Download PDF
ads:
Ce document est extrait de la base de données
textuelles Frantextalisée par l'Institut National de
la Langue Fraaise (INaLF)
Discours sur l'histoire universelle [Document électronique] / Jacques-Bénigne
Bossuet,...
DESSEIN GENERAL OUVRAGE
p1
à monseigneur le dauphin.
Quand l' histoire seroit inutile aux autres hommes, il
faudroit la faire lire aux princes. Il n' y a pas de
meilleur moyen de leur découvrir ce que peuvent les
passions et les interests, les temps et les
conjonctures, les bons et les mauvais conseils. Les
histoires ne sont composées que des actions
p2
qui les occupent, et tout semble y estre fait pour
leur usage. Si l' experience leur est necessaire pour
aquerir cette prudence qui fait bien regner, il n' est
rien de plus utile à leur instruction que de joindre
aux exemples des siécles passez les experiences qu' ils
font tous les jours. Au lieu qu' ordinairement ils
n' apprennent qu' aux dépens de leurs sujets et de leur
propre gloire, à juger des affaires dangereuses qui
leur arrivent : par le secours de l' histoire, ils
forment leur jugement, sans rien hasarder, sur les
évenemens passez. Lors qu' ils voyent jusqu' aux vices
les plus cachez des princes, malgré les fausses
loûanges qu' on leur donne pendant leur vie, exposez
aux yeux de tous les hommes, ils ont honte de la
vaine joye que leur cause la flaterie, et ils
connoissent que la vraye gloire ne peut s' accorder
qu' avec le merite.
D' ailleurs il seroit honteux, je ne dis pas à un
prince, mais en général à tout honneste homme,
d' ignorer le genre humain, et les changemens
memorables que la suite des temps a faits dans le
monde. Si on n' apprend de l' histoire à distinguer les
ads:
Livros Grátis
http://www.livrosgratis.com.br
Milhares de livros grátis para download.
temps, on representera les hommes sous la loy de
nature, ou sous la loy écrite, tels qu' ils sont sous
la loy evangelique ; on parlera des perses vaincus sous
Alexandre, comme on parle des perses victorieux sous
Cyrus ; on fera la Grece aussi libre du temps de
Philippe que du temps de Themistocle,
p3
ou de Miltiade ; le peuple romain aussi fier sous les
empereurs que sous les consuls ; l' eglise aussi
tranquille sous Diocletien que sous Constantin ; et
la France agitée de guerres civiles du temps de
Charles Ix et d' Henri Iii aussi puissante que du
temps de Loûïs Xiv réünie sous un si grand roy,
seule elle triomphe de toute l' Europe.
C' est, monseigneur, pour éviter ces inconveniens que
vous avez leû tant d' histoires anciennes et modernes.
Il a fallu avant toutes choses vous faire lire dans
l' ecriture l' histoire du peuple de Dieu, qui fait le
fondement de la religion. On ne vous a pas lais
ignorer l' histoire greque ni la romaine ; et, ce qui
vous estoit plus important, on vous a montré avec soin
l' histoire de ce grand royaume, que vous estes obli
de rendre heureux. Mais de peur que ces histoires et
celles que vous avez encore à apprendre ne se
confondent dans vostre esprit, il n' y a rien de plus
necessaire que de vous representer distinctement, mais
en racourci, toute la suite des siécles.
Cette maniere d' histoire universelle est à l' égard
des histoires de chaque païs et de chaque peuple, ce
qu' est une carte gérale à l' égard des cartes
particulieres. Dans les cartes particulieres vous
voyez tout le détail d' un royaume, ou d' une province
en elle-mesme : dans les cartes universelles vous
apprenez à situer ces
p4
parties du monde dans leur tout ; vous voyez ce que
Paris ou l' Isle De France est dans le royaume, ce
que le royaume est dans l' Europe, et ce que
l' Europe est dans l' univers.
Ainsi les histoires particulieres representent la
suite des choses qui sont arrivées à un peuple dans
tout leur détail : mais afin de tout entendre, il faut
sçavoir le rapport que chaque histoire peut avoir avec
les autres, ce qui se fait par un abregé où l' on voye
comme d' un coup d' oeil tout l' ordre des temps.
ads:
Un tel abregé, monseigneur, vous propose un grand
spectacle. Vous voyez tous les siécles pcedens se
développer, pour ainsi dire, en peu d' heures devant
vous : vous voyez comme les empires se succedent les
uns aux autres, et comme la religion dans ses differens
estats se soustient également depuis le commencement
du monde jusqu' à nostre temps.
