer de mon coeur !
p224
Ils en étoient là, et l' on peut croire
que Schézaddin alloit rendre à son oie
de belles actions de graces, lorsque le
dindon, que le dépit ou quelque affaire
peut-être avoit éloigné de la princesse,
s' approcha d' eux. Naturellement il n' étoit
pas beau ; mais il avoit, ce jour-là
sur-tout, quelque chose de si dur dans
sa physionomie, qu' il étoit impossible de
le voir sans des mouvemens d' aversion.
Quelque raison qu' eût en ce moment
Schézaddin de ne se pas croire haï, il
ne put revoir cet odieux rival sans reprendre
toute sa jalousie. à peine put-il
la contenir lorsqu' il le vit se pencher
familiérement sur elle ; et d' un air moitié
ricaneur, moitié piqué, lui dire
quelques mots à l' oreille. L' oie qui
remarqua l' inquiétude de Schézaddin, et
qui croyoit ne pouvoir mieux le rassurer
qu' en traitant son rival avec dédain,
pondit tout haut au dindon, avec la
derniere fierté, qu' elle ne sçavoit ce
qu' il vouloit lui dire. Vous ne me le
persuaderiez pas aisément, madame,
repliqua-t-il, en souriant d' un air de
pris ; mais vous avez sans doute vos
raisons pour être discrete. Oh ! Repliqua
l' oie avec impatience, croyez-moi
si vous voulez ; mais ne me montrez
p225
plus vos doutes. Je ne suis pas assez
heureux pour en avoir, madame, repartit
le dindon, et vous avez trop
bien sçu... encore une fois, interrompit-elle,
taisez-vous avec moi sur vos
conjectures, et ressouvenez-vous que je
ne suis faite, ni pour les entendre, ni
pour vous les éclaircir. Ce ton est dur,
repartit le dindon en frémissant de colere ;
mais il ne produit pas sur moi l' effet
que vous desireriez, et je n' en vois
que mieux ce que votre dissimulation
cherche à merober.
Toutesagréable que cette scene
étoit pour Schézaddin, et dans quelque
fureur que le missent les audacieux
propos du dindon, il s' étoit contenu
jusques-là, tant par le singulier respect qu' il
avoit pour son oie, que par la crainte
de se compromettre avec une aussi vile
espece que cet orgueilleux dindon ; mais
la colere l' emportant enfin chez lui sur
de si grandes considérations : je ne croyois
pas, dit-il à son rival, en le regardant
avec le dernier mépris, que l' ont jamais
porter, aussi loin que vous le faites,
l' audace et l' opiniâtreté ; et que
vous vous méconnussiez assez pour
pondre, avec tant d' insolence, à une
personne à laquelle je ne dis pas seulement
p226
vous, mais ce qu' il y a de plus
grand dans l' univers, doit la plus profonde
nération. Si vous m' en croyez...
mes pareils, interrompit le dindon,
en frémissant de rage, ne sont faits pour
recevoir ni loix, ni conseils de personne.
Vous sçaurez peut-être un jour, à
votre honte, à qui vous avez osé donner
des leçons : en attendant, rendez
graces au ciel de ce que nous sommes
dans des lieux où je ne puis sur le champ
vous faire repentir de votre audace. En
achevant ces paroles, il leur tourna le
dos, et laissa Schézaddin dans la plus
furieuse colere où il eût été de sa vie.
Oh ! Pour cela, dit le sultan, je le
crois sans peine ; car si jamais dindon
osoit me parler sur ce ton-là, il n' y a
pas de respect humain qui m' emchât
de le punir. Le roi de Tinzulk a présentement
une bonne querelle sur les bras.
C' est sa faute, dit la sultane, pourquoi
va-t-il se mêler d' une tracasserie de
basse-cour ? Oh ! Pourquoi va-t-il, repliqua
Schah-Baham, nous voilà dans les questions.
Pourquoi ce dindon est-il un insolent
qui se méconnoît ? J' en ai, moi,
une bien plus importante à faire :
tout cela se passoit-il ? Dans une avenue
très-belle, répondit le visir, éclairée
p227
avec la même magnificence que la salle
du balle, et qui conduisoit à un palais...
de diamant, et incrusté de marbre, sans
doute, interrompit le sultan. Croyez-moi,
visir, faites-le comme cela. Outre
qu' il sera admirable de beauté, c' est qu' il
aura encore l' avantage de ne ressembler
à aucun de ceux que l' on nous a donnés
jusques-ici, et que votre conte en sera
mille fois plus intéressant. Oh ! Pour les
palais, je puis dire, sans me vanter, que
j' ai un goût unique.
Je suis si confuse, seigneur, de ce qui
vient de se passer, dit l' oie à Schézaddin,
que je ne sçais comment vous en
parler. La fureur que je lis dans vos
yeux ne m' apprend que trop à quel point
vous vous croyez offensé ; et la vengeance
sans doute suivra de près l' outrage.
Mais si je pouvois me flatter d' avoir
quelque empire sur vous, si mes
prieres... qui ! Moi ! Madame, interrompit-il,
qu' oubliant ce que je me dois à
moi-même, je ne punisse pas cet audacieux !
Ah ! Chaque instant qu' il respire
ajoute à l' affront que j' ai à venger !
Eh quoi ! Seigneur, répondit-elle avec
une douceur extrême, tant de fureur
peut-il regner dans un coeur qui paroissoit
dans cet instant même rempli du
p228
plus tendre amour ; et mes larmes vous
trouveroient-elles inflexibles, s' il étoit
vrai que j' eusse sçu vous toucher.
Schézaddin étoit amoureux. Ce dindon
pour lequel son oie s' intéressoit si
vivement, étoit ce même animal qui lui
avoit fait éprouver au bal ce que la jalousie
peut avoir de plus affreux. Les
alarmes qu' elle lui montroit, la renouvellerent
dans son coeur ; et avec tant de
violence, que ne pouvant ni la dissimuler,
ni la contenir : barbare, lui dit-il
avec fureur, vos larmes sont l' arrêt
de sa mort ; je vais le chercher cet odieux
rival ! C' est en votre présence, c' est à
vos yeux que je veux rendre témoins
du plus affreux spectacle qui puisse jamais
s' offrir aux yeux d' une amante, que je
satisferai ma gloire et mon amour si
cruellement offensés.
Je suppose qu' il le tue, dit le sultan ;
car enfin, quoi de moins certain que le
sort des armes ? Mais, va, je veux bien
qu' il le tue. Je ne vois à tout cela, de
quelque côté que je me tourne, qu' un
dindon de moins dans le monde ; et je
ne pense pas, quoique Schézaddin veuille
nous en faire croire, que ce soit pour
nous un objet si important.
Attendez-donc, c' est que je crois, dieu
p229
me pardonne, que je ne sçais ce que je
dis. Vous avez tort, dit la sultane, votre
flexion est très-sensée. Oui, et non,
pondit Schah-Baham, elle est sensée,
soit ; mais elle porte à faux. Il y a
dindons et dindons : c' est ce qui me
condamne, et à quoi, puisqu' il faut tout
dire, je n' avois pas fait attention.
L' injustice que Schézaddin faisoit à
l' oie, le toucha si sensiblement, qu' elle
en versa des larmes. Pouvoit-il l' aimer,
et n' être pas attendri de l' état où il la
voyoit ? Incertain encore de ce qu' il devoit
penser sur son rival, il demanda
pourtant à l' oie pardon de ses soupçons
et de son emportement. Quelque
contente qu' elle dût être de son repentir,
et de la façon tendre dont il l' exprimoit,
elle lui fit les reproches du monde
les plus vifs sur le peu de confiance qu' il
avoit en elle, et sur ce que ne sçachant
pas encore s' il étoit aimé, il osoit concevoir
et montrer des jalousies si offensantes.
Le prince convint de tout, et
s' avoua encore plus coupable qu' elle ne
le trouvoit ; et la crainte de déplaire
achevant de calmer sa fureur : de grace,
madame, lui dit-il, daignez me pardonner
des mouvemens que vous n' auriez
pas eu à me reprocher, si la violence de
p230
mon amour et le vif intérêt que je vous
ai vu prendre à mon rival, ne m' avoient
pas alar. J' ai peine à croire que ce
dindon, malgré toute sa fierté, puisse
être mon égal ; quand il le seroit, vous
pouvez aisément imaginer que j' ai peu
d' envie de me mesurer avec lui, et que
j' éviterai, autant qu' il me sera possible,
de donner à l' univers le risible spectacle
de nous voir tous deux en champ
clos. J' ai senti vivement, il est vrai, son
insolence. Mais dans quelque colere
qu' elle m' ait mis, j' ai senti plus vivement
encore sa tendresse pour vous, et
je ne puis lui pardonner de songer à vous
plaire que quand je serai sûr que vous
rejettez ses voeux. Ah ! Madame, qu' un
mot de vous auroit rassuré mon coeur.
Mais, hélas ! Vous ne l' avez pas prononcé.
Eh ! Le moyen de n' être point
inquiet, lorsque l' on aime comme je fais,
et que l' on ignore si l' on a sçu plaire !
Quelque irritée qu' elle fût, les discours
de Schézaddin, et plus encore
l' amour qu' elle sentoit pour lui, la déterminerent
enfin à l' indulgence. Il faut
donc que je vous croie, lui dit-elle, et
que je n' attribue qu' à la violence de vos
sentimens l' offense que vous m' avez faite.
Est-il juste pourtant que l' aveu le plus
p231
tendre en soit le fruit. Et ne ferois-je
pas, en vous pardonnant, plus que vous
ne devriez jamais espérer ? Sczaddin
ne manqua pas de se récrier sur l' injustice
qu' on lui faisoit, en croyant lui faire
grace ; et démontra avec tant d' évidence,
qu' il étoit impossible qu' il fût
tranquille, tant qu' il ne seroit pas sûr
d' être aimé, que l' oie enfin, poussant
un profond soupir, se cacha le visage
de son évantail. C' étoit en dire assez,
peut-être me un peu trop, s' ils eussent
été seuls. Ces aveux qui se font par
le silence, doivent faire penser à
l' amant, que qui n' a pas la force de parler,
n' aura pas celle de se défendre. Quoique
Schézaddin net pas la personne de son
siecle la plus téméraire en amour, son
affaire avec la fée l' avoit formé ; et il
est à croire que son oie auroit eu à se
plaindre de son peu de retenue, s' il n' eût
pas été gêné par les spectateurs : mais ne
pouvant tirer d' autre parti de sa foiblesse
que celui de la lui faire avouer, il se
fâcha contre cette pudeur qui lui déroboit,
disoit-il, les plus beaux yeux du
monde, et le bonheur d' apprendre qu' il
étoit aimé. Hélas ! Seigneur, lui dit-elle,
après avoir encore long-tems résisté,
que, s' il est vrai que vous m' aimiez,
p232
vous devez être content de mon coeur !
Tout positif qu' étoit cet aveu, Sczaddin
en alloit sans doute demander
encore plus ; et il y a quelque apparence
qu' il auroit obtenu ces mots charmans,
qu' il poursuivoit avec tant d' opiniâtreté,
s' ils ne se fussent en cet instant
trouvés si près du roi autruche, qu' il
ne leur fut pas possible de continuer une
si intéressante conversation.
Mon dieu ! Que je suis heureux quand
j' y songe, s' écria le sultan, de ce que
cette oie-là et moi nous n' avons pas
cu dans le même siecle ! Elle m' auroit,
à coup sûr, tourné la tête. C' est que c' est
de l' esprit, de la délicatesse, du sentiment !
C' est ma foi, un grand bonheur
que l' on en trouve si peu de l' espece de
celle-là ; il est réel qu' on ne voudroit pas
aimer autre chose : moi, du moins ; et
si je ne suis assument pas l' homme du
monde le plus susceptible ; mais, malg
cela, une oie ne laisse pourtant pas que
de me plaire, sur-tout quand elle a du
rite.
p233
LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 18
Pendant la conversation de Schézaddin
et de son oie, Taciturne n' étoit
pas resté aussi oisif qu' il l' auroit bien
desiré. La grue qui, en effet, le trouvoit
fort aimable, en sortant du bal, l' avoit
fait appeller ; et quelquepugnance
qu' il eût pour elle, il avoit cru devoir
obéir : non que par sa figure elle lui en
imposât ; mais la singularité de ce qu' il
voyoit, et la crainte qu' il avoit que
tous ces animaux ne fussent des fées et
des génies qui, pour se divertir ou les
tourmenter, ne se fussent ainsi transformés,
le tenoient en respect, et ne lui
permettoient pas de s' abandonner à toute
la brusquerie de son humeur. Lorsqu' il
fut près de la grue, elle congédia le
dindon qui lui servoit de chevalier
d' honneur. écoutez, monsieur, dit-elle
à Taciturne, approchez-vous, aidez-moi
à marcher, je suis lasse à mourir ;
le bal m' a fatigué cruellement. Vous me
paroissez bien rêveur ? Dites donc,
poursuivit-elle, en s' appuyant familiérement
sur lui, pourroit-on sans indiscrétion,
p234
vous demander à quoi vous
vez ? Oui, madame, répondit-il, et
j' aurai l' honneur de vous le dire, s' il
est vrai que vous en soyez bien curieuse ?
Mais vraiment oui, repliqua-t-elle
en minaudant, c' est que j' en suis curieuse
au possible, et que j' aime singuliérement
à sçavoir ce que pensent les gens
d' esprit. Hélas, madame, répondit-il,
je n' ai par malheur rien de commun
avec eux, que d' avoir souvent la migraine.
Vous avez la migraine, s' écria-t-elle ;
ah que je vous plains ! C' est réellement
un mal excessivement cruel, mais
ne vous en inquiétez pas ; j' ai d' une eau
souverainement bonne pour ces maux-là ;
je vous en donnerai : vous m' en
ferez souvenir, duchesse, dit-elle à une
triste et vieille grue qui marchoit
derriere elle en robe de cour. Le roi votre
maître, reprit-elle en s' adressant à Taciturne,
vous aime beaucoup, extrêmement ;
et vraisemblablement vous y
pondez admirablement bien.
Taciturne étourdi de tous ces adverbes
qui succédoient les uns aux autres
avec tant de rapidité, ne sçavoit que
pondre à la grue. Il est infiniment
aimable, continua-t-elle, majestueusement
fait, et vous lui ressemblez ; mais avez-vous
p235
l' ame tendre ? Ceux que comme
vous, la nature s' est plû à combler de
ses dons les plus précieux, ne trouvent
ordinairement rien d' aussi beau qu' eux-mêmes ;
et cette présomption, dont l' amour
me ne les corrige pas, nous
sert encore plus contre eux que notre
vertu. Ne trouvez-vous pas que cette
idée feroit la matiere d' une singuliérement
belle dissertation ? Oui, madame,
pondit-il en bâillant, on diroit, je
crois, là-dessus des choses très-brillantes,
quoiqu' un peu usées peut-être. Eh,
qu' importe, reprit la grue, en seroient-elles
moins solides ? J' aime passionnément
l' esprit, je l' avoue, et les choses
neuves me plaisent assument autant
qu' à personne ; mais je veux toujours
de la raison ; et j' aime beaucoup mieux
ne pas briller, ne paroître même avoir
qu' un esprit très-ordinaire, que de n' en
avoir qu' aux dépens de la justesse.
Taciturne étoit si excédé de la cruelle
caillette qui le poursuivoit, et d' adverbes
et de questions, que, malgré les
terreurs qui l' occupoient, il prit le parti
de ne plus répondre. La grue n' en parla
que plus, fit l' apologie de son esprit,
de ses connoissances, de sa modestie ; et
finit par se plaindre d' êtree avec une
p236
sensibilité dont toute sa raison ne pouvoit
triompher. Ce n' est pas, ajouta-t-elle,
que j' aie eu bien des passions...
en revanche, interrompit il, vous avez
en inspirer beaucoup ? Horriblement,
pondit-elle. Oh ! Repliqua-t-il,
je m' en doutois bien. Mais, continua-t-elle,
vous n' ignorez pas que l' on n' est
jamais flatté de plaire qu' autant que
l' objet sur qui nous faisons une si douce
impression a lui-même de quoi nous toucher.
Taciturne étoit persuadé du contraire
de ce que disoit la grue ; et, doux
comme il l' étoit dans le commerce, il
l' auroit sûrement contredite, si la crainte
d' entamer avec elle une dispute qui l' auroit
ennuyé, ne l' eût pas rendu plus
complaisant qu' à son ordinaire. D' ailleurs,
continua-t-elle, quand on a des
principes, la sensibilité du coeur ne
mene pas aussi loin que bien des gens le
croient. Je ne dis pas que dans le cours
de sa vie on n' ait quelques affaires ;
mais je crois qu' une personne raisonnable,
à quelque point que les circonstances
se trouvent contre elle, en a difficilement
plus de cinq ou six. C' est-à-dire,
reprit il, que tout ce que vous pouvez
prendre sur vous, est d' en avouer ce
p237
nombre-là. Oh ! Je ne parle de cela
qu' historiquement, repliqua-t-elle ; et
dans ce que je viens de dire, il n' étoit
nullement question de moi. Nous ne
pouvons, au reste, nous entretenir ici
aussi commodément qu' il le faudroit,
pour discuter pleinement une matiere si
intéressante ; et c' est dans une conversation
de sentiment que je veux me ménager
avec vous, que je vous instruirai
de ma façon de penser, et des choses
qui ont pu intéresser mon coeur.
Taciturne étoit né trop curieux pour
que l' histoire d' une grue ne le tentât
pas ; et la peur qu' il avoit qu' en lui
confiant de si grands secrets, on ne lui en
apprît qu' il voudroit toujours ignorer,
ne l' empêcha point de se déterminer à
satisfaire l' aimable oiseau, qui lui
demandoit si galamment un rendez-vous.
La même raison qui n' avoit pas permis
à Schézaddin et à son oie de se
parler aussi long-tems qu' ils l' auroient
desiré, fit cesser l' entretien de la grue
et de Taciturne. Aussi-tôt qu' ils furent
dans le palais qui, pour en donner, en
peu de mots, une idée précise, étoit
meublé avec autant de goût qu' il étoit
bâti, l' on servit. Schézaddin se mit à
table auprès de l' oie ; la grue s' empara
p238
de Taciturne. Ce fier dindon, objet de
la haine du roi d' Isma, se plaça vis-à-vis
de son rival, en le regardant aussi
dédaigneusement qu' il en étoit régardé.
Des autruches, des oies, et des dindons
remplirent ce qui restoit de couverts
à cette table. Le souper, malg
la bonne compagnie qui le composoit,
ne fut pas bien gai. Le roi autruche,
ni la reine son épouse, n' y parlerent
pas : Schézaddin ne put jamais répondre
un seul mot, soit à l' oie, soit à la
grue, qui lui faisoient quelquefois des
questions, sans être toujours, ou contredit,
ou critiqué par son rival, et
me avec tant d' indécence et d' acharnement,
que tout ce qu' il avoit promis
à l' oie ne l' auroit pas empêché d' étrangler
ce critique dindon, si le roi autruche,
ennuyé de l' impolitesse et du
sot orgueil de cet animal, ne lui eût
imposé silence. Tout fâché qu' étoit le
roi d' Isma, il n' étoit pas possible qu' il
le fût plus que son favori, à qui la grue
faisoit des agaceries avec toute la liberté
d' une femme que son rang met au dessus
de la bienséance.
Au dessert, enfin, le roi autruche
qui avoit toujours é fort pensif, se
tournant vers Schézaddin, lui fit des
p239
excuses très polies, de ce qu' il ne l' avoit
pas encore entretenu. Je n' en ai fait
la réflexion qu' après, ajouta-t-il ; mais
je crains bien que ce silence, que je ne
gardois que pour vous laisser le tems
de revenir de votre surprise et de vous
familiariser avec nous, n' ait produit un
effet tout contraire, ou, du moins, ne
vous ait beaucoup embarrassé. Oh ça !
Convenez que vous ne seriez pas fâc
de sçavoir qui nous sommes, et que
nous vous paroissons d' étranges gens ?
à dire vrai, seigneur, répondit Schézaddin,
je n' ai jamais rien vu qui vous
ressemblât ; et je ne vous dissimulerai
ni mon étonnement, ni ma curiosité,
rien, assument, ne peut les égaler. Je
vous dirai plus ; et je ne sçaurois imaginer
que le destin, en me conduisant dans
ces lieux, n' ait pas eu ses vues. à cet
égard, dit l' autruche, je ne sçais rien :
j' ai vu le tems que, sans vanité, j' étois
assez bien avec lui, pour qu' aucun de
ses décrets ne me fût inconnu ; mais les
choses ont changé de face, et j' en suis
à psent, comme tout le monde, aux
conjectures sur cet article. Quoi qu' il en
soit, enfin, repliqua le roi d' Isma, j' imagine
que je puis vous être utile ; et
cette idée me donne encore plus d' envie
p240
de sçavoir vos malheurs. Ils sont
jolis, mes malheurs ! Repartit l' autruche :
ils sont, parbleu, jolis ! J' en suis
content !
Vous raillez, sans doute, reprit Schézaddin ;
l' homme du monde qui auroit
le moins à perdre, seroit désespéré de
se voir dans l' état où vous êtes ; et à
moins que ce ne soit volontairement
que vous êtes autruche, je ne coois
point que vous puissiez ne vous pas
affliger de le paroître. Je ne dis pas non
plus, répondit l' autruche, que mes infortunes
ne me ctent à soutenir, et que je
ne les sente pas dans toute leur
étendue : ce que je veux dire seulement,
c' est que leur source est singuliere,
et si comique, qu' il m' est enfin arrivé
des choses si peu communes, que
quelque desagréables qu' elles soient en
elles-mêmes, il est assez rare que je me
les rappelle, sans avoir envie d' en rire.
N' est-on, d' ailleurs, philosophe que
pour raisonner, et n' est-ce pas aggraver
le malheur, que d' en porter le poids
avec foiblesse ? Quand je me fâcherai à
présent, comme pendant long-tems je
l' ai fait, il n' en sera ni plus ni moins.
Ma fille qui étoit née avec une extrême
beauté, et ma femme qui avoit de quoi
p241
être fort contente de sa figure, ne supportent
pas, sans doute, leur état présent
avec toute la fermeté que je leur
desirerois. Il est certain que sans avoir
jamais été une beauté, je ne sçaurois
ignorer que mon visage m' alloit beaucoup
mieux que le masque d' autruche
dont on m' a fait présent. Mais qu' y ferai-je ;
et puisqu' il ne dépend pas de moi
de ne le point porter ; n' est-il pas plus
sage à moi de m' étourdir sur mon état,
que de m' en affliger sans cesse ?
Ah ! Ma foi ! Dit Schah-Baham, je suis
son serviteur ! Voilà un drôle d' homme
de croire qu' il soit indifférent d' être
autruche, ou de ne l' être pas ; mais
comment devient-on autruche ? J' avoue que
je ne le comprends point ! Qu' on naisse
tel, et qu' on s' y fasse ; rien là-dedans
que de très-naturel : mais que, moi, je
suppose, qui suis homme, je devienne
autruche, ou dindon ; et cela dans
l' instant que j' y pense le moins, et que
malgré cet accident je danse comme s' il
ne m' étoit rien arrivé, rien ne me paroît
plus incompréhensible. Ce que c' est
que de nous, pourtant ! En vérité, cela
fait trembler ! Mais, continuez, visir ;
ces réflexions-là m' affligent ; et sûrement,
p242
je me ferois mal, si je m' y arrêtois plus
long-tems.
Schézaddin, reprit le visir, après
avoir fait des complimens au roi autruche
sur sa grandeur d' ame et sur le
bonheur qu' il avoit d' avoir conservé sa
gaieté au milieu des infortunes dont il
étoit accablé, le pria de vouloir bien
lui raconter son histoire, et l' autruche
la commença en ces termes.
p243
LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 19
Ce n' est pas assument pour me
vanter ; mais j' ose dire que vous ne
trouverez dans aucune histoire des choses
qui ressemblent à celles dont je vais vous
faire le récit ; et que j' ai du moins
l' avantage, que les malheurs que j' ai
éprouvés, ne sont arrivés qu' à moi. Vous me
p244
direz, peut-être, que ce n' en est pas un
bien grand ; je pense le contraire. Il n' est
point du toutsagréable, à mon avis,
quand on est malheureux, de l' être
d' une façon toute particuliere. La raison
que j' ai de le croire, c' est que si l' on
ne vous en plaint pas davantage, on
vous en écoute avec plus de plaisir. Ce
qui ne peut déplaire à quelqu' un qui,
comme moi, se trouve souvent dans le
cas de faire l' histoire de sa vie.
Quoique le sort m' ait conduit dans
vos états, j' en suis né si loin, qu' il y a
apparence que sans lachanceté de
mes ennemis, qui me force d' errer dans
l' univers, je n' y serois jamais venu.
Après une suite immense des rois mes
aïeux et mes prédécesseurs, je parvins
au trône à mon tour, par la retraite
de mon pere, dans le dix-neuvieme
monde. Les états qu' il me laissoit
étoient d' une prodigieuse étendue, mes
voisins respectoient ma puissance ; je
n' avois rien à leur envier, et nous nous
tînmes tranquilles respectivement. J' aimois
plus la paix que l' oisiveté ; et je
profitai du repos dans lequel on me laissoit,
pour me donner tout entier à la
poésie, que j' avois toujours très tendrement
aimée, et que je cultivois, en
p245
effet, avec le succès le plus marq. Il y
a des gens qui veulent être universels ;
je l' étois, moi, sans le vouloir. Né pour
tous les genres, je les embrassai tous,
et il n' y en eut aucun je ne portasse
une supériorité de génie, qui ne me permettoit
pas de craindre, ou de trouver
des égaux.
Je vous dirai, pourtant, que quels
que fussent mes talens pour la psie,
je faisois peu de cas des vers ; et que si
je donnai mes premieres années à la manie
d' en faire, je sentis bientôt que le
soin d' arranger des mots, de façon qu' il
en résulte quelque harmonie, et la peine
que l' on se donne pour exprimer en termes
brillans et pompeux des pensées
assez souvent fausses, presque toujours
frivoles, et des images ordinairement
usées, sont des choses peu dignes d' un
esprit raisonnable. Enfin, j' abandonnai
un art dont le seul mérite est de peindre
les objets connus, et qui ne conduit
à la découverte d' aucun. L' insurmontable
dégoût que j' avois eu pour la prose,
s' affoiblit : je fis des livres ; etme
(mais que ceci, je vous prie, ne nous
passe point) je donnai incognito au
public de petites brochures gaies, et un
peu galantes. Le goût des doctes commentaires
p246
succéda à ces amusemens.
Delà, je me jettai dans l' éloquence ; et
bientôt ; mais sans en être plus satisfait,
je devins l' orateur le plus brillant de
mon siecle. La rité vint enfin frapper
mes yeux. Je sentis tout le ant de
ce qui jusques alors m' avoit occupé ; je
rougis d' y avoir emplotant de tems ;
et cette honte salutaire m' amena aux
seules sciences qui méritent l' estime des
hommes ; je veux dire, aux sciences
abstraites. La singuliere sagacité dont
j' étois doué, m' en abrégea les difficultés,
et je me trouvai géometre dans l' instant
que je voulus apprendre la géométrie.
Quelque divine que cette science
me parût, je ne m' y bornai pourtant
pas, et je ne la fis servir que d' introduction
à l' astronomie et à la physique.
Ah ! Monsieur ! Que c' est, sur-tout, une
belle chose que cette physique ! Que les
objets qu' elle se propose sont grands !
Qu' elle éleve l' esprit ! En effet, quoi de
plus digne de l' homme que d' étudier la
structure de l' univers, les causes de
tout ce qu' il offre à nos yeux, de percer
les entrailles de la terre, d' y arracher
à la nature les secrets qu' elle a cachés,
et de voler deau plus haut des
cieux, y observer la marche de ces
p247
corps immenses et innombrables, que
leur éloignement n' a pu dérober à notre
curiosité !
Il s' en falloit beaucoup que la philosophie
eût toujours regné à ma cour ;
je crus, me long-tems, qu' elle n' y
prendroit jamais. Les vers et la galanterie
l' avoient gâtée ; et l' on n' y pouvoit
raisonner un instant sans y mourir
d' ennui. Peut-être alors y faisoit-on
trop de cas de l' esprit ; mais, enfin, on
en avoit. L' amour et les plaisirs y
gagnoient, ils étoient à la fois, et mieux
sentis, et mieux célébrés ; ladanterie
et la fausse décence en étoient bannies.
La politesse de l' esprit ajoute toujours
au sentiment, et en le rendant plus
agréable, le rend toujours plusr de
plaire.
Les femmes, à qui l' on disoit mieux
qu' auparavant qu' on les trouvoit aimables,
s' empressoient à s' attirer des éloges,
qu' autrefois elles se seroient imputé
à crime de chercher. Eh ! Qui peut plus
animer les charmes, que le desir de
plaire ! La nature fait la beauté ; mais ce
n' est qu' à lui que l' on doit les graces. La
galanterie desclarations amenoit bientôt
l' aveu. L' ardeur des poursuites, la
délicatesse dont l' amour venoit de s' embellir,
p248
la guerre ingénieuse qu' il livroit
aux préjugés, les images vives et flatteuses
qu' il faisoit des plaisirs, le faisoient
bientôt triompher. Il est vrai
qu' il duroit peu ; mais il n' en étoit que
plus vif. La constance pouvoit être un
goût particulier à quelques-uns ; mais
elle n' étoit d' obligation pour personne,
et qui en eût promis, ou exigé, se seroit
immanquablement donné un ridicule.
Si ce n' étoit qu' en vers que l' on demandoit
des faveurs, ce n' étoit qu' en vers
aussi qu' on se félicitoit d' en avoir
obtenues, et qu' on en rendoit graces. Quand
la discrétion de l' amant auroit voulu
dérober au public les marques de sa
reconnoissance, la vanité de l' objet aimé
ne l' auroit pas permis ; et si, graces au
ciel, il n' y avoit pas dans ma cour
une femme qui ne ritât une épître de
remerciment, il n' y en avoit pas une
qui ne crût son honneur intéressé à
apprendre à tout le monde combien son
amant avoit d' esprit, ou plutôt, combien
elle inspiroit de transports.
Mon gt pour la géométrie changea
presqu' en un instant la face de ma
cour. Blâmé d' abord, sans ménagement,
de me livrer tout entier à de si tristes
occupations, bientôt imité avec fureur,
p249
je ne vis plus autour de moi que des
géometres, ou des gens qui feignoient
de l' être. à la gaieté, à toutes les
graces de l' amour, on vit sucder la
tristesse et l' aspérité des sciences. On
n' entendoit plus mes courtisans se proposer
que des problêmes. Les ptes étoient
ou bannis, ou méprisés : non-seulement,
les charmes de l' imagination ne touchoient
plus, mais on regardoit encore
comme un travers, d' y avoir été sensible.
On ne craignoit même pas de dire,
et peut-être le croyoit-on, qu' il n' y
avoit que la géométrie qui fût digne
d' occuper l' homme, et qu' elle étoit la
seule science qui mît de l' ordre dans les
idées, par l' assujettissement où elle les
tenoit. Il n' y avoit, enfin, qu' à ceux
qui raisonnoient avec la plus cruelle
pesanteur, que l' on attribuoit le mérite de
raisonner juste.
Ce que je n' aurois pas cru, et qui
pourtant arriva, c' est que les femmes,
qui ne semblent nées que pour l' agrément,
que pour inspirer et ressentir
l' amour, auxquelles nous devons le don
de plaire, qui seules ont le droit d' adoucir
nos moeurs, et de nous polir l' esprit ;
les femmes, dis-je, préferent aux graces,
et à la légéreté qui leur sont si naturelles,
p250
à cet aimablesordre qu' elles ont
dans les idées, et qui peut-être, est le
plusduisant de tous leurs charmes,
cette exactitude de raisonnement, qui,
quand en effet elles l' auroient acquise,
ne pourroit les rendre que moins aimables.
Bientôt, les passions qui ne doivent
naître que des agrémens, ne dûrent
leur naissance qu' aux sciences qui y
sont le plus contraires. Un géometre,
le croiriez-vous ? Avoit plus de bonnes
fortunes qu' un petit maître. Les jours,
qui, peu de tems auparavant, s' écouloient
dans les conversations les plus
agréables et dans les fêtes les plus
brillantes, n' étoient plus emplos qu' à de
seches dissertations sur le cours des
astres, sur la figure de la terre, sur le
calcul intégral, et sur les mysteres les
plus relevés et les plus impénétrables
de la métaphysique. Lalancolie, et
les vapeurs qui gagnoient les femmes,
la perte même de leurs agrémens, ne
pouvoient les arracher à la manie de
parler pertuellement de choses qu' elles
ne songeoient pas me à mettre à leur
portée.
Il y a des pays où le ridicule et la
considération se touchent de si près,
qu' il semble que l' on ne puisse mieux
p251
parvenir à l' une, qu' en se livrant plus
à l' autre. Il falloit que ce fût un des
préjugés du mien. Ce n' eût pas été assez que
le fol entêtement pour les sciences,
tînt aux femmes lieu d' esprit et de
beauté, il falloit encore qu' il leur tînt
lieu de vertu. Quelqu' une d' elles, lasse,
non des plaisirs, mais de l' éclat qui les
suit, vouloit-elle afficher une conduite
plus réglée ? Les mépris du public lui
devenoient-ils à charge ? L' inconstance
d' un amant lui inspiroit-elle pour quelques
jours le dégoût du monde ? Ce
n' étoit plus, comme autrefois, en se
consacrant aux exercices pénibles de la
dévotion, qu' elle se cherchoit des ressources.
Les sciences avoient pour elle le
rite de l' hypocrisie ; être géometre,
enfin, ou quitter le rouge, faisoient
un honneur égal.
Je parle à présent de tout cela avec
un désintéressement que je n' avois pas
alors. Loin de sentir jusques à quel point
alloit l' abus des sciences que j' aimois,
combien il entroit d' air, ou de flatterie,
dans le goût que l' on paroissoit avoir
pour elles, et le ridicule que cette folie
pandoit sur ma cour, et sur moi-même,
j' aidois à l' augmenter par mon
exemple, et par les préférences dont
p252
j' honorois ceux qui m' imitoient. Si le
titre de géometre, mérité ou non, suffisoit
pour plaire à une femme, je n' admettois
non plus dans ma confiance, et
dans mes conseils, que des sçavans de
ce genre, ou plutôt ceux qui feignoient
de l' être, que ceux qui l' étoient en effet.
Je n' en étois, à vous dire vrai, ni plus
amusé, ni mieux servi ; mais je satisfaisois
mon gt et ma vanité, et m' ennuyois
sans m' en appercevoir, ou sans
m' en plaindre.
Ah ! S' écria Schah-Baham, si j' étois
r d' avoir un bon ami : que lui
demanderiez-vous, lui dit la sultane ? Un
conseil, repliqua-t-il ; mais c' est que je
crains tant qu' on ne me flatte ! Je voudrois,
par exemple, que l' on met, si
je ne ferois pas bien de me faire géometre ?
Cela vous rendroit bien sérieux,
repliqua la sultane ; d' ailleurs ; il me
semble que vous avez l' esprit bien vif
pour vous acommoder d' une science
qui, à ce que j' ai oui dire, exige toute
l' attention imaginable. J' ai l' esprit vif,
cela est vrai, dit le sultan ; mais si vous
sçaviez aussi combien je réfléchis, quand
je m' y mets, vous ne craindriez pas tant
que la géométrie fût pour moi une
chose si difficile. Je crois pourtant, reprit
p253
la sultane, que les calculs vous paroîtroient
bien désagréables. Ils sont si secs ?
Comment, répondit le sultan, des
calculs ! Cette géométrie n' est donc
autre chose que de l' arithmétique ? Eh !
Que diable ! Visir ! Que ne me le dites-vous
donc ? Vous êtes cause que j' ai
pensé me faire géometre, comme si c' étoit...
oh ! Je n' aime point ces surprises-là !
Voyez un peu, je vous prie,
le beau ridicule que je me serois donné !
Si la géométrie vous déplaît, repartit
la sultane, faites-vous physicien. Mais
oui-dà, dit Schah-Baham, physicien,
elle a raison ? Cela doit être fort beau.
Depuis ce qu' on m' a dit de la physique,
je ne serai point du toutché de la
sçavoir. Je vois à présent que je m' étois
pris, et que c' étoit indubitablement
cela que je voulois dire.
LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 20
Mon nom, continua l' autruche,
commençoit à se répandre dans l' univers ;
et mon mérite soutenu par les
pensions que je faisois aux sçavans, et
à tous ceux qui pouvoient pandre ma
p254
renommée, ne trouvoit plus de contradicteur
dans mes états. Vu de plus loin,
j' étois encore plus grand ; mais à quelque
excès que l' on me vantât, je n' avois
encore rien fait qui justifiât le bruit que
je faisois dans le monde ; et je résolus
de le mériter.
En discutant la nature de l' air, je crus
qu' il agissoit un peu plus sur les corps
qu' on ne le croyoit.
De flexions en réflexions, je jugeai
qu' il en étoit un lui-même ; j' allai enfin,
jusques à deviner sa pesanteur et son
élasticité. Enchanté de mes découvertes,
et ne doutant ni de leur réalité, ni de
leur succès, je me hâtai de les porter
à l' académie ; elles y furent si généralement
sifflées, y parurent si absurdes,
qu' il s' en fallut peu que je ne me crusse
le philosophe le plus visionnaire qui eût
jamais été. Plus irrité encore que confondu,
je rentrai dans mon palais : j' examinai
encore mon systême avec toute
la sévérité possible, je me fis à moi-même
les objections les plus fortes : mais
plus je le revis, plus j' eus de quoi me
convaincre que si quelque chose égaloit
mes lumieres, ce ne pouvoit être
que l' ignorance de mes philosophes. Le
desir de justifier mes idées, et de confondre
p255
mon académie, me donna de
nouvelles forces ; et persuadé que contre
l' expérience il n' y a point de raisonnement,
je me hâtai d' en faire une qui
mît ma gloire enreté, et forçât mes
envieux au silence. Il falloit pour cela
que je prouvasse que l' air étoit un corps ;
et il me parut que je ne pouvois mieux
le prouver qu' en lui faisant supporter
le poids d' un autre corps. J' avois d' ailleurs
avancé que l' on pouvoit mesurer
le vent ; cette opinion n' avoit pas été
trouvée moins ridicule que l' autre,
et comme j' avois à les établir toutes
deux, je travaillai avec toute l' ardeur
possible, à une machine qui pût faire la
preuve de mon systême. Je ne vous dirai
point combien je fis d' expériences
malheureuses. J' ai composé là-dessus de
très-gros volumes, où tout ce que j' ai
tenté, et qui ne m' a pas ussi, est déduit
avec une prolixité qui ne laisse rien
à desirer, et que vous pourrez lire
quand il vous plaira.
Après avoir long-tems travaillé sans
succès, la force de monnie et mon
opiniâtreté me firent enfin enfanter la
plus surprenante machine qu' on eût encore
vue dans l' univers. Lorsque par des
épreuves réitérées et faites dans des
p256
solitudes où mon secret ne pouvoit
transpirer, je me fus assuré de l' avoir
conduite à sa perfection, j' assemblai
l' académie, et le peuple dans une vaste
campagne, qui étoit aux portes de ma
capitale. Je voulois que rien ne manquât,
ni à ma gloire, ni à la confusion
de mes ennemis., j' exposai la machine ;
elle étonna tout le monde, par la
singularité de sa forme, mais personne
ne devina à quoi je voulois la faire servir.
Sans perdre le tems à vous en faire
une description géométrique, qui ne
serviroit peut-être qu' à vous embarrasser,
je vous dirai tout simplement que
ce chef-d' oeuvre de méchanique n' étoit
que ce que l' on appelle aujourd' hui un
cerf-volant. Je conçois aisément que
dans le degré de perfection, les sciences
sont à présent parvenues, cette découverte
doit paroître bien puérile ;
mais en se transportant dans le tems
elle fut faite, l' on peut imaginer qu' elle
dût combler de gloire son auteur.
Je fis dresser la machine par celui qui
m' avoit aidé dans mes expériences secretes ;
elle partit, la rapidité avec laquelle
elle s' éleva dans les airs, à l' aide
d' un vent vif, égal, et soutenu, qu' il
faisoit en ce moment, fit pousser à toute
p257
l' assemblée un cri de joie et d' admiration.
Mais je ne pourrois jamais vous
exprimer quel fut leur étonnement,
quand ce cerf-volant, sur lequel tous
les yeux étoient constamment fixés, le
déroba à leurs regards, ou du moins n' y
parut plus que comme un point presque
imperceptible. La crainte qu' ils eurent
de ne le plus revoir fut si vive, que
pour la dissiper, je le ramenai peu à peu
du haut des airs, où les vents l' avoient
élevé, et le fis enfin tomber à mes pieds.
Une joie universelle succéda alors à la
consternation. Ce jour fut, je l' avoue,
un grand jour pour moi. Les éloges dont
le peuple me combloit, la vénération
que j' inspirai aux étrangers qui se trouvoient
là, l' abattement des sçavans,
tout augmentoit, tout me rendoit ma
gloire plus chere. Cependant l' académie
convint qu' elle avoit eu tort, et dès ce
moment me regarda comme le plus
grand philosophe qui eût encore vécu.
Pour augmenter leur admiration, et les
convaincre de plus en plus de la justesse
de mes idées, j' attachai le lendemain,
des lanternes à mon cerf-volant. Le prodigieux
succès qu' elles eurent, me donna
l' idée d' y attacher des chats, qui
beaucoup plus pesants que les lanternes,
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prouvoient aussi beaucoup mieux ce que
j' avois avancé. Cette tentative, toute
hasardée qu' elle étoit, me réussit, et
porta ma gloire à son comble. Tous les
philosophes, non-seulement m' écrivirent
pour meliciter sur mon ingénieuse
machine, mais encore, ils se
rendoient tous en foule à ma cour,
pour en voir l' effet.
Parbleu ! S' écria le sultan, il faut convenir
que tous ces gens-là avoient bien
du tems de reste, de venir, peut-être
de cinq ou six cens lieues, pour voir un
cerf-volant ! Est-ce donc que c' est une si
belle chose ? à propos, pourtant, comme
je ne sçais encore que médiocrement
la physique, il se pourroit bien que je
ne raisonnasse pas juste sur la machine
du roi autruche. Au surplus, si ce prince,
de qui, d' ailleurs, j' estime fort l' esprit
et les lumieres, veut bien me parler
philosophie un peu moins, seulement
jusques à ce que je la sçache un peu plus ;
j' avoue naturellement qu' il me fera plaisir.
Cependant, visir, qu' il ne se gêne
pas à un certain point ; je sçais qu' il faut
avoir de la politesse pour les étrangers.
Et puis, c' est que c' est, ma foi ! Un grand
homme que ce roi-là.
Je jouissois de ma gloire avec toute
p259
la tranquillité imaginable, continua
l' autruche, lorsqu' il m' arriva une aventure
cruelle, qui me la fit payer bien
cher. J' étois un jour à donner le plaisir
du cerf-volant à un ambassadeur qui
alloit prendre congé : la machine secondée
par un vent frais, étoit presqu' au
plus haut des airs, lorsque je la vis se
prendre dans un nuage noir et épais, qui
étoit porté contr' elle avec une extrême
rapidité. à peine je l' y avois perdu de
vue, qu' un grand cri sortit du fond de
ce nuage. Le ciel s' arma d' éclairs, le
tonnere se fit entendre, les vents se
déchaînerent ; et mon cerf-volant brisé,
noirci, brûlé par la foudre, et les chats
qu' avec lui j' avois envoyés dans les
nues, absolument épilés, vinrent tomber
auprès de nous.
Le cri perçant qui avoit précédé cet
orage, et la promptitude avec laquelle
il s' étoit formé, et dissipé, me le firent
regarder comme le phénomene du monde
le plus singulier, et dont il étoit
important de découvrir la cause : mais ce
fut en vain que je la cherchai, et tout
ce que je trouvai sur cet événement,
me satisfit si peu, qu' enfin je cessai de
m' en occuper. Je voulus reprendre mes
exercices, que le desir de pétrer ce
p260
mystere avoit interrompus quelques
jours, et je tirai de mon cabinet un
cerf-volant aussi beau que celui qui
avoit été foudroyé ; mais à peine fus-je
dans la plaine que le vent tomba, et si
absolument, que ce fut en vain que j' essayai
de faire partir la machine. Aussi-tôt
que je fus rentré, le vent se releva ;
je sortis, il retomba encore. La me
chose, enfin, m' arrivant tous les jours,
je conçus qu' il y avoit là-dessous quelque
chose d' extraordinaire, et que c' étoit
à moi directement que l' on en vouloit.
Ne pouvant moi-même percer ce
mystere, j' eus recours à un oracle fameux
dans le pays, et dont je vous parlerai
ci-après plus amplement. J' appris
de lui que ce nuage percé par mon cerf-volant
renfermoit une fée, qui par ce
choc aussi violent qu' imprévu, avoit
pensé verser ; que c' étoit elle qui avoit
poussé les horribles cris qui étoient
venus jusques à moi ; et qui avoit excité
l' orage qui avoit foudro mon cerf-volant,
et deshabillé mes chats ; et que ce
calme profond qui regnoit dans les
airs, toutes les fois que j' avois besoin
de vent, étoit une suite de son courroux
et un essai de sa vengeance. L' oracle
ajouta que, quelque cruel quet
p261
me paroître cet effet de ressentiment,
j' en avois plus encore à craindre si je
ne songeois pas à l' appaiser.
J' avois trop de preuves de la pénétration
et de la sincérité de l' oracle
qui me parloit, pour révoquer en doute
ce qu' il venoit de m' apprendre, et
je me hâtai de suivre ses conseils. Lae
Thérébentine qu' il m' avoit nommée, étoit
une petite créature, vaine, tracassiere,
et méchante, que j' avois d' autant plus
à craindre, qu' avant qu' elle fût devenue
prude, elle m' avoit fait de fort indécentes
agaceries ; que, depuis, elle m' avoit
plusieurs fois parlé sentiment ; et que
dans l' un et l' autre cas, je n' avois eu
pour elle aucun des égards qu' elle m' avoit
demandés. Je n' ignorois pas qu' une
femme que l' on refuse, haït avec plus
de fureur, qu' une femme que l' on quitte ;
et j' étois très-fâché, que dans les
dispositions elle étoit à mon égard,
ce fût à elle que mon cerf-volant set
adressé. Malgré le peu d' espoir que j' avois
de la calmer avec un si beau prétexte
de donner libre cours à sa haine,
j' essayeai pourtant de le faire : je lui
écrivis une lettre fort soumise, que
j' accompagnai des plus magnifiques présens.
Elle rut mes excuses beaucoup mieux
p262
que je n' eusse osé l' esrer, me promit
de ne plus renfermer le vent, et me fit
enfin tant de protestations d' amitié,
que je commençai à la craindre plus que
jamais. Cependant, l' exactitude avec
laquelle elle me tint parole sur le vent,
dissipa mes craintes. J' ordonnai en son
honneur des fêtes publiques qui furent
lébrées avec toute la joie possible par
mes sujets, qui ne pouvoient plus se
passer de cerf-volans, et que le bouleversement
entier du royaume auroit,
je crois, moins affligés, que le malheur
de n' en plus voir.
Qu' il ne s' y fie que de bonne sorte à
cette fée-là, dit Schah-Baham ; c' est
moi qui connois un peu ces dames là,
qui lui en donne le conseil. Vous m' en
croirez, par exemple, si vous voulez ;
mais je ne craindrai pas de vous dire,
qu' à la place du roi autruche, j' aurois
mieux aimé mille fois n' avoir pas imaginé
les cerf-volans (et si je vois à
présent combien cette machine est ingénieuse)
que d' avoir eu la moindre chose
à démêler avec une fée. Ce n' est point
pour faire le prophete, car je ne suis
point un oracle, moi ; mais vous verrez
à la longue, comment il s' en tirera !
Souvenez-vous seulement de ce que je vous
p263
dis. Continuez, visir ; voilà véritablement
une des plus magnifiques histoires
que je crois qu' on puisse entendre.
LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 21
Aussi-tôt que je me fus tiré d' une
si cruelle affaire, continua l' autruche,
je conçus le dessein de voyager, moins
encore pour m' instruire, je l' avoue, que
pour montrer aux nations ce grand
homme qu' elles admiroient. Ma réputation
étoitsi bien établie, que toutes
les villes que j' honorois de ma présence
me firent des entrées superbes, et
que quelques-unes me m' érigerent des
statues. Après avoir traversé je ne sçais
combien de royaumes, j' entrai dans
l' empire de Phasgam. Le souverain de
ces vastes payes vint de fort loin au-devant
de moi. C' étoit un homme simple,
peu instruit, mais d' une très-bonne
conversation, et qui, sans pratiquer les
sciences, honoroit beaucoup les sçavans,
et ne les croyoit pas tout-à-fait inutiles
dans un royaume. Son premier soin
fut de me présenter à la princesse sa
fille ; jusques-là, j' avois souvent chanté
p264
l' amour, mais je ne l' avois pas connu.
Qu' elle me parut belle ! Et que ce coeur
que jamais rien n' avoit rempli, se fendit
peu contre ses charmes. De mon côté, je fis
sur elle la plus favorable impression ;
elle étoit sçavante, je passois
pour être le premier homme de mon
siecle ; en falloit-il plus pour nous
duire tous deux ?
Comme je sçavois son goût pour les
langues mortes, et que je sçavois qu' elle
les parloit toutes ; je lui fis en assyrien
le compliment du monde le plus galant.
Elle me répondit en langue punique,
dans laquelle elle s' exprimoit avec une
élégance et une facilité incomparables ;
et me dit sur mes talens et sur ma réputation
des choses si flattueuses ! Ses yeux,
en me regardant, s' arrêtoient si tendrement
sur moi, que je ne doutai pas que
l' estime n' eût fait sur son coeur ce que
ses charmes avoient fait sur le mien. Elle
m' engagea dès le lendemain à lui développer
tous les mysteres de la philosophie ;
et quoique je n' y mêlasse rien de
ceux de l' amour, je la fis soupirer plus
d' une fois.
Un maudit génie, que l' on appelloit
Plus-Vert-Que-Pré , fameux par sa
puissance, et par sa méchanceté, et frere de
p265
la fée, de qui je vous ai parlé, étoit
depuis trois mois à la cour de Phasgam,
lorsque j' y arrivai : et mon malheur voulut
qu' il trouvât à la princesse autant de
charmes que moi. C' étoit assurément le
plus dangereux rival que le sort pût jamais
me susciter. Il n' étoit pas aimé,
mais il vouloit l' être ; et la froideur
avec laquelle ses soins étoient reçus, ne
l' empêchoit pas d' en rendre. Il étoit
peut-être de ces gens, qui sont dans cette idée
si fausse, qu' une constance bien opiniâtre
surmonte toujours, non-seulement
l' indifférence, mais me l' aversion.
Quels que fussent là-dessus ses sentimens,
et avec quelque sincérité que la princesse
lui eut parlé, il la suivoit par-tout, lui
donnoit des fêtes, et par-tout l' ennuyoit,
et du récit et du spectacle de son
amour. Que l' on devine aisément son
rival ! Plus-Vert-Que-Pré avoit été
présent à ma premiere entrevue avec la
princesse ; et si le trouble qui parut alors
dans mes yeux, l' instruisit des sentimens
qu' elle m' inspiroit, l' air sombre et farouche,
avec lequel il m' examina, sa sécheresse
et sa contrainte avec moi, la colere
qu' il conçut contre la princesse, et
qu' il ne dissimula pas, m' apprirent aussi
qu' il aspiroit à lui plaire. Les prévenances
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qu' elle eut pour moi le jour de mon
arrivée, son empressement à me parler,
l' exagération de ses éloges, et le peu
d' attention qu' elle eut pour Plus-Vert-Que-Pré ,
qui avoit toutes les peines du
monde à en obtenir uneponse et un
regard, plongerent ce cruel génie dans
la plus affreuse inquiétude. Quoique
malgré la timidité qu' inspire une violente
passion, et le peu d' usage même que
j' avois de l' amour, je crusse, comme
toute la cour de Phasgam, que j' avois
vivement touc la princesse, je ne pus
m' en tenir aux conjectures sur une chose
si intéressante pour moi, et je me
déterminai à lui faire l' aveu de ma
tendresse, et à lui confier les craintes que
m' inspiroit celle de Plus-Vert-Que-Pré . Elle
ne me dit pas qu' elle m' aimoit ; mais une
joie si vive et si pure anima ses yeux
lorsqu' elle me vit à ses genoux ! Il y
regnoit tant d' amour, elle m' écoutoit
avec tant de complaisance lui parler du
mien, et me marqua tant de haine pour
mon rival, qu' en me faisant l' aveu de
ses sentimens, elle ne m' en eût pas mieux
instruit.
Le lendemain de ce jour si fortuné
l' empereur, la princesse et tous les habitans
de Phasgam me prierent avec instance,
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de leur donner le régal du cerf-volant.
Mon amour et ma vanité avoient
trop à gagner à leur faire connoître cette
machine si renommée, pour que je ne
me rendisse pas à leurs desirs. Jamais elle
ne se montra avec tant d' avantage ; jamais
elle n' avoit eu un si grand succès. La
princesse sur-tout, que ses lumieres éclairoient
mieux que personne, sur le rite
du cerf-volant, en fut d' un enchantement
qui me flatta mille fois plus que
toutes les acclamations du peuple. Cher
prince ! Me dit-elle à l' oreille avec transport,
quelle gloire pour moi d' être aimée
de vous, et que mon coeur partage
bien votre tendresse ! Je ne ais si
Plus-Vert-Que-Pré que j' avois, malgré moi,
pour spectateur de la fête physique que je donnois
à la princesse, et qui étoit fort près
de nous, entendit ce qu' elle me disoit,
ou si sa rougeur et mon émotion le lui
firent deviner ; mais il devint tout d' un
coup d' une humeur détestable, et me
fit mille mauvaises plaisanteries sur le
cerf-volant. S' il n' eût tourné que moi
en ridicule, je lui aurois peut-être
pondu avec moins d' aigreur que je ne fis.
Mais il en retomboit tant de mépris sur
la physique et il l' attaqua lui-même
avec si peu denagement, que je crus
p268
ne pouvoir me dispenser d' en prendre le
parti. La haine secrete qui nous animoit
tous deux, ne nous permit pas de conserver
des égards l' un pour l' autre, et
nous poussâmes la querelle aussi loin
qu' elle t aller. J' osai me, dans la
chaleur de la dispute, lefier de faire
quelque chose qui fût comparable à ce
cerf-volant, qui lui paroissoit si digne
de risée. Quoi ! Répondit-il d' un air
railleur, des cerfs-volans ! Seriez-vous
curieux d' en voir ? Convaincu, par ce que
cette admirable machine m' avoit coûté,
qu' il ne lui seroit pas si facile d' en faire
qu' il le croyoit ; je lui dis audacieusement
que je serois charmé qu' il m' en
montrât. Plus-Vert-Que-Pré, à cefi,
étendit la main, et dans l' instant, il
parut dans les airs une si prodigieuse quantité
de cerfs-volans, que l' air en étoit
obscurci. Je fus, je vous l' avoue, confondu
de ce spectacle. Ce ne fut pas tout.
à ses ordres, le soleil disparut ; et la
nuit, forcée dans sa marche par la puissance
du génie, vint lui succéder. Alors
le génie, pour achever de m' humilier,
attacha des étoiles à ses cerfs-volans.
C' étoit, comme vous voyez, une assez
fâcheuse parodie de mes lanternes.
Après, il les fit battre les uns contre les
p269
autres. Du frottement des étoiles, quand
elles se rencontroient dans le choc, il
se formoit des sillons de lumiere d' une
vivacité surprenante, et dont les yeux
pouvoient à peine supporter l' éclat.
Lorsqu' il crut avoir don ce spectacle
assez long-tems, il partit de chaque
cerf-volant des feux de différentes figures, et
de toutes les couleurs. Ce qui fit le plus
beau et le plus singulier feu d' artifice
que l' on ait, je crois, jamais donné. Enfin,
il les anéantit tous, hors quelques-uns
qu' il laissa dans le ciel, avec les corps
lumineux qu' il y avoit attachés, qui forment
ces cometes, qui ont si long-tems
effrayé l' univers, et que l' on reconnoît
toujours à cette longue queue qu' ils
ont commune avec les cerfs-volans, et
qui est en même tems une preuve incontestable
de leur origine, et de la vérité
des faits que je vous raconte.
Je n' ignore pas, au reste, qu' il n' y a
pas un astronome de ceux qui ont écrit
sur les cometes, qui n' en parle fort
différemment de moi : et ce qui prouve
combien il faut se défier des observations,
c' est qu' il y en a quelques-uns dont les
idées sont assez raisonnables pour que
l' on puisse les admettre ; quoiqu' assument,
il n' y en ait pas un qui, sur cet
p270
article, ne se soit bien écarté du vrai.
Le roi de Phasgam, qui, comme je
l' ai dit, n' étoit pas sçavant, fut si
char de la fête que Plus-Vert-Que-Pré
venoit de donner, qu' il en oublia la
nération, que d' abord il avoit conçue pour
moi, et le combla d' éloges. La princesse,
qui heureusement avoit trop d' esprit
pour ne pas mettre les choses à leur
juste valeur, ne pensa pas comme son
pere ; et loin de louer le nie, soutint
que je devois l' emporter sur lui ; et
que ce qui n' étoit que l' ouvrage d' une
puissance à laquelle toute la nature étoit
forcée d' obéir, ne méritoit pas la même
estime, que ce qui étoit le fruit du sçavoir
et de l' expérience. Cette décision
n' étoit que raisonnable ; et la princesse,
pour la donner, n' avoit eu besoin de
consulter ni son amour pour moi, ni son
aversion pour Plus-Vert-Que-P. Toute
désintéressée qu' elle devoit paroître, elle ne le
satisfit pas, persuadé que la princesse
auroit moins rendu justice à la physique, si
elle n't pas aile physicien : après
lui avoir fait les plus sanglans reproches,
et m' avoir accablé des plus terribles
menaces, il disparut.
Quelque terreur qu' il eût cru m' inspirer,
la joie que me donna sa fuite, ne
p271
peut se comprendre. J' aimois ; débarrassé
de mon rival ; aimé de ce me
objet, qu' avec tout son pouvoir il n' avoit
pu rendre sensible, la crainte pouvoit-elle
un moment trouver place dans
mon coeur ? Quand, d' ailleurs, j' aurois
été moins magnanime, ou moins amoureux,
les menaces de Plus-Vert-Que-Pne
pouvoient m' alarmer que jusques à un
certain point. J' étois génie comme lui,
avec cette différence pourtant, qu' il
étoit unnie du premier ordre ; mais
quoique ma puissance fût infiniment inférieure
à la sienne, s' il pouvoit me
tourmenter, il ne pouvoit m' anéantir.
La crainte de sa vengeance n' ayant
point diminué mon amour, je demandai la
princesse au roi son pere. On fait
souvent plus pour les gens que l' on craint
que pour ceux qu' on aime. Ce bon prince
avoit naturellement du goût pour
moi ; mais il redoutoit la puissance et la
colere du génie, et auroit bien voulu
ne se pas attirer son inimitié. J' eus
toutes les peines du monde à vaincre sa peur ;
enfin j' en triomphai ; il m' accorda la
princesse. Malgré l' air ferme que j' affectois,
je n' étois pas sans quelque crainte
que le génie ne troublât la solemnité
des nôces ; et quand je vis que la fête
p272
s' achevoit sans obstacle, je n' en fus guere
plus rassuré contre lui. J' avois peur
qu' il ne nous jouât quelque tour, qui,
pour être moins public, pourroit bien
n' en être que plus sanglant. Mais, il
sembloit qu' il nous eût oubliés ; ou s' il jetta
quelque sort sur moi, il eut moins de
puissance que mon amour et que les charmes
de la reine.
Quelques jours après mon mariage,
je pris congé de mon timide beau-pere,
et j' embellis mes états de ce qui faisoit
l' ornement des siens. à quelque point
que la joie de la posséder remplît mon
ame, je ne laissois pas de songer quelquefois
au démêlé que j' avois eu avec
le génie. Je le connoissois trop pour
me flatter qu' il eût oublié l' avantage que
j' avois remporté sur lui, et qu' il ne me
le fit pas tôt ou tard payer bien cher.
Pendant que je cherchois les moyens de
me raccommoder avec lui, la reine
donna le jour à une fille aussi charmante
qu' elle, et qui, seigneur, est actuellement
auprès de vous.
Quoi ! S' écria Schah-Baham, l' oie
couleur de rose est une princesse ? Comment ?
Lui dit la sultane, vous ne vous
en étiez pas encore douté ? Moi ! pondit-il ;
non, assurément. Vous croyez
p273
donc, pour me faire cette question, que
je ne sçais pas ce que c' est qu' un conte !
Est-ce que l' on doit jamais s' y douter de
quelque chose, à moins qu' on ne veuille
être une dupe ! Et ne faut-il pas être bien
ignorant pour ne pas sçavoir que tous
ces maudits conteurs ont la rage d' arranger
les événemens d' une autre fon
souvent que celle que vous aviez prévue.
Ne sçachez pas cela pourtant, vous
prévoyez ! Et où en êtes-vous après ?
Secondement, et d' ailleurs... enfin,
que voulez-vous que je vous dise ? Je
n' aime pas cela moi. Mais une chose
qui me charme, et que, par exemple,
personne, je crois, n' aurois devinée ;
c' est que les cometes ne sont que des
cerfs-volans avec des étoiles. Je ne
manquerai parbleu pas de le dire à mes
astrologues. Oh ! Qu' ils seront étonnés !
De vous le voir croire, peut-être, reprit
la sultane. Oh ! Que non, madame,
repliqua-t-il, ils le croiront bientôt
eux-mêmes, je vous en réponds. Je pousserai
vivement cette affaire ; j' ai la raison de
mon côté ; le roi autruche est mon garant,
et je m' en rapporte un peu plus à
lui qu' à leurs lunettes. Je vais donner un
édit, par lequel j' ordonnerai que dans
le mois, tous mes sujets, de quelque
p274
qualité et condition qu' ils soient, aient
à croire aux cometes, conforment
à la maniere ou façon du roi autruche
sous telle peine pour les contrevenans
qu' il me plaira ordonner ; et nous verrons
s' il sera si difficile de venir à bout
des incredules, et de quel droit l' on se
donnera les airs de voquer en doute
une chose que je veux croire, moi, qui,
je vous demande pardon du peu, n' ai
que l' honneur d' être sultan.
LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 22
Ne sçachant comment m' y prendre
pour ôter à Plus-Vert-Que-Pré toute
envie de me nuire, et desirant beaucoup
d' être avec lui honnêtement, je crus
devoir profiter de la naissance de ma fille,
et résolus de le faire son parrein. Persuadé
que cette politesse de ma part le
toucheroit, je lui envoyai des ambassadeurs ;
mais, ni leur éloquence, ni les
magnifiques présens dont ils étoient
chargés pour lui, ne purent le déterminer
à faire ce que je desirois. à peine
me put-il assez se contenir pour
écouter la moitié de la harangue qu' on lui
p275
faisoit ; et s' élevant sur son trône avec
fureur, il dit à l' orateur, qu' il étoit un
insolent de s' être chargé d' une si ridicule
proposition. Il m' appella indécemment
visage de physicien, et ajouta que
j' étois un plaisant fat d' imaginer qu' il
voulût bien être mon compere. J' obmets
mille autres propos qu' il tint, tous
aussi injurieux les uns que les autres, et
qui, de souverain à souverain, étoient
ritablement, on ne peut pas plus
déplacés.
En attendant qu' il pût comme il disoit,
exercer sur moi sa vengeance, il
choisit quatre de mes ambassadeurs qu' il
fit placer au haut de son palais, en guise
de girouettes. Ceux qu' il jugea à propos
de me renvoyer, furent, après une
fort mauvaise plaisanterie qu' il leur fit,
transformés en chats, couleur d' ardoise.
Ils revinrent enfin, n' étant ni hommes,
ni matoux, et chargés par lui des plus
insolentes dépêches que l' on puisse jamais
imaginer.
Une aussi cruelle insulte ne me laissant
ni desir, ni espérance de paix, je
me préparai sérieusement à la guerre.
J' étois pourtant dans une situation cruelle ;
car si, d' un côté, j' étois forcé de me
venger ; de l' autre, je ne le pouvois faire
p276
sans y risquer le bonheur de ma vie.
Quand le génie n' auroit pas été, par la
grandeur de ses états, mille fois plus
puissant que moi, je ne devois point
douter qu' il ne me combattît encore
plus par la puissance de son art que par
les forces de son empire ; et je n' étois
pas fort en magie. Cependant, quelque
certitude que j' eusse que cette guerre ne
tourneroit pas bien pour moi, je n' en
solus pas moins de la faire.
Pendant que je faisois mes pparatifs,
le génie, le croiriez-vous bien ? Le
génie eut l' audace de m' envoyer un
ambassadeur. Ce ministre arriva dans
ma cour aussi familiérement que si son
maître et moi eussions été ensemble le
mieux du monde. Il m' apportoit des lettres,
par lesquelles Plus-Vert-Que-Pré
m' assuroit qu' il me pardonneroit mon
impertinence, et même m' honoreroit
de sa protection, si je lui envoyois, sans
délai, mon plat à barbe.
Votre plat à barbe ! S' écria Schézaddin,
le génie avoit là une singuliere prétention !
Après tout, il vous en quittoit,
à mon avis, à bon marché ? Oh ! Pardonnez-moi,
pondit l' autruche, sa
demande n' étoit pas tout-à-fait aussi
simple qu' elle vous le paroît ; il n' ignoroit
p277
pas, en me demandant mon plat à barbe,
qu' il me jettoit dans l' embarras du
monde le plus cruel, puisque je ne pouvois
le lui donner sans blesser les intérêts
les plus sacrés de ma couronne.
