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textuelles Frantextalisée par l'Institut National de
la Langue Fraaise (INaLF)
Des époques de la nature [Document électronique] / par Georges-Louis de
Buffon
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Comme dans l' histoire civile, on consulte les titres,
on recherche les médailles, on déchiffre les
inscriptions antiques, pour déterminer les époques
des révolutions humaines, et constater les dates des
évènemens moraux ; de même, dans l' histoire naturelle,
il faut fouiller les archives du monde, tirer des
entrailles de la terre les vieux monumens, recueillir
leurs débris, et rassembler en un corps de preuves
tous les indices des changemens physiques qui peuvent
nous faire remonter aux différens âges de la nature.
C' est le seul moyen de fixer quelques points dans
l' immensité de l' espace, et de placer un certain
nombre de pierres numéraires sur la route éternelle
du temps. Le passé est comme la distance ; notre
vue y décroît, et s' y perdroit de même, si l' histoire et
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la chronologie n' eussent placé des fanaux, des
flambeaux aux points les plus obscurs ; mais malgré
ces lumières de la tradition écrite, si l' on remonte à
quelques siècles ; que d' incertitudes dans les faits !
Que d' erreurs sur les causes des évènemens ! Et quelle
obscurité profonde n' environne pas les temps antérieurs
à cette tradition ! D' ailleurs elle ne nous a transmis
que les gestes de quelques nations, c' est-à-dire, les
actes d' une très-petite partie du genre humain ; tout
le reste des hommes est demeu nul pour nous, nul pour
la postérité ; ils ne sont sortis de leur néant que
pour passer comme des ombres qui ne laissent point de
traces ; et plût au ciel que le nom de tous ces
prétendus héros, dont on a célébré les crimes ou la
gloire sanguinaire,t également enséveli dans la
nuit de l' oubli !
Ainsi l' histoire civile, bornée d' un côté par les
ténèbres d' un temps assez voisin du nôtre, ne s' étend
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de l' autre, qu' aux petites portions de terre qu' ont
occupées successivement les peuples soigneux de leur
moire. Au lieu que l' histoire naturelle embrasse
également tous les espaces, tous les temps, et n' a
d' autres limites que celles de l' univers.
La nature étant contemporaine de la matière, de
l' espace et du temps, son histoire est celle de toutes
les substances, de tous les lieux, de tous les âges :
et quoiqu' il paroisse à la première vue que ses grands
ouvrages ne s' altèrent ni ne changent, et que dans
ses productions, même les plus fragiles et les plus
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passagères, elle se montre toujours et constamment la
me, puisqu' à chaque instant ses premiers modèles
reparoissent à nos yeux sous de nouvelles
représentations ; cependant, en l' observant de près,
on s' apercevra que son cours n' est pas absolument
uniforme ; on reconnoîtra qu' elle admet des variations
sensibles, qu' elle reçoit des altérations successives,
qu' elle se prête même à des combinaisons nouvelles, à
des mutations de matière et de forme ; qu' enfin,
autant elle paroît fixe dans son tout, autant elle est
variable dans chacune de ses parties ; et si nous
l' embrassons dans toute son étendue, nous ne
pourrons douter qu' elle ne soit aujourd' hui
très-différente de ce qu' elle étoit au commencement et
de ce qu' elle est devenue dans la succession des
temps : ce sont ces changemens divers que nous
appelons ses époques. La nature s' est trouvée dans
différens états ; la surface de la terre a pris
successivement des formes différentes ; les cieux
me ont varié, et toutes les choses de l' univers
physique sont comme celles du monde moral, dans
un mouvement continuel de variations successives. Par
exemple, l' état dans lequel nous voyons aujourd' hui la
nature, est autant notre ouvrage que le sien ; nous
avons su la tempérer, la modifier, la plier à nos
besoins, à nos desirs ; nous avons sondé, cultivé,
fécondé la terre : l' aspect sous lequel elle se
présente est donc bien différent de celui des temps
antérieurs à l' invention des arts. L' âge d' or de
la morale, ou plutôt de la fable, n' étoit que l' âge
de fer de la physique et de la vérité. L' homme
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de ce temps encore à demi-sauvage, dispersé, peu
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nombreux, ne sentoit pas sa puissance, ne connoissoit
pas sa vraie richesse ; le trésor de ses lumières
étoit enfoui ; il ignoroit la force des volontés
unies, et ne se doutoit pas que, par la société
et par des travaux suivis et concertés, il
viendroit à bout d' imprimer ses idées sur la face
entière de l' univers.
Aussi faut-il aller chercher et voir la nature dans
ces régions nouvellement découvertes, dans ces
contrées de tout temps inhabitées, pour se former
une idée de son état ancien ; et cet ancien état
est encore bien moderne en comparaison de celui
nos continens terrestres étoient couverts par
les eaux, où les poissons habitoient sur nos
plaines, où nos montagnes formoient les écueils
des mers : combien de changemens et de différens
états ont dû se succéder depuis ces temps antiques
(qui cependant n' étoient pas les premiers)
jusqu' aux âges de l' histoire ! Que de choses
ensévelies ! Combien d' évènemens entièrement
oubliés ! Que de volutions antérieures à la
moire des hommes ! Il a fallu une
très-longue suite d' observations ; il a fallu
trente siècles de culture à l' esprit humain,
seulement pour reconntre l' état psent des
choses. La terre n' est pas encore entièrement
découverte ; ce n' est que depuis peu qu' on a
déterminé sa figure ; ce n' est que de nos jours
qu' on s' est élevé à la théorie de sa forme
intérieure, et qu' on a démontré l' ordre et la
disposition des matières dont elle est composée :
ce n' est donc que de cet instant où
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l' on peut commencer à comparer la nature avec
elle-même, et remonter de son état actuel et connu
à quelques époques d' un état plus ancien.
Mais comme il s' agit ici de percer la nuit des
temps ; de reconntre par l' inspection des choses
actuelles l' ancienne existence des choses anéanties,
et de remonter par la seule force des faits
subsistans à la vérité historique des faits
ensévelis ; comme il s' agit en un mot de juger,
non-seulement le passé moderne, mais le passé le
plus ancien, par le seul psent, et que pour nous
élever jusqu' à ce point de vue, nous avons besoin
de toutes nos forces réunies, nous emploîrons trois
grands moyens : 1 les faits qui peuvent nous
rapprocher de l' origine de la nature ; 2 les monumens
qu' on doit regarder comme les témoins de ses premiers
âges ; 3 les traditions qui peuvent nous donner
quelqu' idée des âges subséquens ; après quoi nous
tâcherons de lier le tout par des analogies, et de
former une chaîne qui, du sommet de l' échelle du
temps, descendra jusqu' à nous.
Premier fait.
La terre est élevée sur l' équateur et abaissée sous
les les, dans la proportion qu' exigent les loix de
la pesanteur et de la force centrifuge.
Second fait.
Le globe terrestre a une chaleur intérieure qui lui
est propre, et qui est indépendante de celle que les
rayons du soleil peuvent lui communiquer.
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Troisième fait.
La chaleur que le soleil envoie à la terre est assez
petite, en comparaison de la chaleur propre du globe
terrestre ; et cette chaleur envoyée par le soleil,
ne seroit pas seule suffisante pour maintenir la
nature vivante.
Quatrième fait.
Les matières qui composent le globe de la terre,
sont enral de la nature du verre, et peuvent
être toutes réduites en verre.
Cinquième fait.
On trouve sur toute la surface de la terre, et même
sur les montagnes, jusqu' à 1500 et 2000 toises de
hauteur, une immense quantité de coquilles et d' autres
débris des productions de la mer.
Examinons d' abord si dans ces faits que je veux
employer, il n' y a rien qu' on puisse raisonnablement
contester. Voyons si tous sont prouvés, ou du moins
peuvent l' être ; après quoi nous passerons aux
inductions que l' on en doit tirer.
Le premier fait du renflement de la terre à l' équateur
et de son aplatissement aux pôles, est
mathématiquement démontré et physiquement prouvé par
la théorie de la gravitation et par les expériences
du pendule. Le globe terrestre a précisément la
figure que prendroit un globe fluide qui tourneroit
sur lui-même avec la vîtesse que
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nous connoissons au globe de la terre. Ainsi la
première conséquence qui sort de ce fait incontestable,
c' est que la matière dont notre terre est composée
étoit dans un état de fluidité au moment qu' elle a
pris sa forme, et ce moment est celui où elle a
commenà tourner sur elle-même. Car si la terre
n' eût pas été fluide, et qu' elle t eu la même
consistance que nous lui voyons aujourd' hui, il
est évident que cette matière consistante et solide
n' auroit pas obéi à la loi de la force centrifuge,
et que par conséquent malgré la rapidité de son
mouvement de rotation, la terre, au lieu d' être un
sphéroïde renflé sur l' équateur et aplati sous les
les, seroit au contraire une sphère exacte, et
qu' elle n' auroit jamais pu prendre d' autre figure
que celle d' un globe parfait, en vertu de
l' attraction mutuelle de toutes les parties de la
matière dont elle est compoe.
Or quoiqu' en géral toute fluidité ait la chaleur
pour cause, puisque l' eau même sans la chaleur ne
formeroit qu' une substance solide, nous avons deux
manières différentes de concevoir la possibilité de
cet état primitif de fluidité dans le globe terrestre,
parce qu' il semble d' abord que la nature ait deux
moyens pour l' opérer. Le premier est la dissolution
oume lelaiement des matières terrestres dans
l' eau ; et le second, leur liquéfaction par le feu.
Mais l' on sait que le plus grand nombre des
matières solides qui composent le globe terrestre
ne sont pas dissolubles dans l' eau ; et en même
temps l' on voit que la quantité d' eau est si petite
en comparaison de
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celle de la matière aride, qu' il n' est pas possible
que l' une ait jamais été délayée dans l' autre. Ainsi
cet état de fluidité dans lequel s' est trouvée la
masse entière de la terre, n' ayant pu s' opérer, ni
par la dissolution ni par le délaiement dans l' eau,
il estcessaire que cette fluidité ait été une
liqfaction causée par le feu.
Cette juste conséquence déjà très-vraisemblable par
elle-même, prend un nouveau degré de probabilité par
le second fait, et devient une certitude par le
troisième fait. La chaleur intérieure du globe,
encore actuellement subsistante, et beaucoup plus
grande que celle qui nous vient du soleil, nous
démontre que cet ancien feu qu' a éprouvé le globe,
n' est pas encore à beaucoup près entièrement dissipé :
la surface de la terre est plus refroidie que son
intérieur. Des expériences certaines et réitérées
nous assurent que la masse entière du globe a une
chaleur propre et tout-à-fait indépendante de celle
du soleil. Cette chaleur nous est démontrée par la
comparaison de nos hivers à nos étés ; et on la
reconnoît d' une manière encore plus palpable, dès
qu' on pénètre au-dedans de la terre ; elle est
constante en tous lieux pour chaque profondeur, et
elle paroît augmenter à mesure que l' on descend.
Mais que sont nos travaux en comparaison de ceux
qu' il faudroit faire pour reconnoître
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les degrés successifs de cette chaleur intérieure
dans les profondeurs du globe. Nous avons fouillé
les montagnes à quelques centaines de toises pour
en tirer les métaux ; nous avons fait dans les
plaines des puits de quelques centaines de pieds ;
ce sont-là nos plus grandes excavations, ou plutôt
nos fouilles les plus profondes ; elles effleurent
à peine la première écorce du globe, et néanmoins
la chaleur intérieure y est déjà plus sensible qu' à
la surface : on doit donc présumer que si l' on
pénétroit plus avant, cette chaleur seroit plus
grande ; et que les parties voisines du centre de
la terre sont plus chaudes que celles qui en sont
éloignées ; comme l' on voit dans un boulet rougi au
feu l' incandescence se conserver dans les parties
voisines du centre long-temps après que la surface
a perdu cet état d' incandescence et de rougeur. Ce
feu, ou plutôt cette chaleur intérieure de la terre,
est encore indiqué par les effets de l' électricité,
qui convertit en éclairs lumineux cette chaleur
obscure ; elle nous est démontrée par la température
de l' eau de la mer, laquelle aux mêmes profondeurs,
est à peu-près égale à celle de l' intérieur de la
terre. D' ailleurs il est aisé de prouver que la
liquidité des eaux de la mer en général ne doit
point être attribuée à la puissance des rayons
solaires, puisqu' il est démontré par l' expérience,
que la lumière du soleil ne pénètre qu' à six cents
pieds à travers l' eau la plus limpide, et que
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par conséquent sa chaleur n' arrive peut-être pas au
quart de cette épaisseur, c' est-à-dire, à cent
cinquante pieds ; ainsi toutes les eaux qui sont
au-dessous de cette profondeur seroient glacées,
sans la chaleur intérieure de la terre, qui seule
peut entretenir leur liquidité. Et de même, il est
encore prouvé par l' expérience, que la chaleur des
rayons solaires ne pénètre pas à quinze ou vingt
pieds dans la terre, puisque la glace se conserve à
cette profondeur pendant les étés les plus chauds.
Donc il est démontré qu' il y a au-dessous du bassin
de la mer, comme dans les premières couches de la
terre, une émanation continuelle de chaleur qui
entretient la liquidité des eaux et produit la
température de la terre. Donc il existe dans son
intérieur une chaleur qui lui appartient en propre,
et qui est tout-à-fait indépendante de celle que
le soleil peut lui communiquer.
Nous pouvons encore confirmer ce fait général par
un grand nombre de faits particuliers. Tout le monde
a remarqdans le temps des frimats, que la neige se
fond dans tous les endroits où les vapeurs de
l' intérieur de la terre ont une libre issue ; comme
sur les puits, les aquéducs recouverts, les voûtes,
les citernes, etc ; tandis que sur tout le reste de
l' espace, où la terre resserrée par la gelée
intercepte ces vapeurs, la neige subsiste, et se
gèle au lieu de fondre. Cela seul suffiroit pour
démontrer que ces émanations de l' intérieur de la terre
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ont un degré de chaleur très-réel et sensible. Mais il
est inutile de vouloir accumuler ici de nouvelles
preuves d' un fait constaté par l' expérience et par
les observations ; il nous suffit qu' on ne puisse
désormais levoquer en doute, et qu' on reconnoisse
cette chaleur intérieure de la terre comme un fait
réel et général, duquel, comme des autres faits
généraux de la nature, on doit déduire les effets
particuliers.
Il en est de même du quatrième fait : on ne peut pas
douter, après les preuves démonstratives que nous en
avons données dans plusieurs articles de notre
théorie de la terre, que les matières dont le globe
est compone soient de la nature du verre : le
fond des minéraux, des végétaux et des animaux
n' est qu' une matière vitrescible ; car tous leurs
sidus, tous leurs trimens ultérieurs peuvent se
duire en verre. Les matières que les chimistes
ont appelées réfractaires , et celles qu' ils
regardent comme infusibles, parce qu' elles
sistent au feu de leurs fourneaux sans se duire
en verre, peuvent anmoins s' y duire par l' action
d' un feu plus violent. Ainsi toutes les matières qui
composent le globe de la terre, du moins toutes celles
qui nous sont connues, ont le verre pour base de
leur substance, et nous pouvons, en leur faisant
subir la grande action du feu, les réduire toutes
ultérieurement à leur premier état.
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La liquéfaction primitive de la masse entière de la
terre par le feu, est donc proue dans toute la
rigueur qu' exige la plus stricte logique : d' abord,
a priori, par le premier fait de son élévation
sur l' équateur et de son abaissement sous lesles ;
2 ab actu, par le second et le troisième fait,
de la chaleur intérieure de la terre encore
subsistante ; 3 a posteriori, par le quatrième
fait, qui nous démontre le produit de cette action
du feu, c' est-à-dire, le verre dans toutes les
substances terrestres.
Mais quoique les matières qui composent le globe
de la terre aient été primitivement de la nature du
verre, et qu' on puisse aussi les y duire
ultérieurement ; on doit cependant les distinguer et
les parer, relativement aux différens états où
elles se trouvent avant ce retour à leur première
nature, c' est-à-dire, avant leur réduction en verre
par le moyen du feu. Cette considération est
d' autant plus nécessaire ici, que seule elle peut
nous indiquer en quoi diffère la formation de ces
matières : on doit donc les diviser d' abord en
matières vitrescibles et en matières calcinables :
les premières n' éprouvant aucune action de la part
du feu, à moins qu' il ne soit porté à un degré de
force capable de les convertir en verre ; les
autres au contraire, éprouvant à un degré bien
inférieur une action qui les réduit en chaux. La
quantité des substances calcaires, quoique fort
considérable sur la terre, est néanmoins très-petite
en comparaison de la quantité des matières
vitrescibles. Le cinquième fait que nous avons mis
en avant, prouve que leur formation est
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aussi d' un autre temps et d' un autre élément ; et
l' on voit évidemment que toutes les matières qui
n' ont pas été produites immédiatement par l' action
du feu primitif, ont été formées par l' interde de
l' eau ; parce que toutes sont composées de coquilles
et d' autres débris des productions de la mer. Nous
mettons dans la classe des matières vitrescibles, le
roc vif, les quartz, les sables, les grès et
granites ; les ardoises, les schistes, les argiles,
les taux et minéraux métalliques : ces matières
prises ensemble forment le vrai fonds du globe, et
en composent la principale et très-grande partie ;
toutes ont originairement été produites par le feu
primitif. Le sable n' est que du verre en poudre ;
les argiles des sables pourris dans l' eau ; les
ardoises et les schistes, des argiles desséces et
durcies ; le roc vif, les grès, le granite, ne
sont que des masses vitreuses ou des sables
vitrescibles sous une forme concrète ; les cailloux,
les cristaux, les métaux, et la plupart des autres
minéraux, ne sont que les stillations, les
exudations ou les sublimations de ces premières
matières, qui toutes nous décèlent leur origine
primitive et leur nature commune, par leur aptitude
à se réduire immédiatement en verre.
Mais les sables et graviers calcaires, les craies,
la pierre-de-taille, le moellon, les marbres, les
albâtres, les spaths calcaires, opaques et transparens,
toutes les matières, en un mot, qui se convertissent
en chaux, ne présentent pas d' abord leur première
nature : quoiqu' originairement de verre comme
toutes les autres, ces matières
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calcaires ont passé par des filières qui les ont
dénaturées ; elles ont été formées dans l' eau ;
toutes sont entièrement composées de madrépores, de
coquilles et de détrimens des dépouilles de ces
animaux aquatiques, qui seuls savent convertir le
liquide en solide et transformer l' eau de la mer
en pierre. Les marbres communs et les autres pierres
calcaires sont composés de coquilles entières et de
morceaux de coquilles, de madrépores, d' astroïtes,
etc. Dont toutes les parties sont encore évidentes
ou très-reconnoissables : les graviers ne sont
que les débris des marbres et des pierres calcaires,
que l' action de l' air et des gelées détache des
rochers, et l' on peut faire de la chaux avec ces
graviers, comme l' on en fait avec le marbre ou la
pierre : on peut en faire aussi avec les coquilles
mes, et avec la craie et les tufs, lesquels ne
sont encore que des débris ou plutôt des détrimens
de ces mêmes matières. Les albâtres, et les marbres
qu' on doit leur comparer lorsqu' ils contiennent de
l' albâtre, peuvent être regardés comme de grandes
stalactites, qui se forment auxpens des autres
marbres et des pierres communes : les spaths
calcaires se forment de me par l' exudation ou la
stillation dans
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les matières calcaires, comme le cristal de roche se
forme dans les matières vitrescibles. Tout cela peut
se prouver par l' inspection de ces matières et par
l' examen attentif des monumens de la nature.
Premiers monumens.
On trouve à la surface et à l' intérieur de la terre
des coquilles et autres productions de la mer ; et
toutes les matières qu' on appelle calcaires sont
composées de leurs détrimens.
Seconds monumens.
En examinant ces coquilles et autres productions
marines que l' on tire de la terre, en France, en
Angleterre, en Allemagne et dans le reste de
l' Europe, on reconnoît qu' une grande partie des
espèces d' animaux auxquels ces dépouilles ont
appartenu, ne se trouvent pas dans les mers
adjacentes, et que ces espèces, ou ne subsistent
plus, ou ne se trouvent que dans les mers
ridionales. Deme, on voit dans les ardoises et
dans d' autres matières, à de grandes profondeurs,
des impressions de poissons et de plantes, dont
aucune espèce n' appartient à notre climat, et
lesquelles n' existent plus, ou ne se trouvent
subsistantes que dans les climats méridionaux.
Troisièmes monumens.
On trouve en Sibérie et dans les autres contrées
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septentrionales de l' Europe et de l' Asie, des
squelettes, des fenses, des ossemens d' éléphans,
d' hippopotames et de rhinocéros, en assez grande
quantité pour être assuré que les espèces de ces
animaux qui ne peuvent se propager aujourd' hui que
dans les terres du midi, existoient et se propageoient
autrefois dans les terres du nord, et l' on a observé
que ces dépouilles d' éléphans et d' autres animaux
terrestres se présentent à une assez petite
profondeur ; au lieu que les coquilles et les autres
débris des productions de la mer se trouvent enfouies
à de plus grandes profondeurs dans l' intérieur de la
terre.
Quatrièmes monumens.
On trouve des défenses et des ossemens d' éléphant,
ainsi que des dents d' hippopotames, non-seulement dans
les terres du nord de notre continent, mais aussi dans
celles du nord de l' Amérique, quoique les espèces de
l' éléphant et de l' hippopotame n' existent point dans
ce continent du nouveau monde.
Cinquièmes monumens.
On trouve dans le milieu des continens, dans les
lieux les plus éloignés des mers, un nombre infini de
coquilles, dont la plupart appartiennent aux animaux
de ce genre actuellement existans dans les mers
ridionales, et dont plusieurs autres n' ont aucun
analogue vivant, en sorte que les espèces en
paroissent perdues et détruites, par des causes
jusqu' à présent inconnues.
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En comparant ces monumens avec les faits, on voit
d' abord que le temps de la formation des matières
vitrescibles est bien plus reculé que celui de la
composition des substances calcaires ; et il paroît
qu' on peut déjà distinguer quatre et même cinq
époques dans la plus grande profondeur des temps :
la première, où la matière du globe étant en fusion par
le feu, la terre a pris sa forme, et s' est élevée sur
l' équateur et abaissée sous les pôles par son
mouvement de rotation : la seconde, où cette matière
du globe s' étant consolidée, a formé les
grandes masses de matières vitrescibles : la
troisième, où la mer couvrant la terre actuellement
habitée, a nourri les animaux à coquilles dont les
dépouilles ont formé les substances calcaires ; et
la quatrième, où s' est faite la retraite de ces
mes mers qui couvroient nos continens. Une
cinquième époque, tout aussi clairement indiquée que
les quatre premières, est celle du temps où les
éléphans, les hippopotames et les autres animaux du
midi ont habité les terres du nord. Cette époque est
évidemment postérieure à la quatrième, puisque les
dépouilles de ces animaux terrestres se trouvent
presque à la surface de la terre, au lieu que celle
des animaux marins sont pour la plupart et dans les
mes lieux enfouies à de grandes profondeurs.
Quoi ? Dira-t-on, les éléphans et les autres animaux
du midi ont autrefois habité les terres du nord ? Ce
fait quelque singulier, quelqu' extraordinaire qu' il
puisse paroître n' en est pas moins certain. On a
trouvé et on
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trouve encore tous les jours en Sibérie, en Russie,
et dans les autres contrées septentrionales de
l' Europe et de l' Asie, de l' ivoire en grande
quantité ; cesfenses d' éléphant se tirent à
quelques pieds sous terre, ou se couvrent par les
eaux lorsqu' elles font tomber les terres du bord des
fleuves. On trouve ces ossemens et défenses d' éléphans
en tant de lieux différens et en si grand nombre,
qu' on ne peut plus se borner à dire que ce sont les
dépouilles de quelques éléphans amenés par les
hommes dans ces climats froids : on est maintenant
forcé par les preuves réitérées, de convenir que ces
animaux étoient autrefois habitans naturels des
contrées du nord, comme ils le sont aujourd' hui des
contrées du midi ; et ce qui paroît encore rendre le
fait plus merveilleux, c' est-à-dire, plus difficile à
expliquer, c' est qu' on trouve ces dépouilles des
animaux du midi de notre continent, non-seulement
dans les provinces de notre nord, mais aussi dans
les terres du Canada et des autres parties de
l' Arique septentrionale. Nous avons au cabinet
du roi plusieurs défenses et un grand nombre
d' ossemens d' éléphant trouvés en Sibérie : nous
avons d' autres défenses et d' autres os d' éléphans qui
ont été trouvés en France, et enfin nous avons des
défenses d' éléphant et des dents d' hippopotame trouvés
en Amérique dans les terres voisines de la rivière
d' Oyo. Il est donc nécessaire que ces animaux, qui ne
peuvent subsister et ne subsistent en effet
aujourd' hui que dans les pays chauds, aient autrefois
existé dans les
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climats du nord, et que, par conséquent, cette zone
froide fût alors aussi chaude que l' est aujourd' hui
notre zone torride ; car il n' est pas possible que
la forme constitutive, ou si l' on veut l' habitude
réelle du corps des animaux, qui est ce qu' il y a de
plus fixe dans la nature, ait pu changer au point de
donner le tempérament du renne à l' éléphant, ni e
supposer que jamais ces animaux du midi qui ont
besoin d' une grande chaleur pour subsister, eussent
pu vivre et se multiplier dans les terres du nord,
si la température du climat eût été aussi froide
qu' elle l' est aujourd' hui. M Gmelin, qui a
parcouru la Sibérie et qui a ramassé lui-même
plusieurs ossemens d' éléphant dans ces terres
septentrionales, cherche à rendre raison du fait en
supposant que de grandes inondations survenues dans
les terres méridionales ont chasles éléphans vers
les contrées du nord, où ils auront tous péri à la
fois par la rigueur du climat. Mais cette cause
supposée n' est pas proportionnelle à l' effet ; on a
peut-être jà tiré du nord plus d' ivoire que tous
les éléphans des Indes actuellement vivans n' en
pourroient fournir ; on en tirera bien davantage
avec le temps, lorsque ces vastes déserts du nord,
qui sont à peine reconnus, seront peuplés, et que les
terres en seront remuées et fouillées par les mains
de l' homme. D' ailleurs il seroit bien étrange que ces
animaux eussent pris la route qui convenoit le moins
à leur nature, puisqu' en les supposant poussés par
des inondations du midi, il leur restoit deux fuites
naturelles vers l' orient et vers
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l' occident ; et pourquoi fuir jusqu' au soixantième
degré du nord lorsqu' ils pouvoient s' arrêter en
chemin ou s' écarter àté dans des terres plus
heureuses ? Et comment concevoir que, par une
inondation des mersridionales, ils aient é
chassés à mille lieues dans notre continent, et à
plus de trois mille lieues dans l' autre ? Il est
impossible qu' un débordement de la mer des grandes
Indes ait envoyé des éléphans en Canada ni me
en Sibérie, et il est également impossible qu' ils
y soient arrivés en nombre aussi grand que
l' indiquent leurs pouilles.
étant peu satisfait de cette explication, j' ai pensé
qu' on pouvoit en donner une autre plus plausible et
qui s' accorde parfaitement avec ma théorie de la
terre. Mais avant de la présenter, j' observerai, pour
prévenir toutes difficultés, 1 que l' ivoire qu' on
trouve en Sirie et en Canada est certainement de
l' ivoire d' éléphant, et non pas de l' ivoire de morse
ou vache marine, comme quelques voyageurs l' ont
prétendu ; on trouve aussi dans les terres
septentrionales de l' ivoire fossile de morse, mais
il est différent de celui de l' éléphant, et il est
facile de les distinguer par la comparaison de leur
texture intérieure. Les défenses, les dents
machelières, les omoplates, les fémurs et les autres
ossemens trouvés dans les terres du nord, sont
certainement des os d' éléphant ; nous les avons
comparés aux différentes parties respectives du
squelette entier de l' éléphant, et l' on ne peut
douter de leur identité d' espèce ; les grosses dents
quarrées
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trouvées dans cesmes terres du nord, dont la face
qui broie est en forme de treffle, ont tous les
caractères des dents molaires de l' hippopotame ; et
ces autres énormes dents dont la face qui broie est
composée de grosses pointes mousses ont appartenu à
une espèce détruite aujourd' hui sur la terre, comme
les grandes volutes appelées cornes d' Ammon
sont actuellement détruites dans la mer.
2 les os et les fenses de ces anciens éléphans sont
au moins aussi grands et aussi gros que ceux des
éléphans actuels auxquels nous les avons comparés ;
ce qui prouve que ces animaux n' habitoient pas les
terres du nord par force, mais qu' ils y existoient
dans leur état de nature et de pleine liberté,
puisqu' ils y avoient acquis leurs plus hautes
dimensions, et pris leur entier accroissement ;
ainsi l' on ne peut pas supposer qu' ils y aient été
transportés par les hommes ; le seul état de
captivité, indépendamment de la rigueur du climat,
les auroit réduits au quart ou au tiers de la
grandeur que nous montrent leurspouilles.
3 la grande quantité que l' on en a détrouvé par
hasard dans ces terres presque désertes personne ne
cherche, suffit pour démontrer que ce n' est ni par un
seul ou plusieurs accidens, ni dans un seul et même
temps que quelques individus de cette espèce se sont
trouvés dans ces contrées du nord, mais qu' il est de
nécessité absolue que l' esce même y ait autrefois
existé,
p22
subsisté et multiplié, comme elle existe, subsiste et
se multiplie aujourd' hui dans les contrées du midi.
Cela posé, il me semble que la question seduit à
savoir, ou plutôt consiste à chercher s' il y a ou s' il
y a eu une cause qui ait pu changer la température dans
les différentes parties du globe, au point que les
terres du nord, aujourd' hui très-froides, aient
autrefois éprouvé le degré de chaleur des terres du
midi.
Quelques physiciens pourroient penser que cet effet
a été produit par le changement de l' obliquité de
l' écliptique ; parce qu' à la première vue, ce
changement semble indiquer que l' inclinaison de l' axe
du globe n' étant pas constante, la terre a pu tourner
autrefois sur un axe assez éloigné de celui sur
lequel elle tourne aujourd' hui, pour que la Sibérie
se fût alors trouvée sous l' équateur. Les astronomes
ont observé que le changement de l' obliquité de
l' écliptique est d' environ 45 secondes par siècle ;
donc en supposant cette augmentation successive et
constante, il ne faut que soixante siècles pour
produire une différence de 45 minutes, et trois
mille six cents siècles pour donner celle de 45
degrés ; ce qui raneroit le 60 ème degré de latitude
au 15 ème, c' est-à-dire, les terres de la Sirie, où
les éléphans ont autrefois existé, aux terres de
l' Inde où ils vivent aujourd' hui. Or il ne s' agit,
dira-t-on, que d' admettre dans le passé cette longue
période de temps, pour rendre raison du séjour des
éléphans en Sibérie : il y a trois cents soixante
mille ans que la terre tournoit
p23
sur un axe éloigné de 45 degrés de celui sur lequel
elle tourne aujourd' hui ; le 15 ème degré de latitude
actuelle étoit alors le 60 ème, etc.
à cela je réponds que cette idée et le moyen
d' explication qui en résulte ne peuvent pas se
soutenir, lorsqu' on vient à les examiner : le
changement de l' obliquité de l' écliptique n' est pas
une diminution ou une augmentation successive et
constante ; ce n' est au contraire qu' une variation
limitée, et qui se fait tantôt en un sens et tantôt
en un autre, laquelle par conséquent n' a jamais
pu produire en aucun sens ni pour aucun climat cette
différence de 45 degrés d' inclinaison ; car la
variation de l' obliquité de l' axe de la terre est
causée par l' action des planètes qui déplacent
l' écliptique sans affecter l' équateur. En prenant la
plus puissante de ces attractions, qui est celle de
nus, il faudroit douze cents soixante mille ans
pour qu' elle pût faire changer de 180 degs la
situation de l' écliptique sur l' orbite de Vénus, et
par conséquent produire un changement de 6 degrés
47 minutes dans l' obliquité réelle de l' axe de la
terre ; puisque 6 degrés 47 minutes sont le double
de l' inclinaison de l' orbite denus. Deme
l' action de Jupiter ne peut, dans un espace de neuf
cents trente-six mille ans, changer l' obliquité de
l' écliptique que de 2 degrés 38 minutes, et encore
cet effet est-il en partie compensé par le
précédent ; en sorte qu' il n' est pas possible que ce
changement de l' obliquité de l' axe de la terre aille
jamais à 6 degrés ; à moins de supposer que toutes
p24
les orbites des planètes changeront elles-mêmes ;
supposition que nous ne pouvons ni ne devons admettre,
puisqu' il n' y a aucune cause qui puisse produire cet
effet. Et comme on ne peut juger du pasque par
l' inspection du présent et par la vue de l' avenir, il
n' est pas possible, quelque loin qu' on veuille reculer
les limites du temps, de supposer que la variation de
l' écliptique ait jamais pu produire une différence de
plus de 6 degrés dans les climats de la terre : ainsi
cette cause est tout-à-fait insuffisante, et
l' explication qu' on voudroit en tirer doit être
rejetée.
Mais je puis donner cette explication si difficile, et
la déduire d' une cause immédiate. Nous venons de voir
que le globe terrestre, lorsqu' il a pris sa forme,
étoit dans un état de fluidité, et il est démontré que
l' eau n' ayant pu produire la dissolution des matières
terrestres, cette fluidité étoit une liquéfaction
causée par le feu. Or pour passer de ce premier état
d' embrasement et de liquéfaction à celui d' une chaleur
douce et tempérée, il a fallu du temps : le globe n' a
pu se refroidir tout-à-coup au point où il l' est
aujourd' hui ; ainsi dans les premiers temps après sa
formation, la chaleur propre de la terre étoit
infiniment plus grande que celle qu' elle reçoit du
soleil, puisqu' elle est encore beaucoup plus grande
aujourd' hui : ensuite ce grand feu s' étant dissipé
peu-à-peu, le climat du pôle a éprouvé, comme tous
les autres climats, des degrés successifs de moindre
chaleur et de refroidissement ; il y a donc eu un
temps, et
p25
me une longue suite de temps pendant laquelle les
terres du nord, après avoir brûlé comme toutes les
autres, ont joui de la même chaleur dont jouissent
aujourd' hui les terres du midi : par conséquent ces
terres septentrionales ont pu et dû être habitées
par les animaux qui habitent actuellement les terres
ridionales, et auxquels cette chaleur est
nécessaire. Dès-lors le fait, loin d' être
extraordinaire, se lie parfaitement avec les autres
faits, et n' en est qu' une simple conséquence. Au lieu
de s' opposer à la théorie de la terre que nous
avons établie, ce même fait en devient au contraire
une preuve accessoire qui ne peut que la confirmer
dans le point le plus obscur, c' est-à-dire, lorsqu' on
commence à tomber dans cette profondeur du temps où la
lumière dunie semble s' éteindre, et où, faute
d' observations, elle paroît ne pouvoir nous guider
pour aller plus loin.
Une sixième époque postérieure aux cinq autres,
est celle de la séparation des deux continens. Il est
r qu' ils n' étoient pasparés dans le temps que les
éléphans vivoient également dans les terres du nord de
l' Arique, de l' Europe et de l' Asie : je dis
également ; car on trouve de même leurs ossemens en
Sibérie, en Russie et au Canada. La séparation des
continens ne s' est donc faite que dans des temps
postérieurs à ceux dujour de ces animaux dans les
terres septentrionales ; mais comme l' on trouve aussi
des défenses d' éléphant en Pologne, en Allemagne, en
France, en
p26
Italie, on doit en conclure qu' à mesure que les
terres septentrionales se refroidissoient, ces animaux
se retiroient vers les contrées des zones tempérées où
la chaleur du soleil et la plus grande épaisseur du
globe compensoient la perte de la chaleur intérieure
de la terre ; et qu' enfin ces zones s' étant aussi trop
refroidies avec le temps, ils ont successivement gagné
les climats de la zone torride, qui sont ceux où la
chaleur intérieure s' est conservée le plus long-temps
par la plus grande épaisseur du sphérde de la terre,
et les seules où cette chaleur, réunie avec celle du
soleil, soit encore assez forte aujourd' hui pour
maintenir leur nature, et soutenir leur propagation.
De me on trouve en France, et dans toutes les
autres parties de l' Europe, des coquilles, des
squelettes et des vertèbres d' animaux marins qui ne
peuvent subsister que dans les mers les plus
ridionales. Il est donc arrivé pour les climats de
la mer le même changement de température que pour ceux
de la terre ; et ce second fait s' expliquant, comme le
premier, par la même cause, paroît confirmer le tout
au point de la démonstration.
Lorsque l' on compare ces anciens monumens du premier
âge de la nature vivante avec ses productions
actuelles, on voit évidemment que la forme
constitutive de chaque animal s' est conservée la me
et sans
p27
altération dans ses principales parties : le type de
chaque espèce n' a point changé ; le moule intérieur
a conservé sa forme et n' a point varié. Quelque longue
qu' on voulût imaginer la succession des temps ;
quelque nombre de gérations qu' on admette ou qu' on
suppose, les individus de chaque genre représentent
aujourd' hui les formes de ceux des premiers siècles,
sur-tout dans les espèces majeures, dont l' empreinte
est plus ferme et la nature plus fixe ; car les
espèces inférieures ont, comme nous l' avons dit,
éprouvé d' une manière sensible tous les effets des
différentes causes de dégération. Seulement il est à
remarquer au sujet de ces espèces majeures, telles
que l' éléphant et l' hippopotame, qu' en comparant
leurs dépouilles antiques avec celles de notre temps,
on voit qu' en général ces animaux étoient alors plus
grands qu' ils ne le sont aujourd' hui : la nature
étoit dans sa première vigueur ; la chaleur intérieure
de la terre donnoit à ses productions toute la force
et toute l' étendue dont elles étoient susceptibles. Il
y a eu dans ce premier âge des géans en tout genre :
les nains et les pigmées sont arrivés depuis,
c' est-à-dire, après le refroidissement ; et si (comme
d' autres monumens semblent le démontrer), il y a eu
des espèces perdues, c' est-à-dire, des animaux qui
aient autrefois existé et qui n' existent plus, ce ne
peuvent être que ceux dont la nature exigeoit une
chaleur plus grande que la chaleur actuelle de la
zone torride. Ces énormes dents molaires, presque
quarrées, et à grosses pointes mousses ; ces grandes
p28
volutes pétrifiées, dont quelques-unes ont plusieurs
pieds de diatre ; plusieurs autres poissons et
coquillages fossiles dont on ne retrouve nulle part les
analogues vivans, n' ont existé que dans ces premiers
temps où la terre et la mer encore chaudes, devoient
nourrir des animaux auxquels ce degré de chaleur étoit
nécessaire, et qui ne subsistent plus aujourd' hui,
parce que probablement ils ont péri par le
refroidissement.
Voilà donc l' ordre des temps indiqués par les faits
et par les monumens : voilà six époques dans la
succession des premiers âges de la nature ; six
espaces de durée, dont les limites
quoiqu' indéterminées, n' en sont pas moins réelles ;
car ces époques ne sont pas comme celles de
l' histoire civile, marquées par des points fixes,
ou limitées par des siècles et d' autres portions du
temps que nous puissions compter et mesurer
exactement ; néanmoins nous pouvons les comparer
entr' elles, en évaluer la durée relative, et rappeler
à chacune de ces périodes de durée, d' autres monumens
et d' autres faits qui nous indiqueront des dates
contemporaines, et peut-être aussi quelques époques
intermédiaires et subséquentes.
Mais avant d' aller plus loin, hâtons-nous de prévenir
une objection grave, qui pourroit même dégénérer en
imputation. Comment accordez-vous, dira-t-on, cette
haute ancienneté que vous donnez à la matière, avec les
traditions sacrées, qui ne donnent au monde que six ou
p29
huit mille ans ? Quelque fortes que soient vos preuves,
quelque fondés que soient vos raisonnemens, quelque
évidens que soient vos faits ; ceux qui sont rapportés
dans le livre sacré ne sont-ils pas encore plus
certains ? Les contredire, n' est-ce pas manquer à
Dieu, qui a eu la bonté de nous les ler ?
Je suis affligé toutes les fois qu' on abuse de ce
grand, de ce saint nom de Dieu ; je suis blessé
toutes les fois que l' homme le profane, et qu' il
prostitue l' idée du premier être, en la substituant à
celle du fantôme de ses opinions. Plus j' ai pénétré
dans le sein de la nature, plus j' ai admiré et
profondément respecté son auteur ; mais un respect
aveugle seroit superstition : la vraie religion
suppose au contraire un respect éclairé. Voyons donc ;
tâchons d' entendre sainement les premiers faits que
l' interprète divin nous a transmis au sujet de la
création ; recueillons avec soin ces rayons échappés
de la lumière leste : loin d' offusquer la vérité,
ils ne peuvent qu' y ajouter un nouveau degré d' éclat
et de splendeur.
" au commencement Dieu créa le ciel et la terre " .
Cela ne veut pas dire qu' au commencement Dieu ca
le ciel et la terre tels qu' ils sont , puisqu' il
est dit immédiatement après, que la terre étoit
informe ; et que le soleil, la lune et les étoiles
ne furent placés dans le ciel qu' au quatrième jour de
la création. On rendroit donc le texte contradictoire
à lui-même, si l' on vouloit soutenir qu' au
commencement Dieu créa le ciel et la terre tels
qu' ils sont . Ce fut dans un temps subséquent qu' il
p30
les rendit en effet tels qu' ils sont , en donnant
la forme à la matière, et en plaçant le soleil, la
lune et les étoiles dans le ciel. Ainsi pour entendre
sainement ces premières paroles, il fautcessairement
suppléer un mot qui concilie le tout, et lire : au
commencement Dieu créa la matière du ciel et de la
terre .
Et ce commencement , ce premier temps le plus ancien
de tous, pendant lequel la matière du ciel et de la
terre existoit sans forme déterminée, part avoir eu
une longue durée ; car écoutons attentivement la
parole de l' interprète divin.
" la terre étoit informe et toute nue, les ténèbres
couvroient la face de l' abyme, et l' esprit de
Dieu étoit porté sur les eaux " .
La terre étoit , les ténèbres couvroient ,
l' esprit de Dieu étoit . Ces expressions par
l' imparfait du verbe, n' indiquent-elles pas que c' est
pendant un long espace de temps que la terre a été
informe et que les ténèbres ont couvert la face de
l' abyme ? Si cet état informe, si cette face
ténébreuse de l' abyme n' eussent existé qu' un
jour, si même cet état n' eût pas duré long-temps,
l' écrivain sac, ou se seroit autrement exprimé, ou
n' auroit fait aucune mention de ce moment de
ténèbres ; il eût passé de la création de la matière
en général à la production de ses formes particulières,
et n' auroit pas fait un repos appuyé, une pause
marquée entre le premier et le second instant des
ouvrages de Dieu. Je vois donc
p31
clairement que non-seulement on peut, mais que même
l' on doit, pour se conformer au sens du texte de
l' écriture sainte, regarder la création de la matière
en général comme plus ancienne que les productions
particulières et successives de ses différentes
formes ; et cela se confirme encore par la transition
qui suit.
" or Dieu dit " .
Ce mot or suppose des choses faites et des choses
à faire ; c' est le projet d' un nouveau dessein, c' est
l' indication d' un décret pour changer l' état ancien
ou actuel des choses en un nouvel état.
" que la lumière soit faite, et la lumière fut faite " .
Voilà la première parole de Dieu ; elle est si
sublime et si prompte qu' elle nous indique assez que
la production de la lumière se fit en un instant ;
cependant la lumière ne parut pas d' abord ni
tout-à-coup comme un éclair universel, elle demeura
pendant du temps confondue avec les ténèbres, et Dieu
prit lui-même du temps pour la considérer, car, est-il
dit,
" Dieu vit que la lumière étoit bonne, et il sépara
la lumière d' avec les ténèbres " .
L' acte de la séparation de la lumière d' avec les
ténèbres est donc évidemment distinct et physiquement
éloigné par un espace de temps de l' acte de sa
production ; et ce temps, pendant lequel il plut à
Dieu de la considérer pour voir qu' elle étoit
bonne , c' est-à-dire
p32
utile à ses desseins ; ce temps, dis-je, appartient
encore et doit s' ajouter à celui du cahos qui ne
commença à se débrouiller que quand la lumière fut
parée des ténèbres.
Voilà donc deux temps, voilà deux espaces de durée
que le texte sacré nous force à reconnoître. Le
premier, entre la cation de la matière en général et
la production de la lumière. Le second, entre cette
production de la lumière et sa séparation d' avec les
ténèbres ; ainsi, loin de manquer à Dieu en donnant
à la matière plus d' ancienneté qu' au monde tel
qu' il est , c' est au contraire le respecter
autant qu' il est en nous, en conformant notre
intelligence à sa parole. En effet, la lumière qui
éclaire nos ames ne vient-elle pas de Dieu ? Les
rités qu' elle nous présente, peuvent-elles être
contradictoires avec celles qu' il nous a révélées ?