C' est la suite de ces deux choses, je veux dire celle
de la religion et celle des empires, que vous devez
imprimer dans vostre memoire ; et comme la religion
et le gouvernement politique sont les deux points sur
lesquels roulent les choses humaines, voir ce qui
regarde ces choses renfermé dans un abregé, et en
découvrir par ce moyen tout l' ordre et toute la suite,
c' est comprendre dans sa pensée tout ce qu' il y a de
grand parmi les hommes, et tenir, pour ainsi dire, le
fil de toutes les affaires de l' univers.
p5
Comme donc en considerant une carte universelle, vous
sortez du païs où vous estes né, et du lieu qui vous
renferme, pour parcourir toute la terre habitable que
vous embrassez par la pensée avec toutes ses mers et
tous ses païs : ainsi en considerant l' abregé
chronologique, vous sortez des bornes étroites de
vostre âge, et vous vous étendez dans tous les siécles.
Mais de mesme que pour aider sa memoire dans la
connoissance des lieux, on retient certaines villes
principales, autour desquelles on place les autres,
chacune selon sa distance : ainsi dans l' ordre des
siécles il faut avoir certains temps marquez par
quelque grand évenement auquel on rapporte tout le
reste.
C' est ce qui s' appelle epoque, d' un mot grec qui
signifie s' arrester, parce qu' on s' arreste là pour
considerer comme d' un lieu de repos tout ce qui est
arrivé devant ou aprés, et éviter par ce moyen les
anachronismes, c' est à dire, cette sorte d' erreur qui
fait confondre les temps.
Il faut d' abord s' attacher à un petit nombre
d' epoques, telles que sont dans les temps de
l' histoire ancienne, Adam, ou la création ; Noé, ou
le deluge ; la vocation d' Abraham, ou le
commencement de l' alliance de Dieu avec les hommes ;
Moïse, ou la loy écrite ; la prise de Troye ;
Salomon, ou la fondation du temple ; Romulus, ou
Rome bastie ; Cyrus, ou le peuple de Dieu deliv
de la captivité de Babylone ;
p6
Scipion, ou Carthage vainc; la naissance de
Jesus-Christ ; Constantin, ou la paix de
l' eglise ; Charlemagne, ou l' établissement du nouvel
empire.
Je vous donne cét établissement du nouvel empire
sous Charlemagne, comme la fin de l' histoire
ancienne, parce que c' est là que vous verrez finir
tout-à-fait l' ancien empire romain. C' est pourquoy je
vous arreste à un point si considerable de l' histoire
universelle. La suite vous en sera propoe dans une
seconde partie, qui vous menera jusqu' au scle que
nous voyons illustré par les actions immortelles du
roy vostre pere, et auquel l' ardeur que vous
témoignez à suivre un si grand exemple, fait encore
esperer un nouveau lustre.
DESSEIN PREMIER DISCOURS
Aprés vous avoir expliqué en général le dessein de t
ouvrage, j' ay trois choses à faire pour en tirer toute
l' utilité que j' en espere.
Il faut premierement que je parcoure avec vous les
epoques que je vous propose ; et que vous marquant en
peu de mots les principaux évenemens qui doivent estre
attachez à chacune d' elles, j' accoustume vostre esprit
à mettre ces évenemens dans leur place, sans y
regarder autre chose que l' ordre des temps. Mais
comme mon intention principale est de vous faire
observer dans cette suite des temps, celle de la
religion et celle des grands empires : aprés avoir
fait aller ensemble, selon le cours des années,
p7
les faits qui regardent ces deux choses, je reprendray
en particulier avec les réflexions necessaires,
premierement ceux qui nous font entendre la durée
perpetuelle de la religion, et enfin ceux qui nous
découvrent les causes des grands changemens arrivez
dans les empires.
Aprés cela, quelque partie de l' histoire ancienne que
vous lisiez, tout vous tournera à profit. Il ne passera
aucun fait, dont vous n' apperceviez les consequences.