L' air tranquille qu' avoit l' ambassadeur
en appuyant l' insolente demande
du génie acheva de m' ôter toute modération.
Attendez, lui dis-je, en rougissant
de colere, vous allez voir le plat
à barbe que je destine à votre maître ;
et je vous apprendrai en même tems
combien je fais de cas de vos conseils,
et quelle est la récompense que je crois
leur devoir.
Je croyois faire d' autant plus de peur
à l' ambassadeur du génie, que le droit
des gens avoit été plus cruellement violé
par son maître envers les miens ; et je
fus fort étonné quand, au lieu de frémir,
il me regarda en souriant, et prenant
du tabac d' un air froid et railleur :
ah, ah ! Dit-il, en se tournant vers mes
courtisans, je crois, dieu me pardonne,
qu' il est en colere ? Non, seigneur, il
me seroit impossible de vous dire ce que
je devins à ce manque de respect. Quelque
indécent qu' il fût que je me vengeasse
moi-même, transporté de fureur,
oubliant tout, je voulus me précipiter
p278
du trône pour moudre, sous mon sceptre,
cet exécrable envoyé. Croiriez-vous
bien que je n' en pus jamais descendre,
et qu' il sembloit qu' on m' y eût cloué ?
Gardes ! M' écriai-je d' un ton tragique,
qu' on le saisisse ; oui, lui-même, l' ambassadeur.
Personne ne me répond, ni
ne se met en devoir d' exécuter mes ordres.
On ne meurt point de rage, puisque
me voilà. Cependant l' ambassadeur
voyant que j' étois ps d' étouffer de
colere, et n' ayant pas ordre apparemment
de pousser les choses plus loin, termina
toutes ses insultes, en me faisant, de l' air
du monde le plus respectueux, la plus
profonde révérence. Après quoi, il
disparut.
Quand je dis qu' il m' est arrivé de jolis
malheurs, continua l' autruche, ai-je
tort ? Non, sans doute, dit Schézaddin.
Mais, cela est vrai, au moins, reprit-il ;
car combinez, de grace, tous les événemens
de ma vie. Il est certain, repliqua
Schézaddin, qu' ils sont fort extraordinaires,
et qu' il y a, je crois, peu de
souverains qui aient éprouvé de pareils
malheurs ; et des ambassadeurs de qui
l' on fait des girouettes et des chats. Me
demander mon plat à barbe, s' écria l' autruche
en pleurant, plût aux dieux
p279
cruels qu' à sa place on m' eût demandé
ma vie !
Seigneur, lui dit Schézaddin, je conçois
aisément par vos regrets et par vos
pleurs, à quel point ce plat à barbe vous
étoit précieux. Mais, comme on fait
ordinairement assez peu de cas d' un meuble
de cette espece, oserois-je vous demander
ce qui vous rendoit le vôtre si
cher. Ce que c' étoit, grands dieux !
S' écria l' autruche ; ce que c' étoit !
Jusques à ce que je le sçache, reprit le roi
de Tinzulk, il m' est impossible de prendre
part, autant que je voudrois, à la
douleur qu' il vous cause. Ma foi ! Dit le
sultan, n' enplaise au roi autruche,
j' aurois fait comme cet autre roi. Comment
veut-il qu' on sçache ce que son plat
à barbe avoit de si rare ? Il falloit
cependant, pour qu' on en fît tant de cas,
qu' il eût ses raisons. Un prince aussi sage,
aussi éclairé que celui-ci me le paroît,
ne devoit rien faire au hasard ; et
j' avoue que quelqu' envie que j' aie de
pouvoir trouver moi seul le mérite du
plat à barbe, je suis obligé de prier le
roi autruche de vouloir bien nous
l' apprendre.
C' est, sire, ce qu' il va faire, dit le
visir. Ce n' est pas, continua l' autruche,
p280
pour que vous m' accusiez d' une
opiniâtreté imbécille ; mais il estel
que, quand mon plat à barbe n' auroit
rien eu qui dût le distinguer, je me serois
plutôt exposé à mille morts que de
le céder au génie.
Il faut donc, seigneur, que vousachiez
qu' il étoit presque avéré que ce
plat à barbe qu' on me demandoit sigérement,
avoit été donné à un de mes
aïeux par le destin ; il y avoit plus de
trente siecles, que l' on croyoit que le
bonheur de l' empire étoit attaché à sa
conversation ; et qu' un de mes prédécesseurs
en avoit si peu douté, qu' il avoit
mieux aimé soutenir contre Salomon,
roi desnies, une guerre très-cruelle,
que de le donner à ce prince, qui avoit
fait, pour le conquérir, d' inutiles efforts.
La tradition ajoutoit que ce qui
avoit déterminé Salomon à ne rien oublier
pour nous le ravir, c' est qu' il avoit
lu dans les livres du destin, que celui
qui pourroit réunir le plat à barbe à un
autre meuble qu' il avoit distrait de sa
garde-robe, deviendroit le maître de la
nature entiere. Tout étendu qu' étoit
le pouvoir de Salomon, il falloit que
son ambition ne fût pas encore satisfaite,
puisqu' il n' oublia rien pour acquérir le
p281
plat à barbe, après s' être empapar finesse
de cet autre meuble du destin. Que
tout cela soit vrai ou non, c' est ce que
je ne voudrois pas garantir ; mais une
chose certaine, et qui fait que je ne
m' éloigne pas de croire que ce plat à
barbe est, en effet, miraculeux, c' est
qu' il pdit l' avenir.
Bon, dit Schézaddin. Mais, répondit
l' autruche, je ne raille pas. Quoi ! Reprit
le roi de Tinzulk, il proptisoit
votre plat à barbe ? Oui, repliqua l' autruche ;
et le destin lui-même ne pouvoit
mieux connoître le futur. Si nous
eûmes le bonheur de sauver le plat à
barbe de la cupidité de Salomon, nous
n' en fûmes guere moins à plaindre que
s' il l' eût conquis. Ce prince outré du
mauvais succès de ses desseins, dégrada
Elmasis qui l' avoit défendu contre lui ;
et de génie du premier ordre qu' il étoit,
le transporta dans une de ces classes
inférieures que nous appellons classes de
malédiction, et où, sans cesser d' être
génie, on se trouve déchu de sa premiere
nature, et du privilege d' orer
les grandes merveilles.
Avec quelque soin qu' avant la tentative
de Salomon, le plat à barbe fût gardé,
Elmasis redoubla de vigilance. Il le
p282
fit enfermer dans une tour d' un seul diamant ;
et de peur qu' en le voyant trop
souvent, le peuple ne perdît du respect
qu' il lui portoit, et ne le fendît avec
moins de vigueur, en cas que Salomon,
ou quelqu' autre, conçût le dessein de se
l' approprier, il voulut qu' on ne l' exposât
à la vénération publique que dans
des tems marqués ; qu' il fût porté en
pompe devant ses successeurs le jour
de leur couronnement, et que cet sur
ce me plat à barbe que ses sujets lui
fissent le serment de fidélité.
Eh bien ! Seigneur, vous connoissez à
présent le plat à barbe ? Vous étonnez-vous
encore que je l' aie refusé ; et vous-même,
si vous en aviez été possesseur,
n' auriez-vous pas fait comme moi ? Oui,
assument, seigneur, répondit Schézaddin,
je vous dirai plus ; c' est que
quand il n' auroit eu aucune des vertus
qu' on lui attribuoit, et que vous
l' auriez sçu, il suffisoit de l' opinion
qu' on en avoit dans vos états pour que
vous dussiez le défendre au péril même
de votre vie. Oh ! Pour des raisons, repliqua
l' autruche, j' en avois de reste ;
mais je n' en aurois eu aucune que je ne
l' en aurois pas moins refusé au génie.
D' ailleurs, c' est qu' à ce qu' il me semble,
p283
il n' est pas trop d' usage que l' on donne
son plat à barbe au premier venu qui
vous le demande. Mais quand cela auroit
été tout établi, je n' aurois pas pu
donner le mien, non-seulement dans les
circonstances où je me trouvois, mais
encore dans quelqu' autre que c' eût été,
sans m' exposer au mépris de mes
contemporains et de la postérité.
Il a grande raison, dit Schah-Baham,
plus je l' entends, plus je l' aime ce
prince-là. Il a bien de l' esprit, bien de la
grandeur d' ame, et beaucoup d' équité.
Voilà comme il faut que pense un roi,
quand il ne peut pas faire autrement. Je
n' ignore pas qu' il est dans une situation
cruelle, et qu' il vaudroit infiniment
mieux pour lui n' avoir point un plat à
barbe si merveilleux, que d' avoir à le
défendre contre un ennemi tel que le
seigneur Plus-Vert-Que-P; mais la
raison d' état doit l' emporter toujours ; et
quand, je suppose, il y auroit au jeu
moins encore, il n' en faudroit pas moins
être magnanime ; car enfin, et malheureusement
on n' est pas roi pour rien.
LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 23
p284
Le bruit de l' injuste demande du génie
se pandit cependant dans le royaume,
et y causa une consternation universelle.
Ce seroit abuser de votre patience
que de vous raconter tout ce qui
se passa dans ce tems de trouble et de
terreur. Il vous est aisé de vous
représenter les alarmes et les cris d' un
peuple épouvanté, et qui tremble pour
l' objet de son premier respect. Aussi conster
qu' eux dans le fond, mais fidele à ce
que mon rang m' imposoit, je cachois
soigneusement mes craintes, j' avilissois
le génie dans mes discours, j' exagérois
mes forces ; je n' oubliois rien enfin de
tout ce qui pouvoit ranimer mes sujets
accablés, et leur ôter le sentiment de
leur foiblesse.
Pendant que je m' occupois d' un soin
si légitime, Plus-Vert-Que-Pré ne
s' endormoit pas, non qu' il fît de grands
préparatifs contre moi ; mais il s' avisa de
vouloir mettre la justice de son côté. Vous
trouverez sans doute, comme moi, que
c' étoit porter l' impudence à son comble,
p285
et qu' après ce qui s' étoit passé à la face
de l' univers entre lui et moi, je ne
devois pas craindre qu' on me donnât le
tort. Mais j' étois fait pour les choses rares ;
et j' éprouvai qu' il n' y a rien qu' avec
de l' audace et de l' esprit on ne tourne
comme on veut, et qu' on ne persuade.
Le génie publia contre moi un manifeste
si noblement écrit et rempli de
raisons si spécieuses, les griefs dont il se
plaignoit, étoient si bien imaginés et
exposés avec tant d' art, qu' il falloit que
je usse, aussi parfaitement que je le
sçavois, que c' étoit lui qui avoit tort, pour
ne me le pas donner. C' étoit, en vérité,
une éloquente piece ! Ce seroit, surtout,
l' exorde que j' en voudrois retrouver ;
ce n' est pas que je ne sçache que
c' est précisément ce qui ne sert à rien ;
mais c' est qu' il étoit admirable, et que,
comme on ne pese pas les raisons, il est
impossible d' imaginer à quel point il
me nuisit.
Visir, mon ami, dit alors le sultan,
en cas que l' autruche se souvienne de
son manifeste, ne faites semblant de
rien, et ne m' en dites mot. Je me
connois, il me tueroit ; et je ne crois
pas que vous vouliez ma mort. Non,
assument, sire, pondit le visir ; et puisque
p286
les manifestes sont si contraires à
votre majesté, je ne lui donnerai de
celui-ci que les morceauxcessaires pour
bien entendre cette histoire. Ma foi,
repartit le sultan, il me semble qu' il me
seroit encore plus commode de n' y rien
entendre du tout, que d' essuyer le moindre
fragment du manifeste dont je me
défends. Si pourtant vous croyez,
en conscience, qu' il faut que j' en passe
par-là, prenez que je n' aie rien dit.
Plus-Vert-Que-Pré, pour justifier la
demande qu' il me faisoit du plat à barbe,
et pour couvrir l' iniquité de cette prétention,
soutenoit que dans les papiers
de Salomon, de qui, sans aucun fondement,
il se disoit héritier, il avoit trouvé
une transaction sous-seing-privé,
passée entre Salomon et Elmasis, par
laquelle ce dernier cédoit le plat à barbe
à l' autre pour six cens millions de perroquets,
dont il avoit besoin pour peupler
ses états : que les perroquets avoient é
fournis ; ce qui se vérifioit aiment, tant
par les régistres de Salomon, où cet
article se trouvoit porté, que par la
quantité prodigieuse qu' on en trouvoit dans
mes états, qui, avant ce tems-là, en
étoient, de notoriété publique, absolument
dépourvus.
p287
étoient-ils vrais les perroquets ? Demanda
Schézaddin ; c' est qu' à ne vous
rien cacher, si ce fait avoit pu se prouver,
il étoit pour vous d' une dangereuse
conséquence ? Vrai, dit l' autruche, après
ce que vous sçavez du génie, pouvez-vous
un moment l' imaginer ? Jamais
Elmasis n' avoit fait ce ridicule traité. Il
est vrai (et c' est ce dont le génie profitoit
habilement), qu' environ vers le
tems de la guerre que lui fit Salomon, il
vint de tous les endroits du monde des
nuées de perroquets s' établir dans ses
états ; mais il étoit si faux qu' il en eût
demandé, qu' il n' oublia rien pour les détruire.
D' ailleurs, il seroit fol de penser
que, quand même il en t voulu, il les
eût achetés à si haut prix, qu' au moins
en cédant le plat à barbe à son ennemi,
le premier article du traité n' eût pas été
sa réintégration dans tous ses droits, et
que le desir d' avoir des perroquets lui
eût tourné la tête au point qu' il les eût
préférés à des intérêts si chers. N' étoit-il
pas de plus aussi peu probable que si
Salomon, pour qui le plat à barbe étoit un
objet si important, avoit eu entre ses
mains une piece telle que ce traité, il
n' eût pas forcé Elmasis d' en remplir les
conditions, que ses successeurs eussent eu
p288
à cet égard lame négligence, et qu' enfin
ce ne t qu' au bout de tant de siecles
que l' on s' avisât de renouveller une si
grande querelle.
Toutes lumineuses qu' étoient ces raisons,
et avec quelque soin que je les
fisse valoir contre Plus-Vert-Que-Pré , elles
ne frapperent personne. à peine même
daigna-t-on lire mon manifeste. Tous
mes alliés, hors la reine des isles de
Crystal, et le prince des sources bleues,
l' un mon neveu, et l' autre ma cousine,
que vous voyez ici tous deux, ajouta-t-il
en montrant la grue et l' oison, m' abandonnerent ;
et aidé de leurs seules forces,
je me préparai sérieusement à me
mettre en campagne.
Je ne dois pas, au reste, oublier de
vous dire que le génie avoit donné parole,
que cette guerre se feroit entre
nous, de roi à roi, et qu' il ne se serviroit
du don qu' il avoit d' orer les grandes
merveilles qu' à son désavantage, attendu
qu' il ne m' estimoit pas assez pour
croire qu' il en eût besoin pour me vaincre.
Entre plusieurs choses que j' admire
dans votre histoire, dit alors Schézaddin
à l' autruche, celle qui me frappe
le plus, est, seigneur, cette impertinence
p289
du génie, qui ne se dément pas
une minute. Cela me paroît, je vous
l' avoue, d' une singularité dont je ne
crois pas qu' il y ait d' exemple. Je vous
l' avois bien dit, seigneur, reprit l' autruche,
ce qui m' est arrivé ne ressemble
à rien ; mais prenez patience, vous n' êtes
vraiment pas au bout.
Je laissai au roi de Phasgam, et à la
reine des isles de Crystal la garde de
mes états ; et je quittai ma capitale
avec le prince des sources bleues, tous
deux à la tête d' une armée formidable.
Notre dessein étoit d' entrer sur les terres
du génie. Personne ne s' opposa à
nos desseins ; nous nous étions déjà rendu
maîtres de quelques provinces, et
nous marchions vers sa capitale, fort
étonnés de ne point trouver de résistance,
lorsqu' enfin nous apprîmes qu' il envoyoit
contre nous une armée considérable. Je
vous donne en cent à deviner
qui la commandoit.
D' ordinaire, répondit Schézaddin, je
devine assez mal. Voyez toujours, dit
l' autruche. Je vous assure, reprit le roi
de Tinzulk, que rien ne me seroit plus
inutile que de le chercher. C' est que,
repartit l' autruche, cela seroit bien bon
à deviner. Eh ! Bien ! Seigneur, repliqua
p290
Schézaddin après quelques instans de
silence, j' y ai rêvé, et je n' en suis pas
plus avancé pour cela ; je n' y vois rien.
Qui étoit-ce ? Eh ! Bien ! Seigneur, puisqu' enfin
il faut vous le dire, c' étoit
une tête à perruque que Plus-Vert-Que-Pré
envoyoit contre moi. Eh bons
dieux ! Une tête à perruque ! S' écria
Schézaddin : assurément ! Il faut, pour
que je croie cette histoire, que ce soit
vous qui me la racontiez.
Tubleu ! Dit le sultan, voilà ce qui
s' appelle du beau, cela je ne le devinois
pas, mais j' ose dire que je l' attendois.
Eh ! Bien ! Je ne me suis non plus
trompé à cette histoire, que si je l' eusse
déjà entendue plus de mille fois. Je veux
croire que la sagacité que j' ai sur ces
sortes de choses vient plutôt de l' habitude
que j' ai d' en lire, que de la force
de mon génie ; mais il est pourtant
remarquable que j' aie si bien rencontré ;
non que j' aie, comme j' ai dit, vu bien
précisément que c' étoit d' unete à
perruque qu' il seroit question ; mais je
me suis douté que ce seroit quelque chose
d' extraordinaire. Quel homme pourtant
que ce Plus-Vert-Que-Pré ! Vous lui
conquérez des provinces, vous croyez
que vous allez aussi facilement soumettre
p291
le reste de son royaume. C' est que,
pardonnez-moi, point du tout, une
tête à perruque vient vous barrer. Il
faut l' avouer ; les événemens de cette
histoire sont grands, inattendus, donnent
terriblement à penser ; et voilà ce
que j' aime ; car, pour ces choses frivoles,
dont quand, vous les avez lues,
il ne vous reste rien dans la tête, et qui
vous amusent simplement pour vous
amuser ; on m' en dira ce que l' on voudra,
mais je donnerai toujours la préférence
au serieux. Le solide ; il en faut
toujours revenir là.
Quand je reçus cette nouvelle, continua
l' autruche, vous concevez bien
que j' eus toutes les peines du monde à
la croire vraie ; car, enfin, me disois-je,
une tête à perruque ne pense, ni ne
raisonne. C' est, ou je me suis bien trompé
jusques ici, un vil bloc de bois, grossiérement
façonné, et qui n' a ni ne
peut avoir aucune faculté intellectuelle.
Je mis tout ce que je sçavois de physique
à chercher comment cette tête à
perruque pouvoit servir de général :
cela la passoit apparemment, car elle ne
me fournit aucune raison qui pût me
satisfaire. Je fus, enfin, obligé d' expliquer
cet étrange pnomene par la magie,
p292
qui libre dans ses orations, ne
s' assujettit point aux loix de la nature.
Je me dis même, qu' il n' étoit pas impossible
qu' une tête à perruque eût chez le
génie des vertus particulieres, puisqu' un
plat à barbe en avoit tant chez moi.
Ce raisonnement me calma un peu
l' esprit sur un événement si bizarre. La
tête à perruque, pourtant, avoit dix
ou douze degrés de possibilité, et de
probabilité de plus, par conséquent,
que le plat à barbe. Nulle analogie
d' abord entre la destination de l' un et de
l' autre ; pas plus de ressemblance dans
leurs fonctions. Le plat à barbe n' étoit
tenu à rien ; les devoirs d' un général
sont immenses. L' un moralement, et
physiquement parlant, n' a nul besoin
de penser ; l' autre ne peut, sans la méditation
la plus profonde... permettez-moi, seigneur,
interrompit Schézaddin,
de vous faire faire une réflexion.
Il me semble qu' en discutant la tête à
perruque dunie, et votre plat à barbe,
vous avez oublié que le dernier
avoit le don de prédire l' avenir, ce qui,
à mon sens, le met en état de disputer
avec l' autre, de mérite, et de singularité.
Car, dans le fond, il ne me paroît
p293
pas plus naturel qu' un plat à barbe
prophétise, que de voir une tête à perruque
commander des armées.
Ah ! Quelle différence, seigneur,
quelle différence ! S' écria l' autruche. Si
mon plat à barbe étoit la premiere chose
inanimée quit rendu des oracles,
elle seroit sans doute aussi extraordinaire
que la tête à perruque ; mais, quelqu' envie
que j' aie de donner la préférence au
premier, je ne sçaurois me dissimuler,
que le plus précieux de ses dons
lui étoit commun avec des chênes et
des statues. La tête à perruque, au
contraire, est la seule de cette espece qui
ait commandé des armées. Fouillez dans
l' antiquité la plus reculée, dans les tems
mitoyens, descendez jusqu' au nôtre,
vous n' en trouverez pas d' exemple. Je
n' en sçais rien encore, pondit Schézaddin ;
et si je cherchois bien, peut-être que...
visir, interrompit Schah-Baham, faite-moi
un peu taire ce roi là, je vous prie.
C' est, qu' à dire la vérité, il n' a pas le
sens commun, et qu' il raisonne d' une
bêtise choquante. Je voudrois bien sçavoir,
par exemple, où il a pris qu' il est
si ordinaire que destes à perruque
servent de néral. Je crois, sans trop
p294
me vanter, que j' ai autant de lecture que
lui ; et je puis assurer... enfin, puisque
la tête à perruque est la moins probable,
comme l' a parfaitement bien prouvé
le roi autruche, il n' est pas douteux
que devant toute personne un peu sensée,
elle ne doivent l' emporter de
beaucoup sur le plat à barbe ; et c' est
mal-à-propos qu' il s' avise de soutenir le
contraire. Ce Schézaddin-là aime bien à faire
le beau parleur.
LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 24
Aussi-tôt que nous fûmes en présence,
le prince des sources bleues et
moi, envoyâmes offrir le combat à la
tête à perruque. Animée de la même
ardeur que nous, elle l' accepta. Ce fut
ce jour terrible, ce jour à jamais mémorable,
que je vis pour la premiere fois le
général ennemi, qui, superbement armé,
et montant un cheval d' une beau
admirable, parcouroit ses rangs, et
encourageoit ses troupes à bien faire.
Comme sa tête seule étoit de bois, et que le
reste de son corps étoit animé, il n' y
avoit personne qui, en le voyant de loin,
p295
ne s' y fût trompé. Ce qu' il y a de certain,
c' est qu' il avoit fort bonne grace
en selle, et que coëffé avec un petit
morion à la grecque, orné de belles
plumes blanches, et de grands cheveux
nattés avec un ruban couleur de feu, il
avoit la mine aussi guerriere que je l' aie
vue à personne sans exception.
Cette vue qui ne faisoit que m' amuser,
et qui ne devoit effectivement être
pour toute personne un peu sensée,
qu' un spectacle risible, inspira une peur
mortelle à mes soldats. Tout indigné
que j' étois d' une terreur si déplacée, je
crus devoir la respecter ; et loin de les
faire en cet instant marcher à l' ennemi,
je rentrai dans le camp, où je passai la
plus grande partie de la nuit à les
haranguer, et à tâcher de leur inspirer
pour les têtes à perruque tout le mépris
qui leur est dû. Ils me promirent
enfin de faire des merveilles ; mais ce
fut d' un air si peu assuré, que je rabattis
beaucoup de la magnanimité qu' ils me
promettoient. Pour les essayer, je les
menai le lendemain à l' ennemi, sans
avoir cependant le dessein de me commettre
au hasard d' une bataille. Pendant
que je marchois sans beaucoup de précautions,
cette maudite tête à perruque
p296
qui, je ne sçais comment, avoit deviné
cette promenade, débusqua tout d' un
coup sur nous. Je n' eus point peur, mais
je fus fort étonné. Je comptois si peu
être attaqué, que je m' amusois en ce
moment à finir un logogryphe géométrique
qui m' occupoit depuis deux jours.
Or, de songer à un logogryphe,
et qu' une tête à perruque choisisse
précisément cet instant pour vous tomber
sur le corps, il n' y a, je crois, personne
qui, en pareil cas, ne soit un peu étourdi ;
et j' avoue, de bonne foi, que je
le fus. Ce mouvement fut cependant
aussi léger qu' il avoit été subit ; et je me
serois battu avec une vigueur inconcevable,
si la seule apparition de la tête
à perruque n' eût jetté dans mes troupes
autant de sordre qu' elle me causa
d' étonnement. Ce fut en vain que j' essayai
de ranimer leur courage : personne
ne m' écouta, ou du moins ne me
crut. Chacun s' enfuit, et moi-même en
les suivant pour les ramener au combat,
je me trouvai comme eux dans le camp,
et loin de l' ennemi.
Quelque douleur que je ressentisse,
et de la lâche disposition dans laquelle
je voyois mes troupes, et d' avoir é
battu par une tête à perruque, je me
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gardai bien, ni de leur faire des reproches,
ni de paroître troublé de ma défaite.
Je n' oubliai me rien, pour persuader
le soldat que moi-même, je
croyois que le vent, la poussiere, le
soleil et la magie, qui, de concert,
s' étoient ars contre eux, avoient pu
seuls les vaincre. J' avois lu, je ne sçais
plus, que plusieurs grands hommes
qui pouvoient bien me valoir, avoient,
dans de pareilles circonstances, eu
recours à cette ruse ; et je crus que leur
exemple étoit bon à suivre.
Pour combattre avec encore plus de
force et d' utilité la peur de mes soldats,
je crus qu' il ne seroit pas mal de
mettre, à la premiere occasion, le plat
à barbe de la partie, et au lieu de le
laisser dans le camp, de le faire porter
devant moi, au bout d' une pique, et de
l' exposer le plus que je pourrois, aux
regards des soldats, afin qu' un objet si
cher échauffât leur courage, et que la
crainte de le voir tomber au pouvoir de
l' ennemi, les excitât à le bien défendre.
Cette idée qui m' a toujours beaucoup
plu, a été, à ce que l' on m' a dit, blâmée
par de grands militaires. Ils n' ont pas
nié, à la vérité, que la vue du plat à
barbe ne dût, pour peu qu' ils fussent
p298
encore sensibles à l' honneur, exciter le
courage de mes soldats. Mais ils ont dit
aussi que j' irritois par-là la cupidité
de l' ennemi, en offrant à ses yeux le
seul objet de conquêtes qu' il parût se
proposer ; et que l' envie d' acquérir étant
toujours plus forte que celle de conserver,
il y avoit cent contre un à parier
que j' en devois être la dupe. Peut-être
ils ont eu raison de me blâmer. Mais je
doute qu' ils l' eussent fait, s' ils eussent sçu
que cette résolution fut approuvée par
le plat à barbe, que j' allai consulter sur
ce qui se passoit, et qui me dit en propres
termes, qu' en suivant mon idée, je
terminerois infailliblement la guerre.
En conséquence de la ponse que le
plat à barbe venoit de me faire, j' envoyai
chercher les chefs de l' armée, à
qui j' ordonnai de tirer les troupes de
leurs retranchemens, et de les ranger
en bataille. Lorsqu' ils eurent exécuté
mes ordres, j' allai en cérémonie, tirer
le plat à barbe de la tente où il étoit
religieusement gardé. Après avoir lais
aux soldats le tems de lui rendre leurs
hommages, je l' attachai moi-me au
bout d' une pique, et le donnant à porter
à celui de mes guerriers qui passoit
pour être le plus brave, je le suivis avec
p299
un air d' audace et de majesté, qui satisfit
extrêmement l' armée.
La tête à perruque qui avoit obser
mes mouvemens, s' étoit préparée à nous
recevoir. Résolu à la battre si bien qu' elle
pût long tems en garder le souvenir,
et rassuré par l' ardeur que la vue du
plat à barbe inspiroit à mes troupes, et
par les sermens qu' ils m' avoient faits sur
lui, de périr plutôt que de l' abandonner,
je fis donner le signal.
N' espérez pas, seigneur, que je vous
raconte tout ce dont mes yeux furent
témoins dans cette affreuse journée ;
qu' il vous suffise de sçavoir, que dès le
premier choc mesches troupes plierent,
et que n' écoutant plus rien que
leur frayeur, ils me laisserent presque
seul avec ce même plat à barbe qu' ils
avoient juré defendre au péril de
leur vie, et accompagné seulement de
quelques-uns de mes courtisans, qui
avoient assez d' honneur pour ne vouloir
mourir de peur qu' auprès de moi.
Dans ce funeste moment, je vis la
tête à perruque s' avancer fiérement
vers moi, et ordonner qu' on se saisît
du plat à barbe. à cette affreuse vue la
rage me transporta. Oubliant qui j' allois
combattre, je poussai à toute bride
p300
contre ce ridicule général : il m' attendit,
nous nous joignîmes ; je lui coupai
d' un coup de sabre, et son casque,
et sa perruque, je croyois l' avoir pourfendu ;
mais dans le tems que je le cherchois à terre,
il s' élança sur moi avec
fureur, et me donna dans l' estomac un
coup de tête si violent, que non-seulement
j' en vuidai les arçons, mais
qu' encore j' en fus envoyé par les airs à
plus de cent soixante et dix pas delà.
Je fus assez heureux dans ma chûte
pour tomber dans un gros de mes courtisans
qui fuyoient, et qui ne sçachant
d' où venoit le présent qu' on leur faisoit
de ma personne, pousserent, en me
voyant, des cris affreux. Plus je leur
parus descendu du ciel, plus je leur
causai de frayeur ; et hors un seul qui
voulut bien s' arrêter pour moi, tous
les autres n' en fuirent que plus vîte. Ce
brave et fidele courtisan me remit à
cheval, nous en trouvâmes de reste sur
le champ de bataille.
Je crus qu' il ne me restoit plus rien
ni à faire, ni à voir dans ces funestes
lieux, et qu' il étoit tems que je songeasse
à mettre ma personne en reté. C' est-à-dire,
car je suis la franchise même,
qu' enfin je me déterminai à fuir à mon
p301
tour. Mon cheval qui n' étoit ni vif, ni
frais, ne me mena pas loin sans fondre
sous moi. Accablé de lassitude et de
douleur, j' errai long-tems. La nuit, qui
d' un té favorisoit ma retraite, de l' autre
me nuisoit, enfin je trouvai un chemin
creux, et je ne balançai pas à m' y
jetter. Quoiqu' il s' enfonçat à mesure que
j' avançois, je m' opiniâtrai à le suivre.
Après avoir marché long-tems entre
deux especes de murailles, qui de moment
en moment, devenoient plus hautes,
je me trouvai vis-à-vis un mur, qui
d' abord sembloit ne m' offrir aucun passage.
J' en cherchai un avec tant d' obstination,
qu' enfin je découvris un trou,
qui, dans l' obscurité me parut devoir
être un soupirail. Je m' y jettai sans hésiter,
solu, si je ne trouvois pas d' issue,
d' y rester enseveli, plutôt que
d' être livré au génie.
Veuille le prophete qu' il n' en sorte
pas, dit la sultane ! Lui, sa géométrie,
son plat à barbe, et toutes les impertinences
qu' il dit, m' impatientent au point
que, pour qu' il ne reparût plus sur la
scene, j' irois boucher de mes propres
mains le trou dans lequel il s' est jetté,
si je pouvois espérer de l' y trouver encore.
Madame ! Madame ! Répondit le
p302
sultan, il a ici des amis qui sçauroient
bien vous empêcher de prendre avec
lui de ces petites libertés-là. Il ne me
déplaît pas à moi, ce roi autruche ; au
contraire, il s' en faut beaucoup. J' ai
me conçu pour lui tant d' estime et
d' amitié, que si je ne croyois pas fermement
que le visir le tirera du terrier où
il l' a mis, je le ferois, lui, sans autre
forme de pros, enterrer vif, tout-à-l' heure :
et voilà comme toute raillerie
cessant, je serois capable d' abandonner
le roi autruche. Eh ! Sire ! S' écria le
visir, je vais l' en faire sortir tout-à-l' heure,
si votre majesté le veut ; non,
pondit gravement Schah-Baham, je
vous l' ai dit, il me suffit qu' il en sorte ;
et je ne suis point du tout fâché qu' il y
demeure quelque tems, quand ce ne seroit
que pour lui apprendre à s' aller jetter
comme un franc étourdi, dans tous
les trous qu' il trouve en son chemin.
On ne peut trop enseigner la prudence
aux rois.
Quoiqu' il me semble, continua le roi
autruche, que mon histoire ne vous a
point parue longue, et que l' intérêt dont
vous honorez mes malheurs, dût m' engager
à en poursuivre le récit, je vous
avoue naturellement, seigneur, que
p303
vous m' obligeriez si vous vouliez bien
en remettre le reste à un autre jour.
Soit que l' histoire eût intéressé Schézaddin,
soit qu' elle eût produit sur lui
l' effet contraire, il répondit civilement
au roi autruche, qu' il en pouvoit agir
comme il lui plairoit. En ce cas, dit
celui-ci, je vous prie, seigneur, de
vouloir bien vous rendre ici demain, à
l' entrée de la nuit. Ce palais, invisible
à tous les yeux, ne le sera pas pour les
tres ; et dès que vous me paroîtrez
le souhaiter, je vous raconterai avec la
me sinrité le reste de mes aventures.
En achevant ces paroles, la reine
et lui donnerent le bon soir à Schézaddin,
qui leur fit, de son côté, toutes les
politesses imaginables. Adieu, madame,
dit-il tout bas à la princesse, en prenant
congé d' elle, je serois trop heureux, si je
pouvois, en m' éloignant de vous, me
flatter que le prince des sources bleues
ne vous occupera pas toute entiere.
Adieu, prince, répondit-elle, en le
regardant d' un air qu' il seroit d' autant
moins possible de peindre, qu' il exprimoit
plus de choses ; plût au ciel que
vous ne sçussiez pas si bien, que ce ne
sera pas lui qui troublera mon repos !
p304
à ces mots, soit qu' elle craignît de
lui en dire trop, si elle continuoit ; soit
qu' elle t pour ne plus rien dire, quelqu' autre
raison aussi bonne, elle lui fit la
vérence, et s' éloigna de lui en
soupirant. Le roi de Tinzulk, à qui toute la
personne de la grue revenoit infiniment,
ne l' oublia pas dans ses adieux ; et si
Taciturne, qui étoit alors instruit du rang
qu' elle tenoit, mit dans ses discours
autant de froideur, que quand il ne la
croyoit qu' une simple grue, au moins
y mit-il tout le respect qu' en qualité de
reine elle étoit en droit d' attendre de
lui. Ils sortirent enfin. Des dindons leur
présenterent leurs chevaux. Schézaddin,
en s' éloignant du palais, se retourna
souvent pour voir, le plus long-tems
qu' il pourroit ces lieux si cher à sa
tendresse, ces lieux où il laissoit l' oie la
plus aimable qu' il y eût dans l' univers ; et
Taciturne, fort inquiet en lui-même
des suites que pourroit avoir cette aventure,
suivit son maître, sans avoir le
moindre regret de quitter la grue du
monde la plus spirituelle.
p305
LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 25
Schézaddin étoit si étonné de
tout ce qu' il venoit d' entendre, et si
rempli de son oie, qu' il étoit presque
aux portes de Tinzulk, sans avoir rompu
le silence. N' es-tu pas confondu,
dit-il, enfin, à son favori, de tout ce
qui nous arrive ? Oui assurément, répondit
Taciturne, et j' en suis encore
plus affligé. Ou je me trompe fort, ou
nous avons fait-là de mauvaises
connoissances ; mais, quand on s' est mis
dans le cas de déplaire à des fées, on ne doit
pas être surpris d' éprouver leur vengeance.
Toujours ta Tout-Ou-Rien ! Reprit
le roi, penses-tu qu' elle se mêle de
ceci ? S' il t été en son pouvoir d' inspirer
de l' amour, imagines-tu qu' elle ne
m' en eût pas donné, lorsqu' elle avoit à
se plaindre de mes froideurs ? J' ai cru,
je te l' avoue, dans le tems, que malgré
mes résolutions, je tâchois d' aimer, que
cette indifférence, dont aucune des beautés
de ma cour ne pouvoit triompher,
étoit son ouvrage, et qu' elle me punissoit
de mon inconstance, en me mettant
p306
dans l' impossibilité de m' amuser. Mais,
que cette ardeur si vive et si tendre,
dont mon coeur est pénétré, soit un effet
de sa colere ; qu' elle ne se venge qu' en
me rendant mille fois plus heureux que
je ne l' ai été avec elle ; c' est une chose
qu' il seroit absurde de penser, et qu' en
effet, je ne croirai jamais. Ce raisonnement
seroit fort sage, repliqua Taciturne,
si cette passion si violente, et dont
vous êtes si content, n' avoit pas pour
objet la personne qui l' a fait naître.
Mais quand votre majesté se souviendra
que c' est une oie qu' elle adore, je doute
que ce soit à la nature qu' elle veuille
attribuer un choix si bizarre, et qu' elle
ne sente pas ce qu' elle en doit à la fée.
Je ne sçais pas dans le fond, repartit
Schézaddin, ce que mon choix a de plus
bizarre que le vôtre, et s' il y a plus de
ridicule à aimer des oies que des grues ?
La reine des isles de Crystal est dans le
me cas que la princesse. J' en conviens,
sire, répondit Taciturne ; mais
je ne pense pas comme le roi de Tinzulk ;
et je n' en suis encore qu' au malheur
d' être aimé. Oh ! Reprit le roi,
nous verrons ! Cette grue ne me déplaît
pas comme à vous. Elle est reine, elle
vous aime ; ses charmes, sans doute,
p307
égalent sa tendresse ; je ne trouverois
pas bon qu' elle fût toujours l' objet de
vos mépris ; et vous m' obligerez de
prendre pour elle tous les sentimens
que, je ne sçais comment, vous lui avez
inspirés. En vérité ! Sire, dit Taciturne,
ce qu' exige votre majesté, est d' une injustice
si manifeste, que je doute qu' elle
parle sérieusement. Non, non, repliqua
le roi, vous aimez à vous singulariser,
et c' est moins parce que la reine des
isles de Crystal ne vous plaît pas, que
pour ne point m' imiter, que vous avez
solu de l' accabler de rigueurs ; des
rigueurs ! Vous ! Assument ! Cela vous
sied bien, sur-tout quand vous ne pouvez
plus ignorer que c' est une princesse
du plus rare mérite que votre indifférence
outrage. Car, pensez vous
que dans le fond, ce soit une oie que
j' aime ? N' est-ce pas une princesse aimable,
infortue, persécutée par un génie
cruel, qui, non content d' avoir enlevé
au roi des terres vertes son plat à barbe
et ses états, les a tous transformés
pour achever sa vengeance, et leurs
malheurs ? J' en suis, sire, reprit Taciturne,
aussi convaincu que vous-même ;
mais, dussiez-vous m' accuser de répéter
toujours la même chose, je vous dirai
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encore que cette aventure vous est préparée
par Tout-Ou-Rien, qui vous inspire
une passion capable de vous charger
du plus grand des ridicules, et de
vous plonger, peut-être, dans les plus
affreux malheurs. Qu' en croyant tout ce
que vous a dit cet malencontreuse autruche,
que je prie le ciel de confondre,
vous l' eussiez plainte ; que le sort
de sa fille vous eût inspiré de la compassion,
je n' en aurois pas été surpris : mais
qu' une oie vous tourne la tête, (car,
enfin, quelques charmes que vous vouliez
lui croire, vous ne l' avez encore
vue qu' oie) que, moi qui n' ai que
faire à tout ceci, je me voie condamné
à aimer une grue, qui, sans parler des
disgraces de sa figure, est bien la plus
sotte et la plus précieuse bégueule que
j' aie vue de ma vie ; voilà, je l' avoue,
ce que je ne puis comprendre.
Ah ! S' écria le roi, c' est à la princesse
seule que le destin a réservé mon
coeur ; il n' y avoit qu' elle dans le monde
capable de m' inspirer une passion
aussi vive. J' ai, enfin, trouvé l' objet à
qui seul il étoit réservé de me rendre
sensible ! J' en suis très-faché, répondit
le favori ; car il est impossible que cette
passion prenne en bien dans le monde ;
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et à mon sens, l' excuse d' avoir cédé à
sa destinée, est bien vague, et pour ne
rien dire de plus, bien puérile, pour
pouvoir se flatter qu' elle justifie votre
tendresse. Si tu sçavois combien elle a
d' esprit ! Reprit le roi en soupirant. Bon !
De l' esprit ! Dit Taciturne ; est-ce que la
grue que votre majesté voudroit que
j' aimasse, n' en a pas autant qu' on en
puisse avoir ? Jamais on n' en eut si
singuliérement, si terriblement, ni si
énormément. au vrai, c' est une personne
exécrablement spirituelle. Puisqu' elle a
tant d' esprit, lui demanda le roi, pourquoi
ne l' aimes-tu point ? C' est qu' à ce
que je crois, repliqua Taciturne, ma
destinée ne le veut pas.
Schézaddin alloit apprendre à son favori
à lui faire d' aussi mauvaises plaisanteries,
lorsqu' il apperçut des gens de sa
suite qui le cherchoient. Il donna du
cor ; et pendant que l' on venoit à lui,
il recommanda à Taciturne de garder
sur leur aventure le silence le plus profond.
On le joignit ; bientôt après, il
rentra dans sa capitale. Le grand raisonneur
l' attendoit à la tête du sénat pour
le haranguer sur le peu de soin qu' il
prenoit de sa personne ; mais le roi qui
pensoit alors à toute autre chose qu' à
p310
des harangues, passa sans vouloir l' entendre,
et se retira dans son palais.
Quoiqu' il se fut couché tard, il se
leva de bonne heure. Pourquoi, demanda
le sultan ? Le visir répondit qu' il
n' en sçavoit rien. Et pourquoi, s' il vous
plaît, n' enavez-vous rien, repliqua
Schah-Baham ? Il me semble qu' il vaudroit
encore mieux sçavoir cela que
quantité de choses beaucoup moins
importantes que vous me racontez pourtant,
comme si je ne pouvois pas m' en passer.
Est-ce, par exemple, que ce ne
seroit pas un vrai plaisir que de sçavoir
pourquoi Sczaddin ne dormit pas
aussi long-tems, qu' il est apparent qu' il
le devoit faire ?
Si les conjectures, répondit le visir,
n' étoient pas consacrées à l' histoire,
et qu' il pût être permis d' en orner un
conte, on pourroit dire à peu près à
votre majesté les raisons qui empêcherent
Schézaddin de dormir long-tems
cette nuit-là. Ma foi ! Repliqua le sultan,
l' histoire en dira ce qu' elle voudra ;
mais je veux des conjectures, quand ce
ne seroit que pour apprendre ce que
c' est.
On peut dire d' abord, reprit le visir,
que si Schézaddin se leva de bonne heure,
p311
c' est qu' il ne put pas dormir plus long-tems.
Oh ! Pour cela, dit le sultan d' un
air fin, je l' avois pensé : il ne me reste
plus qu' à sçavoir pourquoi il ne put pas
long-tems dormir. Premiérement, répondit
Moslem, les veilles échauffent le
sang : Schézaddin avoit dansé et veillé
plus qu' à son ordinaire ; il étoit donc
tout simple que son sommeil ne t ni
tranquille, ni long. On peut encore
ajouter à cela, dit la sultane, que les
gens amoureux ne dorment guere ; à
moins qu' ils ne soient favorisés. Schézaddin
aimoit ; et de plus, c' étoit une
oie qu' il aimoit. Et quand on est assez
à plaindre pour avoir une oie en tête,
et que, comme Schézaddin, on fait de
profondes réflexions, c' en est plus qu' il
ne faut pour empêcher de dormir.
Ah ! La bonne conjecture ! S' écria le
sultan, elle est lumineuse ! Mais il me
la falloit. J' aime les choses claires et
judicieuses, moi !
Aussi-tôt que Sczaddin fut éveillé,
il envoya chez Taciturne, qui n' ayant
rien dans la tête qui dût troubler son
repos, ne fut pas content que son maître
se souvînt de lui de si bonne heure.
Préparé à ne plus être confident que de
ces chimeres qui occupent l' esprit des
p312
amans, il se rendit auprès de Schézaddin,
qui, en effet, l' attendoit pour se
plaindre avec lui de sa destinée, et pour
lui redire avec cette exactitude si cruelle
pour ceux qui n' aiment pas, tout ce
qu' il lui avoit dit la veille. L' amour ne
sçait finir ni sur ses plaisirs, ni sur ses
peines. Taciturne, qui naturellement
aimoit mieux avoir à plaindre les gens
qu' à les féliciter, trouvant à son maître
un peu trop de certitude d' avoir plû,
crut en conscience la lui devoir enlever.
Je suis persuadé que l' on vous aime,
seigneur, lui dit-il ; mais je suis bien
trompé si vous n' avez pas un rival. Il y
a là je neais quel dindon... qui !
Interrompit le roi, le prince des sources
bleues ! Elle le teste ; et tu as toi-même
entendu de sa propre bouche des
choses qui ne peuvent t' en laisser douter.
Cela est vrai, dit Taciturne, elle ne
l' aime pas aujourd' hui ; mais je crois
qu' il ne lui a pas toujours déplû. Pendant
que le roi autruche nous racontoit sa
funeste histoire ; moi qu' elle n' amusoit
pas, et que les persécutions de ma trop
tendre grue impatientoient, je faisois
des observations pour me distraire. Eh
bien ! Interrompit Schézaddin avec effroi,
qu' as-tu vu ? Hélas ! Dans l' instant,
p313
peut-être, que l' on ne paroissoit être
occupé que de moi... on ne négligeoit
pas absolument le dindon, repliqua Taciturne ;
votre majesté peut se souvenir
qu' en se mettant à table, il avoit une
vraie mine deprouvé ; qu' il a jetté sur
votre oie les regards du monde les
plus terribles, et qu' il ne l' a pas contrariée
avec moins d' attention que vous,
à qui il sembloit avoir juré de ne trouver
jamais le sens commun. L' oie, de
son côté, l' a d' abord traité avec un mépris
inconcevable ; mais ensuite elle lui
a fait des mines, a haussé deux ou trois
fois les épaules d' un air de pitié, comme
pour lui dire qu' il n' y pensoit pas d' être
jaloux. Le dindon a soupiré, a levé les
yeux au ciel, les a ramenés sur elle, l' a
fixée avec une tendresse extrême ; elle
a souri, l' a contraint lui-même à sourire,
et ensuite lui a demandé du tabac.
Ah perfide ! S' écria Schézaddin ; mais,
comment se peut-il qu' il ait pu se passer
devant moi des choses si affreuses pour
mon amour, et que je n' en aie remarqué
aucune ? C' étoit, reprit Taciturne,
dans le tems qu' il s' agissoit de la
transaction des perroquets, et que vous
faisiez des questions au roi autruche sur
ce morable événement. Ce n' est pas
p314
tout encore ; le dindon a avancé doucement
une de ses pattes, et c' étoit, sans
doute, dans l' intention de trouver celles
de l' oie. à l' égard de ce dessein,
dit précipitamment Schézaddin, je suis
bien sûr qu' il n' a pas eu de sucs : car
j' ai tenu pendant tout le souper, les jambes
de la princesse entre les miennes. Je
crois dans le fond, reprit Taciturne
d' un air simple, qu' il y a dans tout ce
qu' a fait l' oie, plus de coquetterie que
de sentiment. Ce dindon est un ancien
amant avec qui l' on veut rompre, mais
que l' on a peut-être des raisons pour
nager ; et comme c' est pour vous
qu' on le quitte, il me paroîtcent que
vous entriez dans celles que l' on peut
avoir, et que vous laissiez à votre oie
la liberté des bons procédés. En supposant
qu' il y ait eu entr' elle et le dindon
de certaines familiarités, si c' est
de bonne foi qu' elle vous le sacrifie, je
ne vois pas que vous puissiez, avec raison,
vous plaindre d' elle. Ah ! Taciturne,
s' écria le roi, quelque tendresse que
je lui puisse inspirer, je l' aime trop pour
être content de son coeur, si avant moi,
quelqu' un a pu le toucher ! Nous ne
nous engagerions pas aussi souvent que
nous le faisons, pondit le favori, si
p315
une femme ne nous paroissoit aimable,
qu' autant que jusques à nous, elle auroit
été exempte de foiblesse. Le caprice
et la curiosité agissent quelquefois
sur elles si vivement, et les entraînent
de si bonne heure, que le premier homme
qu' elles aiment, n' est pas même toujours
la premiere chose qu' elles aient
aimé.
Comme Taciturne achevoit ces paroles,
on vint avertir le roi pour le conseil.
Il passa le reste de la journée à s' impatienter
immodérement contre le soleil,
qui lui paroissoit s' amuser dans sa
course plus qu' à l' ordinaire. Il vit,
enfin, arriver l' heure à laquelle le roi
autruche lui avoit donné rendez-vous ;
et suivi seulement de Taciturne, il
sortit par une porte dérobée qui donnoit
dans la campagne.
Nous allons donc, dit-il, entendre le
reste des miraculeuses aventures du roi
autruche ? En vérité ! Sire, s' écria Taciturne,
c' est un pitoyable personnage
que ce roi là, avec sa physique, son
plat à barbe, et ses perroquets ! S' il
nous a dit vrai (ce dont, avec sa permission,
je doute beaucoup,) il n' y a
sous le ciel, rien d' aussi imbécille que
lui. Je ne le trouve pas grand capitaine,
p316
repliqua Schézaddin ; et je le crois, à
parler franchement, plus fait pour les
sciences que pour la guerre. Toute singuliere,
au reste, que doive paroître
son histoire, il se peut qu' elle soit vraie ;
je ne doute pas même qu' elle ne le soit.
J' avoue pourtant qu' il nous a racon
des faits bien étranges. Cette tête à
perruque qui commande des armées ; ce
plat à barbe qui prophétise... et les
cometes ! Sire, interrompit Taciturne ;
les cometes ! L' origine qu' il leur donne
est insoutenable ; des cerfs-volans
devenus cometes ! Pour peu que l' on sçache
d' astronomie, peut-on adopter un
aussi ridicule systême ? Mais, Taciturne,
pondit le roi, les astronomes seront,
je crois, bien embarrassés de prouver le
contraire : la queue des cometes approche
beaucoup de celle des cerfs-volans ;
et cette ressemblance me paroît un
terrible argument contr' eux. Eh non ! Sire,
repartit le favori, la queue n' y fait rien.
Les cometes sont... oh ! Interrompit
le roi, elles seront ce que tu voudras ;
c' est à présent ce qui m' intéresse le moins
à sçavoir. Mais ce qui doit, à mon sens,
nous prouver que le roi des terres vertes
ne ment pas, c' est l' état où nous le
voyons. Car, enfin, il est impossible
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que ce soit pour son plaisir qu' il est
autruche ; et que sa famille, ses courtisans,
ses peuplesmes se cachent volontairement
sous les formes ridicules
qui les offrent à nos yeux.
Que l' on me donne toujours des raisonnemens
comme celui-là, dit le sultan,
et l' on verra si je me plaindrai. Au
reste, visir, je voudrois bien, puisque
je pense sur les cometes comme le roi
autruche, et que je me suis si hautement
déclaré là-dessus, que Taciturne,
ou pensât comme moi, ou n' osât pas,
du moins, dire qu' il pense différemment.
Il semble que cet homme-là ait juré de
n' être jamais de mon avis ; et je vous dis
vrai, cela me choque.
LIVRE 3 PARTIE 5 CHAPITRE 26
p318
La nuit commençoit à s' étendre dans
les airs, lorsque l' amoureux roi de Tinzulk
et son indifférent favori entrerent
dans le palais des autruches. Taciturne,
qui étoit peut-être l' homme de
son siecle qui craignoit le plus le bal,
ne fut tranquille que, quant au silence
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qui regnoit dans le palais, il put juger
qu' on ne s' y préparoit pas à danser. Le
roi des terres vertes averti par le bruit
des tambours de l' arrivée de Schézaddin,
alla au devant de lui, et le conduisit
chez la reine, où il trouva cette oie
divine, dont il étoit si sérieusement
occupé ; on sçait trop combien ils aimoient
tous deux, pour qu' il net pas inutile
de décrire tous les mouvemens dont ils
furent agités en se revoyant. Les personnes
qui connoissent l' amour, trouveroient
sans doute cette peinture trop foible ;
les indifférens la croiroient exagérée.
L' émotion de la princesse fut si marquée,
que le dindon qui rêvoit tristement
dans un coin du cabinet, la saisit,
frémit et sortit. Qu' il est doux d' apprendre
son bonheur par le sespoir de son
rival ! Que Schézaddin, que les infideles
cits de Taciturne n' avoient que
trop tourmenté,ut de gré à la princesse
de la fureur elle venoit de mettre
le prince des sources bleues ! Que
n' eût-il pas sacrifié pour pouvoir lui dire
tout ce qu' elle lui inspiroit ; et combien
ne se sentit-il pas gêné de ne faire que
d' insipides complimens à cet objet ado
à qui son coeur disoit en secret des
choses si tendres.
p320
Pendant qu' en croyant se contraindre,
ils s' exprimoient leurs sentimens
avec toute l' imprudence possible, le
roi autruche qui parloit toujours à
Schézaddin, s' ennuyant de n' en pas
obtenir de réponse, l' entraîna vers la
reine, qui lui demanda s' il vouloit
jouer à cavagnol. Le prince y consentit
d' autant plus volontiers que le jeu le
délivrant de l' embarras de la conversation,
le mettoit vis-à-vis de la princesse.
Taciturne, enchanté de ce que sa spirituelle
grue n' étoit point de la partie,
alloit se placer auprès de son maître,
lorsqu' on vint lui dire que la reine des
isles de Crystal le prioit de passer dans
son appartement. Quelque incivile que
lui parût cette priere, la crainte de
déplaire à Schézaddin, qui, comme l' on
sçait, étoit ami de la grue, le força de
s' y rendre ; mais avec une humeur,
dont il se promit bien de la rendre la
victime.
La reine des isles de Crystal étoit
non-seulement aussi géometre que le
roi son cousin ; mais encore elle aimoit
l' esprit autant pour le moins qu' autrefois
il l' avoit aimé. Toutes les personnes
qui avoient de l' esprit, et des ridicules,
ou des ridicules sans esprit, s' assembloient
p321
chez elle tous les jours. La
fureur de briller y rassembloit les gens
du caractere le plus opposé. La grue la
pluslebre par ses galanteries, et par
son mépris pour les préjugés s' y trouvoit
auprès de l' oie la plus insupportable
pour sa pruderie. Le petit-maître,
assis entre le géometre et le sçavant,
dissertoit aussi hardiment qu' eux-mêmes,
et croyoit, en prenant leur ton, avoir
acquis leurs connoissances, comme
en s' efforçant de prendre le sien, ils
croyoient avoir attrappé sagéreté. Par
amitié pour les poëtes qui étoient de la
cabale, on n' y vantoit jamais que les auteurs
sans putation. La médisance et
la tracasserie étoient les objets les plus
importans de cette société. On y parloit
de tout, et l' on ne s' y connoissoit à
rien. La cailette la plus frivole, croyant
entendre les sciences les plus abstraites,
faisoit des agaceries, arrangeoit un
rendez-vous, critiquoit le plan d' une
tragédie, et créoit les systêmes. L' amour-propre,
l' ignorance et la prévention y
dictoient tous les jugemens. Par un principe
établi de tous tems dans les bureaux
d' esprit, mais bien mieux suivi
dans celui de la grue que dans aucun
autre on ne trouvoit de la raison, des
graces,
p322
de l' esprit, qu' à ceux qui le composoient,
quoique pour en donner une juste
idée, on soit obligé de dire qu' on y
trouvoit jusques à des persiffleurs , et
qu' ils y étoient à titre de gens de mérite.
On étoit dans le fort de la dissertation,
lorsque Taciturne arriva. Il fut confondu
de l' air de satisfaction qui regnoit sur
le visage de tous ceux qui composoient
cette assemblée. édifié de l' intrépidité
avec laquelle ils étoient ridicules, char
du faux de leurs décisions, et étonné
du ton précieux, guindé de leurs
discours, il se promettoit de leur rompre
en visiere, et il avoit déjà entrepris
une jeune dinde, qui débitoit avec
toute l' emphase et toute la présomption
possibles, de petits riens aussi usés que
puériles, lorsque la grue qui étoit couchée
nonchalamment sur un grand sopha,
lui ordonna de se mettre auprès d' elle.
Quelque sensible que je sois aux charmes
de l' esprit, lui dit-elle, et toutes
uniques que sont dans leur genre les
personnes que vous trouvez ici, je crois
que vous m' amuserez plus qu' elles, et
je vous donne volontiers la préférence.
Taciturne la remercia d' un air fâché ; et
se tut. La grue qui étoit aussi prude que
précieuse, et avec tout cela fort tendre,
avoit résolu de l' obliger à lui faire sa déclaration,
p323
ou de lui apprendre qu' il étoit
aimé, en cas que le respect l' obligeât
toujours à renfermer les sentimens qu' elle
lui croyoit pour elle. Amusez-moi
donc, lui dit-elle languissamment, ou je
vais me rendre à la conversation. Mais
je crois, luipondit-il, que votre majes
feroit fort bien : car je ne dois pas
me flatter de lui dire d' aussi belles choses
que celles dont elle veut bien se priver
pour moi. Allez-vous faire le modeste,
repliqua-t-elle ? Vous m' ennuirez
furieusement, je vous en avertis. Que
vous êtes maussade ! Ajouta-t-elle, en le
regardant tendrement ; mais, oui, réellement
vous l' êtes : pourquoi avez vous
auprès de moi cet air rêveur et embarrassé ?
Vous seriez si aimable, si vous
vouliez ! Est-ce le respect que je vous
inspire qui vous gêne ? Eh bien ! (car je
veux vous ôter toute excuse) je vous en
dispense. Nous sommes toujours si respectées,
que quelquefois nous nous ennuyons
de l' être, et que nous ne sommes pas fâces
d' inspirer des sentimens plus
tendres, et qui tiennent moins au
rang que nous occupons, qu' à nos qualités
personnelles. Quand, par hasard,
nous sommes pour quelqu' un dans les
dispositions que je vous dis, il ne sçauroit
p324
s' obstiner à nous respecter, sans nous
offenser mortellement ! Entendez vous,
ajouta-t-elle, en lui donnant doucement
de sa navette sur les doigts. Oui, madame,
pondit-il, de l' air du monde le
plus triste. Vous concevez donc, continua-t-elle,
que je veux vous donner
toute ma confiance, et que j' exige toute
la vôtre ?
à propos de cela, répondit-il d' un air
distrait : voudriez-vous bien me dire,
si, avant que vous fussiez grue... mais,
interrompit-elle, est ce que vous me
croyez si grue ? Mais, repliqua-t-il,
votre majesté croit-elle donc l' être si
peu ? Je n' ignore pas, reprit-elle, que
par la figure, je le suis supérieurement.
Ah ! Oui, s' écria-t-il en souriant, à cet
adverbe si bien placé, je reconnois que
vous l' êtes, plus encore que je ne le
croyois. Eh, madame ! Puisque la faculté
de penser vous est conservée, défaites-vous
de ce malheureux jargon. Ne
soyez pas toujours singuliérement étonnée,
miraculeusement bien, horriblement
ennuyée, amusée divinement ; et
sçachez que jamais vous n' êtes plus
supérieurement grue, si j' ose me servir de
votre expression, que quand à tout propos,
vous employez de pareils termes.
Quoique la grue ne fût pas contente
p325
de la liberté que prenoit Taciturne,
qu' elle t même, en grande partie,
fondé sur son élégance l' espoir d' en faire
la conquête, et qu' elle fût fâchée qu' il
prît pour des ridicules ce qu' elle croyoit
des graces ; la crainte de lui déplaire
l' obligea de se justifier à ses yeux. Ah !
Lui répondit-elle en minaudant, vous
êtes mêchant ! Cela est délicieux ! Je
veux pourtant bien sur l' article en question
disputer avec vous. Je conviens
que les mots que vous reprenez se rencontrent
dans ma bouche un peu trop souvent ;
mais sans leur secours, que diroit-on
aujourd' hui qui ne parût commun ?
Si vous les proscriviez de la langue,
vous la rendriez d' une aridité
insoutenable. Car, enfin, sans le
miraculeux, le divin, l' étonnant, le singulier,
il n' y a plus que des expressions languissantes
et bores. La plus jolie grue ;
ou, pour que vous m' entendiez mieux,
la plus jolie femme doit souvent à ces
mots, qui personnellement vous déplaisent,
les trois quarts de l' esprit que vous
lui trouvez. Votre vanité même gagne à
les entendre. Qu' une femme vous dît :
vous me paroissez bien ; cela vaudroit-il
pour vous, je vous trouve infiniment
bien ; mais singuliérement ! Je vous suppose
p326
jaloux ; seriez-vous rassu sur votre
rival, si elle vous disoit simplement : vous
avez tort de le craindre ; vous seul me
plaisez ; c' est sur vous seul que mes yeux
peuvent s' arrêter ; et tout le reste de
l' univers n' existe pour moi que par le
rapport qu' il peut avoir avec vous ? Non,
vous ne la croyez que lorsqu' elle vous
dit : c' est l' homme du monde qui me fait
le plus cruellement souffrir, il m' ennuie
affreusement, vous avez extrêmement
tort d' en être jaloux. Pensez-vous
qu' elle employât, ou pour vous plaire,
ou pour vous rassurer, ces expressions
forcées et gigantesques, si elle ne sçavoit
pas combien elles vous sont nécessaires,
et croyez-vous qu' il vous convienne
de blâmer un ridicule que l' on
n' auroit point, si vous étiez aussi
sensible au langage simple et vrai de la
nature, que vous l' êtes à tout ce qui s' en
éloigne ?
Ces sortes de discours, en effet, pondit
Taciturne, peuvent être fort
bons pour prendre un fat ; mais... eh,
Taciturne ! Interrompit-elle, il y en a
tant, qu' une femme qui ne voudroit pas
avoir l' objet de leur plaire, seroit
presque réduite à ne vouloir plaire à
personne. Mais, laissons cette dispute. Je
p327
vous parlois de choses plus importantes,
quand vous m' avez interrompue ;
et vous-même, vous vouliez me faire
des questions. Ce seroit, madame, une
liberté que je n' oserois prendre, repliqua-t-il,
et dont je crois que le profond
respect que je vous dois seroit blessé. Eh
quoi ! Lui dit-elle tendrement, toujours
du respect ! Est-il possible que l' on ne
trouve jamais qu' un aussi froid sentiment
à quelqu' un à qui l' on veut bien en demander
de plus vifs !
Cette tendre plainte embarrassa Taciturne,
qui, après quelques réflexions
qu' il fit d' un air fort sombre, regarda la
grue avec une attention assez critique,
et ne lui pondit pas. Vous vous taisez,
continua-t-elle, et je n' entends que trop
votre silence. Vous ne m' étonnez pas ;
ma figure vous justifie. Je ne serois pourtant
pas la premiere grue que vous auriez
aimée. à le prendre au figuré, repartit-il,
j' ai sans doute ai des grues,
et je l' ai été moi-même autant qu' on
puisse l' être. Mais ces grues ne paroissoient
pas l' être. Avec une figure de femme,
et aidées de ce joli jargon que vous
parlez si bien, il étoit tout simple que je
m' y méprisse ; il y a même bien peu de
gens qui ne s' y méprennent tous les
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jours ; c' est-à-dire, répondit-elle, que la
figure seule peut vous déterminer, et
que le sentiment n' auroit pour vous que
de foibles charmes ? Mais, continua-t-elle
en soupirant, c' est m' abaisser trop
que de vous parler d' une tendresse que
vous méprisez. Soyez sûr, pourtant,
qu' un jour vous rougirez plus d' avoir
été indifférent, que vous n' auriez de
honte aujourd' hui de vous trouver sensible.
En rité, s' écria le sultan, voi
une magnifique conversation ! Je n' aurois
jamais cru que les grues fussent si
aimables ; j' en veux avoir désormais dans
ma ménagerie ; et le visir leur apprendra
à parler. Vous lui donnezune assez
jolie commission, dit la sultane. Pourquoi
donc ? Repartit Schah-Baham, est-ce
qu' il lui sera plus difficile de faire parler
mes grues que la cousine du roi
autruche ? Ce roi-là ne lui est rien, et
je suis son maître : je voudrois bien voir
qu' il lui donnât la pférence. Mais, repliqua
la sultane, il y a de l' injustice
dans ce que vous dites ; la grue qui
vient de parler est un personnage enchanté,
et, par conséquent, il est impossible
qu' une grue ordinaire puisse jamais
parler comme celle-là. Vous avez
p329
raison, reprit le sultan, après avoir
vé ; je n' y pensois pas, rien n' est plus
vrai, j' étois injuste, tant il est vrai pourtant
que les rois ne sçauroient trop
prendre garde à ce qu' ils disent.
LIVRE 3 PARTIE 5 CHAPITRE 27
Taciturne que l' esprit de la grue,
quelqu' épouvantablement qu' elle en t,
ne séduisoit pas plus que les graces de sa
personne, ne fut pas peu embarrassé du
tour qu' elle donnoit à cette conversation.
Il craignoit, avec quelque raison,
que le ton tendre et plaintif qu' elle venoit
de prendre, ne la conduisît enfin à
lui parler sans contrainte sur ses sentimens ;
et ne sçachant s' il étoit vrai que
ce fût son intention, comment l' en empêcher,
il crut qu' il ne pouvoit mieux
l' en distraire qu' en la priant de lui
raconter son histoire. Elle la lui avoit
promise ; cependant cette proposition, toute
simple qu' elle étoit, parut faire rêver
désagréablement la reine des isles de
Crystal. Vous me surprenez, madame,
lui dit-il, je n' aurois jamais cru déplaire
à votre majesté en lui demandant ce
p330
qu' elle-même a bien voulu m' offrir. Ah !