Il faut se souvenir que son inspiration divine a
passé par les organes de l' homme ; que sa parole nous
a été transmise dans une langue pauvre, dénuée
d' expressions précises pour les idées abstraites, en
sorte que l' interprète de cette parole divine a été
obligé d' employer souvent des mots dont les
acceptions ne sont déterminées que par les
circonstances ; par exemple, le mot créer et le
mot former ou faire , sont employés
indistinctement pour signifier la même chose ou des
choses semblables ; tandis que dans nos langues ces
deux mots ont chacun un sens très-différent et
très-termi: créer est tirer une substance du
néant ; former ou faire, c' est la tirer de quelque
chose sous une
p33
forme nouvelle ; et il paroît que le mot créer
appartient de préférence et peut-être uniquement au
premier verset de la genèse, dont la traduction
précise en notre langue doit être, au commencement
Dieu tira du néant la matière du ciel et de la
terre ; et ce qui prouve que ce mot cer, ou
tirer du néant ne doit s' appliquer qu' à ces
premières paroles, c' est que toute la matière du ciel
et de la terre ayant été créée ou tirée du néant dès
le commencement, il n' est plus possible, et par
conséquent plus permis de supposer de nouvelles
créations de matière, puisqu' alors toute matière
n' auroit pas été créée dès le commencement. Par
conséquent l' ouvrage des six jours ne peut s' entendre
que comme une formation, une production de formes
tirées de la matière créée pcédemment, et non pas
comme d' autres cations de matières nouvelles tirées
immédiatement du néant ; et en effet, lorsqu' il est
question de la lumière qui est la première de ces
formations ou productions tirées du sein de la
matière, il est dit seulement que la lumière
soit faite , et non pas, que la lumière soit
créée . Tout concourt donc à prouver que la matière
ayant été créée in principio , ce ne fut que dans
des temps subquens qu' il plut au souverain être de
lui donner la forme, et qu' au lieu de tout créer et
de tout former dans leme instant, comme il l' auroit
pu faire, s' il eût voulu déployer toute l' étendue
de sa toute-puissance, il n' a voulu, au
p34
contraire, qu' agir avec le temps, produire
successivement et mettre même des repos, des
intervalles considérables entre chacun de ses
ouvrages. Que pouvons-nous entendre par les six
jours que l' écrivain sacré nous désigne si préciment
en les comptant les uns après les autres, sinon six
espaces de temps, six intervalles de durée ? Et
ces espaces de temps indiqués par le nom de jours ,
faute d' autres expressions, ne peuvent avoir aucun
rapport avec nos jours actuels, puisqu' il s' est passé
successivement trois de ces jours avant que le soleil
ait été placé dans le ciel. Il n' est donc pas possible
que ces jours fussent semblables aux nôtres ; et
l' interprète de Dieu semble l' indiquer assez en les
comptant toujours du soir au matin, au lieu que les
jours solaires doivent se compter du matin au soir.
Ces six jours n' étoient donc pas des jours solaires
semblables auxtres, ni même des jours de
lumière, puisqu' ils commençoient par le soir et
finissoient au matin. Ces jours n' étoient pas même
égaux, car ils n' auroient pas été proportionnés à
l' ouvrage. Ce ne sont donc que six espaces de temps ;
l' historien sacré ne détermine pas la durée de
chacun, mais le sens de la narration semble la rendre
assez longue, pour que nous puissions l' étendre autant
que l' exigent les vérités physiques que nous avons
à démontrer. Pourquoi donc se récrier si fort sur
cet emprunt du temps que nous ne faisons qu' autant que
nous y sommes fors par la connoissance démonstrative
des phénomènes de la nature ? Pourquoi vouloir nous
refuser ce temps, puisque Dieu nous le donne par sa
p35
propre parole, et qu' elle seroit contradictoire ou
inintelligible, si nous n' admettions pas l' existence
de ces premiers temps antérieurs à la formation du
monde tel qu' il est ?
à la bonne heure que l' on dise, que l' on soutienne,
me rigoureusement, que depuis le dernier terme,
depuis la fin des ouvrages de Dieu, c' est-à-dire
depuis la création de l' homme, il ne s' est écoulé que
six ou huit mille ans, parce que les différentes
généalogies du genre humain depuis Adam n' en
indiquent pas davantage ; nous devons cette foi,
cette marque de soumission et de respect à la plus
ancienne, à la plus sacrée de toutes les traditions ;
nous lui devons même plus, c' est de ne jamais nous
permettre de nous écarter de la lettre de cette sainte
tradition que quand la lettre tue , c' est-à-dire,
quand elle paroît directement opposée à la saine
raison et à la vérité des faits de la nature ; car
toute raison, toute vérité venant également de Dieu,
il n' y a de différence entre les vérités qu' il nous a
vélées et celles qu' il nous a permis de découvrir
par nos observations et nos recherches ; il n' y a,
dis-je d' autre différence que celle d' une première
faveur faite gratuitement à une seconde grâce qu' il
a voulu différer et nous faire mériter par nos
travaux ; et c' est par cette raison que son
interprète n' a parlé aux premiers hommes, encore
très-ignorans, que dans le sens vulgaire, et qu' il ne
s' est pas élevé au-dessus de leurs connoissances qui,
bien loin d' atteindre au vrai système du monde, ne
s' étendoient pasme au-delà des notions
communes, fondées sur le simple rapport des
p36
sens ; parce qu' en effet c' étoit au peuple qu' il
falloit parler, et que la parole eût été vaine et
inintelligible, si elle eût été telle qu' on pourroit
la prononcer aujourd' hui, puisqu' aujourd' hui même il
n' y a qu' un petit nombre d' hommes auxquels les
rités astronomiques et physiques soient assez
connues pour n' en pouvoir douter, et qui puissent en
entendre le langage.
Voyons donc ce qu' étoit la physique dans ces
premiers âges du monde, et ce qu' elle seroit encore
si l' homme n' eût jamais étudié la nature. On voit le
ciel comme une voûte d' azur dans lequel le soleil et
la lune paroissent être les astres les plus
considérables, dont le premier produit toujours la
lumière du jour et le second fait souvent celle de
la nuit ; on les voit paroître ou se lever d' un côté
et disparoître ou se coucher de l' autre, après avoir
fourni leur course et donné leur lumière pendant un
certain espace de temps. On voit que la mer est de
la même couleur que la voûte azurée, et qu' elle
paroît toucher au ciel, lorsqu' on la regarde au loin.
Toutes les ies du peuple sur le système du monde ne
portent que sur ces trois ou quatre notions ; et
quelque fausses qu' elles soient, il falloit s' y
conformer pour se faire entendre.
En conséquence de ce que la mer paroît dans le
lointain se réunir au ciel, il étoit naturel
d' imaginer qu' il existe en effet des eaux supérieures
et des eaux inférieures, dont les unes remplissent le
ciel et les autres la mer, et que pour soutenir les
eaux supérieures, il falloit un
p37
firmament, c' est-à-dire, un appui, une vte solide
et transparente, au travers de laquelle on aperçût
l' azur des eaux supérieures ; aussi est-il dit :
que le firmament soit fait au milieu des eaux, et
qu' il sépare les eaux d' avec les eaux ; et Dieu
fit le firmament, et sépara les eaux qui étoient
sous le firmament de celles qui étoient au-dessus
du firmament, et Dieu donna au firmament, le nom
de ciel... et à toutes les eaux rassemblées sous
le firmament, le nom de mer . C' est à ces mêmes
idées que se rapportent les cataractes du ciel,
c' est-à-dire, les portes ou les fenêtres de ce
firmament solide qui s' ouvrirent, lorsqu' il fallut
laisser tomber les eaux supérieures pour noyer la
terre. C' est encore d' aps ces mêmes idées, qu' il
est dit que les poissons et les oiseaux ont eu une
origine commune. Les poissons auront été produits
par les eaux inférieures, et les oiseaux par les
eaux supérieures, parce qu' ils s' approchent par
leur vol de la voûte azurée, que le vulgaire
n' imagine pas être beaucoup plus élevée que les
nuages. De même le peuple a toujours cru que les
étoiles sont attachées comme des clous à cette
voûte solide, qu' elles sont plus petites que la
lune et infiniment plus petites que le soleil ; il
ne distingue pas même les planètes des étoiles
fixes ; et c' est par cette raison qu' il n' est fait
aucune mention des planètes dans tout le récit de
la création ; c' est par la même raison que la lune
y est regardée comme le second astre, quoique ce ne
soit en effet que le plus petit de tous les corps
lestes, etc. Etc. Etc.
p38
Tout dans le récit de Moyse est mis à la portée de
l' intelligence du peuple ; tout y est représenté
relativement à l' homme vulgaire, auquel il ne
s' agissoit pas de démontrer le vrai système du monde,
mais qu' il suffisoit d' instruire de ce qu' il devoit
au créateur, en lui montrant les effets de sa
toute-puissance comme autant de bienfaits : les
rités de la nature ne devoient paroître qu' avec le
temps, et le souverain être se les réservoit comme
le plus sûr moyen de rappeler l' homme à lui, lorsque
sa foi déclinant dans la suite des siècles, seroit
devenue chancelante ; lorsqu' éloigné de son origine,
il pourroit l' oublier ; lorsqu' enfin trop accoutu
au spectacle de la nature, il n' en seroit plus
touché et viendroit à en méconnoître l' auteur. Il
étoit donc nécessaire de raffermir de temps en temps,
et même d' agrandir l' idée de Dieu dans l' esprit et
dans le coeur de l' homme. Or chaque découverte produit
ce grand effet ; chaque nouveau pas que nous faisons
dans la nature nous rapproche du créateur. Une véri
nouvelle est une espèce de miracle, l' effet en est le
me, et elle ne diffère du vrai miracle, qu' en ce que
celui-ci est un coup d' éclat que Dieu frappe
immédiatement et rarement ; au lieu qu' il se sert de
l' homme pour découvrir et manifester les merveilles
dont il a rempli le sein de la nature ; et que comme
ces merveilles s' opèrent à tout instant, qu' elles
sont exposées de tout temps et pour tous les temps à
sa contemplation, Dieu le rappelle incessamment à
lui, non-seulement par le spectacle
p39
actuel, mais encore par le veloppement successif de
ses oeuvres.
Au reste, je ne me suis permis cette interprétation des
premiers versets de la genèse, que dans la vue
d' orer un grand bien ; ce seroit de concilier à
jamais la science de la nature avec celle de la
théologie. Elles ne peuvent, selon moi, être en
contradiction qu' en apparence ; et mon explication
semble le démontrer. Mais si cette explication,
quoique simple et très-claire, paroît insuffisante
et même hors de propos à quelques esprits trop
strictement attachés à la lettre, je les prie de me
juger par l' intention, et de considérer que mon
système sur les époques de la nature étant purement
hypothétique, il ne peut nuire aux vérités rélées,
qui sont autant d' axiomes immuables, indépendans de
toute hypothèse, et auxquels j' ai soumis et je soumets
mes pensées.
PREMIERE EPOQUE
p40
lorsque la terre et les planètes
ont pris leur forme.
dans ce premier temps, où la terre en fusion tournant
sur elle-même, a pris sa forme et s' est élevée sur
l' équateur en s' abaissant sous les pôles, les autres
plates étoient dans le même état de liquéfaction,
puisqu' en tournant sur elles-mêmes, elles ont pris,
comme la terre, une forme renflée sur leur équateur
et aplatie sous leurs pôles, et que ce renflement et
cette dépression sont proportionnels à la vîtesse de
leur rotation. Le globe de Jupiter nous en fournit
la preuve : comme il tourne beaucoup plus vîte que
celui de la terre, il est en conséquence bien plus
élevé sur son équateur et plus abaissé sous ses
les ; car les observations nous démontrent que les
deux diamètres de cette planète diffèrent de plus
d' un treizième, tandis que ceux de la terre ne
diffèrent que d' une deux cents trentième partie :
elles nous montrent aussi que dans Mars, qui tourne
près d' une fois moins vîte que la terre, cette
différence entre les deux diamètres n' est pas assez
sensible pour être mesurée par les astronomes ; et
que dans la lune, dont le mouvement de rotation
est encore bien plus lent, les deux diamètres
paroissent égaux. La vîtesse de la rotation des
plates est donc la seule cause de leur
p41
renflement sur l' équateur, et ce renflement, qui
s' est fait en même temps que leur aplatissement sous
les les, suppose une fluidité entière dans toute
la masse de ces globes, c' est-à-dire, un état de
liqfaction causé par le feu.
D' ailleurs toutes les planètes circulant autour du
soleil dans le me sens, et presque dans le même
plan, elles paroissent avoir été mises en mouvement
par une impulsion commune et dans un me temps :
leur mouvement de circulation et leur mouvement de
rotation sont contemporains, aussi-bien que leur état
de fusion ou de liquéfaction par le feu, et ces
mouvemens ontcessairement été pcédés par
l' impulsion qui les a produits.
Dans celle des planètes dont la masse a été frappée
le plus obliquement, le mouvement de rotation a été
le plus rapide ; et par cette rapidité de rotation,
les premiers effets de la force centrifuge ont
excédé ceux de la pesanteur : en conséquence il
s' est fait dans ces masses liquides une séparation
et une projection de parties à leur équateur,
cette force centrifuge est la plus grande,
lesquelles parties parées et chassées par cette
force, ont formé des masses concomitantes, et sont
devenues des satellites, qui ont circuler et qui
circulent en effet tous dans le plan de l' équateur
de la planète dont ils ont été séparés par cette
cause : les satellites des planètes
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se sont donc formés aux dépens de la matière de leur
plate principale, comme les planètes elles-mêmes
paroissent s' être formées aux dépens de la masse du
soleil. Ainsi le temps de la formation des satellites
est le même que celui du commencement de la rotation
des planètes : c' est le moment où la matière qui les
compose venoit de se rassembler et ne formoit encore
que des globes liquides, état dans lequel cette
matière en liquéfaction pouvoit en être séparée et
projetée fort aisément ; car dès que la surface de
ces globes eut commencé à prendre un peu de
consistance et de rigidité par le refroidissement,
la matière, quoiqu' anie de la même force
centrifuge, étant retenue par celle de la cohésion, ne
pouvoit plus être parée ni projetée hors de la
plate, par ce même mouvement de rotation.
Comme nous ne connoissons dans la nature aucune cause
de chaleur, aucun feu que celui du soleil, qui ait
pu fondre ou tenir en liquéfaction la matière de la
terre et des planètes, il me paroît qu' en se refusant
à croire que les planètes sont issues et sorties du
soleil, on seroit au moins forcé de supposer qu' elles
ont été exposées de très-ps aux ardeurs de cet
astre de feu, pour pouvoir être liquéfiées. Mais cette
supposition ne seroit pas encore suffisante pour
expliquer l' effet, et tomberoit d' elle-même, par une
circonstance cessaire : c' est qu' il faut du temps
pour que le feu, quelque violent qu' il soit, pénètre
les matières solides qui lui sont exposées, et un
très-long-temps pour les liquéfier. On a vu par
p43
les expériences qui précèdent, que pour échauffer
un corps jusqu' au degré de fusion, il faut au moins la
quinzième partie du temps qu' il faut pour le refroidir,
et qu' attendu les grands volumes de la terre et des
autres planètes, il seroit de toute nécessité qu' elles
eussent été pendant plusieurs milliers d' années
stationnaires auprès du soleil, pour recevoir le degré
de chaleur nécessaire à leur liquéfaction : or il est
sans exemple dans l' univers, qu' aucun corps, aucune
plate, aucune cote demeure stationnaire auprès
du soleil, même pour un instant ; au contraire, plus
les comètes en approchent, et plus leur mouvement est
rapide ; le temps de leur périlie est extrêmement
court, et le feu de cet astre, en brûlant la surface,
n' a pas le temps de pétrer la masse des comètes
qui s' en approchent le plus.
Ainsi tout concourt à prouver qu' il n' a pas suffi que
la terre et les planètes aient passé comme certaines
comètes dans le voisinage du soleil, pour que leur
liqfaction ait pu s' y opérer : nous devons donc
présumer que cette matière des planètes a autrefois
appartenu au corps même du soleil, et en a été séparée,
comme nous l' avons dit, par une seule et même
impulsion. Car les comètes qui approchent le plus du
soleil, ne nous présentent que le premier degré des
grands effets de la chaleur : elles paroissent
précédées d' une vapeur enflammée, lorsqu' elles
s' approchent, et suivies d' une
p44
semblable vapeur, lorsqu' elles s' éloignent de cet
astre : ainsi une partie de la matière superficielle
de la comète s' étend autour d' elle, et se présente à
nos yeux en forme de vapeurs lumineuses, qui se
trouvent dans un état d' expansion et de volatilité,
causée par le feu du soleil ; mais le noyau,
c' est-à-dire, le corpsme de la comète, ne paroît
pas être profondément pénétré par le feu, puisqu' il
n' est pas lumineux par lui-me, comme le seroit
néanmoins toute masse de fer, de verre, ou d' autre
matière solide intimement pénétrée par cet élément ;
par conséquent, il paroît nécessaire que la matière
de la terre et des planètes, qui a été dans un état
de liquéfaction, appartînt au corps me du soleil,
et qu' elle fît partie des matières en fusion qui
constituent la masse de cet astre de feu.
Les planètes ont ru leur mouvement par une seule
et même impulsion, puisqu' elles circulent toutes dans
le même sens et presque dans le même plan : les
comètes au contraire, qui circulent comme les planètes
autour du soleil, mais dans des sens et des plans
différens, paroissent avoir été mises en mouvement
par des impulsions différentes. On doit donc
rapporter à une seule époque le mouvement des
plates, au lieu que celui des comètes pourroit
avoir été donné en différens temps. Ainsi rien
ne peut nous éclairer sur l' origine du mouvement des
comètes ; mais nous pouvons raisonner sur celui des
p45
plates, parce qu' elles ont entr' elles des rapports
communs qui indiquent assez clairement qu' elles ont
été mises en mouvement par une seule et même impulsion.
Il est donc permis de chercher dans la nature la cause
qui a pu produire cette grande impulsion ; au lieu que
nous ne pouvons guère former de raisonnemens ni me
faire des recherches sur les causes du mouvement
d' impulsion des comètes.
Rassemblant seulement les rapports fugitifs et les
légers indices qui peuvent fournir quelques
conjectures, on pourroit imaginer, pour satisfaire,
quoique très-imparfaitement, à la curiosité de
l' esprit, que les comètes de notre système solaire ont
été formées par l' explosion d' une étoile fixe ou d' un
soleil voisin du nôtre, dont toutes les parties
dispersées n' ayant plus de centre ou de foyer
commun, auront été forcées d' obéir à la force
attractive de notre soleil, qui dès-lors sera devenu
le pivot et le foyer de toutes nos comètes. Nous et
nos neveux n' en dirons pas davantage, jusqu' à ce que,
par des observations ultérieures, on parvienne à
reconnoître quelque rapport commun dans le mouvement
d' impulsion des comètes ; car comme nous ne
connoissons rien que par comparaison, dès que tout
rapport nous manque, et qu' aucune analogie ne se
présente, toute lumière fuit, et non-seulement notre
raison, mais même notre imagination, se trouvent en
défaut. Aussi m' étant abstenu ci-devant
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de former des conjectures sur la cause du mouvement
d' impulsion des comètes, j' ai cru devoir raisonner
sur celle de l' impulsion des planètes ; et j' ai mis
en avant, non pas comme un faitel et certain, mais
seulement comme une chose possible, que la matière
des planètes a été projetée hors du soleil par le
choc d' une comète. Cette hypothèse est fondée sur ce
qu' il n' y a dans la nature aucuns corps en mouvement,
sinon les cotes, qui puissent ou aient pu
communiquer un aussi grand mouvement à d' aussi
grandes masses, et en même temps sur ce que les
comètes approchent quelquefois de si près du soleil,
qu' il est pour ainsi direcessaire que quelques-unes
y tombent obliquement et en sillonnent la surface, en
chassant devant elles les matières mises en
mouvement par leur choc.
Il en est de même de la cause qui a pu produire la
chaleur du soleil : il m' a paru qu' on peut la déduire
des effets naturels, c' est-à-dire, la trouver dans la
constitution du système du monde ; car le soleil ayant
à supporter tout le poids, toute l' action de la force
pénétrante des vastes corps qui circulent autour de
lui, et ayant à souffrir en même temps l' action
rapide de cette espèce de frottement intérieur dans
toutes les parties de sa masse, la matière qui le
compose doit être dans l' état de la plus grande
division ; elle a dû devenir
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et demeurer fluide, lumineuse et brûlante, en raison de
cette pression et de ce frottement intérieur, toujours
également subsistant. Les mouvemens irréguliers des
taches du soleil, aussi-bien que leur apparition
spontanée et leur disparition, démontrent assez que cet
astre est liquide, et qu' il s' élève de temps en temps
à sa surface des espèces de scories ou d' écumes, dont
les unes nagent irrégulièrement sur cette matière en
fusion, et dont quelques autres sont fixes pour un
temps, et disparoissent comme les premières, lorsque
l' action du feu les a de nouveau divisées. On sait que
c' est par le moyen de quelques-unes de ces taches
fixes qu' on a terminé la durée de la rotation du
soleil en vingt-cinq jours et demi.
Or chaque comète et chaque planète forment une
roue, dont les rais sont les rayons de la force
attractive ; le soleil est l' essieu ou le pivot commun
de toutes ces différentes roues ; la comète ou la
plate en est la jante mobile, et chacune contribue
de tout son poids et de toute sa vîtesse à
l' embrasement de ce foyer général, dont le feu durera
par conséquent aussi long-temps que le mouvement et la
pression des vastes corps qui le produisent.
De-là ne doit-on pas présumer que si l' on ne voit
pas des planètes autour des étoiles fixes, ce n' est
qu' à cause de leur immense éloignement ? Notre vue
est trop bornée, nos instrumens trop peu puissans
pour apercevoir ces astres obscurs ; puisque ceux
me qui sont
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lumineux échappent à nos yeux, et que dans le nombre
infini de ces étoiles, nous ne connoîtrons jamais
que celles dont nos instrumens de longue vue pourront
nous rapprocher : mais l' analogie nous indique qu' étant
fixes et lumineuses comme le soleil, les étoiles ont dû
s' échauffer, se liquéfier, et brûler par la même cause,
c' est-à-dire, par la pression active des corps opaques,
solides et obscurs, qui circulent autour d' elles. Cela
seul peut expliquer pourquoi il n' y a que les astres
fixes qui soient lumineux, et pourquoi dans l' univers
solaire tous les astres errans sont obscurs.
Et la chaleur produite par cette cause devant être en
raison du nombre, de la vîtesse et de la masse des
corps qui circulent autour du foyer, le feu du soleil
doit être d' une ardeur ou plutôt d' une violence
extrême, non-seulement parce que les corps qui
circulent autour de lui sont tous vastes, solides et
s rapidement, mais encore, parce qu' ils sont en
grand nombre : car indépendamment des six planètes, de
leurs dix satellites et de l' anneau de Saturne, qui
tous pèsent sur le soleil, et forment un volume de
matière deux mille fois plus grand que celui de la
terre, le nombre des comètes est plus considérable
qu' on ne le croit vulgairement : elles seules ont
pu suffire pour allumer le feu du soleil avant la
projection des planètes, et suffiroient encore pour
l' entretenir aujourd' hui. L' homme ne parviendra
peut-être jamais à reconnoître les planètes qui
circulent autour des étoiles fixes ; mais avec le
temps, il pourra savoir au juste
p49
quel est le nombre des comètes dans le système
solaire : je regarde cette grande connoissance comme
servée à la postérité. En attendant, voici une
espèce d' évaluation qui, quoique bien éloignée d' être
précise, ne laissera pas de fixer les idées sur le
nombre de ces corps circulans autour du soleil.
En consultant les recueils d' observations, on voit
que, depuis l' an 1101 jusqu' en 1766, c' est-à-dire,
en six cents soixante-cinq années, il y a eu deux
cents vingt-huit apparitions de cotes. Mais le
nombre de ces astres errans qui ont été remarqués,
n' est pas aussi grand que celui des apparitions,
puisque la plupart, pour ne pas dire tous, font leur
volution en moins de six cents soixante-cinq ans.
Prenons donc les deux comètes desquelles seules les
volutions nous sont parfaitement connues ; savoir,
la comète de 1680, dont la période est d' environ
cinq cents soixante-quinze ans ; et celle de 1759, dont
la période est de soixante-seize ans. On peut croire,
en attendant mieux, qu' en prenant le terme moyen, trois
cents vingt-six ans, entre ces deux périodes de
volution, il y a autant de cotes dont la période
excède trois cents vingt-six ans, qu' il y en a dont la
période est moindre. Ainsi en les réduisant toutes à
trois cents vingt-six ans, chaque comète auroit paru
deux fois en six cents cinquante-deux ans, et l' on
auroit par conséquent à peu-près cent quinze comètes
pour deux cents vingt-huit apparitions en six cents
soixante-cinq ans.
p50
Maintenant, si l' on considère que vraisemblablement
il y a plus de comètes hors de la portée de notre vue,
ou échapes à l' oeil des observateurs, qu' il n' y en a
eu de remarquées, ce nombre croîtra peut-être de plus
du triple ; en sorte qu' on peut raisonnablement penser
qu' il existe dans le système solaire quatre ou cinq
cents comètes. Et s' il en est des comètes comme des
plates ; si les plus grosses sont les plus éloignées
du soleil ; si les plus petites sont les seules qui en
approchent d' assez près pour que nous puissions les
apercevoir ; quel volume immense de matière ! Quelle
charge énorme sur le corps de cet astre ! Quelle
pression, c' est-à-dire, quel frottement intérieur dans
toutes les parties de sa masse, et par conséquent
quelle chaleur et quel feu produits par ce frottement !
Car dans notre hypothèse, le soleil étoit une masse
de matière en fusion, même avant la projection des
plates ; par conséquent ce feu n' avoit alors pour
cause, que la pression de ce grand nombre de comètes
qui circuloient précédemment et circulent encore
aujourd' hui autour de ce foyer commun. Si la masse
ancienne du soleil a été diminuée d' un six cents
cinquantième, par la projection de la matière des
plates, lors de leur formation, la quantité totale
de la cause de son feu, c' est-à-dire, de la pression
totale, a été augmentée dans
p51
la proportion de la pression entière des planètes,
unie à la première pression de toutes les comètes,
à l' exception de celle qui a produit l' effet de la
projection, et dont la matière s' est mêlée à celle des
plates pour sortir du soleil ; lequel par conséquent
après cette perte, n' en est devenu que plus brillant,
plus actif et plus propre à éclairer, échauffer et
féconder son univers.
En poussant ces inductions encore plus loin, on se
persuadera aisément que les satellites qui circulent
autour de leur planète principale, et qui pèsent sur
elle comme les planètes pèsent sur le soleil ; que
ces satellites, dis-je, doivent communiquer un certain
degré de chaleur à la planète autour de laquelle ils
circulent : la pression et le mouvement de la lune
doivent donner à la terre un degde chaleur, qui
seroit plus grand, si la vîtesse du mouvement de
circulation de la lune étoit plus grande : Jupiter,
qui a quatre satellites, et Saturne, qui en a cinq,
avec un grand anneau, doivent par cette seule raison
être animés d' un certain degré de chaleur. Si ces
plates très-éloignées du soleil n' étoient pas
douées comme la terre d' une chaleur intérieure, elles
seroient plus que gelées ; et le froid extrême que
Jupiter et Saturne auroient à supporter à cause de
leur éloignement du soleil, ne pourroit être tempéré
que par l' action de leurs satellites. Plus les corps
circulans seront nombreux, grands et rapides, plus
le corps qui leur sert d' essieu ou de pivot
s' échauffera par le frottement intime qu' ils feront
subir à toutes les parties de sa masse.
p52
Ces idées se lient parfaitement avec celles qui servent
de fondement à mon hypothèse sur la formation des
plates ; elles en sont des conséquences simples et
naturelles ; mais j' ai la preuve que peu de gens ont
saisi les rapports et l' ensemble de ce grand système :
néanmoins y a-t-il un sujet plus élevé, plus digne
d' exercer la force du génie ? On m' a critiqué sans
m' entendre ; que puis-jepondre ? Sinon que tout
parle à des yeux attentifs ; tout est indice pour
ceux qui savent voir ; mais que rien n' est sensible,
rien n' est clair pour le vulgaire, et me pour ce
vulgaire savant qu' aveugle le préjugé. Tâchons
néanmoins de rendre la vérité plus palpable ;
augmentons le nombre des probabilités ; rendons la
vraisemblance plus grande ; ajoutons lumières sur
lumières, en réunissant les faits, en accumulant les
preuves, et laissons-nous juger ensuite sans
inquiétude et sans appel ; car j' ai toujours pensé
qu' un homme qui écrit doit s' occuper uniquement de
son sujet, et nullement de soi ; qu' il est contre la
bienséance de vouloir en occuper les autres, et que
par conséquent les critiques personnelles doivent
demeurer sans réponse.
Je conviens que les idées de ce système peuvent
paroître hypothétiques, étranges et même chimériques
à tous ceux qui, ne jugeant les choses que par le
rapport de leurs sens, n' ont jamais conçu comment on
sait que la terre n' est qu' une petite planète, renflée
sur l' équateur et abaissée sous les pôles ; à ceux
qui ignorent comment on s' est assuque tous les
corps lestes pèsent, agissent
p53
et réagissent les uns sur les autres ; comment on a
pu mesurer leur grandeur, leur distance, leurs
mouvemens, leur pesanteur, etc. Mais je suis persuadé
que ces mêmes idées paroîtront simples, naturelles et
me grandes, au petit nombre de ceux qui, par des
observations et des réflexions suivies, sont parvenus
à connoître les loix de l' univers, et qui jugeant des
choses par leurs propres lumières, les voient sans
préjugé, telles qu' elles sont ou telles qu' elles
pourroient être : car ces deux points de vue sont
à-peu-près les mêmes ; et celui qui regardant une
horloge pour la première fois, diroit que le principe
de tous ses mouvemens est un ressort, quoique ce fût
un poids, ne se tromperoit que pour le vulgaire, et
auroit, aux yeux du philosophe, expliq la machine.
Ce n' est donc pas que j' aie affirmé nime
positivement prétendu que notre terre et les planètes
aient été formées nécessairement et réellement par le
choc d' une comète, qui a projeté hors du soleil la
six cents cinquantième partie de sa masse : mais ce
que j' ai voulu faire entendre, et ce que je maintiens
encore comme hypothèse très-probable, c' est qu' une
comète qui, dans son périhélie, approcheroit assez
près du soleil pour en effleurer et sillonner la
surface, pourroit produire de pareils effets, et qu' il
n' est pas impossible qu' il se forme quelque jour de
cette même manière des planètes nouvelles, qui toutes
circuleroient ensemble comme les planètes actuelles,
dans le même sens, et presque dans un même plan
autour du soleil ; des planètes qui
p54
tourneroient aussi sur elles-mêmes, et dont la matière
étant au sortir du soleil dans un état de liquéfaction,
obéiroit à la force centrifuge, et s' éleveroit à
l' équateur en s' abaissant sous les pôles ; des
plates qui pourroient de même avoir des satellites en
plus ou moins grand nombre, circulans autour d' elles
dans le plan de leurs équateurs, et dont les
mouvemens seroient semblables à ceux des satellites de
nos planètes : en sorte que tous les phénomènes de ces
plates possibles et idéales, seroient (je ne dis pas
les mes), mais dans le même ordre, et dans des
rapports semblables à ceux des phénomènes des planètes
réelles. Et pour preuve, je demande seulement que l' on
considère si le mouvement de toutes les planètes, dans
le même sens, et presque dans le même plan, ne suppose
pas une impulsion commune ? Je demande s' il y a dans
l' univers quelques corps, excepté les comètes, qui
aient pu communiquer ce mouvement d' impulsion ? Je
demande s' il n' est pas probable qu' il tombe de temps
à autres des comètes dans le soleil, puisque celle de
1680 en a, pour ainsi dire, rasé la surface ; et si par
conséquent une telle comète, en sillonnant cette
surface du soleil, ne communiqueroit pas son
mouvement d' impulsion à une certaine quantité de
matière qu' elle sépareroit du corps du soleil, en la
projetant au-dehors ? Je demande si, dans ce torrent
de matière projetée, il ne se formeroit pas des
globes par l' attraction mutuelle des parties, et si
ces globes ne se trouveroient pas à des distances
différentes, suivant la différente
p55
densité des matières, et si les plus légères ne
seroient pas pouses plus loin que les plus denses
par la même impulsion ? Je demande si la situation de
tous ces globes presque dans le même plan, n' indique
pas assez que le torrent projeté n' étoit pas d' une
largeur considérable, et qu' il n' avoit pour cause
qu' une seule impulsion, puisque toutes les parties de
la matière dont il étoit composé, ne se sont éloignées
que très-peu de la direction commune ? Je demande
comment, et la matière de la terre et des planètes
auroit pu se liqfier, si elle n' eût pas résidé dans
le corps même du soleil ; et si l' on peut trouver une
cause de cette chaleur et de cet embrasement du
soleil, autre que celle de sa charge, et du frottement
intérieur produit par l' action de tous ces vastes
corps qui circulent autour de lui ? Enfin je demande
qu' on examine tous les rapports, que l' on suive toutes
les vues, que l' on compare toutes les analogies sur
lesquelles j' ai fondé mes raisonnemens, et qu' on se
contente de conclure avec moi que, si Dieu l' t
permis, il se pourroit, par les seules loix de la
nature, que la terre et les planètes eussent été
formées de cette même manière.
Suivons donc notre objet, et de ce temps qui a précédé
les temps et s' est soustrait à notre vue, passons au
premier âge de notre univers, où la terre et les
plates ayant reçu leur forme, ont pris de la
consistance, et de liquides sont devenues solides. Ce
changement d' état s' est fait naturellement et par le
seul effet
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de la diminution de la chaleur : la matière qui
compose le globe terrestre et les autres globes
plataires étoit en fusion lorsqu' ils ont commencé à
tourner sur eux-mêmes ; ils ont donc obéi comme toute
autre matière fluide, aux loix de la force centrifuge ;
les parties voisines de l' équateur, qui subissent le
plus grand mouvement dans la rotation, se sont le plus
élevées ; celles qui sont voisines des pôles, ce
mouvement est moindre ou nul, se sont abaissées dans
la proportion juste et précise qu' exigent les loix de
la pesanteur, combinées avec celles de la force
centrifuge ; et cette forme de la terre et des
plates s' est conservée jusqu' à ce jour, et se
conservera perpétuellement, quand même l' on voudroit
supposer que le mouvement de rotation viendroit à
s' accélérer, parce que la matière ayant passé de
l' état de fluidité à celui de solidité, la cohésion des
parties suffit seule pour maintenir la forme
primordiale, et qu' il faudroit pour la changer que le
mouvement de rotation prît une rapidité presque infinie,
c' est-à-dire, assez grande pour que l' effet de la
force centrifuge devînt plus grand que celui de la
force de cohérence.
Or le refroidissement de la terre et des planètes,
comme celui de tous les corps chauds, a commencé par
la surface ; les matières en fusion s' y sont
consolidées dans un temps assez court : dès que le
grand feu
p57
dont elles étoient pénétrées s' est échappé, les
parties de la matière qu' il tenoit divisées, se sont
rapprochées et réunies de plus près, par leur
attraction mutuelle ; celles qui avoient assez de
fixité pour soutenir la violence du feu, ont for des
masses solides ; mais celles qui, comme l' air et
l' eau, se raréfient ou se volatilisent par le feu,
ne pouvoient faire corps avec les autres, elles en ont
été séparées dans les premiers temps du
refroidissement ; tous les élémens pouvant se
transmuer et se convertir, l' instant de la
consolidation des matières fixes fut aussi celui de
la plus grande conversion des élémens et de la
production des matières volatiles : elles étoient
duites en vapeurs et disperes au loin, formant
autour des planètes une espèce d' atmosphère semblable
à celle du soleil ; car on sait que le corps de cet
astre de feu est environné d' une sphère de vapeurs,
qui s' étend à des distances immenses, et peut-être
jusqu' à l' orbe de la terre. L' existence réelle de
cette atmosphère solaire est démontrée par un
phénone qui accompagne les éclipses totales du
soleil. La lune en couvre alors à nos yeux le disque
tout entier ; et néanmoins l' on voit encore un limbe
ou grand cercle de vapeurs, dont la lumière est assez
vive pour nous éclairer à
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peu-près autant que celle de la lune : sans cela, le
globe terrestre seroit plongé dans l' obscurité la plus
profonde pendant la durée de l' éclipse totale. On a
observé que cette atmosphère solaire est plus dense
dans ses parties voisines du soleil, et qu' elle devient
d' autant plus rare et plus transparente, qu' elle
s' étend et s' éloigne davantage du corps de cet astre de
feu : l' on ne peut donc pas douter que le soleil ne soit
environné d' une sphère de matières aqueuses, aëriennes
et volatiles, que sa violente chaleur tient suspendues
et reguées à des distances immenses, et que dans le
moment de la projection des planètes, le torrent des
matières fixes sorties du corps du soleil n' ait, en
traversant son atmosphère, entraîné une grande quantité
de ces matières volatiles dont elle est composée : et
ce sont ces mêmes matières volatiles, aqueuses et
aëriennes, qui ont ensuite forles atmospres des
plates, lesquelles étoient semblables à l' atmosphère
du soleil, tant que les planètes ont été, comme lui,
dans un état de fusion ou de grande incandescence.
Toutes les planètes n' étoient donc alors que des
masses de verre liquide, environnées d' une sphère de
vapeurs. Tant qu' a duré cet état de fusion, et me
long-temps après, les planètes étoient lumineuses par
elles-mêmes, comme le sont tous les corps en
incandescence ; mais à mesure que les planètes
prenoient de la consistance, elles perdoient de leur
lumière : elles ne
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devinrent tout-à-fait obscures qu' après s' être
consolidées jusqu' au centre, et long-temps après la
consolidation de leur surface, comme l' on voit dans
une masse de métal fondu, la lumière et la rougeur
subsister très-long-temps après la consolidation de
sa surface. Et dans ce premier temps, les
plates brilloient de leurs propres feux, elles
devoient lancer des rayons, jeter des étincelles,
faire des explosions, et ensuite souffrir, en se
refroidissant, différentes ébullitions, à mesure
que l' eau, l' air et les autres matières qui ne
peuvent supporter le feu, retomboient à leur surface :
la production des élémens, et ensuite leur combat,
n' ont pu manquer de produire des inégalités, des
aspérités, des profondeurs, des hauteurs, des
cavernes à la surface et dans les premières couches
de l' intérieur de ces grandes masses ; et c' est à
cette époque que l' on doit rapporter la formation
des plus hautes montagnes de la terre, de celles de
la lune et de toutes les asrités ou inégalités
qu' on aperçoit sur les planètes.
Représentons-nous l' état et l' aspect de notre
univers dans son premier âge : toutes les planètes
nouvellement consolidées à la surface étoient encore
liquides à l' intérieur, et lançoient au-dehors une
lumière très-vive ; c' étoient autant de petits soleils
détachés du grand, qui ne luidoient que par le
volume, et dont la lumière et la chaleur se
pandoient de même : ce temps d' incandescence a
duré tant que la planète n' a pas été
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consolidée jusqu' au centre, c' est-à-dire, environ
2936 ans pour la terre, 644 ans pour la lune,
2127 ans pour mercure, 1130 ans pour mars, 3596 ans
pour vénus, 5140 ans pour saturne, et 9433 ans pour
jupiter.
Les satellites de ces deux grosses planètes, aussi-bien
que l' anneau qui environne saturne, lesquels sont tous
dans le plan de l' équateur de leur planète principale,
avoient été projetés dans le temps de la liquéfaction,
par la force centrifuge de ces grosses planètes qui
tournent sur elles-mêmes avec une prodigieuse
rapidité : la terre, dont la vîtesse de rotation est
d' environ 9000 lieues pour vingt-quatre heures,
c' est-à-dire, de six lieues un quart par minute, a
dans ce même temps projeté hors d' elle les parties les
moins denses de son équateur, lesquelles se sont
rassemblées par leur attraction mutuelle à 85000 lieues
de distance, où elles ont formé le globe de la lune.
Je n' avance rien ici qui ne soit confirmé par le
fait, lorsque je dis que ce sont les parties les moins
denses qui ont été projetées, et qu' elles l' ont été de
la région de l' équateur ; car l' on sait que la
densité de la lune est à celle de la terre comme
702 sont à 1000, c' est-à-dire, de plus d' un tiers
moindre ; et l' on sait aussi que la lune circule
autour de la terre dans un plan qui
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n' est éloigné que de 23 degrés de notre équateur, et
que sa distance moyenne est d' environ 85000 lieues.
Dans jupiter, qui tourne sur lui-même en dix heures,
et dont la circonférence est onze fois plus grande que
celle de la terre, et la vîtesse de rotation de
165 lieues par minute : cette énorme force centrifuge
a projeté un grand torrent de matière de différens
degrés de densité, dans lequel se sont fors les
quatre satellites de cette grosse planète, dont l' un,
aussi petit que la lune, n' est qu' à 89500 lieues de
distance, c' est-à-dire, presque aussi voisin de
jupiter que la lune l' est de la terre. Le second, dont
la matière étoit un peu moins dense que celle du
premier, et qui est environ gros comme mercure,
s' est formé à 141800 lieues : le troisième, composé
de parties encore moins denses, et qui est à peu-près
grand comme mars, s' est formé à 225800 lieues ; et
enfin le quatrième, dont la matière étoit la plus
légère de toutes, a été projetée encore plus loin, et
ne s' est rassemblée qu' à 397877 lieues, et tous les
quatre se trouvent, à très-peu-près, dans le plan de
l' équateur de leur planète principale, et circulent
dans le même sens autour d' elle. Au reste, la matière
qui compose le globe de jupiter est elle-même beaucoup
moins
p62
dense que celle de la terre. Les planètes voisines du
soleil, sont les plus denses ; celles qui en sont les
plus éloignées, sont en même-temps les plusgères :
la densité de la terre est à celle de jupiter comme
1000 sont à 292 ; et il est à psumer que la matière
qui compose ses satellites, est encore moins dense
que celle dont il est lui-même composé.
Saturne, qui probablement tourne sur lui-même encore
plus vîte que jupiter, a non-seulement produit cinq
satellites, mais encore un anneau qui, d' après mon
hypothèse, doit être parallèle à son équateur, et
qui l' environne comme un pont suspendu et continu à
54000 lieues de distance : cet anneau, beaucoup plus
large qu' épais, est composé d' une matière solide,
opaque et semblable à celle des satellites ; il
s' est trouvé dans le même état de fusion, et ensuite
d' incandescence : chacun de ces vastes corps ont
conservé cette chaleur primitive, en raison composée
de leur épaisseur et de leur densité ; en sorte que
l' anneau de saturne, qui paroît être le moins épais
de tous les corpslestes, est celui qui auroit
perdu le premier sa chaleur propre, s' il n' eût pas
tiré de très-grands supplémens de chaleur de
saturne me, dont il est fort voisin : ensuite la
p63
lune et les premiers satellites de saturne et de
jupiter, qui sont les plus petits des globes
plataires, auroient perdu leur chaleur propre, dans
des temps toujours proportionnels à leur diamètre ;
après quoi les plus gros satellites auroient de me
perdu leur chaleur, et tous seroient aujourd' hui plus
refroidis que le globe de la terre, si plusieurs
d' entr' eux n' avoient pas reçu de leur planète
principale une chaleur immense dans les commencemens :
enfin les deux grosses planètes, saturne et jupiter,
conservent encore actuellement une très-grande
chaleur en comparaison de celle de leurs satellites,
et même de celle du globe de la terre.
Mars, dont la durée de rotation est de vingt-quatre
heures quarante minutes, et dont la circonférence
n' est que treize vingt-cinquièmes de celle de la
terre, tourne une fois plus lentement que le globe
terrestre, sa vîtesse de rotation n' étant guère que
de trois lieues par minute ; par conséquent sa force
centrifuge a toujours été moindre de plus de moitié
que celle du globe terrestre ; c' est par cette
raison que mars, quoique moins dense que la terre
dans le rapport de 730 à 1000, n' a point de
satellites.
Mercure, dont la densité est à celle de la terre
comme 2040 sont à 1000, n' auroit pu produire un
satellite que par une force centrifuge plus que double
de celle du globe de la terre ; mais quoique la durée
de sa rotation n' ait pu être observée par les
astronomes, il est plus que probable qu' au lieu
d' être double de
p64
celle de la terre, elle est au contraire beaucoup
moindre. Ainsi l' on peut croire avec fondement que
mercure n' a point de satellites.
nus pourroit en avoir un, car étant un peu moins
épaisse que la terre dans la raison de 17 à 18, et
tournant un peu pluste dans le rapport de 23 heures
20 minutes à 23 heures 56 minutes, sa vîtesse est de
plus de six lieues trois quarts par minute, et par
conséquent sa force centrifuge d' environ un treizième
plus grande que celle de la terre. Cette planète
auroit donc pu produire un ou deux satellites dans le
temps de sa liquéfaction, si sa densité, plus grande
que celle de la terre, dans la raison de 1270 à
1000, c' est-à-dire, de plus de 5 contre 4, ne se fût
pas opposée à la séparation et à la projection de
ses parties même les plus liquides ; et ce pourroit
être par cette raison, que vénus n' auroit point de
satellites, quoiqu' il y ait des observateurs qui
prétendent en avoir apeu un autour de cette
plate.
à tous ces faits que je viens d' exposer, on doit en
ajouter un, qui m' a été communiqué par M Bailly,
savant physicien-astronome, de l' académie des
sciences : la surface de jupiter est, comme l' on sait,
sujette à des changemens sensibles, qui semblent
indiquer que cette grosse planète est encore dans un
état d' inconstance et de bouillonnement. Prenant donc,
dans mon système de l' incandescence générale et du
refroidissement des planètes, les deux extrêmes,
c' est-à-dire, jupiter, comme
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le plus gros, et la lune, comme le plus petit de tous
les corps planétaires, il se trouve que le premier,
qui n' a pas eu encore le temps de se refroidir et de
prendre une consistance entière, nous présente à sa
surface les effets du mouvement intérieur dont il est
agité par le feu ; tandis que la lune qui, par sa
petitesse, a dû se refroidir en peu de scles, ne
nous offre qu' un calme parfait, c' est-à-dire, une
surface qui est toujours la me, et sur laquelle
l' on n' apeoit ni mouvement ni changement. Ces
deux faits connus des astronomes, se joignent aux
autres analogies que j' ai présentées sur ce sujet, et
ajoutent un petit degré de plus à la probabilité de
mon hypothèse.