Vous admirerez la suite des conseils de Dieu dans les
affaires de la religion : vous verrez aussi
l' enchaisnement des affaires humaines, et par là vous
connoistrez avec combien de réflexion et de
prévoyance elles doivent estre gouvernées.
PARTIE 1 EPOQUE 1
La premiere epoque vous presente d' abord un grand
spectacle : Dieu qui crée le ciel et la terre par sa
parole, et qui fait l' homme à son image. C' est par où
commence Moïse le plus ancien des historiens, le plus
sublime des philosophes, et le plus sage des
legislateurs.
Il pose ce fondement tant de son histoire que de sa
doctrine, et de ses loix. Aprés il nous fait voir tous
les hommes renfermez en un seul homme, et sa femme
mesme tirée de luy ; la concorde des mariages et la
societé du genre humain établie sur ce fondement ; la
perfection et la puissance de l' homme, tant qu' il
porte l' image de Dieu en son entier ; son empire sur
les animaux ; son innocence tout ensemble
p8
et sa felicité dans le paradis, dont la memoire s' est
conservée dans l' age d' or des ptes ; le précepte
divin donné à nos premiers parens ; la malice de
l' esprit tentateur, et son apparition sous la forme
du serpent ; la chute d' Adam et d' Eve, funeste à
toute leur posterité ; le premier homme justement
puni dans tous ses enfans, et le genre humain maudit
de Dieu ; la premiere promesse de la rédemption, et
la victoire future des hommes sur le mon qui les
a perdus.
La terre commence à se remplir, et les crimes
s' augmentent. Caïn le premier enfant d' Adam et
d' Eve, fait voir au monde naissant la premiere action
tragique ; et la vertu commence deslors à estre
persecutée par le vice. Là paroissent les moeurs
contraires des deux freres : l' innocence d' Abel, sa
vie pastorale, et ses offrandes agréables ; celles de
Caïn rejettées, son avarice, son impieté, son
parricide, et la jalousie mere des meurtres ; le
chastiment de ce crime ; la conscience du parricide
agitée de continuelles frayeurs ; la premiere ville
bastie par ce méchant, qui se cherchoit un asile contre
la haine et l' horreur du genre humain ; l' invention de
quelques arts par ses enfans ; la tyrannie des
passions, et la prodigieuse malignité du coeur humain
toûjours porté à faire le mal ; la posterité de Seth
fidele à Dieu malgré cette dépravation ; le pieux
Henoc miraculeusement tiré du monde qui n' estoit
p9
pas digne de le posseder ; la distinction des enfans
de Dieu d' avec les enfans des hommes, c' est à dire
de ceux qui vivoient selon l' esprit d' avec ceux qui
vivoient selon la chair ; leur mélange, et la
corruption universelle du monde ; la ruine des hommes
sol par un juste jugement de Dieu ; sa colere
dénone aux pecheurs par son serviteur Noé ; leur
impenitence, et leur endurcissement puni enfin par le
deluge ; Noé et sa famille réservez pour la
paration du genre humain.
Voilà ce qui s' est passé en 1656 ans. Tel est le
commencement de toutes les histoires, où se découvre
la toute-puissance, la sagesse, et la bonté de Dieu :
l' innocence heureuse sous sa protection : sa justice
à venger les crimes, et en mesme temps sa patience à
attendre la conversion des pecheurs : la grandeur et
la dignité de l' homme dans sa premiere institution : le
genie du genre humain depuis qu' il fut corrompu : le
naturel de la jalousie, et les causes secretes des
violences et des guerres, c' est à dire, tous les
fondemens de la religion et de la morale.
Avec le genre humain, Noé conserva les arts, tant
ceux qui servoient de fondement à la vie humaine et
que les hommes sçavoient dés leur origine, que ceux
qu' ils avoient inventé depuis. Ces premiers arts que
les hommes apprirent d' abord, et apparemment de leur
p10
createur, sont l' agriculture, l' art pastoral, celuy de
se vestir, et peut-estre celuy de se loger. Aussi ne
voyons nous pas le commencement de ces arts en Orient,
vers les lieux d' le genre humain s' est pandu.
La tradition du deluge universel se trouve par toute
la terre. L' arche où se sauverent les restes du genre
humain a esté de tout temps célebre en Orient,
principalement dans les lieux où elle s' arresta aprés
le deluge. Plusieurs autres circonstances de cette
fameuse histoire se trouvent marquées dans les annales
et dans les traditions des anciens peuples : les temps
conviennent, et tout se rapporte autant qu' on le
pouvoit esperer dans une antiquité si reculée.