S' écria-t-elle, je n' aurois jamais, à mon
tour, cru que j' eusse été si étourdie. Vous
êtes sans doute l' homme du monde à qui
je devrois le moins parler de moi ; et je
ne sçaurois vous exprimer à quel point
mon imprudence et votre curiosité m' affligent.
Sans entrer ici dans toutes les
raisons que j' aurois de garder le silence,
vous êtes, à ce qu' il m' a paru, moins
disposé à l' indulgence qu' à la sévérité :
j' aurois, par votre façon d' envisager les
choses, quelque sujet de craindre que
vous ne me méprisassiez plus de mes
foiblesses, que vous ne m' estimeriez de ma
franchise ; et je veux bien vous avouer
que votre pris me seroit affreux. Je
devrois d' abord, répondit-il, vous rendre
graces du cas que vous voulez bien
faire de mon estime, puisque par-là vous
m' assurez de la tre ; mais votre majes
doit si peu douter du profond respect
avec lequel je reçois les preuves
qu' elle m' en donne, que je ne pourrois
lui dire à cet égard que les choses du
monde les plus inutiles. Ne pourriez-vous
pas, lui demanda-t-elle, me parler
moins dutre ; me dire que vous prenez
à moi quelque intérêt, et me rassurer
contre la crainte que vous m' inspirez ?
p331
Eh ! Madame, s' écria-t-il, pour peu
qu' on ait vécu dans le monde, croyez-vous
qu' il soit possible d' ignorer ce qui
compose ordinairement la vie d' une jolie
femme, et ce qu' elle a dans la tête et dans
le coeur ? Un grand désoeuvrement dans
l' esprit, une vanité sans bornes, une
extrême frivolité ; en entrant dans le
monde, quelques préjugés que le gt
des plaisirs fait bientôt disparoître, et
auxquels succede quelquefois cette philosophie
qui consiste à ne rien respecter :
autant d' affectation dans le maintien
que de fausseté dans le coeur ; ne
conservant l' apparence de quelques vertus
que pour en avoir plus de vices. Peut-être
dans le cours de sa vie, une véritable
passion ; sûrement des gts en assez
grand nombre pris pour de l' amour ; des
fantaisies, prisées ce qu' elles valent par
celle-même qui les conçoit, satisfaites
pourtant ; des inconstances et des perfidies,
soit actives, soit passives ; tantôt
quittant, tantôt quittée, n' aimant pas
beaucoup plus l' homme qu' elle croit qui
lui tourne la tête, que celui qui ne la lui
tourne plus : de grands transports suivis
d' une lassitude de coeur aussi grande ; des
désespoirs affreux de quelques jours,
accompagnés tout à la fois de la plus parfaite
p332
certitude, qu' on ne se consolera jamais
de l' amant qu' on vient de perdre,
et d' un desir sourd de le remplacer. Cet
homme que l' on étoit si sûr de regretter
éternellement, effacé bientôt par un autre ;
celui-ci à son tour, aussi promptement
victime d' un caprice, qu' il en a été
l' objet. Une sotte présomption, qui dans
un âge où la galanterie est au moins un
ridicule, l' a fait se flatter qu' elle peut
encore inspirer des passions, et qu' elle
n' a perdu aucun des agrémens de sa jeunesse,
parce qu' elle en a soigneusement
conservé tous les travers. Tant de petites
graces si choquantes, de tons enfantins
si déplacés, de prétentions si ridicules,
elle s' est fait enfin une habitude
de la foiblesse, et elle se croit perpétuellement
victime de la sensibilité de
son coeur, quand elle ne l' est que de son
manque de principes, de la moins inexcusable
coquetterie, et du déréglement de
son esprit. Ce n' est pas, ajouta-t-il, que
je prétende que ce portrait soit celui de
toutes les femmes ; mais j' ose croire qu' il
y auroit autant d' aveuglement à trouver
qu' il ne ressemble à aucune, qu' il y auroit
à moi d' injustice à dire qu' il ressemble
à toutes.
Vous êtes sujet, à ce que je vois, repondit
p333
la grue, à prendre des déclamations
pour des portraits. Il me seroit aisé
de vous prouver combien il y a d' exagération
dans la vôtre ; mais comme elle
ne rend ni mes aventures, ni mes idées,
je n' en suis pas assez piquée pour en prendre
la peine. J' aurois cependant, reprit-il,
à la répugnance que vous avez pour
me raconter votre histoire, cru qu' en
certain genre il vous étoit arrivé d' assez
grands malheurs. Oui et non, repartit-elle ;
plus et moins que je n' aurois voulu.
Je me suis plainte long-tems de ce
qu' il ne m' en arrivoit pas autant que je
l' aurois desiré ; mais je suis aujourd' hui
comblée de joie de ce qui m' a long-tems
pénétrée de la douleur la plus vive. Je me
flatte, repliqua-t-il, que votre majes
me pardonnera, si je lui dis que j' entends
diocrément ce discours. Je n' en suis,
pondit-elle, pas plus offene que
surprise ; je n' ignore pas que le récit que
vous me demandez, et qu' enfin je consens
à vous faire et dans la plus grande
rité, malgré vos invectives, peut seul,
en effet, vous l' éclaircir.
à ces mots, elle passa avec Taciturne
dans son cabinet, et y commença l' histoire
que votre majesté va entendre, si
elle le juge à propos.
p334
Parbleu ! Interrompit le sultan en colere,
il faut bien que je l' entende, puisque
la voilà. Le moyen que je dise non
à psent ; et d' ailleurs, à quoi cela me
serviroit-il ! Ne m' a-t-on pas ennuyé,
malgré moi, d' un chien de manifeste
dont j' ai pensé périr ? Personne pourtant
n' ignore ici combien je m' en suis défendu.
Pour moi, dit la sultane, s' il
m' étoit permis de parler sur une chose
si importante, et que j' ai tort peut-être
de croire à ma portée, je dirois que ce
cit me paroît au moins fort inutile.
Dans le fond ce n' est pas sur cette grue,
qui n' est par elle-même qu' un personnage
épisodique, que roule l' intérêt,
s' il y en a ; je ne vois pas à quoi peut
servir son histoire, à moins que ce ne
soit à allonger ce conte ; et il me semble
que pour cela le visir n' a pas besoin de
se chercher des secours. Eh bien, reprit
le sultan, voilà ce que je ne trouve,
moi, en aucune façon : car qui est-ce qui
vous a dit d' abord que cette grue qui,
au reste, n' est pas moins qu' une reine,
ne sera pas intéressante ? Oh ! Si c' étoit
une personne ordinaire, je serois de votre
avis. Eh puis ! C' est qu' il y a dans
son histoire un plus, un moins, un oui,
un non, qui ne se trouve pas là pour
p335
rien, et dont je crois que je serai bien
aise de sçavoir le pourquoi. Alors, allons,
toutes réflexions faites, je la veux.
Je me connois bien ; je croirois toujours,
s' il ne me la disoit pas, que j' aurois
perdu le plus beau de son conte ; et cela
me feroit un mal horrible. Au reste, si
le conteur m' ennuie, il sçait bien que,
de façon ou d' autre, ce n' est pas la
premiere fois que cela lui arrive.
histoire de la reine des isles de
Crystal.
je suis fille unique d' un roi puissant
qui, s' il m' est permis de le dire, étoit
tout à la fois la meilleure et la plus sotte
personne qu' il y eût au monde ; et qui,
malgré cela, ne laissoit pas, quand le
hasard s' en mêloit, que de regner à peu
près comme un autre. Ce grand prince
qui n' avoit point d' ambition, et qui
haïssoit la guerre jusques aux plaisirs
qui en sont l' image, ne voulant pourtant
pas demeurer absolument oisif, alloit
tous les jours bâiller au conseil, et
passoit le reste de son tems à jouer avec
ses courtisans à des jeux innocens, et
p336
qu' il est peu nécessaire que je vous détaille.
Ce monarque avoit eu une femme
aussi sotte que lui, bonne à ce que l' on
disoit, parce qu' il étoit impossible d' être
plus bornée. C' est à ces deux brillans
personnages que je dois le jour. La reine,
peu d' années après ma naissance,
accablée de vapeurs, se retira dans le
dix-neuvieme monde, non sans avoir
beaucoup plus don, qu' elle n' en avoit
pu prendre. On la regretta peu, parce qu' elle
ennuyoit beaucoup ; et que malg
sa putation de bonté, elle ne faisoit
de bien à personne ; qu' elle étoit aigre,
glorieuse, et n' avoit jamais sçu dire
de ces choses obligeantes qui doivent
d' autant moins coûter aux princes, que
leurs sujets les comptent pour plus.
Après la retraite de la reine, le roi
pensa, ou plutôt quelqu' un fit penser le
roi à me donner de l' éducation. Il fut
quelque tems fort embarrassé de cette
nécessité. Ce n' étoit pas qu' il n' y eût à
sa cour des personnes très-capables de
me former, mais la gaieté n' y passoit
pas pour un crime, on n' y donnoit pas,
comme dans l' ancienne cour, tout aux
apparences ; et les moeurs, par cette
raison, y passoient pour être fort corrompues.
Pour éviter donc de me mettre en
p337
de mauvaises mains, il me chercha une
gouvernante et les autres personnes qui
m' étoient nécessaires parmi les femmes
qui avoient eu l' honneur de danser avec
le roi son aïeul, de la vertu desquelles
par conséquent il n' étoit pas possible de
douter ; ou, ce qui souvent revient au
me, de qui le tems avoit fait oublier
les aventures. Il suffisoit qu' elles
eussent vu la plus grande partie du siecle
qui venoit de s' écouler, pour qu' il leur
crût tout le mérite imaginable ; et
elles-mêmes, pour s' estimer, n' avoient pas
de meilleurs titres. J' eus pour instituteur
un vieillard qui n' avoit jamais sçu lire ;
après lui, pour précepteur l' homme du
royaume le plus ignorant ; et pour me
former le coeur, des femmes qui n' avoient
jamais sçu ni sentir, ni penser. Le roi
pourtant leur recommanda de me donner
des principes. Je n' ai jamais sçu lequel
de ses courtisans lui avoit soufflé ce
mot : il le prononça comme s' il l' eût
entendu ; et elles lui promirent de faire ce
qu' il desiroit, comme si elles eussent
compris ce qu' il exigeoit d' elles.
Me voilà donc entre les mains de toute
la radoterie de la cour, c' est-à-dire,
livrée à la sotte gloire, à l' ignorance,
à la présomption et à l' hypocrisie. C' eût
p338
été trop peu que de me laisser mes vices ;
on travailla soigneusement à les augmenter.
On s' appliqua même à m' en donner
de nouveaux. On s' attacha à détruire
dans mon coeur le germe de toutes les vertus,
ou à rendre haïssables celles qu' on
ne put pas m' ôter. à la place de cette
dignité si faite pour mon rang, on ne
m' inspira que de la hauteur, et même de
l' impertinence ; car les princes peuvent
en avoir. Comme si l' on eût craint que
le sentiment de mon état ne m' eût échappé,
l' on me toit sans cesse que j' étois
faite pour regner. On avoit soin de
me repsenter que tout ce qui m' environnoit
n' étoit fait que pour moi ; que rien
ne dégrade les rois autant que la
bonté ; qu' il faut que toujours renfers
dans une fierté noble, ils ne fassent
jamais sentir que le poids de leur grandeur,
et qu' enfin, ce n' est ni de l' estime,
ni de l' amour de leurs sujets, mais de
leur respect qu' ils ont besoin.
Je ne sçais si je suis née orgueilleuse ;
j' ai peine à le croire. Je profitai cependant
si bien des leçons qu' on me donnoit,
qu' il n' y avoit pas dans tout l' univers
de personnes destinées au trône
qui sçussent mieux que moi se faire hr
et respecter.
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Tout ce que depuis soixante ans, et
plus, les arts avoient trouvé d' agréable,
de commode et même de nécessaire,
étoit traité par les gens qui m' élevoient
d' inventions pernicieuses pour les bonnes
moeurs, et banni de ma cour, au
moins comme superflu : et l' on y vit
reparoître avec surprise cette désagréable
étiquette par laquelle les princes se
condamnent volontairement à l' ennui, les
colets montés et la courante.
Ce que pour les femmes on appelle
vertu, me fut recommandé sans cesse,
et ne me fut jamais défini ; mais ce que
sur-tout on m' apprit parfaitement, ce
fut à être fausse, à rougir de tout, et à
trouver du crime dans les choses les
plus innocentes. Enfin, on me fitvote ;
c' est-à-dire, superstitieuse ; car, dans
le fond, on ne m' apprit pas mieux ce
que c' est que les dieux, qu' on ne m' avoit
appris ce que c' est que vertu. à la
place de deux connoissances si nécessaires,
on me donna ces dehors austeres et
guindés, cette bonne opinion de soi-même,
ce profondpris pour les autres,
si incompatibles avec la vraie vertu,
et si familiers à l' hypocrisie. Aussi,
arrivoit-il à la cour la plus légere aventure ?
Je ne manquois pas de crier au scandale :
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mot terrible, imaginé par les sots,
saisi par les méchans ; et que les uns et
les autres font si souvent servir à
satisfaire leur haine et leur vengeance.
J' avois atteint l' âge de douze ans.
Je ne vous dirai pas que j' eusse des graces.
On les avoit détruites en moi, ou
du moins si prodigieusement altéré celles
que l' on n' avoit pas pu m' ôter, que
si l' on voyoit peu de princesses qui eussent
plus reçu de la nature de quoi toucher,
il n' y en avoit pas auxquelles on
eût moins laissé de quoi plaire. Les princes,
que le hasard amenoit à notre cour,
reçus à la mienne avec autant de hauteur
que s' ils eussent été mes sujets, me
quittoient aussi indignés de mon impertinence,
que satisfaits de l' air simple et
plein de franchise du roi mon pere. Toute
héritiere enfin que j' étois d' un empire
puissant, ma sotte fierté me rendoit si
rebutante, et le bruit de mes mauvaises
qualités s' étoit répandu si loin, qu' aucun
prince, quelque ambitieux qu' il
fut, n' avoit pu se soudre à me demander.
Si l' on parvient aisément à masquer
la nature, il n' est que trop certain que
l' on ne la détruit point. Quelle que fut la
bonne opinion qu' on m' avoit donnée de
p341
moi-même, je sentois bien que je ne plaisois
pas ; et à quelque point que je désirasse
de n' attribuer qu' au respect l' indifférence
que j' inspirois, j' étois quelquefois
fâce qu' on le portât si loin,
sans cependant que ce regret, qui ne
naissoit que de mon amour-propre, me fît
chercher à plaire davantage.
J' étois dans ces dispositions, lorsqu' une
fée, jeune, puissante, aimable,
et un peu notre parente, vint passer quelque
tems à notre cour. Elle fut à la fois
surprise et indignée de l' éducation qu' on
m' avoit donnée, et le fut beaucoup plus
encore du dédain que j' osai lui marquer :
cette fée étoit galante ; et vous sçavez
trop quels étoient mes préjugés sur les
personnes de son espece, pour douter du
dégoût qu' elle m' inspiroit. J' étois d' ailleurs
trop dévote pour que je crusse
pouvoir en conscience le lui dissimuler ;
et j' ajoutai à mon impolitesse ordinaire
des discours si humilians, et des railleries
si offensantes et si dures, que
quoiqu' elle soit peut-être la plus douce
de toutes les fées, je la forçai enfin à la
vengeance.
Ah ! Pardi ! S' écria le sultan, j' en suis
bien aise ! Voilà bien la plus sotte bête !
Et la plus vilaine petite princesse que
p342
l' on puisse, je crois, rencontrer ! Je m' étois
d' abord un peu pris d' affection pour
elle, sans trop sçavoir pourtant à propos
de quoi ; et intérieurement même,
j' étois, comme qui diroit, fâché des
façons de ce Taciturne à son égard ; mais
depuis ce que j' en sçais, sans compter
que je ne m' en étonne plus, c' est que je
le serois beaucoup qu' il en eût de meilleures.
On a bien raison de dire, qu' il
ne faut jamais juger des gens sans les
connoître ! Au reste, si elle me permet
de le lui dire, elle nous raconte là une
des plus ennuyeuses histoires qu' il me
semble que l' on puisse avoir le malheur
d' entendre. Je croirois presque, Dieu
me pardonne, qu' on me recommence
le sopha ; et je parierois que j' ai le frisson
de toute cette morale. Voilà une
fée, pourtant, il faudra voir ; cela peut
faire une différence ; car, de croire qu' une
fée vous arrive comme cela, et que ce
soit pour se tenir les bras croisés, cela
n' est pas naturel. Ce nonobstant, je n' en
augure pas grand' chose. Pourquoi aussi,
visir, votre histoire n' est-elle pas meilleure ?
Qu' est-ce que cela coûte, quand
on y est ? Mais, sire, pondit Moslem,
ce n' est pas ma faute, si les faits ne sont
pas tous au même point, intéressans ou
p343
singuliers. Je ne m' embarrasse pas de cela,
reprit le sultan, je me suis mis ici
pour qu' on m' amusât ; il n' y a qu' à m' amuser,
cette grue ne finit pas ! Je demande
d' abord si cela se fait ? C' est de la
pudeur, des complimens, des portraits,
des invectives, sans que l' on ait le moins
du monde besoin de tout cela, et puis,
une histoire qui n' est pas plus nécessaire
que le reste ; encore suis-je bien sûr que,
malgré cette belle apparence de franchise
dont elle m' a tant ennuyé, elle va
lui mentir comme un chien : car c' est la
regle.
LIVRE 3 PARTIE 5 CHAPITRE 28
J' étois, continua la reine des isles
de Crystal, allé voir la fée qui étoit
sur son départ, parce que je me flattois
qu' avant que de me quitter, elle me
doueroit de quelque don. Il y avoit
pourtant dans cette espérance moins de
desirs que de curiosité. Je me croyois trop
bien à tous égards, pour imaginer que
la nature lui eût laissé quelque chose à
faire ; et ce fut d' un air qui lui peignoit
si bien la haute ie que j' avois de moi-même,
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et le peu de besoin que je croyois
avoir d' elle, que je la priai de me faire
un don, que je réveillai toute sa colere.
Vous n' êtes donc pas fée vous-même ?
Lui demanda Taciturne. Pardonnez-moi,
pondit-elle ; mais comme je n' en suis
pas une de la premiere classe, et que
celle qui me haïssoit, étoit du premier
ordre, il étoit tout simple qu' elle pût
me douer de quelque talent, de quelque
agrément, ou de quelque vertu. C' est
que véritablement, repliqua-t-il, on a
toutes les peines du monde à ne se pas
tromper à ces classes différentes, à
retenir quels sont vos privileges et leurs
bornes, et qu' enfin on n' a rien d' assez
décidé là-dessus pour n' être pas quelquefois
fort embarrassé quand on veut faire un
conte.
Il a, par exemple, grande raison, dit
le sultan ; j' ai bien souventsiré que
nous eussions sur cette matiere un bon
livre qui pût servir de regle. On en fait
tant de moinscessaires, que je suis
surpris qu' on ne se soit pas encore avisé
d' en composer au moins un sur une chose
si intéressante : mais continuez, visir,
Taciturne sera content ; je lui en promets
un ; et je le ferai moi même, afin qu' il soit
mieux. Je pense qu' après cela il n' aura
p345
plus rien à dire, ou qu' il sera bien difficile.
La fée me parut rêver un moment en
me regardant avec fureur. Après ce silence,
elle me toucha de sa baguette,
en prononçant quelques paroles, que
toute fée que je suis moi-même, je ne
compris pas. Quoique je l' eusse outragée,
sans avoir un dessein bien formé de le
faire, et simplement par l' habitude où
j' étois de dire des choses désobligeantes,
je ne m' en étois pas moins apperçue
qu' elle ne m' aimoit pas ; et je me doutai
que ce qu' elle venoit de faire n' étoit pas
à mon avantage. J' allois donc la prier
de me dire quelle avoit été son intention ;
mais elle disparut avec tant de
promptitude qu' elle ne m' en laissa pas
le tems.
Fort peu de jours après son part je
tombai sur mes devoirs dans un relâchement
qui fit trembler pour moi ma gouvernante
et toute mon ennuyeuse cour.
Je devins tout d' un coup vive et dissipée ;
au lieu de la courante et de ces
danses hautes qui, selon elles, donnoient
tant de dignité, je ne voulus plus
danser que le menuet et les plus folles
contredanses. Ce ne fut pas assez pour
moi que de renoncer aux modes de l' ancienne
cour, j' en inventai de nouvelles.
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à ces fêtes superbes, il est vrai, mais
que la sévérité de mon étiquette rendoit
si ennuyeuses et si gênantes, je substituai
le bal, et je voulus que la plus
grande liberté y regt ; mais ce qui
prouva invinciblement à quel point
j' étois pervertie, c' est que je m' avisai de
mettre du rouge. Du rouge ! Figurez-vous
quel scandale ! On ne manqua pas
de me faire sur une pareille énormité les
remontrances les plus séveres. Je trouvai
mauvais qu' on eût pris cette liberté.
Je bannis d' auprès de moi toutes les
femmes qui avoient osé me parler ; et
sous ptexte que celles qui avoientu
garder sur mes écarts un respectueux
silence, imiteroient bientôt celles que je
bannissois, je les enveloppai dans leur
disgrace. Je lus des romans, pis encore,
j' allai à la comédie, à l' opéra ; j' inventai
les dianoches ; et bientôt enfin de
tout ce qui me rendoit si respectable, je
ne retins que la médisance ; encore suis-je
forcée de convenir que m' en faisant
moins alors un devoir qu' un plaisir, on
eut raison de ne me la pas compter pour
vertu.
Cependant une curiosité presque sans
bornes vint prendre la place de l' indolence
dans laquelle j' avois vécu jusques-là ;
p347
et si dans ce grand nombre de choses
que l' on m' avoit laissé ignorer, il me
sembla qu' il y en avoit quelques-unes
que je pouvois ignorer toujours, je ne
portai pas de toutes le même jugement.
Quand il auroit été possible, dans la
position où j' étois, que mon esprit
s' éclairât, et que mon coeur ne se corrompît
pas ; ce que je voyois à ma cour depuis
que j' en avois changé la face, ne m' auroit
pas laissé long-tems cette innocence
de moeurs qui commençoit à me peser.
Je voulus que l' on m' apprît enfin ce que
c' étoit que cette vertu dont on m' avoit
parlé si long-tems ; et l' on ne m' eût pas
plutôt dit en quoi elle consistoit, que je
compris moins la nécessité d' en avoir,
que le plaisir que l' on devoit trouver à
en manquer. J' aurois de la peine, à tous
égards, à vous peindre les desirs qui
vinrent m' agiter ; mais l' amour que l' on
m' avoit toujours fait envisager comme
le plus grand des crimes, me parut bientôt
un sentimentlicieux, auquel je ne
pouvois assez tôt livrer mon coeur. Il
est vrai qu' en même tems je trouvai du
dernier ridicule qu' on nous assujettît à
n' aimer jamais que le même objet ; que
les prises nous fussent défendues, et
qu' il nous le fût aussi d' en revenir ; que
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nous fussions déshonorées de ce dont
les hommes se font une gloire, et qu' ils
ne nous permissent de manquer de ce
qu' ils appellent vertu qu' à condition
qu' elle seroit remplacée par une autre
qui ne doit pas plus dépendre de nous
que la premiere ; puisque, dans le fond,
il n' est pas plus aisé d' être toujours
attacau même objet, qu' il ne l' est de les
voir tous, et toujours avec indifférence.
Le mépris qu' ils ont attaché à l' inconstance
ne m' effraya donc pas plus que
l' honneur de n' être point volage, ne me
duit. Je me dis que toutes ces chaînes
n' étoient que des choses de pure convention ;
une tyrannie, que, dans tous les
cas, les hommes veulent exercer sur
nous des loix que leur vanité seule a
dictées ; et vous imaginerez aisément
qu' en les interprétant de cette façon
j' eus peu d' envie de m' y soumettre. De
quels principes, au reste, en les discutant
avec un coeur corrompu, ne feroit-on pas
les plus absurdes préjugés ?
Je ne me fus pas plutôt affermie contre
toutes les idées qui pouvoient combattre
ces funestes penchans qui étoient
si nouveaux, que l' envie de plaire vint
en moi s' unir au desir d' aimer. Les hommes,
me le moins faits pour arrêter
p349
mes yeux, devinrent pour moi des objets
importans. Je cherchois avec inquiétude
dans leurs regards, quelle étoit
l' impression que je faisois sur eux. La
familiarité la moins mesurée, avoit
succédé à la dédaigneuse hauteur de mes
premieres années. Je n' avois pas un instant
douté que mes bontés ne fussent
reçues avec les transports les plus vifs,
par ceux que je voudrois bien paroître
distinguer ; et je ne pourrois pas vous
exprimer à quel point je fus étonnée
de ne les y pas trouver sensibles. Il étoit
naturel que je ne m' en prisse pas à mes
charmes, qui, en effet, n' auroient pas
laisser dans une tranquillité si profonde
ceux que j' attaquois. Je n' en accusai
donc que ce respect que j' avois
exigé si long-tems, et qui, en effet,
pouvoit bien me nuire encore : je
n' épargnai rien pour que l' on comprît qu' on
m' obligeroit d' y substituer un sentiment
plus doux. J' avois commencé par la
coquetterie, je finis par l' indécence ; mais
il me sembloit que moins mes avances
étoient ménagées, plus on se plaisoit à
paroître ne les pas entendre, et à m' en
laisser toute la honte. Je crus enfin que
ce malheur ne m' arrivoit que parce que
je les rendois trop générales ; et sans
p350
cesser d' avoir des attentions pour tous,
mes yeux se fixerent sur un jeune courtisan
qui n' avoit que des ridicules ; mais
qui, par cette raison même, étoit en
possession de tourner la tête à toutes les
femmes de la cour. Si je me le destinai
pour vainqueur, ce n' étoit pas que je
lui trouvasse de quoi me vaincre ; mais
je voulois absolument avoir ce qu' on
appelle une affaire ; et je ne crois pas
être la premiere qui se soit passée de
l' amour, dans une chose qui ne devroit
être que son ouvrage.
Il avoit, et trop de vanité, et trop
d' usage des femmes, pour ne pas s' appercevoir
des vues que j' avois sur lui, et
quand il auroit eu moins de l' un et de
l' autre, j' affichois trop mes desseins pour
qu' ils lui pussent échapper. J' étois surprise,
cependant, qu' en paroissant entendre
ce que lui disoient mes yeux, et
y sçachant si bien pondre, il s' obstinât
à ne m' instruire de ses dispositions,
que par les siens ; mais ma dame d' honneur
me dit que mon rang m' imposoit
la loi de parler la premiere. Il fallut
donc céder à cette nécessité ; et toujours
emportée loin de moi-même, sans sçavoir
pourquoi, je sentis moins, en lui
avouant ma foiblesse, la honte d' un pareil
p351
aveu que le plaisir de le lui faire. Je
n' ignorois pas cependant qu' il étoit nécessaire
qu' il semblât me coûter, il me
fut donc aussi facile de paroître modeste,
qu' il me l' auroit été peu de conserver
ma vertu ; et jamais, peut-être, on
n' a fait avec un air plus décent une si
honteuse démarche.
Pour lui, il la reçut en homme accoutu
à ces sortes de triomphes : quelque
brillante même que fût ma conquête,
et sur-tout pour un fat, il ne m' en
parut guere plus flatté que de celles qu' il
faisoit tous les jours. Mon orgueil fut,
je l' avoue, vivement blessé d' une indifférence
que, par toutes sortes de raisons
je ne croyois pas devoir éprouver : et
je fus sur le point de reprendre tout ce
que je venois de lui dire : mais, sans
compter que nous ne revenons jamais
sur nos pas, je ne voyois autour de moi
que des femmes qu' il avoit subjuguées ;
et qui, soit pour m' encourager, soit
pour justifier leur défaite, ne cessoient
de me vanter sonrite. Ma dame
d' honneur me dit même, et fort sérieusement,
que dans l' intentionterminée
j' étois d' avoir une affaire, je ne pouvois
point, sans me donner le plus grand
des ridicules, ne pas commencer par lui.
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Mon coeur, comme je vous l' ai dit, n' en
sentoit pas la nécessité ; mais j' avois la
tête frappée ; j' ignorois ce que c' est que
l' amour ; et il étoit assez simple que je
prisse pour ce sentiment, le desir que
j' avois de le connoître, lorsque les
personnes qui ont l' usage le plus long et
le plus continu de la galanterie, s' y
trompent elles-mêmes tous les jours.
On m' avoit cependant élevée avec trop
de fierté pour que l' air léger qu' il avoit
pris avec moi, ne me révoltât pas. S' il
n' est pas toujours important à notre
coeur que nous fassions cette vive et
forte impression qui s' efface si difficilement,
notre vanité l' exige toujours ; et
je lui fis sentir, par l' air de dignité que
je pris avec lui, la premiere fois que je
le revis, que je voulois au moins pour
me rendre, avoir de quoi me croire
aimée. Heureusement les femmes qui
pensent comme je pensois alors, prennent
en ce cas les plus légeres présomptions,
pour les preuves les plus fortes.
Il avoit pour lui mon amour propre ; et
il n' ignoroit pas que le nôtre se rassure
plus aisément encore, qu' il ne s' alarme.
Un air passionné qui lui coûtoit peu,
quelques mots tendres, fort us, mais
qu' il me sembla que l' amour seul, et
p353
l' amour le plus violent pouvoit dicter,
me ramenerent à ma foiblesse ; ou, pour
parler plus juste, au desir démesuré que
j' avois d' être foible. Il se plaignit de mes
soupçons avec autant d' amertume, que
si en doutant de son amour, je lui eusse
fait la plus cruelle des injustices, et qu' il
en eût été vivement touché. à son tour
il m' accusa de l' aimer peu : tous les
sermens que je lui fis, ne l' assurerent pas
de la sincérité de ma passion. Il exigea
de ce que les hommes appellent des preuves,
quoiqu' à parler avec franchise,
ces sortes de choses, quelquefois, ne
doivent pas plus leur prouver notre
tendresse, que leurs sermens ne doivent
nous assurer de la leur. Quelque fortes
que fussent les preuves que je lui donnai,
elles ne lui suffirent point. Ses défiances
recommencerent, je m' en étois
flattée. D' autres preuves plus convainquantes
encore, furent demandées ; et
quoique je le trouvasse insupportable,
je ne les lui refusai pas plus que les premieres.
Je comptois qu' il lui reviendroit
des terreurs ; et je fus, en effet, assez
peu surprise, lorsque je le vis le lendemain
douter autant de mon coeur, que
si je n' eusse rien fait encore pour l' assurer
de la sincérité de mes sentimens. Que
p354
faire avec un homme si injuste ? Le gronder
sur sa défiance ; je l' avois déjà fait,
et ne l' avois pas converti : m' en offenser
au point de rompre avec lui ; le pouvois-je
sans me donner un ridicule ineffaçable ?
D' ailleurs, est-ce ainsi qu' on
rassure ce qu' on dit que l' on aime ?
à quelque point, cependant, qu' un
mouvement inconnu agît sur mes idées
et sur mon coeur, une voix intérieure
qu' en vain je voulois étouffer, me faisoit,
sur mon indigne foiblesse, les reproches
les plus cruels ; mais la combattoit
sans succès. Entraînée de sang froid vers
l' objet de ma fantaisie, il m' étoit réser
de sentir toute la honte de ma conduite,
et de n' en être pasdommagée par le
plaisir d' aimer. Aps quelques légers
combats dont même, par ses conseils,
ma secourable dame d' honneur m' abrégea
le tourment, je donnai dans mes
jardins particuliers une fête nocturne.
Toutes les personnes de l' un et de l' autre
sexe que j' y admis, devoient y être
assez occupées d' elles-mêmes, pour ne
me pasner. D' ailleurs, on sçavoit
quelles étoient mes intentions ; et quand
je les aurois mieux dissimulées, la vanité
de mon amant, (si toutefois je
puis donner ce titre à un homme à qui
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je ne tenois par aucun sentiment) les
auroit-il laissé ignorer ? Si par un excès
de fatuité, il paroissoit devant moi
assez peu flatté de sa conquête, par-tout
ailleurs il en tiroit assez de vanité pour
que tout le monde à la cour, hors le
roi mon pere, fût instruit de ma
foiblesse.
On ne suivit donc point mes pas,
lorsqu' après un souper vif et brillant que
chacun de ceux qui en étoient, avoit
des raisons pour abréger, je pris seule
avec lui le chemin d' un bosquet que
j' avois indécemment fait orner de guirlandes,
de chiffres, et de tout ce qui
pouvoit annoncer mon vainqueur et
ma défaite.
Quelque vive que fût l' ardeur qui
brilloit dans ses yeux, et quelque flattée
que je fusse de tout ce qu' il me disoit,
non de tendre, mais de galant, sur le
bonheur dont je comblois ses voeux, il
me seroit impossible de vous peindre
l' état de mon ame. Je ne pourrois jamais
vous exprimer la répugnance avec laquelle
je me laissois conduire vers ce
bosquet que j' avois fait préparer avec si
peu d' égards pour moi-même. J' étois
déchirée de remords, et sentois les
miens avec d' autant plus de violence,
p356
qu' ils n' étoient pas affoiblis par l' amour.
Si ce que je paroissois inspirer, flattoit
mon amour propre, il ne passoit pas
jusques à mon coeur, et y laissoit régner
un vuide que toutes les illusions
que je cherchois à me faire ne détruisoient
pas. J' étois aussi plus piquée qu' il
abusât de ma foiblesse avec si peu de
nagement, que je n' étois contente de
la sorte de mouvemens que je lui voyois ;
et ne pouvois approuver qu' il me fît
des plaisanteries dans un moment où
elles ne peuvent jamais être qu' injurieuses,
ou du moins fort déplacées. J' aurois
voulu qu' il eût paru ignorer que tout
étoit reglé entre nous ; qu' ilt feint de
croire à mes combats, et qu' il ne m't
pas avilie à mes propres yeux : mais sa
fatuité ne lui permettoit point ces égards
délicats dont l' amour seul est capable. Il
craignoit sans doute que je ne le crusse
assez dupe pour m' estimer plus qu' il ne
devoit, et me traitoit avec cette insolente
légéreté que les hommes sçavent si
bien avoir avec les femmes dont la conquête
leur a trop peu coûté. Une méprisante
familiarité regnoit dans tous
ses discours, et même jusques dans ses
caresses. En paroissant me rendre graces
de la bonté que j' avois eue de le distinguer,
p357
il me faisoit sentir inhumainement
combien peu je m' étois respectée,
et me demandoit presque qui je lui
avoit désigné pour successeur. Toute
pénétrée de douleur que j' étois de lui
inspirer assez peu d' estime, pour que,
dans un pareil moment, il ne daignât
pas se contraindre, une fatale curiosité
dont tout mon dépit ne triomphoit pas...
cette fatale curiosité dont vous étiez si
vivement tourmentée, interrompit Taciturne,
et la hauteur dont elle l' emportoit
sur tout, me feroit penser que
votre majesté pourroit bien être un peu
parente de cette Christyaline-La-Curieuse ,
qui joue un si beau rôle dans les facardins ?
Elle étoit, en effet, mon aïeule,
pondit la reine. En ce cas, reprit-il,
cette curiosité étoit chez vous un mal
de famille ? Oui, un peu, repliqua-t-elle,
la reine ma mere en étoit passablement
atteinte, et l' on prétend même
que mon pere s' en est plaint plus d' une
fois. Ce n' étoit donc pas, dit-il, à la
fée que vous deviez cette passion ?
Elle l' avoit du moins augmentée, répondit
la grue, et c' est quelquefois
beaucoup, que d' ajouter un peu à la
nature. Pourquoi si cela n' étoit pas
jusques à elle, cette curiosité m' auroit-elle
p358
laissé si tranquille ? Vous ne seriez peut-être
pas, repliqua-t-il, la premiere que
ce mouvement n' auroit pas agitée de
bonne heure, et qu' il auroit après menée
fort loin : mais si vous me permettez
de vous le dire, il me semble que
vous avez été curieuse aussi-tôt que vous
pouviez l' être, et qu' encore une fois,
la fée pourroit bien n' être entrée pour
rien dans tout cela. Au reste, ajouta-t-il,
si c' est-là sa façon de se venger des femmes
qui lui déplaisent, il pourroit être
permis de croire qu' il y en a dans le
monde, à qui elle en veut terriblement !
Quoi qu' il en soit, repliqua la reine,
j' ai conservé long-tems, et cette indécente
coquetterie qui fait que nous nous
respectons si peu, et cette honteuse
foiblesse qui nous fait si facilement
succomber, sans croire que l' une et l' autre
fussent des effets de la malédiction de la fée.
Je parvins enfin à ce funeste bosquet.
Si mon amant ne dut pas m' y paroître
tendre ; si au lieu de ces transports, et
de cette douce volupté qu' inspire l' amour,
je ne lui voyois que cette fureur
que vous devez aux sens, il avoit du
moins toute l' ardeur qui pouvoit flatter
mon orgueil. J' étois payée de chaque
complaisance par les éloges les plus grands ;
p359
et j' avoue que si les louanges les plus
exagérées eussent été tout ce que j' exigeois
de lui, jamais femme peut-être,
n' auroit eu plus de sujet d' être contente ;
mais mon imagination s' étoit différemment
arrangée ; si je comptois qu' à ses
éloges succéderoient des excuses, j' avois
cru qu' elles seroient d' un autre
genre que celles qu' il fut forcé de me
faire ; et je n' avois pas du tout prévu
ce que j' avois à lui pardonner. S' il faut
enfin, ajouta-t-elle en rougissant, vous
dire la vérité jusqu' au bout, je me serois
beaucoup moins offensée des crimes
dont je m' étois flattée qu' il se rendroit
coupable, que je ne le fus des torts qu' il
eut avec moi.
Ne seroit-ce pas moi, interrompit
alors le sultan, qui aurois dit quelque
part que, dans de certaines circonstances,
les excuses n' excusent pas ? Ma
foi ! Oui, c' est moi, je m' en souviens,
et même qu' on m' a contredit, comme
s' il me fût échappé la chose du monde
la plus absurde. Eh bien ! Avec toute sa
douceur et toute sa clémence, combien
lui dit-elle d' injures, et cassa-t-elle
de porcelaines ? Dans un bosquet !
S' écria la sultane. Eh ! Pourquoi non ?
Reprit-il, le bosquet lui même n' en étoit-il
p360
pas ? Un bosquet de porcelaine ! S' écria-t-elle
encore. Eh ! Parbleu ! Repartit-il,
il seroit donc bien extraordinaire
que cela fût dans un conte où l' on
trouve des flûtes d' émeraudes ? Au reste,
c' est ce qui ne m' importe guere. Mais je
suis toujours bien obligé au visir de ce
que cette princesse est fâce : cela est
plaisant, et je commence à me raccommoder
avec cette histoire-là, dont, à
parler franchement, je ne me souciois
pas à un certain point ; j' aurois voulu
seulement qu' elle nous eût dit un peu
plus... oh ! Sans doute, interrompit
la sultane, cela est fort obscur, et bien
finement dit pour l' être ! Enfin, reprit
Schah-Baham, je n' en sçais rien ; mais
il me semble pourtant que si j' avois
voulu, je n' aurois pas entendu un mot
de tout ce qu' il vient de nous dire, que
je n' aurois pas trop été dans mon tort,
et qu' il y a peut-être bien des gens qui,
soit dit sans me vanter, ne l' auroient pas
entendu ni aussi bien, ni aussi promptement
que moi.
p361
LIVRE 3 PARTIE 5 CHAPITRE 29
Ma curiosité, continua la grue,
étoit trop vive, et je la voyois trop
cruellement trompée, pour que je ne
fusse pas dans la plussagréable des
situations. Je me voyois aussi outragée
que je croyois alors qu' il fût impossible
de l' être ; et dans un accident qui, par
lui-même n' est jamais flatteur, quoi
qu' on en dise, que les circonstances
rendoient encore plus humiliant pour moi,
et qui me transportoient de fureur : une
bienséance cruelle, non-seulement me
condamnoit à ne me plaindre pas, mais
vouloit encore que je parusse plaindre
celui qui me manquoit si affreusement.
La politesse seule auroit du moins exigé
de lui qu' il t soutenu ses torts avec
moins de fermeté, ou plutôt d' indifférence.
Je me flattois qu' il en seroit consterné,
qu' il ne pourroit assez s' étonner
de pouvoir être si coupable avec moi,
et qu' il mettoit enfin un peu de sentiment
dans ses excuses ; mais sa fatuité
ne lui permettoit pas cette sorte de
paration ; et il sembloit que ce ne fût
qu' à
p362
lui-même qu' il eût des pardons à demander.
Cependant... ah ! Combien n' y
a-t-il pas pour nous de rôles pénibles ?
Je feignis de ne rien comprendre à ses
regrets ; et quand il m' eut expliqué quel
en étoit l' objet, je parus m' offenser
rieusement qu' il pût penser que j' y
attachasse le même prix que lui ; et lui dis,
avec toute la noblesse imaginable, tout
ce que mon esprit put me fournir en
sentiment. Il ne répondit à un si beau
désintéressement, que par de nouveaux
efforts ; mais qui furent aussi infortunés
que les premiers. Un malheur si continu,
me donna d' autant plus d' humeur,
que je devois moins en montrer. Mes
consolations devinrent arides, mon ton
sec, et toute l' aigreur possible perça
bientôt au travers de tout ce que je lui
disois et de magnanime, et de tendre.
Lasse enfin de passer sans cesse de
l' espérance au désespoir, et craignant que
la modération qu' il m' étoit prescrit
d' affecter, ne se démentît indécemment, si
je m' exposois plus long-tems à en avoir
besoin, je quittai ce fatal bosquet, d' autant
plus outrée de dépit, que j' avois
plus fait pour en sortir plus contente.
Je n' ai pas, je crois, besoin de vous dire
que j' étois d' une humeur épouventable,
p363
et que l' air glorieux, ou content des
personnes qui avoient été de la fête,
ne la diminua pas. Je fis, mais en vain,
tout ce qui m' étoit possible pour qu' on
ne devinât pas mon malheur. à l' air
contraint que j' avois avec mon amant,
à je ne sçais quelle dignité que j' avois
involontairement reprise, et qui ne
devoit pas être le ton du moment, à
l' air humilié que lui-même avoit avec
moi, il ne fut pas difficile de juger que
la tranquillité que j' affectois me coûtoit
beaucoup. Il me parut même que les
hommes me plaignoient, et que les
femmes me regardoient d' un oeil railleur
et satisfait. Cette cour dont j' aurois,
sans doute, soutenu les regards
avec toute l' intrépidité possible, si j' eusse
été aussi heureuse que j' étois coupable,
ajoutant à ma honte, et à mon ennui,
ne me sentant pas disposée à soutenir
leur conversation, et embarrassée au
dernier point de la présence de mon
amant, de qui l' air timide et soumis ne
pouvoit point laisser de doutes sur son
infortune et la mienne, je rentrai
promptement dans le palais. N' étant
pas gênée par lacence avec ma dame
d' honneur, je me dommageai en l' accablant
de reproches, de la cruelle violence
p364
que je venois de me faire, en retenant
mon courroux, dans une si belle
occasion d' en montrer. Quoique je n' eusse,
dans le fond, à accuser de mon
choix que moi-même, je me rappellai
qu' elle m' y avoit confirmé ; et en comparant
ce qu' elle m' avoit dit avec ce
que j' avois vu, il n' étoit pas possible que
je me le rappellasse sans une aigreur
épouvantable. Cependant la surprise où
je parus la mettre en lui racontant ce
qui m' étoit arrivé, et tout ce qu' elle
me dit de flatteur sur mes charmes,
adoucirent enfin ma colere. Quoique sur
cet article, mon amour-propre m' en dît
encore plus qu' elle, c' étoit un témoin
de plus de ce que je valois ; toute
persuadée que j' en étois, une preuve de
plus ne m' étoit pas indifferente. Eh
quelle est la femme qui, à cet égard,
quelque sûre qu' elle puisse être du
pouvoir de ses charmes, ne pense pas comme
moi ? Plus elle m' exagéroit les
miens, moins elle justifioit à mes yeux
l' amant que je venois d' y trouver si
peu sensible. Outrée de n' avoir rencontré
que des sujets d' humiliation, où je
m' étois flattée du triomphe le plus
éclatant, je ne pouvois lui pardonner
l' avilissement il me sembloit qu' il m' avoit
p365
fait tomber. En vain, elle me représenta
que je ne pouvois mieux confirmer
les soupçons que, trop légérement
peut-être, je croyois qu' on avoit conçus
qu' en rompant avec brusquerie,
qu' il étoit impossible par là qu' on se
prît à son crime, et qu' il falloit au
moins que j' attendisse qu' il m' eût don
un prétexte ; que huit jours suffisoient
pour me le fournir ; qu' elle sçavoit
beaucoup d' affaires qui n' avoient pas
duré davantage, et qu' en changeant au
bout de ce tems-là, je ne ferois qu' une
chose si ordinaire, qu' à peine, sans mon
rang et la publicité à laquelle il expose
nos moindres actions, seroit-elle remarquée ;
elle ajouta qu' il ne se pouvoit
point que mon amant ne fût plus
malheureux que coupable ; que des torts
aussi singuliers que les siens ne seroient
pas éternels ; que je n' étois pas la seule
au monde qui en eût essuyé de pareils ;
mais qu' elle n' avoit pas encore oui dire
que personne les eût sentis avec tant de
vivacité ; qu' il étoit en pareil cas d' usage
immémorial de ne pas condamner
quelqu' un avec cette légéreté, et
qu' enfin l' offense qu' il m' avoit faite, étoit
du nombre de celles qui admettent la
paration.
p366
Elle pouvoit dire vrai ; mais avec
quelque adresse et quelque chaleur
qu' elle justifiât un amant si peu aimé,
et si coupable, je me couchai, outrée
de rage, et fort indécise sur le parti que
je prendrois. Je ne sçais quelle voix plus
forte que celle que je venois d' entendre,
crioit contre lui au fond de mon
coeur, et m' affoiblissoit toutes les raisons
par lesquelles on s' étoit efforcé de le
justifier.
Le lendemain à ma toilette, je reçus
une épître de lui. Je l' ouvris avec dédain,
et la lus avec répugnance. Il m' y
disoit en termes fort passionnés, et en
vers assez mauvais, tout ce qui auroit
pu consoler ma vanité de l' affront qu' il
lui avoit fait, si la vanité pouvoit s' en
consoler : mais quand ses vers auroient
été admirables, ils rouloient sur un sujet
qui ne pouvoit jamais me plaire ; et
quelque bien que des excuses puissent
être exprimées, ce n' en est pas moins
des excuses. Il eut peu de peine à me
persuader qu' il étoit seul coupable ; et
je crois, en effet, qu' il y a peu de femmes
qui, dans la position où j' étois,
ritant le plus leur malheur, veuillent
cependant en prendre rien sur elles.
Pour moi, j' avois beaucoup plus de raisons
p367
que vous ne pensez, sans doute,
pour le charger de tout le tort ; mais
plus j' étois re que je ne me devois
rien de mon infortune, moins je me
sentois disposée à lui accorder son pardon,
et la permission qu' il me demandoit
de réparer ses crimes.
Cependant, ma curiosité plus forte
encore que ma colere, me ramena à de
plus doux sentimens. Je crus qu' il étoit
bon de sçavoir comment un homme si
obstinément coupable, pouvoit cesser
de l' être. Ma dame d' honneur, que j' instruisois
de tous mes mouvemens, seconda
celui-là de mille nouvelles raisons.
Il vouloit paroître convaincu dans son
épître, que quelque malin génie, jaloux
de son bonheur, avoit enchanté le
bosquet ; cette ingénieuse défaite ne
m' abusoit pas autant qu' il s' en étoit
flatté peut-être, et étoit réellement assez
peu propre à bannir mes terreurs. En
effet, s' il étoit vrai qu' un génie me fît
l' honneur d' être jaloux de lui, en quels
lieux serions-nous à l' abri de sa colere
et de ses enchantemens ? Ce seroit donc
toujours le même crime et le même
prétexte ?
Déterminé à ne m' en pas prendre à
ce nie prétendu, et corrigée par l' humiliation
p368
de la nuit précédente, de l' extravagance
d' avoir des témoins, je lui
permis enfin de venir dans ma chambre
me demander pardon. Ma réponse étoit
aigre ; et jamais, peut-être, quoique je
cherchasse dans ma lettre à déguiser
mon courroux, et que je le masquasse
sous toutes les apparences de la cruelle
magnanimité qui m' étoit prescrite, n' a-t-on
dit avec plus de sécheresse, qu' on
aime, et n' a-t-on parlé avec moins de
désintéressement sur ce qui en étoit le
principal objet. Ma dame d' honneur
auroit voulu que j' eusse feint d' être
décidée à ne le plus voir, et que c' eût été
elle qui l' eût admis en ma présence,
comme malgré moi ; mais je me sentis
de la répugnance pour untour qui
pouvoit lui causer une surprise dangereuse,
et lui fournir encore une excuse.
Cette nuit que je desirois avec tant
d' ardeur, et que j' attendois avec tant
de crainte, vint enfin, et avec elle,
cet amant d' autant plus coupable à mes
yeux, que j' étois plus fermement persuae
qu' il auroit dû ne l' être pas. Vous
sentez bien qu' avec la peur mortelle que
j' avois qu' il ne le fût encore, je n' avois
rien oublié de ce qui pouvoit m' assurer
un triomphe, auquel je sacrifiois tant
p369
de choses. Jamais toilette n' avoit en
apparence été plus simple que la mienne,
et ne fût dans le fond, plus recherchée.
Parrures de toute espece, regardées d' abord
avec complaisance, rejettées avec
dédain, reprise avec empressement,
inquiétudes sur ma beauté, suivies
d' une confiance encore plus téméraire,
qu' elles n' avoient été vives : tantôt
trouvant que le négligé me donnoit un
air plus tendre, tantôt imaginant qu' il
m' ôtoit trop de mon éclat ; j' avois pas
trois heures, au moins, dans cette affreuse
agitation. Enfin, je m' étois déterminée
pour le négligé ; mais ce n' avoit
pas été sans avoir rêvé plus long-tems
que je n' ai fait depuis, lorsque j' ai eu
à décider du bonheur de mon empire.
Pour juger mieux de ce que dans cette
importante occasion, je pouvois attendre
de mes charmes, je m' étois habillée
avec assez peu de précaution contre les
regards des esclaves dont j' étois
environnée. Ce n' étoit assurément pas
qu' aucun d' eux m' eût paru digne de la
honteuse complaisance avec laquelle je me
prêtois à leur curiosité ; mais tout vil
qu' est un esclave, il étoit en ce moment,
un homme pour moi ; et je m' étois plû
pour m' essayer, à porter le
p370
trouble dans ces ames stupides et grossieres,
moins faites pour être remuées,
que celles que leurlicatesse naturelle,
et leur habitude à la volupté, rendent si
susceptibles d' impressions tendres. Les
miens me parurent répondre infiniment
bien à mes intentions. Attentifs uniquement
au spectacle que je leur donnois,
ils bégayoient en me répondant, ou
poussoient même la distraction et
l' enchantement, jusques à ne pouvoir plus
me répondre ; et quoique je n' eusse
point paru m' appercevoir de leur égarement,
celui que j' avois vu le plus frap
de mes charmes, avoit été, de tous,
celui à qui j' en avois robé le moins,
et de qui, dans la journée, je m' étois
louée le plus.
Je ne sçais si c' étoit pour me faire oublier,
s' il se pouvoit, l' insensibilité
qu' il m' avoit montré la veille, ou s' il
fût véritablement touché de mes charmes ;
mais il m' en parut si ébloui, que je
commençai à craindre que je ne fisse sur
lui une trop forte impression. Je ne
vous répéterai pas tout ce que, proster
à mes genoux, il me dit de tendre,
de flatteur, et de pressant ; mais je vous
avoue que ses transports, quelque violents
qu' ils fussent, ne me rassurerent pas.
p371
Ma défiance étoit, en effet, trop bien
fondée pour qu' il en triomphât à si peu
de frais. Je me sentois même pour lui
une sorte d' aversion, que ses éloges et
ses caresses n' affoiblissoient pas, et qui
devoit percer, malgré la complaisance
avec laquelle je me livrois à ses desirs.
Un amant véritablement aimé, plus
coupable encore s' il étoit possible, qu' il
ne l' avoit été, ne me l' auroit pas inspiré,
sans doute, mais il y a des choses
que la vanité ne pardonne pas aussi
facilement que l' amour.
Enfin, madame, lui demanda gravement
Taciturne, sçut-il se rendre digne
du rare effort que vous vous faisiez en
sa faveur, et échapper dans votre chambre,
au sorcier de génie qui l' avoit si
scélératement enchanté dans le bosquet ?
Votre amant, ou je me trompe fort,
avoit là un rival bien traître et bien
dangereux ! J' eus d' abord quelque sujet
de croire, répondit la grue en souriant,
que ce rendez-vous n' étoit point parvenu
à sa connoissance ; mais je ne pus pas
m' en flatter long-tems ; et je ne vous
cacherai pas que cet acharnement de sa
part à troubler mes plaisirs, me déplût
considérablement. Quelqu' abusée, cependant,
que je fusse dans mes espérances,
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quelle que fût la fureur que j' en
ressentois, je me rendis assez maîtresse
de mes mouvemens, pour ne paroître
que surprise. Je croyois que les reproches
ne peuvent que décourager ; et les
intérêts de mon amour-propre furent,
sans balancer, sacrifiés à ceux de ma
curiosité. à son égard, sa surprise me
parut extrême ; ce qui lui arrivoit,
étoit, disoit-il, la chose du monde la
plus inconcevable. Je ne concevois pas
bien aisément, non plus, que cet avec
moi qu' il essuyât de si terribles revers ;
mais j' avois quelque peine à croire qu' il
dût en être aussi étonné qu' il le paroissoit ;
et je crus, sans trop hasarder, pouvoir
le lui dire. Soit qu' il eût craint un
nouveau malheur, soit qu' il eût seulement
voulu me prouver que l' enchantement
dont il s' étoit plaint, avoit plus
de réalité que je ne le croyois sans
doute, il étoit arrivé chargé d' un
très-grand nombre de lettres de remerciment,
que de plus heureuses beautés
que moi avoient cru lui devoir, quoique
j' eusse tout lieu de croire qu' il les
avoit mendiées, ou qu' il se les étoit
écrites : je crus que je devois lui
paroître persuadée qu' il avoit mérité les
éloges qu' on lui donnoit, jusques à ce que
p373
j' eusse perdu tout espoir de lui en donner
à mon tour. J' eus même la générosité
d' attendre la plus grande partie de la
nuit, qu' il se rendit digne des miens ; et
j' avoue que ce fut en vain que je
l' attendois. Mon infortune me paroissoit
d' autant plus incompréhensible, que moins
il étoit ps de moi ; moins on eût pu
le croire capable des torts que j' avois à
lui reprocher. Lasse de chercher la cause
de cette insultante singularité, plus lasse
encore de la lui pardonner, cette décence
qui me retenoit depuis si long-tems,
devint enfin un frein trop foible
contre ma colere. Je l' accablai tout
à la fois des reproches les plus injurieux,
et des plus terribles menaces.
Tous les témoignages qu' il avoit si
fastueusement étalés, celui même de ma
dame d' honneur, qui vint déposer en
sa faveur, ne m' en imposerent pas plus
que ses larmes ne me toucherent. Plus
me, j' eus de quoi être convaincue
que ces façons d' agir ne lui étoient pas
ordinaires, moins je pus lui pardonner
une si injuste prence. Heureusement
pour lui, je ne suis pas née barbare. Je
crus qu' il y auroit trop de cruauté à
l' anéantir ; et toutesflexions faites,
je me contentai de le condamner à guetter
p374
des mouches toute sa vie, et à n' en
pouvoir jamais attrapper aucune.
Mais, à ce qu' il me semble, dit Taciturne,
votre majesté le punissoit d' une
façon plus ingénieuse que cruelle ; et je
suis fort trompé, ou il ne dut pas
s' appercevoir qu' il eût chand' occupation.
Il se plaignit, cependant, repliqua la
grue, que je lui eusse donné celle-là.
C' étoit sûrement par air, reprit-il, ou
pour que vous croyant assez vengée,
vous ne songeassiez pas à lui infliger
quelque peine réelle : car il étoit
moralement impossible qu' il ne regardât pas
comme récompense ce que la solidité
de votre esprit vous faisoit croire un
supplice.
Je voudrois bien sçavoir, demanda
le sultan, où cet homme là va prendre
que ce soit une maniere de divertissement,
que d' être condamné à guetter
toujours des mouches, et à n' en jamais
attrapper une seule ? Je voudrois bien
l' y voir, lui ! Oh ! Quand on en prend,
c' est autre chose ; cela occupe, et même
amuse ; mais je suis en état de certifier
que, quand on n' en prend pas, c' est le
plus sot métier du monde. Est-ce, lui
demanda la sultane, que vous sçavez
par vous-même à quel point cela est
p375
pénible ? Apparemment, pondit-il,
puisque je le dis ? On a beau être sultan,
on s' ennuie quelquefois ; la tête fatiguée
des soins immenses qu' exige le
gouvernement, on n' est pas toujours en
état de se livrer à de certaines dissipations,
qui vous mettent une sorte de
contention dans l' esprit, comme le jeu,
etc. On est donc obligé de recourir à
des plaisirs qui le laissent reposer ; et
guetter des mouches est un délassement
que je me procure volontiers. C' est un
jeu d' adresse, où, tout simple qu' il paroît,
on n' est pas toujours aussi heureux qu' on
s' en flatte ; et j' avoue, par exemple, que
quand il m' arrive de courir toute une
après-dînée après ces vilaines bêtes, et
qu' elles se moquent de moi, cela me
donne une humeur de chien. Oh ! Jugez
à psent si le Taciturne a raison de dire
que le pauvre homme que la reine grue
a condamné à ce supplice, passe le tems
d' une façon bien agréable. Ma foi !
Voulez-vous que je vous dise ? C' est qu' il
faut avoir éprouvé les choses pour sçavoir
ce qui en est ; et que j' ai remarqué,
moi, qu' il y en a beaucoup dont ce géometre
là parle, sans sçavoir un mot de
ce qu' il dit. Ce qu' il y a de bon, au reste,
c' est que cela n' empêche pas qu' il ne dise
p376
toujours, et que son imbécillité me
divertit quelquefois, parce que, quand on
a l' esprit bien fait, on sçait s' amuser de
tout. Même, dit la sultane, de courir
après des mouches.
LIVRE 3 PARTIE 5 CHAPITRE 30
Quelque persuae que je fusse,
continua la reine des isles de Crystal,
que ma vengeance ne pouvoit que
certifier un malheur que j' aurois voulu
pouvoir cacher à toute la terre, je ne
pus, cependant, me refuser au plaisir de
punir un homme que, malgré toutes ses
protestations d' innocence, je trouvois
avec raison si coupable. Toute curieuse
que j' étois, je ne voulus même jamais,
comme il me proposoit, tenter avec
lui une nouvelle épreuve ; et quoi que
l' on en puisse dire, je suis convaincue
que toute autre à ma place auroit fait
comme moi. Cette aventure si funeste
et si peu méritée, me plongea dans un
chagrin si violent, que je fus trois jours
sans vouloir, et sans oser me paroître
en public. Il y a des malheurs qui,
je ne sçais pourquoi, jettent un ridicule
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sur ceux qui les éprouvent ; et les miens
étoient précisément de ce genre-là. Je
ne pouvois pas douter que les femmes
de ma cour, que j' avois vu si contentes
de ma premiere infortune, ne triomphassent
encore de la seconde, et avec
d' autant plus d' audace, qu' elle sembloit
plus devoir m' accuser d' en être plus
digne que je ne pensois. Je craignois les
propos des gens que j' avois abandons,
et qui, selon leur usage, ne manqueroient
pas, sans doute, de trouver
dans ce qui m' arrivoit une punition visible
de mesréglemens. Je me plaignois
des préjugés qui y ont placé une
sorte de déshonneur, et de notre vanité,
qui nous en fait un si grand supplice ;
mais avec quelque philosophie que je
tâchasse d' envisager la chose, et de la
dépouiller de ce que les idées des hommes
y ont attaché, je ne pouvois me
consoler du malheur réel de chercher si
vainement ce qu' il m' avoit paru si simple
que je trouvasse. Plus je m' en voyois
privée, plus mon imagination s' y livroit
avec fureur, et m' en exageroit le prix.
Je vous avoue même, que quelque indifférente
que mon amant m' eût laissée,
tout en moi n' avoit pas été aussi muet
que mon coeur, et que mon amour-propre
p378
n' étoit pas la seule chose qu' il eût
blessée. C' est sur quoi je ne me lassois
pas de réflechir, et que toutes mes
flexions ne m' éclaircissoient pas ; c' étoit
cette froideur qui succédoit en lui, aux
plus tendres transports ; cette admiration
qui paroissoit si vive et si vraie,
et qui, pourtant, étoit si stérile ; cet
anéantissement subit, qui se dissipoit
dans l' instant qu' il venoit d' en mériter
des reproches, et dans lequel il retomboit,
lorsqu' il vouloit se rendre plus
digne de son bonheur. La surprise, le
respect, si je consentois à donner cette
cause à mes malheurs, n' étoient tout au
plus admissibles que pour une fois. Il y
a des cas où le respect est si déplacé,
qu' il ne se peut pas qu' il gêne long-tems ;
la surprise que peut exciter en nous un
objet, quel qu' il puisse être, disparoît
par l' habitude de le voir ; et cette habitude
est bientôt prise. à l' égard de cet
excès de sentiment que l' on prend si souvent
pour prétexte, je me promettois
bien de ne lui attribuer jamais des
effets si visiblement contraires à ceux qu' il
doit produire.
Ma curiosité plus irritée cependant
que découragée par le mauvais sucs
des deux épreuves que je venois de faire,
p379
je me déterminai à en tenter une
nouvelle, ou, pour parler plus juste, j' y
fus pouse malgré moi. Quoique, loin
de faire à tous les hommes l' injure de
les croire tels que mon premier amant,
je fusse, au contraire, très-persuadée
qu' il étoit ce qu' en physique, on appelle
un phénomene, il m' étoit resté sur
les figures petites, pâles et maigres,
unefiance qui dans la nouvelle affaire
que je fis, fut consultée et suivie.
L' homme, que parmi tous ceux qui briguoient
avec empressement l' honneur
de me servir, je voulus bien distinguer,
n' auroit jamais , par ses agrémens,
prétendre à une si haute fortune, et
n' y seroit, en effet, jamais parvenu, si
je n' eusse pas eu tant, et de si fortes
raisons de réprouver les graces. Quoique
les bontés dont certaines femmes que je
connoissois, l' avoient honoré, l' estime
qu' elles avoient conservé pour lui, et
la haute réputation qu' elles lui avoient
faite, eussent dû, sur-tout, dans les idées
qu' il devoit me supposer, lui faire concevoir
de grandes espérances ; il se tenoit
modestement caché dans la foule,
et ne sembloit même s' offrir que parce
que tout le monde se présentoit. Une
si grande humilité, s' il se fût rendu
p380
justice, j' aurois dû trouver tant de
confiance ; sa renommée, celle-même des
femmes à qui il la devoit, et que l' on
ne pouvoit pas accuser d' accorder
légérement leur estime ; certain air d' audace
qui perçoit au travers de sa modestie,
et qui me frappa, me déterminerent en
sa faveur. Chansonnée déjà sur mon premier
choix, vous concevez aiment
que je ne fus pas épargnée sur le second ;
mais je sçavois déjà priser une chanson
ce qu' elle vaut ; et tous les ridicules
que l' on s' effoa de jetter sur moi, ne
me parurent pas, à beaucoup-ps, aussi
cruels que ceux dont, par de choix si
blâ, je cherchois à me garantir. On
prétendoit, entre autres choses, qu' en le
faisant, j' avois moins consulté le sentiment,
que mon aversion pour les accidens,
dont, quelque tranquillité que
j' affectasse à cet égard, on croyoit que
j' avois à me plaindre ; on ajoutoit que
je m' étois déterminée en physicienne ;
et comme tout cela étoit de la plus
exacte vérité, je ne crus pas que cette
satyre, toute sanglante qu' elle étoit,
dût me faire changer d' avis.
Il seroit assument bien fâcheux,
interrompit Taciturne, qu' après tant et
de si sages précautions, après des
combinaisons
p381
si exactes, votre majesté y
eût encore été prise. Ce fut cependant
ce qui m' arriva, répondit la grue, et
me plus désagréablement que la premiere
fois. Par la raison peut-être, dit-il,
que vous aviez conçu de plus grandes
espérances ? Je crois, en effet,
pondit-elle, que cela pouvoit entrer
pour quelque chose dans mon dépit ; ce
n' en étoit pourtant pas la seule cause.
Mon premier amant avoit dans l' esprit
une galanterie singuliere ; plus
accoutumé peut être qu' il ne disoit, à ne
pouvoir dire que des riens, et même à
s' en faire une ressource, vous concevriez
difficilement à quel point il étoit
à cet égard fécond et varié, le parti
qu' il tiroit des plus légeres minuties,
avec quel art il les mettoit en oeuvre,
et combien il les rendoit intéressantes.