Par la comparaison que nous avons faite de la chaleur
des planètes à celle de la terre, on a vu que le temps
de l' incandescence pour le globe terrestre a duré deux
mille neuf cents trente-six ans ; que celui de sa
chaleur, au point de ne pouvoir le toucher, a été de
trente-quatre mille deux cents soixante-dix ans, ce
qui fait en tout trente-sept mille deux cents six
ans ; et que c' est-là le premier moment de la
naissance possible de la nature vivante. Jusqu' alors
les élémens de l' air et de l' eau étoient encore
confondus, et ne pouvoient se séparer ni s' appuyer
sur la surface brûlante de la terre, qui les
dissipoit en vapeurs ; mais dès que cette ardeur se
fut attiédie, une chaleurnigne et féconde succéda
par degrés au feu dévorant qui s' opposoit à toute
production, et me à l' établissement des élémens ;
celui du feu,
p66
dans ce premier temps, s' étoit pour ainsi dire empa
des trois autres ; aucun n' existoit à part : la terre,
l' air et l' eau paîtris de feu et confondus ensemble,
n' offroient, au lieu de leurs formes distinctes, qu' une
masse brûlante environnée de vapeurs enflammées : ce
n' est donc qu' après trente-sept mille ans que les gens
de la terre doivent dater les actes de leur monde, et
compter les faits de la nature organisée.
Il faut rapporter à cette première époque ce que j' ai
écrit de l' état du ciel dans mesmoires sur la
température des planètes. Toutes au commencement
étoient brillantes et lumineuses ; chacune formoit un
petit soleil, dont la chaleur et la lumière ont diminué
peu-à-peu et se sont dissipées successivement dans
le rapport des temps, que j' ai ci-devant indiqué,
d' après mes expériences sur le refroidissement des
corps en général, dont la durée est toujours à
très-peu-près proportionnelle à leurs diamètres et
à leur densité.
Les planètes, ainsi que leurs satellites, se sont
donc refroidies les unes plus tôt et les autres
plus tard ; et en perdant partie de leur chaleur,
elles ont perdu toute leur
p67
lumière propre. Le soleil seul s' est maintenu dans
sa splendeur, parce qu' il est le seul autour
duquel circulent un assez grand nombre de corps
pour en entretenir la lumière, la chaleur et le
feu.
Mais sans insister plus long-temps sur ces objets,
qui paroissent si loin de notre vue, rabaissons-là
sur le seul globe de la terre. Passons à la
seconde époque, c' est-à-dire, au temps la
matière qui le compose s' étant consolidée, a formé
les grandes masses de matières vitrescibles.
Je dois seulement répondre à une espèce d' objection
que l' on m' a déjà faite, sur la très-longue durée
des temps. Pourquoi nous jeter, m' a-t-on dit, dans
un espace aussi vague qu' une durée de cent
soixante-huit mille ans ? Car à la vue de votre
tableau, la terre est âgée de soixante-quinze
mille ans, et la nature vivante doit subsister
encore pendant quatre-vingt-treize mille ans :
est-il aisé, est-il même possible de se former une
idée du tout ou des parties d' une aussi longue
suite de siècles ? Je n' ai d' autre réponse que
l' exposition des monumens et la considération des
ouvrages de la nature : j' en donnerai letail
et les dates dans les époques qui vont suivre
celle-ci, et l' on verra que bien loin d' avoir
augmenté sans nécessité la durée du temps, je l' ai
peut-être beaucoup trop raccourcie.
Et pourquoi l' esprit humain semble-t-il se perdre
dans l' espace de la durée plutôt que dans celui de
l' étendue, ou dans la considération des mesures,
des poids et
p68
des nombres ? Pourquoi cent mille ans sont-ils plus
difficiles à concevoir et à compter que cent mille
livres de monnoie ! Seroit-ce parce que la somme du
temps ne peut se palper ni se réaliser en espèces
visibles, ou plutôt n' est-ce pas qu' étant accoutumés
par notre trop courte existence à regarder cent ans
comme une grosse somme de temps, nous avons peine à
nous former une idée de mille ans, et ne pouvons
plus nous représenter dix mille ans, ni même en
concevoir cent mille ? Le seul moyen est de diviser
en plusieurs parties ces longues périodes de temps,
de comparer par la vue de l' esprit la durée de
chacune de ces parties avec les grands effets, et
sur-tout avec les constructions de la nature ; se
faire des aperçus sur le nombre des siècles qu' il a
fallu pour produire tous les animaux à coquilles
dont la terre est remplie ; ensuite sur le nombre
encore plus grand des scles qui se sont écoulés
pour le transport et le dépôt de ces coquilles et
de leurstrimens ; enfin sur le nombre des autres
siècles subséquens, nécessaires à la pétrification et
au desséchement de ces matières, ets-lors on
sentira que cette énorme durée de soixante-quinze
mille ans, que j' ai comptée depuis la formation de
la terre jusqu' à son état actuel, n' est pas encore
assez étendue pour tous les grands ouvrages de la
nature, dont la construction nous montre qu' ils
n' ont pu se faire que par une succession lente de
mouvemens réglés et constans.
Pour rendre cet aperçu plus sensible, donnons un
p69
exemple ; cherchons combien il a fallu de temps pour
la construction d' une colline d' argile de mille
toises de hauteur. Les sédimens successifs des eaux
ont formé toutes les couches dont la colline est
composée depuis la base jusqu' à son sommet. Or nous
pouvons juger du dépôt successif et journalier des
eaux par les feuillets des ardoises ; ils sont si
minces, qu' on peut en compter une douzaine dans une
ligne d' épaisseur. Supposons donc que chaque marée
dépose un sédiment d' un douzième de ligne d' épaisseur,
c' est-à-dire, d' un sixième de ligne chaque jour, le
dépôt augmentera d' une ligne en six jours, de six
lignes en trente-six jours, et par conséquent
d' environ cinq pouces en un an ; ce qui donne plus de
quatorze mille ans pour le temps nécessaire à la
composition d' une colline de glaise de mille toises
de hauteur : ce temps paroîtra me trop court, si
on le compare avec ce qui se passe sous nos yeux sur
certains rivages de la mer, où elle dépose des limons
et des argiles, comme sur les côtes de Normandie ;
car lepôt n' augmente qu' insensiblement et de
beaucoup moins de cinq pouces par an. Et si cette
colline d' argile est couronnée de rochers calcaires,
la durée du temps, que je réduits à quatorze mille
ans, ne doit-elle pas être augmentée de celui qui a
été nécessaire pour le transport des coquillages
dont la colline est surmontée, et cette durée si
longue n' a-t-elle pas encore été suivie du temps
p70
nécessaire à la pétrification et au desséchement de
ces sédimens, et encore d' un temps tout aussi long
pour la figuration de la colline par angles saillans
et rentrans ? J' ai cru devoir entrer d' avance dans
ce tail, afin de démontrer qu' au lieu de reculer
trop loin les limites de la durée, je les ai
rapprochées autant qu' il m' a été possible, sans
contredire évidemment les faits consignés dans les
archives de la nature.
SECONDE EPOQUE
p71
lorsque la matière s' étant consolidée
a formé la roche intérieure du globe, ainsi que les
grandes masses vitrescibles qui sont à sa surface.
on vient de voir que, dans notre hypothèse, il a
s' écouler deux mille neuf cents trente-six ans avant
que le globe terrestre ait pu prendre toute sa
consistance et que sa masse entière se soit consolidée
jusqu' au centre. Comparons les effets de cette
consolidation du globe de la terre en fusion à ce que
nous voyons arriver à une masse de métal ou de verre
fondu, lorsqu' elle commence à se refroidir : il se
forme à la surface de ces masses, des trous, des
ondes, des aspérités ; et au-dessous de la surface,
il se fait des vides, des cavités, des boursoufflures,
lesquelles peuvent nous représenter ici les premières
inégalités qui se sont trouvées sur la surface de la
terre et les cavités de son intérieur : nous aurons
dès-lors une idée du grand nombre de montagnes, de
vallées, de cavernes et d' anfractuosités, qui se sont
formées dès ce premier temps dans les couches
extérieures de la terre. Notre comparaison est
d' autant plus exacte, que les montagnes les plus
élevées, que je suppose de trois mille ou trois mille
cinq cents toises de hauteur, ne sont par rapport au
diatre de la terre, que ce qu' un huitième de ligne
est par rapport au diamètre
p72
d' un globe de deux pieds. Ainsi ces chaînes de
montagnes qui nous paroissent si prodigieuses, tant
par le volume que par la hauteur ; ces vallées de la
mer, qui semblent être des abymes de profondeur, ne
sont dans la réalité que de légères inégalités,
proportionnées à la grosseur du globe, et qui ne
pouvoient manquer de se former lorsqu' il prenoit sa
consistance : ce sont des effets naturels produits
par une cause tout aussi naturelle et fort simple,
c' est-à-dire, par l' action du refroidissement sur
les matières en fusion, lorsqu' elles se consolident
à la surface.
C' est alors que se sont formés les élémens par le
refroidissement et pendant ses progrès. Car à cette
époque, et même long-temps après, tant que la
chaleur excessive a duré, il s' est fait une
paration et même une projection de toutes les
parties volatiles, telles que l' eau, l' air et les
autres substances que la grande chaleur chasse
au-dehors, et qui ne peuvent exister que dans une
région plus tempérée que ne l' étoit alors la
surface de la terre. Toutes ces matières volatiles
s' étendoient donc autour du globe en forme
d' atmosphère à une grande distance où la chaleur
étoit moins forte, tandis que les matières fixes,
fondues et vitrifiées s' étant consolidées,
formèrent la roche intérieure du globe et le noyau
des grandes montagnes, dont les sommets, les masses
intérieures et les bases sont en effet composées de
matières vitrescibles. Ainsi le premier établissement
local des grandes chaînes de montagnes appartient
à cette seconde
p73
époque, qui a précédé de plusieurs siècles celle de
la formation des montagnes calcaires, lesquelles
n' ont existé qu' après l' établissement des eaux,
puisque leur composition suppose la production des
coquillages et des autres substances que la mer
fomente et nourrit. Tant que la surface du globe n' a
pas été refroidie au point de permettre à l' eau d' y
journer sans s' exhaler en vapeurs, toutes nos mers
étoient dans l' atmosphère ; elles n' ont pu tomber et
s' établir sur la terre qu' au moment où sa surface
s' est trouvée assez attiédie pour ne plus rejeter
l' eau par une trop forte ébullition : et ce temps de
l' établissement des eaux sur la surface du globe,
n' a précédé que de peu de siècles le moment où l' on
auroit pu toucher cette surface sans se brûler ; de
sorte qu' en comptant soixante-quinze mille ans
depuis la formation de la terre, et la moitié de ce
temps pour son refroidissement au point de pouvoir
la toucher, il s' est peut-être passé vingt-cinq
mille des premières années avant que l' eau, toujours
rejetée dans l' atmosphère, ait pu s' établir à
demeure sur la surface du globe ; car quoiqu' il y
ait une assez grande différence entre le degré
auquel l' eau chaude cesse de nous offenser et celui
elle entre en ébullition, et qu' il y ait encore
une distance considérable entre ce premier degré
d' ébullition et celui où elle se disperse
subitement en vapeurs, on peut néanmoins assurer
que cette différence de temps ne peut pas être
plus grande que je l' admets ici.
Ainsi dans ces premières vingt-cinq mille années, le
p74
globe terrestre, d' abord lumineux et chaud comme le
soleil, n' a perdu que peu-à-peu sa lumière et son
feu : son état d' incandescence a duré pendant deux
mille neuf cents trente-six ans, puisqu' il a fallu
ce temps pour qu' il ait été consolidé jusqu' au
centre : ensuite les matières fixes dont il est
composé, sont devenues encore plus fixes en se
resserrant de plus en plus par le refroidissement ;
elles ont pris peu-à-peu leur nature et leur
consistance telle que nous la reconnoissons
aujourd' hui dans la roche du globe et dans les hautes
montagnes, qui ne sont en effet composées, dans leur
intérieur et jusqu' à leur sommet, que de matières
de la même nature ; ainsi leur origine date de cette
me époque.
C' est aussi, dans les premiers trente-sept mille ans,
que se sont formées par la sublimation, toutes les
grandes veines et les gros filons de mines se
trouvent les métaux : les substances métalliques ont
été séparées des autres matières vitrescibles, par
la chaleur longue et constante qui les a sublimées
et poussées de l' intérieur de la masse du globe dans
toutes les éminences de sa surface, où le resserrement
des matières, causé par un plus prompt refroidissement,
laissoit des fentes et des cavités, qui ont é
incrustées et quelquefois remplies par ces substances
talliques que nous y trouvons aujourd' hui ; car il
faut, à l' égard de l' origine des
p75
mines, faire la même distinction que nous avons
indiquée pour l' origine des matières vitrescibles et
des matières calcaires, dont les premières ont été
produites par l' action du feu et les autres par
l' intermède de l' eau. Dans les mines métalliques, les
principaux filons, ou si l' on veut les masses
primordiales, ont été produites par la fusion et par
la sublimation, c' est-à-dire, par l' action du feu ; et
les autres mines, qu' on doit regarder comme des
filons secondaires et parasites, n' ont été produites
que postérieurement, par le moyen de l' eau. Ces
filons principaux, qui semblent présenter les troncs
des arbres métalliques, ayant tous été formés, soit
par la fusion, dans le temps du feu primitif, soit
par la sublimation, dans les temps subséquens, ils se
sont trouvés et se trouvent encore aujourd' hui dans
les fentes perpendiculaires des hautes montagnes ;
tandis que c' est au pied de ces mêmes montagnes que
gissent les petits filons, que l' on prendroit d' abord
pour les rameaux de ces arbres métalliques, mais
dont l' origine est néanmoins bien différente ; car
ces mines secondaires n' ont pas été formées par le
feu, elles ont été produites par l' action successive
de l' eau qui, dans des temps postérieurs aux
premiers, a détaché de ces anciens filons des
particules minérales, qu' elle a chariées et déposées
sous différentes formes, et toujours au-dessous des
filons primitifs.
Ainsi la production de ces mines secondaires étant
p76
bien plus récente que celle des mines primordiales,
et supposant le concours et l' intermède de l' eau,
leur formation doit, comme celle des matières
calcaires, se rapporter à des époques subquentes,
c' est-à-dire, au temps où la chaleur brûlante s' étant
attiédie, la température de la surface de la terre a
permis aux eaux de s' établir ; et ensuite au temps
ces mes eaux ayant laissé nos continens à
découvert, les vapeurs ont commencé à se condenser
contre les montagnes, pour y produire des sources
d' eau courante. Mais avant ce second et ce troisième
temps, il y a eu d' autres grands effets, que nous
devons indiquer.
Représentons-nous, s' il est possible, l' aspect
qu' offroit la terre à cette seconde époque,
c' est-à-dire, imdiatement après que sa surface
eut pris de la consistance, et avant que la grande
chaleur permît à l' eau d' y séjourner nime de
tomber de l' atmosphère : les plaines, les montagnes,
ainsi que l' intérieur du globe, étoient également et
uniquement composées de matières fondues par le feu,
toutes vitrifiées, toutes de la me nature. Qu' on
se figure pour un instant la surface actuelle du
globepouillée de toutes ses mers, de toutes ses
collines calcaires, ainsi que de toutes ses couches
horizontales de pierre, de craie, de tuf, de terre
gétale, d' argile, en un mot de toutes les matières
liquides ou solides qui ont été formées ou déposées
par les eaux ; quelle seroit cette surface après
l' enlèvement de ces immenses déblais ? Il ne
resteroit que le squelette de la
p77
terre, c' est-à-dire, la roche vitrescible qui en
constitue la masse intérieure ; il resteroit les
fentes perpendiculaires produites dans le temps de
la consolidation, augmentées, élargies par le
refroidissement ; il resteroit les métaux et les
minéraux fixes qui, séparés de la roche vitrescible
par l' action du feu, ont rempli par fusion ou par
sublimation, les fentes perpendiculaires de ces
prolongemens de la roche intérieure du globe ; et
enfin il resteroit les trous, les anfractuosités
et toutes les cavités intérieures de cette roche
qui en est la base, et qui sert de soutien à
toutes les matières terrestres amenées ensuite par
les eaux.
Et comme ces fentes occasionnées par le refroidissement,
coupent et tranchent le plan vertical des montagnes,
non-seulement de haut en bas, mais de devant, en
arrière ou d' un côté à l' autre, et que dans chaque
montagne elles ont suivi la direction générale de sa
première forme, il en a résulté que les mines,
sur-tout celles des métaux précieux, doivent se
chercher à la boussole, en suivant toujours la
direction qu' indique la découverte du premier filon ;
car dans chaque montagne, les fentes perpendiculaires
qui la traversent sont à peu-près parallèles :
néanmoins il n' en faut pas conclure, comme l' ont fait
quelques minéralogistes, qu' on doive toujours chercher
les taux dans la même direction, par exemple, sur
la ligne de onze heures ou sur celle de midi ; car
souvent une mine de midi ou de onze heures se
trouve coupée par un filon de huit ou neuf
p78
heures, etc. Qui étend des rameaux sous différentes
directions ; et d' ailleurs on voit que, suivant la
forme différente de chaque montagne, les fentes
perpendiculaires la traversent à larité
parallèlement entr' elles, mais que leur direction,
quoique commune dans le même lieu, n' a rien de commun
avec la direction des fentes perpendiculaires d' une
autre montagne, à moins que cette seconde montagne
ne soit parallèle à la première.
Lestaux et la plupart des minéraux métalliques
sont donc l' ouvrage du feu, puisqu' on ne les trouve
que dans les fentes de la roche vitrescible, et que
dans ces mines primordiales, l' on ne voit jamais, ni
coquilles ni aucun autre débris de la mer mélangées
avec elles : les mines secondaires, qui se trouvent
au contraire, et en petite quantité, dans les pierres
calcaires, dans les schistes, dans les argiles, ont
été formées postérieurement aux dépens des premières,
et par l' intermède de l' eau. Les paillettes d' or et
d' argent que quelques rivières charient, viennent
certainement de ces premiers filons métalliques
renfers dans les montagnes supérieures : des
particules métalliques encore plus petites et plus
tenues peuvent, en se rassemblant, former de nouvelles
petites mines des mêmes métaux ; mais ces mines
parasites qui prennent mille formes différentes,
appartiennent, comme je l' ai dit, à des temps bien
modernes en comparaison de celui de la formation des
premiers filons qui ont été produits par l' action du
feu primitif. L' or et l' argent, qui peuvent demeurer
très-long-temps en fusion sans être sensiblement
p79
altérés, se psentent souvent sous leur forme native :
tous les autres métaux ne se présentent communément
que sous une forme minéralisée, parce qu' ils ont été
formés plus tard, par la combinaison de l' air et de
l' eau qui sont entrés dans leur composition. Au reste,
tous les taux sont susceptibles d' être volatilisés
par le feu à différens degrés de chaleur, en sorte
qu' ils se sont sublimés successivement pendant le
progrès du refroidissement.
On peut penser que s' il se trouve moins de mines
d' or et d' argent dans les terres septentrionales que
dans les contrées du midi, c' est que communément il
n' y a dans les terres du nord que de petites montagnes
en comparaison de celles des pays ridionaux : la
matière primitive, c' est-à-dire, la roche vitreuse,
dans laquelle seule se sont formés l' or et l' argent,
est bien plus abondante, bien plus élevée, bien plus
découverte dans les contrées du midi. Ces métaux
précieux paroissent être le produit imdiat du feu :
les gangues et les autres matières qui les
accompagnent dans leur mine, sont elles-mes des
matières vitrescibles ; et comme les veines de ces
taux se sont formées, soit par la fusion, soit par
la sublimation, dans les premiers temps du
refroidissement, ils se trouvent en plus grande
quantité dans les hautes montagnes du midi. Les
taux moins parfaits, tels que le fer et le cuivre,
qui sont moins fixes au feu, parce qu' ils contiennent
des matières que le feu peut volatiliser plus
aisément, se sont formés dans des
p80
temps postérieurs ; aussi les trouve-t-on en bien plus
grande quantité dans les pays du nord que dans ceux
du midi. Il semble même que la nature ait assigné aux
différens climats du globe les différens métaux : l' or
et l' argent, aux régions les plus chaudes ; le fer et
le cuivre, aux pays les plus froids, et le plomb et
l' étain, aux contrées tempérées : il semble de même
qu' elle ait établi l' or et l' argent dans les plus
hautes montagnes ; le fer et le cuivre, dans les
montagnes médiocres, et le plomb et l' étain, dans
les plus basses. Il paroît encore que, quoique ces
mines primordiales des différens métaux se trouvent
toutes dans la roche vitrescible, celles d' or et
d' argent sont quelquefois mélangées d' autres métaux ;
que le fer et le cuivre sont souvent accompagnés de
matières qui supposent l' intermède de l' eau, ce qui
semble prouver qu' ils n' ont pas é produits en
me temps ; et à l' égard de l' étain, du plomb et du
mercure, il y a des différences qui semblent indiquer
qu' ils ont été produits dans des temps très-différens.
Le plomb est le plus vitrescible de tous les métaux,
et l' étain l' est le moins : le mercure est le plus
volatil de tous, et cependant il ne diffère de l' or,
qui est le plus fixe de tous, que par le degré de
feu que leur sublimation exige ; car l' or, ainsi que
tous les autres métaux, peuvent également être
volatilisés par une plus ou moins grande chaleur.
Ainsi tous les métaux ont été sublimés et volatilisés
successivement, pendant le progrès du refroidissement.
Et comme il ne faut qu' une très-lére chaleur pour
p81
volatiliser le mercure, et qu' une chaleur médiocre
suffit pour fondre l' étain et le plomb, ces deux
taux sont demeurés liquides et coulans bien plus
long-temps que les quatre premiers ; et le mercure
l' est encore, parce que la chaleur actuelle de la
terre est plus que suffisante pour le tenir en
fusion : il ne deviendra solide que quand le globe
sera refroidi d' un cinquième de plus qu' il ne l' est
aujourd' hui ; puisqu' il faut 197 degrés au-dessous de
la température actuelle de la terre, pour que ce
tal fluide se consolide, ce qui fait à peu-près
la cinquième partie des 1000 degrés au-dessous de la
congélation.
Le plomb, l' étain et le mercure ont donc coulé
successivement, par leur fluidité, dans les parties
les plus basses de la roche du globe, et ils ont
été, comme tous les autres métaux, sublimés dans les
fentes des montagnes élevées. Les matières
ferrugineuses qui pouvoient supporter une
très-violente chaleur, sans se fondre assez pour
couler, ont formé dans les pays du nord, des amas
talliques si consirables, qu' il s' y trouve des
montagnes entières de fer, c' est-à-dire, d' une pierre
vitrescible ferrugineuse, qui rend souvent
soixante-dix livres de fer par quintal : ce sont-là
les mines de fer primitives ; elles occupent de
très-vastes espaces dans les contrées de notre
nord ; et leur substance n' étant que du fer produit
par l' action du feu, ces mines sont demeurées
susceptibles
p82
de l' attraction magnétique, comme le sont toutes les
matières ferrugineuses qui ont subi le feu.
L' aimant est de cette même nature ; ce n' est qu' une
pierre ferrugineuse, dont il se trouve de grandes
masses et même des montagnes dans quelques contrées,
et particulièrement dans celles de notre nord : c' est
par cette raison que l' aiguille aimantée se dirige
toujours vers ces contrées toutes les mines de fer
sont magnétiques. Le magnétisme est un effet constant
de l' électricité constante, produite par la chaleur
intérieure et par la rotation du globe ; mais s' il
dépendoit uniquement de cette cause générale,
l' aiguille aimantée pointeroit toujours et par-tout
directement au pôle : or les différentes déclinaisons
suivant les différens pays, quoique sous le même
parallèle, démontrent que le magnétisme particulier
des montagnes de fer et d' aimant influe
considérablement sur la direction de l' aiguille,
puisqu' elle s' écarte plus ou moins à droite ou à
gauche du pôle, selon le lieu où elle se trouve,
et selon la distance plus ou moins grande de ces
montagnes de fer.
Mais revenons à notre objet principal, à la
topographie du globe, antérieure à la chute des eaux ;
nous n' avons que quelques indices encore subsistans
de la première forme de sa surface : les plus hautes
montagnes composées de matières vitrescibles, sont
les seuls témoins de cet ancien état ; elles étoient
alors encore plus élevées qu' elles
p83
ne le sont aujourd' hui ; car depuis ce temps et aps
l' établissement des eaux, les mouvemens de la mer, et
ensuite les pluies, les vents, les gelées, les courans
d' eau, la chute des torrens, enfin toutes les injures
des élémens de l' air et de l' eau, et les secousses des
mouvemens souterrains, n' ont pas cessé de les
dégrader, de les trancher et même d' en renverser les
parties les moins solides, et nous ne pouvons douter
que les vallées qui sont au pied de ces montagnes ne
fussent bien plus profondes qu' elles ne le sont
aujourd' hui.
Tâchons de donner un aperçu, plutôt qu' une énumération
de ces éminences primitives du globe. 1 la chaîne
des Cordelières ou des montagnes de l' Amérique,
qui s' étend depuis la pointe de la terre de feu
jusqu' au nord du nouveau Mexique, et aboutit enfin à
des régions septentrionales que l' on n' a pas encore
reconnues. On peut regarder cette chaîne de montagnes
comme continue dans une longueur de plus de 120 degrés,
c' est-à-dire, de trois mille lieues ; car le détroit de
Magellan n' est qu' une coupure accidentelle et
postérieure à l' établissement local de cette chaîne,
dont les plus hauts sommets sont dans la contrée du
Pérou, et se rabaissent à peu-près également vers le
nord et vers le midi : c' est donc sous l' équateur
me que se trouvent les parties les plus élevées
de cette chaîne primitive des plus hautes montagnes
du monde ; et nous observerons comme chose
remarquable, que de ce point de l' équateur elles
vont en se rabaissant à peu-près également vers
le nord et vers
p84
le midi, et aussi qu' elles arrivent à peu-ps à la
me distance, c' est-à-dire, à quinze cents lieues
de chaque côté de l' équateur ; en sorte qu' il ne
reste à chaque extrémité de cette chaîne de
montagnes, qu' environ 30 degrés, c' est-à-dire, sept
cents cinquante lieues de mer ou de terre inconnue
vers le pôle austral, et un égal espace dont on a
reconnu quelques côtes vers le le boréal. Cette
chaîne n' est pas précisément sous le même méridien,
et ne forme pas une ligne droite ; elle se courbe
d' abord vers l' est, depuis Baldivia jusqu' à Lima,
et sa plus grande déviation se trouve sous le
tropique du Capricorne ; ensuite elle avance vers
l' ouest, retourne à l' est, auprès de Popayan, et
de-là se courbe fortement vers l' ouest, depuis
Panama jusqu' à Mexico ; après quoi elle retourne
vers l' est, depuis Mexico jusqu' à son extrémité,
qui est à 30 degrés du pôle, et qui aboutit à
peu-près aux islescouvertes par de Fon. En
considérant la situation de cette longue suite de
montagnes, on doit observer encore comme chose
très-remarquable, qu' elles sont toutes bien plus
voisines des mers de l' occident que de celles de
l' orient. 2 les montagnes d' Afrique, dont la chaîne
principale appelée par quelques auteurs
l' épine du monde , est aussi fort élevée, et
s' étend du sud au nord, comme celle des cordelières
en Amérique. Cette chaîne, qui forme en effet
l' épine du dos de l' Afrique, commence au cap de
Bonne-Espérance, et court presque sous le même
ridien jusqu' à la mer diterranée, vis-à-vis
la pointe de la Morée. Nous
p85
observerons encore, comme chose très-remarquable,
que le milieu de cette grande chne de montagnes,
longue d' environ quinze cents lieues, se trouve
précisément sous l' équateur, comme le point milieu
des cordelières ; en sorte qu' on ne peut guère
douter que les parties les plus élevées des grandes
chaînes de montagnes en Afrique et en Amérique ne
se trouvent également sous l' équateur.
Dans ces deux parties du monde, dont l' équateur
traverse assez exactement les continens, les
principales montagnes sont donc dirigées du sud au
nord ; mais elles jettent des branches
très-considérables vers l' orient et vers l' occident.
L' Afrique est travere de l' est à l' ouest par une
longue suite de montagnes, depuis le cap Gardafu
jusqu' aux îles du cap Vert : le mont Atlas la coupe
aussi d' orient en occident. En Amérique, un premier
rameau des cordelières traverse les terres
magellaniques de l' est à l' ouest ; un autre s' étend
à peu-près dans la même direction au Paraguay et
dans toute la largeur du Bresil ; quelques autres
branches s' étendent depuis Popayan dans la
terre-ferme, et jusque dans la Guyane : enfin si
nous suivons toujours cette grande chaîne de
montagnes, il nous paroîtra que la ninsule de
Yucatan, les îles de Cuba, de la Jamaïque, de
Saint-Domingue, Porto-Rico et toutes les
Antilles, n' en sont qu' une branche qui s' étend du
sud au nord, depuis Cuba et la pointe de la
Floride, jusqu' aux lacs du Canada, et de-là court
de l' est à l' ouest pour rejoindre l' extrémité des
p86
cordelières, au-delà des lacs sioux. 3 dans le grand
continent de l' Europe et de l' Asie, qui
non-seulement n' est pas, comme ceux de l' Amérique et
de l' Afrique, traversé par l' équateur, mais en est
me fort éloigné, les chaînes des principales
montagnes, au lieu d' être dirigées du sud au nord,
le sont d' occident en orient : la plus longue de ces
chaînes commence au fond de l' Espagne, gagne les
Pyrénées, s' étend en France par l' Auvergne et le
Vivarais, passe ensuite par les Alpes, en
Allemagne, en Grèce, en Crimée, et atteint le
Caucase, le Taurus, l' Imaüs, qui environnent la
Perse, Cachemire et le Mogol au nord, jusqu' au
Thibet, d' elle s' étend dans la tartarie chinoise,
et arrive vis-à-vis la terre d' Yeço. Les principales
branches que jette cette chaîne principale, sont
dirigées du nord au sud en Arabie, jusqu' au détroit
de la mer Rouge ; dans l' Indostan, jusqu' au cap
Comorin ; du Thibet, jusqu' à la pointe de Malaca :
ces branches ne laissent pas de former des suites de
montagnes particulières dont les sommets sont fort
élevés. D' autre côté, cette chaîne principale jette
du sud au nord quelques rameaux, qui s' étendent depuis
les Alpes du Tirol jusqu' en Pologne ; ensuite
depuis le mont Caucase jusqu' en Moscovie, et depuis
Cachemire jusqu' en Sibérie ; et ces rameaux qui sont
du sud au nord de la chaîne principale, ne présentent
pas des montagnes aussi élevées que celles des
branches de cette même chaîne qui s' étendent du nord
au sud.
Voilà donc à peu-près la topographie de la surface
p87
de la terre, dans le temps de notre seconde époque,
immédiatement après la consolidation de la matière.
Les hautes montagnes que nous venons de désigner sont
les éminences primitives, c' est-à-dire, les aspérités
produites à la surface du globe au moment qu' il a pris
sa consistance ; elles doivent leur origine à l' effet
du feu, et sont aussi par cette raison composées, dans
leur intérieur et jusqu' à leurs sommets, de matières
vitrescibles : toutes tiennent par leur base à la
roche intérieure du globe, qui est de même nature.
Plusieurs autres éminences moins élevées, ont traversé
dans ce même temps et presque en tous sens la surface
de la terre, et l' on peut assurer que, dans tous les
lieux l' on trouve des montagnes de roc vif ou de
toute autre matière solide et vitrescible, leur
origine et leur établissement local ne peuvent être
attribués qu' à l' action du feu et aux effets de la
consolidation, qui ne se fait jamais sans laisser
des inégalités sur la superficie de toute masse de
matière fondue.
En même temps que ces causes ont produit des
éminences et des profondeurs à la surface de la
terre, elles ont aussi formé des boursoufflures et
des cavités à l' intérieur, sur-tout dans les couches
les plus extérieures : ainsi le globe, dès le temps
de cette seconde époque, lorsqu' il eut pris sa
consistance et avant que les eaux n' y fussent
établies, présentoit une surface hérissée de
montagnes et sillonnée de vallées ; mais toutes les
causes subséquentes et postérieures à cette époque,
ont concouru à combler toutes les profondeurs
extérieures et même
p88
les cavités intérieures ; ces causes subséquentes ont
aussi altéré presque par-tout la forme de ces
inégalités primitives ; celles qui ne s' élevoient qu' à
une hauteur médiocre ont été pour la plupart
recouvertes dans la suite par les sédimens des eaux,
et toutes ont été environnées à leurs bases jusqu' à
de grandes hauteurs, de ces mêmes sédimens ; c' est
par cette raison que nous n' avons d' autres témoins
apparens de la première forme de la surface de la
terre, que les montagnes compoes de matière
vitrescible, dont nous venons de faire l' énuration :
cependant ces témoins sont sûrs et suffisans ; car
comme les plus hauts sommets de ces premières
montagnes n' ont peut-être jamais été surmontés par
les eaux, ou du moins qu' ils ne l' ont été que pendant
un petit temps, attendu qu' on n' y trouve aucunbris
des productions marines, et qu' ils ne sont composés
que de matières vitrescibles ; on ne peut pas douter
qu' ils ne doivent leur origine au feu, et que ces
éminences, ainsi que la roche intérieure du globe,
ne fassent ensemble un corps continu de même nature,
c' est-à-dire, de matière vitrescible, dont la
formation a précédé celle de toutes les autres
matières.
Et tranchant le globe par l' équateur et comparant les
deux hémisphères, on voit que celui de nos continens
contient à proportion beaucoup plus de terre que
l' autre, car l' Asie seule est plus grande que les
parties de l' Amérique, de l' Afrique, de la nouvelle
Hollande, et de tout ce qu' on a découvert de terre
au-delà : il y avoit
p89
donc moins d' éminences et d' aspérités sur l' hémisphère
austral que sur le boréal, s le temps même de la
consolidation de la terre ; et si l' on considère pour
un instant ce gissement général des terres et des
mers, on reconnoîtra que tous les continens vont en
se rétrécissant du côté du midi, et qu' au contraire,
toutes les mers vont en s' élargissant vers ceme
té du midi. La pointe étroite de l' Amérique
ridionale, celle de Californie, celle du
Groënland ; la pointe de l' Afrique, celles des deux
presqu' îles de l' Inde, et enfin celle de la nouvelle
Hollande, démontrent évidemment cetrécissement des
terres et cet élargissement des mers vers les régions
australes : cela semble indiquer que la surface du
globe a eu originairement de plus profondes vallées
dans l' hémisphère austral, et des éminences en plus
grand nombre dans l' misphère boréal : nous tirerons
bientôt quelques inductions de cette disposition
générale des continens et des mers.
La terre, avant d' avoir reçu les eaux, étoit donc
irrégulièrement hérissée d' aspérités, de profondeurs
et d' igalités semblables à celles que nous voyons
sur un bloc de métal ou de verre fondu ; elle avoit de
me des boursoufflures et des cavités intérieures,
dont l' origine, comme celle des inégalités extérieures,
ne doit être attribuée qu' aux effets de la
consolidation. Les plus grandes éminences, profondeurs
extérieures et cavités intérieures, se sont trouvées
dès-lors et se trouvent encore
p90
aujourd' hui sous l' équateur entre les deux tropiques,
parce que cette zone de la surface du globe est la
dernière qui s' est consolidée, et que c' est dans cette
zone où le mouvement de rotation étant le plus rapide,
il aura produit les plus grands effets ; la matière en
fusion s' y étant élevée plus que par-tout ailleurs et
s' étant refroidie la dernière, il a s' y former plus
d' inégalités que dans toutes les autres parties du
globe le mouvement de rotation étoit plus lent et
le refroidissement plus prompt. Aussi trouve-t-on sous
cette zone les plus hautes montagnes, les mers les
plus entre-coupées, semées d' un nombre infini d' îles,
à la vue desquelles on ne peut douter que dès son
origine cette partie de la terre ne fût la plus
irrégulière et la moins solide de toutes.
Et quoique la matière en fusion ait dû arriver
également des deux pôles pour renfler l' équateur, il
paroît en comparant les deux misphères, que notre
le en a un peu moins fourni que l' autre, puisqu' il
y a beaucoup plus de terre et moins de mer depuis le
tropique du Cancer aule boréal ; et qu' au
contraire il y a beaucoup plus de mers et moins de
terres depuis celui du Capricorne à l' autre pôle.
Les plus profondes vallées se sont donc formées dans
les zones froides et tempérées de l'misphère
austral, et les terres les plus
p91
solides et les plus élevées, se sont trouvées dans
celles de l' hémisphère septentrional.
Le globe étoit alors, comme il l' est encore
aujourd' hui, renflé sur l' équateur d' une épaisseur
de près de six lieues un quart ; mais les couches
superficielles de cette épaisseur y étoient à
l' intérieur semées de cavités, et coupées à
l' extérieur d' éminences et de profondeurs plus grandes
que par-tout ailleurs ; le reste du globe étoit
sillonné et traversé en différens sens par des
aspérités toujours moins élevées à mesure qu' elles
approchoient des pôles : toutes n' étoient composées
que de la même matière fondue, dont est aussi
composée la roche intérieure du globe ; toutes doivent
leur origine à l' action du feu primitif et à la
vitrification générale. Ainsi la surface de la terre
avant l' arrivée des eaux, ne psentoit que ces
premières aspérités qui forment encore aujourd' hui
les noyaux de nos plus hautes montagnes ; celles qui
étoient moins élevées ayant été dans la suite
recouvertes par les sédimens des eaux et par les
débris des productions de la mer, elles ne nous sont
pas aussi évidemment connues que les premières : on
trouve souvent des bancs calcaires au-dessus des
rochers de granites, de roc vif et des autres masses
de matières vitrescibles ; mais l' on ne voit pas des
masses de roc vif au-dessus des bancs calcaires.
Nous pouvons donc assurer, sans crainte de nous
tromper, que la roche du globe est continue avec
toutes les éminences hautes et basses qui
p92
se trouvent être de la même nature, c' est-à-dire, de
matières vitrescibles : ces éminences font masse avec
le solide du globe ; elles n' en sont que de
très-petits prolongemens, dont les moins élevés ont
ensuite été recouverts par les scories de verre, les
sables, les argiles, et tous les bris des
productions de la mer amenés et déposés par les eaux,
dans les temps subséquens, qui font l' objet
de notre troisième époque.
TROISIEME EPOQUE
p93
lorsque les eaux ont couvert
nos continens.
à la date de trente ou trente-cinq mille ans de la
formation des planètes, la terre se trouvoit assez
attiédie pour recevoir les eaux sans les rejeter en
vapeurs. Le cahos de l' atmospre avoit commencé de
se brouiller : non-seulement les eaux, mais toutes
les matières volatiles que la trop grande chaleur y
tenoit reléguées et suspendues, tombèrent
successivement ; elles remplirent toutes les
profondeurs, couvrirent toutes les plaines, tous
les intervalles qui se trouvoient entre les
éminences de la surface du globe, et même elles
surmontèrent toutes celles qui n' étoient pas
excessivement élevées. On a des preuves évidentes
que les mers ont couvert le continent de l' Europe
jusqu' à quinze cents toises au-dessus du niveau de
la mer actuelle, puisqu' on trouve des coquilles et
d' autres productions marines dans les Alpes et dans
les Pyrénées jusqu' à cette me hauteur. On a les
mes preuves pour les continens de l' Asie et de
l' Afrique ; et même dans celui de l' Amérique, où
les montagnes sont plus élevées qu' en Europe, on a
trouvé des coquilles marines à plus de deux mille
p94
toises de hauteur au-dessus du niveau de la mer du
sud. Il est donc certain que dans ces premiers temps,
le diamètre du globe avoit deux lieues de plus,
puisqu' il étoit enveloppé d' eau jusqu' à deux mille
toises de hauteur. La surface de la terre en général
étoit donc beaucoup plus élevée qu' elle ne l' est
aujourd' hui ; et pendant une longue suite de temps
les mers l' ont recouverte en entier, à l' exception
peut-être de quelques terres très-élevées et des
sommets des hautes montagnes qui seuls surmontoient
cette mer universelle, dont l' élévation étoit au
moins à cette hauteur l' on cesse de trouver des
coquilles ; d' l' on doit inférer que les animaux
auxquels ces dépouilles ont appartenu peuvent être
regardés comme les premiers habitans du globe, et
cette population étoit innombrable, à en juger par
l' immense quantité de leurs pouilles et
de leurstrimens ; puisque c' est de ces mêmes
dépouilles et de leurstrimens qu' ont été formées
toutes les couches des pierres calcaires, des
marbres, des craies et des tufs, qui composent nos
collines et qui s' étendent sur de grandes contrées
dans toutes les parties de la terre.
Or dans les commencemens de ce séjour des eaux sur
la surface du globe, n' avoient-elles pas un degré de
chaleur que nos poissons et nos coquillages
actuellement existans n' auroient pu supporter ? Et
ne devons-nous pas présumer que les premières
productions d' une mer encore bouillante, étoient
différentes de celles qu' elle nous offre aujourd' hui ?
Cette grande chaleur ne pouvoit convenir qu' à d' autres
natures de coquillages et de poissons ;
p95
et par conséquent c' est aux premiers temps de cette
époque, c' est-à-dire, depuis trente jusqu' à quarante
mille ans de la formation de la terre, que l' on doit
rapporter l' existence des espèces perdues dont on ne
trouve nulle part les analogues vivans. Ces premières
espèces, maintenant anéanties, ont subsisté pendant les
dix ou quinze mille ans qui ont suivi le temps auquel
les eaux venoient de s' établir.
Et l' on ne doit point être éton de ce que j' avance
ici qu' il y a eu des poissons et d' autres animaux
aquatiques capables de supporter un degré de chaleur
beaucoup plus grand que celui de la température
actuelle de nos mers méridionales ; puisqu' encore
aujourd' hui, nous connoissons des espèces de poissons
et de plantes qui vivent et végètent dans des eaux
presque bouillantes, ou du moins chaudes jusqu' à
50 et 60 degrés du thermomètre.
Mais pour ne pas perdre le fil des grands et
nombreux phénomènes que nous avons à exposer,
reprenons ces temps antérieurs, où les eaux jusqu' alors
duites en vapeurs, se sont condensées et ont
commende tomber sur la terre brûlante, aride,
desséchée, crevassée par le feu : tâchons de nous
représenter les prodigieux effets qui ont
accompagné et suivi cette chute précipitée des
matières volatiles, toutes séparées, combinées,
sublimées dans le temps de la consolidation et
pendant le progrès du
p96
premier refroidissement. La séparation de l' élément
de l' air et de l' élément de l' eau, le choc des vents
et des flots qui tomboient en tourbillons sur une
terre fumante ; la dépuration de l' atmosphère,
qu' auparavant les rayons du soleil ne pouvoient
pénétrer ; cette même atmospre obscurcie de
nouveau par les nuages d' une épaisse fumée ; la
cohobation mille fois répétée et le bouillonnement
continuel des eaux tomes et rejetées alternativement ;
enfin la lessive de l' air, par l' abandon des matières
volatiles prédemment sublies, qui toutes s' en
parèrent et descendirent avec plus ou moins de
précipitation : quels mouvemens, quelles tempêtes ont
précéder, accompagner et suivre l' établissement
local de chacun de ces élémens ! Et ne devons-nous
pas rapporter à ces premiers momens de choc et
d' agitation, les bouleversemens, les premières
dégradations, les irruptions et les changemens qui
ont donné une seconde forme à la plus grande partie
de la surface de la terre ? Il est aisé de sentir
que les eaux qui la couvroient alors presque toute
entière, étant continuellement agitées par la
rapidité de leur chute, par l' action de la lune sur
l' atmosphère et sur les eaux déjà tombées, par la
violence des vents, etc. Auront obéi à toutes ces
impulsions, et que dans leurs mouvemens elles auront
commenpar sillonner plus à fond les vallées de la
terre, par renverser les éminences les moins solides,
rabaisser les crêtes des montagnes, percer leurs
chaînes dans les points les plus foibles ; et
qu' après leur établissement, cesmes eaux se
seront ouvert des routes souterraines,
p97
qu' elles ont mi les voutes des cavernes, les ont
fait écrouler, et que par conséquent cesmes eaux
se sont abaissées successivement pour remplir les
nouvelles profondeurs qu' elles venoient de former :
les cavernes étoient l' ouvrage du feu ; l' eau dès son
arrivée a commencé par les attaquer ; elles les a
détruites, et continue de les détruire encore : nous
devons attribuer l' abaissement des eaux à
l' affaissement des cavernes, comme à la seule cause
qui nous soit démontrée par les faits.
Voilà les premiers effets produits par la masse, par
le poids et par le volume de l' eau ; mais elle en a
produit d' autres par sa seule qualité : elle a saisi
toutes les matières qu' elle pouvoit délayer et
dissoudre ; elle s' est combinée avec l' air, la terre
et le feu pour former les acides, les sels, etc. Elle
a converti les scories et les poudres du verre primitif
en argiles ; ensuite elle a par son mouvement,
transporté de place en place ces mes scories, et
toutes les matières qui se trouvoient réduites en
petits volumes. Il s' est donc fait dans cette seconde
période, depuis trente-cinq jusqu' à cinquante mille
ans, un si grand changement à la surface du globe, que
la mer universelle, d' abord très-élevée, s' est
successivement abaissée pour remplir les profondeurs
occasionnées par l' affaissement des cavernes, dont les
voutes naturelles sapées ou percées par l' action et
l' effet de ce nouvel élément, ne pouvoient plus
soutenir le poids cumulé des terres et des eaux dont
elles étoient chargées. à mesure qu' il se faisoit
quelque grand affaissement par la rupture
p98
d' une ou de plusieurs cavernes, la surface de la terre
se primant en ces endroits, l' eau arrivoit de toutes
parts pour remplir cette nouvelle profondeur, et par
conséquent la hauteur générale des mers diminuoit
d' autant ; en sorte qu' étant d' abord à deux mille
toises d' élévation, la mer a successivement baissé
jusqu' au niveau où nous la voyons aujourd' hui.