PARTIE 1 EPOQUE 2
Prés du deluge se rangent le décroissement de la vie
humaine, le changement dans le vivre, et une nouvelle
nourriture substituée aux fruits de la terre,
quelques préceptes donnez à Noé de vive voix
seulement, la confusion des langues arrivée à la
tour de babel premier monument de l' orgueïl et de la
foiblesse des hommes, le partage des trois enfans de
Noé, et la premiere distribution des terres.
La memoire de ces trois premiers auteurs des nations
et des peuples s' est conservée parmi les hommes.
Japhet qui a peuplé la plus grande partie de
l' Occident y est demeurélebre sous le nom fameux
d' Iapet. Cham et son fils Chanaan n' ont pas es
moins connus parmi
p11
les egyptiens et les pheniciens ; et la memoire de
Sem a toûjours duré dans le peuple hebreu, qui en
est sorti.
Un peu aprés ce premier partage du genre humain,
Nemrod homme farouche, devient par son humeur
violente le premier des conquerans ; et telle est
l' origine des conquestes. Il établit son royaume à
Babylone, au mesme lieu la tour avoit esté
commencée, et déja élevée fort haut, mais non pas
autant que le souhaitoit la vanité humaine. Environ
dans le mesme temps Ninive fut bastie, et quelques
anciens royaumes établis. Ils estoient petits dans ces
premiers temps, et on trouve dans la seule Egypte
quatre dynasties ou principautez, celle de Thebes,
celle de Thin, celle de Memphis, et celle de
Tanis : c' estoit la capitale de la basse Egypte. On
peut aussi rapporter à ce temps le commencement des
loix et de la police des egyptiens, celuy de leurs
pyramides qui durent encore, et celuy des observations
astronomiques tant de ces peuples, que des chaldéens.
Aussi voit-on remonter jusqu' à ce temps, et pas plus
haut, les observations que les chaldéens, c' est à
dire sans contestation les premiers observateurs des
astres, donnerent dans Babylone à Callisthene pour
Aristote.
Tout commence : il n' y a point d' histoire ancienne
il ne paroisse non seulement dans ces premiers temps,
mais long-temps aprés, des
p12
vestiges manifestes de la nouveauté du monde. On voit
les loix s' établir, les moeurs se polir, et les
empires se former. Le genre humain sort peu à peu de
l' ignorance ; l' experience l' instruit, et les arts
sont inventez ou perfectionnez. à mesure que les
hommes se multiplient, la terre se peuple de proche
en proche : on passe les montagnes et les précipices ;
on traverse les fleuves, et enfin les mers ; et on
établit de nouvelles habitations. La terre qui
n' estoit au commencement qu' une forest immense, prend
une autre forme ; les bois abbatus font place aux
champs, aux pasturages, aux hameaux, aux bourgades, et
enfin aux villes. On s' instruit à prendre certains
animaux, à apprivoiser les autres, et à les
accoustumer au service. On t d' abord à combatre les
bestes farouches. Les premiers heros se signalerent
dans ces guerres. Elles firent inventer les armes, que
les hommes tournerent aprés contre leurs semblables :
Nemrod le premier guerrier et le premier conquerant
est appellé dans l' ecriture un fort chasseur. Avec
les animaux, l' homme sct encore adoucir les fruits
et les plantes ; il plia jusqu' aux metaux à son usage,
et peu à peu il y fit servir toute la nature. Comme il
estoit naturel que le temps fist inventer beaucoup de
choses, il devoit aussi en faire oublier d' autres, du
moins à la pluspart des hommes. Ces premiers arts que
Noé avoit conservez, et qu' on
p13
voit aussi toûjours en vigueur dans les contrées où se
fit le premier établissement du genre humain, se
perdirent à mesure qu' on s' éloigna de ce païs. Il
fallut, ou les rapprendre avec le temps, ou que ceux
qui les avoient conservez, les reportassent aux
autres. C' est pourquoy on voit tout venir de ces terres
toûjours habitées, où les fondemens des arts
demeurerent en leur entier, et là mesme on apprenoit
tous les jours beaucoup de choses importantes. La
connoissance de Dieu et la memoire de la création s' y
conserva, mais elle alloit s' affoiblissant peu à peu.