L' autre, sans usage, sans politesse, sans
imagination, ne sçavoit, dans des situations
difficiles, que rester dans un
étonnement stupide, sembloit ignorer
quel est quelquefois le prix des bagatelles,
et étoit enfin comme ces gens
bornés, qui ne trouvant point ce qu' ils
avoient à vous dire, n' ont plus à vous
offrir que le silence le plus profond, et
le plus ennuyeux désoeuvrement.
p382
Cela est incommode, dit Taciturne ; à
quel supplice condamnâtes-vous ce pauvre
homme-là ? à aucun, répondit la
grue ; je suis vindicative, mais je ne
suis pas injuste. Il étoit si singuliérement
étonné, me faisoit des excuses si respectueuses,
et que leur naïveté rendoit si
plaisantes, que je n' eus jamais la force
de me venger d' un homme si surpris, et
si fâché de se trouver coupable. Il m' avoit
cependant, dès la premiere fois,
si mortellement ennuyée, que je ne pus
jamais me déterminer à l' admettre une
seconde, à l' honneur de me faire sa
cour.
Cela étoit peut-être, dit Taciturne,
encore plus prudent que rigoureux ;
mais, que pensâtes-vous de deux expériences
si funestes ? Je pensai, repliqua
la reine, que les hommes sont quelquefois
bien extraordinaires ; mais je n' en
crus pas moins que tous ne l' étoient pas ;
et vous conviendrez, en effet, qu' il
auroit été du dernier ridicule de les
juger tous en mal si légérement. Mais,
du moins, insista-t-il, l' idée de la colere
de la fée ne se présenta-t-elle pas à
votre esprit ; et ne pensâtes-vous pas que
vos malheurs partoient de cette source ?
Pas si promptement, repartit-elle : premiérement,
p383
je ne cherchois rien d' assez
singulier pour pouvoir attribuer mes
desirs et ma curiosité à quelque maligne
suggestion ; d' ailleurs, quelque extraordinaires
que fussent, par rapport
à moi les événemens dont j' avois à me
plaindre, ils ne l' étoient pas assez dans
l' ordre naturel des choses, pour que j' y
reconnusse d' abord son pouvoir et sa
vengeance. Dans le fond, je n' avois
encore tenté que deux fois, ce que j' ai
sçu depuis qu' elle m' avoit condamnée
à tenter, et toujours, et vainement ;
deux épreuves malheureuses ne suffisoient
pas pour me convaincre que je
fusse destinée à un supplice d' un genre si
particulier ; et ce ne fut, enfin, que la
continuité de mes infortunes, qui me
donna une idée que je suis étonnée de
n' avoir pas eue plutôt, puisque mon
amour-propre en avoit tant de besoin.
Je vous ennuierois sans doute, si je
vous racontois toutes les expériences
que je fis. Je n' ai pas besoin de vous dire
qu' aucune me réussit ; et je crois que vous
me sçaurez gré de supprimer des détails
que le peu de variété qu' ils auroient
nécessairement, doit vous empêcher de
regretter, et qui, par toutes sortes de
raisons, ne pourroient que m' être infiniment
p384
désagréables. Toujours le même
malheur, et toujours lesmes excuses ;
car, en pareil cas, les hommes semblent
se les entre-prêter, tant elles se
ressemblent toutes. Vous me verriez
toujours avec la même impatience dans le
fond, et à l' extérieur, la même grandeur
d' ame ; n' ayant jamais à répondre
à des gens qui me disoient tous,
mais, cela est bien extraordinaire ! que
mais, oui ! Mais, en effet ! et cent autres
choses aussi misérables, qui me paroîtroient
fort plaisantes aujourd' hui, s' il
étoit possible que je me rappellasse
sans horreur ces exécrables instans de
ma vie.
Quelque excusable que je fusse, puisqu' alors
ma volonté ne dépendoit pas de
moi-même, ils me couvrent de confusion
et m' accablent de douleur. Ils doivent
en effet, répondit-il en souriant,
vous fournir des souvenirs assez peu
agréables. Vous me permettez de vous
dire, reprit-elle, que vous me jugez ici
avec plus de malice que d' équité, et que
vous vous trompezmesument, si
vous pensez que les humiliations que
j' ai essuyées, fassent aujourd' hui ma plus
grande peine. Je puis, au contraire, dire
avec vérité, que si quelque chose
p385
peut me consoler de ces commencemens
de ma vie, c' est que mes plaintes
aient été si infructueuses. Il est vrai
qu' alors je n' en portois pas le même jugement ;
et cela est tout simple ; mais ce
qui pourra vous le paroître moins, c' est
le parti que prit le roi mon pere, lorsque
le bruit de mes malheurs parvint jusques
à ses oreilles. Il s' emporta sans doute
vivement contre vous, dit Taciturne ?
Point du tout, reprit la reine ; nous
sommes singuliers dans notre famille ; il
s' en affligea encore plus que moi, et ne
comprit pas plus que je pusse être si
sujette à des accidens de cette nature. Il
croyoit bien qu' il y en a dont le rang
ne sauve pas, aussi auroit-il été peu
surpris qu' il m' en fût arrivé quelquefois ;
mais la continuité des miens fut pour lui
grande matiere à flexions : et comme
malgré la sublimité de ses lumieres, il
ne put jamais deviner tout seul pourquoi
j' étois si constamment malheureuse, il
finit par assembler le conseil ; et le conseil,
le cas exposé et débattu, laissa mon
pere dans la me inquiétude ; il décida
cependant, quoique le roi soutînt vivement
le contraire, que ce pouvoit être
un mal de famille ; et fut d' avis que l' on
députât à toutes les princesses du sang,
p386
lesquelles seroient tenues et sommées,
par tout ce qui peut engager une femme à être
vraie dans ce qui intéresse son
amour-propre, de dire et déclarer si elles
étoient aussi malheureuses que moi.
Quoique l' avis fût ridicule il passa ; et ce
n' est peut-être pas le premier de ce genre
qui ait été suivi. Le grand révérendaire,
et deux autres ministres se transporterent
gravement chez les princesses,
qui jugerent toute cette espece
d' interrogatoire aussi déplacé qu' indécent,
et répondirent avec autant d' aigreur
et de dignité, qu' avec peu derité
peut-être, que c' étoit choses dont,
bien loin d' y être sujettes, comme en
les interrogeant là-dessus on sembloit le
supposer, elles n' avoient même jamais
entendu parler. Cela parut bien fort à
messieurs les commissaires, qui prirent
me la liberté de le leur dire respectueusement,
et de les supplier de vouloir
bien répondre avec un peu plus de
franchise, et de consulter moins, dans
une occasion si importante, les intérêts
de leur vanité que le bien de l' état, qui,
par le rang qu' elles y tenoient, devoit
les toucher plus que personne. Des raisons
si puissantes, toute l' éloquence du
grand révérendaire, l' homme du royaume
p387
qui, s' il ne parloit pas le mieux, parloit
le plus ; et les pathétiques exhortations
des deux autres commissaires ne
purent rien sur l' obstination des
princesses. Ils furent donc forcés de revenir
vers le roi, très-convaincus qu' elles
n' avoient pas été aussi sinceres qu' elles
auroient dû l' être, soit qu' en effet ils
eussent trouvé dans leurs réponses ces
tergiversations, qui ne se rencontrent
jamais avec la vérité, ou qu' ils s' attachassent
à cette maxime vulgaire, qui dit que,
qui veut trop prouver, ne prouve rien .
Le roi, d' après le rapport de messieurs
de la commission, pensa comme
eux qu' il n' avoit pas plû aux princesses
d' être bien exactement vraies ; et
prévoyant que quand il les interrogeroit
lui-même, il n' en seroit pas mieux instruit,
il prit le parti de s' informer de ce qu' il
vouloit sçavoir, à quelques hommes de sa
cour qui pouvoient lui en dire des nouvelles.
Mais déterminés au silence, par le
me motif qui rendoit les princesses si
discretes, ce fut le plus infructueusement
du monde qu' il prit la peine de les examiner
là-dessus ; quoique, pour lui rendre
justice, je sois obligée de dire qu' il y
mît une attention aussi scrupuleuse que s' il
p388
eût eu des conjurés à interroger. Tout ce
qu' enfin cet interrogatoire lui produisit,
fut la consolation d' apprendre, (ce dont
on se doutoit déjà) que les princesses
en sçavoient plus qu' elles n' en vouloient
dire. Une ressource dont il esroit tant,
lui ayant donné si peu, il fit chercher
dans les mémoires les plus secrets du regne
de chacun de ses prédécesseurs, à
prendre depuis l' établissement de la
monarchie, pour tâcher d' apprendre si aucune
des reines n' avoit eu constamment
à se plaindre desmes malheurs
que moi. Ce grand prince sentoit bien
que si des infortunes du genre de la mienne
n' étoient point par les annales secretes,
transmises à la postérité, ce ne pouvoit
être que dans le cas où les reines
n' y auroient été exposées qu' en passant ;
mais, que dans le cas contraire, regardées
comme des malheurs, que leur continuité
rendoit dignes de remarque, on n' auroit
pas eu assez de négligence pour
n' en pas instruire les siecles à venir. Il
n' étoit pas plus probable non plus, que
si quelqu' une de reines s' étoit trouvée
dans la même position que moi, elle ne
s' en fût pas comme moi impatientée, et
qu' elle n' eût point, par toutes sortes de
voies, cherc à s' en tirer. à cette
présomption
p389
si raisonnable, il s' en joignoit
une autre de la même force ; et c' étoit
qu' en parlant de la maladie, (car le roi
ne doutoit pas que cet accident n' en fût
une) on n' auroit pas oublié le remede
dont cette reine infortunée se seroit servie
avec succès.
On crut inutile apparemment, dit Taciturne,
de lire l' histoire secrete du tems
de Crystaline ! Oh ! Répondit la grue, il
faut dire la vérité, celle-là étoit à l' abri
du soupçon. Les recherches du roi étant
aussi infructueuses que s' il ne les eût faites
que dans les mémoires de Crystaline-La-Curieuse ,
il y fit succéder d' autres
soins. Les temples furent ouverts, les
oracles consultés ; on fit autant de sacrifices
que si l' état eût été menacé de la derniere
calamité ; et tout cela fut inutile.
Les oracles resterent muets ; et les dieux
que nos prieres ne fléchirent point, me
laisserent toujours mon inépuisable
curiosité, et l' impuissance de la satisfaire.
Ce fut alors seulement que la fureur
de la fée et les paroles barbares qu' elle
avoit prononcées sur moi, me revinrent
dans l' esprit. Je me doutai enfin que
je pouvois bien ne devoir qu' à elle les
desagrémens de ma position ; et je fus,
avec raison, surprise qu' une idée qui, si
p390
elle ne m' avoit pas garantie des fâcheuses
épreuves par lesquelles j' avois passé,
me les auroit du moins rendu plus douces,
ne me fût pas encore venue. Je la
communiquai à mon pere, qui, par sa
constitution et par habitude, toujours
assez de l' avis dont on étoit, ne douta
pas un moment que je n' eusse deviné juste.
En conséquence, il envoya à la fée,
avec les plus magnifiques présens, une
superbe ambassade, pour la supplier de
me délivrer du plus incommode enchantement
auquel l' on puisse jamais condamner
une femme. Comme la chose me
touchoit d' assez près, pour que je fisse
de mon côté quelques démarches, je lui
écrivis aussi ; et toute piquée que j' étois
contre elle, ce fut avec toute la soumission
que je crus propre à désarmer sa
colere.
On doute rarement de ce que l' on a
besoin d' espérer. La malédiction de la
fée agissoit toujours. à peine les
ambassadeurs furent-ils partis, que je les
supposai arrivés, nos dépêches lues, et
ma grace accordée. Sur ce bel espoir,
je me remis à mes expériences ; mais
leur succès toujours le me, m' apprit
que je m' étois trop pressée. Je me tins
donc quelques jours dans l' inaction ;
p391
mais par le sort que cette fée avoit jet
sur moi, elle m' étoit si pénible que je ne
pus jamais y rester.
Il y a, dit alors Taciturne, des philosophes
qui prétendent que l' habitude
agissant également sur les peines et sur
les plaisirs, si elle ôte à ceux-ci de leur
prix, elle rend aussi, par la même raison,
moins sensible aux autres ; et le
proverbe qui dit que l' habitude est une
seconde nature , semble en effet favoriser
cette opinion. Vous avez, repliqua la
grue, l' esprit fort orné ! Eh bien ? Eh
bien ? Reprit-il, si, par hasard le proverbe
et ces gens-là avoient raison, chaque
jour devoit vous rendre votre destinée
moins cruelle. Eh, répondit-elle, si ce
n' est que cela, c' est donc une regle qui,
comme toutes les autres, a ses exceptions.
Je ne sçais pas, au reste, si j' eusse
agi de moi-même, comment, à la longue,
la chose m' auroit paru, et à quel
point j' en aurois é affectée ; mais vous
sentez bien que je ne pouvois m' accoutumer
à une situation si singuliere, sans
faire perdre à la fée la meilleure partie
de sa vengeance, et qu' il falloit, pour
qu' elle fût complette, que le tems ne
m' ôtât rien de la sensibilité qu' elle
m' avoit donnée à cet égard.
p392
Il y a jà quelque tems, dit alors
Schah-Baham, que, sans vous en rien
dire, parce que je n' ai pas jugé à propos
d' interrompre pour cela, je me suis un
peu raccommodé avec la grue, qui,
comme vous sçavez, ne m' a paru d' abord
que ce que communément nous
appellons une bégueule ; mais j' avoue
que voilà un raisonnement qui acheve
de me gagner le coeur, d' autant plus qu' il
y a bien de la sagacité dans la réflexion
de Taciturne. Car, à parler franchement,
j' avois la même idée. J' ai pourtant bien
fait, quand j' y songe, de me faire raconter
cette histoire, qui, en vérité, est devenue
tout-à-fait magnifique : cela prouve
qu' il ne faut rien passer dans un conte !
Pour moi, dit la sultane, plus je l' entends,
plus je sens que je m' en serois bien
passée. Il est vrai que j' en pourrois dire
autant de tout le reste : car, en vérité, je
ne crois pas que depuis que l' on fait des
contes, on en ait imaginé un aussi ridicule,
aussi dépourvu de raison... de
raison, s' écria le sultan ; plût au prophete
qu' il n' y en eût pas tant ! C' est pcisément
de ce qu' il y en a trop que je me plains.
Ce seroit le roi des contes,
s' il n' y en avoit pas tant. Mais, vous en
voulez au visir, vous ; et je suis d' avis,
p393
si jamais il le fait imprimer, qu' il vous
le dédie : cela vous adoucira l' humeur,
peut-être. Au surplus, Moslem, il ne
faut pas que ce que dit madame, vous
décourage ; votre conte me plaît, on
sçait que je m' y connois ; et je serois, à
vrai dire, un peu piqque mon suffrage
ne suffît pas.
Quoique les journées des ambassadeurs,
continua la reine, fussent réglées
de sorte que nous pussions presque
sçavoir à la minute le jour de leur
arrivée, je me plûs à leur supposer des
moyens de diligence que nous n' avions
pas pu prévoir : je ne doutai même pas
que la fée les sçachant en route, ne les
eût fait enlever par tous les zéphyrs de
l' univers, pour les voir plutôt à sa cour ;
quelles illusions enfin, ne me fis-je pas !
Et combien toutes ne furent-elles pas
démenties par le succès ! Enfin, ces
malheureux envoyés revinrent vers nous.
La fée, qui n' avoi pas daigné répondre
à ma lettre, n' avoit pas traité mon
pere avec la même rigueur, et lui témoignoit
le plus poliment du monde le chagrin
qu' elle avoit d' avoir été forcée de
se venger de mon impolitesse ; elle
convenoit qu' il étoit vrai que le malheur
dont je me plaignois étoit son ouvrage ;
p394
qu' elle m' avoit vu mépriser avec tant
de hauteur les femmes, que leur trop
de sensibilité ou des circonstances qui ne
dépendent pas d' elles, et les font trop
dépendre du moment, exposent à des
foiblesses répétées, qu' elle avoit cru devoir
me punir d' une façon de penser si rigoureuse,
et en particulier, du peu d' égards
que j' avois eu pour elle : qu' il lui avoit
paru qu' elle ne pouvoit mieux s' en venger,
qu' en me condamnant à chercher,
à ne trouver jamais, et à me rendre, aux
plaisirs près, telle que ces femmes pour
lesquelles j' affichois un si souverain
pris ; que sa colere pourroit n' être pas
éternelle ; mais que je l' avois si vivement
blessée, que ce seroit en vain qu' elle
s' exhorteroit à me rendre si tôt son amitié,
et que nous pouvions nous épargner
des supplications qui seroient inutiles,
tant que son coeur ne voudroit pas
les seconder.
Voilà, certes, dit Taciturne, une fée
bien rancuniere et bien dangereuse à
rencontrer. Quel parti prit votre majes
dans une si fâcheuse occurrence ?
Se tenir en repos, que d' ennui ! Et d' ailleurs,
quelle impossibilité ! Succomber
à sa curiosité, que de désagrémens ! En
rité ! C' étoit et pour vous et pour
p395
les autres une bien embarrassante situation.
Vous raillez, à ce qu' il me semble,
lui dit la grue ; pensez-vous aussi que la
position des personnes que j' associois à
mes expériences, fût beaucoup plus
agréable que la mienne ? Je voudrois...
mais, non, ajouta-t-elle en se reprenant,
car il n' est pas du tout vrai que je voulusse
vous y voir.
p396
LIVRE 3 PARTIE 6 CHAPITRE 31
Quelque chose qu' il y eût à gagner
pour mon amour-propre, que
l' on n' ignorât point que je ne devois
qu' à la fée les malheurs que j' avois
essuyés, je priai mon pere d' en cacher
encore la cause. Il étoit d' autant plus
aisé de garder le secret le plus profond
là dessus,
p397
qu' elle l' avoit moins confié aux
ambassadeurs, et qu' elle leur avoit seulement
pondu qu' elle consulteroit ses
livres. Toute pressée que j' étois, que
l' on apprît par-tout qu' il n' y avoit pas
tant de ma faute qu' on me paroissoit vouloir
le croire, je l' étois plus encore de
me venger de ceux qui s' étoient réjouis
de mon infortune ; et je croyois en avoir
trouvé le moyen.
Dans un premier mouvement d' une
fureur qui, quoique l' on en veuille dire,
n' étoit que trop bien fondée, j' avois,
comme je vous l' ai dit, condamné le
plus ancien de mes amans à un supplice
fort impatientant, s' il n' étoit pas bien
cruel. Je ne sçais par où ce petit homme
s' étoit rendu si cher aux femmes, et si
la fée, pour le rendre l' objet de ma
colere, avoit eu à lui ôter autant de
rite qu' elles lui en trouvoient ; mais
quoiqu' il n' y ent peut-être pas une
qui, s' il se fût conduit avec elle comme
il avoit fait avec moi, ne s' en fût vengée
aussi, si elle l' t pu, son malheur
les avoit toutes révoltées. Ma sensibilité
sur cela leur avoit même paru de la derniere
indécence. Jamais, disoient-elles,
avant moi, l' on ne s' étoit avisé
non-seulement de punir un homme pour de
p398
pareils crimes, mais même de le quitter,
s' en rendît-il coupable tous les jours ;
et elles débitoient là-dessus des maximes
d' une grandeur d' ame prodigieuse, et
des sentimens d' une beauté qu' on ne
pouvoit assez admirer. Toute persuadée que
j' étois jà que tout cela étoit fort exagéré,
je voulus en avoir la preuve. Je
commençai donc par délivrer des mouches
cet homme si charmant, et le leur
rendis sans condition, du moins apparente ;
mais sûre pourtant, par les précautions
que j' avois prises, et la vengeance
secrete que je m' étois réservée, que
bientôt il n' y en auroit pas une de celles
qui s' étoient interessées à lui si vivement,
qui ne le trouvât bientôt le petit
homme de la cour le plus impatientant,
le plus maussade et le plus ennuyeux.
Cependant il n' étoit pas seul coupable ;
et tout couru qu' il étoit, avant son
aventure, à quelque point, que ne fût-ce
que par curiosité, il allât l' être encore,
il ne se pouvoit pas qu' il me vengeât
tout seul de toutes les femmes magnanimes
qui m' avoient trouvée si extraordinaire,
m' insultoient sans ménagement
par les épigrammes les plus sanglantes,
et se plaisoient à m' accabler du spectacle
de leur bonheur. Tant de hauteur dans
p399
leurs prospérités, si peu d' égards pour mes
infortunes me paroissoientriter une
punition qui leur apprît à respecter les
malheureux. Ce n' étoit pas que, malgré
l' air triomphant qu' elles affectoient, je
crusse qu' aucune d' elles n' eût de quoi
juger par elle-même des désagrémens de
mon état ; mais je ne pouvois pas me flatter
qu' elles sçussent à quel point la continui
de certains accidens est fâcheuse ; et
je voulus qu' aucune d' elles ne l' ignorât.
J' entends, dit Taciturne, c' est-à-dire,
que vous fîtes une maladie épidémique
de votre mal particulier. C' est cela positivement,
pondit la grue ; et ce petit
stratagême me parut d' autant mieux imaginé,
qu' en même tems qu' il me vengeoit, il
rétablissoit ma réputation,
puisqu' on ne devoit plus regarder ce qui
m' étoit arrivé que comme l' effet d' une
influence fâcheuse, dont j' avois la
premiere ressenti l' effet.
Il faut que je rende justice aux femmes
de ma cour. Il y avoit plus de huit
jours que ma vengeance étoit commencée ;
et, si j' en eusse été moins sûre, à
leur air paisible, j' aurois pu croire que
le charme avoit manqué. Mais, dit Taciturne,
il auroit, en effet, été tout
simple que cette fée, si déterminément
p400
acharnée à vous nuire, vous eût encore
enlevé le plaisir de la vengeance. Elle
ne vouloit pas apparemment, répondit
la reine, m' ôter toute espece de consolation ;
et elle laissa à l' enchantement
que j' avois fait toute la force que j' avois
besoin qu' il eût. Insensiblement, je vis
les hommes devenir soumis, empress,
pleins de toutes sortes de petites attentions
qu' ils ne connoissent pas dans l' amour
heureux, et d' un respect qu' ils
poussoient presque jusques à la bassesse.
Comme c' étoit des façons, dont ils
avoient depuis long-tems perdu l' usage,
qui n' alloient pas à leurs idées, vous
auriez peine à imaginer à quel point ils
avoient l' air ridicule et contraint.
Les femmes, de leur côté, n' en eurent
d' abord que l' air plus tendre ; leur amour
dont, dans les commencemens elles se
firent une vertu, ne paroissoit que les
en occuper davantage. Je sentois, en les
voyant, qu' elles avoient la générosité
de rassurer des amans que les torts
qu' elles pouvoient leur reprocher alarmoient,
avec quelque raison, sur leur
constance. Elles sembloient même leur
dire qu' ils n' y songeoient pas d' avoir
des peurs si misérables, et qu' il étoit
bien étonnant qu' ils pussent croire qu' une
p401
femme qui pense : (eh ! Quelle est la
femme qui croit ne pas penser ! ) pût
seulement faire à ces sortes de choses la
plus légere attention.
Ces procédés si admirables de part et
d' autre ne m' étonnerent pas ; je les avois
prévus ; mais je m' étois flattée qu' ils ne
seroient pas éternels, et j' avois eu raison.
En effet, au bout de huit autres
jours je vis cette union si tendre s' altérer,
et quelques amans être congédiés.
Il est vrai qu' on prit des prétextes pour
rompre. L' un par exemple, étoit devenu
si jaloux, qu' il passoit les bornes
que l' on a prescrites à cet odieux mouvement,
à cette délicatesse qui ne naît
que de l' excès du sentiment et de la
défiance de soi-même, et qui est si flatteuse
pour l' objet aimé, il avoit substit
ces terreurs injurieuses, toujours,
à ce que l' on dit, si plaes, et
pourtant presque toujours justifiées par
l' inconstance que l' on craignoit. Le moyen,
quelque douce que l' on soit, de supporter
un amant qui a l' insolence de s' appercevoir
que vous êtes fausse, que
vous manquez de principes, que rien
n' est plus médiocre que votre sentiment,
et qui a l' impertinence de vous le dire !
On peut souffrir lalicatesse, encore
p402
n' est-ce qu' un certain tems ; mais pour
le mépris, pour entendre sans cesse accuser
son coeur de ce dont il est, en effet,
coupable, il n' y a personne qui ne soit
en droit de s' en impatienter.
Un autre manquoit d' égards ; à peine
avoit-il été sûr de son bonheur, qu' il
lui avoit été moins cher. D' ailleurs, il
étoitvolage ; il alloit quitter, on le
voyoit bien ; étoit-il juste de se laisser
prévenir ?
Je ne finirois pas, si je voulois vous
redire tous les prétextes qui furent pris,
et compter tous les amans qui furent
quittés.
Entre celles de qui j' avois le plus à me
plaindre, étoit une de ces femmes sublimes
et à sentimens merveilleux ; pensant
sur-tout admirablement bien, et
toujours mieux que personne, mettant
en tout tant de dignité, et annonçant,
par leur physionomie fiere et dédaigneuse,
tout l' orgueil de leur ame, et
combien elles le croient fondé. Celle-la
vouloit bien penser qu' à la rigueur
une femme peut être foible ; mais elle
exigeoit pour cela tant de choses, et elle
trouvoit tant à redire aux figures me
les plus agréables, que je commençois
à perdre l' espérance de la voir jamais
p403
s' engager. Cependant, comme cela a
déjà pu arriver quelquefois, elle avoit
fini par trouver digne d' elle l' homme de
la cour qui peut-être étoit le moins fait
pour un si rare bonheur, soit par sa figure,
qui assurément n' étoit pas belle,
soit par son esprit, dont le ton n' auroit
que déplaire à une femme à tous
égards si respectable. Ce qu' il y avoit
eu de charmant dans cette aventure,
c' est que ne présumant pas assez de lui-même
pour croire qu' il pût la toucher,
il lui avoit laissé faire les avances. Je
n' avois pu, je vous l' avoue, voir sans
un plaisir extrême une dame d' unrite
si particulier, une personne si difficile,
une beauté si divine, déshonorer
tout à la fois son coeur et son gt par
une pareille passion. Cette premiere
inconséquence m' en avoit fait espérer
dans ses principes. Je m' étois flattée,
lorsque je commeai ma vengeance,
que sa vanité ne lui laisseroit pas long-tems
supporter le supplice qu' elle alloit
souffrir ; et elle fut, en effet, la premiere
que sa situation impatienta.
Je n' entreprendrai pas de vous peindre
le bouleversement que je fis dans
ma cour, et de vous dire combien, sur
des espérances que je sçavois rendre
p404
bien chimériques, il s' y fit d' affaires
nouvelles. Bientôt je ne vis plus autour
de moi que des femmes d' une pâleur,
d' une maigreur, d' une aigreur ! Elles
regardoient les hommes avec undain,
une répugnance ! Et ceux-ci, à leur tour,
après avoir commencé par avoir l' air
tout-à-fait humilié, leur faisoient de si
ameres plaisanteries, étoient les uns
avec les autres d' une si cruelle indiscrétion !
Tant de hauteur avoit succédé
au respect dont d' abord ils s' étoient
parés, et ils avoient tous les jours avec
elles des querelles si sanglantes, que
rien n' auroit pu égaler la joie que je
ressentois de m' être vengée si bien, que
le plaisir de n' y avoir pas été forcée par
le plus désagable des accidens.
Elle a raison, dit le sultan, aigres,
maigres, cela fait tableau ; il me semble
que j' y suis ; là, que je les vois. Voilà
un drôle de tour pourtant. Je ne sçais si
vous êtes comme moi, mais je trouve à
la grue une imagination singuliere. Ce
n' est ma foi pas d' après celle-là qu' on
peut dire : sot comme une grue . Oh çà !
Madame, ajouta-t-il en s' adressant à la
sultane, dites-nous un peu, je vous prie,
et sans tirer à conséquence, si vous auriez
été bien aise d' être de cette cour
p405
dans des tems si orageux ? Je croyois,
seigneur, pondit-elle d' un air sec, que
je vous avois déjà prié de ne me plus
faire de questions, ou de ne vous pas
offenser si je ne répondois pas aux vôtres,
lorsqu' elles seroient d' un certain
genre. D' un certain genre ! Reprit Schah
Baham, je voudrois bien sçavoir de quel
genre est un certain genre ? Au reste,
visir (car ce n' est pas le tout que d' être
plaisant, il faut encore être juste) il me
paroît que votre grue n' est pas ce que
nous appellons équitable ; et voici comment
je le prouve. Il ne se peut pas
d' abord que tous les hommes de son
royaume l' aient offensée, et que toutes
les femmes se soient moquées d' elle.
En duisant cela aux gens de la cour,
aux habitans de la capitale, et même à
la banlieue, pour qu' il n' y ait rien à
dire, il se trouvera qu' il n' y a qu' un
certain nombre de coupables : cependant
tout le monde est puni ; cela est-il juste ?
Ne l' est-il pas moins encore que des
étrangers qui n' ont rien eu à démêler
avec elle, se trouvent d' une maniere...
je n' aurois donc eu, moi, qu' à arriver
dans son pays de Crystal, comme si
j' eusse été de ce tems-là, cela se seroit
fort bien pu, pensez-vous que cette plaisanterie-là
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m' eût agréé ? On fait, parbleu !
Et pour moins, de ts-sanglantes
guerres ; et voilà pourtant, comme
sans y penser, on expose ses peuples.
LIVRE 3 PARTIE 6 CHAPITRE 32
L' interdit que j' avois jetté sur ma
cour duroit encore ; et, comme vous
le croirez plus aisément que personne,
ne la rendoit ni gaie, ni brillante, lorsqu' un
jeune prince y arriva. Il y étoit,
du moins je le présumai, plus attiré
encore par le bruit que faisoient mes
malheurs, que par celui que pouvoient
faire mes charmes : car, à vous dire la
rité, les uns m' avoient donné beaucoup
plus de célébrité que les autres.
Ce prince, recommandable par les
agrémens de sa figure, l' étoit beaucoup
plus encore par les charmes de son esprit.
Il étoit, en effet, difficile d' en avoir
autant, et de l' avoir d' un genre si agréable.
Quoiqu' il l' eût fort étendu,
il ne vous en montroit jamais que ce qu' il
sçavoit que vous en pouviez saisir, et
que ce qu' il en falloit pour vous plaire.
Attentif aux besoins et à la délicatesse
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de votre amour-propre, il vous parloit
souvent de vous, et ne vous entretenoit
jamais de lui-même, vous louoit
peu, et vous flattoit toujours, moins
par ses éloges cependant que par le plaisir
que vous paroissiez lui faire. Il n' ignoroit
pas que l' esprit est, de tous les dons
de la nature, celui que les hommes envient
le plus, et qu' ils pardonnent le
moins ; et il aimoit mieux qu' on ne lui
en crût pas autant qu' il en avoit, que
de paroître en avoir autant que vous.
Aussi jamais vous ne le quittiez sans être
persuadé qu' après vous il étoit l' homme
du monde qui en avoit le plus. Il sembloit
qu' il ne disputât contre votre opinion
que pour donner à vos raisons plus
de force et de clarté que vous ne leur
en donniez vous-même. Vif, innieux,
varié, il passoit sans contrainte et sans
effort, d' un sujet à un autre, et les traitoit
tous, soit avec la légéreté, soit avec
la profondeur dont ils étoient susceptibles ;
plus galant que tendre, aimant les
femmes passionnément, mais ne les estimant
pas ; il étoit plus fait pour plaire
que pour être aimé. Ses vers se ressentoient
de la disposition de son coeur et
du tour de son esprit. Il en avoit trop,
en effet, pour n' avoir pas deviné l' amour ;
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mais l' amour ne se peint bien que par
l' amour-même ; et quelqu' agréablement
qu' il en parlât, on sentoit aisément qu' il
connoissoit mieux le goût que la passion,
et qu' en croyant chanter la volupté, il
ne sçavoit chanter que le plaisir.
Ma foi, dit le sultan, c' est un petit
malheur, et qui ne m' ôte rien du tout
du desir que j' aurois de souper avec cet
homme-là. Visir, cela ne se pourroit-il
pas ? C' est que, plaisanterie à part, vous
me feriez le plus grand plaisir du monde.
Sans compter que, selon toute apparence,
il m' amuseroit beaucoup, je jouirois
une fois en ma vie du bonheur de
n' être pas contrarié ; et j' aurois des raisons
particulieres de le desirer. Sire, répondit
le visir, je ne demanderois pas
mieux que de pouvoir faire ce que voudroit
votre majesté ; mais à parler naturellement,
je ne crois pas que cela se
puisse. Eh ! Pourquoi ? Demanda Schah
Baham. C' est que, reprit Moslem, si ce
prince a existé, je crains qu' il ne soit
mort. Ah ! S' écria le sultan, voilà ce que
je craignois, par exemple. S' il est mort
pourtant, c' est une autre affaire ; mais,
en ce cas-là, vous auriez bien pu vous
dispenser de me parler de lui.
Comme ce prince, continua la grue,
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n' étoit pas instruit de ce qui se passoit à
ma cour, et qu' il s' en étoit formé une
idée toute différente, il fut étonné de
la langueur, de la tristesse, et de l' aigreur
qu' il y vit regner. Quoiqu' il en
eût plus d' une fois demandé la cause,
personne n' avoit jugé à propos de la lui
dire ; les hommes par une discrétion de
vanité ; et les femmes, sans compter
leurs raisons ordinaires, par la crainte
qu' une pareille confidence ne lui frappât
dangereusement l' esprit. Aimable
comme il l' étoit elles n' avoient pu le
voir, sans former sur lui de grands projets.
Elles se flattoient d' ailleurs qu' étant
étranger, l' influence dont elles avoient
tant à se plaindre, n' agiroit pas sur lui ;
et cet espoir les décida peut-être plus
encore en sa faveur que tous les charmes
qu' il pouvoit avoir. Mais comme
elles craignoient que peu de tems après
son arrivée, l' air du pays n' agît sur lui
comme sur tout le monde, elles crurent
ne pouvoir trop se presser de faire une
conquête que les circonstances rendoient
fort importante. Leur plus grande crainte
cependant étoit que je n' eusse sur lui
les mes vues. Quoiqu' il n' y en eût
pas une qui ne se crût plus faite que moi
pour lui plaire, elles croyoient que la
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convenance qui se trouvoit entre nous
deux, (chose qui, en effet, a plus formé
de ces sortes de liaisons que l' amour, et
me que le caprice) ne le déterminât
pour moi, quelqu' indigne que d' ailleurs
je leur parusse de la pférence. Je
pénétrai facilement leurs ies ; et quoique
le prince me plût aussi, je crus devoir
cacher le goût que j' avois pour lui, et
leur laisser la gloire tant desirée de lui
porter les premiers coups. J' étois bien
re d' empoisonner la joie que leur donneroit
leur victoire ; et deux raisons également
fortes me forçoient de différer la
mienne. Je ne pouvois plus ignorer
quelle étoit la cause de mes malheurs,
j' avois des preuves récentes que la
malédiction de lae subsistoit dans toute
sa force, et qu' il seroit par conséquent
impossible qu' ilt avec moi plus heureux
que je ne lui permettrois de l' être
avec elles. Je crus donc qu' il n' étoit
nécessaire, avant que je lui fisse l' aveu de
ma foiblesse, qu' il sçut que je n' étois pas
la seule dans l' empire des isles de Crystal
avec laquelle on se trouvât embarrassé,
et commencer par-là à rétablir en
partie ma réputation, que tant de
tentatives inutiles avoient, à certains égards,
prodigieusement altérée. Quoique je
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fusse incontestablement de toutes les
femmes de ma cour celle que le prince
aimoit le plus, il étoit trop galant pour
se refuser aux agaceries qu' on lui faisoit
de toutes parts, et pour ne pas se procurer
de quoi attendre avec moins d' impatience
que je fusse décidée.
Il vous paroîtra peut-être singulier
qu' après l' avoir vu huit jours entiers,
il ignorât encore mes dispositions ; mais
soit (ce que j' ai cependant peine à croire)
que la vengeance de la fée commençât à
agir moins fortement sur mes sens
et sur mes idées, ou que je fusse contenue
par le desir de démentir par quelques
rigueurs le bruit qui me donnoit
avec tant de raison un si grand nombre
d' aventures, je sçus contraindre à la fois,
et le penchant qui m' étoit inspiré, et le
goût naturel que je me sentois pour lui.
Quoique loin de me parler de ces bruits
cruels, il ne parut ni dans ses discours
toujours mesurés, ni dans ses actions
que je trouvois toujours respectueuses,
qu' il en fut informé, je ne pouvois point
me flatter qu' il ne les ut pas ; et pour
le préparer aux mensonges auxquels ma
position me fooit, et leur donner plus
de poids, je m' étois souvent plainte avec lui
de la calomnie. Stratagême assez ordinaire
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à ceux qui n' ont dans le fond à
se plaindre que de la médisance, et auquel,
par politesse, nous donnons quelquefois
l' apparence du succès. Quelle
autre ressource, en effet, me restoit-il ?
Quand il auroit admis la vengeance de
la fée, et qu' il eût cru que j' étois
emportée loin de moi-même par une puissance
supérieure, m' en eût-il moins méprisée ?
J' avoue que le mépris empêche
bien rarement les hommes de se livrer
au goût que nous leur inspirons ; mais
il est plus rare encore qu' ils puissent
aimer ce qu' ils méprisent ; et je ne sçais
pourquoi j' avois besoin qu' il m' estimât.
Je sentois enme tems à quel point,
s' il étoit instruit, il me seroit impossible
de lui inspirer ce sentiment ; et je me
déterminai aisément à chercher dans le
mensonge ce que je ne pouvois attendre
de la vérité.
Si, au reste, vous êtes surpris de ce
que je me flattois de lui persuader des
choses si peu probables, et démenties
me par l' authenticité la plus constatée,
vous ignorez qu' il y a des femmes
qui ne connoissent de conviction contre
elles, que leur propre aveu, et ne doutent
pas qu' il ne suffise pour détruire
les faits les plus avérés, de ne convenir
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jamais d' aucun, se fussent-ils même passés
sous les yeux de celui à qui elles
les nient.
Vous serez, peut-être, encore plus
étonné, que je fusse si peu inquiete de
l' usage qu' il pouvoit faire de son coeur,
ou que, du moins, je ne craignisse point
qu' il ne s' engageât ailleurs assez fortement
pour que je ne pusse pas l' amener
dans mes chaînes aussi facilement
que je le pensois. Mais sans compter
que le sentiment qu' il m' inspiroit, n' étoit
pas assez vif pour s' alarmer, j' avois
pénétré sa légéreté : d' ailleurs, je n' ignorois
pas que l' homme, même le plus
amoureux, résiste rarement au desir
de faire une nouvelle conquête, sur-tout,
lorsqu' elle se présente d' elle-même ;
et qu' il faut en pareil cas tout attendre,
ou de leur amour-propre, ou de la facilité
de leurs sens. Ce qui m' inquiétoit
infiniment plus, et qui devoit, en effet,
m' occuper bien davantage, par la difficulté
réelle qui s' y rencontroit, étoit le
dessein que j' avois formé de rendre inutile
la vengeance de la fée, sans cesser
cependant de m' y exposer. Il auroit
été plus sage, sans doute, de continuer
de m' y soumettre avecsignation, puisqu' alors
j' y étois forcée, que de chercher
p414
à l' éluder, et de donner, par cette
sorte de mauvaise foi, de nouvelles forces
à sa colere ; mais le desir de me venger
à mon tour, et l' espoir de rendre
ma situation moins honteuse, et plus
douce, me firent prendre un mauvais
parti.
Vous sçavez trop comment on me
fooit alors de penser, pour croire que
je pusse laisser faire au prince, que je
croyois aimer, autant d' expériences que
d' abord je m' en étois flattée ; et, en effet,
pour l' objet qui me les avoit fait tolérer,
il n' étoit pas nécessaire qu' elles fussent
bien nombreuses. Bientôt je le vis
sombre, rêveur, et persuadé qu' il y avoit
dans l' air du pays quelque chose qui
lui étoit fort contraire. Quoique le sujet,
et de son chagrin, et de cette injuste
imputation, ne me fût pas inconnu, je
feignis d' en ignorer la cause, et voulus
bien rejetter cette langueur dont il se
plaignoit, sur les rigueurs que j' avois
pour lui. Et cela fut d' autant plus noble
à moi, que depuis quelques jours, il ne
me parloit plus de sa tendresse qu' avec
autant de circonspection, que s' il eût
réellement craint que je n' y devinsse
sensible, et qu' il paroissoit attendre
sans impatience, que je consentisse à le
p415
rendre heureux. Ce n' en fut pas moins
avec l' apparence de la joie la plus vive,
qu' il reçut l' aveu que je lui fis de mes
sentimens. Il ne me disoit dans l' instant
que je m' y déterminai, qu' une galanterie
si simple, qu' il ne devoit pas naturellement
craindre qu' elle eût des suites de
cette conséquence : aussi m' en parut-il
d' abord fort surpris, et assez peu flatté.
Mais comme je m' étois bien gardée de
l' envelopper par rapport à moi, dans la
proscription générale ; et que mon destin
vouloit que mes amans ne se trouvassent,
en effet, jamais moins faits pour
leur bonheur, que quand ils étoient
plus près, je vis bientôt sucder à son
embarras et à son inquiétude, la joie
la plus vive et les plus tendres transports.
Je ne dirai certainement pas, dit
Schah-Baham, que cette dame ne parle
avec bien de l' élégance ; mais, si je puis,
sans lui déplaire, dire naturellement ce
qu' il m' en semble, j' avouerai que cela
n' empêche pas que je ne la trouve quelquefois
tout-à-fait entortillée ; et qu' il
y a dans son histoire, qui, d' ailleurs,
n' est pas moins intéressante qu' instructive,
je ne sçais combien de choses que je
crois qu' il ne tiendroit qu' à moi de
n' entendre
p416
qu' assez médiocrement. Comme
c' est un bel esprit, je n' en suis pas étonné ;
mais il est pourtant vrai de dire que
je n' en suis pas pour cela plus content,
que l' on me fasse des circonlocutions,
d' une longueur qui ne finissent pas, et
qui me donnent la migraine, à force de
chercher ce qu' elles veulent dire ; ou
que l' on me gâte par-là une histoire,
qui, pour être admirable, j' ose le dire,
n' a seulement besoin que d' être un peu
plus claire.
LIVRE 3 PARTIE 6 CHAPITRE 33
Mes amans étoient trop sujets à se
faire de fausses joies, pour que celle
du prince, et ses transports me donnassent
de notre félicité mutuelle l' idée
qu' il en avoit lui-même. Après ce que
je sçavois, il m' auroit, en effet, été
impossible de me faire des illusions sur
mon état ; et j' avois en conséquence,
formé un plan, d' après lequel je me
flattois d' échapper, du moins, à ce qu' il
avoit de plus humiliant ; mais, toute
prese que j' étois d' en voir le succès,
je crus ne devoir pas céder avec ma
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promptitude ordinaire, aux desirs de
mon amant. Quoiqu' ilt la politesse
de paroître ne pas douter de mon innocence,
sur tout ce qu' on m' attribuoit,
je n' en croyois pas moins qu' il ne me
fût très-nécessaire de lui prouver, à ses
propres pens, quelle étoit ma fon
de penser ; et je ne suis peut-être pas la
seule qui ait trouvé dans le desir de se
faire estimer, des forces qu' elle ne pouvoit
plus attendre de sa vertu. Je voulois
aussi jouir quelque tems de tout ce
que l' impatience d' être heureux (que de
la meilleure foi du monde, il prenoit
pour de l' amour) lui faisoit imaginer de
tendre et de galant. Ce n' étoit pas
assument qu' il fût le premier qui m' eût
parlé du pouvoir de mes charmes. J' étois
celle de toutes les femmes que l' on
avoit entretenue le plus de ses agrémens,
et à laquelle, en même tems, on avoit
prouvé le moins qu' on y fût sensible.
Mais quelque chose que l' on m' eût dite
là-dessus, je n' avois encore entendu que
ce que mille autres avoient pu entendre
comme moi ; et j' avoue que ma vani
n' en avoit guere été plus contente, que
mon esprit n' en avoit été amusé. Quoique
le prince ne me redît, peut-être,
que les mêmes choses, il sçavoit leur
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prêter tant de graces, et leur donner
une face si nouvelle ! Il les animoit tant
de son ardeur ! Son imagination naturellement
passionnée, faisoit quelque
chose de si consirable du simple desir !
Ses louanges étoient si fines, et cependant
avoient un air si vrai ! Il étoit,
tout à la fois, si élégant, et si peu
recherché ! Il sçavoit, enfin, flatter si
agréablement mon amour-propre, que
je ne pus me déterminer à me priver si
promptement d' un plaisir que les hommes
en général ne avent plus nous
procurer, lorsqu' ils devroient le plus
nous en faire jouir.
Quoiqu' il feignît d' avoir pour moi
la plus grande estime, il fut surpris de
ce que l' aveu que je lui avois fait de ma
tendresse, n' étoit pas suivi de toutes les
preuves qui pouvoient l' assurer que je
ne le trompois pas. Il étoit apparemment
accoutumé à n' en pas croire les
femmes sur leur parole, et à des triomphes
prompts ; et bientôt il se plaignit
de mes rigueurs. Malheureusement pour
lui, ses plaintes, étoient comme ses
louanges ; elles me donnoient une trop
haute idée de moi-même, pour que je
pusse me résoudre si-tôt à perdre le
plaisir de les entendre.
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Au bout de quatre jours de contrainte,
qui, en vérité, me parurent, au
moins, quatre siecles, je consentis enfin
à lui donner un rendez-vous secret ;
mais comme il n' auroit pas été décent
que j' eusse paru sçavoir tous les
risques que j' y pouvois courir ; et que
d' un autre côté, je ne voulois pas qu' il
présumât trop de ma foiblesse, je lui fis
entendre que toutes mes bontés se borneroient
à le laisser me parler de sa tendresse,
et à l' assurer de la mienne. Comme
il n' étoit pas absolument impossible
qu' en pareil cas, on ne lui eût fait
craindre lesmes rigueurs, et qu' il se
pouvoit encore qu' on ne l' eût pas rendu
aussi malheureux qu' on l' en avoit mena;
il me parut assez peu alarde
toute la vertu que je me promettois ;
mais il n' en crut pas moins devoir plier
à mes volontés, toutes cruelles qu' elles
étoient ; et il me promit d' avoir pour
elles, tant de respect, qu' il s' en fallut
peu que je ne me repentisse d' avoir eu la
fantaisie d' en exiger. Peu de momens
après je me repentis davantage de la
ridicule peur qui m' avoit saisie, et je
crus que je pouvois, sans courir aucun
risque, laisser subsister les choses
comme je les avois arrangées.
p420
Enfin, elle arriva cette nuit charmante,
lébrée d' avance par les vers
les plus agréables ! Cette nuit ! Que,
malgré tout ce qu' il paroissoit craindre
de la sévérité de ma vertu, il se promettoit
de rendre silicieuse, et que je
n' attendois pas avec moins d' impatience
que lui-même. Je n' avois pas oublié,
comme lui, qu' on ne les passoit pas
toujours dans les isles de Crystal, comme
on s' en flattoit, et l' air d' audace dont
il entra dans mon cabinet, ne me fit
point partager sa confiance. Je sentis,
cependant, à sa vue, plus vivement encore
que je n' avois fait, toute la cruauté
de ma situation ; et j' adressai mentalement
à la fée les plus ardentes prieres
pour qu' elle l' adout. Quand, en effet,
les dommagemens que j' avois imaginés,
auroient été l' équivalent le plus
juste de ce qu' on me forçoit de perdre,
y eussé-je me gagné ; ne pouvant me
faire une idée précise de l' un, se pouvoit-il
que je ne crusse pas toujours perdre à l' autre ?
Toutere que j' étois, que le goût
que nous avions l' un pour l' autre seroit
inutile à notre bonheur ; et que tout ce
que je pourrois ajouter à ma beauté
naturelle ne feroit, en donnant à ses desirs
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plus de vivacité, que rendre son
supplice plus cruel, je n' en avois pas
moins emprunté de l' art tout ce qui
pouvoit la rendre plus touchante. Si
l' ardeur que je faisois naître, ne pouvoit
rien pour mes plaisirs, du moins elle
flattoit ma vanité ; et c' étoit beaucoup
pour moi, qui, quel quet l' amour que
je me croyois pour le prince, étoit encore
plus vaine, que je n' imaginois être
tendre.
Quoique le prince ne doutât pas du
succès de ce rendez-vous, et que tout
en moi lui découvrît mes intentions,
il ne m' aborda qu' avec tout le respect
d' un amant timide, et incertain du
sort qu' on lui prépare. Il est bien rare
qu' on ne nous désoblige pas en nous en
montrant autant que nous en exigions ;
et le sien me fâcha d' autant plus que,
soit pour s' amuser de l' embarras où il
me mettoit, soit pour mieux me dissimuler
ses desirs, il en affecta fort long-tems.
Il me dit encore, le plus tendrement,
et le plus spirituellement du
monde, qu' il m' adoroit ; mais alors il
me sembla qu' il m' avoitjà tant parlé
de l' excès de sa tendresse, qu' il auroit
pu se dispenser de m' en entretenir encore.
Tout tendre, tout spirituel qu' il
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étoit, il ne put parvenir à fixer mon
attention. Je devinsveuse et distraite ;
et avec quelque soin que je cherchasse à
lui en imposer sur mes mouvemens,
ils devinrent enfin si vifs ; et la sorte
d' impatience où il me mettoit, étoit si
marquée, qu' il lui fut impossible de ne
s' en pas appercevoir. Lorsqu' il ne put
plus douter du genre de l' ennui qu' il me
causoit, il chercha à m' intéresser plus à
la conversation ; quoiqu' il me déplût
moins qu' auparavant, je fis tout ce
qu' un instant si fâcheux, pour la vertu
que j' affectois, put me permettre, pour
qu' il crût qu' il me déplaisoit bien davantage.
Je réussis aussi mal à l' en persuader,
que dans le fond je le desirois ; et j' eus
bientôt besoin de toute ma sévérité pour
le forcer à modérer ses transports.
Cela étoit d' autant plus difficile, que
j' avois emploplus de choses contre
lui ; que je ne m' étois pas bornée à l' art
qui exagere la beauté et que je n' avois
pas prise moins de peine à masquer mon
coeur, qu' à orner mes traits. Je m' étois
préparée à jouer cette pudeur timide,
qui, en nous faisant rougir de ce que
nous accordons, sçait si bien en augmenter
le prix ; cette tendre langueur
que l' amour met dans nos yeux ; cette
p423
duisante émotion qu' il nous donne ;
cette voluptueuse mollesse dans les refus,
qui les rend si agréables, et si peu imposans ;
ces retours de vertu dont l' amour
me paroît ne devoir pas toujours
triompher, et qui ne font qu' ajouter
à l' impatience du desir ; ces fausses
larmes, ce feint désordre, tous ces
mouvemens dont les femmes ne peuvent
jamais être agitées qu' à leur premiere
défaite, et dont elles se souviennent si bien
à toutes les autres. Que vous dirai-je,
enfin ? J' avois tâché de unir toutes les
graces de l' indécence et de la modestie ;
et ces deux choses si opposées, se concilient
quelquefois plus aisément qu' on
ne le croit.
Il est vrai, cependant, qu' en cela,
comme en toute autre chose, la nature
a un point juste qu' il est presque impossible
d' attraper ; qu' à cet égard, les
hommes sont infiniment moins dupes
qu' ils ne paroissent l' être ; qu' il n' est
me jamais arrivé, peut-être, à la
femme la plus fausse, et la plus adroite
dans sa fausseté, de parvenir à tromper
parfaitement des yeux éclairés ; qu' il ne
se peut pas, enfin, que des hommes instruits
par l' usage du monde, ne démêlent
pas au travers de toutes les grimaces
p424
d' une fausse pudeur, l' intpidité que
nous donne l' habitude : mais quelque
expérience que nous puissions supposer
dans celui que nous voulons tromper,
nous nous y croyons toujours supérieures
par la sublimité de nos ruses ; et les
hommes, toujours trop, ou trop peu
amoureux, pour daigner prendre la peine
de nous détromper, ou pour oser le
faire, ne nous laissent nous flatter du
succès que pour nous en rendre plus
prisables, ou plus ridicules souvent
tous les deux.
Les expériences du prince, fortifiées
par la douceur avec laquelle je m' opposois
à ses entreprises, il devint enfin
si singulier, que je crus ne pouvoir trop
me presser de lui déclarer mes intentions.
Je lui dis donc, que je sentois
bien que j' avois trop présumé de son
respect pour moi, lorsque je m' étois
flattée qu' il n' en exigeroit rien de plus,
que le plaisir de me voir avec plus de
liberté ; que les hommes toujours maîtrisés
par les sens, loin de connoître avec
nous de certains égards, croyoient que
nous ne les exigions d' eux que pour ne
leur paroître pas avoir pparé notre
défaite, et pour profiter le plus décemment
qu' il nous étoit possible, des hasards
p425
d' un rendez-vous. Que, quelques
illusions que j' eusse tâché de me faire à
cet égard, je ne craignois point de lui
avouer que je ne m' étois pas flattée, ni
qu' il rendît à mes intentions toute la
justice qu' il leur devoit, ni que je pusse
n' accorder à ma propre tendresse que
ce que j' avois imaginé. J' ajoutai, avec
la même bonne foi, que sa présence,
beaucoup plus que mes réflexions, m' avoit
fait sentir la chimere de mes espérances ;
et que je ne voyois que trop,
que se défendre si absolument, et dans
de certaines circonstances, contre un
amant qui plaît, étoit un effort dont la
nature ne vouloit pas que la vertu pût
se vanter : que je...
doucement, s' il vous plaît, visir,
interrompit le sultan : je veux vous dire,
avant que vous alliez plus loin, que
vous venez de nous débiter là des choses
superbes. Il y a, sur-tout, une vertu
qui ne permet pas à une nature, ou, car
cela revient au même, une nature qui
ne veut pas qu' une vertu, qui m' a
enchanté. Vous avez raison de l' être, dit la
sultane, cela est d' un précieux ! Eh bien !
Oui, repliqua Schah-Baham, cela est
précieux... par sa beauté. Ce n' est pas
que d' abord on l' entende bien commodément ;
p426
mais pourtant, et après y
avoir, comme de raison, un peu rêvé,
l' on trouve que cela fait sentence. Pour
moi, j' aime beaucoup la tournure ; et
j' ai cela de commun avec mon chancelier,
qui me disoit la derniere fois, que
c' étoit les idées qui font valoir les mots ;
peut-être bien, étoit-ce le contraire ;
mais vous n' en voyez pas moins, que
de façon ou d' autre, j' ai retenu sa pensée.
Oh ça ! Voyons à présent ce qu' il
va pondre, lui. C' est que je parie que
cela sera curieux.
LIVRE 3 PARTIE 6 CHAPITRE 34
Après ce magnifique prologue, continua
la grue, je dis au prince, le plus
modestement qu' il me fut possible, que
je consentois enfin à porter en quelque
maniere la peine de ma présomption ;
mais que, quelque entiere que fût la victoire
qu' il remportoit sur mon coeur,
je ne pouvois encore me résoudre à
la marquer par une foiblesse aussi
complette que celle qu' il exigeoit de moi ;
et je lui fis entendre à quelles conditions
et sous quelles réserves je consentois
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à lui accorder plus que je ne lui
avois promis. Il auroit dû être content ;
mais les hommes sont injustes. Il
considéra moins ce que je faisois pour
lui, que ce que j' aurois pu faire ; et les
loix que je lui avois imposées, lui parurent,
ainsi que je l' avois prévu, très-onéreuses.
Malgré tout ce que je lui
avois dit, en consentant à lui donner ce
rendez-vous, il ne m' avoit pas soupçonnée
de vouloir mettre des bornes à son
bonheur ; et me croyoit, autant par
mon propre caractere, que par mon
amour pour lui, fort éloignée de ces
sortes d' arrangemens. Mais convaincue
en ce moment, que je ne pouvois être
moins cruelle, sans le voir se reprocher
bientôt à lui-me de m' avoir fait changer
d' avis, il ne me trouva pas disposée
à adoucir mon systême. Il n' en employa
pas moins tout ce qu' il avoit d' esprit,
à me prouver que j' étois plus coquette
que tendre ; et que le parti que je prenois
blessoit également le sentiment et
la vertu : que la derniere étoit aussi
offensée d' une complaisance accordée au
desir, quelque légere qu' elle pût être,
que de la foiblesse portée à son comble ;
et que le sentiment, à son tour, ne pouvoit
pas être satisfait, si, en s' y livrant,
p428
on imaginoit de conserver encore des
égards pour la vertu.
J' étois aussi persuadée que lui-même
de la vérité de ce qu' il me disoit ; mais
il m' étoit si important de ne le lui
paroître pas, que ce fut en vain qu' il tâcha
de m' amener à une conduite plus conséquente
et moins barbare. Il n' en étoit
pas pour cela moins sûr que, n' eussé-je
me eu pour lui que la plus légere fantaisie,
il ne me fût impossible d' être aussi
fidelle à mon plan, que je semblois m' en
flatter ; et il crut, sans me passer davantage,
devoir attendre du moment ce
qu' il sentit qu' il n' emporteroit point par
la seule force de ses raisons.
Nous en revînmes donc tous deux à
ce que des amans contens l' un de l' autre,
peuvent se dire de plus tendre.
Le traître ne sçavoit que trop bien le
moyen de rendre la vertu inattentive
et distraite. Trop délicat pour négliger
rien de ce qui pouvoit le rendre heureux,
il voulut paroître m' arracher tout
ce que je lui avois promis. Que de transports !
Et qu' il connoissoit bien l' art de
faire jouir des siens, ce qu' il aimoit, et
de les lui faire partager ! Que d' éloges !
Et combien l' égarement où je paroissois
le plonger, ne leur donnoit-il pas de
p429
prix ! Avec quelle finesse il sçavoit attaquer
ma pudeur, et me la faire oublier !
Combien il paroît le desir, et
comment il le faisoit naître ! Avec quelle
sagacité ne lisoit-il pas dans les yeux ses
progressions, et ne sçavoit-il pas juger
le moment, et le saisir ! Qu' il étoit tendre,
tant d' autres ne sçavent qu' être
ardens ! Combien ne fus-je pas étonnée
de la singuliere différence qu' il y a entre
le plaisir et la volupté ! Et, en effet,
que ceux qui ne connoissent que le premier,
ont peu d' idée de l' autre !
Quoique j' aie peine à croire qu' en
acceptant les conditions que je lui avois
proposées, son intention eût été d' y
être fidele, il ne tenta rien d' abord
dont je pusse m' alarmer, et au peu qu' il
prenoit sur les permissions que je lui
avois dones, je dûs croire, ou qu' il
aimoit mieux devoir sa victoire à mon
coeur, qu' à mes sens, ou qu' il imaginoit
qu' il ne falloit que peu de chose pour
duire les derniers. Quelle que fût sur
cela son idée, je sentis bientôt arriver
cet instant funeste mon bonheur et
sa gloire alloient à la fois s' éclipser ; et
ç' auroit été vainement que j' aurois voulu
y échapper. En supposant que la fée
m' eût fait grace du penchant, mon
p430
amour ne suffisoit-il pas pour me rendre
aussi foible qu' il avoit besoin que je le
fusse ? à quelque point, cependant,
qu' allât le désordre qu' il avoit mis dans
mes idées, il ne se pouvoit pas que j' eusse
totalement perdu la crainte d' un malheur
que sa désagréable continuité n' avoit
que trop gravé dans mon esprit. Je
pensai l' avertir que ce qu' il tentoit,
tourneroit infailliblement à notre désavantage ;
mais cette prédiction auroit
été déplacée dans ma bouche ; et comme
il est rare que ce que les circonstances
nous font être, nous fassent oublier ce que
nous voulons qu' on nous croie, je me
souvins, malgré mon trouble, que je ne
devois point paroître me douter d' une
infortune que je ne prévoyois que trop.
D' ailleurs, la fée m' avoit promis que
sa colere ne seroit pas éternelle : j' ignorois
donc si elle duroit encore, ou si
elle étoit calmée ; et j' aimai mieux supposer
qu' elle l' étoit, que d' annoncer un
événement qu' il se pouvoit que je n' eusse
plus à craindre... hélas ! La cruelle
ne m' avoit pas encore pardon!
Malgré le secret que nous nous en
étions réciproquement gardé ; nous n' ignorions,
ni lui, ni moi, que ce dont
nous avions à nous plaindre, étoit une
p431
de ces choses qui peuvent arriver quelquefois ;
nous crûmes, cependant, tous
deux, devoir en paroître fort surpris.
Mais, quoique jamais je n' en eusse été si
vivement piquée, jamais je n' en avois
moins semblé l' être. Les plaintes du
monde les plus singulieres, succéderent
bientôt à sa surprise. Vous sentez bien
que j' ignorai parfaitement le sujet de la
sienne ; et que lui, trop poli pour ne pas
feindre que je ne pouvois point en être
instruite, voulut bien me l' expliquer. Il
se flattoit, au reste, que je voudrois
bien partager ses chagrins, mais samérité
avoit été trop malheureuse, pour
que je ne lui en fisse pas des reproches ;
et je me plaignis de ce qu' il m' avoit si
peu respectée, assez pour qu' il vît que je
voulois paroître fâchée, et trop peu
pour qu' il crût que je le fusse.
Notre querelle ne fut donc pas bien
longue : et je cessai bientôt de lui faire
des reproches sur son crime, pour lui faire
des plaisanteries sur le triste succès qu' il
avoit eu. J' étois assurément la femme
du monde à laquelle on avoit fait le plus
d' excuses ; mais j' avoue que jamais je
n' en avois entendu d' aussi fines, ni d' aussi
galantes que celles qu' il me faisoit. S' il
sçavoit me rendre agréable une matiere
p432
que je ne pouvois pas aimer, et qui,
d' ailleurs, étoit si usée pour moi, que
ne m' auroient point paru dans sa bouche,
les remerciemens !
Persuadée, cependant, et plus que
jamais, par la nouvelle épreuve que
je venois de faire, que le bonheur d' en
entendre ne m' étoit passervé, je me
déterminai tristement à ne le plus chercher.
L' entretien qui succéda entre nous,
au malheur que nous venions d' essuyer,
se ressentit d' abord de l' impression de
chagrin qu' il avoit laissée à notre ame.
Les plaisanteries sur un pareil sujet me
coûtoient trop ; et d' ailleurs, il me
paroissoit lui même s' y prêter trop peu,
pour que je pusse les continuer long-tems.
Notre conversation se tourna
donc toute du té du sentiment. Peu
à peu les idées sombres qui lui restoient
s' effacerent ; il ne vit, et ne sentit plus
que mes charmes. Soit qu' il espérât qu' en
s' en occupant avec moins de réserve, il
surmonteroit, enfin, ce charme cruel
qui, dans les isles de Crystal, rendoit
les hommes si différens de ce qu' ils
auroient voulu être ; ou que simplement,
il trouvât que le plaisir de s' entendre
dire par une jolie femme, qu' on en est
aimé, ne vaut pas le plaisir d' en avoir
p433
des preuves, il en exigea de moi. Il étoit
de mon plan que cette proposition parût
me déplaire, et que, toute engagée
que j' étois par ma parole, je ne la reçusse
qu' avec une sorte depugnance :
mais il se plaignit si fortement de ma
mauvaise foi ; et elle étoit, en effet, si
visible, que je ne mefendis plus
contre lui qu' autant qu' il le falloit pour
lui rendre sa victoire plus agréable.
Si c' étoit la premiere fois que je me
bornois de moi-même à des dédommagemens,
ce n' étoit ni la premiere qu' on
m' en proposât, ni la seule que j' en eusse
accepté. C' étoit une partie que la fée
avoit toujours laissée en ma disposition.
Je m' étois flattée qu' elle l' y laisseroit
toujours ; et j' avois plus de sujet que
jamais d' espérer, par les bornes que de
moi-même je m' étois imposées, qu' elle
n' étendroit pas sa vengeance jusques
sur de si frivoles objets. Mais elle avoit
apparemment deviné que je m' y étois
moins bornée par modération, que pour
échapper à sa colere. Soit qu' elle ne me
crût pas assez punie de cette révolte par
la nouvelle humiliation dont elle avoit
été payée, ou qu' elle pensât que le prince
m' inspirant un goût que je n' avois
encore eu pour personne, il m' en seroit
p434
d' autant plus amer d' être privée avec lui
de toute espece de consolation, elle ne
me prouva que trop, qu' elle ne m' avoit
pas oubliée. Dans le tems que j' admirois
l' air de nouveauté qu' il sçavoit
donner aux objetsme les plus connus,
combien il rendoit les minuties
intéressantes ; de quels poids elles devenoient
entre ses mains ; que j' étois, enfin,
toute entiere à mes réflexions,
une interruption aussi subite que déplacée,
et qui fut suivie de la part du prince,
de la plus douloureuse exclamation,
me fit porter précipitamment mes regards
vers lui. Hélas ! Sa douleur n' étoit que
trop bien fondée ! La barbare venoit d' en
faire un buste.
Buste ! Dit le sultan, et à propos de
quoi, s' il vous plaît, fait-elle un buste
de ce prince ! Où en est le mot pour
rire ? Et d' ailleurs, à quoi cela vient-il ?