On doit présumer que les coquilles et les autres
productions marines que l' on trouve à de grandes
hauteurs au-dessus du niveau actuel des mers, sont
les espèces les plus anciennes de la nature ; et il
seroit important pour l' histoire naturelle de
recueillir un assez grand nombre de ces productions
de la mer qui se trouvent à cette plus grande hauteur,
et de les comparer avec celles qui sont dans les
terreins plus bas. Nous sommes assus que les
coquilles dont nos collines sont composées
appartiennent en partie à des espèces inconnues,
c' est-à-dire, à des espèces dont aucune mer
fréquentée ne nous offre les analogues vivans. Si
jamais on fait un recueil de ces pétrifications prises
à la plus grande élévation dans les montagnes, on sera
peut-être en état de prononcer sur l' ancienneté plus
ou moins grande de ces espèces, relativement aux
autres. Tout ce que nous pouvons en dire aujourd' hui,
c' est que quelques-uns des monumens qui nous
démontrent l' existence de certains animaux terrestres
et marins dont nous ne connoissons pas les analogues
vivans, nous montrent enme temps que ces animaux
étoient beaucoup plus grands qu' aucune
p99
espèce du même genre actuellement subsistante : ces
grosses dents molaires à pointes mousses, du poids de
onze ou douze livres ; ces cornes d' ammon, de sept à
huit pieds de diamètre sur un pied d' épaisseur, dont
on trouve les moules pétrifiés, sont certainement des
êtres gigantesques dans le genre des animaux
quadrupèdes et dans celui des coquillages. La nature
étoit alors dans sa première force, et travailloit la
matière organique et vivante avec une puissance plus
active dans une température plus chaude : cette
matière organique étoit plus divisée, moins combinée
avec d' autres matières, et pouvoit se réunir et se
combiner avec elle-me en plus grandes masses, pour
se velopper en plus grandes dimensions : cette cause
est suffisante pour rendre raison de toutes les
productions gigantesques qui paroissent avoir été
fréquentes dans ces premiers âges du monde.
En fécondant les mers, la nature répandoit aussi les
principes de vie sur toutes les terres que l' eau
n' avoit pu surmonter ou qu' elle avoit promptement
abandonnées ; et ces terres, comme les mers, ne
pouvoient être peuplées que d' animaux et de végétaux
capables de supporter une chaleur plus grande que
celle qui convient aujourd' hui à la nature vivante.
Nous avons des monumens tirés du sein de la terre,
et particulièrement du fond des minières de charbon
et d' ardoise, qui nous démontrent que quelques-uns
des poissons et des gétaux que ces
p100
matières contiennent, ne sont pas des espèces
actuellement existantes. On peut donc croire que la
population de la mer en animaux, n' est pas plus
ancienne que celle de la terre en végétaux : les
monumens et les témoins sont plus nombreux, plus
évidens pour la mer ; mais ceux qui déposent pour la
terre sont aussi certains, et semblent nous montrer
que ces espèces anciennes dans les animaux marins et
dans lesgétaux terrestres se sont aanties, ou
plutôt ont cessé de se multiplier dès que la terre et
la mer ont perdu la grande chaleurcessaire à
l' effet de leur propagation.
Les coquillages ainsi que les végétaux de ce premier
temps s' étant prodigieusement multipliés pendant ce
long espace de vingt mille ans, et la durée de leur
vie n' étant que de peu d' années, les animaux à
coquilles, les polypes des coraux, des madrépores, des
astroïtes et tous les petits animaux qui convertissent
l' eau de la mer en pierre, ont, à mesure qu' ils
périssoient, abandonné leurs pouilles et leurs
ouvrages aux caprices des eaux : elles auront
transporté, brisé et déposé ces dépouilles en mille
et mille endroits ; car c' est dans ce même temps que
le mouvement des marées et des vents réglés a
commende former les couches horizontales de la
surface de la terre par les sédimens et le pôt des
eaux ; ensuite les courans ont donné à toutes les
collines et à toutes les montagnes de médiocre
hauteur des directions
p101
correspondantes ; en sorte que leurs angles saillans
sont toujours opposés à des angles rentrans. Nous ne
péterons pas ici ce que nous avons dit à ce sujet
dans notre théorie de la terre, et nous nous
contenterons d' assurer que cette disposition générale
de la surface du globe par angles correspondans, ainsi
que sa composition par couches horizontales, ou
également et parallèlement inclinées, démontrent
évidemment que la structure et la forme de la surface
actuelle de la terre ont été disposées par les eaux
et produites par leurs dimens. Il n' y a eu que les
crêtes et les pics des plus hautes montagnes qui,
peut-être, se sont trouvés hors d' atteinte aux eaux,
ou n' en ont été surmontés que pendant un petit temps,
et sur lesquels par conséquent la mer n' a point
laissé d' empreintes : mais ne pouvant les attaquer
par leur sommet, elle les a prises par la base ; elle
a recouvert ou miné les parties inférieures de ces
montagnes primitives ; elle les a environnées de
nouvelles matières, ou bien elle a perles voûtes
qui les soutenoient ; souvent elle les a fait
pencher : enfin elle a transporté dans leurs cavités
intérieures les matières combustibles provenant du
détriment desgétaux, ainsi que les matières
pyriteuses, bitumineuses et minérales, pures ou
lées de terres et de sédimens de toute espèce.
La production des argiles paroît avoir précédé celle
des coquillages ; car la première opération de l' eau
a été de transformer les scories et les poudres de
verre en argiles : aussi les lits d' argiles se sont
formés quelque
p102
temps avant les bancs de pierres calcaires ; et l' on
voit que cests de matières argileuses ont
précédé ceux des matières calcaires, car presque
par-tout les rochers calcaires sont posés sur des
glaises qui leur servent de base. Je n' avance rien
ici qui ne soit démontré par l' exrience ou
confir par les observations : tout le monde
pourra s' assurer par des procédés aisés à répéter,
que le verre et le grès en poudre se convertissent
en peu de temps en argile, seulement en séjournant
dans l' eau ; et c' est d' après cette connoissance
que j' ai dit, dans ma théorie de la terre , que les
argiles n' étoient que des sables vitrescibles
décomposés et pourris ; j' ajoute ici que c' est
probablement à cette décomposition du sable
vitrescible dans l' eau qu' on doit attribuer l' origine
de l' acide : car le principe acide qui se trouve dans
l' argile peut être regarcomme une combinaison de la
terre vitrescible avec le feu, l' air et l' eau ; et
c' est ce me principe acide qui est la première cause
de la ductilité de l' argile et de toutes les autres
matières ; sans même en excepter les bitumes, les
huiles et les graisses, qui ne sont ductiles et ne
communiquent de la ductilité aux autres matières
que parce qu' elles contiennent des acides.
Après la chute et l' établissement des eaux bouillantes
sur la surface du globe, la plus grande partie des
scories de verre qui la couvroient en entier ont donc
été converties en assez peu de temps en argiles : tous
les mouvemens
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de la mer ont contribué à la prompte formation de ces
mes argiles, en remuant et transportant les scories
et les poudres de verre, et les forçant de se présenter
à l' action de l' eau dans tous les sens : et peu de temps
après, les argiles formées par l' intermède et
l' impression de l' eau ont successivement été
transportées etposées au-dessus de la roche
primitive du globe, c' est-à-dire, au-dessus de la
masse solide de matières vitrescibles qui en fait le
fond, et qui par sa ferme consistance et sa dureté,
avoit résisté à cette même action des eaux.
La décomposition des poudres et des sables
vitrescibles, et la production des argiles, se sont
faites en d' autant moins de temps que l' eau étoit plus
chaude : cette décomposition a continué de se faire et
se fait encore tous les jours, mais plus lentement et
en bien moindre quantité ; car quoique les argiles se
présentent presque par-tout comme enveloppant le
globe, quoique souvent ces couches d' argiles aient
cent et deux cents pieds d' épaisseur, quoique les
rochers de pierres calcaires et toutes les collines
composées de ces pierres soient ordinairement
appuyées sur des couches argileuses, on trouve
quelquefois au-dessous de ces mêmes couches des
sables vitrescibles qui n' ont pas été convertis, et qui
conservent le caractère de leur première origine. Il y
a aussi des sables vitrescibles à la superficie de la
terre et sur celle du fond des mers, mais la formation
de ces sables vitrescibles qui se présentent à
l' extérieur est d' un temps bien postérieur à la
formation des autres sables de même
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nature, qui se trouvent à de grandes profondeurs sous
les argiles ; car ces sables qui se présentent à la
superficie de la terre, ne sont que les détrimens des
granites, des grès et de la roche vitreuse dont les
masses forment les noyaux et les sommets des montagnes,
desquelles les pluies, la gelée et les autres agens
extérieurs, ont détaché et détachent encore tous les
jours des petites parties, qui sont ensuite entraînées
et déposées par les eaux courantes sur la surface de la
terre : on doit donc regarder comme très-cente en
comparaison de l' autre, cette production des sables
vitrescibles qui se présentent sur le fond de la mer
ou à la superficie de la terre.
Ainsi les argiles et l' acide qu' elles contiennent, ont
été produits très-peu de temps après l' établissement
des eaux et peu de temps avant la naissance des
coquillages ; car nous trouvons dans ces mêmes argiles
une infinité de bélemnites, de pierres lenticulaires,
de cornes d' ammon et d' autres échantillons de ces
espèces perdues dont on ne retrouve nulle part les
analogues vivans. J' ai trouvé moi-même dans une
fouille que j' ai fait creuser à cinquante pieds de
profondeur, au plus bas d' un petit vallon tout
composé d' argile, et dont les collines voisines
étoient aussi d' argile jusqu' à quatre-vingts pieds de
hauteur ; j' ai trouvé, dis-je, des bélemnites qui
avoient huit pouces de long sur près d' un pouce de
diatre, et dont quelques-unes étoient attachées à
une partie plate et mince
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comme l' est le têt des crustacées. J' y ai trouvé de
me un grand nombre de cornes d' ammon pyriteuses et
bronzées, et des milliers de pierres lenticulaires.
Ces anciennes dépouilles étoient, comme l' on voit,
enfouies dans l' argile à cent trente pieds de
profondeur ; car quoiqu' on n' eût creusé qu' à
cinquante pieds dans cette argile au milieu du vallon,
il est certain que l' épaisseur de cette argile étoit
originairement de cent trente pieds, puisque les
couches en sont élevées des deux côtés à quatre-vingts
pieds de hauteur au-dessus : cela me fut démontré par
la correspondance de ces couches et par celle des
bancs de pierres calcaires qui les surmontent de
chaque côté du vallon. Ces bancs calcaires ont
cinquante-quatre pieds d' épaisseur, et leurs différens
lits se trouvent correspondans et posés
horizontalement à la même hauteur au-dessus de la
couche immense d' argile qui leur sert de base et
s' étend sous les collines calcaires de toute cette
contrée.
Le temps de la formation des argiles a donc
immédiatement suivi celui de l' établissement des
eaux : le temps de la formation des premiers
coquillages doit être placé quelques siècles après ;
et le temps du transport de leurs dépouilles a suivi
presque immédiatement ; il n' y a eu d' intervalle
qu' autant que la nature en a mis entre la naissance et
la mort de ces animaux à coquilles. Comme l' impression
de l' eau convertissoit chaque jour les sables
vitrescibles en argiles, et que son mouvement les
transportoit de place en place, elle entraînoit en
me temps les coquilles et les autres dépouilles
et débris des productions
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marines, etposant le tout comme des sédimens, elle
a formé dès-lors les couches d' argile où nous trouvons
aujourd' hui ces monumens, les plus anciens de la
nature organisée, dont les modèles ne subsistent
plus : ce n' est pas qu' il n' y ait aussi dans les
argiles des coquilles dont l' origine est moins
ancienne ; et même quelques esces que l' on peut
comparer avec celles de nos mers, et mieux encore
avec celles des mers méridionales ; mais cela
n' ajoute aucune difficulté à nos explications, car
l' eau n' a pas cessé de convertir en argiles toutes
les scories de verre et tous les sables vitrescibles
qui se sont présentés à son action : elle a donc
formé des argiles en grande quantité, dès qu' elle
s' est emparée de la surface de la terre : elle a
continué et continue encore de produire le même
effet ; car la mer transporte aujourd' hui ses vases
avec les dépouilles des coquillages actuellement
vivans, comme elle a autrefois transporté cesmes
vases avec les dépouilles des coquillages alors
existans.
La formation des schistes, des ardoises, des charbons
de terre et des matières bitumineuses, date à peu-près
dume temps : ces matières se trouvent ordinairement
dans les argiles à d' assez grandes profondeurs ; elles
paroissent même avoir précédé l' établissement local
des dernières couches d' argile ; car au-dessous de
cent trente pieds d' argile dont les lits contenoient
des bélemnites, des cornes d' ammon et d' autres débris
des plus anciennes coquilles, j' ai trouvé des matières
charbonneuses et inflammables, et l' on sait que la
plupart des mines de charbon de terre
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sont plus ou moins surmontées par des couches de
terres argileuses : je croisme pouvoir avancer
que c' est dans ces terres qu' il faut chercher les
veines de charbon desquelles la formation est un peu
plus ancienne que celle des couches extérieures des
terres argileuses qui les surmontent : ce qui le
prouve, c' est que les veines de ces charbons de terre
sont presque toujours inclinées ; tandis que celles
des argiles, ainsi que toutes les autres couches
extérieures du globe, sont ordinairement horizontales.
Ces dernières ont donc été formées par le sédiment des
eaux qui s' est déposé de niveau sur une base
horizontale ; tandis que les autres, puisqu' elles sont
inclinées, semblent avoir été amenées par un courant
sur un terrein en pente. Ces veines de charbon, qui
toutes sont composées de végétaux mêlés de plus ou
moins de bitume, doivent leur origine aux premiers
gétaux que la terre a formés : toutes les parties
du globe qui se trouvoient élevées au-dessus des eaux
produisirent dès les premiers temps une infinité
de plantes et d' arbres de toutes esces, lesquels
bientôt tombant de vétusté, furent entraînés par les
eaux et formèrent despôts de matières végétales en
une infinité d' endroits ; et comme les bitumes et les
autres huiles terrestres paroissent provenir des
substances végétales et animales ; qu' en me temps
l' acide provient de la décomposition du sable
vitrescible par le feu, l' air et l' eau, et qu' enfin
il entre de l' acide dans la composition des bitumes,
puisqu' avec une huile végétale et de l' acide on
peut faire du bitume : il paroît que les eaux se sont
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dès-lors mêlées avec ces bitumes et s' en sont
imprégnées pour toujours ; et comme elles
transportoient incessamment les arbres et les autres
matières végétales descendues des hauteurs de la
terre, ces matières végétales ont continué de se
ler avec les bitumesjà formés des résidus des
premiers gétaux, et la mer, par son mouvement et
par ses courans, les a remuées, transportées et
déposées sur les éminences d' argile qu' elle avoit
formées précédemment.
Les couches d' ardoises, qui contiennent aussi des
gétaux et même des poissons, ont été formées de la
me manière, et l' on peut en donner des exemples,
qui sont pour ainsi dire sous nos yeux. Ainsi les
ardoisières et les mines de charbon ont ensuite été
recouvertes par d' autres couches de terres argileuses
que la mer a déposées dans des temps postérieurs : il
y ame eu des intervalles considérables et des
alternatives de mouvement entre l' établissement des
différentes couches de charbon dans le même terrein ;
car on trouve souvent au-dessous de la première couche
de charbon une veine d' argile ou d' autre terre qui
suit la me inclinaison, et ensuite on trouve assez
commument une seconde couche de charbon inclinée
comme la première, et souvent une troisième, également
parées l' une de l' autre par des veines de terre, et
quelquefois même par des bancs de pierres calcaires,
comme dans les mines
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de charbon du Haynault. L' on ne peut donc pas douter
que les couches les plus basses de charbon n' aient été
produites les premières, par le transport des
matières végétales amees par les eaux : et lorsque
le premierpôt d' où la mer enlevoit ces matières
gétales se trouvoit épuisé, le mouvement des eaux
continuoit de transporter aume lieu les terres ou
les autres matières qui environnoient ce dépôt : ce
sont ces terres qui forment aujourd' hui la veine
intermédiaire entre les deux couches de charbon, ce
qui suppose que l' eau amenoit ensuite de
quelqu' autre dépôt des matières gétales pour former
la seconde couche de charbon. J' entends ici par
couches, la veine entière de charbon prise dans toute
son épaisseur, et non pas les petites couches ou
feuillets dont la substance même du charbon est
composée, et qui souvent sont extrêmement minces : ce
sont cesmes feuillets, toujours parallèles
entr' eux, qui démontrent que ces masses de charbon
ont été formées et déposées par le sédiment et même
par la stillation des eaux imprégnées de bitume ; et
cette même forme de feuillets se trouve dans les
nouveaux charbons dont les couches se forment par
stillation, auxpens des couches plus anciennes.
Ainsi les feuillets du charbon de terre ont pris
leur forme par deux causes combinées : la première
est le dépôt toujours horizontal de l' eau ; et la
seconde, la disposition des matières végétales, qui
tendent à faire des feuillets. Au surplus,
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ce sont les morceaux de bois souvent entiers, et les
détrimens très-reconnoissables d' autres végétaux, qui
prouvent évidemment que la substance de ces charbons
de terre n' est qu' un assemblage de débris de végétaux
liés ensemble par des bitumes.
La seule chose qui pourroit être difficile à
concevoir, c' est l' immense quantité de débris de
gétaux que la composition de ces mines de charbon
suppose, car elles sont très-épaisses, très-étendues
et se trouvent en une infinité d' endroits : mais si
l' on fait attention à la production peut-être encore
plus immense de végétaux, qui s' est faite pendant
vingt ou vingt-cinq mille ans, et si l' on pense en
me temps que l' homme n' étant pas encore créé, il n' y
avoit aucune destruction des végétaux par le feu, on
sentira qu' ils ne pouvoient manquer d' être emportés
par les eaux, et de former en mille endroits
différens des couches très-étendues de matière
gétale ; on peut se faire une idée en petit de ce
qui est alors arrivé en grand : quelle énorme quantité
de gros arbres certains fleuves, comme le Mississipi,
n' entraînent-ils pas dans la mer ! Le nombre de ces
arbres est si prodigieux, qu' il empêche dans de
certaines saisons la navigation de ce large fleuve :
il en est de me sur la rivière des Amazones et sur
la plupart des grands fleuves des continens déserts
ou mal peuplés. On peut donc penser par cette
comparaison, que toutes les terres élevées
au-dessus des eaux étant dans le commencement
couvertes d' arbres et d' autres végétaux, que rien ne
détruisoit que
p111
leur vétusté, il s' est fait dans cette longue période
de temps des transports successifs de tous ces
gétaux et de leurs détrimens, entraînés par les eaux
courantes du haut des montagnes jusqu' aux mers. Les
mes contrées inhabitées de l' Amérique nous en
fournissent un autre exemple frappant : on voit à la
Guyane des forêts de palmiers latamiers , de
plusieurs lieues d' étendue, qui croissent dans des
espèces de marais, qu' on appelle des savanes
noyées , qui ne sont que des appendices de la
mer : ces arbres après avoir vécu leur âge, tombent de
tusté et sont emportés par le mouvement des eaux.
Les forêts plus éloignées de la mer et qui couvrent
toutes les hauteurs de l' intérieur du pays, sont moins
peuplées d' arbres sains et vigoureux que jonchées
d' arbres décrépits et à demi pourris : les voyageurs
qui sont obligés de passer la nuit dans ces bois, ont
soin d' examiner le lieu qu' ils choisissent pour gîte,
afin de reconntre s' il n' est environné que d' arbres
solides, et s' ils ne courent pas risque d' être écrasés
pendant leur sommeil par la chute de quelqu' arbre
pourri sur pied ; et la chute de ces arbres en grand
nombre est très-fréquente : un seul coup de vent fait
souvent un abbatis si considérable, qu' on en entend
le bruit à de grandes distances. Ces arbres roulans
du haut des montagnes, en renversent quantité d' autres,
et ils arrivent ensemble dans les lieux les plus bas,
ils achèvent de pourrir, pour former de nouvelles
couches de terre végétale, ou bien ils sont entraînés
par les eaux courantes dans les mers voisines,
p112
pour aller former au loin des nouvelles couches de
charbon fossile.
Les détrimens des substances végétales sont donc le
premier fond des mines de charbon ; ce sont des trésors
que la nature semble avoir accumulés d' avance pour les
besoins à venir des grandes populations : plus les
hommes se multiplieront, plus les forêts diminueront :
le bois ne pouvant plus suffire à leur consommation,
ils auront recours à ces immenses dépôts de matières
combustibles, dont l' usage leur deviendra d' autant
pluscessaire, que le globe se refroidira
davantage ; néanmoins ils ne les épuiseront jamais,
car une seule de ces mines de charbon contient
peut-être plus de matière combustible que toutes les
forêts d' une vaste contrée.
L' ardoise, qu' on doit regarder comme une argile
durcie, est formée par couches, qui contiennent de
me du bitume et des végétaux, mais en bien plus
petite quantité ; et en même temps elles renferment
souvent des coquilles, des crustacées et des poissons
qu' on ne peut rapporter à aucune espèce connue ; ainsi
l' origine des charbons et des ardoises date dume
temps : la seule différence qu' il y ait entre ces
deux sortes de matières, c' est que les végétaux
composent la majeure partie de la substance des
charbons de terre, au lieu que le fonds de la
substance de l' ardoise est le même que celui de
l' argile, et que les végétaux ainsi que les poissons
ne paroissent s' y trouver qu' accidentellement et en
assez petit nombre ; mais toutes deux contiennent du
bitume, et
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sont formées par feuillets ou par couches très-minces
toujours parallèles entr' elles, ce qui démontre
clairement qu' elles ont également été produites par
les dimens successifs d' une eau tranquille, et dont
les oscillations étoient parfaitement réglées, telles
que sont celles de nos marées ordinaires ou des
courans constans des eaux.
Reprenant donc pour un instant tout ce que je viens
d' exposer, la masse du globe terrestre compoe de
verre en fusion, ne présentoit d' abord que les
boursoufflures et les cavités irrégulières qui se
forment à la superficie de toute matière liquéfiée
par le feu et dont le refroidissement resserre les
parties : pendant ce temps et dans le progrès du
refroidissement, les élémens se sont parés, les
liquations et les sublimations des substances
talliques et minérales se sont faites, elles ont
occupé les cavités des terres élevées et les fentes
perpendiculaires des montagnes ; car ces pointes
avancées au-dessus de la surface du globe s' étant
refroidies les premières, elles ont aussi psenté
aux élémens extérieurs les premières fentes produites
par le resserrement de la matière qui se refroidissoit.
Lestaux et les minéraux ont été poussés par la
sublimation, ouposés par les eaux dans toutes ces
fentes, et c' est par cette raison qu' on les trouve
presque tous dans les hautes montagnes, et qu' on ne
rencontre dans les terres plus basses que des mines de
nouvelle formation : peu de temps aps les argiles se
sont formées, les premiers coquillages et les premiers
gétaux ont pris naissance ; et à mesure qu' ils ont
péri, leurs dépouilles et leurs
p114
détrimens ont fait les pierres calcaires, et ceux des
gétaux ont produit les bitumes et les charbons ; et
en même temps les eaux par leur mouvement et par leurs
dimens, ont composé l' organisation de la surface de
la terre par couches horizontales ; ensuite les courans
de ces mêmes eaux lui ont donné sa forme extérieure par
angles saillans et rentrans ; et ce n' est pas trop
étendre le temps cessaire pour toutes ces grandes
opérations et ces immenses constructions de la nature,
que de compter vingt mille ans depuis la naissance des
premiers coquillages et des premiers végétaux : ils
étoient détrès-multipliés, très-nombreux à la date
de quarante-cinq mille ans de la formation de la
terre ; et comme les eaux qui d' abord étoient si
prodigieusement élevées, s' abaissèrent successivement
et abandonnèrent les terres qu' elles surmontoient
auparavant, ces terres présentèrent dès-lors une
surface toute jonchée de productions marines.
La durée du temps pendant lequel les eaux couvroient
nos continens a é très-longue ; l' on n' en peut pas
douter en considérant l' immense quantité de
productions marines qui se trouvent jusqu' à d' assez
grandes profondeurs et à de très-grandes hauteurs dans
toutes les parties de la terre. Et combien ne
devons-nous pas encore ajouter de durée à ce temps
déjà si long, pour que ces mêmes productions marines
aient été brisées, réduites en poudre et transportées
par le mouvement des eaux, et former ensuite les
marbres, les pierres calcaires et les craies !
Cette longue suite de siècles, cette
p115
durée de vingt mille ans, me paroît encore trop courte
pour la succession des effets que tous ces monumens
nous démontrent.
Car il faut se repsenter ici la marche de la
nature, etme se rappeler l' idée de ses moyens. Les
molécules organiques vivantes ont existé dès que les
élémens d' une chaleur douce ont pu s' incorporer avec
les substances qui composent les corps organisés ;
elles ont produit sur les parties élevées du globe une
infinité de végétaux, et dans les eaux un nombre
immense de coquillages, de crustacées et de poissons,
qui se sont bientôt multipliés par la voie de la
génération. Cette multiplication desgétaux et des
coquillages, quelque rapide qu' on puisse la supposer,
n' a pu se faire que dans un grand nombre de siècles,
puisqu' elle a produit des volumes aussi prodigieux
que le sont ceux de leurs détrimens ; en effet pour
juger de ce qui s' est passé, il faut considérer ce qui
se passe. Or ne faut-il pas bien des années pour que
des huîtres qui s' amoncèlent dans quelques endroits de
la mer, s' y multiplient en assez grande quantité pour
former une espèce de rocher ? Et combien n' a-t-il pas
fallu de siècles pour que toute la matière calcaire de
la surface du globe ait été produite ? Et n' est-on pas
forcé d' admettre, non-seulement des siècles, mais des
siècles de siècles, pour que ces productions marines
aient été non-seulement réduites en poudre, mais
transportées etposées par les eaux, de manière à
pouvoir former les craies, les marnes, les marbres
et les pierres calcaires !
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Et combien de siècles encore ne faut-il pas admettre
pour que ces mêmes matières calcaires, nouvellement
déposées par les eaux, se soient pures de leur
humidité superflue, puis sechées et durcies au point
qu' elles le sont aujourd' hui et depuis si long-temps ?
Comme le globe terrestre n' est pas une sphère parfaite,
qu' il est plus épais sous l' équateur que sous les
les, et que l' action du soleil est aussi bien plus
grande dans les climats méridionaux, il en résulte que
les contrées polaires ont été refroidies plus tôt que
celles de l' équateur. Ces parties polaires de la terre
ont donc reçu les premières les eaux et les matières
volatiles qui sont tombées de l' atmosphère ; le reste de
ces eaux a dû tomber ensuite sur les climats que nous
appelons tempérés, et ceux de l' équateur auront été les
derniers abreuvés. Il s' est pasbien des siècles
avant que les parties de l' équateur aient été assez
attiédies pour admettre les eaux : l' équilibre et même
l' occupation des mers a donc été long-temps à se former
et à s' établir ; et les premières inondations ont
venir des deux pôles. Mais nous avons remarqué que tous
les continens terrestres finissent en pointe vers les
régions australes : ainsi les eaux sont venues en plus
grande quantité du pôle austral que du pôle boréal,
d' où elles ne pouvoient que refluer et non pas arriver,
du moins avec autant de force ; sans quoi les continens
auroient pris une forme
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toute différente de celle qu' ils nous présentent : ils
se seroient élargis vers les plages australes au lieu
de se rétrécir. En effet, les contrées du pôle austral
ont se refroidir plus vîte que celles du pôle
boréal, et par conséquent recevoir plutôt les eaux de
l' atmosphère, parce que le soleil fait un peu moins de
jour sur cetmisphère austral que sur le boréal ;
et cette cause me paroît suffisante pour avoir
déterminé le premier mouvement des eaux et le perpétuer
ensuite assez long-temps pour avoir aiguisé les
pointes de tous les continens terrestres.
D' ailleurs il est certain que les deux continens
n' étoient pas encore séparés vers notre nord, et que
me leur séparation ne s' est faite que long-temps
après l' établissement de la nature vivante dans nos
climats septentrionaux, puisque les éléphans ont en
me temps existé en Sirie et au Canada ; ce qui
prouve invinciblement la continuité de l' Asie ou de
l' Europe avec l' Amérique : tandis qu' au contraire,
il paroît également certain que l' Afrique étoit dès
les premiers temps séparée de l' Amérique méridionale,
puisqu' on n' a pas trouvé dans cette partie du nouveau
monde un seul des animaux de l' ancien continent, ni
aucunepouille qui puisse indiquer qu' ils y aient
autrefois existé. Il paroît que les éphans dont on
trouve les ossemens dans l' Amérique septentrionale,
y sont demeurés confinés, qu' ils n' ont pu franchir les
hautes montagnes qui sont au sud de l' isthme de
Panama, et qu' ils n' ont jamais pénétré dans les
vastes contrées
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de l' Amérique méridionale : mais il est encore plus
certain que les mers qui séparent l' Afrique et
l' Arique existoient avant la naissance des éléphans
en Afrique ; car si ces deux continens eussent été
contigus, les animaux de Guinée se trouveroient au
Bresil, et l' on eût trouvé des dépouilles de ces
animaux dans l' Amérique méridionale comme l' on en
trouve dans les terres de l' Amérique septentrionale.
Ainsi dès l' origine et dans le commencement de la
nature vivante, les terres les plus élevées du globe et
les parties de notre nord ont été les premières
peuplées par les espèces d' animaux terrestres auxquels
la grande chaleur convient le mieux : les régions de
l' équateur sont demeurées long-tempssertes, et même
arides et sans mers. Les terres élevées de la Sibérie,
de la Tartarie et de plusieurs autres endroits de
l' Asie, toutes celles de l' Europe qui forment la
chaîne des montagnes de Gallice, des Pyrénées, de
l' Auvergne, des Alpes, des Apennins, de Sicile, de
la Grèce et de la Macédoine, ainsi que les monts
Riphées, Rymniques, etc. Ont été les premières
contrées habitées, même pendant plusieurs siècles,
tandis que toutes les terres moins élevées étoient
encore couvertes par les eaux.
Pendant ce long espace de durée que la mer a séjourné
sur nos terres, les sédimens et les dépôts des eaux
ont formé les couches horizontales de la terre, les
inférieures d' argiles, et les surieures de pierres
calcaires. C' est dans la mer même que s' est opérée
la pétrification
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des marbres et des pierres : d' abord ces matières
étoient molles, ayant été successivement déposées les
unes sur les autres, à mesure que les eaux les
amenoient et les laissoient tomber en forme de
dimens : ensuite elles se sont peu-à-peu durcies par
la force de l' affinité de leurs parties constituantes,
et enfin elles ont formé toutes les masses des rochers
calcaires, qui sont composées de couches horizontales
ou également inclinées, comme le sont toutes les autres
matières posées par les eaux.
C' est dès les premiers temps de cette même période de
durée que se sont déposées les argiles où se trouvent
les bris des anciens coquillages ; et ces animaux à
coquilles n' étoient pas les seuls alors existans dans
la mer ; car indépendamment des coquilles, on trouve
des débris de crustacées, des pointes d' oursins, des
vertèbres d' étoiles dans ces mes argiles. Et dans les
ardoises, qui ne sont que des argiles durcies et
lées d' un peu de bitume, on trouve, ainsi que dans
les schistes, des impressions entières et très-bien
conservées, de plantes, de crustacées et de poissons de
différentes grandeurs : enfin dans les minières de
charbon de terre, la masse entière de charbon ne paroît
composée que de débris de végétaux. Ce sont-là les
plus anciens monumens de la nature vivante, et les
premières productions organisées tant de la mer que
de la terre.
Les régions septentrionales, et les parties les plus
élevées du globe, et sur-tout les sommets des
montagnes dont nous avons fait l' énumération, et qui
pour la plupart
p120
ne présentent aujourd' hui que des faces sèches et des
sommets stériles, ont donc autrefois été des terres
fécondes et les premières où la nature se soit
manifestée ; parce que ces parties du globe ayant été
bien plus tôt refroidies que les terres plus basses ou
plus voisines de l' équateur, elles auront les
premières reçu les eaux de l' atmosphère et toutes les
autres matières qui pouvoient contribuer à la
fécondation. Ainsi l' on peut présumer qu' avant
l' établissement fixe des mers, toutes les parties de
la terre qui se trouvoient supérieures aux eaux ont
été fécondées, et qu' elles ont dû dès-lors et dans ce
temps produire les plantes dont nous retrouvons
aujourd' hui les impressions dans les ardoises, et
toutes les substances végétales qui composent les
charbons de terre.
Dans ce même temps où nos terres étoient couvertes
par la mer, et tandis que les bancs calcaires de nos
collines se formoient des trimens de ses productions,
plusieurs monumens nous indiquent qu' il se détachoit
du sommet des montagnes primitives et des autres
parties découvertes du globe, une grande quantité de
substances vitrescibles, lesquelles sont venues par
alluvion, c' est-à-dire, par le transport des eaux,
remplir les fentes et les autres intervalles que les
masses calcaires laissoient entr' elles. Ces fentes
perpendiculaires ou légèrement inclinées dans les
bancs calcaires, se sont formées par le resserrement
de ces matières calcaires, lorsqu' elles se sontchées
et durcies, de la me manière que s' étoient faites
précédemment les premières fentes perpendiculaires
p121
dans les montagnes vitrescibles produites par le feu,
lorsque ces matières se sont resserrées par leur
consolidation. Les pluies, les vents et les autres
agens extérieurs avoient déjà détaché de ces masses
vitrescibles une grande quantité de petits fragmens
que les eaux transportoient en différens endroits.
En cherchant des mines de fer dans des collines de
pierres calcaires, j' ai trouvé plusieurs fentes et
cavités remplies de mines de fer en grains, mêlées de
sable vitrescible et de petits cailloux arrondis. Ces
sacs ou nids de mine de fer ne s' étendent pas
horizontalement, mais descendent presque
perpendiculairement, et ils sont tous situés sur la
crête la plus élevée des collines calcaires. J' ai
reconnu plus d' une centaine de ces sacs, et j' en ai
trouvé huit principaux et très-considérables dans la
seule étendue de terrein qui avoisine mes forges, à
une ou deux lieues de distance : toutes ces mines
étoient en grains assez menus, et plus ou moins
langés de sable vitrescible et de petits cailloux.
J' ai fait exploiter cinq de ces mines pour l' usage de
mes fourneaux : on a fouillé les unes à cinquante ou
soixante pieds, et les autres jusqu' à cent
soixante-quinze pieds de profondeur : elles sont toutes
également situées dans les fentes des rochers
calcaires, et il n' y a dans cette contrée
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ni roc vitrescible, ni quartz, ni grès, ni cailloux
ni granites ; en sorte que ces mines de fer, qui sont
en grains plus ou moins gros, et qui sont toutes plus
ou moins mélangées de sable vitrescible et de petits
cailloux, n' ont pu se former dans les matières
calcaires, où elles sont renfermées de toustés
comme entre des murailles ; et par conséquent elles
y ont été amenées de loin par le mouvement des eaux
qui les y auront déposées en même temps qu' elles
déposoient ailleurs des glaises et d' autres sédimens ;
car ces sacs de mine de fer en grains sont tous
surmontés ou latéralement accompagnés d' une esce de
terre limonneuse rougeâtre, plustrissable, plus
pure et plus fine que l' argile commune. Il paroît même
que cette terre limonneuse, plus ou moins colorée de
la teinture rouge que le fer donne à la terre, est
l' ancienne matrice de ces mines de fer, et que c' est
dans cette même terre que les grains métalliques ont dû
se former avant leur transport. Ces mines, quoique
situées dans des collines entièrement calcaires, ne
contiennent aucun gravier de cette même nature ; il se
trouve seulement, à mesure qu' on descend, quelques
masses isolées de pierres calcaires autour desquelles
tournent les veines de la mine, toujours accompagnées
de la terre rouge, qui souvent traverse les veines de
la mine, ou bien est appliquée contre les parois des
rochers calcaires qui la renferment. Et ce qui prouve
d' une manière évidente que ces pôts de mines se sont
faits par le mouvement des eaux, c' est qu' après avoir
vidé les fentes et cavités qui les contiennent, on
voit à
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ne pouvoir s' y tromper, que les parois de ces fentes
ont été usées et même polies par l' eau, et que par
conséquent elle les a remplies et baignées pendant un
assez long-temps avant d' y avoir déposé la mine de fer,
les petits cailloux, le sable vitrescible et la terre
limonneuse, dont ces fentes sont actuellement
remplies ; et l' on ne peut pas se prêter à croire que
les grains de fer se soient formés dans cette terre
limonneuse depuis qu' elle a été déposée dans ces fentes
de rochers ; car une chose tout aussi évidente que la
première, s' oppose à cette idée, c' est que la quantité
de mines de fer paroît surpasser de beaucoup celle de
la terre limonneuse. Les grains de cette substance
tallique ont à la vérité tous été formés dans cette
me terre, qui n' a elle-même été produite que par le
sidu des matières animales et végétales, dans lequel
nous démontrerons la production du fer en grains ; mais
cela s' est fait avant leur transport et leur dépôt
dans les fentes des rochers. La terre limonneuse, les
grains de fer, le sable vitrescible et les petits
cailloux ont été transportés et déposés ensemble ; et
si depuis il s' est formé dans cette même terre des
grains de fer, ce ne peut être qu' en petite quantité.
J' ai tiré de chacune de ces mines plusieurs milliers
de tonneaux, et sans avoir mesuré exactement la
quantité de terre limonneuse qu' on a laissée dans ces
mes cavités, j' ai vu qu' elle étoit bien moins
considérable que la quantité de la mine de fer dans
chacune.
Mais ce qui prouve encore que ces mines de fer en
grains ont été toutes amenées par le mouvement des
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eaux, c' est que dans ce même canton, à trois lieues de
distance, il y a une assez grande étendue de terrein
formant une espèce de petite plaine, au-dessus des
collines calcaires : et aussi élevée que celles dont
je viens de parler, et qu' on trouve dans ce terrein
une grande quantité de mine de fer en grain, qui est
très-différemment mélangée et autrement située ; car
au lieu d' occuper les fentes perpendiculaires et les
cavités intérieures des rochers calcaires : au lieu de
former un ou plusieurs sacs perpendiculaires, cette
mine de fer est au contraire déposée en nappe ,
c' est-à-dire, par couches horizontales, comme tous les
autres sédimens des eaux : au lieu de descendre
profondément comme les premières, elle s' étend
presqu' à la surface du terrein, sur une épaisseur de
quelques pieds : au lieu d' être mélangée de cailloux
et de sable vitrescible, elle n' est au contraire mêlée
par-tout que de graviers et de sables calcaires. Elle
présente de plus un phénomène remarquable ; c' est un
nombre prodigieux de cornes d' ammon et d' autres
anciens coquillages, en sorte qu' il semble que la
mine entière en soit composée ; tandis que dans les
huit autres mines dont j' ai parlé ci-dessus, il
n' existe pas le moindre vestige de coquilles, ni même
aucun fragment, aucun indice du genre calcaire,
quoiqu' elles soient enferes entre des masses de
pierres entièrement calcaires. Cette autre mine, qui
contient un nombre si prodigieux de débris de
coquilles marines, même des plus anciennes, aura donc
été transportée avec tous ces débris de coquilles,
par le mouvement
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des eaux, et déposée en forme de sédiment par couches
horizontales ; et les grains de fer qu' elle contient
et qui sont encore bien plus petits que ceux des
premières mines, mêlées de cailloux, auront été amenés
avec les coquilles mêmes. Ainsi le transport de toutes
ces matières et le dépôt de toutes ces mines de fer en
grains, se sont faits par alluvion à peu-près dans le
me temps, c' est-à-dire, lorsque les mers couvroient
encore nos collines calcaires.
Et le sommet de toutes ces collines, ni les collines
elles-mêmes, ne nous représentent plus à beaucoup près
le même aspect qu' elles avoient lorsque les eaux les
ont abandonnées. à peine leur forme primitive
s' est-elle maintenue ; leurs angles saillans et
rentrans sont devenus plus obtus, leurs pentes moins
rapides, leurs sommets moins élevés et plus chenus,
les pluies en ont détaché et entraîné les terres ; les
collines se sont donc rabaissées peu-à-peu, et les
vallons se sont en même temps remplis de ces terres
entraînées par les eaux pluviales ou courantes. Qu' on
se figure ce que devoit être autrefois la forme du
terrein à Paris et aux environs ; d' une part, sur les
collines de Vaugirard jusqu' à Sève, on voit des
carrières de pierres calcaires remplies de coquilles
pétrifiées ; de l' autre côté vers Montmartre, des
collines de plâtre et de matières argileuses ; et ces
collines, à-peu-près également élevées au-dessus de la
Seine, ne sont aujourd' hui que d' une hauteur
très-diocre ; mais au fond des puits que l' on a
faits à Bissêtre et à l' école militaire, on a
trouvé des
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bois travaillés de main d' hommes à soixante-quinze
pieds de profondeur ; ainsi l' on ne peut douter que
cette vallée de la Seine ne se soit remplie de plus
de soixante-quinze pieds seulement depuis que les
hommes existent ; et qui sait de combien les collines
adjacentes ont dimindans le même temps par l' effet
des pluies, et quelle étoit l' épaisseur de terre dont
elles étoient autrefois revêtues ? Il en est de même
de toutes les autres collines et de toutes les autres
vallées ; elles étoient peut-être du double plus
élevées, et du double plus profondes dans le temps que
les eaux de la mer les ont laissées à découvert. On
est même assuré que les montagnes s' abaissent encore
tous les jours, et que les vallées se remplissent
à-peu-près dans la même proportion ; seulement cette
diminution de la hauteur des montagnes, qui ne se fait
aujourd' hui que d' une manière presque insensible,
s' est faite beaucoup plus vîte dans les premiers temps
en raison de la plus grande rapidité de leur pente, et
il faudra maintenant plusieurs milliers d' anes pour
que les inégalités de la surface de la terre se
duisent encore autant qu' elles l' ont fait en peu
de siècles dans les premiers âges.
Mais revenons à cette époque antérieure où les eaux,
après être arrivées des régions polaires, ont gag
celles de l' équateur. C' est dans ces terres de la zone
torride se sont faits les plus grands
bouleversemens ; pour en être convaincu, il ne faut
que jeter les yeux sur un globe géographique, on
reconnoîtra que presque tout l' espace compris entre
les cercles de cette zone ne
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présente que les débris de continens bouleversés et
d' une terre ruinée. L' immense quantité d' îles, de
détroits, de hauts et de bas-fonds, de bras de mer et
de terre entre-coupés, prouve les nombreux affaissemens
qui se sont faits dans cette vaste partie du monde. Les
montagnes y sont plus élevées, les mers plus profondes
que dans tout le reste de la terre ; et c' est sans
doute lorsque ces grands affaissemens se sont faits
dans les contrées de l' équateur, que les eaux qui
couvroient nos continens se sont abaissées et retirées
en coulant à grands flots vers ces terres du midi dont
elles ont rempli les profondeurs, en laissant à
découvert d' abord les parties les plus élevées des
terres et ensuite toute la surface de nos continens.
Qu' on se représente l' immense quantité des matières
de toute espèce qui ont alors été transportées par les
eaux ; combien de sédimens de différente nature
n' ont-elles pas déposés les uns sur les autres, et
combien par conséquent la première face de la terre
n' a-t-elle pas changé par ces révolutions ? D' une
part, le flux et le reflux donnoit aux eaux un
mouvement constant d' orient en occident ; d' autre
part, les alluvions venant desles croisoient ce
mouvement et déterminoient les efforts de la mer
autant et peut-être plus vers l' équateur que vers
l' occident. Combien d' irruptions particulières se sont
faites alors de tous côtés ? à mesure que quelque
grand affaissement présentoit une nouvelle profondeur,
la mer s' abaissoit et les eaux couroient pour la
remplir ; et quoiqu' il paroisse aujourd' hui que
l' équilibre des mers soit à-peu-près
p128
établi, et que toute leur action se duise à gagner
quelque terrein vers l' occident et en laisser à
découvert vers l' orient, il est néanmoins très-certain
qu' en général les mers baissent tous les jours de plus
en plus, et qu' elles baisseront encore à mesure qu' il
se fera quelque nouvel affaissement, soit par l' effet
des volcans et des tremblemens de terre, soit par des
causes plus constantes et plus simples ; car toutes
les parties caverneuses de l' intérieur du globe ne
sont pas encore affaissées ; les volcans et les
secousses des tremblemens de terre en sont une preuve
démonstrative. Les eaux mineront peu-à-peu les voûtes
et les remparts de ces cavernes souterraines, et
lorsqu' il s' en écroulera quelques-unes, la surface de
la terre se déprimant dans ces endroits, formera de
nouvelles vallées dont la mer viendra s' emparer.
Néanmoins comme ces évènemens, qui dans les
commencemens devoient être très-fréquens, sont
actuellement assez rares, on peut croire que la terre
est à-peu-près parvenue à un état assez tranquille
pour que ses habitans n' aient plus à redouter les
désastreux effets de ces grandes convulsions.
L' établissement de toutes les matières métalliques et
minérales a suivi d' assez près l' établissement des
eaux ; celui des matières argileuses et calcaires a
précédé leur retraite ; la formation, la situation, la
position de toutes ces dernières matières, datent du
temps où la mer couvroit les continens. Mais nous devons
observer que le mouvement général des mers ayant
commende se
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faire alors comme il se fait encore aujourd' hui d' orient
en occident, elles ont travaillé la surface de la
terre dans ce sens d' orient en occident autant et
peut-être plus qu' elles ne l' avoient fait précédemment
dans le sens du midi au nord ; l' on n' en doutera pas
si l' on fait attention à un fait ts-général et
très-vrai, c' est que dans tous les continens du monde
la pente des terres, à la prendre du sommet des
montagnes, est toujours beaucoup plus rapide du côté
de l' occident que du côté de l' orient ; cela est
évident dans le continent entier de l' Amérique, où
les sommets de la chaîne des cordelières sont
très-voisins par-tout des mers de l' ouest et sont
très-éloignés de la mer de l' est. La chaîne qui sépare
l' Afrique dans sa longueur, et qui s' étend depuis le
cap de Bonne-Espérance jusqu' aux monts de la Lune,
est aussi plus voisine des mers à l' ouest qu' à l' est.