Les anciennes traditions s' oublioient et
s' obscurcissoient ; les fables qui leur succederent,
n' en retenoient plus que de grossieres idées ; les
fausses divinitez se multiplioient : et c' est ce qui
donna lieu à la vocation d' Abraham.
PARTIE 1 EPOQUE 3
Quatre cens vingt-six ans aprés le deluge, comme les
peuples marchoient chacun en sa voye, et oublioient
celuy qui les avoit faits, ce grand Dieu pour
empescher le progrés d' un si grand mal, au milieu de
la corruption, commença à se separer un peuple éleû.
Abraham fut choisi pour estre la tige et le pere de
tous les croyans. Dieu l' appella dans la terre de
Chanaan où il vouloit établir son culte et les
enfans de ce patriarche qu' il avoit résolu de
multiplier comme les étoiles du ciel, et comme le sable
de la mer. à la promesse qu' il luy fit de donner cette
terre à ses descendans, il joignit
p14
quelque chose de bien plus illustre ; et ce fut cette
grande benediction qui devoit estre répandsur tous
les peuples du monde en Jesus-Christ sorti de sa
race. C' est ce Jesus-Christ qu' Abraham honore en
la personne du grand pontife Melchisedec qui le
represente ; c' est à luy qu' il paye la dixme du butin
qu' il avoit gagsur les rois vaincus ; et c' est par
luy qu' il est beni. Dans des richesses immenses, et
dans une puissance qui égaloit celle des rois,
Abraham conserva les moeurs antiques : il mena
toûjours une vie simple et pastorale, qui toutefois
avoit sa magnificence que ce patriarche faisoit
paroistre principalement en exerçant l' hospitalité
envers tout le monde. Le ciel luy donna des hostes ;
les anges luy apprirent les conseils de Dieu ; il y
crut, et parut en tout plein de foy et de pieté. De
son temps Inachus le plus ancien de tous les rois
connus par les grecs, fonda le royaume d' Argos. Aps
Abraham, on trouve Isaac son fils, et Jacob son
petit-fils, imitateurs de sa foy et de sa simplicité
dans la mesme vie pastorale. Dieu leur réïtere aussi
les mesmes promesses qu' il avoit faites à leur pere,
et les conduit comme luy en toutes choses. Isaac
benit Jacob au préjudice d' Esaü son frere aisné ;
et trompé en apparence, en effet il exécute les
conseils de Dieu. Jacob que Dieu protegeoit
excella en tout au dessus d' Esaü. Un ange contre qui
il eût un combat plein de mysteres, luy
p15
donna le nom d' Israël, d' où ses enfans sont appellez
les israëlites. De luy nasquirent les douze
patriarches, peres des douze tribus du peuple hebreu :
entre autres Levi, d' où devoient sortir les
ministres des choses sacrées ; Juda, d' devoit
sortir avec la race royale le Christ roy des rois
et seigneur des seigneurs ; et Joseph, que Jacob
aima plus que tous ses autres enfans. Là se déclarent
de nouveaux secrets de la providence divine. On y voit
avant toutes choses l' innocence et la sagesse du jeune
Joseph toûjours ennemie des vices, et soigneuse de
les réprimer dans ses freres ; ses songes mysterieux
et prophetiques ; ses freres jaloux, et la jalousie
cause pour la seconde fois d' un parricide ; la vente
de ce grand homme ; la fidelité qu' il garde à son
maistre, et sa chasteté admirable ; les persecutions
qu' elle luy attire ; sa prison, et sa constance ; ses
prédictions ; sa delivrance miraculeuse ; cette
fameuse explication des songes de pharaon ; le merite
d' un si grand homme reconnu ; son génie élevé et droit,
et la protection de Dieu qui le fait dominer par
tout où il est ; sa prévoyance ; ses sages conseils,
et son pouvoir absolu dans le royaume de la basse
Egypte ; par ce moyen le salut de son pere Jacob
et de sa famille. Cette famille cherie de Dieu
s' établit ainsi dans cette partie de l' Egypte dont
Tanis estoit la capitale, et dont les rois prenoient
tous le nom de pharaon.
p16
Jacob meurt, et un peu devant sa mort il fait cette
lebre prophetie, découvrant à ses enfans l' estat
de leur posterité, il découvre en particulier à Juda
les temps du messie qui devoit sortir de sa race.