Ils sont là à causer ensemble de bagatelles,
et ne disent pas d' elle le moindre
mal : pardonnez-moi, c' est que cela lui
prend comme une paralysie : a-t-on
jamais rien vu de pareil ? Il falloit
apparemment, dit le visir, qu' elle eût ses
raisons. Je le veux croire, reprit Schah-Baham,
mais il n' en faudroit pas moins
nous les dire. Vous, madame, ajouta-t-il
p435
en s' adressant à la sultane, vous qui,
comme l' on sçait, avez toujours bien
plus d' esprit que personne ; devinez-vous
le pourquoi de cela ? Moi, répondit-elle,
non ; j' ai depuis quelque tems
été si distraite, que je n' ai pas entendu
un mot de tout ce que vous a dit votre
visir. Vous n' y avez peut-être pas toujours
perdu, repliqua-t-il ; mais j' aurois
desiré que, dans cette occasion, vous
eussiez été plus attentive à son conte :
car vous m' auriez peut-être dit ce que
j' ai tant envie de sçavoir. En vérité,
seigneur, lui dit-elle, vous vous
tourmentez pour bien peu de chose ! Eh
oui ! Reprit-il, c' est cela même ! On me
fait tout d' un coup, et dans l' instant que
je m' y attends le moins, un buste d' un
honnête homme, qui même a tout l' esprit
imaginable, et à qui je m' intéresse
infiniment. On ne me dit pas pourquoi,
et l' on veut encore que cela me soit
égal ! Tout ce que j' ai à dire sur cela,
c' est que si on le pense, il faut qu' on me
croie bien bête. Mais voyons, au reste ;
les bustes ne sont-ils pas des gens qui
n' ont ni bras ni jambes, et qui se tiennent
tout droits sur un pied... de je ne
sçais pas quoi ? On luipondit qu' en
effet c' étoit-là la vraie définition d' un
p436
buste. Eh bien ! Continua-t-il, y a-t-il
rien de plus cruel que d' être sans jambes
et sans bras ? Ma foi, j' en demande pardon
aux fées ; mais je ne puis me dispenser
de dire qu' elles sont quelquefois
bien peu équitables. Ne pleurez pas si
amérement sur le sort de votre ami, lui
dit la sultane ; peut-être que la fée lui
laissera ses jambes. Hélas !pondit-il,
cela me feroit bien plaisir ! Mais en supposant
que cela soit, comme vous m' en
flattez, en sçaurois-je davantage, pourquoi
elle ne lui laissa point ses bras ?
Vous n' avez qu' à interroger ce soir
le visir à votre petit coucher, reprit la
sultane, et je ne doute pas qu' il ne
vous donne satisfaction ; mais je craindrois
qu' à présent cette explication ne
fût déplacée, et qu' elle n' allongeât encore
cette fâcheuse histoire que vous ne
devez pas moins que nous-mêmes desirer
de voir finir. Oui dà ! Dit Schah-Baham,
d' un air fin : je commence à
comprendre ! Il y a de la malice là dessous ;
et c' est à cause de vous qu' on me
fait tous ces mysteres et toutes ces manieres
d' amphibologies qui m' incommodent
tant. Une autre fois, je me ferai
faire des contes dans ma chambre, et
à moi tout seul. Pardi ! Voilà une belle
bégueulerie !
p437
Une métamorphose si extraordinaire
et si imprévue, continua la reine des isles
de Chrystal, étonna le prince ; et quoiqu' elle
ne durât pas assez pour lui faire
craindre qu' elle fût constante, puisque
la fée ne la laissa subsister que le tems
qu' elle étoit nécessaire à sa vengeance ;
je m' apperçus avec douleur que toutes
les contradictions qui lui étoient arrivées
avec moi, avoient beaucoup diminué
de sa tendresse, et qu' en tout, les
isles de Chrystal lui paroissoient un
terrible séjour. La premiere de ses infortunes
lui avoit paru moins surnaturelle que
déplacée ; et j' avois, en effet, eu soin
qu' elle t ne pas lui être nouvelle. Il
n' avoit donc pas imaginé qu' il la dût à
une puissance supérieure ; mais il ne
porta point, et ne devoit pas, en effet,
porter le même jugement de ce qui venoit
de lui arriver : et comme j' avois
cru, par toutes sortes de raisons, devoir
lui cacher la colere de la fée, et qu' il
n' étoit pas aisé de deviner une chose si
singuliere, il ne douta pas que quelque
génie amoureux, haï et jaloux, ne me
punît des bontés que j' avois pour mes
amants, en les leur rendant inutiles.
Quelque désagréablement que cette idée
agît sur son esprit, et quelque probable
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qu' elle lui parût, il étoit trop accoutumé
à approfondir les choses pour s' en
tenir sur un sujet si intéressant à de
simples conjectures. Persuadé donc que, s' il
ne se trompoit pas, ce génie ne seroit
pas moins jaloux des égards que je voudrois
avoir pour mon amant, que des
attentions tendres qu' il pourroit avoir
pour moi, il voulut absolument en faire
l' épreuve ; et comme il s' en étoit douté,
je devins buste à mon tour.
Ce nouveau malheur le confirmant
dans son idée, le reste de notre rendez-vous
ne fit plus que languir. Quelque
confiance que j' eusse en lui, je ne pus
jamais, malgré la vivacité de ses instances,
me résoudre à lui avouer une chose
que je lui cachois depuis si long-tems ;
et dont, en effet, je ne pouvois convenir
avec lui sans me couvrir d' opprobre.
Nous nous séparâmes cependant en nous
jurant une tendresse éternelle. J' avois
découvert que l' amour, à quelque point
que l' on puisse borner ses plaisirs, en
procure plus que le goût, lors même
qu' on ne lui enfend aucun : et je
m' étois déterminée à jouir avec mon
amant de tous ceux que ma situation
pouvoit me permettre, jusques à ce
qu' enfin la fée jugeât à propos de me
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rendre moins dangereuse : mais j' appris
à mon réveil, et avec la plus vive douleur,
qu' il étoit parti. La fuite de l' ingrat
ne me guérit pas de la fatale passion
qu' il m' avoit inspirée ; et je le pleurois
encore, lorsque mon pere, par sa retraite
dans le dix-neuvieme monde, me
laissa maîtresse de ses états : mais avant
son départ, il obtint ma grace de la fée,
qui me délivra de la funeste curiosité
qui m' avoit rendu si à plaindre, et à ce
qu' elle dit, du charme dont ma tendresse
pour le prince m' avoit si cruellement
fait sentir toute la rigueur.
à ce qu' elle dit ! S' écria Taciturne ;
quoi ! Votre majesté l' en crut sur sa
seule parole ! Assurément, reprit la grue ;
pourquoi donc ne m' y serois-je pas fiée ?
Parce qu' il étoit tout simple, répondit-il,
que vous voulussiez sçavoir, ne fût-ce
que par une seule expérience, si elle ne
vous avoit pas trompée. Ne vous ai-je
pas dit, repliqua-t-elle, qu' elle m' en
avoit ôté le goût ? Je le crois, reprit-il,
mais il suffisoit, pour chercher à vous
en convaincre, de cette curiosité que
toute femme apporte en naissant ; et il est
vraisemblable qu' elle ne vous avoit pas
délivrée de celle-là. Enfin, ajouta-t-il,
d' un ton dévot, on peut dire que les
p440
dieux font quelquefois de belles graces !
Car j' oserois parier qu' il n' y a pas une
femme qui, dans lame position que
vous, eût eu la même indifférence. Eh
bien ! pondit-elle d' un ton d' impatience,
ils me firent celle-là. C' étoit
apparemment, continua-t-il, en faveur
de votre ancienne dévotion. Enfin,
madame ?
Enfin, reprit-elle, fort peu de tems
après ma délivrance, le roi des terres-vertes
fit la guerre à Plus-Vert-Que-Pré ;
je pris, comme il vous l' a dit, parti pour
lui, je suivis sa fortune ; et comme vous
voyez, je partage ses malheurs. Je ne
dois cependant pas oublier de vous dire
que désespérée de tout ce que j' avois
fait dans ce tems d' ivresse ; où j' avois si
peupendu de moi-même, honteuse
au dernier point que le souvenir en existât,
je priai la fée d' ôter la mémoire
de mes égaremens à ceux même qu' elle
m' avoit forcés de favoriser ; et qu' elle
m' accorda si sincérement ce que je lui
demandois, qu' il n' y a pas un des hommes
de ma cour qui ait la plusgere
miniscence des bontés que j' ai eues
pour eux. Mais ce fut en vain que je lui
demandai pour moi la me grace ;
plus elle vit que le souvenir m' en étoit
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odieux, plus elle crut devoir me le laisser,
afin, dit-elle, que je n' oubliasse
jamais ce qu' on doit d' égards aux foiblesses,
et que je ne reprisse pas mon
premier orgueil. Cela étoit tout à la fois
généreux et salutaire, dit Taciturne :
mais j' ai, je l' avoue, quelque peine à
me persuader qu' elle ne vous ait pas ô
un peu de votre moire. Je vois, reprit
la grue tendrement, qu' il y a un
article sur lequel vous ne me croyez
pas sincere ; mais il est malhonnête de
s' obstiner à douter d' une chose qu' avec
des façons convenables, il ne seroit
peut-être pas impossible d' éclaircir.
Cette façon de pondre aux doutes
fit peur à Taciturne, et l' obligea de
renfermer les siens ; et l' heure de se
rendre chez le roi autruche étant arrivée,
la reine et lui en prirent le chemin ;
elle assez piquée des propos de
Taciturne, et de sa froideur ; et lui,
très-convaincu que la confiance d' une femme,
quelque étendue qu' elle soit, a toujours
sur certains articles ses réticences
et ses bornes.
C' en est donc fait, graces à dieu ! Dit
le sultan : à présent qu' elle a fini, je
puis peut-être espérer que j' entendrai ce
qu' on me dira. C' est dommage que cette
p442
histoire soit si obscure ; car elle est
d' ailleurs fort belle et fort instructive.
Au reste, je suis comme le Taciturne,
moi, je crois aussi qu' elle ment un peu.
C' est fort bien fait de mentir, mais
encore faut-il le faire là, sur des choses,
et de façon qu' on puisse croire ; et celle-là,
Dieu me pardonne, n' est non plus
faite pour être crue ! Enfin, nous verrons
peut-être ce qui en est. Mais, visir,
pendant que j' y songe, ce dix-neuvieme
monde , dont il me semble que je n' ai
jamais entendu parler qu' à vous, n' est-ce
pas tout uniment ce que nous appellons
l' autre monde ? Non, sire, répondit
Moslem, votre majesté n' ignore pas
que les génies et les fées ne meurent
point. Ce dix-neuvieme monde est un
jour délicieux où ils se retirent, lorsqu' ils
sont las de gouverner l' univers,
et d' où ils descendent lorsque l' oisiveté
ils s' y tiennent, et les plaisirs dont
ils jouissent, les ennuient. Soit dit,
sans fâcher Mahomet, dit Schah Baham,
je ne serois pas fâché, quand il faudra
que je sorte de ce monde-ci, qu' on me
mît dans celui-là. J' ai toujours peur,
quand je songe à ce vilain petit pont si
étroit, sur lequel il faudra que je passe,
que quelque mal-intention ne me tire
p443
par ma robe, et ne me fasse tomber dans
ce chien de lac de feu qui est dessous : et
cette idée, tout intrépide que je suis
d' ailleurs, m' a bien souvent la nuit fait
faire de mauvais songes, et donné le
cochemard ; et d' ailleurs, c' est que je ne
serois pas fâché de faire quelquefois le
revenant.
LIVRE 3 PARTIE 6 CHAPITRE 35
Taciturne trouva le roi son maître
aussi satisfait des sentimens de son
oie, qu' il étoit lui mécontent de la
tendresse de sa grue, et scandalisé de
son histoire qui, malgré les vertueuses
flexions dont elle avoit tâché de l' orner,
lui paroissoit tout-à-fait malhonnête.
Quoiqu' une matiere assez scabreuse,
et sur laquelle il n' est pas aisé de
s' exprimer aussi délicatement qu' il le
faudroit, quand on en traite de pareilles,
en fît le fond ; il lui sembloit qu' il y
avoit des choses qu' elle auroit pu manier
plus légérement, et d' autres qu' elle
auroit dû supprimer, parce qu' à son sens,
les unes étoient indécentes, et les autres
inutiles. Nous croyons qu' il avoit raison.
p444
Il ne se soucioit pas, au reste, à un
certain point d' être associé aux malheurs
de cette grue que, quoiqu' elle en dît,
il ne croyoit pas plus passés que ce
mouvement involontaire qui l' avoit portée
si long-tems à aimer plus qu' il ne falloit,
ou plutôt à en avoir envie. Il étoit de ces
gens malheureux qui croient aux vices
plus aisément qu' aux vertus ; de qui les
flexions vont toujours à dégrader
l' humanité ; et qui ne veulent point, par
exemple, (quoiqu' assument ce soit
une chose que nous voyons tous les
jours) qu' une femme qui a eu beaucoup
de fantaisies, puisse totalement cesser
d' en avoir.
Il lui sembloit même, à quelque point
qu' il s' estimât, que pour une femme qui
se disoit si bien revenue de ses erreurs,
elle s' étoit enflame pour lui bien
promptement. Pédant jusques en amour,
il auroit voulu qu' elle eût un peu plus
sisté à son penchant, ou que du moins
elle ne l' ent pas si-tôt instruit. Il lui
paroissoit aussi difficile qu' une femme
qui se respectoit si peu, pût valoir la
peine d' être aie. D' ailleurs, étoit-il
bien sûr qu' elle eût tous les agrémens
dont elle se vantoit ? Et quand il seroit
vrai qu' elle les eût, quelle impression
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pouvoient faire sur lui des charmes
qu' on ne lui montroit pas ? Détermi
donc à la laisser soupirer éternellement
pour lui, sans honorer une flamme si
tendre du plusger retour, à moins
qu' il n' y fût forcé par les plus tragiques
aventures ; et à ne pas courir les hasards
disgracieux auxquels on étoit exposé,
quand on avoit l' honneur de servir cette
auguste imratrice, il s' en laissa
impitoyablement lorgner, sans que ses petits
yeux et son col démesuré prissent rien
sur ses fortes résolutions. Ce n' étoit pas
que s' il eût été bienr qu' elle s' en fût
tenue avec lui au dernier parti qu' elle
avoit pris avant sa conversion, il ne se
fût le plus volontiers du monde expo
à devenir buste ; non-seulement parce
qu' il étoit curieux deavoir ce que
c' étoit ; mais encore parce que de tout
ce qui étoit arrivé à la grue, c' étoit ce
qui l' avoit piquée le plus. Mais le moyen
d' espérer qu' avec l' amour dont elle brûloit
pour lui, elle s' en tînt à de semblables
bagatelles ? Et si, comme il y avoit
toute apparence, elle ne s' y tenoit pas,
et que, contre la parole donnée, la fée
la poursuivît encore ; quels risques ne
courroit-il pas avec une beauté qui ne
vouloit admettre aucune excuse ?
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Ces différentes réflexions le tourmentant,
ce fut d' un air si sombre, qu' il reparut
dans le sallon ! La grue elle-même
paroissoit si peu contente, que Schézaddin
ne put s' emcher de marquer à son
favori, par la mine la plus froide, à quel
point ses procédés lui plaisoient. Mais
Taciturne avoit pris son parti ; et comme
il avoit encore plus de vanité que
d' ambition, il n' y avoit rien à quoi il
n' aimât mieux s' exposer, que de faire
dire de lui dans le monde qu' il étoit
amoureux d' une grue. Quelques signes
enfin que lui fît le roi son maître, et
quelque mécontentement qu' il lui témoignât,
il laissa la sienne rêver tristement
dans un coin du sallon, et n' accepta
me qu' avec la plus grande répugnance
l' honneur de souper à ses côtés.
Le repas fut cependant plus gai que
celui de la veille, parce que l' on commeoit
à se connoître un peu plus que
le prince dindon, pour qui la présence
de Schézaddin devenoit un supplice, fit
dire qu' il avoit la migraine ; et que le
roi d' Isma, que personne ne contraria,
et qui ne sentoit plus que le bonheur d' être
aimé, fut d' une humeur charmante.
Ce prince étoit si content d' être
auprès de son oie, et d' en recevoir mille
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petites faveurs, toutes aussi secretes
qu' elles étoient innocentes, que ce fut
une vraie peine pour lui, lorsque l' autruche,
après le souper, le pria de passer
avec Taciturne dans son cabinet,
pour y entendre le récit du reste de ses
infortunes. Ce n' étoit pas qu' il n' en fût
curieux : une chose qui touchoit son
oie de près, ne lui pouvoit être indifférente ;
mais il eût bien voulu que
l' autruche les lui eût racontées en public,
comme la veille, et ne comprenoit
pas ce qui pouvoit obliger le prince à en
faire un mystere. Il le suivit cependant,
mourant de peur d' être long-tems sépa
de sa princesse, et que le récit qu' on
avoit à lui faire, ne fut aussi long que
celui qu' il avoit déjà essuyé.
Vous êtes peut-être surpris, seigneur,
lui dit l' autruche, qu' ayant hier racon
devant toute ma cour une partie de
mes malheurs, je ne veuille aujourd' hui
en confier le reste qu' à vous et à votre
géometre. Les disgraces publiques ne se
dissimulent pas ; et je ne parlois que de
choses que le dernier de mes sujets sçait
aussi-bien que moi-même ; mais je crois
en avoir éprouvé de particulieres, qui
sont de nature, non-seulement à n' être
pas racontées à tout le monde, mais dont
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me, pour peu qu' on soit sage, le
soupçon ne se confie à personne, et sur
lesquelles cependant, je vous parlerai à
coeur ouvert. Je me suis, je crois, laissé
dans un trou ; il étoit fait de la façon que
je ne pus y passer qu' en rampant. De ce
trou, je passai ma tête dans un autre,
mais qui me parut si étroit que je ne l' y
eus pas plutôt engagée, que je m' en repentis.
J' essayai donc de l' en retirer ;
mais au premier effort que je fis, je sentis
des pointes très-aigues, qui m' entrant
sous les oreilles, me causerent la plus
vive douleur. Outré de rage, j' essayai encore,
et ne m' en enferrai que plus. Mon
unique ressource enfin, fut de tâcher de
passer dans les fers le reste de mon
corps. Heureusement, si pourtant cela
peut s' appeller un bonheur, ces pointes,
que lorsque je voulois retourner en arriere,
je trouvois si peu flexibles, m' offrirent
dans le mouvement contraire, la
plus grande facilité. Enfin je descendis :
mon premier soin, comme vous le
croyez bien, fut de chercher une issue ;
j' en trouvai une ; mais elle étoit grillée ;
et puisqu' il faut trancher le mot, c' étoit
dans une ratiere que je me trouvai pris.
Je ne sçais si vous pensez-dessus comme
moi ; mais cette plaisanterie me parut
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tout-à-fait mauvaise ; et quoiqu' il
y ait actuellement plus de quinze siecles
que Plus-Vert-Que-Pré me l' a faite,
j' en suis encore, quand je me la rappelle,
aussi piqué que le premier jour.
Une ratiere ! S' écria le sultan, qu' un
événement si peu attendu avoit rendu
stufait ; une ratiere ! Mais comment
ces choses-là arrivent-elles ? C' est, je
l' avoue, ce qui me confond, moi. L' on a
ma foi bien fait de ne me pas donner
cela à deviner ; je conviens que je ne
m' en serois jamais tiré à mon avantage.
Pourquoi diantre aussi, va-t-il s' enfourner
dans ce trou ! J' aurois parié, quand
je l' y ai vu, que son ennemi lui gardoit
là quelque plate bouffonnerie qui ne
l' amuseroit pas du tout ; et de fait,
d' abord qu' on voit en jeu une tête à
perruque, il n' y a rien à quoi l' on ne
doive s' attendre. Il a parbleu raison de
dire que ses malheurs sont fort jolis ;
car, pour moi, je ne cele pas que tout
l' intérêt que je prends à lui ne sçauroit
m' emcher de rire de sa ratiere. Tubleu !
Visir, ah quel conte, pour le coup !
Mais, continuez : quoiqu' il me divertisse-là
tout-à-fait, j' ai de l' impatience d' apprendre
comme il s' en tire.
Mon chagrin fut extrême quand je
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vis qu' il y avoit des meubles dans cette
ratiere, cela me confirmoit qu' on ne
l' avoit mise là que pour moi ; et j' étois
bien humilié d' avoir, à mon âge et avec
mes lumieres, donné dans un piege aussi
sot que celui qu' on m' avoit tendu. Après
avoir fort long-tems, et fort inutilement
cherché à briser les grilles de ma
prison, accablé de honte et de lassitude,
rougissant du présent, regrettant le passé
craignant tout de l' avenir, je me jettai
sur un sopha. Quelque malheureux
que je fusse, une faim cruelle, et peu
ante à l' état où j' étois, vint me tourmenter.
Je résistai d' abord avec la plus
grande fermeté, à un besoin que je regardois
en cet instant comme très-ignoble ;
mais il sembloit qu' en le combattant,
je l' accrusse encore ; et je commeois
à tomber dans le sespoir, lorsqu' un
bruit que j' entendis à la grille de
ma ratiere, me rendit un peu à moi-même.
Ma situation étoit si affreuse, que je
ne croyois pas que la barbarie de mon
ennemi, toute ingénieuse qu' elle étoit,
pût ajouter à mes peines, et que je ne
craignois que de ne pas changer de supplice.
Je tournai donc languissamment les
yeux du côté d' venoit le bruit ; et
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quoique je dusse m' attendre à revoir le
ridicule général qui m' avoit vaincu, et
qu' il fût naturel qu' il nt visiter
lui-même une ratiere, dans laquelle il m' avoit
pris, ce ne fut pas sans horreur que je le
vis, escorté de ses principaux officiers,
et pde mille flambeaux. Son aspect
me rappella si vivement l' ignominie
de ma défaite, que quand il entra,
je lui tournai brusquement le dos. Je fis
cependant réflexion qu' une pareille conduite
pouvoit annoncer une sensibilité
qui pouvoit paroître une petitesse. Déterminé
tout d' un coup à soutenir mes
malheurs, avec toute la fermeté que l' univers
étoit en droit d' attendre de mon
courage, je me retournai fiérement vers
la tête à perruque, qui, de son côté,
s' avança vers moi avec tout le respect
qu' elle me devoit, et une soumission,
qu' en cet instant je n' attendois pas d' elle.
Sire, me dit-elle, je sens que ma présence
vous blesse ; mais si j' osois, je prendrois
la liberté de représenter à votre
majesté... monsieur, interrompis-je
tranquillement, je n' ai, tel que vous me
voyez, jamais aimé les représentations.
En ce cas, sire, répondit-il en s' humiliant,
on n' en fera à votre majes que
sur ce qui peut regarder sa conservation :
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elle a trop de lecture pour ignorer que
ce n' est pas le bonheur qui fait les héros,
et qu' il y a souvent plus de gloire à
supporter dignement l' adversité, qu' à faire
les plus brillantes conquêtes. L' histoire
n' est remplie... oh ! Morbleu ! Interrompis-je,
choqué de l' air familier avec
lequel elle entroit en conversation avec
moi, l' on n' y a pas encore vu de têtes
à perruque qui s' avisassent de haranguer.
Rien n' est plus vrai, sire,pondit-elle,
en souriant, d' un air railleur ; mais je ne
me rappelle pas non plus qu' on y ait vu
beaucoup de rois qui se laissassent prendre
dans des ratieres.
La repartie étoit passablement insolente,
comme vous voyez ; aussi me mit-elle
dans la plus violente fureur ; mais
il n' étoit, ni de ma dignité, ni de la raison
de me commettre avec une semblable
espece. Je haussai donc les épaules,
et ne répondis rien. Nous gardâmes quelque
tems le silence. Enfin, sire, me dit-elle,
il est tard ; votre majesté, sans doute,
après une si fatigante journée, ne
manque pas d' aptit ; rancune tenant,
ne voudroit-elle pas souper ?
Ce discours, tout simple qu' il étoit,
fit sur moi deux effets ; l' un d' affoiblir ma
colere ; l' autre, d' augmenter ma faim.
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Cependant, la vanité fut encore la plus
forte, et je ne lui pondis pas. Je me
doutois bien, ajouta cette perfide, que
dans l' état où se trouve votre majesté,
la proposition que j' ai osé lui faire, lui
paroîtroit déplacée ; et je ne suis pas surpris,
que pensant aussi noblement qu' elle
fait, elle aime mieux se priver du jour,
que de survivre à toutes ses pertes.
J' attendois d' elle cette résolution, peu faite,
à la vérité pour une ame commune,
mais digne de la sienne.
Il vous seroit, seigneur, difficile d' imaginer
à quel point ce propos, tenu le
plusrieusement du monde, me plût.
Je sentois toute la noirceur de la tête
à perruque, qui vouloit me faire comprendre
que je n' avois d' autre parti à
prendre pour sauver maputation, que
de me laisser lâchement mourir de faim.
Il s' en fallut peu, que par orgueil je ne
fusse tenté de suivre son perfide conseil :
mais, soit qu' il ne me convînt pas encore
d' aller tranquillementgéter dans le
dix-neuvieme monde, soit simplement
que la façon qu' on me proposoit, ne me
rît pas, je pondis, d' un air simple, à
la tête à perruque, que je n' étois pas
assez pusillanime, pour que le poids de
mes malheurs me parût au-dessus de mes
p454
forces, et que je me sentois assez de grandeur
d' ame pour souper aussi gaiement
que si j' eusse remporté la victoire. La
tête à perruque, à ce propos, qui n' eût
pas le bonheur de lui paroître magnanime,
haussa les épaules en soupirant, du
peu de dignité que je montrois, et frappa
du pied. à l' instant, une table superbement
servie, s' offrit à mes yeux. La
tête à perruque me psenta la serviette,
et lorsque je fus assis, se mit derriere mon
fauteuil ; mais pour lui prouver à quel
point j' étois supérieur à tous les événemens,
je voulus absolument qu' elle soupât
avec moi ; et je fis fort bien, car je
la trouvai de la meilleure compagnie
du monde. Il n' y avoit rien qu' elle ne
connût à fond, ou du moins, sur quoi
elle n't des notions qui la mettoient
toujours à portée, ou d' instruire, ou
d' amuser : elle cultivoit même la poésie
avec succès, et elle me récita quelques
odes d' elle, qui me parurent effacer ce
que jusques alors j' avois vu de plus
sublime dans ce genre-là : mais ce qui
acheva de me la rendre recommandable,
c' est qu' elle sçavoit parfaitement la
philosophie, et que je n' ai vu personne
sentir mieux le mérite et l' utilité des
cerfs-volans, et être enfin plus estimable
à tous égards.
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Je le veux bien, dit alors Schah-Baham,
je crois tout cela ; mais je n' en dirai
pas moins, pendant que j' y suis, que je
suis très-étonné que mon ami, le roi
autruche, ait fait manger la tête à perruque
avec lui. Je vois bien que ce qu' il
en fait est pure grandeur d' ame ; mais je
ne sçais si ce n' est pas se compromettre
un peu trop. Cela peut, il est vrai, se
sauver par l' extrême mérite qu' il lui
trouve. Il est certain que, sans compter
ses rares talens pour la guerre, elle a
bien de l' esprit, de la littérature, et
qu' elle fait des odes comme un ange.
Encore une fois, je sens tout cela ; mais
enfin, c' est beaucoup risquer ; et puis,
c' est que c' est une chose très-effrayante !
Vous en seriez mort de peur, vous, lui
dit la sultane. Ah ! Repartit-il, toujours
des exagérations ! Mort ! Ne sentez-vous
pas vous-même que c' est trop dire ? Non,
rement, je n' en serois point mort ;
mais ce qu' il y a de sûr c' est que je ne
m' en serois pas mieux porté, et que cela
me paroît tout simple.
Quoiqu' elle m' amusât beaucoup, continua
l' autruche, je ne pouvois pas oublier
que j' étois dans une ratiere ; et je
la priai de me donner une prison plus
commode et moins ignominieuse. Elle
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me répondit que ce que je lui demandois,
ne dépendoit pas d' elle ; que la ratiere
étant, comme elle-même, de l' invention
du génie, il voudroit, sans
doute, que je lui fusse présenté dedans,
et qu' elle ne pouvoit point prendre sur
elle de m' en délivrer. Elle ajouta que
je pouvois remarquer qu' elle étoit spacieuse,
et magnifiquement meublée ;
qu' en ne m' arrêtant pas sur cette idée
de ratiere, qui blessoit mon imagination,
je m' y trouverois aussi-bien qu' ailleurs ;
qu' elle ne doutoit pas, qu' après que
Plus-Vert-Que-Pré m' auroit un peu
promené dans son empire, seulement pour
amuser ses sujets, il ne me rendît le mien ;
la liberté, son amitié même ; et qu' enfin,
je n' en fusse quitte pour le plat à barbe
que j' avois perdu, et que je n' aurois jamais
m' obstiner à défendre contre lui.
En achevant ces paroles, elle se retira,
après m' avoir rendu mille graces de
l' honneur que je lui avois fait. Aussi-tôt
qu' elle fut sortie, je sentis qu' on soulevoit
ma prison ; et je ne doutai pas que
la tête à perruque ne me fît porter à
son camp. Comme après m' avoir vaincu,
il ne lui restoit plus rien à faire,
elle reprit, avec ses troupes, le chemin
de la capitale du génie ; et je suivis
p457
l' armée, toujours mangeant avec elle,
la trouvant chaque jour plus digne
d' estime ; et toujours dans cette maudite
ratiere, à laquelle toute ma philosophie
ne me pouvoit accoutumer. Quand, en
effet, elle n' auroit rien eu de honteux
pour moi, il n' étoit pas possible que le
concours de gens qui venoient de tous
tés pour me voir passer, les éclats de
rire qu' ils faisoient en me voyant ; les
insolens et plats ponts-neufs que le soldat
avoit compos sur ma défaite, et
dont, malgré les défenses de la tête à
perruque, on m' étourdissoit toute la
journée, ne me rendissent pas odieuse
une prison dans laquelle je ne pouvois
échapper ni aux regards des curieux,
ni à l' insolence des chansonniers.
Nous arrivâmes enfin dans la ville
Plus-Vert-Que-Pré tenoit sa cour.
Tout y étoit depuis long-tems prépa
pour le triomphe de la tête à perruque.
Le jour indiqué pour cette pompe, on
vint me prier de changer de ratiere, et
l' on me mit dans une autre infiniment
plus ornée que celle dans laquelle on
m' avoit pris, et qui me plût pourtant
moins que la premiere, parce que n' étant
composée que de grillages d' or, j' y étois
de toustés exposé à la curiosité de la
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foule imbécille qu' attiroit un spectacle si
surprenant. Je croyois que le plat à barbe,
et moi, servirions seuls d' ornement à ce
triomphe ; et quelque cruel qu' il me fût de
nous voir tous deux promenés d' une façon
si indécente, j' avois pris mon parti
là-dessus : mais ce sur quoi je ne l' avois pas
pris, que je n' avois pas sçu, et que je ne
m' étois même pas avisé de craindre,
étoit la captivité de toute ma famille,
et de toute ma cour, que je n' appris
qu' en voyant le roi de Phasgam, sa fille,
la mienne, ma cousine, et mon neveu,
qui, montés sur des chars superbes, précédoient
le plat à barbe et ma ratiere.
J' étois bien loin d' imaginer qu' ils fussent
comme moi dans les fers, et que le
génie eût déconquis mon royaume.
Il s' en rendoit cependant le maître,
pendant que je m' établissois tranquillement
dans le sien ; et la tête à perruque
n' étoit venue me combattre qu' après
avoir vaincu mon beau-pere, et uni
mon empire à celui de Plus-Vert-Que-P.
Je conçus aisément que mon ennemi
ne m' avoit laissé si long-tems ignorer
toutes mes pertes, et ne me les faisoit
apprendre d' une façon si imprévue,
qu' afin que j' en fusse accablé dans un
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jour où j' étois en spectacle à toute la
terre ; et que la vive douleur dont il se
flattoit que je ne pourrois me fendre,
ajoutât à son triomphe et à mon
humiliation. Je sentis mon état plus encore
sans doute qu' il ne l' avoit espéré :
l' amour et la nature me portoient les
coups les plus cruels ; mais quelque profonde
que fût mon affliction, je us la
renfermer au fond de mon coeur. Je
parlai même à la reine et à son pere,
avec tant de fermeté, qu' ils me crurent
insensible à leurs malheurs et aux miens ;
et n' offris aux avides regards de ce vil
peuple, qui cherchoit avec tant d' inhumanité,
à se repaître de mes larmes,
qu' un visage fier et tranquille, au lieu
de cet abattement pusillanime qu' il
attendoit.
Ah ! Visir, dit Schah-Baham, en sanglottant,
finissez cette description ; car,
tendre comme je suis, elle me fend le
coeur. Le pauvre homme ! Il devoit,
d' ailleurs avoir si bonne mine dans sa
ratiere ! Je l' y vois d' ici, moi ; réellement
cela fait pitié. Pourquoi n' y mettoit-on
pas plutôt le prince des sources
bleues ? C' est bien de celui-là qu' on
auroit pu dire en l' y voyant, que c' étoit
bien employé. Assurément ! Dit la sultane,
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ce prince-là vous plaît cruellement !
Oh ! Oui, repliqua Schah-Baham,
assurément ! Cruellement ! oh ! Que vous
êtes grue ! Ne vous souviendrez-vous
jamais que Taciturne a défendu les
adverbes ? Voyez s' il m' en échappe, à
moi. Je ne dis mot ; mais j' ai cela de
bon, je profite de tout ; et c' est un grand
point, soit qu' on soit roi, ou qu' on soit
autre chose.
p461
LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 36
Enfin, continua l' autruche, je parus
devant le génie avec une fierté qui, si
elle n' étoit pas convenable à ma fortune,
étoit du moins digne de mon ame.
Ce cruel me regardant avec une maligne
joie, me dit en souriant que, s' il
n' étoit pas aussi grand physicien que
p462
moi, et s' il ne sçavoit pas inventer de
nouvelles machines, il pouvoit, du
moins, se vanter de sçavoir tirer un
grand parti de celles qui étoient le plus
connues, et peut-être le plus méprisées ;
et que si je voulois lui rendre justice, je
conviendrois que l' usage qu' il avoit fait
de la ratiere valoit bien la rare invention
du cerf-volant. Un souris amer et
prisant fut toute ma réponse. Il en
rougit ; et pour tâcher de m' humilier,
se fit raconter par la tête à perruque,
ma défaite et ma prise. Si ce récit ne
me fit pas le même plaisir qu' à lui, du
moins ne parut-il me causer aucune
altération ; mais si je supportai noblement
ses mauvaises plaisanteries, il n' en fut pas
de même des regards tendres que, malg
son courroux, je lui voyois porter
sur la reine. Je ne pouvois oublier qu' il
avoit été mon rival ; elle étoit belle ; il
n' étoit pas généreux : elle n' avoit plus
pour se défendre contre ses soins, et
peut-être contre ses violences, que son
amour et sa vertu : deux choses qui, si
elles pouvoient la faire long-tems résister,
ne la rendoient pas invincible. L' accueil
favorable qu' il fit au roi de Phasgam,
et l' assurance qu' il lui donna de le
renvoyer promptement dans ses états,
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augmenterent encore mes craintes. Il
avoit été trop piqde la préférence
que ce prince m' avoit donnée sur lui,
pour que je n' attribuasse pas la douceur
avec laquelle il le traitoit, au desir qu' il
avoit de plaire à la reine ; et vous pouvez
aisément imaginer combien le point
de vue que tout cela me donnoit, devoit
m' être désagréable. Quoique je ne
me fusse pas abaissé jusques à demander
à mon ennemi la plusgere grace, il
m' en fit une, en ordonnant que l' on
m' ôtât de devant ses yeux, et m' assigna
pour prison, au lieu de ma ratiere, un
château où je devois être gardé par mon
ami la tête à perruque, jusques à ce qu' il
lui plût de décider de mon sort. à cet
ordre, la reine se jetta à ses pieds ; et
toute en pleurs, lui demanda pour moi
la même grace qu' il venoit d' accorder à
son pere. Cette action me déplût, et je
l' en repris aigrement. Ses larmes, jointes
à sa beauté, en la rendant plus touchante,
ne produisoient sur le génie
d' autre effet que de l' enflammer pour
elle de plus en plus : et ou je me trompois
fort, ou il n' avoit pas besoin qu' elle
en prît la peine. Jusques-là je n' avois pu
que soupçonner qu' il voudroit abuser
de mon malheur ; mais j' en fus convaincu,
p464
lorsque je vis qu' il gardoit la reine
à sa cour, et que la reine des isles de
Crystal, qu' il auroit sans doute traitée
de même, s' il n' eût pas craint de l' avoir
pour témoin ; le prince des sources
bleues, moi enfin, et toute ma cour,
nous fûmes enfermés dans ce château
il vouloit que nous attendissions
qu' il ordonnât de notre destinée. Malgré
la bienséance qui vouloit que je me tusse
sur mes craintes, je ne pouvois quelquefois
m' emcher de demander à la tête à
perruque, avec qui je vivois toujours
fort bien, des nouvelles de la reine et
de l' amour du génie. Soit que ce général
me dit les choses telles qu' elles
étoient, soit (ce que j' ai cependant
peine à croire) qu' il se divertît de mes
inquiétudes, il m' apprenoit que son
maître paroissoit aimer la reine éperdument ;
qu' il la quittoit le moins qu' il
lui étoit possible ; lui donnoit tous les
jours les fêtes les plus brillantes ; et
que, soit politique, soit que son coeur
fut véritablement touché, elle ne paroissoit
pas insensible à ses soins.
Si vous avez jamais aimé, seigneur,
vous comprendrez aisément dans quel
état affreux me mettoient les relations
fausses ou vraies de la tête à perruque.
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J' en mourois de chagrin, et bientôt je
n' osai plus l' interroger.
Il y avoit enfin un an que nous
étions dans ce cteau, sans que le
génie se fût encore expliqué sur notre
destinée, lorsque se présentant inopiment
devant moi, il me déclara qu' il
avoit décidé de notre sort, et que je
pouvois choisir d' être autruche, oie,
grue, ou dindon ; qu' il pouvoit me
paroître singulier qu' il m' infligeât une
pareille peine ; mais que si je voulois me
souvenir de la rare prudence, et de
l' extraordinaire valeur que j' avois montrées
dans la guerre que je lui avois faite,
je ne serois pas surpris que ne
pouvant se dispenser de me métamorphoser,
ce fût parmi les animaux auxquels je
ressemblois le plus par l' étendue de mes
lumieres, qu' il voulût me chercher une
ressemblance !
Cela est inme, dit le sultan, jamais
on ne doit dire en face des choses aussi
dures ; et c' est en pareil cas qu' il faut se
servir de son chancelier, quand on en a
un. D' ailleurs, voyez un peu la belle
raison ! Poursuivez.
Tout ce que me dit le génie, quelque
fâcheux qu' il fut pour moi, m' affligea
moins encore que sa présence ; et
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sans me plaindre de sa cruauté, sans essayer
de le fléchir, ni lui demander du
tems pour songer au choix que j' étois
forcé de faire, je ne luipondis que ce
seul mot : autruche . à peine me fut-il
échappé, que je devins tout aussi autruche
que vous me voyez ; mon neveu,
et ma cousine, que l' on n' avoit pas daigné
consulter, furent transformés dans le
me instant que moi, comme vous les
voyez tous deux : toute ma cour les
suivit ; et ils furent tous d' autant plus
étonnés de changer de forme, qu' ils n' avoient
aucun soupçon de la noirceur que
Plus-Vert-Que-Pré leur préparoit. Le
chagrin qu' ils en conçurent fut d' abord
fort vif ; mais quand ils virent qu' on ne
leur avoit ôté aucune de leurs facultés,
et que leur malheur se bornoit à se paroître
oie, grue, ou dindon, ils commencerent
à prendre leur parti ; et en moins
de huit jours, ils ne furent pas moins
accoutumés à leur nouvel état que s' ils
fussent nés ce qu' ils étoient devenus. Il
est vrai aussi de dire que la grandeur
d' ame avec laquelle j' étois autruche,
ne contribua pas peu à leur faire supporter
patiemment leur infortune, et
que ma cousine, qui fut immensement fâchée
d' être grue, ne trouva rien à me
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pondre, lorsque se plaignant qu' étant
reine, ont ola faire grue, comme
le dernier de ses sujets ; je lui demandai
gravement si je n' avois pas été roi, et
si j' en étois moins autruche.
Ce qui me fâchoit beaucoup plus que
ma métamorphose, c' étoit que la reine
ne la partageât pas. Une distinction si
marquée, ne me faisoit que trop voir à
quel point mes soupçons étoient fondés,
et qu' il ne me manquoit que de n' être
pas content. Rien, en effet, n't troublé
ma tranquillité, si j' eusse pu bannir
cette importune délicatesse qui me faisoit
un si cruel tourment des attentions
que le génie avoit pour ma femme.
Comme il n' y a rien qui ne s' use, que
l' amour qui me restoit pour elle, n' étoit
pas nourri par sa présence, et que l' honneur
sembloit me faire une loi d' en perdre
jusques au souvenir, je commeois
à en être beaucoup moins occu, lorsqu' un
an après notre transformation, le
génie me la renvoya avec ma fille, et
toutes deux telles qu' elles sont aujourd' hui.
Le génie, me dit-elle, avoit en
vain tout tenté pour la séduire ; et las
enfin de sa résistance, lui faisoit partager
mes malheurs. Elle pleura, je ne l' en
crus peut-être pas davantage ; mais j' en
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eus moins la force de me plaindre d' elle.
L' état où je la voyois, rendoit ce qu' elle
me disoit, assez plausible ; et quoique
les relations qu' elle me fit de la façon
dont elle avoit vécu avec le génie,
s' accordassent assez mal avec ce que la
tête à perruque m' en avoit dit, il me
parut plus raisonnable de croire qu' il
m' avoit trompé, que de soupçonner la
reine de mensonge. D' ailleurs, je l' aimois
trop encore pour ne la pas desirer
innocente. Que vous dirai-je ? J' oubliai
que Plus-Vert-Que-Pré en avoit été
passionnément amoureux, et qu' il n' étoit
pas assez délicat pour n' avoir employé
contre elle que les larmes et les empressemens.
Aussi peu sûr enfin de l' être, que
de ne l' être point, je choisis, des deux
idées que je pouvois me faire là-dessus,
celle qui devoit me tourmenter le moins ;
et cependant, quand j' y pense bien...
mais, à tout prendre, je crois qu' il vaut
mieux encore que je n' y pense pas.
Eh non, visir ! Interrompit le sultan,
qu' il n' y pense plus, et que l' exemple
de mon grand-pere le rende sage. Croit-il
de bonne foi que si tout le monde
vouloit y regarder de si près... ce n' est
pourtant pas, graces à dieu, que je
parle ici pour personne ; car, dans le
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fond, quand on ne sçait pas ce qui en
est, rien n' est plus ridicule que d' aller
imaginer peut-être ce qui n' est pas. Et
puis, c' est qu' on la lui rend autruche.
Et vous trouvez, dit la sultane, que ce
doit être une consolation pour lui ? Eh !
Parbleu oui ! Repliqua-t-il, ce roi-là
meurt de peur d' être ce que vous sçavez ;
et il y a grande apparence que s' il l' étoit,
le génie ne lui rendroit pas sa femme,
autruche. Est-ce qu' un amant joue de
ces tours-là, donc ? Mais, lui dit la
sultane, si c' étoit qu' il eût cessé de l' être ?
Oh ! Si c' étoit ! Reprit le sultan... mais
au fond, qu' est-ce que cela me fait à
moi. Qu' il le soit, qu' il ne le soit point,
comme il voudra, que m' importe ?
Peu de tems après le retour de la reine
auprès de moi, continua l' autruche, le
génie qui apparemment avoit ses raisons
pour éviter sa présence, m' envoya par
la tête à perruque ses dernieres résolutions
à mon égard. Elles étoient, qu' il
m' étoit permis d' errer à ma fantaisie,
dans tous les mondes, et d' y jouir en
toute liberté des privileges attachés
au rang que je tenois entre les génies ;
mais que je ne recouvrerois mes états,
et ne changerois de forme, que lorsque
je trouverois un prince assez imbécille
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pour vouloir épouser ma fille, quelque
oie qu' elle lui parût.
Ce propos est léger, dit Schézaddin
en rougissant de colere. Mais, pardonnez-moi,
pondit l' autruche. Il est
certain que peu de gens voudroient
épouser une oie : je le crois comme
vous, repliqua le roi de Tinzulk : il est
vraisemblable qu' une oie trouveroit
peu de partis ; mais, à parler de bonne
foi, la princesse n' est-elle pas dans un
cas différent ? Oui, et non, repartit
l' autruche : si l' on considere son état
présent, elle est oie autant qu' on puisse
l' être. C' est sous cette forme qu' elle doit
plaire ; et vous conviendrez que quelque
rite qu' elle ait, la chose ne laisse pas
que d' être difficile. Elle a plû pourtant
au prince des sources bleues, dit Schézaddin ?
Cela est vrai, reprit l' autruche ;
mon neveu a cou pour elle la passion
du monde la plus vive et en même
tems la plus malheureuse : mais son exemple
n' est ici d' aucune considération. Si
l' une est oie, l' autre est dindon ? Ils
n' ont rien à se reprocher. D' ailleurs, ils
se connoissent tous deux. Mon neveu
sçait qu' elle n' a pas toujours été ce qu' elle
est, et qu' elle peut cesser de l' être. Mais
il faut se rendre justice ; un prince qui
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n' aura que moi qui suis autruche, pour
garant de la vérité de notre histoire,
s' engagera-t-il sur ma seule foi à faire
une chose aussi extraordinaire, aussi ridicule
me, que celle à laquelle le génie
a attaché notre désenchantement,
et la fin de nos infortunes ? Votre état
me la constate, cette vérité, répondit
le roi ; peut-on, pour peu qu' on ait
de sens, vous prendre pour ce que vous
paroissez ? Vos actions, et ce qui vous
reste de puissance, tout enfin ne dit-il pas
assez que, tout incroyables que sont vos
malheurs, il sont cependant réels ? Soit,
repliqua l' autruche, ma fille en devient-elle
pour cela plus aimable ? Non, seigneur,
croyez-en dessus mon expérience :
vous n' êtes pas le premier à qui
j' aie raconté mes infortunes : de tous les
rois à qui j' en ai fait le récit, beaucoup
ne m' ont pas cru, quelques-uns m' ont
plaint, aucun ne s' est senti ou l' amour,
ou l' audace nécessaires pour mon désenchantement.
Ils ont pourtant été frappés
comme vous de voir des animaux faire
les mes actions que les hommes, et
en surpasser le pouvoir ; ils ont admi
ma magnificence ; quelques-uns d' entr' eux
ont eu même assez d' esprit pour
sentir combien ma fille en a ; mais sa
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cruelle figure a toujours tout gâté : sur
la terre, et dans les cieux, par-tout enfin,
j' ai été danser, j' ai trouvé la
me estime pour elle, et le même
dégoût pour les oies.
Mais, seigneur, lui demanda Schézaddin,
pourrois-je vous faire une question ?
Est-ce par goût que vous dansez,
ou seroit-ce une nouvelle peine que le
génie vous auroit imposée ? On ne peut
pas s' en être moins mêlé qu' il ne l' a fait,
pondit l' autruche ; non, cette danse
est totalement de mon invention, et le
fruit de ma politique. Ce n' est pourtant
pas que j' en aie la fureur, et vous avez
pu remarquer qu' après avoir ouvert le
bal, je me suis mis à faire de la géométrie,
comme si je n' y eusse pas été : mais
il m' a paru qu' il valoit mieux m' annoncer
par quelque chose de frappant, dans
tous les empires que j' avois à parcourir,
que d' y paroître comme tomdes nues
et sans faste. J' ai voulu plaire, et imposer
en même tems. D' ailleurs, le bal est
toujours accompagné d' une sorte de
familiarité qui abrége beaucoup le cérémonial ;
et lorsque j' avois à raconter
mon histoire, je trouvois des gens dé
tout accoutumés à notre figure, et à qui,
ce qu' ils venoient de voir, devoit rendre
p473
moins incroyable ce que j' avois à leur
dire. Voilà, seigneur, pourquoi je danse.
Ce stratagême m' a été peu utile jusqu' ici ;
mais un qui m' auroit cté davantage,
et quit été moins simple, ne
m' auroit peut-être pas mieux servi ; cependant,
je commence à m' ennuyer de
donner le bal. J' ai encore quelques
endroits de l' univers à parcourir, et deux
ou trois planetes où je n' ai pas encore
dansé ; et quand j' aurai épuisé tout cela,
je suis déterminé à me tenir en repos, et
à rester autruche, tant que cela pourra
convenir à Plus-Vert-Que-P.
Puisque votre majesté, dit alors Taciturne,
a la commodité de danser dans
les planetes, quand il lui plait, oserois-je
bien lui faire une question sur un fait
qui concerne l' astronomie, et qu' elle
seule peut m' éclaircir ? Vous n' ignorez
pas qu' il y a de grandes disputes sur la
figure de la terre. Les uns la soutiennent
plate, les autres quarrée. Il y a des
astronomes qui ne la veulent que ronde,
d' autres l' allongent ; moi, je la crois
octogone. Vous vous trompez tous,
pondit l' autruche ; je l' ai crue long-tems
octogone comme vous ; mais, le
vrai est qu' elle est en forme dene,
autrement dit en chapeau pointu . Voilà,
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par exemple, ce dont aucun de vos
astronomes ne se doute, quelque habile
qu' il puisse être ? Mais, sire, reprit
Taciturne, comment, s' il vous plait,
arrangez-vous le cours du soleil, avec
cette forme de chapeau pointu que vous
donnez à la terre ? Je ne vous dissimulerai
pas que cela me paroît souffrir quelque
difficulté. Pas la moindre, repartit
l' autruche, et vous en allez convenir ;
il regne autour de la terre une ligne
spirale sur laquelle le soleil monte
insensiblement ; lorsqu' il est parvenu au haut
dune il est à son apogée. Ensuite il
en descend peu à peu, et disparoît à vos
yeux, quand il éclaire un autre côté du
ne que celui que vous habitez. Je
crains bien, repliqua Taciturne, que ce
systême, tout simple et même tout probable
qu' il est, n' essut bien des contradictions,
et que vous n' eussiez beaucoup
de peine à le faire passer, si vous
le donniez au public. Entre nous, dit
l' autruche ; c' est ce qui m' importe assez
peu ; je n' ai nulle envie de publier mes
découvertes. Je sçais, par expérience,
combien les hommes tiennent à leurs
préjugés ; et je vous jure que les
astronomes seront long-tems en dispute sur
la figure de la terre, avant que je songe
à les éclairer.
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à ces mots, il remercia Schézaddin
de l' intérêt qu' il lui avoit vu prendre à
ses malheurs, et sans paroître desirer
que ce prince prît du goût pour sa fille,
il le remena dans le sallon étoit la
princesse, et le reste de la cour. Le roi
d' Isma y rentra fort agité, trouvant qu' il
n' étoit pas tout-à-fait aussi aisé d' épouser
une oie que de l' aimer, et très-incertain
de ce qu' il devoit faire, dans
une circonstance aussilicate que celle
il se trouvoit. Après que l' autruche
se fut montré encore quelque tems, il
prit congé de Schézaddin, en lui disant
qu' il l' attendroit le sur-lendemain, emmena
la reine, et lui laissa la princesse.
Ah visir, dit le sultan, j' ai à vous
dire, avant que nous passions à d' autres
choses, que je veux que vous me donniez
le systême du roi, mon ami, sur
la figure de la terre. C' est qu' il m' a plû,
et que je ne ferai qu' un édit pour les
cerfs-volants, et le chapeau pointu,
qui ne me paroissent pas plus douteux
l' un que l' autre, et qu' en conséquence,
j' entends que l' on croie également. Je
suis r que je ferai de tout cela le plus
beau recueil de physique que l' on ait
jamais vu ; et je ne serai pas fâché que
ce soit à moi que l' on en ait l' obligation.
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LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 37
Aussi-tôt que le roi autruche
se fut retiré, Schézaddin s' approcha de
son oie ; mais en tremblant. Sa démarche,
ses regards, ses soupirs, tout marquoit
en lui cette tendre émotion, ce
trouble si flatteur qui confondent l' ame,
et lui font éprouver à la fois ce que
l' amour a de plus doux et de plus rapides
mouvemens. La princesse, avec des
yeux qui paroissoient fixés ailleurs, et
ne regardoient cependant que lui,
l' attendoit avec autant d' impatience que de
crainte. Ce que Schézaddin lui avoit dit,
ne la rassuroit pas sur ses terreurs ; et
quand elle songeoit à l' étrange état dans
lequel elle s' offroit à ses yeux, il lui
paroissoit impossible qu' il pût desirer de
lui plaire. Lorsqu' il fut près d' elle, la
cour s' éloigna d' eux par respect ; elle
leva languissamment les yeux sur lui,
mais l' expression qu' elle trouva dans les
siens, l' émut au point, que pour lui cacher
son trouble, elle détourna la tête
en soupirant. La pudeur lui faisoit baisser
les yeux, l' amour les lui fit bientôt
p477
relever sur le prince. Ils se fixerent ; et
le charme des regards agissant sur eux,
les plongea dans une ivresse d' autant
plus dangereuse pour la princesse, que
c' étoit la premiere fois qu' elle troubloit
ses sens.
Schézaddin ne pouvant plus la supporter,
tomba dans un fauteuil qui étoit
à côté de celui de son oie. Tous deux
accablés de la violence de leurs mouvemens,
absorbés dans la douce langueur
qui avoit succédé à une si vive agitation,
purent à peine se soulager par des soupirs ;
une tendre mélancolie, plus voluptueuse
que tout ce qu' ils venoient
d' éprouver, vint s' emparer de leur
coeur. Bientôt enfin ils sentirent couler
ces larmes... ah ! Malheureux qui
ne les connoît pas ! Ils pleurerent quelque
tems sans s' en appercevoir ; confondus
en eux-mêmes, leur trouble et leurs
plaisirs étoient parvenus au point qu' ils
en étoient accablés.
L' oie, enfin, tirant un mouchoir,
s' en couvrit le visage. Elle fut quelques
momens dans cette situation ; mais son
étouffement augmentant toujours, elle
fut obligée de lâcher un peu les rubans
de son corset. Schézaddin qui commençoit
à retrouver l' usage de ses sens, et
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vouloit lui parler, la prit tendrement
par le bout de l' aîle. Ah prince ! Lui
dit-elle d' une voix tremblante, laissez-moi,
ne vous ai-je pas donné assez de preuves
de ma foiblesse ? Ne vous les reprochez
pas, divine princesse ! Répondit-il en
soupirant, ne craignez point de faire le
bonheur de l' amant le plus passionné.
Puis-je, quand je songe à ce que j' ai le
malheur d' être, repliqua-t-elle, croire
que vous m' aimez, et est-ce avec une
figure comme la mienne, que l' on doit
se flatter de faire naître des passions ! Ce
n' est pas non plus votre figure que j' aime,
pondit-il. J' ai beau m' examiner
sur ce qui m' a si rapidement entraîné
vers vous, je ne le conçois pas. Qu' après
avoir joui quelque tems des charmes
de votre commerce, j' eusse senti
pour vous l' amour le plus tendre, je
n' en aurois pas été surpris ; mais que
vous ne vous offriez à mes yeux que
sous la forme de toutes, la moins faite
pour plaire, et que dans le même instant,
je sois plus vivement frappé que
je ne croyois possible de l' être, c' est, je
vous l' avoue, ce que je ne puis comprendre.
Ce trouble où votre vue m' a
plongé, s' accroît à chaque instant. Le
son de votre voix, un regard, tout l' accroît,
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tout ajoute à une passion qui, dès
le moment même de sa naissance, ne me
paroissoit pas pouvoir jamais augmenter,
et que rien ne peut jamais éteindre.
Mais vous connoissez mes craintes ; et
loin de me rassurer, vous ne daignez
me pas tourner les yeux vers moi. Si
vous sçaviez l' état où les vôtres me
mettent, répondit-elle languissamment,
vous auriez sans doute la générosité de
ne me pas presser là-dessus.
Malgré ce qu' elle venoit de dire, elle
le regarda, mais si tendrement, qu' il ne
put s' empêcher de lui baiser le bout de
l' aîle. Que direz-vous de moi, lui dit-elle,
et quelle opinion ne doit pas vous
en donner la facilité avec laquelle je
crois tout ce que vous me dites ? Ah !
Que je crains que sûr d' être aimé, vous
ne sentiez tout le ridicule de votre
passion, ou que le prenant pour ptexte,
en ôtant votre coeur à l' infortunée
Manzaïde, vous ne lui laissiez, pour combler
ses maux, tout l' amour que vous lui
avez inspiré !
Vous m' aimez donc, lui demanda le
passionné Schézaddin ? Oui prince,
pondit elle,t cet aveu tourner contre
moi, je n' ai pas la force de vous le
refuser. Ah ! S' écria-t-il, répétez-le encore.
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Oui ! Je vous aime, répéta-t-elle, je
vous aime ! Si vous m' êtes fidele, quels
charmes vous allez pandre sur tous les
momens de ma vie ! Pouvez-vous, dit-il,
douter un instant de ma tendresse !
M' offensez-vous assez pour croire que
rien puisse jamais vous effacer de mon
coeur ! Mais, demanda-t-elle encore, si
le malheur de ma destinée ne cessoit
point, si jamais vous ne me voyez sous
une autre forme ? J' en gémirois, répondit-il,
mais je ne changerois pas : trop
heureux encore, si ma constance pouvoit
vous rendre votre sort moins cruel.
Vous me charmé, repartit la princesse,
soyez sûr aussi que, si je desire d' être
belle un jour, c' est bien plus pour vous
payer de votre amour, que pour satisfaire
ma vanité.
Alors ils se fixerent encore. Ils avoient
dans les yeux cette tendre ivresse que
l' amour y met lorsqu' il est content. Aussi
transportés, mais plus heureux qu' avant
qu' ils se fussent donné quelques preuves
un peu marquées de leur tendresse, ils
se sourioient : leur passion, toujours
aussi forte, étoit devenue plus badine. Le
roi votre pere, autant que j' en ai pu juger,
dit Schézaddin, ne veut pas que je
puisse le voir demain ; et sans sçavoir
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ses raisons, je m' y prête volontiers : mais
seroit-il possible que vous pensassiez
comme lui ? Quoi ? Je passerois un jour
sans vous voir ! Ah ! Manzaïde ! Quelle
affreuse idée ! Vousvez ! Manzaïde !
Cette absence dont je me plains ne seroit-elle
pas pour vous aussi cruelle qu' elle
l' est pour moi-même ! Vous m' avez dit
que je vous suis cher ; craignez-vous de
me le prouver ? Non, prince, répondit-elle,
si je rêvois, c' étoit à trouver les
moyens de vous voir, sans que mon
pere puisse en être instruit. Quelque
innocent que soit ce rendez-vous, il pourroit
s' en plaindre ; et je voudrois pourtant
ne vous pasplaire. Que Taciturne
vienne ici demain lui faire compliment
de votre part, qu' il n' oublie pas
de me voir, et je l' instruirai de ce que
j' aurai imaginé. Fasse le ciel que les idées
qui me seront venues puissent nous procurer
le bonheur que nous desirons tous
deux, et bien également, je vous jure.
En achevant ces paroles, elle tira de
sa poche une boëte à mouches. Comme
je suis faite ! Dit-elle, en se considérant
dans le miroir, quels yeux ! Qu' ont-ils
donc, lui demanda-t-il ? J' ai beau les
regarder, je ne les trouve que les plus
beaux du monde. Ah bons dieux ! Reprit-elle,
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ne voyez-vous pas comme ils
sont rouges et battus ! C' est vous,
ajouta-t-elle en souriant, qui m' avez mis dans
cet état ; vous seriez bien injuste de m' en
aimer moins.
Alors une vieillecasse, à mine prude
et refrognée, coëffée en devant, et
plus laide qu' on ne peut l' imaginer,
s' approcha de la princesse ; et d' un air plus
triste encore qu' il n' étoit grave ; il est
tard, madame, lui dit-elle. Eh bien !
Répondit l' oie d' un ton d' impatience.
C' est que si madame vouloit se coucher,
continua la bécasse. Un moment ! Dit aigrement
l' oie, je ne suis pas si pressée
que vous. Eh grands dieux, s' écria la
bécasse en la regardant, comme madame
est faite ! J' ai un mal de tête horrible,
repliqua l' oie, et des vapeurs que votre
présence pourroit bien ne pas guérir ;
laissez-nous. Qui est cette bécasse,
demanda Sczaddin à la princesse, et
de quel droit, s' il vous plaît, vous fait-elle
des questions ? C' est ma dame d' honneur,
reprit-elle, et la plus ennuyeuse,
la plus maussade créature qu' il y ait au
monde. Mais il faut nous séparer, ne
manquez pas d' envoyer Taciturne demain,
et soyez sûr que je n' oublierai rien
pour jouir du bonheur de vous voir.
p483
à ces mots, elle se leva ; et Schézaddin
lui donna la main jusqu' à son appartement.
Adieu, lui dit-il, lorsqu' il fallut
la quitter, daignez vous souvenir d' un
homme qui mourroit de douleur, s' il
vous étoit indifférent. Adieu, prince,
pondit-elle en soupirant, ce n' est pas
à vous à craindre d' être oublié.
La surprise de Schézaddin, lorsque le
roi autruche lui avoit dit la condition
que le génie avoit mise à leur désenchantement,
et l' air agité que depuis cet
instant il avoit, faisoient espérer à
Taciturne qu' il songeoit à éteindre une
passion qui devoit lui donner de si grands
ridicules. Pendant la conversation du
prince et de l' oie, il avoit été occu
par la grue, qui pour lui faire voir
combien elle étoit piquée, ne lui avoit
parlé toute la soirée que de science,
mais n' avoit pourtant parlé qu' à lui.
Tout ce qu' il avoit vu, c' est qu' ils avoient
pleuré tous deux ; et comme il ne sçavoit
pas que les larmes des amans peuvent
annoncer leurs plaisirs aussi-bien
que leurs peines, il n' avoit attrib les
leurs qu' à la résolution que son maître
avoit prise de se séparer de l' oie, et à
la douleur qu' elle leur causoit. Le silence
de Schézaddin, ses soupirs, la profonde
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verie dans laquelle il le voyoit
plongé, le confirmoient dans cette idée ;
et comme il ne doutoit pas que si son
maître s' étoit déterminé à s' unir à l' oie,
il ne l' eût forcé à épouser la grue, il seroit
difficile d' exprimer avec combien de
joie il supposoit cette rupture.
La fée Tout-Ou-Rien, dit-il à son maître
(d' un air fin) n' avoit pourtant pas
mal imaginé sa vengeance ; et il est assurément
fâcheux pour elle que vous vous
soyez dégagé si-tôt du piege qu' elle vous
avoit tendu. Mais aussi, il est un peu fort
de vouloir faire épouser une oie à quelqu' un.
En supposant, comme toi, qu' elle
se soit mêlée de ceci, répondit le roi,
elle doit être bien contente ; car, on ne
peut pas être plus déterminé que je le
suis à travailler au désenchantement du
roi autruche.
Cette résolution de Schézaddin, si
contraire à celle que Taciturne croyoit
qu' il avoit prise, surprit et fâcha ce dernier,
au point qu' il en pensa mourir de
colere. Quoi ! Sire, lui dit-il, vous osez
songer, sans frayeur, que vous allez
vous unir à une oie ! Peut-on jamais en
épouser une, sur une plus périlleuse
parole ! Eh ! Que dira tout l' univers ? Tout
ce qu' il voudra, répondit brusquement
p485
le roi : ne puis-je donc aimer, qu' autant
qu' il lui plaira d' approuver les objets
de mes passions ? Non ! Seigneur, répondit
Taciturne avec enthousiasme ;
non ! Quoique vous en disiez, vous ne
formerez jamais ces détestables noeuds !
Il ne se peut pas que vous ayez conçu
une passion si indigne de vous ! Quoi !
Pouvez vous vous imaginer, sans frémir
d' horreur, qu' on lira dans votre histoire
qu' une oie seule a pu vous vaincre ?
Que c' étoit à ce ridicule amour que
vous réserviez votre coeur, quand vous
dédaigniez mille beautés, qui, prosternées
à vos pieds, se seroient honorées
d' un seul de vos regards ; qu' enfin le plus
vil, et si je l' ose dire, le plus maussade
des animaux a triompde leurs charmes.
Une oie ! Est-ce donc pour aimer
des oies que le ciel vous a fait naître !
Ainsi donc... Taciturne ! Interrompit
le roi en fureur, est-ce à votre maître
que vous osez parler avec cette insolente
audace ! Ainsi donc, reprit Taciturne,
que la rage de l' éloquence avoit gagné...
oh morbleu ! Interrompit encore Schézaddin,
taisez-vous ; vos représentations
et votre injustice me choquent
également.
La colere du roi imposa à Taciturne,
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et il prit en soupirant le parti du silence.
Je ne sçais, dit quelque tems après
Schézaddin d' un ton plus doux, pourquoi
vous vous opiniâtrez à me trouver
si blâmable. Ma passion est singuliere, je
l' avoue ; mais elle n' est peut-être pas sans
exemple. Avant que vousussiez que
cette oie que j' idolâtre est une princesse,
vous craigniez que mon amour n' eût
des suites funestes. Vous m' avez expliqué
vos craintes, et quoique je ne les
adoptasse pas, vous ne m' avez point vu
surpris, ni que vous les eussiez conçues,
ni que vous soupçonnassiez Tout-Ou-Rien
de chercher à se venger de moi, en
faisant naître de l' amour dans mon coeur,
pour un objet si peu fait pour en inspirer
par lui-même. Mais, qu' instruit
comme vous l' êtes à psent, vous perveriez
dans vos chimériques idées ?