Il en est de même des montagnes qui s' étendent depuis
le cap Comorin dans la presqu' île de l' Inde, elles
sont bien plus près de la mer à l' orient qu' à
l' occident ; et si nous consirons les presqu' îles,
les promontoires, les îles et toutes les terres
environnées de la mer, nous reconnoîtrons par-tout
que les pentes sont courtes et rapides vers
l' occident et qu' elles sont douces et longues vers
l' orient ; les revers de toutes les montagnes sont
de même plus escarpés à l' ouest qu' à l' est, parce que
le mouvement général des mers s' est toujours fait
d' orient
p130
en occident, et qu' à mesure que les eaux se sont
abaissées, elles ont détruit les terres et dépouil
les revers des montagnes dans le sens de leur chute,
comme l' on voit dans une cataracte les rochers
dépouillés et les terres creusées par la chute
continuelle de l' eau. Ainsi tous les continens
terrestres ont été d' abord aiguisés en pointe vers
le midi par les eaux qui sont venues dule austral
plus abondamment que du le boréal ; et ensuite ils
ont été tous escarpés en pente plus rapide à
l' occident qu' à l' orient dans le temps subséquent où
ces mêmes eaux ont obéi au seul mouvement général
qui les porte constamment d' orient en occident.
QUATRIEME EPOQUE
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lorsque les eaux se sont retirées,
et que les volcans ont commencé d' agir.
on vient de voir que les élémens de l' air et de l' eau
se sont établis par le refroidissement, et que les
eaux d' abord reléguées dans l' atmospre par la force
expansive de la chaleur, sont ensuite tombées sur les
parties du globe qui étoient assez attiédies pour ne
les pas rejeter en vapeurs ; et ces parties sont les
régions polaires et toutes les montagnes. Il y a donc
eu à l' époque de trente-cinq mille ans une vaste mer
aux environs de chaque pôle et quelques lacs ou
grandes mares sur les montagnes et les terres élevées
qui, se trouvant refroidies au même degré que celles
des pôles, pouvoient également recevoir et conserver
les eaux ; ensuite à mesure que le globe se
refroidissoit, les mers des pôles toujours alimentées
et fournies par la chute des eaux de l' atmosphère, se
pandoient plus loin ; et les lacs ou grandes mares,
également fournies par cette pluie continuelle d' autant
plus abondante que l' attiédissement étoit plus grand,
s' étendoient en tous sens et formoient des bassins et
des petites mers intérieures dans les parties du globe
auxquelles les grandes mers des deuxles n' avoient
point encore atteint : ensuite les eaux continuant à
tomber toujours avec plus d' abondance jusqu' à l' entière
dépuration de
p132
l' atmosphère, elles ont gagné successivement du terrein
et sont arrivées aux contrées de l' équateur, et enfin
elles ont couvert toute la surface du globe à deux
mille toises de hauteur au-dessus du niveau de nos mers
actuelles ; la terre entière étoit alors sous l' empire
de la mer, à l' exception peut-être du sommet des
montagnes primitives qui n' ont été, pour ainsi dire,
que lavées et baignées pendant le premier temps de la
chute des eaux, lesquelles se sont écoulées de ces
lieux élevés pour occuper les terreins inférieurs dès
qu' ils se sont trouvés assez refroidis pour les
admettre sans les rejeter en vapeurs.
Il s' est donc formé successivement une mer universelle
qui n' étoit interrompue et surmontée que par les
sommets des montagnes d' où les premières eaux s' étoient
déjà retirées en s' écoulant dans les lieux plus bas.
Ces terres élevées ayant été travaillées les premières
par le séjour et le mouvement des eaux, auront aussi
été fécondées les premières ; et tandis que toute la
surface du globe n' étoit, pour ainsi dire, qu' un
archipel général, la nature organisée s' établissoit
sur ces montagnes, elle s' y déployoit même avec grande
énergie ; car la chaleur et l' humidité, ces deux
principes de toute fécondation, s' y trouvoient réunis
et combinés à un plus haut degré qu' ils ne le sont
aujourd' hui dans aucun climat de la terre.
Or dans ce même temps où les terres élevées au-dessus
des eaux se couvroient de grands arbres et de végétaux
de toute espèce, la mer générale se peuploit par-tout
de poissons et de coquillages ; elle étoit aussi le
ceptacle
p133
universel de tout ce qui se tachoit des terres qui
la surmontoient. Les scories du verre primitif et les
matières végétales ont été entraînées des éminences de
la terre dans les profondeurs de la mer, sur le fond de
laquelle elles ont formé les premières couches de sable
vitrescible, d' argile, de schiste et d' ardoise, ainsi
que les minières de charbon, de sel et de bitumes qui
dès-lors ont imprég toute la masse des mers. La
quantité de végétaux produits et détruits dans ces
premières terres est trop immense pour qu' on puisse se
la représenter ; car quand nous réduirions la
superficie de toutes les terres élevées alors
au-dessus des eaux à la centième ou me à la deux
centième partie de la surface du globe, c' est-à-dire
à cent trente mille lieues quarrées, il est aisé de
sentir combien ce vaste terrein de cent trente mille
lieues superficielles a produit d' arbres et de plantes
pendant quelques milliers d' années, combien leurs
détrimens se sont accumulés, et dans quelle énorme
quantité ils ont été entraînés et posés sous les
eaux, où ils ont formé le fond du volume tout aussi
grand des mines de charbon qui se trouvent en tant de
lieux. Il en est de même des mines de sel, de celles
de fer en grains, de pyrites et de toutes les autres
substances dans la composition desquelles il entre des
acides, et dont la première formation n' a pu s' opérer
qu' après la chute des eaux ; ces matières auront été
entraînées et déposées dans les lieux bas et dans les
fentes de la roche du globe, où trouvant déjà les
substances minérales sublimées par la grande chaleur
de la terre,
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elles auront formé le premier fond de l' aliment des
volcans à venir ; je dis à venir, car il n' existoit
aucun volcan en action avant l' établissement des eaux,
et ils n' ont commencé d' agir ou plutôt ils n' ont pu
prendre une action permanente qu' aps leur
abaissement ; car l' on doit distinguer les volcans
terrestres des volcans marins ; ceux-ci ne peuvent
faire que des explosions, pour ainsi dire,
momentanées, parce qu' à l' instant que leur feu
s' allume par l' effervescence des matières pyriteuses
et combustibles, il est immédiatement éteint par l' eau
qui les couvre et se précipite à flots jusque dans
leur foyer par toutes les routes que le feu s' ouvre
pour en sortir. Les volcans de la terre ont au
contraire une action durable et proportionnée à la
quantité de matières qu' ils contiennent ; ces
matières ont besoin d' une certaine quantité d' eau
pour entrer en effervescence, et ce n' est ensuite que
par le choc d' un grand volume de feu contre un grand
volume d' eau que peuvent se produire leurs violentes
éruptions ; et de même qu' un volcan sous-marin ne
peut agir que par instans, un volcan terrestre ne peut
durer qu' autant qu' il est voisin des eaux. C' est par
cette raison que tous les volcans actuellement agissans
sont dans les îles ou près des côtes de la mer, et
qu' on pourroit en compter cent fois plus d' éteints que
d' agissans ; car à mesure que les eaux, en se
retirant, se sont trop éloignées du pied de ces
volcans, leurs éruptions ont diminué par degrés et
enfin ont entièrement cessé, et les légères
effervescences que l' eau pluviale aura pu causer
dans leur ancien foyer
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n' aura produit d' effet sensible que par des
circonstances particulières et très-rares.
Les observations confirment parfaitement ce que je dis
ici de l' action des volcans : tous ceux qui sont
maintenant en travail sont situés près des mers ;
tous ceux qui sont éteints, et dont le nombre est
bien plus grand, sont placés dans le milieu des
terres, ou tout au moins à quelque distance de la
mer ; et quoique la plupart des volcans qui
subsistent paroissent appartenir aux plus hautes
montagnes, il en a existé beaucoup d' autres dans les
éminences de diocre hauteur. La date de l' âge des
volcans n' est donc pas par-tout la même : d' abord
il estr que les premiers, c' est-à-dire, les plus
anciens, n' ont pu acquérir une action permanente
qu' après l' abaissement des eaux qui couvroient leur
sommet ; et ensuite, il part qu' ils ont ces
d' agir dès que ces mêmes eaux se sont trop éloignées
de leur voisinage : car, je le répète, nulle
puissance, à l' exception de celle d' une grande masse
d' eau choquée contre un grand volume de feu, ne peut
produire des mouvemens aussi prodigieux que ceux de
l' éruption des volcans.
Il est vrai que nous ne voyons pas d' assez près la
composition intérieure de ces terribles bouches à
feu, pour pouvoir prononcer sur leurs effets en
parfaite connoissance de cause ; nous savons
seulement que souvent il y a des communications
souterraines de volcan à volcan : nous savons aussi
que, quoique le foyer de leur embrasement ne soit
peut-être pas à une grande distance de
p136
leur sommet, il y a néanmoins des cavités qui
descendent beaucoup plus bas, et que ces cavités,
dont la profondeur et l' étendue nous sont inconnues,
peuvent être en tout ou en partie remplies desmes
matières que celles qui sont actuellement embrasées.
D' autre part, l' électricité me paroît jouer un
très-grand rôle dans les tremblemens de terre et dans
les éruptions des volcans : je me suis convaincu par
des raisons ts-solides, et par la comparaison que
j' ai faite des expériences sur l' électricité, que le
fond de la matière électrique est la chaleur propre
du globe terrestre ; les émanations continuelles
de cette chaleur, quoique sensibles, ne sont pas
visibles, et restent sous la forme de chaleur
obscure, tant qu' elles ont leur mouvement libre et
direct ; mais elles produisent un feu très-vif et de
fortes explosions, dès qu' elles sont détournées de
leur direction, ou bien accumulées par le frottement
des corps. Les cavités intérieures de la terre
contenant du feu, de l' air et de l' eau, l' action de
ce premier élément doit y produire des vents
impétueux, des orages bruyans et des tonnerres
souterrains dont les effets peuvent être comparés à
ceux de la foudre des airs : ces effets doivent même
être plus violens et plus durables, par la forte
sistance que la solidité de la terre oppose de tous
tés à la force électrique de ces tonnerres
souterrains. Le ressort d' un air mêlé de vapeurs
denses et enflammées par l' électricité, l' effort de
l' eau, réduite en vapeurs élastiques par le feu, toutes
les autres impulsions de cette puissance
p137
électrique, soulèvent, entr' ouvrent la surface de la
terre, ou du moins l' agitent par des tremblemens, dont
les secousses ne durent pas plus long-temps que le coup
de la foudre intérieure qui les produit ; et ces
secousses se renouvellent jusqu' à ce que les vapeurs
expansives se soient faites une issue par
quelqu' ouverture à la surface de la terre ou dans le
sein des mers. Aussi les éruptions des volcans et
les tremblemens de terre sont précédés et accompags
d' un bruit sourd et roulant, qui ne diffère de celui
du tonnerre que par le ton sépulcral et profond que
le son prend nécessairement en traversant une grande
épaisseur de matière solide, lorsqu' il s' y trouve
renfer.
Cette électricité souterraine combinée comme cause
générale, avec les causes particulières des feux
allumés par l' effervescence des matières pyriteuses et
combustibles que la terre recelle en tant d' endroits,
suffit à l' explication des principaux phénomènes de
l' action des volcans : par exemple, leur foyer paroît
être assez voisin de leur sommet, mais l' orage est
au-dessous. Un volcan n' est qu' un vaste fourneau, dont
les soufflets, ou plutôt les ventilateurs, sont plas
dans les cavités inrieures, à côté et au-dessous du
foyer : ce sont ces mêmes cavités, lorsqu' elles
s' étendent jusqu' à la mer, qui servent de tuyaux
d' aspiration pour porter en haut, non-seulement les
vapeurs, mais les masses me de l' eau et de l' air ;
c' est dans ce transport que se produit la foudre
souterraine, qui s' annonce par des mugissemens, et
n' éclate que par
p138
l' affreux vomissement des matières qu' elle a frappées,
brûlées et calcinées : des tourbillons épais d' une
noire fumée ou d' une flamme lugubre ; des nuages
massifs de cendres et de pierres ; des torrens
bouillonnans de lave en fusion, roulans au loin leurs
flots blans et destructeurs, manifestent au-dehors
le mouvement convulsif des entrailles de la terre.
Ces tempêtes intestines sont d' autant plus violentes
qu' elles sont plus voisines des montagnes à volcan et
des eaux de la mer, dont le sel et les huiles grasses
augmentent encore l' activité du feu ; les terres
situées entre le volcan et la mer ne peuvent manquer
d' éprouver des secousses fréquentes : mais pourquoi
n' y a-t-il aucun endroit du monde où l' on n' ait
ressenti, même de mémoire d' homme, quelques
tremblemens, quelque trépidation causés par ces
mouvemens intérieurs de la terre ? Ils sont à la
rité moins violens et bien plus rares dans le milieu
des continens éloignés des volcans et des mers ; mais
ne sont-ils pas des effets dépendans des mêmes causes ?
Pourquoi donc se font-ils ressentir où ces causes
n' existent pas, c' est-à-dire, dans les lieux où il
n' y a ni mers ni volcans ? Laponse est aisée,
c' est qu' il y a eu des mers par-tout et des volcans
presque par-tout ; et que quoique leurs éruptions
aient cessé, lorsque les mers s' en sont éloignées,
leur feu subsiste, et nous est démontré par les
sources des huiles terrestres, par les fontaines
chaudes et sulfureuses qui se trouvent fréquemment au
pied des montagnes, jusque dans le milieu des plus
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grands continens : ces feux des anciens volcans,
devenus plus tranquilles depuis la retraite des eaux,
suffisent néanmoins pour exciter de temps en temps des
mouvemens intérieurs et produire degères secousses,
dont les oscillations sont dirigées dans le sens des
cavités de la terre, et peut-être dans la direction
des eaux ou des veines des métaux, comme conducteurs
de cette électricité souterraine.
On pourra me demander encore, pourquoi tous les volcans
sont situés dans les montagnes ? Pourquoi paroissent-ils
être d' autant plus ardens que les montagnes sont
plus hautes ? Quelle est la cause qui a pu disposer ces
énormes cheminées dans l' intérieur des murs les plus
solides et les plus élevés du globe ? Si l' on a bien
compris ce que j' ai dit au sujet des inégalités
produites par le premier refroidissement, lorsque les
matières en fusion se sont consolidées, on sentira que
les chaînes des hautes montagnes nous représentent les
plus grandes boursoufflures qui se sont faites à la
surface du globe dans le temps qu' il a pris sa
consistance : la plupart des montagnes sont donc
situées sur des cavités, auxquelles aboutissent les
fentes perpendiculaires qui les tranchent du haut en
bas : ces cavernes et ces fentes contiennent des
matières qui s' enflamment par la seule effervescence,
ou qui sont allumées par les étincelles électriques de
la chaleur intérieure du globe. Dès que le feu
commence à se faire sentir, l' air attiré par la
rafaction en augmente la force et produit bientôt
un grand incendie, dont l' effet est de produire à son
tour les mouvemens et les orages
p140
intestins, les tonnerres souterrains et toutes les
impulsions, les bruits et les secousses qui précèdent
et accompagnent l' éruption des volcans. On doit donc
cesser d' être étonné que les volcans soient tous
situés dans les hautes montagnes, puisque ce sont les
seuls anciens endroits de la terre où les cavités
intérieures se soient maintenues, les seuls où ces
cavités communiquent de bas en haut, par des fentes
qui ne sont pas encore comblées, et enfin les seuls
l' espace vide étoit assez vaste pour contenir la
très-grande quantité de matières qui servent d' aliment
au feu des volcans permanens et encore subsistans. Au
reste, ils s' éteindront comme les autres dans la suite
des siècles ; leurs éruptions cesseront : oserai-je
me dire que les hommes pourroient y contribuer ? En
coûteroit-il autant pour couper la communication d' un
volcan avec la mer voisine, qu' il en a coûté pour
construire les pyramides d' égypte ? Ces monumens
inutiles d' une gloire fausse et vaine, nous apprennent
au moins qu' en employant les mes forces pour des
monumens de sagesse, nous pourrions faire de
très-grandes choses, et peut-être maîtriser la nature,
au point de faire cesser, ou du moins de diriger les
ravages du feu comme nous savons déjà par notre art,
diriger et rompre les efforts de l' eau.
Jusqu' au temps de l' action des volcans, il n' existoit
sur le globe que trois sortes de matières ; 1 les
vitrescibles produites par le feu primitif ; 2 les
calcaires formées par l' interde de l' eau ; 3 toutes
les substances produites par le détriment des
animaux et des végétaux ;
p141
mais le feu des volcans a donné naissance à des
matières d' une quatrième sorte qui souvent
participent de la nature des trois autres. La première
classe renferme non-seulement les matières premières
solides et vitrescibles dont la nature n' a point été
altérée, et qui forment le fond du globe, ainsi que le
noyau de toutes les montagnes primordiales, mais
encore les sables, les schistes, les ardoises, les
argiles et toutes les matières vitrescibles
décomposées et transportées par les eaux. La seconde
classe contient toutes les matières calcaires,
c' est-à-dire toutes les substances produites par les
coquillages et autres animaux de la mer ; elles
s' étendent sur des provinces entières et couvrent
me d' assez vastes contrées ; elles se trouvent aussi
à des profondeurs assez considérables, et elles
environnent les bases des montagnes les plus élevées
jusqu' à une très-grande hauteur. La troisième classe
comprend toutes les substances qui doivent leur
origine aux matières animales et végétales, et ces
substances sont en très-grand nombre ; leur quantité
paroît immense, car elles recouvrent toute la
superficie de la terre. Enfin la quatrième classe est
celle des matières soulevées et rejetées par les
volcans, dont quelques-unes paroissent être unlange
des premières, et d' autres, pures de tout mélange, ont
subi une seconde action du feu qui leur a donné un
nouveau caractère. Nous rapportons à ces quatre classes
toutes les substances minérales, parce qu' en les
examinant, on peut toujours reconnoître à laquelle de
ces classes elles appartiennent, et par conséquent
prononcer sur leur
p142
origine ; ce qui suffit pour nous indiquer à peu-près
le temps de leur formation ; car, comme nous venons de
l' exposer, il paroît clairement que toutes les
matières vitrescibles solides, et qui n' ont pas chan
de nature, ni de situation, ont été produites par le
feu primitif, et que leur formation appartient au
temps de notre seconde époque ; tandis que la formation
des matières calcaires, ainsi que celles des argiles,
des charbons, etc. N' a eu lieu que dans des temps
subséquens et doit être rapportée à notre troisième
époque. Et comme dans les matières rejetées par les
volcans, on trouve quelquefois des substances
calcaires et souvent des soufres et des bitumes, on
ne peut guère douter que la formation de ces substances
rejetées par les volcans, ne soit encore postérieure à
la formation de toutes ces matières et n' appartienne
à notre quatrième époque.
Quoique la quantité des matières rejetées par les
volcans soit très-petite en comparaison de la quantité
des matières calcaires, elles ne laissent pas
d' occuper d' assez grands espaces sur la surface des
terres situées aux environs de ces montagnes ardentes
et de celles dont les feux sont éteints et assoupis.
Par leurs éruptions réitérées, elles ont comblé les
vallées, couvert les plaines et même produit d' autres
montagnes. Ensuite, lorsque les éruptions ont cessé,
la plupart des volcans ont continde brûler, mais
d' un feu paisible et qui ne produit aucune explosion
violente, parce qu' étant éloignés des mers, il n' y a
plus de choc de l' eau contre le feu ; les matières
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en effervescence et les substances combustibles
anciennement enflammées continuent de brûler, et c' est
ce qui fait aujourd' hui la chaleur de toutes nos eaux
thermales ; elles passent sur les foyers de ce feu
souterrain et sortent très-chaudes du sein de la
terre ; il y a aussi quelques exemples de mines de
charbon qui brûlent de temps immorial, et qui se sont
allumées par la foudre souterraine ou par le feu
tranquille d' un volcan dont les éruptions ont cessé ;
ces eaux thermales et ces mines allumées se trouvent
souvent comme les volcans éteints dans les terres
éloignées de la mer.
La surface de la terre nous présente en mille endroits
les vestiges et les preuves de l' existence de ces
volcans éteints ; dans la France seule, nous
connoissons les vieux volcans de l' Auvergne, du
Vélai, du Vivarais, de la Provence et du
Languedoc. En Italie, presque toute la terre est
formée de débris de matières volcanisées, et il en est
de même de plusieurs autres contrées ; mais pour
unir les objets sous un point de vue général, et
concevoir nettement l' ordre des bouleversemens que les
volcans ont produits à la surface du globe, il faut
reprendre notre troisième époque à cette date où la
mer étoit universelle et couvroit toute la surface du
globe à l' exception des lieux éles sur lesquels
s' étoit fait le premier mélange des scories vitrées
de la masse terrestre avec les eaux ; c' est à cette
me date que les végétaux ont pris naissance et qu' ils
se sont multipliés sur les terres que la mer venoit
d' abandonner ; les volcans n' existoient
p144
pas encore, car les matières qui servent d' aliment à
leur feu, c' est-à-dire, les bitumes, les charbons de
terre, les pyrites etme les acides, ne pouvoient
s' être formés précédemment, puisque leur composition
suppose l' intermède de l' eau et la destruction des
gétaux.
Ainsi les premiers volcans ont existé dans les terres
élevées du milieu des continens, et à mesure que les
mers en s' abaissant se sont éloignées de leur pied,
leurs feux se sont assoupis et ont cessé de produire
ces éruptions violentes qui ne peuvent s' opérer que
par le conflit d' une grande masse d' eau contre un
grand volume de feu. Or il a fallu vingt mille ans
pour cet abaissement successif des mers et pour la
formation de toutes nos collines calcaires ; et comme
les amas des matières combustibles et mirales qui
servent d' aliment aux volcans n' ont pu se déposer que
successivement, et qu' il a dû s' écouler beaucoup de
temps avant qu' elles se soient mises en action, ce
n' est guère que sur la fin de cette période,
c' est-à-dire, à cinquante mille ans de la formation du
globe, que les volcans ont commencé à ravager la
terre ; comme les environs de tous les lieux
découverts étoient encore baignés des eaux, il y a eu
des volcans presque par-tout, et il s' est fait de
fréquentes et prodigieuses éruptions qui n' ont cessé
qu' après la retraite des mers ; mais cette retraite ne
pouvant se faire que par l' affaissement des
boursoufflures du globe, il est souvent arrivé que
l' eau venant à flots remplir la profondeur de ces
terres affaissées, elle a mis en action les volcans
sous-marins
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qui, par leur explosion, ont soulevé une partie de ces
terres nouvellement affaissées, et les ont quelquefois
poussées au-dessus du niveau de la mer, où elles ont
formé des îles nouvelles, comme nous l' avons vu dans
la petite île formée auprès de celle de Santorin ;
néanmoins ces effets sont rares, et l' action des
volcans sous-marins n' est ni permanente ni assez
puissante pour élever un grand espace de terre
au-dessus de la surface des mers : les volcans
terrestres, par la continuité de leurs éruptions, ont
au contraire couvert de leurs déblais tous les
terreins qui les environnoient ; ils ont, par le dépôt
successif de leurs laves formé de nouvelles couches ;
ces laves devenues fécondes avec le temps sont une
preuve invincible que la surface primitive de la terre,
d' abord en fusion, puis consolidée, a pu de même
devenir féconde : enfin les volcans ont aussi produit
ces mornes ou tertres qui se voient dans toutes
les montagnes à volcan, et ils ont élevé ces
remparts de basalte , qui servent de côtes aux mers
dont ils sont voisins. Ainsi après que l' eau, par des
mouvemens uniformes et constans, eut achevé la
construction horizontale des couches de la terre, le
feu des volcans, par des explosions subites, a
bouleversé, tranché et couvert plusieurs de ces
couches ; et l' on ne doit pas être étonné de voir
sortir du sein des volcans des matières de toute
espèce, des cendres, des pierres calcinées, des terres
brûlées, ni de trouver ces matières mélanes des
substances calcaires et vitrescibles dont ces mêmes
couches sont composées.
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Les tremblemens de terre ont dû se faire sentir
long-temps avant l' éruption des volcans : dès les
premiers momens de l' affaissement des cavernes, il
s' est fait de violentes secousses, qui ont produit
des effets tout aussi violens et bien plus étendus
que ceux des volcans. Pour s' en former l' idée,
supposons qu' une caverne soutenant un terrein de
cent lieues quarrées, ce qui ne feroit qu' une des
petites boursoufflures du globe, se soit tout-à-coup
écroulée, cet écroulement n' aura-t-il pas été
nécessairement suivi d' une commotion qui se sera
communiquée et fait sentir très-loin par un
tremblement plus ou moins violent ? Quoique cent
lieues quarrées ne fassent que la deux cents
soixante millième partie de la surface de la terre,
la chute de cette masse n' a pu manquer d' ébranler
toutes les terres adjacentes, et de faire peut-être
écrouler en même temps les cavernes voisines : il ne
s' est donc fait aucun affaissement un peu considérable
qui n' ait été accompagné de violentes secousses de
tremblement de terre, dont le mouvement s' est
communiqué par la force du ressort dont toute matière
est doe, et qui a dû se propager quelquefois
très-loin par les routes que peuvent offrir les vides
de la terre, dans lesquels les vents souterrains
excités par ces commotions, auront peut-être allu
les feux des volcans ; en sorte que d' une seule cause,
c' est-à-dire, de l' affaissement d' une caverne, il a
pu résulter plusieurs effets, tous grands, et la
plupart terribles. D' abord, l' abaissement de la mer,
forcée de courir à grands flots pour remplir
cette nouvelle profondeur,
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et laisser par conséquent à découvert de nouveaux
terreins : 2 l' ébranlement des terres voisines, par
la commotion de la chute des matières solides qui
formoient les voutes de la caverne ; et cet
ébranlement fait pencher les montagnes, les fend vers
leur sommet, et en détache des masses qui roulent
jusqu' à leur base : 3 le même mouvement produit par la
commotion, et propagé par les vents et les feux
souterrains, soulève au loin la terre et les eaux,
élève des tertres et des mornes, forme des gouffres et
des crevasses, change le cours des rivières, tarit les
anciennes sources, en produit de nouvelles, et ravage
en moins de temps que je ne puis le dire, tout ce qui
se trouve dans sa direction. Nous devons donc cesser
d' être surpris de voir en tant de lieux l' uniformité
de l' ouvrage horizontal des eauxtruite et tranchée
par des fentes inclies, des éboulemens irréguliers,
et souvent cachée par des déblais informes accumulés
sans ordre, non plus que de trouver de si grandes
contrées toutes recouvertes de matières rejetées par
les volcans : ce désordre causé par les tremblemens
de terre, ne fait néanmoins que masquer la nature aux
yeux de ceux qui ne la voient qu' en petit, et qui d' un
effet accidentel et particulier, font une cause
générale et constante. C' est l' eau seule qui, comme
cause générale et subséquente à celle du feu primitif,
a achevé de construire et de figurer la surface
actuelle de la terre ; et ce qui manque à l' uniformité
de cette construction universelle, n' est que l' effet
particulier de la cause accidentelle
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des tremblemens de terre et de l' action des volcans.
Or dans cette construction de la surface de la terre,
par le mouvement et le sédiment des eaux, il faut
distinguer deux périodes de temps : la première a
commenaprès l' établissement de la mer universelle,
c' est-à-dire, après la dépuration parfaite de
l' atmosphère, par la chute des eaux et de toutes les
matières volatiles que l' ardeur du globe y tenoit
reléguées : cette période a duré autant qu' il étoit
nécessaire pour multiplier les coquillages, au point
de remplir de leurs dépouilles toutes nos collines
calcaires ; autant qu' il étoit nécessaire pour
multiplier les végétaux, et pour former de leurs
débris toutes nos mines de charbon ; enfin autant qu' il
étoit nécessaire pour convertir les scories du verre
primitif en argiles, et former les acides, les sels,
les pyrites, etc. Tous ces premiers et grands effets
ont été produits ensemble dans les temps qui se sont
écoulés depuis l' établissement des eaux jusqu' à leur
abaissement. Ensuite a commencé la seconde période.
Cette retraite des eaux ne s' est pas faite tout-à-coup,
mais par une longue succession de temps, dans laquelle
il faut encore saisir des points différens. Les
montagnes composées de pierres calcaires ont
certainement été construites dans cette mer ancienne,
dont les différens courans les ont tout aussi
certainement figurées par angles correspondans. Or
l' inspection attentive des côtes de nos vallées nous
démontre que le travail particulier des courans a été
postérieur à l' ouvrage général de la mer . Ce fait,
qu' on n' a pas même soupçonné,
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est trop important pour ne le pas appuyer de tout
ce qui peut le rendre sensible à tous les yeux.
Prenons pour exemple la plus haute montagne calcaire
de la France ; celle de Langres, qui s' élève
au-dessus de toutes les terres de la Champagne,
s' étend en Bourgogne jusqu' à Montbard, et même
jusqu' à Tonnerre, et qui dans la direction opposée,
domine de même sur les terres de la Lorraine et de la
Franche-Comté. Ce cordon continu de la montagne de
Langres qui, depuis les sources de la Seine jusqu' à
celles de la Saône, a plus de quarante lieues en
longueur, est entièrement calcaire, c' est-à-dire,
entièrement composé des productions de la mer ; et
c' est par cette raison que je l' ai choisi pour nous
servir d' exemple. Le point le plus élevé de cette
chaîne de montagnes est très-voisin de la ville de
Langres, et l' on voit que, d' unté, cette même
chaîne verse ses eaux dans l' océan par la Meuse, la
Marne, la Seine, etc. Et que de l' autre côté, elle
les verse dans la Méditerranée par les rivières qui
aboutissent à la Saône. Le point est situé
Langres se trouve à peu-près au milieu de cette
longueur de quarante lieues, et les collines vont en
s' abaissant à peu-près également vers les sources
de la Seine et vers celles de la Saône : enfin ces
collines, qui forment les extrémités de cette chaîne
de montagnes calcaires, aboutissent également à des
contrées de matières vitrescibles ; savoir, au-delà de
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l' Armanson près de Sémur, d' une part ; et au-de
des sources de la Saône et de la petite rivière du
Conay, de l' autre part.
En considérant les vallons voisins de ces montagnes,
nous reconnoîtrons que le point de Langres étant le
plus éle, il a été découvert le premier dans le temps
que les eaux se sont abaissées : auparavant, ce sommet
étoit recouvert comme tout le reste par les eaux,
puisqu' il est composé de matières calcaires ; mais au
moment qu' il a été découvert, la mer ne pouvant plus
le surmonter, tous ses mouvemens se sont réduits à
battre ce sommet des deux côtés, et par conséquent à
creuser par des courans constans les vallons et les
vallées qui suivent aujourd' hui les ruisseaux et les
rivières qui coulent des deux côtés de ces montagnes :
la preuve évidente que les vallées ont toutes été
creusées par des courans réguliers et constans, c' est
que leurs angles saillans correspondent par-tout à des
angles rentrans : seulement on observe que les eaux
ayant suivi les pentes les plus rapides, et n' ayant
entamé d' abord que les terreins les moins solides et
les plus aisés à diviser, il se trouve souvent une
différence remarquable entre les deuxteaux qui
bordent la vallée. On voit quelquefois un escarpement
considérable et des rochers à pic d' un côté, tandis
que de l' autre, les bancs de pierre sont couverts
de terres en pente douce ; et cela est arrivé
nécessairement toutes les fois que la force du courant
s' est portée plus d' unté que de l' autre, et aussi
toutes
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les fois qu' il aura été troublé ou secondé par un autre
courant.
Si l' on suit le cours d' une rivre ou d' un ruisseau
voisin des montagnes d' où descendent leurs sources, on
reconnoîtra aisément la figure et même la nature des
terres qui forment les côteaux de la vallée. Dans les
endroits où elle est étroite, la direction de la
rivière et l' angle de son cours indiquent au premier
coup d' oeil le côté vers lequel se doivent porter ses
eaux, et par conséquent le côté où le terrein doit se
trouver en plaine, tandis que de l' autre côté il
continuera d' être en montagne. Lorsque la vallée est
large, ce jugement est plus difficile, cependant on
peut, en observant la direction de la rivière, deviner
assez juste de quel côté les terreins s' élargiront ou
se rétréciront. Ce que nos rivières font en petit
aujourd' hui, les courans de la mer l' ont autrefois fait
en grand ; ils ont creusé tous nos vallons, ils les
ont tranchés des deux côtés, mais en transportant ces
déblais, ils ont souvent formé des escarpemens d' une
part et des plaines de l' autre. On doit aussi
remarquer que dans le voisinage du sommet de ces
montagnes calcaires, et particulièrement dans le
sommet de Langres, les vallons commencent par une
profondeur circulaire, et que de-là ils vont toujours
en s' élargissant à mesure qu' ils s' éloignent du lieu
de leur naissance ; les vallons paroissent aussi plus
profonds à ce point où ils commencent et semblent aller
toujours en diminuant de profondeur à mesure qu' ils
s' élargissent et qu' ils s' éloignent de ce point ;
mais c' est
p152
une apparence plutôt qu' une réalité, car dans l' origine
la portion du vallon la plus voisine du sommet a été la
plus étroite et la moins profonde ; le mouvement des
eaux a commencé par y former une ravine qui s' est
élargie et creusée peu-à-peu ; les déblais ayant é
transportés et entraînés par le courant des eaux dans
la portion inférieure de la vallée, ils en auront
comblé le fond, et c' est par cette raison que les
vallons paroissent plus profonds à leur naissance que
dans le reste de leur cours, et que les grandes vallées
semblent être moins profondes à mesure qu' elles
s' éloignent davantage du sommet auquel leurs rameaux
aboutissent ; car l' on peut considérer une grande
vallée comme un tronc qui jette des branches par
d' autres vallées, lesquelles jettent des rameaux par
d' autres petits vallons qui s' étendent et remontent
jusqu' au sommet auquel ils aboutissent.
En suivant cet objet dans l' exemple que nous venons
de présenter, si l' on prend ensemble tous les terreins
qui versent leurs eaux dans la Seine, ce vaste espace
formera une vallée du premier ordre, c' est-à-dire, de
la plus grande étendue ; ensuite si nous ne prenons
que les terreins qui portent leurs eaux à la rivière
d' Yonne, cet espace sera une vallée du second ordre,
et continuant à remonter vers le sommet de la chaîne
des montagnes, les terreins qui versent leurs eaux
dans l' Armançon, le Serin et la Cure formeront des
vallées du troisième ordre, et ensuite la Brenne, qui
tombe dans l' Armançon, sera une vallée du quatrième
ordre, et enfin l' Oze et
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l' Ozerain, qui tombent dans la Brenne, et dont les
sources sont voisines de celles de la Seine, forment
des vallées du cinquième ordre. Deme si nous
prenons les terreins qui portent leurs eaux à la
Marne, cet espace sera une vallée du second ordre ; et
continuant à remonter vers le sommet de la chaîne des
montagnes de Langres, si nous ne prenons que les
terreins dont les eaux s' écoulent dans la rivière de
Rognon, ce sera une vallée du troisième ordre ;
enfin les terreins qui versent leurs eaux dans les
ruisseaux de Bussière et d' Orguevaux, forment des
vallées du quatrième ordre.
Cette disposition est générale dans tous les continens
terrestres. à mesure que l' on remonte et qu' on
s' approche du sommet des chaînes de montagnes, on voit
évidemment que les vallées sont plus étroites ; mais,
quoiqu' elles paroissent aussi plus profondes, il est
certain néanmoins que l' ancien fond des vallées
inférieures étoit beaucoup plus bas autrefois que ne
l' est actuellement celui des vallons supérieurs. Nous
avons dit que dans la vallée de la Seine à Paris,
l' on a trouvé des bois travaillés de main-d' homme à
soixante-quinze pieds de profondeur ; le premier fond
de cette vallée étoit donc autrefois bien plus bas
qu' il ne l' est aujourd' hui, car au-dessous de ces
soixante-quinze pieds on doit encore trouver les
déblais pierreux et terrestres entraînés par les
courans depuis le sommet général des montagnes, tant
par les vallées de la Seine que par celles de la
Marne, de l' Yonne et de
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toutes les rivières qu' elles reçoivent. Au contraire,
lorsque l' on creuse dans les petits vallons voisins du
sommetnéral, on ne trouve aucun déblais, mais des
bancs solides de pierre calcaire posée par lits
horizontaux, et des argiles au-dessous à une
profondeur plus ou moins grande. J' ai vu dans une
gorge assez voisine de la crête de ce long cordon de
la montagne de Langres, un puits de deux cents pieds
de profondeur creusé dans la pierre calcaire avant de
trouver l' argile.
Le premier fond des grandes vallées formées par le
feu primitif ou même par les courans de la mer a donc
été recouvert et élevé successivement de tout le
volume des déblais entraînés par le courant à mesure
qu' il déchiroit les terreins supérieurs ; le fond de
ceux-ci est demeuré presque nu, tandis que celui des
vallées inférieures a été chargé de toute la matière
que les autres ont perdue ; de sorte que quand on ne
voit que superficiellement la surface de nos
continens, on tombe dans l' erreur en la divisant en
bandes sablonneuses, marneuses, schisteuses, etc ;
car toutes ces bandes ne sont que des blais
superficiels qui ne prouvent rien et qui ne font,
comme je l' ai dit, que masquer la nature et nous
tromper sur la vraie théorie de la terre. Dans les
vallons surieurs, on ne trouve d' autres déblais
que ceux qui sont descendus long-temps après la
retraite des mers par l' effet des eaux
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pluviales, et cesblais ont formé les petites
couches de terre qui recouvrent actuellement le fond
et les côteaux de ces vallons. Ce même effet a eu
lieu dans les grandes vallées ; mais avec cette
différence que dans les petits vallons, les terres,
les graviers et les autres trimens amenés par les
eaux pluviales et par les ruisseaux, se sont déposés
immédiatement sur un fond nu et balayé par les
courans de la mer, au lieu que dans les grandes
vallées, ces mes trimens amenés par les eaux
pluviales n' ont pu que se superposer sur les couches
beaucoup plus épaisses des déblais entraînés et
déposés précédemment par ces mêmes courans : c' est
par cette raison que, dans toutes les plaines et les
grandes vallées, nos observateurs croient trouver la
nature en désordre, parce qu' ils y voient les
matières calcaires mélangées avec les matières
vitrescibles, etc. Mais n' est-ce pas vouloir juger
d' un timent par les gravois, ou de toute autre
construction par les recoupes des matériaux ?
Ainsi, sans nous arrêter sur ces petites et fausses
vues, suivons notre objet dans l' exemple que nous
avons donné.
Les trois grands courans qui se sont formés au-dessous
des sommets de la montagne de Langres, nous sont
aujourd' hui représentés par les vallées de la Meuse,
de la Marne et de la Vingeanne. Si nous examinons
ces terreins en détail, nous observerons que les
sources
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de la Meuse sortent en partie des marécages du
Bassigny, et d' autres petites vallées très-étroites
et très-escarpées ; que la Mance et la Vingeanne,
qui toutes deux se jettent dans la Saône, sortent
aussi de vallées très-étroites de l' autre côté du
sommet ; que la vallée de la Marne sous Langres
a environ cent toises de profondeur ; que dans tous
ces premiers vallons, les teaux sont voisins et
escarpés ; que dans les vallées inférieures, et à
mesure que les courans se sont éloignés du sommet
général et commun, ils se sont étendus en largeur,
et ont par conséquent élargi les vallées, dont les
tes sont aussi moins escarpées, parce que le
mouvement des eaux y étoit plus libre et moins rapide
que dans les vallons étroits des terreins voisins du
sommet.
L' on doit encore remarquer que la direction des
courans a varié dans leur cours, et que la déclinaison
des côteaux a changé par la même cause. Les courans
dont la pente étoit vers le midi, et qui nous sont
représentés par les vallons de la Tille, de la
Venelle, de la Vingeanne, du Saulon et de la
Mance, ont agi plus fortement contre les côteaux
tournés vers le sommet de Langres, et à l' aspect du
nord. Les courans au contraire dont la pente étoit
vers le nord, et qui nous sont représentés par les
vallons de l' Aujon, de la Suize, de la Marne et
du Rognon, ainsi que par ceux de la Meuse, ont plus
fortement agi contre les côteaux qui sont tournés vers
ce me sommet de Langres, et qui se trouvent à
l' aspect du midi.
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Il y avoit donc, lorsque les eaux ont laissé le sommet
de Langres à découvert, une mer dont les mouvemens
et les courans étoient dirigés vers le nord, et de
l' autre côté de ce sommet, une autre mer, dont les
mouvemens étoient dirigés vers le midi ; ces deux
mers battoient les deux flancs opposés de cette chaîne
de montagnes, comme l' on voit dans la mer actuelle les
eaux battre les deux flancs opposés d' une longue île
ou d' un promontoire avancé : il n' est donc pas
étonnant que tous les côteaux escarpés de ces vallons
se trouvent également des deux côtés de ce sommet
général des montagnes ; ce n' est que l' effet
nécessaire d' une cause très-évidente.
Si l' on considère le terrein qui environne l' une des
sources de la Marne près de Langres, on reconnoîtra
qu' elle sort d' un demi-cercle coupé presque à plomb ;
et en examinant les lits de pierre de cette espèce
d' amphithéâtre, on se montrera que ceux des deux
tés et ceux du fond de l' arc de cercle qu' il psente,
étoient autrefois continus et ne faisoient qu' une
seule masse, que les eaux ont détruite dans la partie
qui forme aujourd' hui ce demi-cercle. On verra la
me chose à l' origine des deux autres sources de la
Marne ; savoir, dans le vallon de Balesme et dans
celui de Saint-Maurice, tout ce terrein étoit
continu avant l' abaissement de la mer : et cette
espèce de promontoire, à l' extrémité duquel la ville
de Langres est située, étoit dans ce même temps
continu, non-seulement avec ces premiers terreins,
mais avec ceux de Breuvone, de Peigney, de
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Noidan-Le-Rocheux, etc. Il est aisé de se
convaincre par ses yeux, que la continuité de ces
terreins n' a été détruite que par le mouvement et
l' action des eaux.
Dans cette chaîne de la montagne de Langres, on
trouve plusieurs collines isolées, les unes en forme
de cônes tronqués, comme celle de Montsaugeon ; les
autres en forme elliptique, comme celles de Montbard,
de Montréal ; et d' autres tout aussi remarquables,
autour des sources de la Meuse, vers Clémont et
Montigny-Le-Roi, qui est sitsur un monticule,
adhérent au continent par une langue de terre
très-étroite. On voit encore une de ces collines
isolées à Andilly, une autre auprès d' Heuilly-Coton,
etc. Nous devons observer qu' en géral ces collines
calcaires isolées sont moins hautes que celles qui les
environnent, et desquelles ces collines sont
actuellement séparées, parce que le courant remplissant
toute la largeur du vallon, passoit par-dessus ces
collines isolées avec un mouvement direct, et les
détruisoit par le sommet ; tandis qu' il ne faisoit que
baigner le terrein des teaux du vallon, et ne les
attaquoit que par un mouvement oblique ; en sorte que
les montagnes qui bordent les vallons sont demeurées
plus élevées que les collines isolées qui se trouvent
entre-deux. à Montbard, par exemple, la hauteur de
la colline isolée au-dessus de laquelle sont situés
les murs de l' ancien château, n' est que de cent
quarante pieds ; tandis que les montagnes qui
bordent le vallon des deux côtés, au nord et au midi,
en ont plus de trois cents cinquante ; et il en est
de même
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des autres collines calcaires que nous venons de
citer : toutes celles qui sont isolées sont enme
temps moins élevées que les autres, parce qu' étant
au milieu du vallon et au fil de l' eau, elles ont
été minées sur leurs sommets par le courant, toujours
plus violent et plus rapide dans le milieu que vers
les bords de son cours.
Lorsqu' on regarde ces escarpemens, souvent élevés
à pic à plusieurs toises de hauteur ; lorsqu' on les
voit composés du haut en bas de bancs de pierres
calcaires très-massives et fort dures, on est
émerveillé du temps prodigieux qu' il faut supposer
pour que les eaux aient ouvert et creusé ces énormes
tranchées ; mais deux circonstances ont concouru à
l' accélération de ce grand ouvrage : l' une de ces
circonstances est que dans toutes les collines et
montagnes calcaires, les lits supérieurs sont les
moins compactes et les plus tendres, en sorte que
les eaux ont aisément entamé la superficie du terrein
et formé la première ravine qui a dirigé leur cours :
la seconde circonstance est que, quoique ces bancs de
matière calcaire se soient formés et même séchés et
pétrifiés sous les eaux de la mer, il est néanmoins
très-certain qu' ils n' étoient d' abord que des
dimens superpos de matières molles, lesquelles
n' ont acquis de la dureté que successivement par
l' action de la gravité sur la masse totale, et par
l' exercice de la force d' affinité de leurs parties
constituantes. Nous sommes donc assurés que ces
matières n' avoient pas acquis toute la solidité et
la dureté que nous leur voyons aujourd' hui, et que dans
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ce temps de l' action des courans de la mer, elles
devoient lui céder avec moins de résistance. Cette
considération diminue l' énormité de la due du temps
de ce travail des eaux, et explique d' autant mieux
la correspondance des angles saillans et rentrans des
collines, qui ressemble parfaitement à la
correspondance des bords de nos rivières dans tous
les terreins aisés à diviser.