La maison de ce patriarche devient un grand peuple en
peu de temps : cette prodigieuse multiplication excite
la jalousie des egyptiens : les hebreux sont
injustement haïs, et impitoyablement persecutez :
Dieu fait naistre Moïse leur liberateur, qu' il
delivre des eaux du Nil, et le fait tomber entre les
mains de la fille de pharaon : elle l' éleve comme son
fils, et le fait instruire dans toute la sagesse des
egyptiens. En ces temps les peuples d' Egypte
s' établirent en divers endroits de la Grece. La
colonie que Cecrops amena d' Egypte fonda douze
villes, ou plûtost douze bourgs, dont il composa le
royaume d' Athenes, et où il établit avec les loix
de son païs, les dieux qu' on y adoroit. Un peu aprés
arriva le deluge de Deucalion dans la Thessalie
confondu par les grecs avec le deluge universel.
Hellen fils de Deucalion regna en phtie païs de la
Thessalie, et donna son nom à la Grece. Ses peuples
auparavant appellez grecs, prirent toûjours depuis le
nom d' hellenes, quoyque les latins leur ayent
conservé leur ancien nom. Environ dans le mesme temps
Cadmus fils d' Agenor transporta en Grece une
colonie de pheniciens, et fonda la ville de Thebes dans
p17
la Beocie. Les dieux de Syrie et de Phenicie
entrerent avec luy dans la Grece. Cependant Moïse
s' avançoit en âge. à quarante ans, il méprisa les
richesses de la cour d' Egypte ; et touché des maux
de ses freres les israëlites, il se mit en peril pour
les soulager. Ceux-cy loin de profiter de son zele
et de son courage, l' exposerent à la fureur de
pharaon, qui resolut sa perte. Moïse se sauva
d' Egypte en Arabie, dans la terre de Madian, où sa
vertu toûjours secourable aux oppressez, luy fit
trouver une retraite asseûrée. Ce grand homme perdant
l' esperance de delivrer son peuple, ou attendant un
meilleur temps, avoit passé quarante ans à paistre
les troupeaux de son beaupere Jethro, quand il vit
dans le desert le buisson ardent, et entendit la voix
du Dieu de ses peres qui le renvoyoit en Egypte
pour tirer ses freres de la servitude. Là paroissent
l' humilité, le courage, et les miracles de ce divin
legislateur ; l' endurcissement de pharaon, et les
terribles chastimens que Dieu luy envoye ; la pasque,
et le lendemain le passage de la Mer Rouge ;
pharaon et les egyptiens ensevelis dans les eaux, et
l' entiere delivrance des israëlites.
PARTIE 1 EPOQUE 4
Les temps de la loy écrite commencent. Elle fut
donnée à Moïse 430 ans aprés la vocation
d' Abraham, 856 ans aprés le deluge, et la mesme
année que le peuple hebreu sortit d' Egypte. Cette
date est remarquable, parce qu' on s' en sert pour
désigner tout le temps qui s' écoule
p18
depuis Moïse jusqu' à Jesus-Christ. Tout ce temps
est appellé le temps de la loy écrite, pour le
distinguer du temps précedent qu' on appelle le temps
de la loy de nature, où les hommes n' avoient pour se
gouverner que la raison naturelle et les traditions
de leurs ancestres.