Que tout ce qu' il y a de singulier dans
notre aventure ne vous frappe pas, et
que vous ne vouliez jamais voir dans les
personnes que nous quittons, que des
oies, des autruches et des dindons,
c' est, je l' avoue, ce que je ne conçois ;
ni ne vous pardonne.
Lorsque Taciturne vit que son maître
vouloit bien entrer en raison avec lui,
il supprima fort sagement le ton d' orateur
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qui l' avoit si vivement fâché, et lui
dit qu' il étoit très-persuaque l' autruche
n' étoit pas une autruche ordinaire ;
mais qu' il n' en étoit pas pour cela plus
convaincu qu' il eût dit vrai. Que Tout-Ou-Rien
pouvoit le tromper par des illusions,
lui faire prendre du goût pour une
oie, jusques au point de l' épouser,
pour la faire dispartre après qu' elle
auroit joui du plaisir de l' avoir vu se
déshonorer à la face de l' univers par une
union comme celle qu' il méditoit ; ou,
ce qui seroit encore plussagréable,
la dépouiller de l' esprit qu' il lui trouvoit,
dessiller ses yeux, et l' obliger peut-être
à ne pouvoir jamais s' en séparer.
D' ailleurs, ajouta-t-il, votre majes
peut-elle se flatter que ses sujets le
voient d' un oeil tranquille leur donner
une pareille reine, et que Quamobrem
ne vous accable pas de ses harangues,
jusques à ce qu' il ait changé votre coeur,
ou qu' il vous ait fait périr d' ennui ! Si
vous ne pouvez pas douter que s' il vous
avoit surpris au bal pendant que vous
dansiez de si bon coeur avec toute la
royale ménagerie qui vous le donnoit,
rien ne l' auroit empêché de vous haranguer
dans toutes les regles, pensez vous
qu' il vous laisse tranquille, lorsque pour
p488
exercer son impitoyable éloquence, il aura
un aussi beau prétexte que celui de vous
enlever à une oie ? Vous lui imposerez
silence, me direz-vous ? Mais l' imposerez-vous
au sénat, qui ne se conduisant
que par les vues du grand-raisonneur ,
quoiqu' il en fasse tous les ans par ses
funestes oraisons mourir d' apoplexie
plus de la moitié, l' appuiera de toute son
autorité, fomentera lescontentemens
du peuple, et l' excitera sans doute
à se soulever ? Eh bien ! Taciturne,
pondit le roi, au hasard d' essuyer les
harangues de Quamobrem , les remontrances
du sénat, le soulevement de mes
peuples, et d' avoir, (ce qui ne t' enplaise,
n' est pas moins cruel que le reste)
tes vieilles maximes à entendre, je
persisterai dans la tendresse que j' ai
vouée au plus aimable objet qui fût jamais,
et dans le dessein de le montrer à
l' univers, aussi digne d' adoration qu' il
l' est de mon coeur.
Très-bien cela, dit le sultan ; mais,
parfaitement bien ! Voilà ce qui s' appelle
de la grandeur d' ame ; et d' autant
plus que Taciturne n' a pas du tout de
tort, et que ses réflexions ne laissent pas
que d' être d' un certain poids : par exemple,
quand il lui dit qu' on n' est pas dans
p489
l' usage d' épouser des oies ; et puis sa
harangue ! C' est qu' elle est belle, quoiqu' elle
soit courte ; mais ce n' est pas sa
faute, on l' interrompt ; et ce qu' il dit,
n' en est ni moins beau, ni moins vrai.
à considérer aussi les choses d' un certain
té, l' oie a un mérite si singulier,
qu' il s' en faut de très-peu qu' il n' en ait,
lui, aucun à faire ce qu' il fait, et qu' il
n' y a personne qui, à sa place, pût se
dispenser d' en faire autant. Vous auriez
donc épousé cette oie-? Vous, lui
demanda la sultane. Eh mon dieu oui !
Répondit-il, encore m' en serois-je tenu
très-honoré, je vous assure.
LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 38
Les personnes qui aiment sçavent
combien impatiemment on attend l' heure
d' un rendez-vous, sur-tout quand c' est le
premier qu' on obtient ; celles qui ne le
sçavent pas encore, l' apprendront sans
doute un jour ; et il seroit inutile d' en
rappeller la mémoire aux gens qui peuvent
avoir leurs raisons pour ne vouloir
pas s' en souvenir. Sans entrer donc dans
le détail des inquiétudes et des impatiences
p490
de Schézaddin, il suffira de dire
qu' il ne put fermer les yeux de toute la
nuit, et qu' il s' ennuya la plus grande
partie du jour, quoiqu' il l' employât
à désoler Taciturne du récit de son
amour et de l' éloge de sa princesse.
Dans l' instant qu' il alloit l' envoyer chez
le roi autruche, il crut que dans les
termes où il en étoit avec Manzde, il
pouvoit prendre la liberté de lui écrire ;
et Taciturne, à qui il demanda ce qu' il
en pensoit, lui dit qu' en effet c' étoit
l' usage d' écrire à ce qu' on aimoit, même
avant que l' on fût sûr d' en être aimé ;
mais que quand il s' agissoit d' obtenir un
rendez-vous, c' étoit une chose indispensable.
Je sens, comme vous, lui dit le roi, la
nécessité de lui écrire, et mon coeur me
la démontroit avant que je sçusse qu' elle
m' est imposée par l' usage ; mais je ne sçais,
c' est en vain que je me cherche des idées ;
ma tête embarrase du trouble de mon
coeur, ne m' en fournit pas. Vous que
votre indifférence laisse tout à vous-même,
et qui jouissez d' une liberté
d' esprit que je n' ai plus, vous devriez
bien me faire cette lettre. Moi ! Sire,
s' écria Taciturne, je n' ai jamaisu faire
de lettres amoureuses ! Et comment
p491
faisiez-vous quand vous aimiez, lui
demanda le roi ? Lorsqu' on aime, on n' est
pas de sang-froid, répondit le favori ;
les impertinences que la passion dicte
ne paroissent pas ce qu' elles sont : c' est
à ce que l' on aime que l' on parle.
Quand la femme à qui vous écrivez,
n' auroit pour vous que de l' indifférence,
votre passion flatte toujours sa vanité.
Quelque ridiculement qu' on puisse lui
dire qu' on l' aime, elle se plaît à se
l' entendre dire ; et je ne pense pas qu' il y
ait de femme au monde qui ne préfere
la lettre la plus sotte, à la lettre la
mieux écrite, lorsqu' on lui parle dans
l' une du pouvoir de ses charmes, et
qu' elle n' en trouve pas l' éloge dans
l' autre.
Toujours de la causticité ! Dit le roi,
c' est une chose singuliere que vous ne
puissiez jamais parler bien des femmes !
Je ne m' étonne pas si elles vous trouvent
d' un haïssable caractere. Toutes ces
raisons, au reste, bonnes ou mauvaises,
ne vous dispenseront pas de m' obéir, et
je veux absolument que vous écriviez.
Taciturne alors cédant à son maître,
commença ainsi sa lettre.
p492
le plus amoureux des rois, à l' oie, du
monde, la plus aimable.
rayez, lui dit le roi, le mot d' oie,
qui me choque, et mettez, à la princesse
Manzaïde . Taciturne obéit, et continua
ainsi :
sans l' éclat de vos beaux yeux, mon
coeur libre encore, neauroit pas soupirer ;
mais je n' ai pu voir vos admirables beautés
sans être tenté de leur rendre les armes. Si
l' espérance qui ne quitte jamais les amants,
ne me soutenoit pas contre mes craintes...
cela est misérable ! S' écria Schézaddin ;
l' éclat de vos beaux yeux est d' un plat
qui ne se peut imaginer ! pour les admirables
beautés, et la tentation que j' ai de
leur rendre les armes ; vous pensez bien
que je ne laisserai pas cela, non plus que
l' espérance qui ne quitte jamais les amants .
Manzaïde, toute oie que vous la croyez,
se moqueroit de moi, si je lui envoyois
une lettre aussi pitoyable.
J' en ai écrit de pareilles à des femmes
fort spirituelles, pondit Taciturne, et
elles les trouvoient fort bien. Vous verrez,
dit le roi, que ces femmes si spirituelles,
p493
n' avoient pas le sens commun.
Cela se pourroit, reprit Taciturne ; car
elles passoient pour avoir bien de l' esprit.
Mais, sire, ajouta-t-il, puisque l' amour
laisse à votre majesté assez de
présence et de liberté d' esprit, pour
sentir que ma lettre ne vaut rien, pourquoi
n' en auroit-elle pas assez pour en
faire une meilleure ? Schézaddin impatienté
des propos de Taciturne, dég
de son style, et persuadé que s' il ne faisoit
pas mieux que lui, au moins, il
n' étoit pas possible qu' il fît plus mal,
prit la plume, et composa avec bien de
la peine, l' élégante lettre qui suit :
Schézaddin, à l' adorable
Manzaïde.
je ne me souviens jamais qu' avec transport
des bontés que vous eûtes hier pour
moi, divine Manzaïde ; et je ne sçais
comment, en étant si pénétré, je puis vous
exprimer si mal ma tendresse et ma
reconnoissance. Interdit quand je vous vois,
je puis à peine vous parler. Loin de vous,
agides mêmes mouvemens, je pense mille
choses qu' il ne m' est pas possible de vous
écrire. Je vous aime, Manzaïde, je vous
adore ! Je crains de ne vous le dire jamais
p494
assez, je tremble de vous ennuyer en vous
le pétant sans cesse, et que l' uniformité
de l' expression ne vous dégoûte du
sentiment...
aimez-vous le mot d' uniformité , demanda-t-il
à Taciturne en s' interrompant ?
Je le trouve, moi, aussi bon qu' un autre,
pondit le confident. Je crois, cependant,
que c' est la premiere fois qu' il se
trouve dans une lettre tendre ; et si
celle-ci étoit dans les cas d' être vue, il se
trouveroit peut-être des gens à qui il
déplairoit. Pour moi, si je l' avois employé,
je le laisserois. Laissons-le donc,
reprit le roi ; aussi bien Manzaïde m' aime
assez pour me le passer.
j' ai, cependant, tant de plaisir à vous
l' entendre prononcer ce mot, que je n' ose
encore vous dire qu' en tremblant ; seroit-il
possible qu' il ne vous fût pas aussi cher qu' à
moi-même ? Non, vous m' aimez, et sans
doute, vous m' aimerez toujours. Votre coeur
me répond de votre constance, et vous
avez dans vos charmes des garants assurés
de la mienne.
p s. Si mes pressentimens ne sont pas
faux, je vous verrai aujourd' hui. Ah !
Manzaïde ! Que depuis l' instant qui m' a
privé de votre présence, les heures sont
devenues longues !
p495
cela n' est point du tout bon, dit le roi
après avoir relu sa lettre, mais point
du tout ! Est-il possible que l' on exprime
si mal ce que l' on sent si bien ! à ne pas
flatter votre majesté, dit Taciturne qui
étoit encore plus vain que courtisan,
ce billet n' est pas merveilleux ; mais
comme ce sera sûrement le premier que
la princesse aura ru, il lui paroîtra
admirable, et je suis bien sûr qu' elle
vous en fera des complimens.
à ces mots il partit pour aller chez
le roi autruche ; et Schézaddin en attendant
son retour, s' amusa à faire des vers
pour l' oie qu' il adoroit.
Est-ce, demanda Schah-Baham, d' un
air dédaigneux, qu' il étoit de ces sortes
de gens qui font des vers ? Sire, pondit
le visir, il n' en faisoit pas communément ;
mais il étoit amoureux ; et vous
n' ignorez pas... ah ! Repliqua le sultan,
passe pour cela. étant amoureux,
j' en composois beaucoup autrefois, ce
n' est pourtant pas que je sois un versificateur.
Vous pouvez ne vous en pas défendre,
lui dit la sultane ; et la chose
du monde, que vous avez le moins à
craindre, c' est d' être accusé de faire des
vers tous les jours.
Quoique Taciturne n' eût pas é
p496
long-tems à son voyage, il trouva à son
retour Schézaddin dans la plus vive
impatience. Sire, dit-il à son maître,
sans lui donner le tems de l' interroger,
le roi m' a fort bien reçu, et vous rend
grace de votre souvenir ; la reine m' y a
paru aussi sensible que vous puissiez le
desirer ; la grue m' a chargé de vous
dire qu' elle vous aime outrageusement ...
et Manzaïde, interrompit brusquement
le roi ! Je me suis fait conduire chez
elle ; elle étoit au bain, où, sans doute,
elle barbottoit avec toutes les graces
inséparables de sa personne. J' ai attendu
qu' elle ent sortie, enfin, elle est venue
en robe ronde, et après avoir lu
vingt fois votre billet, plus sans doute
pour l' admirer, que pourcher de le
comprendre, elle s' est déterminée à vous
écrire. Elle m' a écrit ! S' écria le roi. Ah
ciel ! Oui, sire, reprit Taciturne, et de
sa patte encore ! Vous allez vraisemblablement
voir un beau griffonnage.
à ces mots, il lui présenta la lettre ;
le roi l' ouvrit pcipitamment, et y lut.
p497
La plus infortunée des princesses, au
plus aimable des rois.
j' ai ru avec des transports que je ne
chercherai pas à vous peindre, les précieuses
marques que vous m' avez données de votre
souvenir et de votre tendresse. Quoi !
cher prince ! Il est possible que vous m' aimiez !
oui vous m' aimez, puisque vous me
le dîtes : mais quelle confiance ne faut-il pas
que vous m' inspiriez pour que je puisse ne
pas douter de vos sentimens ! Quand je
songe à la forme cruelle sous laquelle je
parois à vos yeux, j' ai peine à comprendre
que je jouisse, en effet, d' un bonheur dont
je n' aurois jamais dû me flatter. Vous me
faites sentir, avec le plaisir d' aimer, un
plaisir, s' il se peut, plus grand encore, c' est
de tout devoir à ce que j' aime. Oui, cher
prince, je vous aime ! Je vous l' ai dit, je
vous le répete encore ; et ne me reprocherois
que de ne vous pas assez parler de mon
amour. Vous apprendrez de votre confident,
à quel point je brûle de vous dire à
vous-même, ce qu' en cet instant je ne
puis que vous écrire, et que je sens avec une
vivacité qu' il ne m' est pas possible d' exprimer.
en même tems que je voudrois vous
peindre la passion que vous m' inspirez, et
p498
que je suis desespérée de le vouloir si vainement,
je me plais à sentir qu' elle est au-dessus
de toute expression. Quoi ! J' aime ! Et il
se peut que ce ne soit pas un ingrat ! Et que
j' inspire ce que je sens ! Que je vous dirois
de choses ! Si je ne craignois pas, en
m' abandonnant aux mouvemens de mon amour,
de retarder les momens où nous devons
nous réunir, et le plaisir que vous sentirez
en apprenant que nous pouvons nous voir.
j' ai chargé Taciturne de mes ordres ; et j' ai
senti un plaisir nouveau en pensant que je
pouvois regarder comme à moi, un homme
qui est à vous ; interrogez-le donc. Pour
moi, je ne puis que vous entretenir de ma
tendresse. Puissé-je, en vous assurant de
son éternité, faire autant pour votre bonheur
que vous faites pour le mien, quand
vous me jurez que la vôtre ne finira
jamais.
il faudroit ne connoître ni l' amour,
ni les amans, pour douter des transports
fut Schézaddin en recevant
cette lettre. Non ! S' écria-t-il, après
l' avoir relue et baisée mille fois, non ! La
divine Manzaïde peut seule écrire avec
tant de graces et de passion ! Je conviens,
reprit froidement Taciturne, qui
ne perdoit aucune occasion d' affoiblir
l' amour de son maître pour son oie, je
p499
sens me qu' il y a dans ce billet, de
ce que nous appellons du style ; et je ne
sçais si votre majesté me permet de le
lui dire, si pour cela elle en doit être
plus contente. Eh ! Pourquoi, reprit
brusquement le roi, ne le serois-je pas ?
Faudroit-il, pour me plaire, qu' elle
n' eût pas le sens commun, et que je ne
pusse lire sa lettre sans me reprocher à
chaque ligne, de l' aimer avec tant de
vivacité ? Ce n' est pas cela que je prétends
dire, répondit le favori. Je crois
simplement qu' il est plus doux pour un
amant d' avoir à former le style de ce
qu' il aime, que de lui trouver le talent
d' écrire. On sent dans la lettre de la
princesse une plume plus exercée à peindre
un sentiment, qu' à parler avec franchise ;
elle ne devroit pas l' exprimer avec tant
de facilité, s' il étoit aussi neuf pour son
coeur, qu' il le lui devroit être. Je lui
trouve enfin plus d' emportement que de
passion, moins d' esprit, peut-être, que
d' envie d' en avoir ; et en tout, une
élégance moins naturelle que recherchée.
Après tout, ajouta-t-il, les lettres tendres
ne peuvent jamais être bien jugées.
Les amans ne les lisent qu' avec la prévention
attace à leur sentiment, les personnes
indifférentes, avec toute la froideur
p500
que leur donne leur tranquillité, et
elles sont de-là nécessairement trop peu
pour les uns, et trop pour les autres.
C' étoit la fée qui écrivoit bien ! Elle,
s' écria le roi, elle disoit toujours la
me chose ! C' étoit tant de mots, et si
peu d' idées ! De petits noms tendres, si
ridicules ! Une fadeur si révoltante ! Tant
d' indécence, et si peu d' amour ! De vilaines
petites phrases galantes, si usées !
On sentoit si bien d' ailleurs, qu' elle ne
vous écrivoit que ce qu' elle avoit écrit
à mille autres, que quand ses lettres
auroient, en effet, été telles qu' il vous
plaît de le supposer, il auroit été impossible
qu' elles eussent pu plaire, ou persuader.
Taciturne se souvenoit à merveille
que le roi n' avoit pas toujours jugé les
lettres de la fée si rigoureusement, qu' il
les trouvoit même si agréables, qu' il en
avoit appris par coeur la plus grande partie,
et qu' il n' étoit jamais question devant
lui de choses écrites avec élégance
et avec feu, qu' il n' en citât des lambeaux
jusqu' à en impatienter ; mais il
pensa qu' il seroit peu prudent de lui rappeller
ce souvenir, et il crut devoir se
borner à jetter dans son esprit des soupçons
fâcheux sur la conduite de son oie.
p501
Avec quelque chaleur que Schézaddin se
fût déjà élevé contre ce qu' il lui en avoit
dit, il sçavoit à quel point les amans
sont susceptibles de jalousie, et ne doutoit
pas que son maître, qui lui paroissoit
fort délicat, n' adoptât involontairement
quelques-unes des craintes qu' il
cherchoit à lui imprimer. Pendant que
le roi relisoit encore l' incomparable
épître de Manzaïde, je crois, lui dit-il
en souriant, que ce prince dindon, si fier
de son mérite, si sûr qu' il doit l' emporter
sur tout l' univers, seroit bienché
s' il sçavoit que vous lisez en ce moment
une lettre tendre de la princesse, et qu' il
la trouveroit bien injuste de vous donner
une préférence, que peut-être elle
lui a autrefois accordée. Dans le fond,
je le trouve à plaindre, si, comme il y a
un peu d' apparence, il n' étoit pas haï
lorsque vous avez paru. Pourquoi, lui
pondit tristement le prince, vous
obstinez-vous à croire que Manzaïde avant
moi, s' est laissé toucher ? Ne sentez-vous
pas à quel point cette idée me désespere ;
ou plutôt, est-ce parce que vous ne
pouvez point l' ignorer, que vous vous
plaisez à me la présenter toujours ? à la
rigueur, répondit Taciturne, il est possible
qu' elle soit restée indifférente : cependant
p502
elle est sensible, il y a de plus,
quelques siecles qu' elle est née ; et j' avoue
que quelqu' envie que j' aie de penser
sur son compte comme votre majesté,
il me paroît bien difficile que quelque
prince, comme ce vilain dindon que
vous sçavez, ou quelqu' amant plus obscur,
et par-là peut-être plus dangereux,
n' ait pas trouvé le chemin de son coeur.
avez-vous bien, visir, dit le sultan,
que ce Taciturne est ma bête ? N' allez
pas croire, au moins, que ce soit à
cause de ma vieille querelle avec lui ? ...
là, quand il parloit si sottement sur les
contes... vous vous souvenez bien ?
Mais c' est que je trouve que c' est un
mauvais esprit, et qui ne se plaît, je l' ai
remarqué, qu' à semer la zizanie entre les gens
qui s' aiment. Car, par parenthese, que
n' a-t-il pas dit à ce roi contre cette fée,
pendant qu' ils étoient ensemble d' un certain
bien. Dans le fond, qu' est ce qu' il
gagnoit à les brouiller ? à présent voilà
Schézaddin qui est fol de son oie, à en
perdre les pieds ; voyez s' il peut un moment
le laisser tranquille ? Ce n' est pas
que dans le fond il ne se puisse fort bien,
comme il le dit, que cette oie ne se soit
ennuyée ; mais on n' en auroit pas moins
à lui demander : qu' est-ce que cela vous
p503
fait ? Oh çà ! Visir, vous me connoissez,
moi, vous sçavez que je ne suis pas tracassier ;
faites-moi un plaisir, dites-moi
tout naturellement, à présent, que ce roi
n' y est pas, s' il est bien vrai qu' il soit la
premiere passion de l' oie ? à la façon
dont en parle Taciturne, j' en ai quelque
doute. Allons, parlez, et sur mon ame,
ce que vous direz ne nous passera pas.
Sire, répondit Moslem, tout ce qu' à cet
égard je puis dire à votre majesté, c' est
qu' ayant eu la me curiosité, j' ai fouillé
avec soin dans les annales qui m' ont
fourni ce conte, que j' ai lu avec attention
toutes les pasquinades et les recueils
de chansonsdisantes qui restent de ce
tems-là, et que je n' y ai rien trouvé qui
pût justifier les calomnies de Taciturne.
J' en étois bien sûr, moi, dit Schah-Baham,
que c' étoit un mauvais esprit :
aussi, je vous réponds bien que si je le
tenois il seroit bientôt coffré, et pour
long-tems. Enfin, s' il a jamais affaire à
Gaznah, qu' il prenne garde à lui, toujours.
p504
LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 39
Cette conversation blessoit trop
vivement les idées et la passion du roi
d' Isma, pour qu' il pût permettre à son
favori de la continuer. Laissons, lui
dit-il d' un air chagrin, un entretien
qui m' importune, et dites-moi quels
sont les arrangemens que la princesse a
pris pour notre rendez vous. Ils sont,
pondit Taciturne, les plus simples du
monde. Votre majesté partira d' ici le
plus incognito qu' elle pourra, vers la fin
du jour, et attendra tranquillement dans
l' endroit le plus solitaire de la forêt que
la nuit arrive ; si son impatience amoureuse
la lui fait dévancer, elle se rendra sans
bruit à une petite porte que Manzaïde a
ordonné qu' on me montrât, et qui m' a
paru très-commode pour l' usage qu' elle
en veut faire. La reine des isles de Crystal
sera sans doute avec elle, dit Schézaddin,
et je ne crois pas avoir besoin
de vous dire que vous m' obligerez de la
traiter assez bien, pour qu' elle ne trouble
point, par sa psence, l' entretien que
je veux avoir avec la princesse. Je vous
p505
en prie, et vous devez m' entendre. Elle
est heureusement, reprit Taciturne,
accoutumée à des rendez-vous peu brillans ;
et je ne crois pas que je lui en fasse
perdre l' habitude : mais soit que je l' amuse,
ou que je lasespere, je me flatte
toujours de l' occuper assez pour vous
débarrasser de sa présence. J' oserai
cependant dire à votre majesté, que, de
quelque façon que la chose tourne, elle
m' honore-là d' une assez fâcheuse commission.
Il est, je crois, inutile de dire à quel
point Schézaddin s' impatienta le reste de
la journée, et de combien il dévaa
l' heure que Manzaïde lui avoit marquée.
Il est aussi peu nécessaire de répéter les
obligeantes invitations qu' il adressa d' abord
à la nuit, de presser l' astre du jour de
descendre dans l' onde , et toutes les
imprécations qu' il fit après, et contr' elle
et contre le soleil, de ce que tous deux
n' alloient ce jour-là que leur train ordinaire.
Il y a bien peu de personnes qui
ne sçachent avec quelle impatience on
attend les premiers rendez-vous, et avec
quelle lenteur on se rend aux autres.
Quoique l' heure qu' on avoit prescrite
ne fût pas encore arrivée, il avoit été
mille fois à la petite porte, et commençoit
p506
à croire qu' elle ne s' ouvriroit jamais
pour lui, lorsqu' enfin, il y entendit
un bruit sourd. Bientôt il en vit sortir
un jeune dindon à mine mystérieuse,
enveloppé dans une redingotte couleur
de muraille, qui après lui avoir recommandé
le plus profond silence, le conduisit
avec son favori, par mille détours
obscurs dans un cabinet, où il le pria
de vouloir bien attendre un moment.
Peu de tems après il vint les reprendre,
et les mena dans la chambre de la princesse.
Schézaddin tressaillit en y entrant,
et n' avoit pas la force d' avancer, lorsque
la grue venant au devant de lui
d' un pas majestueux, le conduisit aups
du lit de Manzaïde. Il pâlit en la voyant
couchée. Rassurez-vous, cher prince,
lui dit-elle tendrement, je ne suis pas
malade ; mais pour vous voir avec plus
de sûreté, il a fallu que je le parusse.
Le roi,jà rassuré par ce qu' elle lui
disoit, le fut encore plus par son ajustement.
Quoiqu' elle fût cffée de nuit,
il étoit aisé de remarquer que l' amour
lui-même avoit pris soin de son négligé.
Elle portoit un petit bonnet rond, du
plus beau point du monde, monté avec
des rubans couleur de rose. Dessous un
manteau de lit, d' une étoffe aussi blanche
p507
qu' elle étoit fine et légere, elle avoit
un corset garni sur le devant et sur toutes
les coutures, d' une dentelle frisée,
lée d' espace en espace de touffes de
sourcils de hannetons, de la même couleur
que les rubans. De gros noeuds soutenoient
ses manchettes ; elle avoit enfin
du couleur de rose par-tout ; et ses
oreillers, et même son couvre-pied en
étoient garnis.
Schézaddin ne put la voir dans cet état,
sans en sentir augmenter son amour.
ébloui de tant de charmes, il neut
long-tems qu' admirer. Que j' ai de graces à
vous rendre ! Lui dit-il enfin, je vous
vois ! Vous me rendez l' amant du monde
le plus heureux ! Peut-être, pondit-elle,
vous ai-je trop tôt découvert
ma tendresse ; mais je ne sçais, ce seroit
en vain que je voudrois m' en faire des
reproches. Vous m' entraînez, malg
moi-même. J' ai pourtant pensé ne vous
pas voir. Mais, comme il est vrai que je
vous aime, j' ai cru qu' après vous l' avoir
dit, il seroit ridicule que je ne voulusse
pas vous le prouver. Je veux, si j' ai le
malheur de vous voir un jour ingrat,
ne vous laisser du moins aucune excuse.
Le roi pondit à d' aussi tendres discours,
en homme amoureux, et qui
p508
cherche à persuader. Ah ! Qu' il faut peu
pour cela quand on est aimé ! Manzaïde
satisfaite des assurances que son amant
lui donnoit de sa tendresse, le regardant
avec le plus doux sourire, le pria de
s' asseoir sur son lit. J' ai réellement eu
peur, lui dit-il, quand je vous ai vu
couchée, que vous ne fussiez malade. En
rité, répondit-elle, je crois qu' il ne
tiendroit qu' à moi de l' être beaucoup.
J' aurois, si je le voulois, à me plaindre
de l' état où je suis. Tout cruel que je le
trouve, cependant il a pour moi mille
charmes. Je vous plains si je vous en fais
sentir autant ; et je desire, malgré cela,
que vous éprouviez les mêmes tourmens
que moi. Je commence à croire que l' amour
est barbare ; car s' il ne rendoit
l' ame un peu cruelle, comment pourroit-on
souhaiter à ce qu' on aime, ce
dont on est soi-même comme accablé.
Jamais depuis que je me connois, je n' ai
passé de nuit comme la derniere ; mais
vous ne me plaignez pas ! Eh ! Me feriez-vous,
aimable Manzaïde, lui demanda-t-il,
l' injustice de croire que j' aie mieux
dormi que vous ? Je devrois sans doute
le penser ? Repliqua-t-elle ; mais vous
ne le voulez pas ; eh ! Le moyen, aujourd' hui,
que vos volontés ne soient pas les
p509
miennes ! Que je serois heureuse, ajouta-t-elle,
si je n' avois eu que de l' insomnie.
J' ai été dans un feu, dans une agitation,
qui m' ont paru la chose du monde la
plus singuliere : mon coeur n' a pas ces
un moment de battre avec une violence
que vous ne pourriez pas imaginer ! Je
tremble que vous ne me rendiez sujette
aux palpitations. Cruel ! C' est vous qui
m' accablez de tous ces maux que je ne
connoissois pas. Je les ignorois aussi,
divine Manzaïde, reprit-il en soupirant,
mais pour les connoître, il ne m' a fallu
qu' un seul de vos regards. Que je vous
dise donc, interrompit-elle, tout ce qui
m' est arrivé de particulier ; vous sçavez
que je vous attendois : croiriez-vous
bien que quand je vous ai vu, il m' a pris
un frémissement, et que j' ai été dans une
émotion inconcevable ! Que nous sçavons
bien aimer, et qu' il est doux, quand
on a le coeur sensible, d' en trouver un
qui puisse si bien vous entendre et vous
pondre !
Alors ils se regarderent avec la plus
vive tendresse, et en soupirant tous
deux, les yeux attachés l' un sur l' autre,
ils tomberent dans cette délicieuse rêverie
l' ame toute entiere se perd dans
l' objet auquel elle est attachée.
p510
Pendant qu' agités des plus doux mouvemens,
ils s' y abandonnent sans contrainte,
la grue qui avoit emmené Taciturne
assez loin du lit de la princesse,
n' en étoit pas, à beaucoup près, aussi
contente que Manzaïde l' étoit de Schézaddin.
Elle l' avoit fait asseoir à côté
d' un métier sur lequel elle faisoit de la
tapisserie, et elle comptoit...
attendez, attendez, s' il vous plaît,
interrompit le sultan, vous passez aussi
légérement sur cette tapisserie, que si
c' étoit une chose indifférente. Ne dites-vous
pas qu' elle travailloit en tapisserie,
la grue ? L' histoire l' assure, répondit
le visir : je le comprends bien, puisque
vous le dites, repliqua Schah-Baham ;
mais est-ce un fait bien avéré !
C' est que, prenez-y bien garde, au
moins, ceci n' est pas une bagatelle ! Oui,
sire, repartit Moslem, c' est un fait
très-authentique, revêtu d' autant d' autorités
que pas un de ce conte, et que les annales
d' où je l' ai tiré, rapportent aussi
rieusement qu' il le doit être. En un
mot, un fait attesté, s' il y en a quelqu' un.
Eh bien ! Madame, dit Schah-Baham
à la sultane, les oies font des
noeuds, (quoiqu' on n' en dise rien, je
parie que les dindons découpent, et
p511
qu' il y a infailliblement des autruches
qui brodent) : les grues font de la
tapisserie ! Oserois-je bien vous demander
à psent de quel droit vous me blâmerez
de faire de tout cela ? Non-seulement
j' en fais, mais encore, c' est que
j' en ferai, et toute ma vie, au moins,
entendez-vous ? Ah ! La belle grue, mon
dieu ! La belle grue ! Taciturne l' aimera,
j' en suis bienr. Visir, faites-en
votre affaire, je vous prie. Mais s' il ne
veut pas l' aimer, dit la sultane, et que
les annales ne disent pas... allons,
paix, paix, interrompit le sultan, je
vous dis qu' il faut que cela soit comme
cela, et vous sçavez bien que je n' aime
pas la contradiction.
La grue voyant Taciturne aussi sombre
que la veille, lui demanda, pour entrer
en matiere avec lui, sans se compromettre,
s' il avoit toujours la migraine,
et lui fit beaucoup d' autres questions
de la même espece, frivoles en apparence,
mais auxquelles le ton dont elles
étoient faites, et les regards dont elles
étoient accompagnées, donnoient plus
de poids qu' elles ne sembloient en avoir.
Taciturne qui, avec quelque modestie
que la reine des isles de Crystal entat
la conversation, sentoit où elle vouloit
p512
en venir, lui répondoit avec tout le respect,
mais avec toute la sécheresse possible,
prenoit du tabac, avoit des distractions,
promenoit ses regards par-tout
dans la chambre, sur son maître, sur le
tier, et ne baissoit les yeux que lorsqu' il
rencontroit ceux de la grue qui,
en effet, les avoit d' une tendresse
insupportable. On ditme, qu' à propos de
rien, elle le touchoit avec ses aîles, et
se penchoit sur lui : toutes choses que
l' on peut croire aisément, parce que si
elles ne sont pas vraies, du moins elles
sont vraisemblables. Mais croira-t-on de
me, que le voyant insensible à tout
ce qu' elle faisoit pour lui, elle se soit
oubliée au point de feindre que sa jarretiere
la blessoit, d' y toucher en sa présence,
enfin de lui montrer sa jambe
toute entiere ; et l' on sçait que lorsque
c' est une faveur que l' on veut faire, ou
qu' on la montre dans le dessein de tenter,
loin d' en cacher rien, on en montre
toujours plus qu' on en a. Quelqu' élégante
que fût la chaussure de la grue,
Taciturne lui vit toute la patte, sans la
moindre émotion. Des avances comme
celles qu' elle lui faisoit, ne peuvent
produire que deux effets, ou choquer, ou
duire ; il ne sentit que l' indécence avec
p513
laquelle elle se livroit à sa passion,
l' aveuglement où elle étoit de croire qu' elle
pût plaire avec cette jambe-là, et une
sorte de dégoût de l' avoir vue, qui se
peignit sur son visage ; mais que la vanité
de la grue ne lui permit pas de saisir.
Quelque bonne opinion qu' elle t
d' elle-même, il ne lui fut pas possible de
présumer qu' elle eût fait sur Taciturne
toute l' impression qu' elle auroit desiré.
Elle en fut aussi surprise, que si en effet
cela n' eût pasarriver ; et elle ne
comprenoit pas comment avec de l' esprit,
de la beauté, et sur-tout un peu
d' indécence, elle ne le rendoit pas
sensible. Quand elle se souvenoit de tous les
ravages que sa jambe avoit faits autrefois,
et avec quel succès elle l' avoit employée
contre ceux que ses yeux seuls
n' avoient pas vaincus, il lui paroissoit
inconcevable que Taciturne, au moins,
ne lui en eût pas fait compliment. La
difficulté qu' elle trouvoit à triompher de
lui, ne faisant que rendre plus vif le
desir qu' elle en avoit, il n' y eut rien qu' elle
ne tentât pour y parvenir : tendres propos,
contes hasars, regards vifs, tout
fut mis en usage, et rien ne réussit. Plus
impatientée enfin de la froideur de Taciturne,
qu' elle n' étoit honteuse des
p514
moyens qu' elle employoit pour la vaincre,
elle se leva brusquement d' auprès
de lui, et en haussant les épaules, se
rapprocha de l' oie et de Schézaddin.
à son air, l' oie jugea qu' elle n' étoit
pas contente, et lui demanda à demi-bas,
si Taciturne avoit toujours le ridicule
d' être indifférent. Ah mon dieu !
Répondit la grue d' un air piqué, je n' en
sçais rien ; mais ce qu' il y a de sûr, c' est
qu' il a étonnamment peu d' usage du
monde. Je m' ennuie mortellement, ajouta-t-elle,
de me trouver vis-à-vis d' un
homme qui positivement n' entend ni ne
voit ; et ritablement, c' est que j' en
périrai, si vous n' avez pas la complaisance
de faire un diateur avec moi.
Manzaïde étoit si comblée de joie de
se voir seule avec Schézaddin, que la
proposition du médiateur la fit pâlir. La
grue le remarqua ; mais en faisant des
excuses à la princesse de troubler ses
plaisirs, elle lui fit si bien sentir que
Taciturne étoit insoutenable, qu' enfin
Manzaïde consentit à ce qu' elle lui proposoit,
et sonna pour que l' on préparât
une table auprès de son lit.
Le roi d' Isma, qui ne desiroit pas plus
de jouer que Manzaïde, n' étoit pas moins
piqué contre Taciturne, que la grue
p515
me, et en le regardant d' un oeil de
courroux, cherchoit en lui-même les
moyens de l' obliger à aimer la grue,
sans cependant y intéresser trop sa
justice. Chose difficile, et qui exigeoit les
plus grandsnagemens !
Enfin, on se mit au jeu. La grue étoit
ce jour-là si parée et si couverte de diamans
qu' elle en éblouissoit ; et si Taciturne
eût eu plus de goût pour les pierreries,
il n' est pas douteux qu' elle ne lui
eût paru fort belle. Schézaddin, à qui sa
tendresse pour l' oie ne permettoit point
de ne pas trouver la grue fort aimable, et
qui croyoit, d' ailleurs, en lui disant des
galanteries, disposer son impitoyable
favori à la traiter avec moins de barbarie,
l' accabloit des éloges les plus outrés.
Vous êtes, aujourd' hui, madame,
lui dit-il, coëffée à ravir, et d' un goût
charmant ! Oui, répondit-elle, c' est à
l' oiseau royal ; et j' aime tant cette
coëffure, que, quoiqu' elle ait passé de mode,
je ne puis me résoudre à la quitter. Je ne
suis pourtant pas infiniment surprise que
l' on s' en soit dêgoûté. Bien des gens
trouvent qu' elle donne un air étranger ;
et peut-être, si je ne me rendois justice,
me trouverois-je moins faite qu' une autre
pour la porter. Quand elle ne seroit
p516
pas agréable, vous l' embelliriez, n' est-il
pas vrai, Taciturne, ajouta Schézaddin,
en lui faisant signe de pondre favorablement
pour la grue ? Mais, sire, repartit
celui-ci, qui craignoit qu' aps
avoir loué la coëffure, on ne l' obligeât
à louer la personne, je suis de l' avis de
madame, et je trouve comme elle, que
l' oiseau royal donne un air fort étrange.
Au reste, continua-t-il, en fronçant le
sourcil, je joue en pique, et j' appelle le
roi de carreau.
à cetteponse si seche, et si peu
polie, Schézaddin rougit de colere, la
grue pensa pleurer de douleur, et Manzaïde
resta comme pétrifié. Taciturne
seul crut qu' il avoit fort bien parlé, ou
du moins s' embarrassa peu que l' on ne
fût pas content de sa réponse.
Il est facile de deviner, sans qu' on
soit obligé de le dire, que les différens
intérêts qui les agitoient tous ne les
laissoient pas avoir une grande attention à
leur jeu, et qu' ils y faisoient des fautes
énormes. Cet ennuyeuxdiateur n' étoit
pas encore à moitié, lorsque l' on
vint dire à la princesse que le souper
étoit prêt ; dans l' instant elle jetta les
cartes, et fit servir auprès de son lit. Les
mes mouvemens qui les avoient occupés
p517
pendant le jeu, ne les agiterent
pas avec moins de violence pendant le
souper. Sczaddin et Manzaïde ne firent
que se regarder et se sourire ; la grue
et Taciturne, tous deux piqués, l' un de
ce que l' on vouloit le rendre sensible,
l' autre de ce qu' il ne vouloit pas l' être,
gardant le plus profond silence ; ils firent
le plus court et le plus silencieux souper
dont peut-être les historiens nous aient
conservé la mémoire.
Vous ne me croirez sans doute pas,
dit Schah-Baham ; mais je veux mourir
si, pour rien, j' aurois voulu être de ce
souper-là ; et si, cela faisoit bonne
compagnie assurément. De toutes les choses
dont le prophete permet que je sois affli
en ce monde, celles qui m' incommodent le plus,
sont le silence, ou ces
sottes conversations toutes pleines d' esprit.
C' est-à-dire, qu' à table j' aime ce
qu' on appelle des rebus, et ces drôles
de chansons chacun chante à tue-tête,
et autant qu' il lui plaît. Car, pour
ces grands airs, pendant lesquels on n' ose
rien dire, j' aimerois tout autant un opéra.
Ma foi ! Je l' ai dit quelque part, on
ne se divertit plus. ah ! Madame Anrou !
mirdondaine ; la queue du mouton, voilà
de l' agréable. La sçavez-vous chanter ?
p518
Visir, la queue du mouton ? Oui, sire,
pondit Moslem, c' est une des plus
belles rondes de table que je connoisse,
et celle de toutes que je chante le plus
volontiers ; j' ose même me vanter de la
chanter plus comiquement que personne.
Je trouve, moi, reprit Schah-Baham,
plus de gaieté dans la queue de
mouton ; mais, à mon gré, il y a plus
de morale dans mirdondaine . Quoi qu' il
en soit, je vous réponds bien que nous
les chanterons ce soir tous deux en
chantant . Voyez la queue ! La belle
queue ! etc.
LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 40
aussi-tôt que le souper fut fini, la
grue qui vouloit obliger Schézaddin,
ou qui, malgré les rigueurs de Taciturne,
avoit ses raisons pour desirer d' être
seule avec lui, le tirant doucement par la
manche, lui fit signe de la suivre. Cette
invitation le fit pâlir. Il craignoit qu' elle
ne s' en tint pas avec lui au seul récit de
ses sentimens ; et qu' une grue qui respectoit
assez peu les bienséances pour lui
montrer sa jambe en public, ne poussât
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en particulier les choses au dernier point.
Quoiqu' en cet instant elle eut un air sérieux,
et même assez sec, il n' en étoit
que plus alarmé, et ne l' auroit rement
pas suivie, si le roi de Tinzulk, par un
regard enflammé de colere, ne l' y eût
forcé.
Manzaïde ne les vit pas plutôt disparoître,
qu' avec l' air le plus effrayé : ah
madame ! S' écria-t-elle, pourquoi
m' abandonnez-vous ? Eh quoi ! Princesse,
lui dit Schézaddin en souriant de sa
crainte, et en se remettant sur le lit,
leur retraite doit-elle tant vousplaire ?
Ah seigneur ! S' écria-t-elle encore, presque
hors d' elle-même, si vous m' aimez,
rappellez-les, ne me laissez pas exposée
au danger d' être seule avec vous !
Le prince, à qui la figure de Manzaïde
ne donnoit pas l' idée de lui manquer de
respect, ne sçut d' abord que penser des
craintes qu' il lui voyoit ; et, s' il l' eût
moins aimée, l' auroit trouvée ridicule,
d' en concevoir une qui convenoit si
mal à son état présent. Mais en réfléchissant
sur la situation où il se trouvoit
avec elle, et à l' extrême peur qu' elle
sembloit lui inspirer, il comprit qu' elle
en auroit moins, s' il n' avoit pas beaucoup
à espérer de la solitude on les
p520
avoit laissés. Rempli de cette idée, et
sentant naître des desirs qui, sans avoir
encore d' objet déterminé, l' occupoient
déjà vivement : non princesse, lui dit-il,
je ne me sens pas la force d' obéir ; et
si j' osois, je me plaindrois de ce que tout
s' accordant à me favoriser, Manzaïde
seule veuille s' opposer à mon bonheur.
Barbare ! Dit-elle, en lançant sur lui
les regards les plus passionnés, est-ce
ainsi que vous interprétez mes craintes ;
et pouvez-vous les attribuer à quelqu' autre
chose qu' à l' excès de mon
amour ? Hélas ! Répondit-il tristement,
plût aux dieux cruels dont la colere
vous poursuit, que vous pussiez vous
montrer à mes yeux avec tous vos
charmes, je ne vous prouverois que
par mon respect, à quel point je vous
aime.
Nous sommes seuls, vous m' aimez,
pondit Manzaïde, qui commençoit à se
calmer, et si vous pouviez me voir telle
que je suis, je doute, à la violence de
vos sentimens, que ce fût du respect que
vous voulussiez me prouver le plus, et
à ma foiblesse, que je ne vous pardonnasse
pas trop aisément d' en manquer.
Quoi, s' écria-t-il, vous me pardonneriez
de vouloir me rendre heureux ? Je
p521
vous aime assez pour le croire, répondit-elle,
et je suis assez sincere pour vous
le dire. Ne croyez pas, cependant, que
sans la désagréable forme qui cache mes
ritables traits, tout l' amour que j' ai
pour vous m' arrachât un aveu que je
ne devrois pas vous faire : mais l' état
je suis, me permet d' autant plus de
choses, que vous pouvez moins abuser
de ma foiblesse. Pourquoi donc me
craignez-vous tant ? En vérité, repliqua-t-elle,
je n' en sçais rien ; il faut que ce
soit par préjugé d' éducation ; car il est
réel que tant que je serai ce que je suis,
je puis, sans courir aucun risque, demeurer
seule avec vous. à vos questions,
et à l' air fin avec lequel vous m' observez,
je vois que vous me soupçonnez
de vous tromper ; et je vous jure que
vous avez tort. Oui, je vous le jure,
ajouta-t-elle en souriant, je suis de bonne
foi. Je vous crois, puisque vous le
voulez, pondit-il, mais je vous avoue
que ce n' est pas sans peine.
à ces mots il la fixa, mais avec tant
de passion ! Ses yeux exprimoient si
bien la vivacité de ses desirs, que
Manzaïde, qui le craignoit toujours, le
pria encore de rappeller Taciturne et la
grue. Il l' assura qu' il n' en feroit rien.
p522
Mais, que vous importe, lui demanda-t-elle,
qu' ils ne soient pas ici ? Ne voyez-vous
pas que vous ne gagnez rien à leur
absence ? En ce cas là, reprit-il, que
vous importe qu' ils y soient ?
Cette raison étoit sans replique ; aussi
la princesse ne pondit-elle rien.
Schézaddin qui n' étoit pas bien persua
qu' elle n' eût pas, pour s' effrayer tant,
quelque raison particuliere, et cherchoit
à la démêler, commença par lui
faire des reproches sur le peu de plaisir
qu' elle avoit à être avec lui ; et Manzaïde,
comme il l' avoit pvu, ne manqua
pas de lui reprocher aussi son injustice,
de lui faire des protestations de tendresse,
et de l' assurer qu' il n' y auroit rien
qu' elle t lui refuser, s' il dépendoit
d' elle de le rendre heureux.
Eh bien ! Répondit-il, pour me prouver
qu' il n' y a rien, si vous le pouviez,
que vous ne voulussiez faire pour moi,
accordez à mes desirs tout ce que dans
l' état où vous êtes... vous êtes fol !
Interrompit-elle avec étonnement, cela
ne peut pas se proposer ! Je croyois que
si, repliqua-t-il, et qui plus est, je ne
cesserai pas de le croire, que vous ne
m' ayez démontré, mais avec la derniere
évidence, qu' il y a tant d' absurdité à ce
p523
que je vous demande. Cela ne sera pas
si difficile que vous le croyez, reprit-elle :
toute oie que je parois, je ne le
suis pas ; et je ne puis, par conséquent,
vous accorder les plus légeres faveurs,
que ce soit, non une oie, mais Manzaïde
qui vous les accorde. La figure
que j' ai actuellement, ne rendroit pas
ma foiblesse moins honteuse ; et je n' en
aurois pas moins à rougir devant moi-même.
Je vous avoue, d' ailleurs, que je
ne conçois rien à vos desirs ; ce que je
suis, ne doit pas vous en inspirer ; et
quand il se pourroit que je me trompasse
là-dessus, vous vous imaginez bien que
ce seroit en vain que vous me les exprimeriez.
Croyez-moi, cher prince, ajouta-t-elle,
attendons des tems plus heureux,
des tems, où pouvant nous livrer
à toute notre ardeur, nous jouirons
d' unelicité d' autant plus grande, que
nous n' aurons pas à rougir de nos
transports.
à ces paroles qui, pour paroître fort
sensés à Schézaddin, ne lui en plaisoient
pas davantage, elle lui tendit l' aile
amoureusement. Quelque fâché qu' il fût
de lui trouver une vertu si sévere, il se
précipita dessus cette aile, qu' elle vouloit
bien lui abandonner, et la baisa
p524
avec une ardeur extrême. Enrité ! Lui
dit-elle, il faut que vous m' aimiez bien,
pour croire que c' est une main que vous
baisez ! Oui, princesse, répondit-il,
non-seulement je le crois ; mais encore,
je ne doute pas que ce ne soit la plus
belle main de l' univers.
Après s' être long-tems abandonà
ses transports, Schézaddin, en regardant
Manzaïde avec autant de volupté, que
si elle se fût offerte à ses yeux avec tous
les charmes qu' il s' obstinoit à lui supposer ;
vous avez, lui dit-il, paru si blessée
de toutes les propositions que je vous
ai faites, que je crains, quelque simple
que soit ce que j' ai à vous demander,
qu' il ne vous paroisse raisonnable.
Vous me causeriez pourtant une douleur
sensible, si vous refusiez de me
satisfaire. Elle lui dit qu' il pouvoit parler.
Puisque je suis, continua-t-il, privé du
bonheur de vous voir, daignez, au
moins, me dire quels sont vos ritables
traits, et me faire un détail circonstanc
de vos charmes. Parlez-moi, de
grace, naturellement. êtes-vous blonde ?
Non répondit-elle, je suis brune ;
mais à ce que l' on disoit autrefois, j' ai
la plus belle peau que l' on puisse avoir.
Et, sans doute, vous l' avez douce ? Oui,
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repliqua-t-elle, la plus douce du monde.
Ah princesse ! S' écria-t-il, en soupirant ;
et la gorge ? Mais, pourquoi le demander,
ne sçais-je pas déjà qu' il n' y en a
pas de plus parfaite ? Il y auroit, repartit-elle,
bien de l' amour-propre à moi à
le penser ; mais il est vrai que je l' ai fort
belle, ainsi que les bras, les mains, et
les jambes. Je suis grande, sans être
gigantesque, et menue sans maigreur. Enfin,
puisque vous exigez de moi un détail
qui ne vous laisse rien à desirer, j' ai
le visage du monde le plus agréable,
les traits les plus réguliers, les levres
d' une fraîcheur singuliere, et les dents
les plus blanches et les mieux rangées
que l' on puisse voir.
Ah jernie ! Visir ! Dit schah-Baham,
finissez-donc ! Ne voyez-vous pas que ce
portrait-là est d' une force... qui...
c' est que moi, je ne suis pas de ces personnes
à qui l' on peut dire de ces choses-là,
comme on leur en dit d' autres,
au moins ! Pourquoi toutes les oies ne
sont-elles pas faites comme celle-là ?
Une peau douce, une gorge, avec des
jambes d' une beauté, précisément de la
façon dont je les voudrois toujours
trouver ! Sans doute, j' avois grand tort
de dire que cette oie-est délicieuse à
p526
épouser ! Qu' on m' en trouve seulement
une pareille, et l' on verra !
Quoique Manzaïde eût peut-être
quelque chose encore à dire d' elle-même
à Schézaddin, elle ne jugea pas, cependant,
à propos de pousser plus loin
son portrait. Aimable Manzaïde, lui dit
le prince, vous ne me dites pas tout !
C' est de vous seul, répondit-elle en
rougissant, que je veux apprendre ce
que je ne puis valoir ; et si, lorsque
nous serons unis, je vois augmenter
votre amour, je croirai qu' il n' est pas
de mortelle qui m' égale. Ah ! S' écria-t-il,
qu' il me seroit doux de pouvoir
dès ce moment vous donner cette
certitude ; et que je souffre des retardemens
que vous opposez à mon bonheur !
Quoi ingrat, répondit-elle, est-il possible
que la façon dont je vous prouve
mon amour, n' ait pas encore banni votre
défiance, et que vous m' imputiez des
malheurs dont quoi que vous disiez, il
ne se peut pas que je ne souffre autant
que vous-même ! N' allez-vous point encore
imaginer que je prends un plaisir
singulier à paroître à vos yeux, sous la
détestable forme que... non, interrompit-il,
je ne le crois pas ; mais je suis
persuadé que vous me refusez des choses
p527
que vous pourriez m' accorder ; et je
ne doute point par exemple, que si
vous le vouliez, je ne pusse vous voir
telle que vous êtes. Ah ! Cher prince !
S' écria-t-elle avec effroi, bannissez une
si dangereuse idée ! Mes pressentimens
ne m' ont donc point trompé, reprit vivement
Schézaddin, il est donc vrai que
je pourrois vous voir ! Eh qu' importe à
quel prix ! Quel que soit le sort qui
m' attend, dussé-je même en mourir ! Manzaïde !
Si je vous suis cher, daignez m' accorder
une grace, sans laquelle aussi-bien
je ne puis plus vivre, depuis que
je sçais qu' elle est en votre pouvoir.
Le prince ajouta à ces paroles des
prieres si pressantes ! Il paroissoit si
passionné ! Manzaïde l' aimoit avec tant
d' ardeur, qu' enfin elle cessa de lui refuser
ce qu' il lui demandoit. Il est vrai,
lui dit-elle tristement, que je puis me
montrer à vos yeux telle que je suis ;
mais c' est à une condition que je doute
qui vous convienne, qu' il ne m' est pas
possible de modérer, et que l' état me
met votre amour, me rend si nécessaire,
que, quand il pendroit de moi de
vous en dispenser, je vous l' imposerois
sans doute. Ah ! S' écria-t-il, quelle qu' elle
soit, je jure... ne vous engagez pas
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témérairement, interrompit-elle, et
sçachez, puisque vous m' y forcez, que
je ne puis reprendre à vos yeux ma
forme naturelle, que vous ne consentiez
à vous revêtir de celle que vous
me voyez, aussi long-tems que j' en serai
débarrassée. Vous voyez bien, seigneur,
ajouta-t-elle en le voyant rêver, que
j' ai bien fait de prévenir vos sermens.
Vous me rendez bien peu de justice,
pondit-il vivement, si vous me croyez
seulement capable de balancer. L' unique
grace que je vous demande, c' est de ne
pas différer ma métamorphose.
Malgré l' ardeur extrême avec laquelle
il prioit Manzaïde de vouloir bien le
faire oie plutôt qu' il seroit possible,
elle crut devoir lui représenter encore
que cette transformation, en ce moment
le seul de ses desirs, pourroit lui
déplaire. Voyant enfin qu' il ne daignoit
pas l' écouter, elle le regarda fixement,
et prononça quelques paroles
barbares, qui le firent devenir l' oie le
mieux formé de la nature. La princesse,
au même instant, changea de figure, et
offrit aux yeux de Schézaddin tant de
charmes, que quelque prévenu qu' ilt
par l' idée qu' il s' étoit faite d' elle, il fut
ébloui de sa beauté. Qui, s' écria-t-il,
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c' est vous ! Vous me charmez, mais vous
ne m' étonnez pas ! Oui ! Mon coeur vous
avoit devinée !
Alors, son amour lui faisant oublier
le nouvel état qu' il venoit d' embrasser, il vola
sur Manzaïde avec la même ardeur
qu' un instant auparavant il se
seroit précipité dans ses bras. La princesse
enchantée des preuves qu' il lui
donnoit de sa tendresse, et ne le craignant
plus, loin de se refuser à ses caresses,
l' en accabla elle-même. Ce n' étoit
pas qu' intérieurement elle n' eût honte
de sa foiblesse ; mais telle est la puissance
de l' amour, qui ne laisse pas naître les
remords, ou qu' il les rend inutiles.
Plus entraînée encore par sa tendresse,
qu' elle n' étoit arrêtée par sa vertu,
Manzaïde n' emcha pas que le bec de
Schézaddin ne cherchât sa bouche, et
que, quand il l' eut trouvée, il ne s' abandonnât
à tous les transports qu' elle
lui inspiroit. Les délices dont il s' enivroit,
et le peu d' embarras que lui causoit son
bec, lorsqu' il l' approchoit de la
bouche de la princesse, lui firent penser
que s' il étoit oie véritablement, le bec
dont elle l' avoit pourvu l' incommoderoit
davantage ; et que son ame soumise,
malgré elle-même, à la foiblesse des
p530
organes du corps dans lequel elle étoit
renfere, ne pourroit pas être capable d' une
aussi délicate volupté que celle
qu' il sentoit. Persuadé par toutes ces
idées, dont la justesse l' étonnoit, que sa
tamorphose n' étoit qu' une illusion,
mais voulant achever de s' en convaincre,
il crut qu' il devoit essayer si les
ailes qu' il se voyoit à la place de ses
mains, ne lui seroient pas plus utiles
qu' elles ne l' auroient été à tout autre
oie que lui, dans les circonstances où
il se trouvoit. Il espéroit même, en cas
que de ce côté, il se trouvât aussi bor
qu' il avoit lieu de le craindre, que l' amour
étant lui-même le premier enchanteur
de l' univers, détruiroit le charme
de Manzaïde, ou le lui rendroit
moins à charge.
Pour sçavoir ce qui en pouvoit être,
il voulut d' abord écarter avec son aile,
le manteau de lit de Manzaïde, qui lui
couvroit presque toute la gorge. Soit
que la princesse ct que ce seroit en
vain qu' il l' entreprendroit, soit qu' elle
pensât que s' il y parvenoit, il n' en seroit
guere plus heureux, et pas plus à craindre,
ou qu' elle jugeât qu' il étoit ridicule
de lui disputer une chose de si peu
d' importance, elle le laissa faire en souriant.
p531
Après quelques tentatives assez malheureuses
pour qu' elles lui fissent beaucoup
regretter ses mains, il imagina de
se servir de son bec. Le succès de cette
invention fut si prompt et si grand, qu' il
soupira de ne l' avoir pas trouvée plutôt.
Encouragé par sesussites, sentant augmenter
des desirs à mesure qu' il les satisfaisoit,
Schezaddin, après s' être voluptueusement
arrêté sur le peu qu' il découvroit
de la gorge de Manzaïde, voulut
passer à d' autres entreprises. La princesse
qui quand elle l' auroit soupçonné
d' être téméraire, ne croyoit pas que l' état
il étoit, lui permît de concevoir
de grands projets, ou du moins de les
exécuter, ne s' effraya pas beaucoup de
le voir badiner avec son bec autour de
son corset. Elle avoit de si bonnes raisons
de croire que cela ne pouvoit le mener à
rien, qu' elle ne daigna seulement pas
paroître le remarquer. Schézaddin profitant
de la dangereuse sécurité où elle étoit,
saisit avec tant de vivacité, et tourna si
adroitement un noeud de rubans, qu' il
le dénoua avant qu' elle eût cru la chose
possible, ou qu' elle eût imaginé qu' il
songeât à la tenter. La surprise qu' elle
en eut fut si grande, que Schézaddin qui,
comme elle, ne perdoit pas son tems à
p532
s' étonner, eut le tems denouer encore
un ruban, qu' elle doutoit encore, si ce
qu' il faisoit étoit possible ; et que, quand
elle en fut bien convaincue, elle trouva
qu' elle auroit à renouer tout son corset.
Quoiqu' il lui parût cruel de priver le
prince du fruit de toutes les peines qu' il
s' étoit données, elle crut avoir laissé
faire assez à l' amour, et en soupirant,
des conseils affreux que lui donnoit sa
vertu, elle se mit en devoir de les suivre,
et porta, mais lentement, ses mains à
son corset. En s' apprêtant àparer le
désordre où il l' avoit mise si ingénieusement,
elle le regarda d' un air triste ;
comme si elle lui eût demandé pardon
du tort qu' elle alloit lui faire, ou qu' elle
eût imploré son secours contre elle-même.
Mais Schézaddin n' entendant pas
tout ce que lui disoient les yeux de Manzaïde,
ou s' effrayant de ses propres entreprises,
encore plus que celle qui en
étoit l' objet, n' osa s' opposer à ce quelle-même
ne faisoit qu' en tremblant.
La princesse voyant enfin qu' il ne
sçavoit seulement pas la prier d' arrêter,
en poussant un profond soupir que l' imbécille
retenue de son amant, et la violence
qu' elle se faisoit, lui arracherent,
saisit ces funestes rubans qu' elle se voyoit
p533
condamnée à renouer. Comme elle étoit
dans un état qui ne laisse pas à la raison
un exercice bien libre, et que d' ailleurs
l' habitude l' entraînoit, ce fut par les rubans
d' en bas qu' elle commença. Mais,
dira-t-on, elle devoit d' autant plus songer
à renouer d' abord les rubans d' en
haut, que Sczaddin regardoit avec plus
de transports ce qu' elle se croyoit obligée
de lui cacher. Eh bien ! Ce fut peut-être
à cause de cela même que, sans le
vouloir, elle y pensa moins. Lorsque la
vertu combat l' amour, c' est bien assez
pour elle d' être oie, sans aller chercher
si elle devroit l' être mieux, ou plus
promptement.
Avant que Manzaïde qui, (ne voulant
pas qu' il restât aucunes traces des entreprises
de Schézaddin, raccommodoit
fort doucement ce qu' il avoit défait si
vîte) eût fait la moitié de l' ouvrage
qu' elle s' étoit imposé, il vit combien il
avoit tort de la laisser faire ; mais trop
amoureux pour employer contre elle ce
ton d' autorité qui réussit toujours si bien
aux amans aimés : ah cruelle, s' écria-t-il,
du ton le plus tendre, et enme
tems le plus soumis, que vous m' aimez
peu ! Que vous le croyez peu, vous-même !
Répondit-elle, en s' artant, et
p534
que je suis honteuse de ne pas riter le
reproche que vous me faites !
En achevant ces paroles, elle voulut
continuer son ouvrage ; mais Schézaddin,
à qui l' amour, les desirs et la douleur ne
laissoient plus la crainte de déplaire, lui
opposa une si vive résistance, ou pour
mieux dire, elle se trouvoit si foible contre
lui, qu' il n' eut pas beaucoup de peine
à en triompher. Mais êtes-vous raisonnable,
lui disoit-elle d' une voix foible,
et entre-coupée, (pendant qu' il travailloit
avec autant d' ardeur, que de succès
à la remettre dans son premier état)
est-il naturel d' exiger de pareilles choses,
ne craignez-vous point que je ne vous le
pardonne jamais ?
Quoique Schézaddin ne sçut pas encore
combien les femmes disent de choses,
quand elles ne peuvent dire que des
riens ; le ton de la princesse étoit si tendre !
En lui résistant, elle se défendoit si
mal ! Ses yeux l' assuroient de tant d' indulgence,
qu' il ne lui fut pas possible de
se prendre plus long-tems aux mouvemens
de Manzaïde. Les interprêter
comme il le devoit, et malgré tout ce
qu' elle disoit encore, écarter intrépidement
tous les obstacles qu' elle lui avoit
opposés, fut la seule réponse qu' il crut
p535
devoir lui faire. Il ne s' étoit pas tant
tourmenté sur le corset pour faire grace
à la tunique ; et ce bec, qui jusques-là
lui avoit été si favorable, lui servit encore
à triompher et à jouir.
Est-il possible, lui disoit Manzaïde en
s' agitant, et sans doute, pour tâcher de
lui échapper, est-il possible que vous ne
soyez pas encore content, et que vous
ne sentiez pas à quel point ce que vous
faites doit me déplaire !
Ah ! Parbleu, oui ! Dit schah-Baham,
voilà de bons propos ! Comme il croit
cela à présent, lui ! Eh ! Non, non, il ne
lui déplaira pas, j' en suis sûr, ou du
moins, il faut l' avouer, il me tromperoit
bien. Est-ce qu' elle croit, par parenthese,
que c' est pour rien qu' on se fait
oie ? Je me souviens, moi, par exemple,
qu' une ou deux fois, oume trois
fois en ma vie, et si je n' étois alors,
graces à Dieu, guere plus oie que vous
ne me voyez, on me dit précisément que
je plairois, parce que pour ce qu' on
appelle le respect, j' avoue que je le perds
volontiers, et ce n' est point par mauvaise
éducation, ou par envie de faire de la
peine ; mais c' est que je suis né comme
cela ; et que, comme a très-bien dit le
visir, l' usage du monde est une belle
p536
chose, sur-tout quand on sçait le placer
il convient. Au reste, c' est que je
n' en fus pas la dupe ; et c' est ce qui ne
peut manquer d' arriver, lorsque, comme
moi, l' on connoît bien les femmes ;
et ce n' est pas une chose aussi aisée qu' on
le croit d' ordinaire, non ! Je vous dirai
(j' en parle, au surplus, pour en parler)
qu' il est vrai qu' elles sont bien fausses.
Ce n' est pas que je ne consente qu' elles
n' aient de la vertu ; mais, si vous leavez,
dites-moi, je vous prie, à quoi servent
les façons ? Voilà ce que je n' ai jamais
compris. Car, si ce n' est qu' elles ennuient,
à quoi d' ailleurs sont-elles bonnes ?
Mais, quels propos ! Lui dit la sultane,
est-il possible que vous n' en sentiez
pas l' absurdité ! Vous permettez la vertu...
oui, interrompit schah-Baham, à
mon corps défendant, j' en conviens,
mais n' importe, elle est respectable. Mais,
reprit la sultane, vous ne passez pas les
façons. Eh ! Qui en fait faire, si ce n' est
la vertu, ou du moins lacessité d' en
montrer ? Ah ! Oui, dit le sultan en se
levant, de la conséquence dans les discours !
De la dissertation ! Du raisonnement !
C' est que je m' en vais, moi,
quand je trouve de tout cela. Quoique
d' aucune façon je ne me croie fait pour
p537
avoir tort, j' aimerois mieux, vous comprenez
bien, convenir que je ne sçais ce
que je dis, que d' en dire davantage.
LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 41
Les regards de la princesse, le ton
me dont elle faisoit des reproches à
Schézaddin, marquoient si peu de colere,
qu' il ne lui fut jamais possible de
croire qu' elle fût véritablement fâce.