C' est pour la construction me de ces terreins
calcaires et non pour leur division, qu' il est
nécessaire d' admettre une très-longue période de
temps ; en sorte que dans les vingt mille ans, j' en
prendrois au moins les trois premiers quarts pour la
multiplication des coquillages, le transport de leurs
dépouilles et la composition des masses qui les
renferment, et le dernier quart pour la division et
pour la configuration de ces mêmes terreins
calcaires : il a fallu vingt mille ans pour la
retraite des eaux, qui d' abord étoient élevées de deux
mille toises au-dessus du niveau de nos mers
actuelles ; et ce n' est que vers la fin de cette
longue marche en retraite que nos vallons ont été
creusés, nos plaines établies et nos collines
découvertes : pendant tout ce temps le globe n' étoit
peuplé que de poissons et d' animaux à coquilles, les
sommets des montagnes, et quelques terres élevées
que les eaux n' avoient pas surmontés, ou qu' elles
avoient abandonnés les premiers, étoient aussi
couverts de végétaux ; car leurs détrimens en volume
immense, ont formé les veines de charbon, dans le
me temps que les dépouilles des coquillages ont
formé les lits de nos
p161
pierres calcaires. Il est donc montré par
l' inspection attentive de ces monumens authentiques de
la nature ; savoir, les coquilles dans les marbres,
les poissons dans les ardoises, et les vétaux dans
les mines de charbon, que tous ces êtres organisés
ont existé long-temps avant les animaux terrestres ;
d' autant qu' on ne trouve aucun indice, aucun vestige
de l' existence de ceux-ci dans toutes ces couches
anciennes qui se sont formées par le sédiment des
eaux de la mer. On n' a trouvé les os, les dents, les
défenses des animaux terrestres que dans les couches
superficielles, ou bien dans ces vallées et dans ces
plaines dont nous avons parlé, qui ont été comblées de
déblais entraînés des lieux surieurs par les eaux
courantes : il y a seulement quelques exemples
d' ossemens trouvés dans des cavités sous des rochers,
près des bords de la mer, et dans des terreins bas ;
mais ces rochers sous lesquels gissoient ces ossemens
d' animaux terrestres, sont eux-mêmes de nouvelle
formation, ainsi que toutes les carrières calcaires en
pays-bas, qui ne sont formées que destrimens des
anciennes couches de pierre, toutes situées au-dessus
de ces nouvelles carrières ; et c' est par cette raison
que je les ai désignées par le nom de carrières
parasites , parce qu' elles se forment en effet
aux dépens des premières.
Notre globe, pendant trente-cinq mille ans, n' a donc
été qu' une masse de chaleur et de feu, dont aucun être
sensible ne pouvoit approcher ; ensuite pendant quinze
ou vingt mille ans sa surface n' étoit qu' une mer
universelle ;
p162
il a fallu cette longue succession de siècles pour le
refroidissement de la terre et pour la retraite des
eaux, et ce n' est qu' à la fin de cette seconde période
que la surface de nos continens a été figurée.
Mais ces derniers effets de l' action des courans de la
mer ont été précédés de quelques autres effets encore
plusnéraux, lesquels ont infl sur quelques traits
de la face entière de la terre. Nous avons dit que les
eaux venant en plus grande quantité dule austral,
avoient aiguisé toutes les pointes des continens ; mais
après la chute complette des eaux, lorsque la mer
universelle eut pris son équilibre, le mouvement du
midi au nord cessa, et la mer n' eut plus à obéir qu' à
la puissance constante de la lune qui, se combinant
avec celle du soleil, produisit les marées et le
mouvement constant d' orient en occident ; les eaux,
dans leur premier avènement, avoient d' abord été
dirigées des pôles vers l' équateur, parce que les
parties polaires plus refroidies que le reste du globe
les avoient reçues les premières ; ensuite elles ont
gagné successivement les régions de l' équateur ; et
lorsque ces régions ont été couvertes comme toutes les
autres par les eaux, le mouvement d' orient en occident
s' est dès-lors établi pour jamais ; car non-seulement
il s' est maintenu pendant cette longue période de la
retraite des mers, mais il se maintient encore
aujourd' hui. Or ce mouvement général de la mer
d' orient en occident a produit sur la surface de la
masse terrestre un effet tout aussi géral, c' est
d' avoir escarpé
p163
toutes les côtes occidentales des continens terrestres
et d' avoir en même temps laissé tous les terreins en
pente douce du côté de l' orient.
à mesure que les mers s' abaissoient et découvroient
les pointes les plus élevées des continens, ces
sommets, comme autant de soupiraux qu' on viendroit de
déboucher, commencèrent à laisser exhaler les nouveaux
feux produits dans l' intérieur de la terre par
l' effervescence des matières qui servent d' aliment aux
volcans. Le domaine de la terre, sur la fin de cette
seconde période de vingt mille ans, étoit partagé
entre le feu et l' eau ; égalementchirée et dévorée
par la fureur de ces deux élémens, il n' y avoit nulle
part ni sûreté ni repos ; mais heureusement ces
anciennes scènes, les plus épouvantables de la nature,
n' ont point eu de spectateurs, et ce n' est qu' après
cette seconde période entièrement révolue que l' on
peut dater la naissance des animaux terrestres ; les
eaux étoient alors retirées, puisque les deux grands
continens étoient unis vers le nord et également
peuplés d' éléphans : le nombre des volcans étoit aussi
beaucoup diminué, parce que leurs éruptions ne
pouvant s' opérer que par le conflict de l' eau et du
feu, elles avoient cessé dès que la mer en s' abaissant
s' en étoit éloignée. Qu' on se représente encore
l' aspect qu' offroit la terre immédiatement après cette
seconde période, c' est-à-dire, à cinquante-cinq ou
soixante mille ans de sa formation. Dans toutes les
parties basses, des mares profondes, des courans
rapides et des tournoiemens d' eau ; des tremblemens
p164
de terre presque continuels, produits par
l' affaissement des cavernes et par les fréquentes
explosions des volcans, tant sous mer que sur terre ;
des orages généraux et particuliers ; des tourbillons
de fumée et des tempêtes excitées par les violentes
secousses de la terre et de la mer ; des inondations,
des débordemens ; des déluges occasionnés par ces
mes commotions ; des fleuves de verre fondu, de
bitume et de soufre ravageant les montagnes et venant
dans les plaines empoisonner les eaux ; le soleil même
presque toujours offusqué non-seulement par des
nuages aqueux, mais par des masses épaisses de cendres
et de pierres poussées par les volcans, et nous
remercierons le créateur de n' avoir pas rendu l' homme
témoin de ces scènes effrayantes et terribles, qui ont
précédé, et pour ainsi dire annoncé la naissance de
la nature intelligente et sensible.
CINQUIEME EPOQUE
p165
lorsque les éléphans et les autres
animaux du midi ont habité les terres
du nord.
tout ce qui existe aujourd' hui dans la nature vivante
a pu exister de mêmes que la température de la terre
s' est trouvée la même. Or les contrées septentrionales
du globe ont joui pendant long-temps du même degré de
chaleur dont jouissent aujourd' hui les terres
ridionales ; et dans le temps où ces contrées du
nord jouissoient de cette température, les terres
avancées vers le midi étoient encore brûlantes et sont
demeurées désertes pendant un long espace de temps. Il
semble même que lamoire s' en soit conservée par la
tradition, car les anciens étoient persuadés que les
terres de la zone torride étoient inhabitées ; elles
étoient en effet encore inhabitables long-temps après
la population des terres du nord ; car, en supposant
trente-cinq mille ans pour le temps nécessaire au
refroidissement de la terre sous les pôles seulement
au point d' en pouvoir toucher la surface sans se
brûler, et vingt ou vingt-cinq mille ans de plus, tant
pour la retraite des mers que pour l' attiédissement
nécessaire à l' existence des êtres aussi sensibles que
le sont les animaux terrestres, on sentira bien qu' il
p166
faut compter quelques milliers d' années de plus pour
le refroidissement du globe à l' équateur, tant à cause
de la plus grande épaisseur de la terre que de
l' accession de la chaleur solaire qui est considérable
sur l' équateur et presque nulle sous le pôle.
Et quand même ces deux causes réunies ne seroient pas
suffisantes pour produire une si grande différence de
temps entre ces deux populations, l' on doit considérer
que l' équateur a ru les eaux de l' atmosphère bien
plus tard que les pôles, et que par conséquent cette
cause secondaire du refroidissement agissant plus
promptement et plus puissamment que les deux premres
causes, la chaleur des terres du nord se sera
considérablement attiédie par la recette des eaux,
tandis que la chaleur des terres ridionales se
maintenoit et ne pouvoit diminuer que par sa propre
déperdition. Et quand même on m' objecteroit que la
chute des eaux, soit sur l' équateur, soit sur les
les, n' étant que la suite du refroidissement à un
certain degré de chacune de ces deux parties du
globe, elle n' a eu lieu dans l' une et dans l' autre
que quand la température de la terre et celle des
eaux tombantes ont été respectivement les mêmes, et
que par conséquent cette chute d' eau n' a pas autant
contribué que je le dis à accélérer le refroidissement
sous le pôle plus que sous l' équateur, on sera forcé
de convenir que les vapeurs, et par conséquent les
eaux tombantes sur l' équateur, avoient plus de chaleur
à cause de l' action du soleil, et que par cette
raison elles
p167
ont refroidi plus lentement les terres de la zone
torride, en sorte que j' admettrois au moins neuf à
dix mille ans entre le temps de la naissance des
éléphans dans les contrées septentrionales et le
temps où ils se sont retirés jusqu' aux contrées les
plus méridionales ; car le froid ne venoit et ne vient
encore que d' en haut ; les pluies continuelles qui
tomboient sur les parties polaires du globe en
accéléroient incessamment le refroidissement, tandis
qu' aucune cause extérieure ne contribuoit à celui des
parties de l' équateur. Or cette cause qui nous paroît
si sensible par les neiges de nos hivers et les grêles
de notre été, ce froid qui des hautes régions de l' air
nous arrive par intervalles, tomboit à plomb et sans
interruption sur les terres septentrionales, et les a
refroidies bien plus promptement que n' ont pu se
refroidir les terres de l' équateur, sur lesquelles ces
ministres du froid, l' eau, la neige et la gle, ne
pouvoient agir ni tomber. D' ailleurs nous devons
faire entrer ici une considération très-importante
sur les limites qui bornent la durée de la nature
vivante ; nous en avons établi le premier terme
possible à trente-cinq mille ans de la formation du
globe terrestre, et le dernier terme à
quatre-vingt-treize mille ans à dater de ce jour, ce
qui fait cent trente-deux mille ans pour la durée
absolue de cette belle nature. Voilà les limites les
plus éloignées et la plus grande étendue de durée
que nous ayons donnée, d' après
p168
nos hypothèses, à la vie de la nature sensible ; cette
vie aura pu commencer à trente-cinq ou trente-six
mille ans, parce qu' alors le globe étoit assez refroidi
à ses parties polaires pour qu' on pût le toucher sans
se brûler, et elle pourra ne finir que dans
quatre-vingt-treize mille ans, lorsque le globe sera
plus froid que la glace. Mais entre ces deux limites si
éloignées, il faut en admettre d' autres plus
rapprochées ; les eaux et toutes les matières qui
sont tombées de l' atmosphère n' ont cessé d' être dans un
état d' ébullition qu' au moment où l' on pouvoit les
toucher sans se bler ; ce n' est donc que long-temps
après cette période de trente-six mille ans que les
êtres doués d' une sensibilité pareille à celle que nous
leur connoissons, ont pu naître et subsister ; car si
la terre, l' air et l' eau prenoient tout-à-coup ce deg
de chaleur qui ne nous permettroit de pouvoir les
toucher sans en être vivement offensés, y auroit-il un
seul des êtres actuels capables de résister à cette
chaleur mortelle, puisqu' elle excéderoit de beaucoup
la chaleur vitale de leur corps ? Il a pu exister
alors des végétaux, des coquillages et des poissons
d' une nature moins sensible à la chaleur dont les
espèces ont été anéanties par le refroidissement dans
les âges subséquens, et ce sont ceux dont nous trouvons
les pouilles et les détrimens dans les mines de
charbon, dans les ardoises, dans les schistes et dans
les couches d' argile, aussi-bien que dans les bancs de
marbres et des autres matières calcaires ; mais toutes
les espèces plus sensibles et particulièrement les
animaux terrestres n' ont
p169
pu naître et se multiplier que dans des temps
postérieurs et plus voisins dutre.
Et dans quelle contrée du nord les premiers animaux
terrestres auront-ils pris naissance ? N' est-il pas
probable que c' est dans les terres les plus élevées,
puisqu' elles ont été refroidies avant les autres ? Et
n' est-il pas également probable que les éléphans et
les autres animaux actuellement habitant les terres du
midi, sonts les premiers de tous, et qu' ils ont
occupé ces terres du nord pendant quelques milliers
d' années, et long-temps avant la naissance des rennes
qui habitent aujourd' hui ces mêmes terres du nord ?
Dans ce temps, qui n' est guère éloigdutre que de
quinze mille ans, les éléphans, les rhinocéros, les
hippopotames, et probablement toutes les espèces qui ne
peuvent se multiplier actuellement que sous la zone
torride, vivoient donc et se multiplioient dans les
terres du nord, dont la chaleur étoit aume degré,
et par conséquent tout aussi convenable à leur nature ;
ils y étoient en grand nombre, ils y ont séjourné
long-temps ; la quantité d' ivoire et de leurs autres
dépouilles que l' on a découvertes et que l' on découvre
tous les jours dans ces contrées septentrionales, nous
démontre évidemment quelles ont été leur patrie, leur
pays natal et certainement la première terre qu' ils
aient occupée ; mais de plus ils ont existé en même
temps dans les contrées septentrionales de l' Europe,
de l' Asie et de l' Arique ; ce qui nous fait
connoître que les deux continens étoient alors
p170
contigus, et qu' ils n' ont été séparés que dans des
temps subséquens. J' ai dit que nous avions au cabinet
du roi des défenses d' éléphans trouvées en Russie et
en Sibérie, et d' autres qui ont été trouvées au
Canada, près de la rivière d' Ohio. Les grosses dents
molaires de l' hippopotame et de l' énorme animal dont
l' espèce est perdue, nous sont arrivées du Canada, et
d' autres toutes semblables sont venues de Tartarie et
de Sibérie. On ne peut donc pas douter que ces
animaux qui n' habitent aujourd' hui que les terres du
midi de notre continent, n' existassent aussi dans les
terres septentrionales de l' autre et dans leme
temps, car la terre étoit également chaude ou refroidie
au même degré dans tous deux. Et ce n' est pas seulement
dans les terres du nord qu' on a trouvé ces pouilles
d' animaux du midi, mais elles se trouvent encore dans
tous les pays tempérés, en France, en Allemagne, en
Italie, en Angleterre, etc. Nous avons sur cela des
monumens authentiques, c' est-à-dire, des défenses
d' éléphans et d' autres ossemens de ces animaux trouvés
dans plusieurs provinces de l' Europe.
Dans les temps précédens, ces mes terres
septentrionales étoient recouvertes par les eaux de la
mer, lesquelles par leur mouvement, y ont produit les
mes effets que par-tout ailleurs : elles en ont
figuré les collines, elles les ont composées de
couches horizontales, elles ont déposé les argiles et
les matières calcaires en forme de sédiment ; car on
trouve dans ces terres du nord, comme dans nos
contrées, les coquillages et les
p171
débris des autres productions marines enfouies à
d' assez grandes profondeurs dans l' intérieur de la
terre ; tandis que ce n' est pour ainsi dire qu' à sa
superficie, c' est-à-dire, à quelques pieds de
profondeur, que l' on trouve les squelettes d' éléphans,
de rhinocéros et les autres dépouilles des animaux
terrestres.
Il paroît même que ces premiers animaux terrestres
étoient, comme les premiers animaux marins, plus
grands qu' ils ne le sont aujourd' hui. Nous avons par
de ces énormes dents carrées à pointes mousses, qui
ont appartenu à un animal plus grand que l' éléphant, et
dont l' espèce ne subsiste plus : nous avons indiqué ces
coquillages en volutes, qui ont jusqu' à huit pieds de
diatre sur un pied d' épaisseur ; et nous avons vu de
me des défenses, des dents, des omoplattes, des
fémurs d' éléphans d' une taille supérieure à celle des
éléphans actuellement existans. Nous avons reconnu par
la comparaison imdiate des dents mâchelières des
hippopotames d' aujourd' hui avec les grosses dents qui
nous sont venues de la Sibérie et du Canada, que les
anciens hippopotames auxquels ces grosses dents ont
autrefois appartenu, étoient au moins quatre fois plus
volumineux que ne le sont les hippopotames actuellement
existans. Ces grands ossemens et ces énormes dents sont
des témoins subsistans de la grande force de la nature
dans ces premiers âges : mais pour ne pas perdre de vue
notre objet principal, suivons nos éléphans dans leur
marche progressive du nord au midi.
p172
Nous ne pouvons douter qu' après avoir occu les
parties septentrionales de la Russie et de la
Sibérie jusqu' au 60 e degré, l' on a trouvé leurs
dépouilles en grande quantité, ils n' aient ensuite
gagné les terres moins septentrionales ; puisqu' on
trouve encore de ces mêmes dépouilles en Moscovie,
en Pologne, en Allemagne, en Angleterre, en
France, en Italie ; en sorte qu' à mesure que les
terres du nord se refroidissoient, ces animaux
cherchoient des terres plus chaudes ; et il est clair
que tous les climats, depuis le nord jusqu' à
l' équateur, ont successivement joui du degré de
chaleur convenable à leur nature : ainsi, quoique de
moire d' homme l' espèce de l' éléphant ne paroisse
avoir occupé que les climats actuellement les plus
chauds dans notre continent, c' est-à-dire, les terres
qui s' étendent à peu-près à 20 degrés des deux côtés
de l' équateur, et qu' ils y paroissent confinés depuis
plusieurs siècles, les monumens de leurs dépouilles
trouvées dans toutes les parties tempérées de ce même
continent, démontrent qu' ils ont aussi habité pendant
autant de siècles, les différens climats de ce même
continent ; d' abord, du 60 e au 50 e degré, puis du
50 e au 40 e, ensuite du 40 e au 30 e, et du 30 e au 20 e ;
enfin du 20 e à l' équateur et au-delà à la même
distance. On pourroit même présumer qu' en faisant des
recherches en Laponie, dans les terres de
p173
l' Europe et de l' Asie qui sont au-delà du 60 e degré,
on pourroit y trouver de même des défenses et des
ossemens d' éléphans, ainsi que des autres animaux du
midi, à moins qu' on ne veuille supposer (ce qui n' est
pas sans vraisemblance) que la surface de la terre
étant réellement encore plus élevée en Sibérie que
dans toutes les provinces qui l' avoisinent du côté du
nord, ces mêmes terres de la Sibérie ont été les
premières abandonnées par les eaux, et par conséquent
les premières où les animaux terrestres aient pu
s' établir. Quoi qu' il en soit, il est certain que les
éléphans ontcu, produit, multiplié pendant plusieurs
siècles, dans cette même Sibérie et dans le nord de
la Russie ; qu' ensuite ils ont gagné les terres du
50 e au 40 e degré, et qu' ils y ont subsisté plus
long-temps que dans leur terre natale, et encore
plus long-temps dans les contrées du 40 e au 30 e degré,
etc. Parce que le refroidissement successif du globe a
toujours été plus lent, à mesure que les climats se
sont trouvés plus voisins de l' équateur, tant par la
plus forte épaisseur du globe que par la plus grande
chaleur du soleil.
Nous avons fixé, d' après nos hypothèses, le premier
instant possible du commencement de la nature vivante
à trente-cinq ou trente-six mille ans, à dater de la
formation du globe, parce que ce n' est qu' à cet
instant qu' on auroit pu commencer à le toucher sans se
brûler : en donnant vingt-cinq mille ans de plus pour
achever l' ouvrage immense de la construction de nos
montagnes
p174
calcaires, pour leur figuration par angles saillans
et rentrans, pour l' abaissement des mers, pour les
ravages des volcans et pour le desséchement de la
surface de la terre, nous ne compterons qu' environ
quinze mille ans depuis le temps où la terre aps
avoir essuyé, éprouvé tant de bouleversemens et de
changemens, s' est enfin trouvée dans un état plus
calme et assez fixe, pour que les causes de
destruction ne fussent pas plus puissantes et plus
générales que celles de la production. Donnant donc
quinze mille ans d' ancienneté à la nature vivante,
telle qu' elle nous est parvenue, c' est-à-dire, quinze
mille ans d' ancienneté aux esces d' animaux terrestres
nées dans les terres du nord, et actuellement
existantes dans celles du midi, nous pourrons supposer
qu' il y a peut-être cinq mille ans que les éléphans
sont confinés dans la zone torride, et qu' ils ont
journé tout autant de temps dans les climats qui
forment aujourd' hui les zones tempérées, et peut-être
autant dans les climats du nord, où ils ont pris
naissance.
Mais cette marchegulière qu' ont suivie les plus
grands, les premiers animaux dans notre continent,
paroît avoir souffert des obstacles dans l' autre : il
est très-certain qu' on a trouvé, et il est
très-probable qu' on trouvera encore des défenses et
des ossemens d' éléphans en Canada, dans le pays des
illinois, au Mexique et dans quelques autres endroits
de l' Amérique septentrionale ; mais nous n' avons
aucune observation, aucun monument qui nous indiquent
le même fait pour les terres de l' Amérique
p175
ridionale. D' ailleurs, l' espèce même de l' éléphant
qui s' est conservée dans l' ancien continent, ne
subsiste plus dans l' autre : non-seulement cette
espèce, ni aucune autre de toutes celles des animaux
terrestres qui occupent actuellement les terres
ridionales de notre continent, ne se sont trouvées
dans les terresridionales du nouveau monde, mais
me il paroît qu' ils n' ont existé que dans les
contrées septentrionales de ce nouveau continent ; et
cela, dans le même temps qu' ils existoient dans
celles de notre continent. Ce fait nemontre-t-il
pas que l' ancien et le nouveau continent n' étoient pas
alors séparés vers le nord, et que leur séparation ne
s' est faite que postérieurement au temps de
l' existence des éléphans dans l' Amérique
septentrionale, où leur espèce s' est probablement
éteinte par le refroidissement, et à peu-près dans le
temps de cette séparation des continens, parce que ces
animaux n' auront pu gagner les régions de l' équateur
dans ce nouveau continent comme ils l' ont fait dans
l' ancien, tant en Asie qu' en Afrique ? En effet, si
l' on considère la surface de ce nouveau continent, on
voit que les parties ridionales voisines de l' isthme
de Panama sont occupées par de très-hautes montagnes :
les éléphans n' ont pu franchir ces barrières
invincibles pour eux, à cause du trop grand froid qui
se fait sentir sur ces hauteurs : ils n' auront donc pas
été au-delà des terres de l' isthme, et n' auront
subsisté dans l' Arique septentrionale, qu' autant
qu' aura duré dans cette terre le degré de chaleur
nécessaire à leur
p176
multiplication. Il en est deme de tous les autres
animaux des parties méridionales de notre continent,
aucun ne s' est trouvé dans les parties ridionales
de l' autre. J' ai démontcette vérité par un si
grand nombre d' exemples, qu' on ne peut la révoquer en
doute.
Les animaux, au contraire, qui peuplent actuellement
nos régions tempérées et froides, se trouvent également
dans les parties septentrionales des deux continens ;
ils y sont nés postérieurement aux premiers et s' y sont
conservés, parce que leur nature n' exige pas une aussi
grande chaleur. Les rennes et les autres animaux qui ne
peuvent subsister que dans les climats les plus froids,
sont venus les derniers, et qui sait si par succession
de temps, lorsque la terre sera plus refroidie, il ne
paroîtra pas de nouvelles espèces dont le tempérament
différera de celui du renne autant que la nature du
renne diffère à cet égard de celle de l' éléphant ?
Quoi qu' il en soit, il est certain qu' aucuns des
animaux propres et particuliers aux terres méridionales
de notre continent, ne se sont trouvés dans les terres
ridionales de l' autre, et que même dans le nombre des
animaux communs à notre continent et à celui de
l' Arique septentrionale, dont les espèces se sont
conservées dans tous deux, à peine en peut-on citer une
qui soit arrivée à l' Amérique méridionale. Cette partie
du monde n' a donc pas
p177
été peuplée comme toutes les autres ni dans leme
temps ; elle est demeurée pour ainsi dire isolée et
parée du reste de la terre par les mers et par ses
hautes montagnes. Les premiers animaux terrestres nés
dans les terres du nord, n' ont donc pu s' établir par
communication dans ce continent méridional de
l' Arique, ni subsister dans son continent
septentrional, qu' autant qu' il a conservé le degré de
chaleur nécessaire à leur propagation ; et cette terre
de l' Amérique méridionale réduite à ses propres
forces, n' a enfanté que des animaux plus foibles et
beaucoup plus petits que ceux qui sont venus du nord
pour peupler nos contrées du midi.
Je dis que les animaux qui peuplent aujourd' hui les
terres du midi de notre continent, y sont venus du
nord, et je crois pouvoir l' affirmer avec tout
fondement ; car d' une part les monumens que nous venons
d' exposer, le montrent, et d' autre côté nous ne
connoissons aucune espèce grande et principale,
actuellement subsistante dans ces terres du midi, qui
n' ait existé précédemment dans les terres du nord,
puisqu' on y trouve des défenses et des ossemens
d' éléphans, des squelettes de rhinoceros, des dents
d' hippopotames et des têtes monstrueuses de boeufs,
qui ont frappé par leur grandeur, et qu' il est plus que
probable qu' on y a trouvé de même des débris de
plusieurs autres espèces moins remarquables ; en sorte
que si l' on veut distinguer dans les terres
ridionales de notre continent les animaux qui
p178
y sont arrivés du nord, de ceux que cette même terre
a pu produire par ses propres forces, on reconnoîtra
que tout ce qu' il y a de colossal et de grand dans la
nature, a été formé dans les terres du nord, et que si
celles de l' équateur ont produit quelques animaux, ce
sont des espèces inférieures, bien plus petites que
les premières.
Mais ce qui doit faire douter de cette production,
c' est que ces espèces que nous supposons ici produites
par les propres forces des terres ridionales de notre
continent auroient dû ressembler aux animaux des terres
ridionales de l' autre continent, lesquels n' ont de
me été produits que par la propre force de cette
terre isolée ; c' estanmoins tout le contraire, car
aucun des animaux de l' Ariqueridionale ne
ressemble assez aux animaux des terres du midi de
notre continent, pour qu' on puisse les regarder comme
de la même espèce ; ils sont pour la plupart d' une
forme si différente, que ce n' est qu' après un long
examen, qu' on peut les soupçonner d' être les
représentans de quelques-uns de ceux de notre
continent. Quelle différence de l' éléphant au tapir,
qui cependant est de tous le seul qu' on puisse lui
comparer, mais qui s' en éloigne débeaucoup par la
figure et prodigieusement par la grandeur ; car ce
tapir, cet éléphant du nouveau monde, n' a ni trompe ni
défenses, et n' est guère plus grand qu' un âne. Aucun
animal de l' Amérique méridionale ne ressemble au
rhinoceros, aucun à l' hippopotame, aucun à la
p179
giraffe ; et quelle différence encore entre le lama et
le chameau, quoiqu' elle soit moins grande qu' entre le
tapir et l' éléphant !
L' établissement de la nature vivante, sur-tout de
celle des animaux terrestres, s' est donc fait dans
l' Arique méridionale, bien postérieurement à son
jour déjà fixé dans les terres du nord, et peut-être
la différence du temps est-elle de plus de quatre ou
cinq mille ans : nous avons exposé une partie des
faits et des raisons qui doivent faire penser que le
nouveau monde, sur-tout dans ses partiesridionales,
est une terre plus récemment peuplée que celle de
notre continent ; que la nature bien loin d' y être
dégénérée par vétusté, y est au contraire née tard et
n' y a jamais existé avec les mes forces, la même
puissance active que dans les contes septentrionales ;
car on ne peut douter après ce qui vient d' être dit,
que les grandes et premières formations des êtres
anis ne se soient faites dans les terres élevées du
nord, d' où elles ont successivement passé dans les
contrées du midi sous la même forme et sans avoir rien
perdu que sur les dimensions de leur grandeur ; nos
éléphans et nos hippopotames qui nous paroissent si
gros, ont eu des ancêtres plus grands dans les temps
qu' ils habitoient les terres septentrionales ils
ont laissé leurs dépouilles ; les tacées
d' aujourd' hui sont aussi moins gros qu' ils ne
l' étoient anciennement, mais c' est peut-être par une
autre raison.
Les baleines, les gibbars, molars, cachalots, narwals
p180
et autres grands cétacées, appartiennent aux mers
septentrionales ; tandis que l' on ne trouve dans les
mers tempérées et méridionales, que les lamantins,
les dugons, les marsoins, qui tous sont inférieurs
aux premiers en grandeur. Il semble donc au premier
coup d' oeil, que la nature ait opéré d' une manière
contraire et par une succession inverse, puisque
tous les plus grands animaux terrestres se trouvent
actuellement dans les contrées du midi ; tandis que
tous les plus grands animaux marins n' habitent que
les régions de notre pôle. Et pourquoi ces grandes
et presque monstrueuses espèces paroissent-elles
confinées dans ces mers froides ? Pourquoi n' ont-elles
pas gagné successivement, comme les éléphans, les
régions les plus chaudes ? En un mot, pourquoi ne
se trouvent-elles, ni dans les mers tempérées ni dans
celles du midi ? Car à l' exception de quelques
cachalots qui viennent assez souvent autour des
ores et quelquefois échouer sur nos côtes, et dont
l' espèce paroît la plus vagabonde de ces grands
tacées, toutes les autres sont demeurées et ont
encore leur jour constant dans les mers boréales
des deux continens. On a bien remarqué depuis qu' on a
commenla pêche, ou plutôt la chasse de ces grands
animaux, qu' ils se sont retirés des endroits où
l' homme alloit les inquiéter. On a de plus obser
que ces premières baleines, c' est-à-dire, celles que
l' on pêchoit il y a cent cinquante et deux cents ans,
étoient beaucoup plus grosses que celles
d' aujourd' hui : elles avoient jusqu' à cent pieds de
longueur ;
p181
tandis que les plus grandes que l' on prend
actuellement, n' en ont que soixante : on pourroit
me expliquer d' une manière assez satisfaisante les
raisons de cette différence de grandeur. Car les
baleines, ainsi que tous les autres cétacées, et même
la plupart des poissons, vivent sans comparaison bien
plus long-temps qu' aucun des animaux terrestres ; et
dès-lors leur entier accroissement demande aussi un
temps beaucoup plus long. Or quand on a commencé la
pêche des baleines, il y a cent cinquante ou deux
cents ans, on a trouvé les plus âgées et celles qui
avoient pris leur entier accroissement ; on les a
poursuivies, chassées de pférence, enfin on les a
détruites, et il ne reste aujourd' hui dans les mers
fréquentées par nos pêcheurs, que celles qui n' ont
pas encore atteint toutes leurs dimensions : car,
comme nous l' avons dit ailleurs, une baleine peut bien
vivre mille ans, puisqu' une carpe en vit plus de
deux cents.
La permanence dujour de ces grands animaux dans
les mers boréales, semble fournir une nouvelle preuve
de la continuité des continens vers les régions de
notre nord, et nous indiquer que cet état de
continuité a subsisté long-temps ; car si ces animaux
marins, que nous supposerons pour un moment nés en
me temps que les éléphans, eussent trouvé la route
ouverte, ils auroient gagné les mers du midi, pour peu
que le refroidissement des eaux leur eût été
contraire ; et cela seroit arrivé, s' ils eussent pris
naissance dans le temps que la mer étoit encore
chaude. On doit donc présumer que leur
p182
existence est postérieure à celle des éléphans et des
autres animaux qui ne peuvent subsister que dans les
climats du midi. Cependant il se pourroit aussi que la
différence de température fût pour ainsi dire
indifférente ou beaucoup moins sensible aux animaux
aquatiques qu' aux animaux terrestres. Le froid et le
chaud sur la surface de la terre et de la mer, suivent
à la vérité l' ordre des climats, et la chaleur de
l' intérieur du globe est la même dans le sein de la
mer et dans celui de la terre à la même profondeur,
mais les variations de température qui sont si grandes
à la surface de la terre, sont beaucoup moindres et
presque nulles à quelques toises de profondeur sous les
eaux. Les injures de l' air ne s' y font pas sentir, et
ces grands cétacées ne les éprouvent pas ou du moins
peuvent s' en garantir ; d' ailleurs par la nature même
de leur organisation, ils paroissent être plutôt munis
contre le froid que contre la grande chaleur ; car
quoique leur sang soit à peu-près aussi chaud que
celui des animaux quadrudes, l' énorme quantité de
lard et d' huile qui recouvre leur corps en les privant
du sentiment vif qu' ont les autres animaux, les
défend en même temps de toutes les impressions
extérieures, et il est à psumer qu' ils restent où
ils sont, parce qu' ils n' ont pas même le sentiment qui
pourroit les conduire vers une température plus douce,
ni l' idée de se trouver mieux ailleurs, car il faut de
l' instinct pour se mettre à son aise, il en faut pour
se terminer à changer de demeure, et il y a des
animaux et même
p183
des hommes si bruts, qu' ils pfèrent de languir dans
leur ingratte terre natale, à la peine qu' il faudroit
prendre pour se gîter plus commodément ailleurs ; il
est donc très-probable que ces cachalots que nous
voyons de temps en temps arriver des mers
septentrionales sur nos côtes, ne se décident pas à
faire ces voyages pour jouir d' une température plus
douce, mais qu' ils y sont déterminés par les colonnes
de harengs, de maquereaux et d' autres petits poissons
qu' ils suivent et avalent par milliers.
Toutes ces considérations nous font présumer que les
régions de notre nord, soit de la mer, soit de la
terre, ont non-seulement été les premières fécondées,
mais que c' est encore dans ces mêmesgions que la
nature vivante s' est élevée à ses plus grandes
dimensions. Et comment expliquer cette supériorité de
force et cette priorité de formation donnée à cette
région du nord exclusivement à toutes les autres
parties de la terre ? Car nous voyons par l' exemple de
l' Arique méridionale, dans les terres de laquelle
il ne se trouve que de petits animaux, et dans les
mers le seul lamantin, qui est aussi petit en
comparaison de la baleine que le tapir l' est en
comparaison de l' éléphant ; nous voyons,
p184
dis-je, par cet exemple frappant, que la nature n' a
jamais produit dans les terres du midi, des animaux
comparables en grandeur aux animaux du nord ; et nous
voyons de même, par un second exemple tiré des
monumens, que dans les terres méridionales de notre
continent, les plus grands animaux sont ceux qui sont
venus du nord, et que s' il s' en est produit dans ces
terres de notre midi, ce ne sont que des espèces
très-inférieures aux premières en grandeur et en force.
On doit même croire qu' il ne s' en est produit aucune
dans les terresridionales de l' ancien continent,
quoiqu' il s' en soit formé dans celles du nouveau ; et
voici les motifs de cette présomption.
Toute production, toute génération, et même tout
accroissement, tout développement, supposent le
concours et la réunion d' une grande quantité de
molécules organiques vivantes ; ces molécules qui
animent tous les corps organisés, sont successivement
employées à la nutrition et à la génération de tous
les êtres. Si tout-à-coup la plus grande partie de ces
êtres étoit supprimée, on verroit partre des espèces
nouvelles, parce que ces molécules organiques qui
sont indestructibles et toujours actives, se
uniroient pour composer d' autres corps organisés ;
mais étant entièrement absores par les moules
intérieurs des êtres actuellement existans, il ne
peut se former d' espèces nouvelles, du moins dans les
premières classes de la nature, telles que celles des
grands animaux. Or ces grands animaux sont arrivés
du nord
p185
sur les terres du midi ; ils s' y sont nourris,
reproduits, multipliés, et ont par conséquent absorbé
les molécules vivantes ; en sorte qu' ils n' en ont
point laissé de superflues qui auroient pu former des
espèces nouvelles ; tandis qu' au contraire dans les
terres de l' Amérique méridionale, où les grands
animaux du nord n' ont pu pénétrer, les molécules
organiques vivantes ne se trouvant absorbées par
aucun moule animal déjà subsistant, elles se seront
unies pour former des espèces qui ne ressemblent
point aux autres, et qui toutes sont inférieures, tant
par la force que par la grandeur, à celles des
animaux venus du nord.
Ces deux formations, quoique d' un temps différent,
se sont faites de la même manière et par les mêmes
moyens ; et si les premières sont supérieures à tous
égards aux dernières, c' est que la fécondité de la
terre, c' est-à-dire, la quantité de la matière
organique vivante, étoit moins abondante dans ces
climats méridionaux que dans celui du nord. On peut
en donner la raison, sans la chercher ailleurs que
dans notre hypothèse ; car toutes les parties
aqueuses, huileuses et ductiles qui devoient entrer
dans la composition des êtres organisés, sont tombées
avec les eaux, sur les parties septentrionales du
globe, bien plus tôt et en bien plus grande quanti
que sur les parties méridionales : c' est dans ces
matières aqueuses et ductiles que les molécules
organiques vivantes ont commencé à exercer leur
puissance pour modeler et développer les corps
organisés : et comme
p186
les molécules organiques ne sont produites que par la
chaleur sur les matières ductiles, elles étoient aussi
plus abondantes dans les terres du nord qu' elles n' ont
pu l' être dans les terres du midi, où ces mêmes
matières étoient en moindre quantité, il n' est pas
étonnant que les premières, les plus fortes et les
plus grandes productions de la nature vivante se
soient faites dans ces mêmes terres du nord ; tandis
que dans celles de l' équateur, et particulièrement
dans celles de l' Amérique méridionale où la quantité
de ces mêmes matières ductiles étoit bien moindre, il
ne s' est formé que des espèces inférieures plus
petites et plus foibles que celles des terres du nord.
Mais revenons à l' objet principal de notre époque :
dans ce même temps où les éléphans habitoient nos
terres septentrionales, les arbres et les plantes qui
couvrent actuellement nos contrées méridionales
existoient aussi dans ces mêmes terres du nord. Les
monumens semblent le démontrer ; car toutes les
impressions bien avérées des plantes qu' on a trouvées
dans nos ardoises et nos charbons, présentent la
figure de plantes qui n' existent actuellement que dans
les grandes Indes ou dans les autres parties du midi.
On pourra m' objecter, malgré la certitude du fait par
l' évidence de ces preuves, que les arbres et les
plantes n' ont pu voyager comme les animaux, ni par
conséquent se transporter du nord au midi : à cela je
ponds ; 1 que ce transport ne s' est pas fait
tout-à-coup, mais successivement ; les espèces de
gétaux se sont semées de proche en proche dans les
terres dont la température
p187
leur devenoit convenable ; et ensuite ces mêmes espèces
après avoir gagné jusqu' aux contrées de l' équateur,
auront ri dans celles du nord, dont elles ne
pouvoient plus supporter le froid. 2 ce transport ou
plutôt ces accrues successives de bois, ne sont pas
me nécessaires pour rendre raison de l' existence de
ces végétaux dans les pays méridionaux ; car en
général la même température, c' est-à-dire, le même
degré de chaleur, produit par-tout les mêmes plantes
sans qu' elles y aient été transportées. La population
des terres méridionales par les végétaux est donc
encore plus simple que par les animaux.
Il reste celle de l' homme : a-t-elle été contemporaine
à celle des animaux ? Des motifs majeurs et des
raisons très-solides se joignent ici pour prouver
qu' elle s' est faite postérieurement à toutes nos
époques, et que l' homme est en effet le grand et
dernier oeuvre de la création. On ne manquera pas
de nous dire que l' analogie semble démontrer que
l' espèce humaine a suivi la même marche et qu' elle
date du me temps que les autres espèces, qu' elle
s' est même plus universellement répandue ; et que si
l' époque de sa création est postérieure à celle des
animaux, rien ne prouve que l' homme n' ait pas au
moins subi les mêmes loix de la nature, les mêmes
altérations, les mêmes changemens. Nous conviendrons
que l' espèce humaine ne diffère pas essentiellement
des autres espèces par ses facultés corporelles, et
qu' à cet égard son sort eut été le même à peu-près
p188
que celui des autres espèces ; mais pouvons-nous douter
que nous ne différions prodigieusement des animaux par
le rayon divin qu' il a plu au souverain être de nous
départir ; ne voyons-nous pas que dans l' homme, la
matière est conduite par l' esprit ; il a donc pu
modifier les effets de la nature ; il a trouvé le
moyen de résister aux intemries des climats ; il a
créé de la chaleur, lorsque le froid l' a détruite :
la découverte et les usages de l' élément du feu, dûs
à sa seule intelligence, l' ont rendu plus fort et plus
robuste qu' aucun des animaux, et l' ont mis en état de
braver les tristes effets du refroidissement. D' autres
arts, c' est-à-dire, d' autres traits de son
intelligence, lui ont fourni destemens, des armes,
et bien-tôt il s' est trouvé le maître du domaine de la
terre : ces mêmes arts lui ont don les moyens d' en
parcourir toute la surface, et de s' habituer par-tout ;
parce qu' avec plus ou moins de précautions, tous les
climats lui sont devenus pour ainsi dire égaux. Il
n' est donc pas étonnant que, quoiqu' il n' existe aucun
des animaux du midi de notre continent dans l' autre,
l' homme seul, c' est-à-dire, son esce, se trouve
également dans cette terre isolée de l' Amérique
ridionale, qui paroît n' avoir eu aucune part aux
premières formations des animaux, et aussi dans toutes
les parties froides ou chaudes de la surface de la
terre ; car quelque part et quelque loin que l' on ait
pénétré depuis la perfection de l' art de la
navigation, l' homme a trouvé par-tout des hommes : les
terres les plus disgraciées, les îles les plus isolées,
p189
les plus éloignées des continens, se sont presque toutes
trouvées peuplées ; et l' on ne peut pas dire que ces
hommes, tels que ceux des îles Marianes, ou ceux
d' Otahiti et des autres petites îles situées dans le
milieu des mers à de si grandes distances de toutes
terres habitées, ne soient néanmoins des hommes de
notre espèce, puisqu' ils peuvent produire avec nous, et
que les petites différences qu' on remarque dans leur
nature, ne sont que degères variétés causées par
l' influence du climat et de la nourriture.
Néanmoins si l' on considère que l' homme, qui peut se
munir aisément contre le froid, ne peut au contraire
se fendre par aucun moyen contre la chaleur trop
grande ; que me il souffre beaucoup dans les climats
que les animaux du midi cherchent de préférence, on
aura une raison de plus pour croire que la création de
l' homme a été postérieure à celle de ces grands
animaux. Le souverain être n' a pas répandu le souffle
de vie dans le même instant sur toute la surface de la
terre ; il a commencé par féconder les mers et ensuite
les terres les plus élevées ; et il a voulu donner
tout le temps nécessaire à la terre pour se consolider,
se figurer, se refroidir, se découvrir, se sécher et
arriver enfin à l' état de repos et de tranquillité où
l' homme pouvoit être le témoin intelligent,
l' admirateur paisible du grand spectacle de la nature
et des merveilles de la création. Ainsi nous sommes
persuadés, indépendamment de l' autorité des livres
sacrés, que l' homme a été créé le dernier, et
p190
qu' il n' est venu prendre le sceptre de la terre que
quand elle s' est trouvée digne de son empire. Il
paroît néanmoins que son premierjour a d' abord été,
comme celui des animaux terrestres, dans les hautes
terres de l' Asie ; que c' est dans ces mes terres
sont nés les arts de première nécessité, et bientôt
après les sciences, également nécessaires à
l' exercice de la puissance de l' homme, et sans
lesquelles il n' auroit pu former de société, ni
compter sa vie, ni commander aux animaux, ni se servir
autrement des vétaux que pour les brouter. Mais nous
nous réservons d' exposer dans notre dernière époque
les principaux faits qui ont rapport à l' histoire des
premiers hommes.
SIXIEME EPOQUE
p191
lorsque s' est faite la séparation
des continens.
le temps de la paration des continens est
certainement postérieur au temps les éléphans
habitoient les terres du nord, puisqu' alors leur
espèce étoit également subsistante en Amérique, en
Europe et en Asie. Cela nous estmontré par les
monumens, qui sont les dépouilles de ces animaux
trouvées dans les parties septentrionales du nouveau
continent, comme dans celles de l' ancien. Mais
comment est-il arrivé que cette séparation des
continens paroisse s' être faite en deux endroits, par
deux bandes de mer qui s' étendent depuis les contrées
septentrionales, toujours en s' élargissant, jusqu' aux
contrées les plus méridionales ? Pourquoi ces bandes
de mer ne se trouvent-elles pas au contraire presque
parallèles à l' équateur, puisque le mouvement géral
des mers se fait d' orient en occident ? N' est-ce pas
une nouvelle preuve que les eaux sont primitivement
venues des pôles, et qu' elles n' ont gagné les parties
de l' équateur que successivement ? Tant qu' a duré la
chute des eaux, et jusqu' à l' entière dépuration de
l' atmosphère, leur mouvement général a été dirigé des
les à l' équateur ; et comme elles venoient en plus
grande quantité du pôle
p192
austral, elles ont formé de vastes mers dans cet
hémispre, lesquelles vont en se rétrécissant de plus
en plus dans l' hémispre boréal, jusque sous le
cercle polaire ; et c' est par ce mouvement dirigé du
sud au nord, que les eaux ont aiguisé toutes les
pointes des continens ; mais après leur entier
établissement sur la surface de la terre, qu' elles
surmontoient par-tout de deux mille toises, leur
mouvement des pôles à l' équateur, ne se sera-t-il pas
combiné, avant de cesser, avec le mouvement d' orient
en occident ? Et lorsqu' il a cessé tout-à-fait, les
eaux entraînées par le seul mouvement d' orient en
occident n' ont-elles pas escarpé tous les revers
occidentaux des continens terrestres, quand elles se
sont successivement abaissées ? Et enfin n' est-ce pas
après leur retraite, que tous les continens ont paru,
et que leurs contours ont pris leur dernière forme ?
Nous observerons d' abord que l' étendue des terres
dans l' hémisphère boréal, en le prenant du cercle
polaire à l' équateur, est si grande en comparaison
de l' étendue des terres prises de même dans
l' hémisphère austral, qu' on pourroit regarder le
premier comme l'misphère terrestre et le second
comme l' hémisphère maritime. D' ailleurs il y a si peu
de distance entre les deux continens vers les régions
de notre pôle, qu' on ne peut guère douter qu' ils ne
fussent continus dans les temps qui ont succédé à la
retraite des eaux. Si l' Europe est aujourd' hui
parée du Groënland, c' est probablement parce qu' il
s' est fait un affaissement considérable entre
p193
les terres du Groënland et celles de Norwège et de
la pointe de l' écosse dont les Orcades, l' île de
Schetland, celles de Feroé, de l' Islande et de
Hola, ne nous montrent plus que les sommets des
terreins submergés ; et si le continent de l' Asie
n' est plus contigu à celui de l' Amérique vers le
nord, c' est sans doute en conséquence d' un effet tout
semblable. Ce premier affaissement que les volcans
d' Islande paroissent nous indiquer, a non-seulement
été postérieur aux affaissemens des contrées de
l' équateur et à la retraite des mers, mais postérieur
encore de quelques siècles à la naissance des grands
animaux terrestres dans les contrées septentrionales ;
et l' on ne peut douter que la séparation des continens
vers le nord, ne soit d' un temps assez moderne en
comparaison de la division de ces mêmes continens vers
les parties de l' équateur.
Nous présumons encore que non-seulement le Groënland
a été joint à la Norwège et à l' écosse, mais aussi
que le Canada pouvoit l' être à l' Espagne par les
bancs de Terre-Neuve, les Açores et les autres îles
et hauts-fonds qui se trouvent dans cet intervalle de
mers ; ils semblent nous présenter aujourd' hui les
sommets les plus élevés de ces terres affaissées sous
les eaux. La submersion en est peut-être encore plus
moderne que celle du continent de l' Islande, puisque
la tradition paroît s' en être conservée ; l' histoire
de l' île Atlantide rapportée par Diodore et Platon,
ne peut s' appliquer qu' à une très-grande terre qui
s' étendoit fort au loin
p194
à l' occident de l' Espagne ; cette terre Atlantide
étoit très-peuplée, gouvernée par des rois puissans
qui commandoient à plusieurs milliers de combattans,
et cela nous indique assez positivement le voisinage
de l' Amérique avec ces terres atlantiques situées
entre les deux continens. Nous avouerons néanmoins
que la seule chose qui soit ici démontrée par le
fait, c' est que les deux continens étoient réunis
dans le temps de l' existence des éléphans dans les
contrées septentrionales de l' un et de l' autre, et
il y a, selon moi, beaucoup plus de probabilité pour
cette continuité de l' Amérique avec l' Asie qu' avec
l' Europe ; voici les faits et les observations sur
lesquelles je fonde cette opinion.
1 quoiqu' il soit probable que les terres du
Groënland tiennent à celles de l' Amérique, l' on n' en
est pas assuré, car cette terre du Grnland en est
parée d' abord par le troit de Davis, qui ne
laisse pas d' être fort large, et ensuite, par la baie
de Baffin qui l' est encore plus ; et cette baie
s' étend jusqu' au 78 e degré, en sorte que ce n' est
qu' au-delà de ce terme que le Groënland et
l' Arique peuvent être contigus.
2 le Spitzberg paroît être une continuité des terres
de la côte orientale du Groënland, et il y a un assez
grand intervalle de mer entre cette côte du Groënland
et celle de la Lapponie ; ainsi l' on ne peut guère
imaginer que les éléphans de Sirie ou de Russie
aient pu passer au Groënland : il en est de me de
leur passage par la bande de terre que l' on peut
supposer
p195
entre la Norwège, l' écosse, l' Islande et le
Groënland ; car cet intervalle nous présente des mers
d' une largeur assez considérable, et d' ailleurs ces
terres ainsi que celles du Groënland, sont plus
septentrionales que celles où l' on trouve les
ossemens d' éléphans, tant au Canada qu' en Sirie :
il n' est donc pas vraisemblable que ce soit par ce
chemin, actuellement détruit de fond en comble, que
ces animaux aient communiqué d' un continent à l' autre.
3 quoique la distance de l' Espagne au Canada soit
beaucoup plus grande que celle de l' écosse au
Groënland, cette route me paroîtroit la plus
naturelle de toutes, si nous étions forcés d' admettre
le passage des éléphans d' Europe en Amérique ; car
ce grand intervalle de mer entre l' Espagne et les
terres voisines du Canada est prodigieusement
raccourci par les bancs et les îles dont il est semé ;
et ce qui pourroit donner quelque probabilité de plus
à cette présomption, c' est la tradition de la
submersion de l' Atlantide.
4 l' on voit que de ces trois chemins, les deux
premiers paroissent impraticables, et le dernier si
long, qu' il y a peu de vraisemblance que les éléphans
aient pu passer d' Europe en Amérique. Enme temps
il y a des raisons très-fortes qui me portent à croire
que cette communication des éléphans d' un continent à
l' autre, a dû se faire par les contrées septentrionales
de l' Asie, voisines de l' Amérique. Nous avons obser
qu' en général toutes les côtes, toutes les pentes des
terres
p196
sont plus rapides vers les mers à l' occident,
lesquelles par cette raison, sont ordinairement plus
profondes que les mers à l' orient : nous avons vu
qu' au contraire tous les continens s' étendent en
longues pentes douces vers ces mers de l' orient. On
peut donc présumer avec fondement, que les mers
orientales au-delà et au-dessus de Kamtschatka n' ont
que peu de profondeur ; et l' on a déjà reconnu qu' elles
sont sees d' une très-grande quantité d' îles, dont
quelques-unes forment des terreins d' une vaste
étendue ; c' est un archipel qui s' étend depuis
Kamtschatka jusqu' à moitié de la distance de l' Asie
à l' Arique sous le 60 e degré, et qui semble y
toucher sous le cercle polaire, par les îles d' Anadir
et par la pointe du continent de l' Asie.
D' ailleurs, les voyageurs qui ont également fréquenté
les tes occidentales du nord de l' Amérique et les
terres orientales depuis Kamtschatka jusqu' au nord de
cette partie de l' Asie, conviennent que les naturels
de ces deux contrées d' Arique et d' Asie se
ressemblent si fort, qu' on ne peut guère douter qu' ils
ne soient issus les uns des autres ; non-seulement ils
se ressemblent par la taille, par la forme des traits,
la couleur des cheveux et la conformation du corps et
des membres, mais encore par les moeurs et me par
le langage : il y a donc une très-grande probabilité
que c' est de ces terres de l' Asie que l' Amérique a
reçu ses premiers habitans de toutes
p197
espèces, à moins qu' on ne voulût prétendre que les
éléphans et tous les autres animaux, ainsi que les
gétaux, ont été créés en grand nombre dans tous les
climats où la température pouvoit leur convenir ;
supposition hardie et plus que gratuite, puisqu' il
suffit de deux individus ou même d' un seul,
c' est-à-dire, d' un ou deux moules une fois donnés et
doués de la faculté de se reproduire, pour qu' en un
certain nombre de siècles, la terre se soit peuplée
de tous les êtres organisés, dont la reproduction
suppose ou non le concours des sexes.
En fléchissant sur la tradition de la submersion de
l' Atlantide, il m' a paru que les anciens égyptiens
qui nous l' ont transmise, avoient des communications
de commerce, par le Nil et la Méditerranée,
jusqu' en Espagne et en Mauritanie, et que c' est par
cette communication qu' ils auront été infors de ce
fait qui, quelque grand et quelque mémorable qu' il
soit, ne seroit pas parvenu à leur connoissance, s' ils
n' étoient pas sortis de leur pays, fort éloigné du lieu
de l' évènement : il sembleroit donc que la
diterranée, et même le détroit qui la joint à
l' océan, existoient avant la submersion de
l' Atlantide ; néanmoins l' ouverture du détroit
pourroit bien être de la même date. Les causes qui
ont produit l' affaissement subit de cette vaste terre
ont s' étendre aux environs ; la même commotion qui
l' a détruite a pu faire écrouler la petite portion de
montagnes qui fermoit autrefois letroit ; les
tremblemens
p198
de terre qui, même de nos jours, se font encore sentir
si violemment aux environs de Lisbonne, nous
indiquent assez qu' ils ne sont que les derniers effets
d' une ancienne et plus puissante cause, à laquelle on
peut attribuer l' affaissement de cette portion de
montagnes.
Mais qu' étoit la Méditerranée avant la rupture de
cette barrière du côté de l' océan, et de celle qui
fermoit le Bosphore à son autre extrémité vers la
mer Noire ?
Pour répondre à cette question d' une manière
satisfaisante, il faut réunir sous unme coup-d' oeil
l' Asie, l' Europe et l' Afrique, ne les regarder que
comme un seul continent, et se représenter la forme
en relief de la surface de tout ce continent avec le
cours de ses fleuves : il est certain que ceux qui
tombent dans le lac Aral et dans la mer Caspienne,
ne fournissent qu' autant d' eau que ces lacs en
perdent par l' évaporation ; il est encore certain que
la mer Noire reçoit en proportion de son étendue,
beaucoup plus d' eau par les fleuves que n' en reçoit la
diterranée ; aussi la mer Noire se charge-t-elle
par le Bosphore de ce qu' elle a de trop ; tandis
qu' au contraire la Méditerranée, qui ne reçoit qu' une
petite quantité d' eau par les fleuves, en tire de
l' océan et de la mer Noire : ainsi, malgré cette
communication avec l' oan, la mer Méditerrae et ces
autres mers intérieures ne doivent être regardées que
comme des lacs dont l' étendue a varié, et qui ne sont
pas aujourd' hui tels qu' ils étoient autrefois : la mer
p199
Caspienne devoit être beaucoup plus grande et la
diterranée plus petite, avant l' ouverture des
détroits du Bosphore et de Gibraltar ; le lac Aral
et la Caspienne ne faisoient qu' un seul grand lac,
qui étoit le réceptacle commun du Volga, du Jaïk, du
Sirderoias, de l' Oxus et de toutes les autres eaux
qui ne pouvoient arriver à l' océan : ces fleuves ont
amené successivement les limons et les sables qui
parent aujourd' hui la Caspienne de l' Aral ; le
volume d' eau a diminué dans ces fleuves à mesure que
les montagnes dont ils entraînent les terres ont
diminué de hauteur : il est donc très-probable que
ce grand lac qui est au centre de l' Asie, étoit
anciennement encore plus grand, et qu' il communiquoit
avec la mer Noire avant la rupture du Bosphore ; car
dans cette supposition, qui me paroît bien fondée, la
mer Noire, qui reçoit aujourd' hui plus d' eau qu' elle ne
pourroit en perdre par l' évaporation, étant alors
jointe avec la Caspienne, qui n' en reçoit qu' autant
qu' elle en perd, la surface de ces deux mers réunies
étoit assez étendue pour que toutes les eaux amenées
par les fleuves fussent enlevées par l' évaporation.
D' ailleurs le Don et le Volga sont si voisins l' un
de l' autre au nord de ces deux mers, qu' on ne peut
guère douter qu' elles ne fussent unies dans le temps
le Bosphore encore fermé, ne donnoit à leurs
eaux aucune issue vers la diterranée : ainsi celles
de la mer Noire
p200
et de ses dépendances étoient alors répandues sur
toutes les terres basses qui avoisinent le Don, le
Donjec, etc. Et celles de la mer Caspienne couvroient
les terres voisines du Volga, ce qui formoit un lac
plus long que large qui réunissoit ces deux mers. Si
l' on compare l' étendue actuelle du lac Aral, de la
mer Caspienne et de la mer Noire, avec l' étendue
que nous leur supposons dans le temps de leur
continuité, c' est-à-dire, avant l' ouverture du
Bosphore, on sera convaincu que la surface de ces
eaux étant alors plus que double de ce qu' elle est
aujourd' hui, l' évaporation seule suffisoit pour en
maintenir l' équilibre sans débordement.
Ce bassin qui étoit alors peut-être aussi grand que
l' est aujourd' hui celui de la diterranée, recevoit
et contenoit les eaux de tous les fleuves de
l' intérieur du continent de l' Asie, lesquelles par
la position des montagnes, ne pouvoient s' écouler
d' aucun côté pour se rendre dans l' oan ; ce grand
bassin étoit le réceptacle commun des eaux du
Danube, du Don, du Volga, du Jaïk, du Sirderoias
et de plusieurs autres rivières très-consirables
qui arrivent à ces fleuves ou qui tombent
immédiatement dans ces mers intérieures. Ce bassin
situé au centre du continent, recevoit les eaux des
terres de l' Europe dont les pentes sont dirigées vers
le cours du Danube ; c' est-dire de la plus grande
partie de l' Allemagne, de la Moldavie, de
l' Ukraine et de la Turquie d' Europe ; il recevoit
de même les eaux d' une grande partie des terres de
l' Asie du nord, par le Don,
p201
le Donjec, le Volga, le Jaïk, etc. Et au midi par
le Sirderoias et l' Oxus, ce qui présente une
très-vaste étendue de terre dont toutes les eaux se
versoient dans ce réceptacle commun ; tandis que le
bassin de la Méditerranée ne recevoit alors que
celles du Nil, du Rhône, du , et de quelques
autres rivières ; de sorte qu' en comparant l' étendue
des terres qui fournissent les eaux à ces derniers
fleuves, on reconnoîtra évidemment que cette étendue
est de moitié plus petite. Nous sommes donc bien
fondés à présumer qu' avant la rupture du Bosphore et
celle du détroit de Gibraltar, la mer Noire unie
avec la mer Caspienne et l' Aral, formoient un
bassin d' une étendue double de ce qu' il en reste ; et
qu' au contraire la Méditerranée étoit dans le même
temps de moitié plus petite qu' elle ne l' est
aujourd' hui.
Tant que les barrières du Bosphore et de Gibraltar
ont subsisté, la Méditerranée n' étoit donc qu' un lac
d' assez médiocre étendue, dont l' évaporation suffisoit
à la recette des eaux du Nil, du Rhône et des autres
rivières qui lui appartiennent ; mais en supposant,
comme les traditions semblent l' indiquer, que le
Bosphore se soit ouvert le premier, la Méditerrae
aura dès-lors consirablement augmenté et en même
proportion que le bassin supérieur de la mer Noire et
de la Caspienne aura diminué : ce grand effet n' a rien
que de très-naturel, car les eaux de la mer Noire,
supérieures à celles de la Méditerranée, agissant
continuellement par leur poids et par leur mouvement
contre les terres qui fermoient
p202
le Bosphore, elles les auront minées par la base, elles
en auront attaqué les endroits les plus foibles, ou
peut-être auront-elles été amenées par
quelqu' affaissement causé par un tremblement de terre,
et s' étant une fois ouvert cette issue, elles auront
inondé toutes les terres inférieures et caule plus
ancien déluge de notre continent ; car il est
nécessaire que cette rupture du Bosphore ait produit
tout-à-coup une grande inondation permanente, qui a
noyé dès ce premier temps toutes les plus basses terres
de la Grèce et des provinces adjacentes ; et cette
inondation s' est en même temps étendue sur les terres
qui environnoient anciennement le bassin de la
diterranée, laquelle s' est dès-lors élevée de
plusieurs pieds et aura couvert pour jamais les basses
terres de son voisinage, encore plus du côté de
l' Afrique que de celui de l' Europe ; car les côtes
de Mauritanie et de la Barbarie sont très-basses en
comparaison de celles de l' Espagne, de la France et
de l' Italie tout le long de cette mer ; ainsi le
continent a perdu en Afrique et en Europe autant de
terre qu' il en gagnoit pour ainsi dire en Asie par la
retraite des eaux entre la mer Noire, la Caspienne
et l' Aral.
Ensuite il y a eu un second déluge lorsque la porte
du détroit de Gibraltar s' est ouverte, les eaux de
l' océan ont dû produire dans la Méditerrae une
seconde augmentation et ont achevé d' inonder les
terres qui n' étoient pas submergées. Ce n' est peut-être
que dans ce second temps que s' est formé le golfe
Adriatique,
p203
ainsi que la séparation de la Sicile et des autres
îles. Quoi qu' il en soit, ce n' est qu' après ces deux
grands évènemens que l' équilibre de ces deux mers
intérieures a pu s' établir, et qu' elles ont pris leurs
dimensions à peu-près telles que nous les voyons
aujourd' hui.
Au reste, l' époque de la séparation des deux grands
continens et même celle de la rupture de ces barrières
de l' océan et de la mer Noire, paroissent être bien
plus anciennes que la date des déluges dont les hommes
ont conservé la mémoire ; celui de Deucalion n' est
que d' environ quinze cents ans avant l' ére chrétienne,
et celui d' Ogygès de dix-huit cents ans ; tous deux
n' ont été que des inondations particulières dont la
première ravagea la Thessalie, et la seconde les terres
de l' Attique ; tous deux n' ont été produits que par
une cause particulière et passagère comme leurs
effets ; quelques secousses d' un tremblement de terre
ont pu soulever les eaux des mers voisines et les faire
refluer sur les terres qui auront été inondées pendant
un petit temps sans être submergées à demeure. Le
déluge de l' Arménie et de l' égypte, dont la
tradition s' est consere chez les égyptiens et les
hébreux, quoique plus ancien d' environ cinq siècles que
celui d' Ogygès, est encore bien récent en comparaison
des évènemens dont nous venons de parler, puisque l' on
ne compte qu' environ quatre mille cent années depuis
ce premier déluge, et qu' il est très-certain que le
temps où les éléphans habitoient les terres du nord
étoit bien antérieur à cette date moderne : car
p204
nous sommes assurés par les livres les plus anciens,
que l' ivoire se tiroit des pays méridionaux ; par
conséquent nous ne pouvons douter qu' il n' y ait plus
de trois mille ans que les éléphans habitent les
terres où ils se trouvent aujourd' hui. On doit donc
regarder ces trois déluges, quelquemorables qu' ils
soient, comme des inondations passagères qui n' ont
point changé la surface de la terre, tandis que la
paration des deux continens du té de l' Europe, n' a
pu se faire qu' en submergeant à jamais les terres qui
les unissoient : il en est de même de la plus grande
partie des terreins actuellement couverts par les eaux
de la Méditerranée ; ils ont été submergés pour
toujours dès les temps où les portes se sont ouvertes
aux deux extrémités de cette mer intérieure pour
recevoir les eaux de la mer Noire et celles de l' océan.
Ces évènemens, quoique postérieurs à l' établissement
des animaux terrestres dans les contrées du nord, ont
peut-être précédé leur arrivée dans les terres du
midi ; car nous avonsmontré dans l' époque
précédente, qu' il s' est écoulé bien des siècles avant
que les éléphans de Sibérie aient pu venir en
Afrique ou dans les parties ridionales de l' Inde.
Nous avons compté dix mille ans pour cette espèce de
migration qui ne s' est faite qu' à mesure du
refroidissement successif et fort lent des différens
climats depuis le cercle polaire à l' équateur. Ainsi la
paration des continens, la submersion des terres qui
les unissoient, celle des terreins adjacens à
l' ancien lac de la Méditerranée, et enfin la paration
p205
de la mer Noire de la Caspienne et de l' Aral,
quoique toutes postérieures à l' établissement de ces
animaux dans les contrées du nord, pourroient bien être
antérieures à la population des terres du midi, dont la
chaleur trop grande alors ne permettoit pas aux êtres
sensibles de s' y habituer, ni même d' en approcher. Le
soleil étoit encore l' ennemi de la nature dans ces
régions brûlantes de leur propre chaleur, et il n' en
est devenu le re que quand cette chaleur intérieure
de la terre s' est assez attiédie pour ne pas offenser
la sensibilité des êtres qui nous ressemblent. Il n' y
a peut-être pas cinq mille ans que les terres de la
zone torride sont habitées, tandis qu' on en doit
compter au moins quinze mille depuis l' établissement
des animaux terrestres dans les contrées du nord.
Les hautes montagnes, quoique situées dans les climats
les plus chauds, se sont refroidies peut-être aussi
promptement que celles des pays tempérés, parce
qu' étant plus élevées que ces dernières, elles forment
des pointes plus éloignées de la masse du globe ; l' on
doit donc considérer qu' indépendamment du
refroidissement général et successif de la terre depuis
les les à l' équateur, il y a eu des refroidissemens
particuliers plus ou moins prompts dans toutes les
montagnes et dans les terres élevées des différentes
parties du globe, et que dans le temps de sa trop
grande chaleur, les seuls lieux qui fussent
convenables à la nature vivante, ont été les sommets
des montagnes et les autres terres élevées telles que
celles de la Sibérie et de la haute Tartarie.
p206
Lorsque toutes les eaux ont été établies sur le globe,
leur mouvement d' orient en occident a escarpé les
revers occidentaux de tous les continens pendant tout
le temps qu' a duré l' abaissement des mers : ensuite ce
me mouvement d' orient en occident a dirigé les eaux
contre les pentes douces des terres orientales, et
l' océan s' est emparé de leurs anciennes côtes ; et de
plus, il paroît avoir tranché toutes les pointes des
continens terrestres, et avoir for les détroits de
Magellan à la pointe de l' Amérique, de Ceylan à la
pointe de l' Inde, de Forbisher à celle du
Groënland, etc.
C' est à la date d' environ dix mille ans, à compter de
ce jour, en arrière que je placerois la séparation de
l' Europe et de l' Amérique ; et c' est à peu-près dans
ce me temps que l' Angleterre a été séparée de la
France, l' Irlande de l' Angleterre, la Sicile de
l' Italie, la Sardaigne de la Corse, et toutes deux
du continent de l' Afrique ; c' est peut-être aussi
dans ce même temps que les Antilles, Saint-Domingue
et Cuba ont été séparés du continent de l' Amérique :
toutes ces divisions particulières sont contemporaines
ou de peu postérieures à la grande séparation des deux
continens ; la plupart même ne paroissent être que les
suites cessaires de cette grande division, laquelle
ayant ouvert une large route aux eaux de l' océan, leur
aura permis de refluer sur toutes les terres basses,
d' en attaquer par leur mouvement les parties les moins
solides, de les miner peu-à-peu et de les trancher
enfin, jusqu' à les parer des continens voisins.
p207
On peut attribuer la division entre l' Europe et
l' Arique à l' affaissement des terres qui formoient
autrefois l' Atlantide ; et la séparation entre
l' Asie et l' Arique (si elle existe réellement)
supposeroit un pareil affaissement dans les mers
septentrionales de l' orient, mais la tradition ne nous
a conservé que la mémoire de la submersion de la
Taprobane, terre située dans le voisinage de la zone
torride, et par conséquent trop éloignée pour avoir
influé sur cette séparation des continens vers le
nord. L' inspection du globe nous indique à larité
qu' il y a eu des bouleversemens plus grands et plus
fréquens dans l' oan Indien que dans aucune autre
partie du monde ; et que non-seulement il s' est fait
de grands changemens dans ces contrées par
l' affaissement des cavernes, les tremblemens de terre
et l' action des volcans, mais encore par l' effet
continuel du mouvement général des mers qui,
constamment dirigées d' orient en occident, ont gagné
une grande étendue de terrein sur les côtes anciennes
de l' Asie, et ont formé les petites mers intérieures
de Kamtschatka, de la Corée, de la Chine, etc. Il
paroît même qu' elles ont aussi noyé toutes les terres
basses qui étoient à l' orient de ce continent ; car si
l' on tire une ligne depuis l' extrémité septentrionale
de l' Asie, en passant par la pointe de Kamtschatka
jusqu' à la nouvelle Guinée, c' est-à-dire, depuis le
cercle polaire jusqu' à
p208
l' équateur, on verra que les îles Marianes et celles
des Calanos, qui se trouvent dans la direction de
cette ligne sur une longueur de plus de deux cents
cinquante lieues, sont les restes ou plutôt les
anciennes tes de ces vastes terres envahies par la
mer : ensuite, si l' on considère les terres depuis
celles du Japon à Formose, de Formose aux
Philippines, des Philippines à la nouvelle Guinée,
on sera porté à croire que le continent de l' Asie
étoit autrefois contigu avec celui de la nouvelle
Hollande, lequel s' aiguise et aboutit en pointe vers
le midi, comme tous les autres grands continens.
Ces bouleversemens si multipliés et si évidens dans
les mers méridionales, l' envahissement tout aussi
évident des anciennes terres orientales par les eaux
de ce même océan, nous indiquent assez les prodigieux
changemens qui sont arrivés dans cette vaste partie du
monde, sur-tout dans les contrées voisines de
l' équateur : cependant ni l' une ni l' autre de ces
grandes causes n' a pu produire la séparation de
l' Asie et de l' Amérique vers le nord ; il sembleroit
au contraire que si ces continens eussent été séparés
au lieu d' être continus, les affaissemens vers le midi
et l' irruption des eaux dans les terres de l' orient,
auroient dû attirer celles du nord, et par conséquent
découvrir la terre de cette région entre l' Asie et
l' Arique : cette considération confirme les raisons
que j' ai données ci-devant pour la contiguité réelle
des deux continens vers le nord en Asie.
Après la séparation de l' Europe et de l' Amérique,
p209
après la rupture destroits, les eaux ont ces
d' envahir de grands espaces, et dans la suite, la terre
a plus gagné sur la mer qu' elle n' a perdu ; car
indépendamment des terreins de l' intérieur de l' Asie
nouvellement abandonnés par les eaux, tels que ceux
qui environnent la Caspienne et l' Aral,
indépendamment de toutes les côtes en pente douce que
cette dernre retraite des eaux laissoit àcouvert,
les grands fleuves ont presque tous formé des îles et
de nouvelles contrées près de leurs embouchures. On
sait que le delta de l' égypte, dont l' étendue ne
laisse pas d' être considérable, n' est qu' un
attérissement produit par les dépôts du Nil : il en
est de même de la grande Isle à l' entrée du fleuve
Amour, dans la mer orientale de la Tartarie
chinoise. En Amérique, la partie méridionale de la
Louisiane près du fleuve Mississipi, et la partie
orientale située à l' embouchure de la rivière des
amazones, sont des terres nouvellement formées par le
dépôt de ces grands fleuves. Mais nous ne pouvons
choisir un exemple plus grand d' une contrée récente
que celui des vastes terres de la Guyane ; leur
aspect nous rappellera l' idée de la nature brute, et
nous présentera le tableau nuancé de la formation
successive d' une terre nouvelle.
Dans une étendue de plus de cent vingt lieues, depuis
l' embouchure de la rivière de Cayenne jusqu' à celle
des Amazones, la mer, de niveau avec la terre, n' a
d' autre fond que de la vase, et d' autres tes qu' une
couronne de bois aquatiques, de mangles ou
palétuviers ,
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dont les racines, les tiges et les branches coures
trempent également dans l' eau salée, et ne présentent
que des halliers aqueux qu' on ne peut pénétrer qu' en
canot et la hache à la main. Ce fond de vase s' étend
en pente douce à plusieurs lieues sous les eaux de la
mer. Du côté de la terre, au-delà de cette large
lisière de palétuviers, dont les branches plus
inclinées vers l' eau qu' élevées vers le ciel, forment
un fort qui sert de repaire aux animaux immondes,
s' étendent encore des savannes noyées, plantées
de palmiers lataniers et jonchées de leurs débris :
ces lataniers sont de grands arbres, dont à la vérité
le pied est encore dans l' eau, mais dont la tête et
les branches élevées et garnies de fruits, invitent
les oiseaux à s' y percher. Au-delà des palétuviers et
des lataniers, l' on ne trouve encore que des bois mous,
des comons , des pineaux qui ne croissent pas
dans l' eau, mais dans les terreins bourbeux auxquels
aboutissent les savannes noyées, ensuite commencent
des forêts d' une autre essence ; les terres s' élèvent
en pente douce et marquent pour ainsi dire leur
élévation par la solidité et la dureté des bois
qu' elles produisent ; enfin après quelques lieues de
chemin en ligne directe depuis la mer, on trouve des
collines dont les côteaux quoique rapides, et même les
sommets, sont également garnis d' une grande épaisseur
de bonne terre, plantée par-tout d' arbres de tous
âges, si pressés, si serrés les uns contre les autres,
que leurs cimes entrelassées laissent à peine passer la
lumière du soleil, et sous leur ombre épaisse
entretiennent
p211
une humidité si froide, que le voyageur est obligé
d' allumer du feu pour y passer la nuit ; tandis qu' à
quelque distance de ces sombres forêts, dans les lieux
défrichés, la chaleur excessive pendant le jour est
encore trop grande pendant la nuit. Cette vaste terre
des côtes et de l' intérieur de la Guyane, n' est donc
qu' une fot tout aussi vaste, dans laquelle des
sauvages en petit nombre ont fait quelques clarières
et des petits abatis pour pouvoir s' y domicilier sans
perdre la jouissance de la chaleur de la terre et de
la lumière du jour.
La grande épaisseur de terre végétale qui se trouve
jusque sur le sommet des collines, démontre la
formationcente de toute la contrée ; elle l' est en
effet au point qu' au-dessus de l' une de ces collines
nommée la Gabrielle , on voit un petit lac peuplé
de crocodiles caymans que la mer y a laissés, à
cinq ou six lieues de distance et à six ou sept cents
pieds de hauteur au-dessus de son niveau. Nulle part
on ne trouve de la pierre calcaire ; car on transporte
de France la chaux nécessaire pour bâtir à Cayenne :
ce qu' on appelle pierre à ravets n' est point une
pierre, mais une lave de volcan, trouée comme les
scories des forges : cette lave se présente en blocs
épars ou en monceaux irréguliers dans quelques
montagnes où l' on voit les bouches des anciens volcans
qui sont actuellement éteints, parce que la mer s' est
retie et éloignée du pied de ces montagnes. Tout
concourt donc à prouver qu' il n' y a pas long-temps que
les eaux ont abandonné ces collines, et encore moins
de temps
p212
qu' elles ont laissé paroître les plaines et les terres
basses ; car celles-ci ont été presque entièrement
formées par le dépôt des eaux courantes. Les fleuves,
les rivières, les ruisseaux sont si voisins les uns
des autres et enme temps si larges, si gonflés, si
rapides dans la saison des pluies, qu' ils entraînent
incessamment des limons immenses, lesquels se déposent
sur toutes les terres basses et sur le fond de la mer
en sédimens vaseux : ainsi cette terre nouvelle
s' accroîtra de siècles en siécles, tant qu' elle ne sera
pas peuplée ; car on doit compter pour rien le petit
nombre d' hommes qu' on y rencontre : ils sont encore,
tant au moral qu' au physique, dans l' état de pure
nature ; ni vêtemens, ni religion, ni société qu' entre
quelques familles dispersées à de grandes distances,
peut-être au nombre de trois ou quatre cents carbets,
dans une terre dont l' étendue est quatre fois plus
grande que celle de la France.
Ces hommes, ainsi que la terre qu' ils habitent,
paroissent être les plus nouveaux de l' univers : ils y
sont arrivés des pays plus élevés et dans des temps
postérieurs à l' établissement de l' espèce humaine dans
les hautes contrées du Mexique, durou et du
Chili ; car en supposant les premiers hommes en Asie,
ils auront passé par la même route que les éléphans et
se seront en arrivant pandus dans les terres de
l' Arique septentrionale et du Mexique ; ils
auront ensuite aisément
p213
franchi les hautes terres au-delà de l' isthme, et se
seront établis dans celles du Pérou, et enfin ils
auront nétré jusque dans les contrées les plus
reculées de l' Amérique méridionale. Mais n' est-il
pas singulier que ce soit dans quelques-unes de ces
dernières contrées qu' existent encore de nos jours
les géans de l' espèce humaine, tandis qu' on n' y voit
que des pygmées dans le genre des animaux ? Car on ne
peut douter qu' on n' ait rencontré dans l' Arique
ridionale des hommes en grand nombre tous plus grands,
plus carrés, plus épais et plus forts que ne le sont
tous les autres hommes de la terre. Les races deans
autrefois si communes en Asie, n' y subsistent plus :
pourquoi se trouvent-elles en Amérique aujourd' hui ?
Ne pouvons-nous pas croire que quelques géans, ainsi
que les éléphans, ont passé de l' Asie en Amérique,
s' étant trouvés pour ainsi dire seuls, leur race
s' est conservée dans ce continent désert ; tandis
qu' elle a été entièrement détruite par le nombre des
autres hommes dans les contrées peuplées : une
circonstance me paroît avoir concouru au maintien de
cette ancienne race de géans dans le continent du
nouveau monde ; ce sont les hautes montagnes qui le
partagent dans toute sa longueur et sous tous les
climats : or on sait qu' ennéral les habitans des
montagnes sont plus grands et plus forts que ceux des
vallées ou des plaines. Supposant donc quelques couples
de géans passés d' Asie en Amérique, où ils auront
trouvé la liberté, la tranquillité, la paix, ou
d' autres avantages que
p214
peut-être ils n' avoient pas chez eux, n' auront-ils pas
choisi dans les terres de leur nouveau domaine celles
qui leur convenoient le mieux, tant pour la chaleur
que pour la salubrité de l' air et des eaux ? Ils
auront fixé leur domicile à une hauteurdiocre dans
les montagnes ; ils se seront arrêtés sous le climat
le plus favorable à leur multiplication ; et comme ils
avoient peu d' occasions de se mésallier, puisque toutes
les terres voisines étoient désertes, ou du moins tout
aussi nouvellement peuplées par un petit nombre
d' hommes bien inférieurs en force ; leur race
gigantesque s' est propagée sans obstacles et presque
sans mélange ; elle a duré et subsisté jusqu' à ce
jour ; tandis qu' il y a nombre de siècles qu' elle a été
détruite dans les lieux de son origine en Asie, par
la très-grande et plus ancienne population de cette
partie du monde.
Mais autant les hommes se sont multipliés dans les
terres qui sont actuellement chaudes et temrées,
autant leur nombre a diminué dans celles qui sont
devenues trop froides. Le nord du Groënland, de la
Lapponie, du Spitzberg, de la nouvelle Zemble, de
la terre des Samoïedes, aussi-bien qu' une partie de
celles qui avoisinent la mer glaciale jusqu' à
l' extrémité de l' Asie au nord de Kamtschatka, sont
actuellement désertes ou plutôt dépeuplées depuis un
temps assez moderne. On voit même par les cartes
russes, que depuis les embouchures
p215
des fleuves Olenek, Lena et Jana, sous les 73 et
74 e degrés, la route tout le long destes de cette
mer glaciale jusqu' à la terre des tschutschis, étoit
autrefois fort fréquentée, et qu' actuellement elle est
impraticable ou tout au moins si difficile qu' elle est
abandonnée. Ces mêmes cartes nous montrent que des trois
vaisseaux partis en 1648 de l' embouchure commune des
fleuves de Kolima et Olomon, sous le 72 e degré, un
seul a doublé le cap de la terre des tschutschis sous
le 75 e degré, et seul est arrivé, disent les mes
cartes, aux îles d' Anadir, voisines de l' Amérique
sous le cercle polaire, mais autant je suis persuadé
de la vérité de ces premiers faits, autant je doute de
celle du dernier ; car cette même carte qui présente
par une suite de points la route de ce vaisseau
russe autour de la terre des tschutschis, porte en
me temps en toutes lettres qu' on ne connoît pas
l' étendue de cette terre ; or quand même on auroit en
1648 parcouru cette mer et fait le tour de cette
pointe de l' Asie, il est sûr que depuis ce temps les
russes, quoique très-intéressés à cette navigation pour
arriver au Kamtschatka et de-là au Japon et à la
Chine, l' ont entièrement abandonnée ; mais peut-être
aussi se sont-ils réservé pour eux seuls la
connoissance de cette route autour de cette terre des
tschutschis qui forme l' extrémité la plus
septentrionale et la plus avancée du continent de
l' Asie.
Quoi qu' il en soit, toutes les régions septentrionales
au-delà du 76 e degré depuis le nord de la Norwège
p216
jusqu' à l' extrémité de l' Asie, sont actuellement
dénuées d' habitans, à l' exception de quelques
malheureux que les danois et les russes ont établis
pour la pêche, et qui seuls entretiennent un reste de
population et de commerce dans ce climat glacé. Les
terres du nord autrefois assez chaudes pour faire
multiplier les éléphans et les hippopotames, s' étant
déjà refroidies au point de ne pouvoir nourrir que
des ours blancs et des rennes, seront dans quelques
milliers d' années entièrement dénuées et désertes par
les seuls effets du refroidissement. Il y a même de
très-fortes raisons qui me portent à croire que la
région de notre pôle qui n' a pas é reconnue, ne le
sera jamais ; car ce refroidissement glacial me
paroît s' être emparé dule jusqu' à la distance de
sept ou huit degrés, et il est plus que probable que
toute cette plage polaire, autrefois terre ou mer,
n' est aujourd' hui que glace. Et si cette presomption
est fondée, le circuit et l' étendue de ces glaces loin
de diminuer, ne pourra qu' augmenter avec le
refroidissement de la terre.
Or si nous considérons ce qui se passe sur les hautes
montagnes, même dans nos climats, nous y trouverons
une nouvelle preuve démonstrative de la réalité de ce
refroidissement et nous en tirerons en même temps une
comparaison qui me paroît frappante. On trouve
au-dessus des Alpes, dans une longueur de plus de
soixante lieues sur vingt, et même trente de largeur
en certains endroits, depuis les montagnes de la
Savoie et du canton de Berne jusqu' à celles du
Tirol, une étendue immense
p217
et presque continue de vallées, de plaines et
d' éminences de glaces, la plupart sans mélange
d' aucune autre matière et presque toutes permanentes
et qui ne fondent jamais en entier. Ces grandes plages
de glace, loin de diminuer dans leur circuit,
augmentent et s' étendent de plus en plus, elles
gagnent de l' espace sur les terres voisines et plus
basses ; ce fait est démontré par les cimes des grands
arbres, et me par une pointe de clocher qui sont
enveloppés dans ces masses de glaces, et qui ne
paroissent que dans certains étés très-chauds, pendant
lesquels ces glaces diminuent de quelques pieds de
hauteur ; mais la masse intérieure qui dans certains
endroits est épaisse de cent toises, ne s' est pas
fondue demoire d' homme. Il est donc évident que
ces forêts et ce clocher enfouis dans ces glaces
épaisses et permanentes, étoient ci-devant situés
dans des terrescouvertes, habitées, et par
conséquent moins refroidies qu' elles ne le sont
aujourd' hui ; il est de même très-certain que cette
augmentation successive de glaces ne peut être
attribuée à l' augmentation de la quantité de vapeurs
aqueuses, puisque tous les sommets des montagnes qui
surmontent ces glacières ne se sont point élevés, et
se sont au contraire abaissés avec le temps et par la
chute d' une infinité de rochers et de masses en débris
qui ont roulé, soit au fond des glacières, soit
p218
dans les vallées inrieures. Dès-lors l' agrandissement
de ces contrées de glace est déet sera dans la
suite la preuve la plus palpable du refroidissement
successif de la terre, duquel il est plus aisé de
saisir les degrés dans ces pointes avancées du globe
que par-tout ailleurs : si l' on continue donc
d' observer les progrès de ces glacières permanentes des
Alpes, on saura dans quelques siècles combien il faut
d' années pour que le froid glacial s' empare d' une terre
actuellement habitée, et de-là on pourra conclure si
j' ai compté trop ou trop peu de temps pour le
refroidissement du globe.
Maintenant, si nous transportons cette idée sur la
région du pôle, nous nous persuaderons aisément que
non-seulement elle est entièrement glacée, mais me
que le circuit et l' étendue de ces glaces augmente de
siècle en siècle, et continuera d' augmenter avec le
refroidissement du globe. Les terres du Spitzberg,
quoiqu' à 10 degrés dule, sont presque entièrement
glacées, même en été : et par les nouvelles tentatives
que l' on a faites pour approcher du pôle de plus près,
il paroît qu' on n' a trouvé que des glaces, que je
regarde comme les appendices de la grande glacière qui
couvre cette région toute entière, depuis le pôle
jusqu' à 7 ou 8 degrés de distance. Les glaces immenses
reconnues par le capitaine Phipps à 80 et 81 degrés,
et qui par-tout l' ont empêché d' avancer plus loin,
semblent prouver larité de ce fait important : car
l' on ne doit pas présumer qu' il y ait
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sous le pôle des sources et des fleuves d' eau douce
qui puissent produire et amener ces glaces, puisqu' en
toutes saisons ces fleuves seroient glacés. Il paroît
donc que les glaces qui ont empêché ce navigateur
intrépide de pénétrer au-delà du 82 e degré, sur une
longueur de plus de 24 degrés en longitude, il paroît,
dis-je, que ces glaces continues forment une partie de
la circonférence de l' immense glacière de notre pôle,
produite par le refroidissement successif du globe. Et
si l' on veut supputer la surface de cette zone glacée
depuis le pôle jusqu' au 82 e degré de latitude, on verra
qu' elle est de plus de cent trente mille lieues
carrées ; et que par conséquent, voilàjà la deux
centième partie du globe envahie par le refroidissement
et aantie pour la nature vivante. Et comme le froid
est plus grand dans les gions dule austral, l' on
doit présumer que l' envahissement des glaces y est
aussi plus grand ; puisqu' on en rencontre dans
quelques-unes de ces plages australes dès le 47 e
degré : mais pour ne considérer ici que notre
hémispre boréal, dont nous présumons que la glace a
déjà envahi la centième partie, c' est-à-dire, toute
la surface de la portion de sphère qui s' étend depuis
le pôle jusqu' à 8 degrés ou deux cents lieues de
distance, l' on sent bien que s' il étoit possible de
déterminer le temps où ces glaces ont commencé de
s' établir sur le point du pôle, et ensuite le temps de
la progression successive de leur envahissement
jusqu' à deux cents lieues, on pourroit en déduire
celui de leur progression à venir, et connoître
d' avance quelle sera
p220
la durée de la nature vivante dans tous les climats
jusqu' à celui de l' équateur. Par exemple, si nous
supposons qu' il y ait mille ans que la glace
permanente a commencé de s' établir sous le point même
du pôle, et que dans la succession de ce millier
d' années, les glaces se soient étendues autour de ce
point jusqu' à deux cents lieues, ce qui fait la
centième partie de la surface de l' hémisphère depuis
le pôle à l' équateur, on peut présumer qu' il s' écoulera
encore quatre-vingt-dix-neuf mille ans avant qu' elles
ne puissent l' envahir dans toute cette étendue, en
supposant uniforme la progression du froid glacial,
comme l' est celle du refroidissement du globe ; et ceci
s' accorde assez avec la durée de quatre-vingt-treize
mille ans que nous avons donnée à la nature vivante, à
dater de ce jour, et que nous avons déduite de la
seule loi du refroidissement. Quoi qu' il en soit, il
est certain que les glaces se présentent de tous côtés
à 8 degrés dule comme des barrres et des
obstacles insurmontables ; car le capitaine Phipps a
parcouru plus de la quinzième partie de cette
circonférence vers le nord-est ; et avant lui, Baffin
et Smith en avoient reconnu tout autant vers le
nord-ouest, et par-tout ils n' ont trouvé que glace : je
suis donc persuadé que, si quelques autres navigateurs
aussi courageux entreprennent de reconnoître le reste
de cette circonférence, ils la trouveront deme
bornée par-tout par des glaces qu' ils ne pourront
pénétrer ni franchir ; et que par conséquent cette
région du pôle est entièrement et à jamais perdue
pour nous. La brume
p221
continuelle qui couvre ces climats, et qui n' est que
de la neige glacée dans l' air, s' arrêtant, ainsi que
toutes les autres vapeurs, contre les parois de ces
tes de glace, elle y forme de nouvelles couches et
d' autres glaces, qui augmentent incessamment et
s' étendront toujours de plus en plus, à mesure que le
globe se refroidira davantage.
Au reste, la surface de l' hémisphère boréal présentant
beaucoup plus de terre que celle de l' hémisphère
austral, cette différence suffit indépendamment des
autres causes ci-devant indiquées pour que ce dernier
hémispre soit plus froid que le premier ; aussi
trouve-t-on des glaces dès le 47 ou 50 e degrés dans les
mers australes, au lieu qu' on n' en rencontre qu' à
20 degrés plus loin dans l' hémisphère boréal. On voit
d' ailleurs que sous notre cercle polaire il y a moitié
plus de terre que d' eau, tandis que tout est mer sous
le cercle antarctique ; l' on voit qu' entre notre
cercle polaire et le tropique du cancer, il y a plus de
deux tiers de terre sur un tiers de mer, au lieu
qu' entre le cercle polaire antarctique et le tropique
du capricorne, il y a peut-être quinze fois plus de mer
que de terre : cet hémisphère austral a donc été de
tout temps, comme il l' est encore aujourd' hui,
beaucoup plus aqueux et plus froid que le nôtre, et
il n' y a pas d' apparence que pasle 50 e degré l' on
y trouve jamais des terres heureuses et tempées.
Il est donc presque certain que les glaces ont envahi
une plus grande étendue sous le pôle antarctique, et
que leur
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circonférence s' étend peut-être beaucoup plus loin
que celle des glaces du pôle arctique. Ces immenses
glacières des deux pôles, produites par le
refroidissement, iront comme la glacière des Alpes,
toujours en augmentant. La postérité ne tardera pas
à le savoir, et nous nous croyons fondés à le
présumer d' après notre théorie et d' après les faits
que nous venons d' exposer, auxquels nous devons
ajouter celui des glaces permanentes qui se sont
formées depuis quelques siècles contre la côte
orientale du Groënland ; on peut encore y joindre
l' augmentation des glaces ps de la nouvelle Zemble
dans le détroit de Weighats, dont le passage est
devenu plus difficile et presque impraticable ; et
enfin l' impossibilité où l' on est de parcourir la mer
glaciale au nord de l' Asie ; car malgré ce qu' en ont
dit les russes, il est très-douteux que les côtes de
cette mer les plus avancées vers le nord aient été
reconnues et qu' ils aient fait le tour de la pointe
septentrionale de l' Asie.