Quand, en pareil cas, on imagine qu' une
femme ne sefend qu' à regret, il est
bien difficile de ne pas penser aussi que
l' on peut tout tenter sans lui déplaire :
et rien ne mene aussi loin qu' une pareille
idée. Une femme qui vous la voit s' effraie,
en cherchant à vous l' ôter, s' y
prend ordinairement de façon qu' elle la
justifie. Quoique Manzde nesistât
plus au prince qu' avec mollesse, qu' elle
parût même craindre de l' offenser, en
se fendant encore contre lui, et que
par conséquent il pût hasarder des propositions,
il sentit qu' il y a des choses
qu' il vaut encore mieux ravir que demander.
Ce n' est pas que quand on les
demande avec une certaine politesse,
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elles vous soient toujours refusées ; mais
avant que l' amour ait triomphé de la
vertu, ou que l' on ait juà propos de
se rendre, lorsque l' on ne se défend que
par coquetterie, et que l' on ne se livre
que par caprice, on a perdu bien des
momens qu' en ne demandant rien, et en
hasardant tout, on auroit fort convenablement
employés.
Schézaddin qui, sans doute, sçavoit
cela, écarta, sans la permission de Manzaïde,
cette tunique qui voiloit les beautés
qu' elle lui disputoit encore, ou dont
elle ne lui permettoit pas assez la vue.
Admirer, être ébloui, se perdre dans les
plus vifs et les plus tendres transports,
furent les seuls remercimens qu' il put lui
faire. Qu' ils étoient flatteurs pour elle,
et quel gne lui sçut-elle pas de son silence.
Après avoir joui quelque tems des
charmes qu' elle lui abandonnoit enfin,
il se sentit tourmenté par de nouveaux
desirs. Qu' on est à plaindre quand on
aime ! Ah ! Disoit-il en lui même, si j' avois
pu voir Manzaïde, sans être forcé
de me revêtir de la me forme qui me
cachoit la sienne, sans doute elle auroit
pu se défendre contre moi ! Cette idée
troublant ses plaisirs, il pria la princesse
(mais assez tendrement, pour qu' elle ne
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pût pas croire que ce fût l' ennui d' être
oie qui le gagnât) de vouloir bien,
sans cesser de paroître telle qu' elle étoit,
lui rendre sa figure. las ! Lui répondit-elle,
je ne suis point assez malheureuse
pour que ce que vous me demandez soit
en ma puissance. Cruelle ! Repartit-il, ne
cesserez-vous jamais de me craindre ; et
les preuves que je vous donne de mon
respect ne devroient-elles pas vous rassurer ?
Votre respect ! Dit-elle en souriant,
et en se regardant dans l' état où
il l' avoit mise, est-ce là son ouvrage ?
Ah ! Manzaïde ! S' écria-t-il, si vous m' aimiez,
vous paroîtrois-je coupable ?
Mais, si je vous aimois moins, repliqua-t-elle,
aurois-je tant de choses à vous
pardonner ; et en serois-je réduite à rendre
graces aux dieux de ne pouvoir
pas porter plus loin l' indulgence ?
Schézaddin obstiné, comme le sont
tous les amans lorsqu' ils sont sûrs de
plaire, la pria encore, et toujours en
vain, de vouloir bien, sans se revêtir de
cette désagréable figure qui lenoit si
cruellement, la lui ôter. Déséspéré de
sa résistance sur cet article, il ne s' occupa
plus que des beautés qu' elle avoit consenti
à lui abandonner. Mais loin qu' elles
pussent le distraire de ses nouveaux desirs,
p540
elles les lui faisoient sentir avec plus
de violence. Inquiet, troubdans ses
plaisirs par l' idée de ceux que Manzaïde
auroit pu lui donner encore, il ne goûtoit
plus qu' en soupirant ce même bonheur
qui, quelques instans auparavant,
suffisoit pour remplir ses voeux. La
tendresse, la volupté même qu' il voyoit
regner dans les yeux de la princesse, sûrs
garans qu' elle auroit tout pardonné, s' il
eût pu devenir plus coupable, lui faisoient
sentir plus vivement encore le
malheur de ne pouvoir pas l' offenser
davantage.
C' est un grand bien que d' avoir l' esprit
orné. La ressemblance qui se trouvoit
entre son aventure et celle où le
maître des dieux, sous la forme d' un cygne,
força Léda à partager ses feux, vint
enfin le frapper. La différence d' un cygne
à une oie est-elle donc si grande,
disoit-il ? Mais, Jupiter étoit un dieu !
Qu' importe ! Avec l' amour que je sens,
je suis plus qu' un mortel. Ah ! Si le bonheur
d' un amant doit se mesurer sur sa
tendresse, si c' est aux coeurs les plus
vivement pénétrés que l' amour doit ses
faveurs, le maître des dieux les méritoit
moins que moi !
Ce n' est pas ordinairement pour faire
p541
de petites choses, qu' on se choisit de
grands modeles. Animé par le sien, le
prince sentit redoubler son audace. Dans
le tems que la princesse, mollement livrée
au désordre de son ame, jouissoit
d' autant plus paisiblement des transports
de Schézaddin, qu' elle le croyoit moins
occupé de nouveaux projets, il sebarrassa
brusquement de ses bras. Avant
me qu' elle eût pu soupçonner son dessein,
il prit avec son bec la couverture,
qui, quoiqu' assez négligemment, l' enveloppoit
encore, et sautant en même tems
en arriere, il la mit dans un état bien
favorable à sa tendresse sans doute, puisqu' il
la fit rougir. On lui a vu jusques ici
tant de vertu, qu' il seroit possible
que l' on crût que dans cette occasion,
elle avoit, aussi bien que dans les
précédentes, rougi pour peu de chose. Pour
empêcher qu' on ne l' accuse de pruderie
mal à propos, il est nécessaire de rappeller
qu' elle avoit long-tems combattu,
qu' elle s' étoit par-conséquent retournée
souvent dans son lit, que sa tunique
s' étoit dérangée, et qu' elle n' y
avoit pas mis ordre. En vérité une
femme dans cette situation, accoutumée
me à ne rougir de rien, rougiroit au
moins de surprise.
p542
La sienne fut si grande, et Schézaddin
revola auprès d' elle avec tant de promptitude ;
elle se sentit accablée de caresses
si vives, qu' elle ne put pas d' abord le
priver des plaisirs que son audace lui
procuroit. Ce n' étoit pas qu' elle ne le
voulût ; mais peut-on toujours tout
ce que l' on veut. Qu' où regne l' amour,
la raison est de peu d' usage ; et qu' il est
bien plus aisé de sentir qu' on a trop d' indulgence,
que de s' empêcher d' en avoir
tant ! Si l' amour lioit les mains à la princesse,
la surprise lui glaçoit la voix ; et
dans une occasion où les cris auroient
été son unique ressource, elle ne pouvoit
former que des paroles mal-articulées,
et qu' encore Schézaddin arrêtoit
par des baisers d' une ardeur ! D' une violence
qu' il seroit difficile de comprendre,
à moins que l' on ne fût aussi amoureux
que lui, et assez heureux pour en
donner de pareils.
Une chose qu' on ne craindra pas d' assurer,
et que quelques personnes croiront
peut-être, c' est que ce qui nuisoit
le plus à la princesse, étoit la singuliere
admiration dans laquelle Schézaddin paroissoit
plongé. Il est si doux en effet de
plaire à ce qu' on aime, et de s' assurer, par
le délire l' on le voit, que l' on a de
p543
quoi lui plaire long-tems, qu' il est bien
difficile de s' arracher à ce plaisir ; sur-tout
lorsqu' on le doit plus à l' audace de
son amant qu' à sa propre foiblesse, et
que par conséquent on peut le goûter,
sans être obligée de se faire trop de
reproches.
Si le prince n' avoit rien exigé de plus
de Manzaïde, peut-être après toutes les
contestations ordinaires en pareil cas,
l' auroit-elle laissé jouir tranquillement
du fruit de son audace : mais après être
resté quelque tems enchanté de tout ce
qui s' offroit à sa vue, il voulut suivre
son modele jusqu' au bout. Manzaïde,
pour cette fois, persuae qu' il valoit
mieux qu' il ignorât combien elle pouvoit
le rendre heureux, que de lui donner si mauvaise
opinion de sa vertu, lui
opposa toute celle qui pouvoit lui rester.
Mais malgré la pureté de ses intentions,
elle auroit infailliblement succombé,
si n' espérant pas beaucoup de sa
sistance elle n' y eût ajouté les cris les
plus perçans. Schézaddin qui ne doutoit
pas qu' à la fon dont elle crioit, la grue
ne vînt à son secours, la laissa en frémissant.
Quoique le premier soin de la princesse
fut de réparer le désordre dans lequel
il l' avoit mise, il étoit si grand, et
p544
la grue arriva avec tant de promptitude,
que Taciturne qui la suivoit, eut le
tems de voir les plus belles choses du
monde. Il en fut d' abord si ébloui, qu' il
ne s' apperçut pas que son maître avoit
changé de forme. Il le vit enfin dans un
coin du lit, qui plus confus que repentant,
soupiroit, mais osoit encore regarder
Manzaïde. Dans le moment qu' effrayé
de cette métamorphose, il s' examinoit
avec la derniere attention, et
doutoit, si sans en être apperçu, on ne
l' auroit pas fait grue, Manzaïde reprit
sa figure, et rendit au roi de Tinzulk la
liberté de reparoître tel qu' il étoit.
Ah cruelle ! S' écria-t-il, en voyant
disparoître les beautés avec lesquelles
il s' amusoit si agréablement depuis
plus d' une heure, voilà le dernier
trait de votre haine, et celui que mon
coeur pouvoit vous pardonner le moins !
Cette exclamation, toute tendre qu' elle
étoit, ne calma point la princesse qui
avoit, en cet instant, l' air de l' oie la
plus effarouchée qu' on eût jamais vue.
Non, continua-t-il, je mourrai à vos genoux,
ou je vous verrai encore ! ôtez-moi
ces traits qui me sont devenus
odieux depuis qu' ils me privent du bonheur
d' admirer les vôtres ! Quelque colere
p545
que je doive lire dans vos yeux, le
plus grand de mes malheurs est celui de
ne les voir plus.
On peut juger si, après ce qui s' étoit
passé, Manzaïde se préparoit à gronder
son amant ; mais quand elle auroit eu
mille fois plus de colere, auroit-elle
pu, sans en être attendrie, recevoir ces
nouveaux témoignages de sa tendresse ?
D' ailleurs, qu' avoit-il donc fait de si
extraordinaire ? Eh bien ! L' amour l' avoit
emporté trop loin ; étoit-ce donc un si
grand crime ? En étoit-ce même un ? Et
celui d' avoir marq trop de froideur,
n' eût-il pas été mille fois moins pardonnable ?
Dans une situation, ou de façon
ou d' autre, un amant doit nécessairement
offenser, il est bien naturel que le
crime qui blesse le moins l' amour ou la
vanité de ce qu' il aime, soit celui qu' on
lui pardonne le plus aisément.
Quand la princesse n' auroit pas éperduement
aimé Schézaddin, et qu' elle
n' auroit pas sçu tout ce que méritoit un
amant qui, pour jouir un instant du bonheur
de la voir, n' avoit pas balanà
se faire oie ; elle avoit naturellement
l' ame noble et disposée à cette clémence
qui sied si bien aux personnes de son
rang. Cependant, malgré cette disposition
p546
naturelle et sa tendresse qui l' augmentoit
encore, elle fut au moins deux
minutes sans vouloir le regarder. Enfin
elle fit signe à la grue de s' écarter sans
sortir de la chambre. Aussi-tôt qu' elle
put parler au prince sans être entendue,
elle lui fit, non tous les reproches qu' elle
lui devoit, mais tous ceux qu' elle put
lui faire. Aussi ne le gronda-t-elle pas
long-tems ; et bientôt il lui parut, comme
à lui, que ce qui s' étoit passé étoit
non seulement tout simple, mais même
inévitable. Encore n' en crut-elle pas
trop dire.
Lorsque cette affaire fut reglée entr' eux,
en goûtant le plaisir de se voir,
ils se parlerent de celui qu' ils auroient
le lendemain. Amans, que vous êtes heureux !
Sans perdre rien du plaisir qui vous
occupe, vous jouissez du plaisir qui vous
attend, et sçavez vous rendre l' un aussi
présent que l' autre.
Après que Manzaïde et Schézaddin se
furent dit tout ce que l' on peut se dire
quand on s' aime, et qu' ils se furent redit
mille choses qu' ils croyoient se dire
pour la premiere fois, la princesse
voyant paroître l' aurore, le congédia.
Qu' elle arrive lentement cette aurore,
lorsqu' elle amene le jour que je dois
p547
vous voir, lui dit-il tendrement ! Qu' elle
se te, quand je ne puis devoir à son
retour que le malheur de vous perdre !
Nouveau sujet de conversation, que
Manzaïde saisit avec d' autant plus de
vivacité, qu' elle pouvoit, en le traitant,
dire à son amant plus de choses flatteuses.
Elle le traita long-tems, et ne crut
jamais l' avoir épuisé. Il y avoit enfin
plus d' une heure qu' ils se disoient adieu,
et qu' elle sentoit la nécessité de le
renvoyer, sans avoir la force de lui
prescrire de la quitter ; et peut-être, malgré
les raisons qu' elle avoit, que le jour ne
le trouvât pas dans le palais, le soleil l' y
auroit surpris si la grue, moins amusée,
et par conséquent moins distraite, ne
l' eût arracdes bras de Manzaïde. Ils
se parerent, le coeur aussi pénétré de
tristesse, que s' ils n' eussent jamais dû se
revoir. Pour les adieux de la grue et
de Taciturne, ils ne furent ni tendres ni
pétés : et comme la princesse depuis
que Schézaddin l' avoit si cruellement
offensée, ne l' en aimoit que mieux, la
reine des isles de Crystal, malgré le
respect de Taciturne, ne l' en aimoit pas
davantage. Que dire de cette bizarrerie ?
Dame ! Dit le sultan, qu' en dire en effet ?
La réflexion est fondée ; cela n' est pas
naturel.
p548
Je n' en suis pourtant pas bien
étonné, moi qui ne dis mot. Il y a long-tems
que je me doute que cette grue-là
est capricieuse ; et que c' est ce qui fait
qu' elle neait ce qu' elle veut. Quand
on en trouve de ce genre, on est à plaindre,
parce que d' abord on ne sçait sur
quoi compter ; et qu' il est vrai qu' il n' y
a rien de plus incommode, d' autant que
cela vous rompt toutes vos mesures. Au
fond, ces femmes-là n' en sont pas, je
crois, plus avancées ; car elles en diront
ce qu' elles voudront, il est très-rare
qu' on les amûse. Ce n' est pas qu' on ne le
voulût bien, mais on ne peut pas ; et
de-là vient qu' il n' y en a guere qui pensent
comme cela. Très-bien, dit la sultane ;
vous venez d' approfondir cette
matiere avec une sagacité dont vous devez
être très-content. Je croisme
qu' en la traitant plus long-tems, vous
risqueriez de gâter ce que vous avez dit.
Oh ! Répondit Schah-Baham, pardonnez-moi,
je ne vous ai pas encore dit le
quart de ce que j' ai vu là-dessus. Je suis
naturellement profond, moi ; et il est
bien rare que je ne voie pas dans les choses
encore plus qu' il n' y a ; mais s' il est
bon de tout sçavoir, je n' ignore point
qu' il n' est pas prudent de tout dire.
p549
LIVRE 4 PARTIE 8 CHAPITRE 42
Quelque pressé que fût Schézaddin
de témoigner à son favori à quel
point il étoit mécontent de sa conduite,
l' intérêt de son amour et la crainte de
compromettre l' honneur de sa princesse,
ne lui laisserent que l' idée de lui
obéir, en s' éloignant avec toute la
p550
promptitude possible du palais du roi
des terres-vertes. En vain Taciturne
qui se sentoit coupable, lui faisoit de
tems en tems de respectueuses agaceries
pour lui faire rompre un silence qui
commençoit à l' alarmer : fidele à son
objet, le roi regagnoit la forêt à grands
pas, et quoique son favori ne lui parlât
que de Manzaïde, il sembloit à peine
l' entendre, et être tout entier à la crainte
d' être vu. Ils parvinrent enfin au même
endroit où l' heureux Schézaddin avoit
attendu si peu d' instans, et crut pourtant
attendre un siecle que la nuit fût
arrivée, et où il lui avoit adressé de si
belles choses. Taciturne qui, à un regard
de fureur que son maître lançoit sur lui,
devinoit toutes les épithetes dont il alloit
en être honoré, prenant la parole
pour les prévenir : sire, lui dit-il, si j' avois
pu prévoir que votre majesté s' amusât
si bien, j' aurois fait mon possible
pour que ma grue ne se fût pas si immensement
ennuyée ; et peut-être ne seroit-elle
pas entrée si mal à propos ? Il me
paroît cependant nécessaire que vous
sçachiez qu' auprès d' elle, par des accidens
particuliers, la bonne volonté qu' on
pourroit avoir est toujours très-inutile ;
et je me flatte que quand vous sçaurez ce
p551
qu' on y devient, vous me trouverez
plus excusable que je ne vous le parois
à psent. Je m' étois cependant déterminée
à courir pour votre service, les risques
du monde les plus cruels ; mais
soit qu' elle n' ait pas pénétré mes intentions,
ou qu' elle ait cru devoir amener
les siennes, la conversation a commencé,
de son côté, par des sentimens si
sublimes et si épurés ; et très-innocemment,
j' ai suivi si bien la route qu' elle
sembloit me tracer, que quand la princesse
a jugé à propos de crier, nous en
étions tous deux à chercher, elle, comment,
après tant de dignité, elle m' ameneroit
à un entretien plus amusant ; et
moi, comment je pourrois manquer de
respect à une personne qui affichoit une
si haute vertu.
Le roi qui après ce qu' il sçavoit des
dispositions de la grue pour Taciturne,
ne pouvoit pas la soupçonner du ridicule
dont il cherchoit à la couvrir, alloit lui
pondre avec toute l' indignation dont
il se sentoit transporté, lorsqu' autour
d' une route, il apperçut un dindon. S' il
l' eût trouvé en deshabillé, c' est-à-dire,
simplement en plumes, cette vision ne
lui auroit pas été suspecte. Tous les dindons
du pays n' étoient pas sujets du
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prince des sources-bleues ; mais celui-
qui s' étoit revêtu d' une cuirasse, et
qui avoit même le pot ente, ne paroissoit
pas échap d' une basse-cour ordinaire,
et n' être là que pour prendre l' air.
Pendant que le roi l' examinoit avec
attention, voilà, lui dit Taciturne d' un
air de zele, un dindon qui s' est bien
précautionné contre les rhumes ou les
rencontres : il m' a tout l' air d' un ennemi,
et je meurs d' envie de tirer dessus.
En effet, répondit Schézaddin, que
veut dire cet appareil guerrier ? Ne seroit-ce
pas mon rival ? Ah ! Si c' étoit lui.
Comme il prononçoit ces paroles, un
autre dindon en bonnet de nuit, et qui
n' avoit pour touttement qu' une robe
de chambre légere, et pour toute arme
que son épée, s' offrit inopinément à ses
yeux. à la fierté de sa démarche, à ses
regards dédaigneux, à son air sombre,
il le reconnut aiment pour ce même
prince, de qui tout à la fois il desiroit et
craignoit tant la rencontre. à quelque
point cependant qu' il luit odieux, et
quelqu' envie qu' il eût d' en êtrebarrassé,
il eût bien voulu ne se pas voir
dans la nécessité de se mesurer avec un
pareil ennemi. Tout ce qui lui étoit arrivé
depuis quelques jours, se retraça à
p553
son esprit, et le fit desagréablement rêver.
Pour maîtresse, une oie ! Pour rival,
un dindon ! Forcé par sa haine, de se
battre contre l' un, oblipar la violence
de son amour d' épouser l' autre, quel
spectacle pour l' univers ! D' ailleurs, comment
se battre contre un dindon ?
Pendant qu' il étoit occupé de toutes
ces idées, son rival et lui cherchoient
à se peindre par leurs regards toute la
fureur qui les animoit. Après avoir en
quelque sorte soulagé sa haine par le
pris qu' il mettoit dans les siens, le
roi, plus arté encore par la crainte de
commettre sa princesse, que par le ridicule
de ce combat, alloit passer outre,
lorsque le prince des sources bleues se
jettant audacieusement au devant de ses
pas : non, non, lui dit-il, je ne vous laisserai
pas jouir aussi tranquillement que
vous vous en flattez, peut-être, de votre
bonheur et de mes tourmens, et vous
allez me payer de votre vie l' injuste
préférence que l' on vous donne sur moi.
Vous êtes bien heureux, répondit le
roi, avec la même fierté, de l' impossibilité
vous me mettez de m' immoler
le téméraire qui ose aimer Manzaïde, et
me le dire : mais vous ne serez peut-être
pas toujours... si vous me haïssez autant
p554
que vous me le dites, et que vous le
devez, interrompit le dindon, l' obstacle
que je vois qui vous arte, ne subsistera
pas long-tems. Moins favorisé dans
mon malheur, que l' ingrate qui vous
sacrifie à la fois, et son honneur et mon
amour, je ne puis, comme elle, m' offrir
à vos yeux sous mes véritables traits ;
mais j' ai, si vous y consentez, le pouvoir
de vous rendre tel que je suis, et
d' avancer par-là des momens que votre
haine doit vous faire attendre avec tant
d' impatience.
Quoique cette proposition flattât le
desir ardent qu' avoit Schézaddin de se
venger de son rival, la crainte de ce qui
pouvoit lui arriver, s' il l' acceptoit, le
fit rêver. Eh quoi ! Seigneur, lui dit
ironiquement le prince des sources-bleues,
un roi qui a pu consentir à se
faire oie pour l' amour, doit-il craindre
de devenir dindon, lorsqu' il y est
engagé par la gloire ?
Vous me permettrez de vous dire,
monsieur, dit alors Taciturne, que vous
interprétez mal la rêverie du roi mon
maître, et qu' une are d' un million
de dindons, comme votre altesse, ne le
feroit seulement pas sourciller ; mais on
ne s' est jamais, je crois, fait dindon sur
p555
une si périlleuse parole, et si vous voulez
être juste, vous conviendrez que cela
peut bien mériter un peu de réflexion.
Il est vrai, dit le prince des sources-bleues
à Schézaddin, en regardant Taciturne
avec le dernier mépris, que vous
pouvez être arrêté par la crainte que la
tamorphose à laquelle il faut que vous
vous ptiez, ne soit durable ; et je sens
qu' à cet égard ma simple parole ne doit
pas suffire pour vous rassurer. Je vous jure
donc, par l' anneau de Salomon, qu' elle
ne subsistera que le tems de notre combat.
Vous sçavez ce que ce serment est
pour nous ; et si vous avez autant de
valeur que vous paroissez avoir de colere,
je ne dois avoir rien à vous dire
de plus.
Le roi sçavoit trop à quel point les
génies respectoient le serment que son
rival venoit de faire, pour craindre qu' il
osât le violer : mais quand il y auroit eu
des exemples qu' il ne leur eût pas toujours
été sacré, il étoit transporté d' une
trop violente fureur, pour n' en vouloir
pas courir le hasard. Honteux même
d' avoir hésité, il consentit à ce que le
prince lui proposoit, et devint dans un
instant, aussi dindon qu' une heure auparavant
il avoit été oie.
p556
Pendant que ces deux rivaux se battoient
avec une fureur qui alloit jusqu' à
la rage, l' écuyer du prince, qui comptoit
apparemment sur la bonté de sa cuirasse,
dit à Taciturne, qu' il leur seroit
honteux de rester oisifs dans une si belle
occasion d' éprouver mutuellement leur
courage ; mais celui-ci blâmoit trop son
maître, de s' exposer, comme il faisoit,
à être dindon le reste de sa vie, pour
suivre un exemple si dangereux ; et il
pondit froidement à la téméraire volatile
qui osoit le défier, que tout ce
qu' il sçavoit faire des dindons, étoit
d' en manger, et qu' encore ne les aimoit-il
guere.
Les deux princes se ménageoient trop
peu, pour que le succès de leur combat
ne fût pas bientôt décidé. à peine, en
effet, Taciturnet-il répondu à l' écuyer,
que l' odieux rival de Schézaddin
tomba à ses pieds, perde coups.
Ah ! Que j' en suis aise ! S' écria le sultan,
depuis que l' on m' a fait faire connoissance
avec ce dindon-là, je l' ai pris
dans une aversion horrible ; et l' on ne
doit pas croire que je negle mes goûts
que d' après les événemens : car j' ai dit
d' abord que je ne l' aimois pas. Je soutiens
donc que c' est un insolent qui rite
p557
bien cette petite correction ; mais il
n' en faut pas moins que je dise une vérité,
l' autre est d' une magnanimité qui
fait frémir ; et il devient dindon avec
une légéreté qui non-seulement ne ressemble
à rien, mais qui, encore, peut
tirer pour lui à de très-grandes conséquences :
qui sçait ce qui va lui en arriver
à psent ? Est-ce que cela ne vous
inquiete pas, vous, madame, demanda-t-il
à la sultane ? Mais, non, répondit-elle,
je me sens sur le sort de tous ces
gens-là, de quelque espece qu' ils soient,
de la plus parfaite tranquillité ; et je verrois
sur le carreau toute la volaille du
conte de votre visir, et ce magnanime
roi, par-dessus le marché, que je n' en
serois, à ce qu' il me semble, guere plus
émue. Oh ! Reprit Schah-Baham, ce n' est
pas de voir deux dindons se battre que
je me sens le coeur rem: ces animaux
sont naturellement coleres ; et pour peu
qu' on se promene dans une basse cour,
c' est un plaisir qu' on ne peut guere manquer
d' avoir : mais jamais, que je sçache
du moins, on n' en a vu se battre à l' arme
blanche. Je sens même que je demanderois
comment cela peut se faire, si je
ne me souvenois pas que tout esterie
dans cette histoire. Enfin, je ne sçais que
p558
vous dire, ni même pourquoi cela m' arrive ;
mais ce conte qui, comme vous
dites très-bien, ne vaut quoi que ce soit
au monde, m' intéresse pourtant beaucoup
d' ailleurs, c' est qu' il ne finit pas,
que c' est quelque chose, au moins, que
de pouvoir ennuyer son monde si long-tems,
sans qu' il paroisse du tout qu' on
en soit incommodé, ni qu' on en ait
moins à dire ; et que je crois presque
que cela est sans exemple.
à peine le prince des sources-bleues
fut-il tombé qu' il disparut. En me-tems,
contre les craintes de Taciturne,
Schézaddin reprit sa premiere forme.
Pendant qu' il rêvoit assez tristement à
tout ce qui se passoit, et que le plaisir
d' avoir triomphé de son rival une seconde
fois, ne l' empêchoit pas de craindre
que de plus puissans obstacles ne s' opposassent
à son bonheur ; je ne sçais, sire,
lui dit le favori, comment se terminera
le dessein que vous avez formé ; mais à
la façon dont tout cela commence, j' ai
peine à croire qu' on ne vous suscite encore
plus d' une affaire, dont peut-être
vous ne vous tirerez pas si aisément que
de celle-ci. Vous les craignez moins
pour moi, sans doute, répondit le roi,
d' un ton irrité, que vous ne m' en desirez :
p559
et l' air d' intérêt que vous affectez
sur mon sort, ne m' en impose pas sur
vos dispositions : mais dussent tous les
dindons de l' univers, enchantés ou non,
fondre sur moi ! Dussent tous les génies
ensemble s' armer contre mon bonheur,
j' épouserai Manzaïde ; et pour vous punir
de me souhaiter des obstacles, je vous
donne ma parole que, soit que vous
soyez, ou ne soyez pas sensible à la tendresse
de la reine des isles de Crystal,
je ne vous en forcerai pas moins d' y répondre :
ces menaçantes paroles qui
étoient les seules dont il eût honoré Taciturne,
depuis qu' ils avoient quitté le
palais du roi des terres-vertes, choquerent
plus ce favori qu' elles ne l' alarmerent.
Le pouvoir de Schézaddin, quelque
étendu qu' il fût, avoit des bornes
dans un pays où le peuple toujours inquiet,
et, pour ainsi dire, menaçant,
étoit plus disposé à ôter au souverain
de ses droits, qu' à rien perdre de ceux
qu' il croyoit avoir. Taciturne ne craignoit
donc pas que Schézaddin, quelque
envie qu' il en pût avoir, pût le forcer à
épouser la grue ; mais son orgueil fut
blessé de la menace ; et il résolut de la
faire payer cher au roi son maître. Cependant,
comme il ne vouloit s' exposer
p560
à sa colere qu' à un certain point, ou
que plutôt il croyoit que pour lui porter
des coups plus sûrs, il falloit lui cacher
la main dont ils partiroient ; ce fut
secretement qu' il se détermina à la vengeance,
et à ne rien oublier pour traverser
les vues et les desirs de Schézaddin.
Ami depuis long-tems, mais incognito ,
du grand raisonneur, son voisin
dans le palais, et pouvant même, par
une porte qui n' étoit connue que d' eux,
se rendre chez lui, sans être apperçu ;
aussi-tôt que le roi fut rentré, il alla
chez Quamobrem, et l' ayant éveillé,
il lui raconta sans ménagement les étonnantes
amours du roi, et lui couvrit
le dessein plus extraordinaire encore
(si pourtant cela étoit possible) il
étoit de les terminer par un mariage.
Tout cela parut si peu vraisemblable à
Quamobrem, qu' il crut d' abord que Taciturne
avoit perdu l' esprit, ou qu' il venoit
achever chez lui quelque mauvais
songe qui lui avoit troublé le cerveau ;
et il eût, en effet, été assez difficile de
n' en pas juger comme lui : mais le favori
lui attesta par tant de sermens, la vérité
des faits qu' il avançoit, et lui parut
d' ailleurs si sensé, qu' il commença à
croire qu' ils pouvoient bien être réels.
p561
Un autre que lui, et de qui l' esprit n' auroit
pas été nourri par de si bonnes lectures,
ne se seroit peut-être pas si aisément
rendu ; mais comme il n' y avoit
pas dans tout l' empire d' Isma d' homme
qui pût se vanter d' avoir lu plus de contes,
et qui, par conséquent, connût
mieux l' étendue du pouvoir des fées,
Taciturne l' eut bientôt persuadé. Ce
qui l' étonnoit, n' étoit pas la transformation
de tous ces peuples ; il y a bien peu
de contes où l' on n' en trouve pas ; et
ce n' étoit pas, à son avis, un coup de
baguette bien miraculeux. Mais qu' un
roi devînt amoureux d' une oie, et
qu' il voulût l' épouser à la face de tout
l' univers, c' étoit ce qui lui paroissoit
incroyable. Aussi, après de très-longs
raisonnemens, et tout ce que l' on peut
dire sur une chose, lorsqu' on la trouve
surprenante, il finit par avouer qu' il ne
croyoit pas que l' ont encore rien vu
de pareil dans l' histoire.
" eh bien ! Répondit Taciturne avec
enthousiasme, on le lira bientôt dans
la nôtre, cet événement affreux, si
c' est en vain que j' ai compté sur votre
courage, sur votre amour pour la patrie,
sur votre zele pour la gloire du
roi, qui va se flétrir aux yeux de l' univers
p562
entier, en formant les noeuds
les plus exécrables que l' on puisse jamais
imaginer. Ce matin, peut-être,
il va déclarer son choix : mais ne
pensez pas que ce soit à cela qu' il se
borne. Quatre peuples autruches,
grues, oies et dindons, vont bientôt
inonder ces lieux, y être élevés aux
plus grandes dignités, et chasser de
notre lit l' épouse que nous y avons
plae. Le roi, qui prétend que tous
ces peuples ne fassent plus qu' un même
corps avec le sien, et qui se nourrit
du fol espoir que leur enchantement
finira, dès qu' il sera uni à l' oie qu' il
appelle sa princesse, veut nous forcer
à suivre son exemple. Une grue,
la plus insoutenable, la plus indécente
des grues m' est réservée ; et, frémissez
pour vous-même, pour vous, dis-je,
qu' une bécasse attend ! Eh ! Qu' espérer
aujourd' hui d' un prince qui, plus
enchanté mille fois que ne peut l' être
le vil oison qu' il adore, semble avoir
perdu toute idée de sa gloire. Mes
yeux ne l' ont-ils pas vu cette nuit,
pour se livrer, soit à son amour, soit
à sa vengeance, devenir successivement
oie et dindon ? Quelle honte
pour nous qu' il se flatte que nous souffrirons,
p563
non-seulement avec tranquillité,
qu' il nous donne une si odieuse
reine, mais encore que nous aurons
la bassesse d' applaudir à son choix !
Quoi ! Ce peuple autrefois si fier, peut-être
me trop jaloux de ses droits,
ce peuple enfin, si redoutable pour ses
maîtres mêmes, qui tant de fois a disputé
contre eux sa liberté, les armes à
la main, est-il donc avili au point qu' il
n' y ait rien qu' on ne doive attendre de
sa lâche complaisance pour la tyrannie ?
Nous osons cependant croire que
nous ne sommes pas assujettis. Ah !
Que les mains chargées de fers, il sied
mal de se vanter de sa liberté ! Disons
moins que nous sommes libres, et
soyons-le en effet. Nous ! Liés à de vils
animaux ! Pouvez-vous y songer sans
horreur ? Vous, à qui la nation entiere
a remis le soin de la défendre de
l' oppression ! Vous de qui l' éloquence
a tant de fois foudroyé ces lâches
ministres, qui, tout à la fois, ennemis
du peuple et du roi, n' apportoient à
notre sénat que des projets sinistres,
aussi honteux pour le souverain que
ruineux pour les sujets, nous laisserez-vous
déshonorer par les noeuds funestes
que l' on veut nous faire former ?
p564
N' aurez-vous à opposer à la plus monstrueuse
entreprise que de vaines exclamations,
lorsque ce n' est que par
la plus invincible fermeté que vous
pouvez nous arracher à l' ignominie
qu' on nous prépare ? Maître de nos
trésors, Schézaddin, n' en doutez pas,
va les pandre pour faire réussir ses
desseins. Eh ! Que ne devons-nous pas
dans cette occasion, craindre d' hommes
vendus depuis si long-tems, et
qui n' en ont jamais trouvé de si favorable
à la lâche avarice dont ils sont
possédés ! Montrons du moins, par
une généreuse résistance, à cet univers
qui va avoir les yeux sur nous,
que la détestable soif de l' or, n' a pas
ici gagné tous les coeurs, et que l' on
sçait encore y mépriser les richesses et
les dignités, lorsqu' au lieu d' y être,
comme autrefois, le prix de la vertu,
elles n' y servent plus que de récompense
à la bassesse. "
il dit ; et le grand-raisonneur qui
étoit en effet assez bon citoyen, et qui
trouvoit dans l' occasion qui se présentoit
la plus belle matiere pour haranguer
qui jamais se fût offerte à lui, et
peut-être aussi de quoi humilier un
ministre accrédité, devant qui il rampoit
p565
depuis long-tems ; échauffé par le
discours de Taciturne, et déterminé par
la crainte d' épouser la bécasse dont il
l' avoit menacé, lui promit d' entrer dans
toutes ses vues. Il l' assura même, et en
peu de mots, contre son ordinaire, que
c' étoit vainement que Schézaddin se
flattoit d' amener la nation, non-seulement
à épouser des grues, ou telle autre
chose, mais encore à lui laisser épouser
le malheureux oiseau qu' il adoroit :
qu' il étoit sûr de l' orateur et des principaux
membres de la chambre des
communes ; et que Schézaddin ne se
seroit pas plutôt ouvert sur le honteux
dessein qu' il avoit formé qu' on lui susciteroit
tant d' obstacles, qu' il trouveroit
qu' il est encore plus aisé d' avoir l' idée
d' épouser une oie, que de l' exécuter.
Taciturne, comblé de joie des héroïques
solutions il laissoit l' illustre
Quamobrem, le quitta, aps lui avoir
demanle secret le plus profond, et se
retira chez lui, moins pour y prendre
quelque repos, que pour se livrer à toute
la fureur qui l' animoit alors contre
son maître ; et attaquer par le ridicule
cette même passion, contre laquelle il
vouloit armer tous les ordres de l' état.
Assurément, dit Schah-Baham, je n' ai
p566
pas tort de haïr cet homme-là. Dites-moi,
je vous prie, si jamais vous avez
vu un esprit plus noir et plus mal faisant :
mais aussi, dit la sultane, pourquoi
veut-on lui faire épouser d' autorité une
grue qu' encore il n' aime pas ? Oui, reprit
le sultan, j' en conviens ; cela est un
peu injuste : mais sans compter que l' on
ne veut employer ici l' autorité qu' après
que les bonnes manieres ont été mises
en avant, est-il aussi raisonnable qu' il
ne veuille pas d' une grue du premier
rite, et qui (car cela est assez rare,
je crois, pour pouvoir être remarqué)
n' est rien moins qu' une tête couronnée.
Aussi cette sotte bête, Dieu me pardonne,
va lui raconter son histoire, où, véritablement
je sçais, depuis que le visir
me l' a expliqué, qu' il y a de petites choses
un peu scabreuses. Je ne jugerois même
pas que cela ne l' t un peu dégoûté
de ce mariage-là, quoique, tout bien
considéré, il ne soit pas trop fait pour
y regarder de si près, sur-tout avec une
reine. Que ne lui mentoit-elle un peu ?
à sa place, moi, je n' aurois dit que quatre
ou cinq aventures ; et cela, ce n' est
pas grand chose ; mais, tout un empire
ah ! Ma foi, c' est un peu trop, en cas de
ces sortes d' événemens là. Pourquoi, encore
p567
une fois, n' a-t-elle pas menti ; vous
conviendrez, je pense, qu' elle avoit beau
jeu pour cela. Mais, dit la sultane, êtes-vous
bien sûr qu' elle ne l' ait pas fait ?
Sur la fin de son histoire, elle est devenue
bien résere ; et il m' a paru,
comme à Taciturne, bien peu naturel
qu' après les raisons qu' elle avoit de se
défier de la fée, elle n' eût pas cherché
à s' assurer, par quelques épreuves, de
son désenchantement. Pensez-vous, pondit
Schah-Baham ! Cela seroit bien
prudent, à larité, mais bien noir
pourtant de lui en avoir fait mystere ;
mais quand cela seroit, je n' en approuverois
pas plus les manieres de votre Taciturne,
pour qui, permettez-moi de
vous le dire, elle est toujours un trop
bon parti, pour qu' il fasse tant avec elle,
ce que nous appellons le mirliflore .
LIVRE 4 PARTIE 8 CHAPITRE 43
Pendant que Taciturne, appuyé
du crédit et de l' autorité du grand raisonneur,
se flattoit de faire avorter les
tendres projets de son maître, ou du
moins d' en reculer le succès, le prince
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qui craignoit que l' on n' y apportât les
plus grands obstacles, avoit envoyé
chercher son grand visir, pour en conférer
avec lui. Quoique ce ministre fût
l' homme de son siecle que l' extraordinaire
effrayoit le moins, et qu' il n' y eût
rien que, soit par la force de son éloquence,
soit par d' autres moyens moins
éclatans, et souvent plus efficaces, il
n' eût fait passer, il fut étonné de l' affaire
qu' il avoit à proposer à la nation. Il
tenta même de tourner le roi d' une
solution qui pouvoit causer dans l' état
la plus grande révolution : mais ce prince
qui, par lui-même, changeoit difficilement
d' avis, et que son amour
rendoit encore plus ferme, n' écouta
aucune crainte, ni représentations de
son visir. Il vouloit au reste, qu' avant
que de déclarer son choix, on s' assurât
des suffrages par les mêmes voies qui,
dans de moins importantes occasions les
lui avoit acquis : c' est-à-dire, qu' il jugeoit
qu' il étoit plus sûr d' employer la
corruption que l' éloquence ; et de ne
s' ouvrir sur son projet que lorsqu' il se
seroit assuré qu' il ne trouveroit pas de
contradiction ; mais le ministre, plus au
fait que le roi son maître, de tous les
petits moyens par lesquels les hommes
d' état amenent ou créent les grands énemens,
p569
crut que l' on ne pouvoit préparer
tant de machines, sans donner plus
fortement qu' il n' étoit nécessaire l' idée
que l' on n' avoit jamais proposé à la nation
rien qu' elle dût approuver moins ;
que toutes ces pcautions ne serviroient
qu' à multiplier les obstacles, à faire renchérir
les voix, et à rendre douteux, au
moins le succès de l' affaire ; que la complaisance
outrée de ceux qui se seroient
vendus, ranimeroit le zele de ceux qui ne
l' étoient pas, soit qu' eux-mêmes voulussent
se vendre, ou qu' ils préférassent à
tout ce qu' on pourroit leur offrir, la
stérile vanité d' être opposans. Il ajouta
que, puisqu' il n' y avoit que le Lord Taciturne
qui connût la princesse, on ne
risquoit rien à cacher le genre dont elle
étoit. Il dit encore qu' à larité, le nom
du royaume des terres-vertes n' étoit
connu de personne, ni dans l' empire,
ni peut-être dans tout l' univers ; mais
que s' il en parloit, cela ne l' empêcheroit
pas d' en faire la plus magnifique description ;
que pendant que l' on feroit les
préparatifs nécessaires pour l' entrée de
la princesse, et pour un si noble hyménée,
on s' assureroit des troupes ; et que
quand Schézaddin n' auroit contre lui
que des orateurs, il pourroit, sans se
flatter trop, compter sur une heureuse
p570
ussite : qu' en tout cas, avec de l' or à
pandre, et des dignités à distribuer,
les raisons étoient assez peu nécessaires,
et qu' enfin il le feroit aisément triompher,
quelques violentes que pussent être
les brigues, et même quelques obstacles
que son odieux rival pût vouloir lui susciter.
Il termina ce long morceau de politique,
en suppliant Sczaddin de retarder
d' un seul jour une proposition à
laquelle, pour pouvoir lui donner une
tournure avantageuse, il sentoit qu' il
avoit besoin de rêver ; et ce prince qui
vouloit, et surprendre agréablement
Manzaïde, par cette preuve de sa tendresse,
et ne la revoir qu' avec un royaume
à lui offrir, accorda avec peine à son
ministre, le délai qu' il lui offroit, quelque
court qu' il fût.
Tout piqué que Taciturne étoit contre
le roi, il y avoit fort long-tems
qu' il attendoit dans les appartemens
la fin de cette conférence, et qu' il affectoit
de s' y faire voir, afin que, si
Schézaddin vouloit l' accuser d' avoir révélé
ses secrets, tout le monde, à la
cour, pût déposer de sa conduite. Il
savoit qu' on ne pouvoit pas le convaincre
d' avoir vu le grand raisonneur ;
et d' ailleurs, quoiqu' il fût lié
p571
avec lui d' une assez intime amitié, il
affectoit en public tant d' indifférence
pour lui, et en particulier lui donnoit
devant le roi de si grands ridicules,
qu' il ne craignoit pas que ce prince le
soupçonnât de lui avoir révélé ses secrets.
On n' a jamais bien sçu pourquoi
il cachoit avec tant de soin ses liaisons
avec Quamobrem, mais on a, et avec
assez de raison, conjecturé que Taciturne,
tracassier par goût, et politique
par air, et, sans être dans le secret de
l' état, assez à portée de lesnétrer,
donnoit au grand raisonneur des avis
dont celui-ci se servoit contre le ministre
qu' ils haissoient tous deux, et
devant qui, cependant, tous deux étoient
forcés de ramper. Auroient-ils été les premiers
courtisans que l' envie de nuire auroit
unis ? Et si cette conjecture est aussi
bien fondée qu' elle semble l' être, faut-il
s' étonner que Taciturne cachât au roi
une correspondance qui, en le rendant
suspect, ne pouvoit que nuire à sa faveur ?
Quoique l' opiniâtreté avec laquelle
il refusoit de s' unir à la plus
étonnante des grues, eût choqué Sczaddin,
et que cet orgueilleux favori
commençât à lui être moins cher, il
étoit le seul de sa cour qui connût
p572
Manzaïde, et à qui il pût en parler ;
et c' en étoit assez pour qu' il parût n' avoir
rien perdu dans le coeur du roi. Il
étoit assez simple que ce prince prît
pour texte, ses aventures de la nuit
derniere ; que je suis désesré, dit-il
à Taciturne, de n' avoir été heureux
qu' à demi, dans le combat, et de n' y
avoir pas privé du jour l' insolant rival
qui vient troubler mon bonheur !
Il est vrai, sire, répondit le favori,
que votre majesté auroit fait un beau
coup, si elle avoit pu l' envoyer en retraite
dans son dix-neuvieme monde,
car je crains, à parler franchement,
qu' il ne lui suscite encore plus d' une
affaire dans celui-ci. J' ai, repartit le roi,
les mes terreurs que vous ; et l' idée
de ce rival odieux ne se présente
plus à mon esprit, sans le remplir du
trouble le plus cruel. J' aurois peine à
dire, et quels sont les obstacles que j' en
crains, et combien j' en crains cependant.
Le fourbe favori que cette idée du
roi mettoit à couvert du soupçon,
n' oublia rien de tout ce qui pouvoit la
fortifier dans son esprit ; et sans paroître
deviner de quel genre seroient les traverses
que Schézaddin pourroit avoir à essuyer,
il lui en fit en général craindre de
terribles.
p573
Le lendemain, le sénat ayant été convoqué,
et le bruit qui s' étoit sourdement
pandu qu' il y seroit question de
quelque chose de fort important, l' ayant
rendu plus nombreux qu' à l' ordinaire,
le grand visir ouvrit la séance par un
discours pompeux, où, après s' être
étendu sur l' amour tendre que le roi
portoit à ses sujets, et sur les preuves
innombrables qu' il leur en avoit données
depuis son avénement au trône,
il dit que sa majesté avoit cru ne pouvoir
mieux couronner ses bienfaits,
qu' en leur donnant, enfin, cette reine
qu' ils lui demandoient depuis si long-tems :
que lorsque son choix leur seroit
connu, ils conviendroient qu' il n' en
pouvoit faire un qui fût plus favorable
à la nation ; que tout ce dont, par
des raisons qui n' importoient en rien à
l' état, il pouvoit à présent leur faire
part ; c' est qu' il épousoit la princesse,
fille du puissant roi des terres-vertes ;
qu' il ne chercheroit point à s' étendre
sur les avantages que les ismatiens retireroient
de cette alliance ; mais qu' avant
qu' il fût peu, l' on béniroit le souverain
d' avoir si bien choisi, tant pour
son propre bonheur que pour l' éternelle
félicité de l' empire ; que par la
p574
protection de la fée Tout-Ou-Rien, des
sources inépuisables de richesses s' offroient
dans des régions florissantes et
fortunées, et que c' étoit elle, enfin,
qui avoit déterminé Schézaddin, et
non de vains sentimens qui peuvent
surprendre les rois comme les autres
hommes ; mais qu' ils ne doivent pas
écouter comme eux.
Cet artificieux discours fut d' abord
reçu du sénat avec un applaudissement
général. Cependant quelques sénateurs,
qui par hasard sçavoient la géographie,
trouverent fort extraordinaire qu' on
eût oublié de mettre sur la carte un
royaume qu' on leur peignoit si étendu
et si florissant. Car, disoient ces subtils
raisonneurs, si cet empire est si florissant,
comment ne le connoît-on pas ;
et si l' on ne le connoît pas, comment
fait-on qu' il est si florissant ? Malgré
cette réflexion si simple et si sensée,
le plus grand nombre emporté par le
plaisir d' avoir une reine, vouloit que,
sans autre examen, le sénat allât en
corps rendre graces au roi : d' autres,
payés apparemment pour louer le ministre,
ajouterent à cet avis, qu' il seroit
aussi remercié au nom de la nation,
d' avoir porté sa majesté à donner
p575
enfin à son peuple une satisfaction si
long-tems attendue : et malgré les clameurs
de quelques éternels opposans,
cet avis alloit passer, lorsque le grand
Quamobrem, se levant avec cette imposante
gravité qui le faisoit écouter
avec respect, des plus échauffés : " j' ai,
seigneurs, dit-il, trop bonne opinion
de votre discernement, pour croire
qu' il y ait parmi vous quelqu' un
que l' artifice du discours que nous
venons d' entendre, ait pu séduire ;
et qui connoisse assez peu l' homme
qui vient de parler, pour ignorer qu' en
passant par sa bouche, le bien même
doit changer de nature. Comme je
n' ai dans la réponse que je me suis
proposé d' y faire, d' autre but que le
bonheur de cette même nation, depuis
si long-tems en proie aux insolentes
entreprises de ce coupable ministre ;
que l' amour du bien public
anime seul ma voix, et que d' ailleurs,
la vérité n' a pas besoin d' ornemens,
je n' employerai ici aucun de ceux
avec lesquels il a tâché de vous
éblouir. Je n' entrerai pas non plus
dans le détail des atteintes qu' il a données
à nos privileges ; lui qui, ne mettant
la puissance que dans l' abus du
p576
pouvoir, tyrannise, sous le prince le
plus équitable, une nation qui ne veut,
qui ne doit être que gouvernée ; lui
qui voudroit nous écraser sous le
poids de cette même autorité, qui
n' est établie que pour vous défendre ;
lui, enfin, qui, aussi mauvais politique
en cela, que nous le trouvons en
tout mauvais citoyen, a toujours
paré les intérêts du monarque de
ceux du peuple, et tâché de faire croire
au plus grand, au plus juste, au plus
modéré de tous les rois, que ce n' est
que dans notre ruine seule qu' il peut
trouver son bonheur et sa gloire. Et
c' est à cet homme, que nous ne pouvons
regarder que comme l' ennemi
de la patrie, que l' on propose d' adresser
des actions de graces. Certes, au
point d' avilissement nous sommes
parvenus, je m' étonne qu' on ait é
si réservé dans les honneurs qu' on
croit lui devoir, et qu' on n' ait pas poussé
la bassesse jusqu' à demander qu' on
lui érigeât des statues. Eh ! Seigneurs,
quel sera donc, désormais, le prix
de la vertu ? Que ferez-vous pour les
grands hommes, qui se dévouent au
bien de la patrie, lorsque vous croyez
devoir des récompenses à un homme
p577
qui ne semble dans son sein que
pour le déchirer ; et quel cas voulez-vous
que l' on fasse des honneurs,
lorsque vous en décernez à un traître
à qui vous ne devriez que des supplices ?
Eh ! Sa vie n' est-elle pas
pour vous un assez grand opprobre ?
Oui, c' est lui, c' est lui-me, n' en
doutez pas, qui vient d' inspirer à ce
me monarque, si justement l' objet
de notre amour et de notre nération,
ce me dessein dont de vils
flatteurs osent prétendre qu' il doit être
remercié, ce dessein qui, s' il pouvoit
s' exécuter, nous couvriroit, aux yeux
de l' univers, de la plus cruelle ignominie !
Qu' il nous dise donc, s' il l' ose
cet admirable citoyen, ce que c' est que
cette princesse, cette héritiere d' un
empire puissant ! Qu' il nous dise, s' il
le peut, dans quel endroit du monde
sont situées ces terres fortues
nous devons puiser tant de richesses ?
Nous n' attendons que ces éclaircissemens
pour aller porter aux pieds
du trône, et nos acclamations, et
les transports de notre joie. Loin de
m' opposer aux honneurs dont on voudroit
accabler ce fidele dépositaire de
l' autorité, cet homme divin ; à qui
p578
nous devons tant, je consens, je demande
me au sénat qu' on lui en
défere d' inouis jusques à nos jours.
J' en presserai le decret ; moi-même,
je le dresserai dans les termes qui pourront
peindre le mieux à la génération
présente et à la postérité la plus
reculée, jusques nous sçavons porter
la reconnoissance pour les bienfaits,
et l' amour pour la vertu : mais
si, comme j' ose avouer que je le crains,
ce me dessein n' a été conçu que
pour la honte du prince et pour le
déshonneur de la nation, que ce même
visir, objet de l' exécration publique,
soit traîné aux supplices destinés
aux ennemis de la patrie, que
sa moire soit flétrie à jamais, ses
cendres dispersées, et qu' enfin nous
lui donnions d' aussi cruelles preuves
de notre vengeance, que, dans les cas
contraires, nous lui en donnerions de
notre gratitude et de notre estime. "
si ce véhément discours du grand
raisonneur alarma peu le visir, il le
surprit du moins beaucoup. Cette longue
harangue étoit plus faite en effet,
pour lui donner des vapeurs, que pour
lui inspirer des craintes ; mais la proposition
qu' elle contenoit, et qui étoit
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trop raisonnable, pour qu' il pût la refuser,
sans confirmer les souons de
Quamobrem, l' embarrassoit beaucoup.
à ces instances pressantes, au défi qu' il
lui faisoit de dire ce qu' étoit la princesse,
il ne pouvoit pas douter qu' il ne fût
instruit. Taciturne étoit le seul confident
des malheureuses amours de son maître ;
mais que pouvoit-il gagner à sacrifier le
secret ? étoit ce dans la crainte que Schézaddin
ne lui fît épouser la grue d' autorité ?
Quel que fût le pouvoir du roi, il
n' ignoroit pas qu' il ne s' étendoit point
jusques-là ; et il paroissoit peu probable
que cette peur l' eût surpris. D' ailleurs,
le grand raisonneur seul sçavoit l' affaire,
et Taciturne ne pouvoit être soupçon
d' aucune liaison avec un homme
qui étoit le chef des opposans, lui que
l' on sçavoit dans le parti de la cour,
plus avant que personne dans la faveur
du roi, et de qui le caractere altier et
impétueux, sembloit plutôt devoir faire
craindre une opposition en face, que
des manoeuvres souterraines. à qui Sczaddin
pouvoit-il donc devoir les obstacles
qui se présentoient, qu' à ce même
dindon de qui le malheur n' avoit fait,
sans doute, qu' accroître l' amour et la
jalousie ?
p580
Cependant les menaces de Quamobrem,
n' imposant pas au visir, il répondit
avec fermeté que, " quels que
fussent les privileges si vantés de la nation,
le roi avoit ses droits, et spécialement
celui de se réserver des secrets,
et de ne communiquer les siens
que lorsqu' il le vouloit bien, et jusques
il le jugeoit nécessaire : que
si on abusoit de sa condescendance au
point de vouloir le forcer à s' expliquer
sur ce qu' il croyoit devoir taire,
il sçauroit leur prouver qu' il faisoit
des loix, et n' en recevoit pas : qu' il
sembloit que tout fût de sa part, ou
un refus injuste, ou une usurpation,
pendant qu' il seroit aisé de prouver
que cette même nation qui se faisoit
des privileges de toutes ses fantaisies,
ne tenoit tous les siens que de la bonté
de ses souverains ; qu' ils connoissoient
mal leur maître, s' ils se flattoient
qu' il voulût être esclave, que de la justice
et de la raison ; que c' étoit, en
effet, les seules entraves que les rois
pussent, et dussent s' imposer ; que,
quelles que fussent les prétentions
de certains esprits turbulens qui n' avoient
d' autre mérite que leur emportement,
le roi, de qui tout dépendoit,
p581
et qui seul ne dépendoit de personne,
n' étoit pas disposé à se laisser
conduire par leurs idées, ou par leurs
avis ; qu' il leur conseilloit, enfin, d' attendre
que l' avenir satisfît leur curiosité
et de ne point fatiguer le roi par
d' indécentes interrogations, et des
mouvemens scandaleux qui le forceroient
enfin à leur faire éprouver sa
justice, et à les faire repentir d' avoir
abusé de sa clémence. "
tout imposant qu' étoit ce discours,
et quelques vérités qu' il contînt, il n' étonna
personne, et ne parut qu' un amas
de paroles majestueuses qui, loin d' aller
au fond de la chose, ne tendoient qu' à
en écarter. Un des seigneurs opposans
pondit en peu de mots, " qu' il étoit
d' usage immorial que leurs rois fissent
part de leur mariage à la nation ;
que par conséquent, Schézaddin, en
les informant du sien, ne leur auroit
pas fait une grace, comme on le prétendoit ;
qu' il étoit vrai qu' il n' y avoit
pas de loi qui les y assujettît, mais
qu' on pouvoit regarder comme loi
un usage auquel on n' avoit jamais don
d' atteinte ; que sans entrer dans
un détail qui seroit immense, et sans
discuter les droits du roi, et les privileges
p582
de la nation, il se renfermoit
seulement à dire qu' il n' étoit jamais
arrivé que leurs souverains leur disent
vaguement qu' ils alloient se marier,
et qu' ils leur cachassent qu' elle étoit
l' heureuse personne qu' ils destinoient à
leur lit ; que quoi qu' on en dît, le desir
de la connoître ne pouvoit être ni indiscret,
ni placé, puisqu' il étoit impossible
que le choix que faisoit le roi,
pût être indifférent à ses sujets : qu' ainsi
donc, le grand raisonneur avoit fait
son devoir, en sommant le visir de déclarer
ce qu' il s' obstinoit à taire, et
qu' il ne failloit être ni mal intentionné,
ni ditieux, pour demander qu' on cessât
de cacher une chose qu' il étoit important
qu' ils sçussent, et dont on ne
pouvoit s' obstiner à faire mystere, sans
alarmer le peuple, et sans l' alarmer injustement. "
quoique la plus grande partie de
l' assemblée fût de cet avis, les partisans
du ministre déclamoient contre, lorsqu' un
seigneur, soufflé indirectement
par Taciturne qui, (sans paroître s' intéresser
beaucoup à la chose, avoit dit
tout bas ce qu' il pensoit que l' on devoit
faire), se leva, et se faisant honneur
de l' avis d' autrui, dit : " qu' il lui sembloit
p583
que c' étoit marquer à Schézaddin
unefiance d' autant plus injurieuse,
que jusques-là, il l' avoit moins
ritée de leur part, que de lui demander
de déclarer une chose dont il
étoit vrai qu' avant lui, aucun roi
n' avoit fait mystere, mais qu' il pouvoit
avoir de fortes raisons de ne pas
dire, et qu' il étoit d' avis, que sans insister
sur cela davantage, on se contentât
de la parole qu' il seroit supplié
de donner, que le mariage qu' il méditoit,
loin d' engager la nation dans les
malheurs que la réserve du visir sembloit
devoir faire craindre, n' avoit
rien qui ne dût lui plaire et lui convenir. "
Taciturne, en insinuant sourdement
qu' il falloit prendre ce parti, n' avoit
pas douté, que si l' on s' y arrêtoit, il
n' embarrassât extrêmement le roi, puisqu' il
le mettoit par-là dans la nécessité
de s' expliquer, ou en cas qu' il refusât de
le faire, d' être exposé aux harangues de
Quamobrem, et à éprouver des embarras
dont il pourroit ne se pas tirer aisément.
Tout déconcerté qu' étoit le visir
de l' irruption imprévue du grand raisonneur,
il sentit aussi le poison que
renfermoit un avis qui, sous un air de
p584
conciliation, ne tendoit qu' à exciter les
plus grands troubles ; mais sans compter
qu' il n' étoit pas toujours le maître
des délibérations, il ne voyoit pas de
bonnes raisons à y opposer ; et il eut,
après quelques débats, le chagrin de le
voir passer à la pluralité de trois cent-treize
voix, contre quarante-neuf.
Quamobrem, sous prétexte que les
craintes de la nation ne pouvoient être
trop tôt éclaircies, voulut même que
cette députation t lieu sur le champ,
et que la chambre restât assemblée,
non-seulement jusqu' à ce que l' on y
rapportât la réponse du roi ; mais encore,
pour délibérer sur ce que l' on feroit,
dans le cas où elle ne seroit pas
favorable.
Pendant que le sénat choisissoit parmi
ses membres ceux qu' il croyoit le plus
à l' abri de la corruption, pour les députer
à Schézaddin, le visir qui sentoit à
quel point il lui étoit important qu' il fût
instruit de tout ce qui s' étoit passé, et
d' être prévenu sur la démarche de la
chambre, se rendit promptement auprès
de lui. Il ne le surprit pas peu, quand il
lui dit, qu' au ton qu' avoit pris Quamobrem,
il ne se pouvoit pas qu' il ignorât
ce dont il étoit question ; et il le supplia
p585
encore, et vainement, de renoncer à
un dessein qui pouvoit avoir les plus fâcheuses
suites. Ce prince, naturellement
ferme et décidé, que l' amour rendoit
encore plus opiniâtre, qui sçavoit par
lui-même que son oie pouvoit être
désenchantée, et qui, sur la parole du
roi des terres-vertes, ne doutoit pas
qu' en épousant sa princesse, il ne terminât
ses malheurs, rejetta avec toute la
fierté possible, le conseil de son ministre.
Il lui pondit donc que son parti
étoit pris pour n' en jamais changer, et
qu' il aimeroit mille fois mieux être oison
le reste de sa vie avec la princesse
qu' il aimoit, que de passer encore sans
elle quatre jours sur le trône ; qu' aussi-bien
il étoit las de regner sur un peuple
inquiet et capricieux qui, voulant toujours
dominer son mtre, calculoit sans
cesse jusques à quel point il pouvoit
obéir, et avec tout le respect possible,
manquoit perpétuellement de soumission ;
que depuis qu' il avoit éprou
qu' étant oison, il n' en étoit ni moins
tendre, ni moins heureux, il étoit bien
tenté d' embrasser un état qui n' avoit
pas, à beaucoup près, tous les inconvéniens
que la vanité des hommes lui supposoit,
et qu' en cas qu' il y perdît quelque
p586
chose, il s' en trouveroit suffisamment
dédommagé par le bonheur de vivre
sans crainte et sans obstacle, avec
ce qu' il aimoit, et qu' il étoitr d' aimer
toujours.
Il en étoit à cettesolution, lorsque
les putés lui firent demander s' il vouloit
bien les admettre en sa présence. Il
ordonna brusquement qu' on les fît entrer ;
et les différentes passions dont il
étoit agité, l' emportant sur sa prudence :
" mon visir, leur dit-il, sans leur donner
le tems de parler, vous a, par mes
ordres, fait part du dessein je suis
de me marier ; et je suis surpris, je
l' avoue, qu' on ose venir me demander
ici ce que j' ai voulu cacher. Vous connoîtrez,
quand je le jugerai à propos,
la reine que je vous destine. Attendez
donc dans le silence qui vous convient,
qu' il me plaise de vous éclaircir de son
sort ; et ne me forcez point par une
opiniâtreté que je ne pourrois regarder
que comme une désobéissance formelle,
à vous faire éprouver tout le
poids de ma colere. "
c' est-à-dire, dit le sultan, et, corbleu !
Ne m' échauffez pas les oreilles. Il
a raison ; car, dans le fond, de quoi ces
gens-là se mêlent-ils ? Mais que ce soit,
p587
ou non, leurs affaires, ce qu' il y a de
très-certain, c' est que ce ne sont pas les
miennes, et que mon visir auroit beaucoup
mieux fait de me sauter le sénat,
les discussions, les harangues, que de
m' ennuyer de tout cela comme il fait.
Je voudrois bien que, par hasard, il
crût tout cela récréatif. Que je meure
si, depuis le combat de Schézaddin et
du dindon, qui véritablement est un
morceau d' un grand goût, j' ai eu un moment
de santé ? Si c' est pour essayer mon
tempérament que Moslem me fait de
ces galanteries-là, il pourra fort bien
me tuer, avant que je m' y accoutume.
Voyez un peu la prudence ! J' ai crié
comme un serpent contre un manifeste ;
et voilà à présent qu' il lâche sur moi des
nateurs, des Quamobrem , et des oraisons !
Cela est tout simple, dit la sultane,
ne vous a-t-il pas dit que son conte étoit
astronomique et politique ? Oui, reprit
Schah-Baham, ennuyeux par-dessus le
marché ; et voilà ce qu' il s' est bien gar
de me dire. Il n' en sçavoit peut être
rien lui-même, répondit la sultane ;
vous deviez au reste vous attendre à ne
pas voir un mariage aussi singulier que
celui que médite Schézaddin, passer sans
contradiction. Eh bien ! Après, repliqua
p588
Schah-Baham, supposons, comme vous
dites, que je m' y sois attendu ; c' est précisément
parce que je m' y attendois,
qu' il n' avoit que faire de me l' apprendre :
de plus, c' est que je suis bien aise de vous
dire que des harangues, et moi, ne passons
pas ordinairement par la même
porte. Pour moi, repartit la sultane, je
serois bien fâchée qu' il les eût omises.
Oh ! Pour cela, madame, s' écria-t-il,
avec votre permission, vous me permettrez
de vous dire que cela n' est pas vrai ;
et que ce que vous en dites, n' est que
pour me contrarier, suivant votre coutume,
ou, ce qui revient au même,
pour faire l' esprit fort. Car, cffée,
comme je vous avertis que vous êtes,
il ne se peut pas que toute cette politique
vous amuse, d' autant qu' il y a beaucoup
de gros turbans, ou de graves perruques
qui ne s' en soucieroient guere.
Vous me croyez bien frivole, répondit
la sultane, et vous avez de moi une
idée bien misérable, si vous ne me croyez
pas capable de soutenir un moment le
ton sérieux. Enfin, repliqua-t-il, je
m' entends bien ; au surplus, j' attends,
sans rien dire, qu' il ait fini son conte
pour le refaire ; et je parie que vous
trouverez que ce sera toute autre chose.
p589
Le ciel nous en pserve ! S' écria la sultane :
c' est encore trop que de l' avoir
entendu une fois.
LIVRE 4 PARTIE 8 CHAPITRE 44
Pendant que les putés étoient
chez le roi, Quamobrem, convaincu
qu' ils en sortiroient mécontens, et qu' il
ne trouveroit jamais une si belle occasion
d' écraser le ministre, et de faire de
belles harangues, avoit requis que l' affaire
présente fût communiquée à messieurs
de la chambre des communes, et
demanda leurs secours. Quoiqu' une démarche
si violente, et que rien ne sembloit
justifier, puisque personne ne sçavoit
encore de quel péril on étoit menacé,
parût pmaturée aux gens modérés,
et fût hautementsapproue par les
partisans de la cour ; le grand raisonneur
avoit tant échauffé les esprits par ses oraisons,
qu' elle passa à la pluralité des voix.