Nous voilà, comme je me le suis proposé, descendus
du sommet de l' échelle du temps jusqu' à des siècles
assez voisins du nôtre ; nous avons passé du cahos
à la lumière, de l' incandescence du globe à son
premier refroidissement, et cette période de temps a
été de vingt-cinq mille ans. Le second degré de
refroidissement a permis la chute des eaux et a
produit la dépuration de l' atmospre depuis
vingt-cinq à trente-cinq mille ans. Dans
p223
la troisième époque s' est fait l' établissement de la
mer universelle, la production des premiers
coquillages et des premiers végétaux, la construction
de la surface de la terre par lits horizontaux,
ouvrages de quinze ou vingt autres milliers d' années.
Sur la fin de la troisième époque et au commencement
de la quatrième s' est faite la retraite des eaux, les
courans de la mer ont creusé nos vallons, et les feux
souterreins ont commencé de ravager la terre par leurs
explosions. Tous ces derniers mouvemens ont duré dix
mille ans de plus, et en somme totale ces grands
évènemens, ces opérations et ces constructions
supposent au moins une succession de soixante mille
années. Après quoi la nature dans son premier moment
de repos a donné ses productions les plus nobles ;
la cinquième époque nous présente la naissance des
animaux terrestres. Il est vrai que ce repos n' étoit
pas absolu, la terre n' étoit pas encore tout-à-fait
tranquille, puisque ce n' est qu' après la naissance des
premiers animaux terrestres que s' est faite la
paration des continens et que sont arrivés les grands
changemens que je viens d' exposer dans cette sixième
époque.
Au reste, j' ai fait ce que j' ai pu pour proportionner
dans chacune de ces périodes la durée du temps à la
grandeur des ouvrages ; j' ai tâché, d' après mes
hypothèses, de tracer le tableau successif des grandes
volutions de la nature, sans néanmoins avoir
prétendu la saisir à son origine et encore moins
l' avoir embrassée dans toute son étendue. Et mes
hypothèses fussent-elles contestées,
p224
et mon tableau ne fût-il qu' une esquisse très-imparfaite
de celui de la nature, je suis convaincu que tous ceux
qui de bonne foi voudront examiner cette esquisse et la
comparer avec le modèle, trouveront assez de
ressemblance pour pouvoir au moins satisfaire leurs
yeux et fixer leurs idées sur les plus grands objets
de la philosophie naturelle.
SEPTIEME ET DERNIERE EPOQUE
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lorsque la puissance de l' homme
a secondé celle de la nature.
les premiers hommes, témoins des mouvemens convulsifs
de la terre, encore récens et très-fréquens, n' ayant
que les montagnes pour asiles contre les inondations,
chassés souvent de ces mêmes asiles par le feu des
volcans, tremblans sur une terre qui trembloit sous
leurs pieds, nus d' esprit et de corps, exposés aux
injures de tous les élémens, victimes de la fureur
des animauxroces, dont ils ne pouvoient éviter de
devenir la proie ; tous également pénétrés du
sentiment commun d' une terreur funeste, tous également
press par la nécessité, n' ont-ils pas
très-promptement cherché à se réunir, d' abord pour se
défendre par le nombre, ensuite pour s' aider et
travailler de concert à se faire un domicile et des
armes ? Ils ont commencé par aiguiser en forme de
haches ces cailloux durs, ces jades, ces pierres de
foudre , que l' on a cru tomes des nues et formées
par le tonnerre, et qui néanmoins ne sont que les
premiers monumens de l' art de l' homme dans l' état de
pure nature : il aura bientôt tiré du feu de ces
mes cailloux en les frappant les uns contre les
autres ; il aura saisi la flamme des volcans, ou
profité du feu de leurs laves blantes pour le
communiquer, pour se faire jour dans
p226
les fots, les broussailles ; car avec le secours de
ce puissant élément, il a nettoyé, assaini, purifié
les terreins qu' il vouloit habiter ; avec la hache de
pierre, il a tranché, coupé les arbres, menuisé le
bois, façonné ses armes et les instrumens de première
nécessité ; et après s' être munis de massues et
d' autres armes pesantes et défensives, ces premiers
hommes n' ont-ils pas trouvé le moyen d' en faire
d' offensives plus légères pour atteindre de loin ? Un
nerf, un tendon d' animal, des fils d' aloès ou l' écorce
souple d' une plante ligneuse leur ont servi de corde
pour unir les deux extrémités d' une branche
élastique dont ils ont fait leur arc ; ils ont aiguisé
d' autres petits cailloux pour en armer la flèche ;
bientôt ils auront eu des filets, des radeaux, des
canots, et s' en sont tenus-là tant qu' ils n' ont formé
que de petites nations composées de quelques familles,
ou plutôt de parens issus d' une même famille, comme
nous le voyons encore aujourd' hui chez les sauvages qui
veulent demeurer sauvages, et qui le peuvent, dans les
lieux l' espace libre ne leur manque pas plus que le
gibier, le poisson et les fruits. Mais dans tous ceux
l' espace s' est trouvé confiné par les eaux ou
resserré par les hautes montagnes, ces petites nations
devenues trop nombreuses, ont été forcées de partager
leur terrein entr' elles, et c' est de ce moment que la
terre est devenue le domaine de l' homme ; il en a pris
possession par ses travaux de culture, et
l' attachement à la patrie a suivi de très-près les
premiers actes de sa propriété : l' intérêt particulier
faisant partie
p227
de l' intérêt national, l' ordre, la police et les loix
ont succéder, et la société prendre de la
consistance et des forces.
Néanmoins, ces hommes profondément affectés des
calamités de leur premier état, et ayant encore sous
leurs yeux les ravages des inondations, les incendies
des volcans, les gouffres ouverts par les secousses
de la terre, ont conservé un souvenir durable et
presque éternel de ces malheurs du monde : l' idée qu' il
doit périr par un déluge universel ou par un
embrasement général ; le respect pour certaines
montagnes sur lesquelles ils s' étoient sauvés des
inondations ; l' horreur pour ces autres montagnes qui
lançoient des feux plus terribles que ceux du
tonnerre ; la vue de ces combats de la terre contre
le ciel, fondement de la fable des titans et de leurs
assauts contre les dieux ; l' opinion de l' existence
réelle d' un être mal-faisant, la crainte et la
superstition qui en sont le premier produit ; tous ces
sentimens fondés sur la terreur se sont s-lors
emparés à jamais du coeur et de l' esprit de l' homme ;
à peine est-il encore aujourd' hui rassuré par
l' expérience des temps, par le calme qui a succé à
ces siècles d' orages, enfin par la connoissance des
effets et des opérations de la nature ; connoissance
qui n' a pu s' acqrir qu' après l' établissement de
quelque grande société dans des terres paisibles.
Ce n' est point en Afrique, ni dans les terres de
l' Asie
p228
les plus avancées vers le midi, que les grandes
sociétés ont pu d' abord se former ; ces contrées
étoient encore brûlantes et désertes : ce n' est point
en Amérique, qui n' est évidemment, à l' exception de
ses chaînes de montagnes, qu' une terre nouvelle : ce
n' est pas même en Europe, qui n' a reçu que fort tard
les lumières de l' orient, que se sont établis les
premiers hommes civilisés ; puisqu' avant la fondation
de Rome, les contrées les plus heureuses de cette
partie du monde, telles que l' Italie, la France et
l' Allemagne, n' étoient encore peuplées que d' hommes
plus qu' à demi-sauvages : lisez Tacite , sur les
moeurs des germains, c' est le tableau de celles des
hurons, ou plutôt des habitudes de l' esce humaine
entière sortant de l' état de nature. C' est donc dans
les contrées septentrionales de l' Asie que s' est
élevée la tige des connoissances de l' homme ; et c' est
sur ce tronc de l' arbre de la science que s' est éle
le trône de sa puissance : plus il a su, plus il a
pu ; mais aussi, moins il a fait, moins il a su. Tout
cela suppose les hommes actifs dans un climat heureux,
sous un ciel pur pour l' observer, sur une terre
féconde pour la cultiver, dans une contrée
privilégiée, à l' abri des inondations, éloignée des
volcans, plus élevée, et par conséquent plus
anciennement tempérée que les autres. Or toutes ces
conditions, toutes ces circonstances se sont trouvées
unies dans le centre du continent de l' Asie, depuis
le 40 e degré de latitude jusqu' au 55 e. Les fleuves qui
portent leurs eaux dans la mer du Nord,
p229
dans l' océan oriental, dans les mers du midi et dans la
Caspienne, partent également de cette région élevée
qui fait aujourd' hui partie de la Sibérie méridionale
et de la Tartarie : c' est donc dans cette terre plus
élevée, plus solide que les autres, puisqu' elle leur
sert de centre et qu' elle est éloignée de ps de cinq
cents lieues de tous les océans ; c' est dans cette
contrée privilégiée que s' est formé le premier peuple
digne de porter ce nom, digne de tous nos respects,
comme créateur des sciences, des arts et de toutes les
institutions utiles : cette vérité nous est également
démontrée par les monumens de l' histoire naturelle et
par les progrès presque inconcevables de l' ancienne
astronomie : comment des hommes si nouveaux ont-ils
pu trouver la période lunisolaire de six cents
ans ? Je me borne à ce seul fait, quoiqu' on puisse
en citer beaucoup d' autres tout aussi merveilleux
et tout aussi constans : ils savoient donc autant
d' astronomie qu' en savoit de nos jours Dominique
Cassini , qui le premier a démontré la réalité
et l' exactitude de cette période de six cents ans ;
connoissance à laquelle ni les chaldéens, ni les
égyptiens, ni les grecs ne sont pas arrivés ;
connoissance qui suppose celle des mouvemens pcis
de la lune et de la terre, et qui exige une grande
perfection dans les instrumens nécessaires aux
observations ; connoissance qui ne peut s' acquérir
qu' après avoir tout acquis, laquelle n' étant fondée que
p230
sur une longue suite de recherches, d' études et de
travaux astronomiques, suppose au moins deux ou trois
mille ans de culture à l' esprit humain pour y parvenir.
Ce premier peuple a été très-heureux, puisqu' il est
devenu très-savant, il a joui pendant plusieurs siècles
de la paix, du repos, du loisir nécessaires à cette
culture de l' esprit de laquelle dépend le fruit de
toutes les autres cultures ; pour se douter de la
période de six cents ans, il falloit au moins douze
cents ans d' observations ; pour l' assurer comme fait
certain, il en a fallu plus du double ; voilà donc
déjà trois mille ans d' études astronomiques, et nous
n' en serons pas étonnés, puisqu' il a fallu ce même
temps aux astronomes en les comptant depuis les
chaldéens jusqu' à nous pour reconnoître cette période ;
et ces premiers trois mille ans d' observations
astronomiques n' ont-ils pas été nécessairement précédés
de quelques siècles où la science n' étoit pas née ? Six
mille ans à compter de ce jour, sont-ils suffisans pour
remonter à l' époque la plus noble de l' histoire de
l' homme, et même pour le suivre dans les premiers
progrès qu' il a faits dans les arts et dans les
sciences ?
Mais malheureusement elles ont été perdues, ces hautes
et belles sciences, elles ne nous sont parvenues que
par débris trop informes pour nous servir autrement
qu' à reconnoître leur existence pase. L' invention de
la formule d' après laquelle les brames calculent
les éclipses, suppose autant de science que la
construction de nos éphérides, et cependant ces
mes brames n' ont
p231
pas la moindre idée de la composition de l' univers ;
ils n' en ont que de fausses sur le mouvement, la
grandeur et la position des planètes, ils calculent
les éclipses sans en connoître la théorie, guidés
comme des machines par une game fondée sur des
formules savantes qu' ils ne comprennent pas, et que
probablement leurs ancêtres n' ont point inventées,
puisqu' ils n' ont rien perfectionné et qu' ils n' ont pas
transmis le moindre rayon de la science à leurs
descendans ; ces formules ne sont entre leurs mains
que des méthodes de pratique, mais elles supposent des
connoissances profondes dont ils n' ont pas les élémens,
dont ils n' ont pas même conservé les moindres vestiges,
et qui par conséquent ne leur ont jamais appartenu. Ces
thodes ne peuvent donc venir que de cet ancien
peuple savant qui avoit réduit en formules les
mouvemens des astres, et qui par une longue suite
d' observations étoit parvenu non-seulement à la
prédiction des éclipses, mais à la connoissance bien
plus difficile de la période de six cents ans et de
tous les faits astronomiques que cette connoissance
exige et suppose nécessairement.
Je crois être fondé à dire que les brames n' ont pas
imaginé ces formules savantes, puisque toutes leurs
idées physiques sont contraires à la théorie dont ces
formules dépendent, et que s' ils eussent compris
cette théorie même dans le temps qu' ils en ont ru
les résultats, ils eussent conservé la science et ne
se trouveroient pas réduits aujourd' hui à la plus
grande ignorance, et livrés
p232
aux préjugés les plus ridicules sur le système du
monde ; car ils croyent que la terre est immobile et
appuyée sur la cime d' une montagne d' or, ils pensent
que la lune est éclipe par des dragonsriens, que
les planètes sont plus petites que la lune, etc. Il est
donc évident qu' ils n' ont jamais eu les premiers
élémens de la théorie astronomique, ni même la moindre
connoissance des principes que supposent les méthodes
dont ils se servent ; mais je dois renvoyer ici à
l' excellent ouvrage que M Bailly vient de publier sur
l' ancienne astronomie, dans lequel il discute à fond
tout ce qui est relatif à l' origine et au progrès de
cette science ; on verra que ses idées s' accordent
avec les miennes, et d' ailleurs il a traité ce sujet
important avec une sagacité de génie et une profondeur
d' érudition qui mérite des éloges de tous ceux qui
s' intéressent au progrès des sciences.
Les chinois un peu plus éclairés que les brames,
calculent assez grossièrement les éclipses et les
calculent toujours deme depuis deux ou trois mille
ans ; puisqu' ils ne perfectionnent rien, ils n' ont
jamais rien inventé ; la science n' est donc pas plus
née à la Chine qu' aux Indes ; quoiqu' aussi voisins
que les indiens, du premier peuple savant, les chinois
ne paroissent pas en avoir rien tiré ; ils n' ont pas
me ces formules astronomiques dont les brames ont
conservé l' usage, et qui sont néanmoins les premiers
et grands monumens du savoir et du bonheur de l' homme.
Il ne paroît pas non plus que les chaldéens, les
perses, les égyptiens et
p233
les grecs aient rien reçu de ce premier peuple éclairé ;
car dans ces contrées du levant, la nouvelle astronomie
n' este qu' à l' opiniâtre assiduité des observateurs
chaldéens, et ensuite aux travaux des grecs, qu' on ne
doit dater que du temps de la fondation de l' école
d' Alexandrie. Néanmoins cette science étoit encore
bien imparfaite après deux mille ans de nouvelle
culture et même jusqu' à nos derniers siècles. Il me
paroît donc certain que ce premier peuple qui avoit
inventé et cultivé si heureusement et si long-temps
l' astronomie, n' en a laissé que des débris et quelques
sultats qu' on pouvoit retenir de mémoire, comme celui
de la période de six cents ans que l' historien
Josèphe nous a transmise sans la comprendre.
La perte des sciences, cette première plaie faite à
l' humanité par la hache de la barbarie, fut sans doute
l' effet d' une malheureuse révolution qui aura détruit
peut-être en peu d' années l' ouvrage et les travaux de
plusieurs siècles ; car nous ne pouvons douter que ce
premier peuple, aussi puissant d' abord que savant, ne
se soit long-temps maintenu dans sa splendeur,
puisqu' il a fait de si grands progrès dans les sciences,
et par conséquent dans tous les arts qu' exige leur
étude. Mais il y a toute apparence que quand les
terres situées au nord de cette heureuse contrée ont
été trop refroidies, les hommes qui les habitoient,
encore ignorans, farouches et barbares,
p234
auront reflué vers cette même contrée riche, abondante
et cultivée par les arts ; il est même assez étonnant
qu' ils s' en soient emparés et qu' ils y aient détruit
non-seulement les germes, mais même la moire de
toute science ; en sorte que trente siècles
d' ignorance ont peut-être suivi les trente siècles de
lumière qui les avoient précédés. De tous ces beaux
et premiers fruits de l' esprit humain, il n' en est
resté que le marc ; la métaphysique religieuse ne
pouvant être comprise, n' avoit pas besoin d' étude et
ne devoit ni s' altérer ni se perdre que faute de
moire, laquelle ne manque jamais dès qu' elle est
frape du merveilleux. Aussi cette métaphysique
s' est-elle répandue de ce premier centre des sciences
à toutes les parties du monde ; les idoles de
Calicut se sont trouvées les mêmes que celles de
Séléginskoi. Les pélerinages vers le grand Lama,
établis à plus de deux mille lieues de distance ;
l' idée de la métempsycose portée encore plus loin,
adoptée comme article de foi par les indiens, les
éthiopiens, les atlantes ; ces mêmes idées figurées,
reçues par les chinois, les perses, les grecs, et
parvenues jusqu' à nous ; tout semble nous démontrer
que la première souche et la tige commune des
connoissances humaines appartient à cette terre de la
haute Asie, et que les rameaux stériles ougénérés
p235
des nobles branches de cette ancienne souche, se sont
étendus dans toutes les parties de la terre chez les
peuples civilisés.
Et que pouvons-nous dire de ces siècles de barbarie,
qui se sont écoulés en pure perte pour nous ? Ils sont
ensévelis pour jamais dans une nuit profonde ; l' homme
d' alors replongé dans les ténèbres de l' ignorance, a
pour ainsi dire cessé d' être homme. Car la grossièreté,
suivie de l' oubli des devoirs, commence par relâcher
les liens de la société, la barbarie achève de les
rompre ; les loix méprisées ou proscrites, les moeurs
dégénérées en habitudes farouches, l' amour de
l' humanité, quoique gravé en caractères sacrés, effa
dans les coeurs ; l' homme enfin sans éducation, sans
morale, réduit à mener une vie solitaire et sauvage,
n' offre, au lieu de sa haute nature, que celle d' un
êtregradé au-dessous de l' animal.
Néanmoins, après la perte des sciences, les arts
utiles auxquels elles avoient donné naissance, se sont
conservés ; la culture de la terre, devenue plus
nécessaire à mesure que les hommes se trouvoient plus
nombreux, plus serrés ; toutes les pratiques qu' exige
cette même culture, tous les arts que supposent la
construction des édifices, la fabrication des idoles
et des armes, la texture des étoffes, etc. Ont survécu
à la science ; ils se sont pandus de proche en
proche, perfectionnés de loin en loin ;
p236
ils ont suivi le cours des grandes populations ;
l' ancien empire de la Chine s' est élevé le premier,
et presque enme temps celui des atlantes en
Afrique ; ceux du continent de l' Asie, celui de
l' égypte, d' éthiopie se sont successivement établis,
et enfin celui de Rome, auquel notre Europe doit son
existence civile. Ce n' est donc que depuis environ
trente siècles, que la puissance de l' homme s' est
unie à celle de la nature, et s' est étendue sur la
plus grande partie de la terre ; les trésors de sa
fécondité jusqu' alors étoient enfouis, l' homme les a
mis au grand jour ; ses autres richesses encore plus
profondément enterrées, n' ont pu se dérober à ses
recherches, et sont devenues le prix de ses travaux :
par-tout, lorsqu' il s' est conduit avec sagesse, il a
suivi les leçons de la nature, profité de ses
exemples, employé ses moyens, et choisi dans son
immensité tous les objets qui pouvoient lui servir ou
lui plaire. Par son intelligence, les animaux ont été
apprivoisés, subjugués, domptés, réduits à lui obéir
à jamais ; par ses travaux, les marais ont été
desséchés, les fleuves contenus, leurs cataractes
effacées, les forêts éclaircies, les landes cultivées ;
par sa réflexion, les temps ont été comptés, les
espaces mesurés, les mouvemens célestes reconnus,
combinés, représentés, le ciel et la terre comparés,
l' univers agrandi, et le créateur dignement adoré ;
par son art émané de la science, les mers ont été
traversées, les montagnes franchies, les peuples
rapprochés, un nouveau monde couvert, mille autres
terres isolées
p237
sont devenues son domaine ; enfin la face entière de la
terre porte aujourd' hui l' empreinte de la puissance de
l' homme, laquelle, quoique subordone à celle de la
nature, souvent a fait plus qu' elle, ou du moins l' a si
merveilleusement secondée, que c' est à l' aide de nos
mains qu' elle s' est développée dans toute son étendue,
et qu' elle est arrivée par degrés au point de
perfection et de magnificence où nous la voyons
aujourd' hui.
Comparez en effet la nature brute à la nature
cultivée ; comparez les petites nations sauvages de
l' Arique avec nos grands peuples civilisés ;
comparez même celles de l' Afrique, qui ne le sont qu' à
demi ; voyez en même temps l' état des terres que ces
nations habitent, vous jugerez aisément du peu de
valeur de ces hommes par le peu d' impression que leurs
mains ont faites sur leur sol : soit stupidité, soit
paresse, ces hommes à demi-brutes, ces nations non
policées, grandes ou petites, ne font que peser sur le
globe sans soulager la terre, l' affamer sans la
féconder, détruire sans édifier, tout user sans rien
renouveler. Néanmoins la condition la plus méprisable
de l' espèce humaine n' est pas celle du sauvage, mais
celle de ces nations au quart policées, qui de tout
temps ont été les vrais fléaux de la nature humaine,
et que les peuples civilisés ont encore peine à
contenir aujourd' hui ; ils ont, comme nous l' avons
dit, ravagé la première terre heureuse, ils en ont
arrac
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les germes du bonheur et détruit les fruits de la
science. Et de combien d' autres invasions cette
première irruption des barbares n' a-t-elle pas été
suivie ! C' est de ces mêmes contrées du nord, où se
trouvoient autrefois tous les biens de l' esce
humaine, qu' ensuite sont venus tous ses maux. Combien
n' a-t-on pas vu de ces débordemens d' animaux à face
humaine, toujours venant du nord, ravager les terres
du midi ? Jetez les yeux sur les annales de tous les
peuples, vous y compterez vingt siècles de désolation,
pour quelques anes de paix et de repos.
Il a fallu six cents siècles à la nature pour construire
ses grands ouvrages, pour attiédir la terre, pour en
façonner la surface et arriver à un état tranquille ;
combien n' en faudra-t-il pas pour que les hommes
arrivent au même point et cessent de s' inquiéter, de
s' agiter et de s' entre-détruire ? Quand
reconnoîtront-ils que la jouissance paisible des terres
de leur patrie suffit à leur bonheur ? Quand seront-ils
assez sages pour rabattre de leurs prétentions, pour
renoncer à des dominations imaginaires, à des
possessions éloignées, souvent ruineuses ou du moins
plus à charge qu' utiles ? L' empire de l' Espagne aussi
étendu que celui de la France en Europe, et dix fois
plus grand en Amérique, est-il dix fois plus
puissant ? L' est-il même autant que si cette fière et
grande nation se fût bornée à tirer de son heureuse
terre tous les biens qu' elle pouvoit lui fournir ? Les
anglois, ce peuple si sensé, si profondément pensant,
n' ont-ils pas
p239
fait une grande faute en étendant trop loin les limites
de leurs colonies ? Les anciens me paroissent avoir eu
des idées plus saines de ces établissemens ; ils ne
projetoient des émigrations que quand leur population
les surchargeoit, et que leurs terres et leur commerce
ne suffisoient plus à leurs besoins. Les invasions des
barbares qu' on regarde avec horreur, n' ont-elles pas eu
des causes encore plus pressantes lorsqu' ils se sont
trouvés trop serrés dans des terres ingrates, froides
et dénuées, et enme temps voisines d' autres terres
cultivées, fécondes et couvertes de tous les biens qui
leur manquoient ? Mais aussi que de sang ont coûté ces
funestes conquêtes, que de malheurs, que de pertes les
ont accompagnées et suivies !
Ne nous arrêtons pas plus long-temps sur le triste
spectacle de ces révolutions de mort et de
dévastation, toutes produites par l' ignorance ;
espérons que l' équilibre quoiqu' imparfait qui se
trouve actuellement entre les puissances des peuples
civilisés se maintiendra et pourra même devenir plus
stable à mesure que les hommes sentiront mieux leurs
ritables intérêts, qu' ils reconnoîtront le prix de
la paix et du bonheur tranquille, qu' ils en feront
le seul objet de leur ambition, que les princes
dédaigneront la fausse gloire des conqrans et
priseront la petite vanité de ceux qui pour jouer
un rôle les excitent à de grands mouvemens.
Supposons donc le monde en paix, et voyons de plus
près combien la puissance de l' homme pourroit
p240
influer sur celle de la nature. Rien ne paroît plus
difficile, pour ne pas dire impossible, que de
s' opposer au refroidissement successif de la terre et
de réchauffer la température d' un climat ; cependant
l' homme le peut faire et l' a fait. Paris et Qbec
sont à peu-ps sous la même latitude et à la même
élévation sur le globe ; Paris seroit donc aussi
froid que Québec, si la France et toutes les
contrées qui l' avoisinent, étoient aussi dépourvues
d' hommes, aussi couvertes de bois, aussi baignées par
les eaux que le sont les terres voisines du Canada.
Assainir, défricher et peupler un pays, c' est lui
rendre de la chaleur pour plusieurs milliers d' années,
et ceci prévient la seule objection raisonnable que
l' on puisse faire contre mon opinion, ou pour mieux
dire, contre le fait réel du refroidissement de la
terre.
Selon votre système, me dira-t-on, toute la terre doit
être plus froide aujourd' hui qu' elle ne l' étoit il y a
deux mille ans ; or la tradition semble nous prouver
le contraire. Les Gaules et la Germanie nourrissoient
des élans, des loups-cerviers, des ours et d' autres
animaux qui se sont retirés depuis dans les pays
septentrionaux ; cette progression est bien différente
de celle que vous leur supposez du nord au midi.
D' ailleurs l' histoire nous apprend que tous les ans la
rivière de Seine étoit ordinairement glacée pendant
une partie de l' hiver ; ces faits ne paroissent-ils pas
être directement opposés au prétendu refroidissement
successif du globe ? Ils le seroient, je l' avoue, si la
France et l' Allemagne d' aujourd' hui étoient
p241
semblables à la Gaule et à la Germanie ; si l' on
n' eût pas abattu les forêts, desséché les marais,
contenu les torrens, dirigé les fleuves et défric
toutes les terres trop couvertes et surchargées des
débris même de leurs productions. Mais ne doit-on pas
considérer que la déperdition de la chaleur du globe
se fait d' une manière insensible ; qu' il a fallu
soixante-seize mille ans pour l' attiédir au point de
la température actuelle, et que dans soixante-seize
autres mille ans il ne sera pas encore assez refroidi
pour que la chaleur particulière de la nature vivante
y soit anéantie ; ne faut-il pas comparer ensuite à
ce refroidissement si lent, le froid prompt et subit
qui nous arrive des régions de l' air ; se rappeler
qu' il n' y a néanmoins qu' un trente-deuxième de
différence entre le plus grand chaud de nos étés et
le plus grand froid de nos hivers ; et l' on sentira
déjà que les causes extérieures influent beaucoup
plus que la cause intérieure sur la température de
chaque climat, et que dans tous ceux où le froid de
la région supérieure de l' air est attiré par
l' humidité ou poussé par des vents qui le rabattent
vers la surface de la terre, les effets de ces causes
particulières l' emportent de beaucoup sur le produit
de la cause générale. Nous pouvons en donner un
exemple qui ne laissera aucun doute sur ce sujet, et
qui prévient en me temps toute objection de cette
espèce.
Dans l' immense étendue des terres de la Guyane, qui
ne sont que des forêts épaisses où le soleil peut à
peine
p242
pénétrer, où les eauxpandues occupent de grands
espaces, où les fleuves très-voisins les uns des
autres, ne sont ni contenus ni dirigés, où il pleut
continuellement pendant huit mois de l' année, l' on a
commenseulement depuis un siècle à défricher autour
de Cayenne un très-petit canton de ces vastes
forêts ; et déla différence de température dans
cette petite étendue de terrein défriché est si
sensible, qu' on y éprouve trop de chaleur, même
pendant la nuit ; tandis que dans toutes les autres
terres couvertes de bois il fait assez froid la nuit
pour qu' on soit forcé d' allumer du feu. Il en est de
me de la quantité et de la continuité des pluies,
elles cessent plus tôt et commencent plus tard à
Cayenne que dans l' intérieur des terres ; elles sont
aussi moins abondantes et moins continues. Il y a
quatre mois de sècheresse absolue à Cayenne ; au lieu
que dans l' intérieur du pays, la saison sèche ne dure
que trois mois, et encore y pleut-il tous les jours
par un orage assez violent, qu' on appelle le
grain de midi , parce que c' est vers le milieu du
jour que cet orage se forme : de plus, il ne tonne
presque jamais à Cayenne, tandis que les tonnerres
sont violens et très-fréquens dans l' intérieur du
pays, où les nuages sont noirs, épais et très-bas.
Ces faits, qui sont certains, ne démontrent-ils pas
qu' on feroit cesser ces pluies continuelles de huit
mois, et qu' on augmenteroit prodigieusement la chaleur
dans toute cette contrée, si l' on détruisoit les
forêts qui la couvrent, si l' on y resserroit
p243
les eaux en dirigeant les fleuves, et si la culture de
la terre, qui suppose le mouvement et le grand nombre
des animaux et des hommes, chassoit l' humidité froide
et superflue, que le nombre infiniment trop grand des
gétaux attire, entretient et répand ?
Comme tout mouvement, toute action produit de la
chaleur, et que tous les êtres doués du mouvement
progressif sont eux-mêmes autant de petits foyers de
chaleur, c' est de la proportion du nombre des hommes
et des animaux à celui des végétaux, que dépend (toutes
choses égales d' ailleurs) la température locale de
chaque terre en particulier ; les premierspandent
de la chaleur, les seconds ne produisent que de
l' humidité froide : l' usage habituel que l' homme fait
du feu, ajoute beaucoup à cette température
artificielle dans tous les lieux où il habite en
nombre. à Paris, dans les grands froids, les
thermotres, au faubourg saint-Honoré, marquent 2 ou
3 degrés de froid de plus qu' au faubourg
saint-Marceau ; parce que le vent du nord se tempère
en passant sur les cheminées de cette grande ville.
Une seule forêt de plus ou de moins dans un pays suffit
pour en changer la température : tant que les arbres
sont sur pied, ils attirent le froid, ils diminuent par
leur ombrage la chaleur du soleil, ils produisent des
vapeurs humides qui forment des nuages et retombent en
pluie, d' autant plus froide qu' elle descend de plus
haut ; et si ces forêts sont abandonnées à la seule
nature, ces mêmes arbres tombés de vétusté pourrissent
froidement
p244
sur la terre ; tandis qu' entre les mains de l' homme,
ils servent d' aliment à l' élément du feu, et deviennent
les causes secondaires de toute chaleur particulière.
Dans les pays de prairies, avant la récolte des herbes,
on a toujours des rosées abondantes et très-souvent de
petites pluies, qui cessent dès que ces herbes sont
levées : ces petites pluies deviendroient donc plus
abondantes et ne cesseroient pas, si nos prairies,
comme les savannes de l' Amérique, étoient toujours
couvertes d' une même quantité d' herbes qui, loin de
diminuer, ne peut qu' augmenter, par l' engrais de
toutes celles qui se deschent et pourrissent sur
la terre.
Je donnerois aisément plusieurs autres exemples, qui
tous concourent à démontrer que l' homme peut modifier
les influences du climat qu' il habite, et en fixer
pour ainsi dire la température au point qui lui
convient : et ce qu' il y a de singulier, c' est qu' il
lui seroit plus difficile de refroidir la terre que de
la réchauffer ; maître de l' élément du feu, qu' il
peut augmenter et propager à son gré, il ne l' est pas
de l' élément du froid, qu' il ne peut saisir ni
communiquer. Le principe du froid n' est pas même une
substance réelle, mais une simple privation ou plutôt
une diminution de chaleur ; diminution qui doit être
très-grande dans les hautes régions de l' air, et qui
l' est assez à une lieue de distance de la terre pour y
convertir en grêle et en neige les vapeurs aqueuses.
p245
Car les émanations de la chaleur propre du globe
suivent la même loi que toutes les autres quantités
ou qualités physiques qui partent d' un centre commun ;
et leur intensité décroissant en raison inverse du
carré de la distance, il paroît certain qu' il fait
quatre fois plus froid à deux lieues qu' à une lieue de
hauteur dans notre atmosphère, en prenant chaque point
de la surface de la terre pour centre. D' autre part,
la chaleur intérieure du globe est constante dans
toutes les saisons à 10 degrés au-dessus de la
congélation : ainsi tout froid plus grand, ou plutôt
toute chaleur moindre de 10 degrés, ne peut arriver
sur la terre que par la chute des matières refroidies
dans la région surieure de l' air, où les effets de
cette chaleur propre du globe diminuent d' autant plus
qu' on s' élève plus haut. Or la puissance de l' homme ne
s' étend pas si loin ; il ne peut faire descendre le
froid comme il fait monter le chaud ; il n' a d' autre
moyen pour se garantir de la trop grande ardeur du
soleil que de créer de l' ombre ; mais il est bien plus
aisé d' abattre des forêts à la Guyane pour en
chauffer la terre humide, que d' en planter en
Arabie pour en rafraîchir les sables arides :
cependant une seule forêt dans le milieu de ces
déserts brûlans suffiroit pour les tempérer, pour
y amener les eaux du ciel, pour rendre à la terre tous
les principes de sa fécondité, et par conséquent pour
y faire jouir l' homme de toutes les douceurs d' un
climat tempéré.
C' est de la différence de température quepend la
p246
plus ou moins grande énergie de la nature ;
l' accroissement, le développement et la production
me de tous les êtres organisés ne sont que des effets
particuliers de cette cause générale : ainsi l' homme
en la modifiant, peut en même temps détruire ce qui lui
nuit et faire éclore tout ce qui lui convient. Heureuses
les contrées où tous les élémens de la température se
trouvent balans, et assez avantageusement combis
pour n' orer que de bons effets ! Mais en est-il
aucune qui dès son origine ait eu ce privilége ?
Aucune la puissance de l' homme n' ait pas secon
celle de la nature, soit en attirant outournant
les eaux, soit en détruisant les herbes inutiles et les
gétaux nuisibles ou superflus, soit en se conciliant
les animaux utiles et les multipliant ? Sur trois cents
espèces d' animaux quadrupèdes et quinze cents espèces
d' oiseaux qui peuplent la surface de la terre, l' homme
en a choisi dix-neuf ou vingt ; et ces vingt espèces
figurent seules plus grandement dans la nature et font
plus de bien sur la terre que toutes les autres
espèces réunies. Elles figurent plus grandement, parce
qu' elles sont dirigées par l' homme, et qu' il les a
prodigieusement multipliées ; elles opèrent de concert
avec lui tout le bien qu' on peut attendre d' une sage
administration de forces et de puissance pour la
culture de
p247
la terre, pour le transport et le commerce de ses
productions, pour l' augmentation des subsistances, en
un mot, pour tous les besoins, et me pour les
plaisirs du seul maître qui puisse payer leurs
services par ses soins.
Et dans ce petit nombre d' espèces d' animaux dont
l' homme a fait choix, celles de la poule et du cochon
qui sont les plus fécondes, sont aussi les plus
généralement répandues, comme si l' aptitude à la plus
grande multiplication étoit accompagnée de cette
vigueur de tempérament qui brave tous les inconvéniens.
On a trouvé la poule et le cochon dans les parties les
moins fréquentées de la terre, à Otahiti et dans les
autres îles de tous temps inconnues et les plus
éloignées des continens ; il semble que ces espèces
aient suivi celle de l' homme dans toutes ses
migrations. Dans le continent isolé de l' Amérique
ridionale où nul de nos animaux n' a putrer, on
a trouvé le cari et la poule sauvage, qui quoique plus
petits et un peu différens du cochon et de la poule
de notre continent, doivent néanmoins être regardés
comme espèces très-voisines qu' on pourroit de même
duire en domesticité ; mais l' homme sauvage n' ayant
point d' idée de la société, n' a pas même cherché celle
des animaux. Dans toutes les terres de l' Arique
ridionale, les sauvages n' ont point d' animaux
domestiques ; ils détruisent indifféremment les bonnes
espèces comme les mauvaises ; ils ne font choix
d' aucune pour les élever et les multiplier, tandis
p248
qu' une seule espèce féconde comme celle du hocco
qu' ils ont sous la main, leur fourniroit sans peine et
seulement avec un peu de soin, plus de subsistances
qu' ils ne peuvent s' en procurer par leurs chasses
pénibles.
Aussi le premier trait de l' homme qui commence à se
civiliser est l' empire qu' il sait prendre sur les
animaux, et ce premier trait de son intelligence
devient ensuite le plus grand caractère de sa puissance
sur la nature ; car ce n' est qu' après se les être
soumis qu' il a, par leurs secours, changé la face de la
terre, converti les déserts en guérets et les bruyères
en épis. En multipliant les espèces utiles d' animaux,
l' homme augmente sur la terre la quantité de mouvement
et de vie, il ennoblit en même-temps la suite entière
des êtres et s' ennoblit lui-même en transformant le
gétal en animal et tous deux en sa propre substance
qui se répand ensuite par une nombreuse
multiplication ; par-tout il produit l' abondance,
toujours suivie de la grande population ; des millions
d' hommes existent dans le me espace qu' occupoient
autrefois deux ou trois cents sauvages, des milliers
d' animaux où il y avoit à peine quelques individus ;
par lui et pour lui les germes précieux sont les seuls
développés, les productions de la classe la plus noble
les seules cultivées ; sur l' arbre immense de la
fécondité les branches à fruits seules subsistantes et
toutes perfectionnées.
p249
Le grain dont l' homme fait son pain, n' est point un
don de la nature, mais le grand, l' utile fruit de ses
recherches et de son intelligence dans le premier des
arts ; nulle part sur la terre, on n' a trouvé du blé
sauvage, et c' est évidemment une herbe perfectionnée
par ses soins ; il a donc fallu reconnoître et choisir
entre mille et mille autres, cette herbe pcieuse,
il a fallu la semer, la recueillir nombre de fois pour
s' apercevoir de sa multiplication, toujours
proportionnée à la culture et à l' engrais des terres.
Et cette propriété, pour ainsi dire unique, qu' a le
froment de résister dans son premier âge au froid de
nos hivers, quoique soumis comme toutes les plantes
annuelles, à périr après avoir donné sa graine, et la
qualité merveilleuse de cette graine qui convient
à tous les hommes, à tous les animaux, à presque tous
les climats, qui d' ailleurs se conserve long-temps sans
altération, sans perdre la puissance de se reproduire,
tout nous démontre que c' est la plus heureuse
découverte que l' homme ait jamais faite, et que
quelqu' ancienne qu' on veuille la supposer, elle a
néanmoins été précédée de l' art de l' agriculture fondé
sur la science, et perfectionné par l' observation.
Si l' on veut des exemples plus modernes et même récens
de la puissance de l' homme sur la nature des végétaux,
il n' y a qu' à comparer nos légumes, nos fleurs et nos
fruits avec les mêmes esces telles qu' elles étoient
il y a cent cinquante ans ; cette comparaison
p250
peut se faire immédiatement et très-précisément en
parcourant des yeux la grande collection de dessins
coloriés, commencée dès le temps de Gaston
D' Orléans et qui se continue encore aujourd' hui
au jardin du roi ; on y verra peut-être avec surprise
que les plus belles fleurs de ce temps, renoncules,
oeillets, tulipes, oreilles-d' ours, etc. Seroient
rejetées aujourd' hui, je ne dis pas par nos fleuristes,
mais par les jardiniers de villages. Ces fleurs quoique
déjà cultivées alors, n' étoient pas encore bien loin
de leur état de nature. Un simple rang de pétales, de
longs pistiles et des couleurs dures ou fausses, sans
velouté, sans variété, sans nuances, tous caractères
agrestes de la nature sauvage. Dans les plantes
potagères, une seule espèce de chicorée et deux sortes
de laitues, toutes deux assez mauvaises, tandis
qu' aujourd' hui nous pouvons compter plus de cinquante
laitues et chicorées, toutes très-bonnes au goût. Nous
pouvons de même donner la date très-moderne de nos
meilleurs fruits à pepins et à noyaux, tous différens
de ceux des anciens auxquels ils ne ressemblent que de
nom : d' ordinaire les choses restent et les noms
changent avec le temps ; ici c' est le contraire, les
noms sont demeurés et les choses ont changé ; nos
pêches, nos abricots, nos poires sont des productions
nouvelles auxquelles on a conservé les vieux noms des
productions antérieures. Pour n' en pas douter, il ne
faut que comparer nos fleurs et nos fruits avec les
descriptions ou plutôt les notices
p251
que les auteurs grecs et latins nous en ont laissées,
toutes leurs fleurs étoient simples et tous leurs
arbres fruitiers n' étoient que des sauvageons assez
mal choisis dans chaque genre, dont les petits fruits
âpres ou secs, n' avoient ni la saveur ni la beauté des
nôtres.
Ce n' est pas qu' il y ait aucune de ces bonnes et
nouvelles esces qui ne soit originairement issue d' un
sauvageon ; mais combien de fois n' a-t-il pas fallu que
l' homme ait tenté la nature pour en obtenir ces espèces
excellentes ? Combien de milliers de germes n' a-t-il
pas été obligé de confier à la terre pour qu' elle les
ait enfin produits ? Ce n' est qu' en semant, élevant,
cultivant et mettant à fruit un nombre presque infini
de végétaux de la même espèce, qu' il a pu reconnoître
quelques individus portant des fruits plus doux et
meilleurs que les autres ; et cette première découverte
qui suppose détant de soins, seroit encore demeurée
stérile à jamais s' il n' en eût fait une seconde qui
suppose autant de génie que la première exigeoit de
patience ; c' est d' avoir trouvé le moyen de multiplier
par la greffe ces individus précieux, qui
malheureusement ne peuvent faire une lignée aussi noble
qu' eux ni propager par eux-mêmes leurs excellentes
qualités ; et cela seul prouve que ce ne sont en effet
que des qualités purement individuelles et non des
propriétés spécifiques ; car les pepins ou noyaux de
ces excellens fruits, ne produisent comme les autres,
que de simples sauvageons, et par conséquent ils ne
forment pas des
p252
espèces qui en soient essentiellement différentes ; mais
au moyen de la greffe, l' homme a pour ainsi dire créé
des espèces secondaires qu' il peut propager et
multiplier à son gré : le bouton ou la petite branche
qu' il joint au sauvageon, renferme cette qualité
individuelle qui ne peut se transmettre par la graine,
et qui n' a besoin que de sevelopper pour produire
les mes fruits que l' individu dont on les a séparés
pour les unir au sauvageon, lequel ne leur communique
aucune de ses mauvaises qualités, parce qu' il n' a pas
contribué à leur formation, qu' il n' est pas une mère,
mais une simple nourrice qui ne sert qu' à leur
développement par la nutrition.
Dans les animaux, la plupart des qualités qui
paroissent individuelles, ne laissent pas de se
transmettre et de se propager par la même voie que les
propriétés spécifiques ; il étoit donc plus facile à
l' homme d' influer sur la nature des animaux que sur
celle des végétaux. Les races dans chaque espèce
d' animal ne sont que des variétés constantes qui se
perpétuent par la génération, au lieu que dans les
espèces végétales il n' y a point de races, point de
variétés assez constantes pour être perpétuées par la
reproduction. Dans les seules espèces de la poule et
du pigeon, l' on a fait naître très-récemment de
nouvelles races en grand nombre, qui toutes peuvent se
propager d' elles-mes ; tous les jours dans les autres
espèces on relève, on ennoblit les races en les
croisant ; de temps en temps on aclimate, on civilise
quelques
p253
espèces étrangères ou sauvages. Tous ces exemples
modernes et récens, prouvent que l' homme n' a connu que
tard l' étendue de sa puissance, et que même il ne la
connoît pas encore assez ; elle dépend en entier de
l' exercice de son intelligence ; ainsi plus il
observera, plus il cultivera la nature, plus il aura de
moyens pour se la soumettre et de facilités pour tirer
de son sein des richesses nouvelles, sans diminuer les
trésors de son inépuisable fécondité.
Et que ne pourroit-il pas sur lui-même, je veux dire
sur sa propre espèce, si la volonté étoit toujours
dirigée par l' intelligence ? Qui sait jusqu' à quel
point l' homme pourroit perfectionner sa nature, soit
au moral, soit au physique ? Y a-t-il une seule nation
qui puisse se vanter d' être arrie au meilleur
gouvernement possible, qui seroit de rendre tous les
hommes, non pas également heureux, mais moins
inégalement malheureux ; en veillant à leur
conservation, à l' épargne de leurs sueurs et de leur
sang par la paix, par l' abondance des subsistances,
par les aisances de la vie et les facilités pour leur
propagation : voilà le but moral de toute société qui
chercheroit à s' améliorer. Et pour le physique, la
decine et les autres arts dont l' objet est de nous
conserver, sont-ils aussi avancés, aussi connus que les
arts destructeurs, enfantés par la guerre ? Il semble
que de tout temps l' homme ait fait moins deflexions
sur le bien que de recherches pour le mal ; toute
société
p254
est mêlée de l' un et de l' autre ; et comme de tous les
sentimens qui affectent la multitude, la crainte est le
plus puissant, les grands talens dans l' art de faire du
mal ont été les premiers qui aient frappé l' esprit de
l' homme, ensuite ceux qui l' ont amusé ont occupé son
coeur, et ce n' est qu' aps un trop long usage de ces
deux moyens de faux honneur et de plaisir stérile,
qu' enfin il a reconnu que sa vraie gloire est la
science, et la paix son vrai bonheur.
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