Messieurs des communes se rendant à
l' invitation de la chambre-haute, venoient
donc d' y arriver, lorsque les putés
y rentrerent. La réponse de Schézaddin,
plus absolue en effet, qu' elle n' étoit
p590
prudente, rendue au sénat dans toute
sa pureté, acheva d' y mettre la plus
grande agitation, et de lever tous les
doutes que l' on pouvoit avoir sur le danger
dont le projet du roi les menaçoit.
La matiere mise une seconde fois en délibération
en faveur de messieurs des
communes, têtes prudentes, et qui ne
vouloient rien faire au hasard, ils voterent,
ainsi que les pairs, que Schézaddin
devoit à la nation le secret qu' il s' obstinoit
à lui dérober ; et il fut en conséquence
décidé que l' on ne consentiroit
pas à son mariage, que l' on ne connût
la princesse qu' il leur vouloit donner
pour reine. Cela étoit dans le fond assez
tyrannique, mais il est rare qu' un
peuple libre n' aille pas au-delà de la liberté.
Quelque unanime que parût cette
solution, un seigneur, partisan de
la cour, homme à qui son éloquence
donnoit dans la chambre beaucoup d' autorité,
dit : " que l' on entreprenoit indécemment
sur les droits du souverain ;
que les démarches des chambres
étoient aussi séditieuses que dans l' emportement
ils étoient, elles leur paroissoient
peut-être équitables et modérées ;
qu' il étoit singulier que l' on
prît de pareilles mesures, sur le simple
p591
soupçon d' un danger que personne
ne pouvoit se définir ; et qu' il ne craignoit
pas d' ajouter qu' il étoit du dernier
ridicule, que ce fût d' après les
harangues de Quamobrem, et ses politiques
visions, que tout un peuple
qui prétendoit spécialement au titre
de sensé, se déterminât avec une étourderie
excusable à peine dans un cas
particulier. "
ces représentations, quoique dans la
bouche d' un partisan de la cour, calmerent
un peu la fougue des esprits ; et l' on
en revenoit insensiblement à croire
qu' en effet on avoit été trop loin, et à
ne sçavoir quel parti prendre, lorsque
le grand Quamobrem, piqué de la façon
dont il voyoit les choses tourner, et plus
encore, d' être traité publiquement de
visionnaire publique, se levant, dit : " que
le seigneur qui venoit de parler, avoit
signalé tout à la fois son éloquence et
son zele, sinon pour le bien public,
du moins pour la cour ; mais que
comme l' on connoissoit depuis long-tems
son attachement pour le ministere,
on devoit être bien moins surpris
de le trouver si bon courtisan,
qu' on ne le seroit de le voir devenir
bon patriote : que quand on s' étoit
p592
dévoué à la servitude, il n' y avoit en
effet rien qu' on ne t excuser et souffrir.
Mais, ajouta-t-il, traité tacitement
de rebelle, ouvertement de visionnaire,
il est tems que je me justifie aux
yeux de la nation, et que je prouve
avec évidence à ces lâches esclaves du
pouvoir, à ces amis intéress de la
tyrannie, aux yeux de qui tout ce qui
ne rampe pas comme eux, ne respire
que la révolte, à ces ennemis enfin, et
de l' état et de l' humanité, qui, pour
sentir moins la honte d' obéir servilement,
voudroient que, comme eux,
tout le mondet oublié qu' on est
libre ; il est tems, dis je, de leur prouver
que je ne suis ni visionnaire ni séditieux,
et d' apprendre à cette respectable
nation, quel est le projet du roi,
ou plutôt celui d' un ministre qui, tout
détesté qu' il est de ce même peuple
qu' il opprime, ne l' est pas encore autant
qu' il lerite. Seigneurs et messieurs,
votre goût pour les lettres est
trop connu, pour que l' on puisse un
instant présumer qu' il y ait ici quelqu' un
qui n' ait pas lu beaucoup de
contes. "
à cela tous les nateurs et messieurs
des communes s' inclinant, convinrent,
p593
par ce geste, que le grand raisonneur
leur rendoit justice.
" or, continua-t-il, j' ose vous répondre
que quelques étonnans que
puissent être les contes que vous avez
lus, il ne vous en est jamais tombé entre
les mains d' aussi extraordinaires, et
j' ose me ajouter de si absurdes, puisque
tout conte doit l' être plus ou
moins, que l' histoire que j' ai à vous
raconter aujourd' hui. D' abord, c' est
un roi, si grand physicien de sa profession,
que c' est à lui que nous devons
l' invention des cerfs-volans ; génie,
d' ailleurs, on le voit bien, à qui, non-seulement,
sans aucun droit, mais encore
contre toute raison, on vient insolemment
demander un plat à barbe,
qu' il chérissoit plus que sa vie, et qui
lui venant en droiture du destin, (personnage,
par parenthese, que nous ne
croyons pas s' être jamais fait raser) a
acquis pour prix de ses services le pcieux
don de prophétie. Ce roi, vaincu
par une tête à perruque, ayez,
je vous prie, la bonté de suivre ceci,
dépouillé tout à la fois par les malheurs
de la guerre de son plat à barbe
et de ses états, pris même dans une ratiere,
est encore, pour comble de maux,
p594
transformé en autruche par son adversaire,
génie comme lui, ainsi que
vous le voyez, mais beaucoup plus
puissant ; que si vous me demandez
pourquoi ? J' aurai à vous répondre que
la raison ne s' en apperçoit pas trop
bien, mais qu' il n' en est pas moins ce
que j' ai l' honneur de vous dire ; et
que non-seulement lui, la reine sa
femme, et toute sa cour sont autruches,
mais encore que cette punition
s' étend sur mademoiselle sa fille, qui
est oison, sur son propre neveu, fils
de son frere ou de sa soeur, dont on
a fait un dindon ; sur sa cousine, princesse
d' un rare mérite, qui, pour cela
n' en est pas moins grue, et sur tous
leurs sujets, qui comme leurs souverains
sont grues, autruches, oies ou
dindons. Je sçais même, et de bonne
part, qu' il y a parmi tout cela jusques
à descasses ; enfin, on ne voit plus
que de ces vils animaux, où l' on n' auroit,
avant ce tems malheureux trouvé
que des peuples, qui, en apparence,
n' étoient pas plus grues ou dindons
que la respectable compagnie
qui m' écoute. Mais, ce qui va sans
doute vous faire trembler pour eux,
c' est que ce roi, sa femme, sa fille,
p595
ses parens, ses peuples, doivent respecter
sous ses formes ridicules, jusqu' à
ce qu' il se trouve un prince qui
prenne assez de goût pour l' infortunée
princesse dont on a fait une oie, pour
consentir à l' épouser. Quelque facile
à remplir que cette condition puisse
paroître à bien des gens, il faut qu' elle
ne paroisse pas telle à tout le monde,
puisqu' il y a déjà un grand nombre de
siecles que toute cette auguste famille
languit dans l' oppression. Peut-être
que sans compter la sorte de difficulté
qu' il y a à se prendre de goût pour
une oie, du moins jusqu' au point de
l' épouser, est-on arrêté aussi par le
peu de certitude que l' on a qu' après
s' être déterminé à une union si extraordinaire,
cette belle princesse, soit en
effetsenchantée. Vous, seigneurs et
messieurs, vous de qui l' univers connoît
et admire la sagesse ; vous enfin,
qui ne vous en faites pas moins respecter
par ces deux qualités qui brillent
en vous également, que par l' étendue
de votre puissance ; que pensez-vous
quet faire un prince qui rencontreroit
une oie si miraculeuse ?
Croyez-vous qu' il y en ait que la nature
ait formé assez tendre pour en devenir
p596
épris ; et si par un hasard assez
singulier on en trouvoit un, vous paroit-il
possible qu' il poussât la crédulité
au point d' être persuadé que cette
oie pourroit être désenchantée, et
qu' il fut assez magnanime pour tenter
de lui rendre, en l' épousant, sa premiere
forme. "
chacun écoutoit avec impatience un
conte non-seulement si ridicule, mais
encore si déplacé : tous convenoient qu' il
n' étoit guere possible d' en créer un aussi
impertinent dans toutes ses parties ; et
il y avoit même quelques sénateurs qui
étoient scandalisés que l' on parlât de
grues et de dindons dans un lieu auguste,
leurs ancêtres ou eux-mêmes
avoient souvent décidé du sort des rois.
Quelque rapport même qu' il y eût entre
le conte de Quamobrem, et le mariage
de Schézaddin, il leur paroissoit si
peu probable, que quelques agrémens
qu' une oie pût avoir, on pût en devenir
amoureux, qu' aucun d' eux, de quelque
sagacité qu' il fût doué, ne devinoit
le grand raisonneur vouloit en venir.
Comme il n' est cependant pas possible
que, dans une si nombreuse assemblée,
il ne se trouve pas des gens à la perspicacité
de qui rien n' échappe, il y en eut
p597
qui se douterent que le conte de Quamobrem
faisoit allusion au mariage de
Schézaddin ; mais qui pour cela ne l' en
trouvoient pas meilleur. Un des partisans
de la cour prit même la liberté de
le lui dire, et d' ajouter qu' il ne voyoit
pas ce qu' un conte si inepte pouvoit
avoir de commun avec la matiere mise
en délibération ; que l' on n' ignoroit
point que ce n' étoit pas la premiere rapsodie
dont il eût ennuyé le sénat ; mais
que sans compter que jamais il n' avoit
plus mal pris son temps pour cela, l' on
pouvoit encore assurer que jamais on
n' avoit imaginé de conte plus fade et
plus incent que celui qu' ils venoient
d' entendre, et qu' il étoit même au dessous
de ce qu' il l' avoit annoncé dans cet
exorde pompeux, qui ne prouvoit que
l' abus qu' à tous égards il faisoit de l' éloquence.
Il n' est pas bien ordinaire qu' un homme
qui fait des contes, soit bien aise
qu' on les trouve mauvais ; mais Quamobrem
qui sçavoit que plus le sien paroîtroit
ridicule, plus le coup qu' il vouloit
porter au mariage de Schézaddin,
seroit affreux, fut transporté de joie de
toutes lessagréables épithetes dont
on honoroit le sien. " ce conte, qu' avec
p598
tant de raison, l' on trouve si absurde,
reprit-il avec dignité, loin d' être
aussi déplacé qu' on l' en accuse, va
aux affaires présentes plus qu' on ne
pense, et est beaucoup moins conte
qu' on ne le croit. Pour le dire, enfin,
puisqu' il le faut, ce roi qui a
perdu son plat à barbe et ses états,
et qui est devenu autruche, est ce
me roi des terres-vertes, dont le
plus infidele des ministres, gagné
sans doute par l' argent de ce prince,
vous a tantôt exagéré la puissance ;
sa fille, qui n' est aujourd' hui qu' un
oison, et qui n' a de sa vie été peut-être
autre chose, est cette même princesse
que le roi veut épouser. Ces légions
innombrables de tous ces vils
animaux que je vous ai noms, sont
tout autant de femmes que l' on destine
à votre lit, et des compagnons
qu' on veutcorer de vos dignités,
et associer à votre puissance. Pour
moi, je ne sçais par quelle préférence
une bécasse m' est réservée ; et
j' ai d' autant plus à me plaindre de ce
choix, que la bécasse est naturellement
ma bête d' aversion, et que je
n' en ai jamais pu regarder une en
face. Voilà donc enfin, seigneurs
p599
et messieurs, ce grand mystere éclairci :
je laisse, au jugement des deux
chambres, si dans une si importante
occasion, mon zele m' a emporté trop
loin, et si c' est avec aussi peu de raison
qu' on le pense, que j' ai cru y
devoir intéresser tout l' état. "
il est plus aisé d' imaginer la surprise,
les murmures, la fureur, les cris qui
s' éleverent dans toute l' assemblé, à cette
étonnante nouvelle, qu' il ne le seroit
de les peindre : mais comme il y a partout
des railleurs, qui, sous le beau
nom de philosophie, cachent leur indifférence
pour le bien public, on entendit
aussi, au grand scandale des bons
citoyens, des éclats de rire partir de
différens endroits de la salle. Eh ! Pouvoit-on
rire, lorsqu' on se voyoit sur le
point d' avoir une oie pour reine, et
peut-être, d' en épouser soi-même ! Après
avoir beaucoup dit que cela ne se pouvoit
pas, autant demandé comment
cela se pouvoit faire ; après que l' on
fut, enfin, revenu du trouble de la
premiere surprise, un seigneur, que
l' exacte neutralité qu' il gardoit entre
les deux partis, en faisoit haïr, mais
respecter, dit, que quoique l' on ne pût
légitimement accuser le grand raisonneur
p600
de prêter au roi l' épouvantable
dessein dont il venoit de leur faire
part, il ne devoit pas néanmoins s' offenser,
si on le prioit de vouloir bien
dire par quels moyens il lui avoit été
vélé ; que quoiqu' il dût paroître inconcevable
qu' un prince, tel que l' auguste
souverain qui les gouvernoit, se
fût mis en tête une fantaisie d' autant plus
singuliere que l' oie étoit, de notoriété
publique, ce qu' il y avoit, en volatile,
de plus maussade et de plus borné ;
cependant, on n' ignoroit pas jusqu'
peut aller le caprice, et quel en est
l' empire sur les personnesme les
plus sensées : que la chose, quoiqu' incroyable,
pouvoit donc être vraie,
mais qu' elle étoit de nature à ne devoir
passer pour telle, que lorsqu' elle seroit
prouvée avec la derniere évidence ; et
que l' on ne pouvoit, sans manquer de
la façon la moins inexcusable, au respect
que l' on devoit au roi, se déterminer
avant que de lui avoir entendu
dire à lui-même, et que c' étoit véritablement
une oie qu' il vouloit épouser,
et que son intention étoit que tous ses
sujets en épousassent.
Quamobrem fut aisément de cet avis,
et tout le sénat le suivit ; cependant,
p601
comme il ne perdoit pas son objet de
vue, et que la crainte de la bécasse,
dont il étoit menacé, ajoutoit beaucoup
à son zele ; en convenant de la
nécessité d' une seconde putation faite
dans le moment même, il dit, qu' en
attendant la réponse du roi, qui, pour
être conçue en termes moins généraux
que la premiere, pourroit bien n' en
être que moins satisfaisante, il falloit
prendre toutes les mesures auxquelles
on seroit forcé, dans le cas où le roi,
par son aveu, confirmeroit le rapport
qu' il venoit de faire au sénat.
Ce conseil, qu' il sembloit que la
sagesse même eût dicté, parut aussi
prudent qu' il l' étoit ; pendant que les
députés alloient vers le roi, le sénat
arrêta, qu' il se trouveroit vrai
que sa majesté voudroit épouser une
oie, il lui seroit fait sur cela les
plus respectueuses, mais les plus fortes
remontrances. En attendant, on dressa
un bill contre les oies, les autruches,
les grues, les dindes, les bécasses,
et telle volatile que ce pût être, depuis
le roch jusques au moineau inclusivement,
avec défenses expresses à toutes
personnes de quelque qualité et condition
qu' elles fussent, d' en épouser ;
p602
sous peine pour les contrevenans, d' être
regardés et poursuivis comme ennemis
de l' état.
Cela me paroît fort sage, dit le sultan,
mais pour dieu, visir, ayez la
charité de les envoyer dîner. Les pauvres
gens me font une pitié horrible,
quand je songe qu' ils sont là dès le
grand matin, et qu' ils doivent tomber
d' inanition. Mais, sire, répondit Moslem,
mon auteur ne dit pas qu' ils aient
été dîner ; et il est, en effet, naturel
de croire, qu' ayant de si grandes affaires
à traiter, ils n' y penserent pas. Ma
foi ! Reprit Schah-Baham, je ne sçais
que vous dire : il est vrai qu' il n' a jamais
été question dans mon conseil,
ni de grues, ni de dindons ; et je sens
que véritablement ce qui les occupe
peut s' appeller une affaire majeure ;
mais enfin, je puis dire sans me vanter,
qu' il s' en est traité devant moi d' assez
brillantes ; et je ne me rappelle pas que
cela m' ait jamais empêc d' aller dîner,
et même d' en avoir envie. Envoyez-les-y
donc, visir, et comptez sur la
parole que je vous donne, que, quoique
par la grandeur d' ame, ils ne fassent
semblant de rien, vous leur ferez
le plus grand plaisir du monde.
p603
Puisqu' il plait ainsi à votre sublime
majesté, continua le visir, les sénateurs
allerent donc ner, maisgérement,
et comme il convenoit à la
situation où ils se trouvoient. Pendant
qu' il y en avoit qui satisfaisoient à regret
à ce besoin de la nature, les députés
admis une seconde fois auprès
du roi, s' acquitterent de leur commission,
et lui exposerent le plus pathétiquement
qu' ils purent leurs craintes et
leur douleur. Schézaddin voyant que,
contre son espérance, son secret avoit
percé, eut d' abord envie de soupçonner
Taciturne de l' avoir révélé à Quamobrem ;
mais les mêmes raisons qui
n' avoient pas permis au ministre de
l' en soupçonner, le disculperent aussi
dans l' esprit du roi, et tournerent toutes
les idées de ce prince du côté de
son rival. Persuadé au reste, que la découverte
qui en avoit été faite malgré
lui, ne serviroit qu' à terminer plus
promptement des discussions qui l' ennuyoient
sans l' ébranler, il répondit
d' un ton ferme, que l' on n' avoit rien
dit que de vrai au sénat sur la passion
dont il avoit le coeur rempli : qu' il
étoit donc réel qu' il aimoit éperdument
la princesse Manzaïde, fille du roi
p604
des terres-vertes ; que l' un étoit autruche
et l' autre oie ; qu' enfin, le grand
raisonneur ne les avoit trompés, ou
n' avoit été trompé lui-même que lorsqu' il
avoit supposé que son intention
étoit que ses sujets prissent des femmes
chez tous ces peuples tamorphosés ;
qu' il leur laissoit, à la vérité,
la liberté de le faire ; mais qu' il leur
donnoit sa parole royale, qu' il ne les
y contraindroit jamais : que comme il
ne cherchoit pas à gêner leur volonté,
il prétendoit qu' on le laissât le maître de
la sienne ; et qu' il croyoit, d' ailleurs,
leur avoir, depuis qu' il les gouvernoit,
donné assez de preuves de sa prudence,
pour qu' ils dussent être sûrs, et qu' il ne
faisoit rien au hasard, et que ce n' étoit
pas aux simples charmes d' une oie qu' il
avoit livré son coeur ; qu' ils auroient
le croire incapable d' une si ridicule passion ;
et penser, lorsqu' en apparence,
ils l' en voyoient atteint, qu' il avoit des
raisons qu' ils ne sçavoient pas, et s' y
soumettre avec respect : qu' au reste,
quelles que fussent les siennes, et quelque
violent même que fût son amour pour
cet oison prétendu, il leur promettoit
de renoncer au dessein qu' il avoit formé,
s' ils pouvoient lui montrer une
p605
loi qui défendît à qui que ce fût qui
en eût la fantaisie d' épouser des oies.
Il ajouta que s' il vouloit bien leur pardonner
l' esprit de sédition qui s' étoit empa
d' eux, il n' entendoit pas le souffrir
plus long-tems ; qu' ils retournassent
donc aunat, y confirmer qu' il ne
donneroit jamais d' autre reine à la nation
que la princesse Manzaïde, et y
calmer en me tems les frivoles craintes
qui les avoient surpris, et qu' ils
avoient trop écoutées.
Schézaddin avoit jusques-là mérité
trop la confiance de ses sujets pour
qu' ils pussent un moment penser, qu' en
leur promettant de ne pas le contraindre
à l' imiter, il ne cherchât qu' à gagner
du tems, et à prendre des mesures
pour les y forcer. D' ailleurs, la noble
franchise avec laquelle il venoit de
leur déclarer ses propres sentimens, et
la fierté de son caractere, les assuroient
assez, que s' il t été dans l' intention
que Quamobrem lui avoit prêtée, il
ne la leur auroit pas plusguisée que
la malheureuse passion qu' il avoit prise
pour cette oie fatale qui mettoit de
si grands troubles dans l' état. Mais quelque
chose qu' ils crussent avoir gagné à
se voir livrés de leurs plus vives terreurs,
p606
ils n' en sentoient pas moins le malheur
de voir sur le trône un oiseau qui,
quelques graces qu' on lui attribuât, n' y
pourroit jamais représenter avec une sorte
de dignité. Quoique la façon décidée
dont le roi s' étoit expliqué, et la ferme
persuasion ils le voyoient, que
sa princesse n' étoit qu' enchantée, et
qu' en s' unissant à elle, il lui rendroit sa
premiere forme, leur laissât assez peu
d' espérance de le voir changer, ils aimerent
à se flatter qu' il pourroit n' être
pas insensible aux justes remontrances
d' une nation qu' il aimoit, et de laquelle
il étoitvéré. Cependant, leur commission
ne leur donnant pas le droit de
lui en faire, ils prirent respectueusement
congé de lui.
Le visir qui avoit encore moins douté
que Schézaddin de l' universelle contradiction
qu' essuieroient ses projets,
et qui croyoit perdre, ou du moins
employer fort mal le tems qu' il passoit
à répondre aux invectives du grand
raisonneur, avoit résolu de faire du
sien un autre usage. Sûr que cet organe
du sénat, aussi politique qu' orateur,
ne se contenteroit pas de le combattre
par des harangues, et tâcheroit de soulever
contre lui tous les ordres de l' état,
p607
il s' étoit assuré des voix du plus respecté
de tous. Ce ministre étoit persua
qu' il faut toujours, lorsque l' on
a de grandes affaires à traiter avec les
hommes, leur parler comme si on leur
croyoit de la vertu, et agir avec eux,
comme ne leur en croyant pas. Il gouvernoit
en effet, depuis trop long-tems,
et connoissoit trop bien les hommes,
pour ignorer combien il entre de faste
dans ce qu' ils appellent leurs principes ;
et n' imaginoit pas qu' il y en eût à l' épreuve
de la flatterie, des honneurs,
ou de l' intérêt. Il avoit donc cares
l' orgueil de ceux que la vanité dominoit,
en leur paroissant faire, s' il étoit possible,
plus de cas qu' eux-mêmes, de
leur rite. Il avoit, au nom du roi,
revêtu de dignités plus éclatantes ceux
qui en possédoient dé; séduit par d' opulentes
places, ceux que les honneurs
seuls n' auroient pas tentés, promis ce
qui alors ne se trouvoit pas vaquer,
et si bien adouci par ces innocentes
voies auprès des pontifes, l' entreprise
du roi, qu' il étoit assuré que la plus
grande partie d' entre eux l' appuieroit
de leur autorité. Il ne doutoit pas des
troupes, qui, beaucoup plus dépendantes
du prince que du sénat, l' auroient
p608
vu sans aucun murmure épouser, s' il
l' eût voulu, toutes les oies de l' univers ;
et il se flattoit de l' emporter avec
tant de ressources sur un fantôme de république,
qui n' avoit plus pour toutes
armes que des cris impuissans.
Quamobrem, que les succès qu' il
avoit remportés la veille dans le sénat,
et les héroïques dispositions où il
avoit laissé les esprits, assuroient que
le ministre en auroit lementi, ne fut
pasdiocrement surpris de voir la plus
grande partie des sénateurs, loin de seconder
ses vues, ne paroître pas s' éloigner
de celles du roi. Ce fut vainement
qu' il invectiva avec la derniere violence
contre les oies et leurs adorateurs.
On lui répondit froidement que s' il étoit
vrai, que par son choix, Schézaddin
blessoit les usages et les préjugés, on
ne pouvoit pas, du moins, l' accuser de
violer les loix, puisque, comme il l' avoit
lui-même très bien remarqué la
veille, il n' y en avoit point qui défendissent
d' épouser des oies ; qu' il se pouvoit,
à la vérité, que le silence qu' elles
gardoient sur cet article, ne vînt que de
l' impossibilité où l' on avoit été de prévoir
que cette fantaisie pourroit naître
à quelqu' un ; mais qu' enfin elles ne la
p609
condamnoient pas ; qu' à l' égard du bill
qui avoit passé la veille, contre toute
volatile que ce fût, on n' avoit pas besoin
de dire au grand raisonneur qu' il
n' enchaînoit le roi en aucune façon,
puisque son autorité seule pouvoit en
faire une loi de l' état. Les débats furent
grands. Mais, enfin, les voix resterent
partagées ; et c' étoit alors le plus grand
avantage que pût remporter le ministre.
On ajouta à toutes ces raisons qui, par
elles-mêmes ne manquoient pas de poids,
que la liberté de la nation étant en sûreté,
l' on ne voyoit pas bien pourquoi
l' on s' opposeroit aux desirs de Schézaddin ;
et que Quamobrem, puisqu' il sçavoit
tant de contes, ne pouvoit pas
ignorer que ce prince n' étoit pas le seul
qui eût épousé des princesses enchantées,
et qui s' en fût trouvé bien.
Votre majesté, continua le visir, ne
sera vraisemblablement pas fâchée que
j' abrege des détails politiques qui m' ont
paru l' intéresser assez peu, et ne lui pas
faire un certain plaisir.
Parbleu ! Répondit Scha-Baham, il
est délicieux, le visir ! Il ne me fait des
excuses que lorsqu' il ne peut plus me
faire de mal. Quelque chose que je me
sois tué de lui dire, il a fait à son aise
p610
l' éloquent, le politique, l' important ; et
à psent que j' en suis, comme de raison,
plus qu' à demi mort, il croit qu' il en sera
quitte pour un compliment. Poursuivez,
pourtant, puisque nous y sommes, mais
croyez, et bien fermement, que vous ne
m' y rattrapperez plus.
Quamobrem, reprit le visir, étoit
trop piqué au jeu, pour que la défection
de son parti le réduisît au silence, et à
adhérer à un avis qui lui paroissoit si honteux ;
et comme il vouloit tâcher de
mettre le peuple dans ses intérêts, il
publia dès le lendemain une brochure,
intitulée : flexions critiques et politiques
sur les oies, considérées dans l' état du
mariage . Cette mauvaise plaisanterie qui
étoit assez ingénieusement tournée, fit
rire ceux qui la lurent ; mais ne lui ramena
pas le sénat ; et peut-être que la sorte
de succès que le grand raisonneur eut
en qualité de bel-esprit, le consola des
malheurs qu' il essuyoit comme politique.
Cette brochure donna à Schézaddin un
assez grand ridicule ; mais ne lui fit pourtant
pas autant de tort qu' une espece de
romance que Taciturne s' avisa de composer
secrétement contre lui.
Je parierois bien, visir, interrompit
le sultan, que vous qui ne m' avez pas
p611
sauvé un mot des plus plates harangues,
et des plus ennuyeuses discussions que
l' on puisse, je crois, jamais entendre,
ne me direz pas un mot de la romance
de Taciturne ? Il est vrai, sire, répondit
Moslem, que mon intention n' étoit pas
d' en incommoder votre majesté. D' ailleurs,
cette romance étoit si cruellement
longue, que j' avoue que j' en ai oublié
la plus grande partie. Que dites-vous,
interrompit le sultan, d' un homme assez
imbécille pour se souvenir d' une harangue,
et pour oublier un pont-neuf qui,
selon toute apparence, étoit sublime !
Apprenez de moi, mon ami, une fois
pour toutes, qu' en ce cas-là, c' est toujours
aux harangues qu' il faut donner la
préférence. Eh ! Mon dieu ! Lui dit la
sultane, ne vous tourmentez pas tant.
Vous trouverez peut-être, quand il en
sera question, qu' il n' en a que trop retenu.
N' en eût-il perdu qu' une parole, reprit
Schah-Baham, j' en serois toujours
fâc. La romance a cela de bon, qu' il
faut, pour ainsi dire, qu' elle ne finisse
pas. Je me souviens d' en avoir entendu
qui étoient si longues, et qui disoient si
peu de chose (car au moins, il faut bien
se garder d' être assez bête pour vouloir
y mettre de l' esprit) que c' étoit un vrai
p612
plaisir que de les entendre, sur-tout
quand elles arrivoient au dessert, comme
c' étoit l' usage de ce tems-là. Ce n' étoit
pas qu' elles fussent toutes de la même
force. On sentoit qu' il y en avoit où l' auteur
n' étoit pas fait pour ce genre-là tout
seul ; et celles-là m' ennuyoient presque
à mourir : mais pour celles dont l' air
seul faisoit pleurer, sans que la chanson
y fût pour rien, elles étoient admirables :
et je voudrois bien que celle de
Taciturne fût comme cela : l' air en est-il
bien tendre ? Sire, repartit le visir,
c' est une espece de pot-pourri, où les
airs sont fort mêlés. Tant pis, repliqua
Schah Baham, il est impossible par exemple,
que cela soit bon à un certain point.
C' est ce que je disois à votre majesté,
reprit le visir ; je suis bien sûr qu' elle n' en
seroit pas contente. Je n' en doute pas non
plus, repliqua Schah-Baham, mais cela
ne m' en dégoûte pas davantage ; me voi
tout disposé à l' ennui, c' est quelque
chose pour votre chanson ; et comme il
n' est pas certain que je sois toujours de
me, je vous conseille de saisir ce
moment-ci, parce que cela ne tire pas
à une certaine conséquence, et que d' ailleurs,
je ne suis pas fâc de m' achever.
p613
LIVRE 4 PARTIE 8 CHAPITRE 45
1 er air : en passant sur le pont-neuf .
écoutez l' histoire d' un
événement peu commun,
et d' un prince magnanime ;
long-tems farouche, mais de
qui nous vous allons en rime
conter le surprenant feu.
2 air : de la romance de Mysis .
Ce prince insensible,
à l' amour, long-tems résista ;
mais ce dieu terrible
à la fin, sur lui l' emporta.
Craignez sa vengeance,
vous, que jamais il ne dompta ;
jamais sa puissance
par de plus grands coups n' éclata.
3 air : des feuillantines .
On lui faisoit en tous lieux
les doux yeux ;
mais sauvage, et rigoureux,
il traitoit ses amoureuses,
comme de bis franches coureuses.
4 air : de la romance de st Louis .
Il les voyoitcher pour lui,
sans compatir du tout à leur ennui ;
p614
et s' il en fut morte quelqu' une,
il eût ri de son infortune.
5 air : de la romance d' Alexis .
Armé de cette barbarie,
ce roi payen,
se flattoit de passer sa vie
sans aimer rien ;
mais, c' est en vain qu' on se propose
tant de rigueur,
quand, malgré nous, l' amour dispose
de notre coeur.
6 air : l' autre nuit, j' apperçus en songe .
Certaine nuit, il vit en songe,
beauté dont les charmes puissants
émurent ses tranquilles sens ;
crut-il que ce t un mensonge ?
Non, il s' enflamma ce héros,
peut-on aimer plus à propos ?
Ici, dit le visir, Taciturne contoit
encore plus longuement que moi l' entrevue
de Schézaddin et de la fée,
tout ce dont elle avoit été suivie, et
continuoit ainsi :
7 air : de la tulippe .
Comme il croyoit au destin
devoir sa bonne fortune,
tous les jours, soir et matin,
dans les bras de sa belle brune ;
en guise de remerciement
il lui faisoit ce compliment. bis.
p615
8 air : forlane de l' Europe galante .
Regne à jamais,
toi, qui me soumets
la belle après
qui je soupirois ;
ses naissants attraits
semblent faits
exprès.
Pour me mettre en frais
de tous les
excès.
Dieu généreux !
Destin, qui veux
combler mes voeux
voluptueux :
que je suis heureux
que faire de mieux
pour rendre envieux
les dieux
aux cieux ?
Beaux yeux
joyeux ;
et sans être bleux,
tendres, langoureux,
lançant mille feux,
et blant tous ceux
assez hasardeux
pour s' approcher d' eux,
et même les vieux,
les plus goutteux.
Qui peut voir enfin,
un minois plus fin,
p616
un air plus mutin,
plus vif, plus lutin,
me libertin !
Le cheveu châtain,
la peau de satin,
le tein,
la main,
le sein,
tout en est divin !
Chantons donc sans fin,
regne à jamais, etc.
9 air : son altesse me congédie .
Quoique tout cela fût bien tendre,
elle se lassa de l' entendre ;
et desira que son amant
sçut qu' il devoit cette maîtresse
dont il paroissoit si content,
moins au destin qu' à sa tendresse.
landeriri.
que si quelqu' un vouloit sçavoir
ce qu' elle lui dit un beau soir,
landerirette ;
en fort peu de vers, le voici,
landeriri.
10 air : amants, votre bonheur .
Sans moi qui t' enflammai
du feu qui me dévore,
et qui seule animai
les jours de ton aurore ;
cet amant que j' adore,
et que j' ai sçu charmer,
ignoreroit encore,
le doux plaisir d' aimer.
p617
11 air : ô reguing.
Tout de suite, elle lui conta, bis
comme s' il n' y eût pas d' mal à ça,
ô reguingué, ô lon lan la,
son ingénieux stratagême :
qu' on est imprudent quand on aime !
12 air : haut sur ces montagnes .
De cette confidence
il eut le coeur fâché ;
et par cette imprudence,
à son goût arraché,
chaque nuit, il perdit
de son amour ;
et l' on sent çà, la nuit,
mieux que le jour.
13 air : m le prévôt des marchands .
à ces transports délicieux
qui le rendoient comme les dieux
vint succéder l' indifférence,
le dégoût, l' ennuyeux loisir.
On est bien près de l' inconstance,
quand on ne tient plus qu' au desir.
14 air : des pendus .
Tantôt la belle gémissoit,
tantôt elle se courrouçoit,
me on dit (comme elle étoit vive)
qu' elle alla jusqu' à l' invective :
et ce qui pourroit le prouver,
c' est le couplet qu' on va trouver.
p618
15 air : les rats .
Dieux ! Que ta chimere
te fait de tracas !
Si j' ai pour te plaire
fait les premiers pas,
oh ! Le beau sujet de colere
pour quitter ainsi mes appas !
Jean ! Ce sont tes rats
qui font que tu ne m' aimes guere.
Jean ! Ce sont tes rats
qui font que tu ne m' aimes pas.
16 air : accompagné de plusieurs autres .
Lasse de tâcher vainement
de ramener feu son amant,
elle voulut en prendre un autre ;
mais pour le faire décemment
elle envoya premiérement,
le plus grand roi du monde au pautre.
Ici, dit le visir, Taciturne racontoit
la rupture de la fée et de Schézaddin ;
mais comme cet endroit ne me revient
pas dans la mémoire, je vais passer au
moment où le roi rencontre la princesse.
17 air : les sauts .
Fiérement il entre dans la danse,
comme le bal alloit commencer ;
un oyson faisant la révérence,
vient d' abord le prier à danser :
le moyen de refuser
p619
oyson venant proposer
un saut, deux sauts, trois sauts !
18 air : v' là c' que c' est que d' aller au bois .
Ce menuet lui fut fatal,
v' là c' qu' est c' est que d' entrer au bal !
Au milieu de ce bacchanal,
quelque sotte bête
se jette à la tête,
on la ramasse, et l' on fait mal :
v' là c' qu' cest que d' entrer au bal !
19 air : rantanplan, tirelire .
Tout d' abord il soupire,
ran tan plan tirelire ;
et pour cet oyson charmant,
plan
ran tan plan tirelire
en plan ;
et pour cet oyson charmant,
il souffre un grand martyre,
ran, etc.
Et son feu le tourmentant,
sans façon, lui va dire.
Sans façon lui va dire ;
à cet aveu surprenant
l' oyson se mit à rire.
L' oyson se mit à rire ;
tant ça lui paroît plaisant,
au nez de notre sire.
p620
Au nez de notre sire
qui n' en est pas moins ardent
comme un petit satyre.
Comme un petit satyre ;
et voici le compliment
que de sa poche il tire.
20 air : l' inconnu .
Pour vos beaux yeux, il est vrai que je ble
ne puis-je, hélas ! Espérer de retour !
Votre scrupule
sur mon amour,
belle princesse, est de trop en ce jour ;
je suis trop grand pour craindre un ridicule.
21 air : Jupin, dès le matin .
L' Oison.
Que dira l' univers
pour vous, quel revers !
Que de propos divers !
Des pervers
vont sans doute en vers ;
et sur tous les airs
lébrer ce travers.
Le Roi.
L' univers en dira
ce qu' il voudra ;
tout l' empire criera
remontrera ;
p621
quiconque le pourra
chansonnera ;
mon amour, malgré cela,
durera.
Des traits d' un plat auteur
n' ayez pas peur
comptez sur mon ardeur,
mon petit coeur ;
et que l' amour ici,
devienne notre unique souci.
22 air : votre coeur, charmante Aurore .
Vos transports m' ont rassue,
et je cede à mon vainqueur ;
au plus doux espoir livrée,
oui, j' abandonne mon coeur
au plaisir d' être adorée
de l' objet de mon ardeur.
23 air : en passant sur le pont-neuf .
Cependant qu' ils chantoient mal
survient un dindon brutal,
de la famille royale,
et qui, du roi, le rival
à l' oyson, avec scandale
fit un sabat infernal.
24 air : c' est dans le fauxbourg st Jacques .
L' Oie.
En rité ! Vous me faites
pitié de prendre ce ton,
p622
pour être jaloux vous êtes
encore un plaisant dindon !
Le Dindon.
Vous pourriez un peu, la belle,
mieux soigner votre jargon ;
car, entre nous, c' est la pelle
qui se moque du fourgon.
25 air : chantons les dons que fait éclore .
Le Roi.
Qu' il cesse un discours qui me blesse,
ce dindon est bien imprudent !
Le Dindon.
Monsieur fait ici l' important ;
mais tout enflé qu' il est de sa noblesse,
on peut aussi prendre un ton imposant ;
s' il sçavoit comme il s' adresse,
il seroit moins impudent.
Le Roi.
S' il dit encore un mot, princesse !
Je l' embroche dans l' instant,
qu' il cesse un discours qui me blesse, etc.
26 air : de l' homme marin .
Ce propos un peu fanfaron, bis
ne fit point de peur au dindon ; bis
car il étoit fort sur la hanche,
et des plus fiers à l' arme blanche.
p623
Ici Taciturne racontoit encore quelque
chose des amours de son maître, et
terminoit par ce couplet sa misérable
romance :
27 air : de joconde .
Enfin le destin en est pris,
il va, sans plus attendre,
devenir à nos yeux surpris,
d' une autruche le gendre ;
que l' amour trouble la raison
c' est chose trop connue ;
mais pour épouser un oyson,
ah ! Qu' il faut être grue !
Oh ! Pour ce dernier trait, dit le sultan,
il en faut convenir, il est joli ; il
y a là je ne sçais quoi qui est frappant.
Pour le reste de votre chanson, visir,
dussiez-vous, ce qui m' est à peu ps
égal, vous en fâcher, je vous dirai naturellement
que je me serois bien autant
passé de vos vers que de votre prose.
avez-vous bien, répondit la sultane,
que vous devenez très-difficile, et que
l' on ne sçaura bientôt plus que vous donner.
Quelle calomnie, s' écria Schah-Baham,
comme si je ne donnois pas tous
les jours des preuves du contraire. Vous
me direz à cela, qu' à voir ce qui me
plaît tous les jours, ce conte-ci devroit
p624
peut-être un peu moins me déplaire ;
mais c' est une discussion dans laquelle je
ne suis pas fait pour entrer. D' abord il
y a des choses que je n' y entends pas du
tout ; et que quand on me les a expliquées,
je trouve aussi plates, passez-moi
le terme, que d' abord elles me paroissoient
obscures ; vous voyez bien
que j' entre en raison : et puis, s' il faut
continuer à dire vrai, je crois que j' y
trouve des fautes de style et des choses
qui sentent la province : il me semble
aussi, depuis qu' on m' y a fait faire réflexion,
que je n' aime point cette oie,
et qu' il n' est pas du tout naturel que ce
roi prenne pour elle une si grande passion.
Mais, sire, répondit le visir, je
pourrois citer à votre majesté un très-grand
nombre de contes où l' on voit
peut-être des choses plus absurdes, et
auxquelles elle n' a pas dédaigné de se
prêter. D' ailleurs, si Schézaddin prend
pour cette oie une passion qui, à la
rité, peut paroître singuliere, il en est
justifié par la haine de tout-ou-rien qui
la lui inspire, et pour se venger de lui, et
pour quelqu' autre motif que votre majesté
peut ne pas savoir encore. Tout
cela ne me fait rien, repliqua le sultan ;
l' histoire de votre grue, par exemple,
p625
on m' a dit que non-seulement elle est encore
plus plate que longue ; mais encore
qu' il n' est pas vrai que les femmes
soient généralement si fâces de certains
accidens, que vous voulez le faire
entendre. Vous croyez bien que, moi
personnellement, je ne sçais pas ce qui
en est. Mais on me l' a dit ; et je crois qu' on
a raison. Je le crois comme vous, sire,
repartit Moslem ; et je doute que l' on
m' eût reproché d' avoir voulu faire entendre
une pareille absurdité, si l' on eût
fait réflexion que cette femme, dans ses
épreuves, est emportée par un mouvement
étranger qu' on lui donne pour la
punir d' une fierté déplacée ; que les malheurs
qu' elle éprouve sont encore une
punition, et que la fée qui la poursuit,
n' auroit pas cru se venger d' elle suffisamment,
si enme tems qu' elle rend ses
épreuves si infortunées, elle ne luit
pas donné, pour les contradictions qu' elle
lui fait éprouver, la sensibilité qu' on
blâme. Il falloit donc dire cela d' abord,
reprit Schah-Baham. Je croyois ou l' avoir
fait entendre, repartit le visir, ou
n' avoir pas besoin de le dire. Mais vous,
seigneur, dit la sultane, croyez-vous
être bien exempt de critique, et que les
gens qui ont le bonheur de vous entendre,
p626
soient aussi contens desflexions
que vous faites, que vous me paroissez
le penser ? Mon dieu ! Répondit Schah-Baham,
d' un air modeste, je ne sçais pas
ce que l' on peut dire de mes propos ; d' abord
il me semble que je n' en dois compte
à personne ; mais d' ailleurs, qu' est-ce
que je dis donc de si extraordinaire ? Ne
parle-je pas comme tout le monde, donc ?
Ne faisons point d' injustice, repliqua la
sultane ; non assument, vous ne parlez
pas comme tout le monde ; mais il
y a peut-être bien des gens qui, sans le
croire, parlent comme vous. Ma foi ! Reprit
le sultan, vanité à part ; ils sont bien
heureux ces gens-là, et vous m' obligeriez
de m' en faire connoître. Mais laissons
cela ; que le visir sorte de son conte,
s' il le peut, et que ce que j' en ai dit, ne
le décourage pas. Au fond, ce n' est pas
ma faute si je suis franc et connoisseur.
LIVRE 4 PARTIE 8 CHAPITRE 46
Pendant que le ministre, le grand
raisonneur et leurs adhérens partageoient
la capitale, la remplissoient de
leurs clameurs et y semoient le trouble
p627
par leurs brigues ; que les uns tenoient
pour les oies, que d' autres s' élevoient
contre l' usage, jusques alors inoui auquel
on vouloit les mettre ; Schézaddin
impatienté de tous cesbats, mais beaucoup
plus ennuyé encore de ne point
voir sa princesse, ne crut pas pour faire
finir une absence qui coûtoit tant à son
coeur, devoir attendre qu' ils fussent appais.
Persuadé, par l' état où l' habileté
de son visir avoit mis une affaire si difficile,
qu' il triompheroit aisément des
obstacles que ses adversaires pouvoient
encore lui susciter ; et voyant le plus redoutable
de tous, réduit comme un obscur
écrivain, à composer dans le silence
de politiques brochures, il ne voulut pas
se refuser plus long-tems le plaisir d' apprendre
à Manzaïde qu' elle alloit regner
sur ses sujets aussi souverainement qu' elle
regnoit déjà sur lui-même. Quoiqu' il
soupçonnât assez violemment Taciturne
d' avoir, par une voie inconnue, fait
passer ses secrets à Quamobrem, et qu' il
eût aussi d' assez fortes raisons de le croire
l' auteur du pont-neuf qui lui donnoit
un si grand ridicule : ce favori avoit
couvert sa marche de tant d' obscurité,
et en portant à son maître les plus rudes
coups, avoit affecté tant de zele pour
p628
ses intérêts, qu' il ne fournissoit contre
lui aucune preuve ; et le roi, qu' un témoin
nouveau auroit encore plus
que cet infidele confident, lui fit encore
l' honneur de le choisir pour l' accompagner
dans ses dernieres courses.
Il se pparoit donc à sortir de son palais,
et se perdoit d' avance dans toutes
ces douces chimeres, dont l' amour heureux
sçait entretenir si agréablement notre
imagination, lorsque le jeune dindon,
qui, à son rendez-vous, l' avoit introduit
auprès de la princesse, se psentant
inopinément à ses yeux, lui dit,
avec toutes les marques du plus violent
désespoir, que Manzaïde venoit
d' être enlevée par le prince des sources
bleues. Il ajouta, que sans compter
qu' elle n' auroit jamais dû craindre une
pareille violence de la part d' un homme
qui, quoique souverain, n' étoit cependant
que son sujet, elle l' avoit pour le moment
redoutée d' autant moins, qu' il feignoit
alors d' être plus mal de sa blessure :
que rien n' égaloit leurs alarmes, et
la consternation du roi des terres-vertes,
qui, avec le chagrin de voir sa fille
en la puissance d' un audacieux à qui il
ne la destinoit pas, avoit encore à craindre
pour elle tous les malheurs qui peuvent
p629
menacer l' oie la plus ordinaire ;
le destin voulant qu' elle perdît tous les
avantages et tous les privileges qui l' en
distinguoient, dès qu' elle seroit hors
d' un certain espace ; et que cet espace
étoit borné aux jardins du palais.
Quand elle n' auroit eu à courir d' autres
risques que ceux auxquels l' exposoit
l' amour du prince des sources-bleues,
ç' en étoit plus qu' il ne falloit pour faire
sentir au roi d' Isma toutes les horreurs
de la jalousie. Il étoit aimé, et ne faisoit
pas à Manzaïde l' injustice de douter
de ses sentimens ; mais si la violence que
lui faisoit le prince des sources-bleues
ne pouvoit que redoubler la haine qu' elle
avoit pour lui, qu' importoit à un amant
si peu délicat le malheur de ne pas plaire,
et que ne pouvoit-il pas exiger d' une
princesse infortunée, à laquelle il témoignoit
si peu de respect ? Une si cruelle
crainte l' occupa d' abord tout entier ;
mais il fut bientôt honteux de n' avoir
pensé qu' à ce qui pouvoit affliger son
amour, lorsque les jours de Manzde
étoient exposés à de si grands dangers.
Il étoit en effet trop amoureux pour ne
pas redouter pour elle, avec toutes
les infortunes possibles, celles mêmes
qui pouvoient s' imaginer le moins. Sa
p630
premiere ie fut donc de voler à son secours ;
mais à quoi, pendant qu' il la
chercheroit, ne seroit-elle pas exposée
de la part de ses sujets sous une forme
si peu propre à l' en faire respecter ? Il
est vrai qu' il pouvoit en donner le signalement ;
mais étoit-il sûr de la peindre
bien ressemblante, et n' avoit-il pas à
craindre, en cette occasion, de lui prêter
des graces qui pouvant n' être pas remarqes
par d' autres yeux que les siens,
ne la désigneroient à personne ? Il lui
parut donc que le meilleur moyen qu' il
eût pour la sauver de tous les rils qui
la menaçoient, étoit de donner un édit,
en faveur de toutes les oies du royaume,
portant défense, sous peine de la vie,
à toutes personnes, de quelque qualité et
condition qu' elles fussent, d' oser, jusques
à nouvel ordre, regarder seulement une
oie quelconque entre deux yeux, à moins
que ce ne fut à bonne intention .
Pendant qu' avec son ministre qu' il
avoit envoyé chercher pour ce bel ouvrage,
il pesoit scrupuleusement chaque
terme, choisissoit ceux qui pouvoient
prouver combien il avoit à coeur
d' être obéi, et tâchoit de n' y omettre
aucun des cas qui pouvoient exposer
Manzaïde, et justifier les contrevenans ;
p631
Taciturne, à qui la défense d' attenter
aux oies, et l' édit donné en conséquence,
paroissoit fort plaisans, et qui
se flattoit que la tendre amante de son
maître étoit déjà au croc de quelqu' un
de ses sujets, composoit sur cet événement
les beaux couplets que votre
majesté va entendre :
air : lampons .
Le roi, pour bonnes raisons, bis
de ses amis les oisons, bis
veut, quelque appétit qui tienne,
qu' en ces lieux chacun s' abstienne.
Lampons, lampons,
camarades, lampons.
Air : son altesse me congédie .
Voudroit-il nous défendre l' oie,
s' il lui restoit quelqu' autre voie,
pour prévenir un grand malheur ;
et, vu l' objet de sa tendresse,
doit-on s' étonner qu' il ait peur,
qu' on ne lui mange sa maîtresse ?
Une défense si nouvelle,
quoi qu' en dise un peuple rebelle,
n' est pas pour le tyranniser :
car s' il défend que l' on en mange,
il ordonne d' en épouser ;
et, peut-être, l' on gagne au change.
L' édit dressé, et les couplets répandus,
Schézaddin et son infidele confident
partirent tous deux, montés sur
p632
des chevaux de la derniere vîtesse, et
suivis d' une foule de courtisans, qui,
malgré les ameres railleries des frondeurs,
allerent à la quête de l' oison de
sa majesté. Ils étoient persuadés qu' il
leur sçauroit tout le gré possible de cette
attention, et qu' il la paieroit dume
prix que les plus grands services rendus
à l' état ; et peut-être ne se trompoient-ils
pas. Ce qui pourroit même le
prouver, ce qu' il y eut un de ces habiles
courtisans qui parvint jusqu' à la
dignité de connétable, sans qu' il paroisse
d' autres causes de son élévation,
que la complaisance qu' il eut d' accompagner
en cette occasion le roi son maître :
et l' on doit avouer qu' il n' est pas
possible d' acquérir à moins de frais une
plus grande place.
Mais comme, d' un autre côté, il n' est
pas si absolument vrai qu' on le dit,
que la fermeté soit une vertu bannie
de la cour, il y eut des grands officiers
de la couronne qui aimerent
mieux remettre leurs charges, que d' être
employés dans une recherche qu' ils
regardoient comme indécente pour eux-mêmes,
et contraire au bien de la patrie :
et le peuple pour qui souvent les choses
sont moins par ce qu' elles valent en elles-mes,
p633
que par le rapport qu' elles ont
avec ses idées et ses sentimens, voulut
que ces généreux patriotes fussent
publiquement remerciés du sacrifice
qu' ils venoient de faire, les en dédommagea,
et même leur fit élever des
statues, avec une inscription fastueuse,
qui remettoit devant les yeux de leurs
contemporains, et apprenoit à la postérité,
combien ces illustres citoyens
avoient été ennemis de la tyrannie,
et l' important service que dans cette
occasion ils avoient rendu à l' état.
Schézaddin ne sçachant de quel côté
il devoit poursuivre son rival, prit au
hasard la premiere route qui s' offrit à
lui, non sans une très-vive crainte que
l' amour, à quelque point qu' il fût engagé
à le protéger, ne lui laissât prendre
un autre chemin que celui qui pouvoit
le guider sur les pas de sa princesse.
Tout autre que lui, et qui auroit
eu l' ame moins grande, n' auroit
pas manqué de proscrire les dindons
dans toute l' étendue de son royaume,
et auroit au moins, par-là, mis en péril
les jours d' un rival qui marquoit si
peu de délicatesse et de générosité : mais
ce prince ne crut pas devoir se venger
par une voie qui l' auroit peut-être
p634
privé du plaisir de se venger lui-même.
D' ailleurs, Manzaïde étoit au pouvoir
de ce rival si justement détesté ; eh ! Qui
sçavoit si, sous prétexte de l' immoler
tout seul, des ennemis secrets, et de
son amour et de sa personne, ne saisiroient
pas cette occasion de se débarrasser
du malheureux objet de leurs
craintes, et de servir la patrie dont ils
croyoient l' honneur compromis par le
mariage qu' il avoit déclaré. Il auroit
pu, à larité, y envoyer ses chiens ;
mais sans compter qu' il n' en avoit peut-être
pas de dressés à quêter le dindon,
pouvoit-il leur livrer le prince des
sources-bleues, sans exposer Manzaïde aux
derniers dangers ; et étoient-ils gens à
qui l' on pût se flatter de faire observer
l' édit ? Une crainte si bien-fondée, non-seulement
ne lui permit pas de mettre
en péril les jours du prince des sources-bleues,
mais encore ne lui fit accorder
l' honneur de chercher la princesse
qu' à ceux de ses courtisans de qui il étoit
le plus sûr, quelque vivement qu' à la
honte éternelle de la nation il fût sollicité.
Il n' y a, sans doute, personne qui ne
sente à quel point un journal bien circonstanc
du voyage de ce prince, seroit
p635
intéressant, sur-tout si l' on y joignoit
des réflexions ; mais lesmes
historiens de qui j' ai tiré tant de minuties,
coupent si court en cet endroit,
tout important qu' il est, que j' avoue
qu' ils ne nous en ont dit que ce qu' ils
ne pouvoient se dispenser de nous dire.
Nous sçavons donc seulement que Schézaddin
marcha plusieurs jours, sans que
les recherches qu' il faisoit le plus exactement
du monde, dans toutes les basse-cours,
et sur toutes les mares qui se
rencontroient sur sa route, lui procurassent
aucune lumiere sur le sort de
Manzaïde. Ce n' étoit assument pas qu' il
ne rencontrât beaucoup d' oies : de loin
me il sentoit, à leur aspect, ce mouvement
et cette agitation qu' il auroit
éprouvé à la vue de sa princesse ; mais
quand il en approchoit, il se sentoit
tant de froideur pour elles, et leur trouvoit
à leur tour tant d' indifférence pour
lui, qu' il ne pouvoit pas se flatter long-tems
du bonheur de l' avoir retrouvée.
On lui offroit, à la vérité, à peu ps les
mes traits, les mes yeux, les mêmes
apparences ; mais ces traits étoient
dénués de graces, ces yeux privés de
sentiment ? Tout en elle pouvoit enfin
lui rappeller plus vivement ce qu' il aimoit,
p636
mais rien ne pouvoit le lui rendre :
il n' étoit pas en dindons, plus heureux
qu' il ne l' étoit en oies : il en trouvoit
beaucoup ; mais quoique tous, par
l' air d' importance qu' ils aiment naturellement
à se donner, lui retraçassent l' orgueil
et la fatuité de celui qui l' engageoit
à une si belle source ; il ne trouvoit
en aucun d' eux ce dédain et cette
haine qu' il avoit lus tant de fois dans
les yeux de son rival ; et la tranquilli
de son propre coeur, en les regardant,
suffisoit pour lui apprendre qu' il
ne le rencontroit pas.
Ses recherches et les battues qu' il
avoit fait faire, étant également inutiles
pendant plusieurs jours, il commença
à craindre plus vivement qu' il
n' avoit fait encore, que l' infortunée
Manzaïde n' eût subi le sort le plus affreux ;
et il en tomba dans un si violent
désespoir, qu' il toucha sur son état,
jusques au féroce Taciturne, l' homme
du monde qui se plaignoit le plus volontiers,
et qui plaignoit moins les autres.
Un reste d' espérance que cependant
il s' obstinoit à conserver, et son opiniâtreté
naturelle, augmentée encore
par sa passion, ne lui permirent point
d' abandonner son entreprise, toute malheureuse
p637
qu' elle étoit jusques-là. Quelques
jours de patience de plus pouvoient
lui rendre sa princesse ; eh ! Que
n' auroit-il pas à se reprocher, si, par
son découragement, il la livroit à la
plus triste des destinées ? Quelque avance
que son rival eût sur lui, il ne se
pouvoit pas qu' il fût déjà sorti d' un
royaume aussi étendu que le sien, et
qu' en continuant sa recherche, enfin il
ne le trouvât point. Il crut donc ne
devoir pas, dans cette importante occasion,
écouter plus son désespoir que
les remontrances de Taciturne, qui auroit
donné tout ce qu' il sçavoit de géométrie,
pour que cette oielicieuse
fût à jamais perdue pour le roi, et
faisoit tout ce qu' il pouvoit pour lui
persuader de retourner à Tinzulk. Les
amans sont plus sujets que les autres
à écouter leurs pressentimens ; Schézaddin
ne suivit donc que les siens ; et
bientôt il eut sujet de ne s' en pas repentir.
Un jour, enfin, après avoir fait battre,
et avoir battu lui-même, le plus
inutilement du monde, un assez grand
bois qui s' étoit rencontré sur sa route,
il voulut encore aller fouiller une remise
qu' il appercevoit dans la campagne,
p638
à une assez grande distance ; et malgré
toutes les représentations de son indolent
favori, un mouvement secret que
l' amour lui inspiroit sans doute, le fit
s' obstiner à y porter ses pas. Il étoit
parvenu jusque au milieu de ce bosquet,
sans couvrir rien qui justifiât ses espérances,
lorsqu' enfin, sous de jeunes
arbres qui formoient un berceau, il
apperçut un assez grand nombre de
dindons qui, dans le plus profond silence,
sembloient avec respect en entourer
un. Ce dindon, qui avoit une si
belle cour, avoit toutes ses plumes hérises,
et toute la contenance que peut
avoir un dindon lorsqu' il lui arrive d' avoir
du chagrin. Soit que ceux-là n' eussent
effectivement, malgré le soin qu' ils
avoient pris de se dépouiller de tout ce
qui pouvoit les marquer, quelque chose
qui les distinguât des dindons ordinaires,
ou que le coeur du roi d' Isma lui
dit seul, qu' il voyoit son rival : ah !
C' est lui, s' écria-t-il avec fureur, la haine
qu' il m' inspire ne m' en assure que
trop ! Parle, ajouta-t-il en s' élançant,
le cimeterre au poing, sur ce dindon ;
parle, barbare, qu' as-tu fait de l' infortunée
Manzaïde ?
à tout ce fracas, l' orgueilleux prince
p639
des sources-bleues (car il n' y a personne
qui ne se doute que c' étoit lui)
relevant audacieusement la tête : cesse,
dit-il à son rival, en le regardant avec
fierté, de croire que tu puisses m' effrayer.
Si tout les triomphes que tu remportes
sur moi, font le malheur de mes jours,
ils n' en abaissent pas plus mon ame ;
et pt aux dieux cruels, dont la colere
me poursuit, que tu n' eusses point paru
plus aimable aux yeux de l' ingrate
Manzaïde, que tu n' es redoutable aux
miens !
Ces augustes rodomontades impatientant
beaucoup le roi d' Isma, il alloit
sacrifier à sa haine et à sa veangeance
le plus insupportable des dindons, lorsqu' il
fit réflexion que dans l' état où il
paroissoit devant lui, cette victoire étoit
trop facile pour qu' un jour il ne se la reprochât
pas amérement. Ce qu' il devoit
à sa gloire, arrêtant donc sa fureur : perfide !
Lui dit-il, rends graces aux dieux
de l' état où ils te livrent à ma vengeance ;
mais réponds-moi : qu' est devenue
la princesse, et pourquoi, puisque tu l' as
enlevée, ne se trouve-t-elle plus en ton
pouvoir ? Je te laisserois une si cruelle
inquiétude, et pour le reste de ta vie,
peut-être,pondit le prince des sources-bleues,
p640
si mon silence n' exposoit pas
aux plus affreux dangers les jours de
la cruelle qui rend les miens si malheureux.
Toute ingrate qu' elle est, elle m' est
encore si chere, qu' il me sera plus doux
encore de la voir dans tes bras, que
d' avoir à trembler pour elle. Vole donc
à son secours, s' il en est tems encore ;
et au lieu de perdre des instans précieux
à menacer un rival que tu ne peux jamais
duire à te craindre, cours arracher
ta princesse aux dangers auxquels,
en me fuyant, elle s' est exposée. Fais
pour elle ce que l' état où je suis ne me
permet pas de faire : et puisses-tu, puisque
l' excès de mon malheur me condamne
à faire des voeux pour toi, la rendre
au roi son pere ! Je supporterois plus
aisément encore le spectacle de ton bonheur,
que les inquiétudes que sa fuite
me cause, quoique la cruelle ait moins
redouté lesrils, peut-être les plus
inévitables, qu' un amant dont ses rigueurs
n' avoient pu lasser la tendresse
et le respect.
Ce terme de respect paroissant fort
déplacé à Schézaddin dans la bouche du
dindon, après la liberté qu' il avoit prise
d' enlever la princesse, il lui demanda
dédaigneusement, s' il avoit cru lui en
p641
donner une preuve par sa conduite.
Cesse, repliqua le prince des sources-bleues,
de me faire des reproches qui
ne m' imposeroient pas plus que toutes
tes menaces ; et pour nous délivrer
l' un et l' autre d' un entretien également
fâcheux pour tous deux, apprends que
depuis deux jours, Manzaïde ne consultant
que sa haine pour moi, s' est,
dans les ombres de la nuit, dérobée à
mon pouvoir. Ne crains point que je
t' abuse, continua-t-il, en lisant de l' incertitude
dans les yeux de Schézaddin ;
quand la douleur, tu me vois plongé,
ne te seroit pas un garant assuré de
la vérité de mes paroles, tu ne devrois
pas soupçonner une ame telle que la
mienne de s' avilir par le mensonge :
pars, encore une fois, je me reproche
de t' arrêter, lorsque tous les momens
nous sont si précieux, et que chacun de
ceux que nous perdons l' un avec l' autre
est si nécessaire à la sûreté de la cruelle
qui ne me fuit que pour te chercher.
à ces mots, le prince des sources-bleues,
sans paroître s' occuper plus
long-tems de son rival, se rendit tout
à sa douleur ; et le roi d' Isma remontant
promptement à cheval, alla encore au
hasard chercher l' aimable oison, dont
p642
la perte lui coûtoit tant de tourmens.
Ce dindon, qui ne me plaisoit pas
plus qu' à vous, dit alors la sultane à
Schah-Baham, a pourtant quelque chose
de bon. Je suis, par exemple, assez contente
de la façon dont il parle à son rival ;
et j' y trouve, tout à la fois, une
hauteur noble et de la générosité. Oui,
pondit le sultan, je suis de votre avis ;
mais sans tirer à conséquence comme
vous le croyez bien. N' est-il pas vrai,
au reste, que voilà un superbe événement ?
Je ne m' y attendois pas. Si votre
majesté, reprit la sultane, veut bien se
souvenir qu' elle a juré de ne s' attendre
jamais à rien, cet énement seroit
encore moins imprévu qu' il ne l' est,
qu' il auroit toujours droit de vous surprendre.
Tout étonnant qu' il est, cependant
j' y trouve un grand défaut. Le
roi des terres-vertes, dit le courier,
qui est venu apprendre à Schézaddin
l' enlevement de la princesse, est d' autant
plus alarmé pour elle que, hors
de l' enceinte du palais, elle perd tout
ce qui la distingue d' une oie ordinaire,
et est exposée à tous les dangers imaginables,
parce que telle est la volonté du
destin. Sans doute, interrompit Schah-Baham,
le destin n' est-il pas le maître de
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vouloir tout ce qui lui plaît ? Qu' avez-vous
à dire à cela ? Que le destin, repliqua
la sultane, est un être fort commode
pour les conteurs ; mais pourquoi,
puisque Manzaïde a perdu tous
ses privileges, le prince des sources-bleues,
qui ne paroît pas avoir gardé
tous les siens, a-t-il cependant conservé
la faculté de parler ? Pourquoi cette
prédilection du destin en sa faveur, et
sur quoi est-elle fondée ? Cela, reprit
Schah-Baham, ne laisse pas que d' être
embarrassant ; et il est vrai qu' il paroît
là-dedans une inconséquence manifeste ;
il faut bien pourtant qu' il ait ses raisons
pour vouloir d' un côté... mais au
fond, que sçavons-nous si l' oie ne parle
pas toujours ? En ce cas, répondit
la sultane, j' ai peu à craindre pour elle ;
et si cela est vrai, comme il me semble,
le malheur qui lui arrive ne peut que
diocrement m' intéresser. Dame ! Repliqua
Schah-Baham, il se peut très-bien
que le visir soit dans son tort, et
d' autant plus que cela lui est déjà arrivé
quelquefois. Il est réel que le destin devroit
un peu mieux sçavoir pourquoi
il veut ou ne veut pas. Au vrai, cela
n' en seroit que mieux ; mais pour moi,
comme je l' ai dit, je n' y prends pas
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garde de si près ; et pourvu qu' il arrive
des choses, la maniere dont on les
amene m' est égale. Je sens bien d' ailleurs
que cette oie-là va nous en faire voir
de fort surprenantes : ce n' est pas que je
croie que le visir nous dise de si-tôt ce
qu' elle est devenue ; mais je ne sçais, il
sçait faire un conte de façon que l' on attend
le plus patiemment du monde, et
sans en être incommo, qu' il lui plaise
de le finir ; et je trouve cela tout-à-fait
agréable. Vous êtes singuliérement
revenu sur ce conte-là ! Dit la sultane,
vous le trouviez d' abord si admirable !
Que voulez-vous que j' y fasse ?
Répondit Schah Baham, j' en entends dire
du mal à tout le monde ; et je me conduis,
à cet égard, d' après ce que dit
un grand philosophe, qu' il vaudroit encore
mieux avoir tort avec tout le monde,
que d' avoir raison tout seul.
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