Dieu donc ayant affranchi son peuple de la tyrannie
des egyptiens pour le conduire en la terre où il veut
estre servi ; avant que de l' y établir, luy propose la
loy selon laquelle il y doit vivre. Il écrit de sa
propre main sur deux tables qu' il donne à Moïse au
haut du mont Sinaï le fondement de cette loy, c' est à
dire, le décalogue, ou les dix commandemens qui
contiennent les premiers principes du culte de Dieu
et de la societé humaine. Il dicte au mesme Mse
les autres préceptes, par lesquels il établit le
tabernacle, figure du temps futur ; l' arche où Dieu
se montroit present par ses oracles, et où les tables
de la loy estoient renfermées ; l' élevation d' Aaron
frere de Moïse ; le souverain sacerdoce, ou le
pontificat, dignité unique donnée à luy et à ses
enfans ; les céremonies de leur sacre, et la forme
de leurs habits mysterieux ; les fonctions des
prestres, enfans d' Aaron ; celles des levites, avec
les autres observances de la religion ; et, ce qu' il
y a de plus beau, les regles des bonnes moeurs, la
police, et le gouvernement de son peuple éleû dont
il veut estre luy-mesme le legislateur. Voilà ce qui
est marq
p19
par l' epoque de la loy écrite. Aprés, on voit le
voyage continué dans le desert ; lesvoltes, les
idolatries, les chastimens, les consolations du
peuple de Dieu, que ce legislateur tout-puissant
forme peu à peu par ce moyen ; le sacre d' Eléazar
souverain pontife, et la mort de son pere Aaron ;
le zele de Phinées fils d' Eléazar, et le sacerdoce
asseûà ses descendans par une promesse
particuliere. Durant ces temps les egyptiens
continuënt l' établissement de leurs colonies en
divers endroits, principalement dans la Grece,
Danaus egyptien se fait roy d' Argos, et dépossede
les anciens rois venus d' Inachus. Vers la fin des
voyages du peuple de Dieu dans le desert, on voit
commencer les combats, que les prieres de Moïse
rendent heureux. Il meurt, et laisse aux israëlites
toute leur histoire, qu' il avoit soigneusement digerée
dés l' origine du monde jusques au temps de sa mort.
Cette histoire est continuée par l' ordre de Josué, et
de ses successeurs. On la divisa depuis en plusieurs
livres ; et c' est de-là que nous sont venus le livre
de Josué, le livre des juges, et les quatre livres
des rois. L' histoire que Moïse avoit écrite, et où
toute la loy estoit renfere, fut aussi partagée en
cinq livres qu' on appelle pentateuque, et qui sont le
fondement de la religion. Aprés la mort de l' homme de
Dieu, on trouve les guerres de Josué, la conqueste
et le partage de la terre sainte, et les rebellions du
p20
peuple chastié et rétabli à diverses fois. se
voyent les victoires d' Othoniel, qui le delivre de
la tyrannie de Chusan roy de Mesopotamie, et 80 ans
aprés celle d' Aod sur Eglon roy de Moab. Environ
ce temps Pelops phrygien fils de Tantale regne dans
le Peloponnese, et donne son nom à cette fameuse
contrée. Bel roy des chaldéens reçoit de ces peuples
les honneurs divins. Les israëlites ingrats retombent
dans la servitude. Jabin roy de Chanaan les
assujetit ; mais Débora la prophetesse qui jugeoit
le peuple, et Barac fils d' Abinoem défont Sisara
général des ares de ce roy. Trente ans aprés
deon victorieux sans combatre poursuit et abbat
les madianites. Abimelec son fils usurpe l' autorité
par le meurtre de ses freres, l' exerce
tyranniquement, et la perd enfin avec la vie.
Jephté ensanglante sa victoire par un sacrifice qui
ne peut estre excusé que par un ordre secret de
Dieu, sur lequel il ne luy a pas plû de nous rien
faire connoistre. Durant ce siecle, il arrive des
choses tres-considerables parmi les gentils. Car en
suivant la supputation d' Herodote qui paroist la
plus exacte, il faut placer en ces temps 514 ans
devant Rome, et du temps de Débora, Ninus fils
de Bel, et la fondation du premier empire des
assyriens. Le siége en fut établi à Ninive ville
ancienne et ja célebre, mais ornée et illustrée
par Ninus. Ceux qui donnent 1300 ans aux premiers
assyriens ont leur
p21
fondement dans l' antiquité de la ville ; et
Herodote qui ne leur en donne que 500 ne parle que
de la durée de l' empire qu' ils ont commencé sous
Ninus fils de Bel à étendre dans la haute Asie.
Un peu aprés, et durant le regne de ce conquerant,
on doit mettre la fondation, ou le renouvellement de
l' ancienne ville de Tyr, que la navigation et ses
colonies rendent si célebre. Dans la suite, et
quelque temps aprés Abimelec, on trouve les fameux
combats d' Hercule fils d' Amphitryon, et ceux de
Thesée roy d' Athenes, qui ne fit qu' une seule ville
des douze bourgs de Cecrops, et donna une meilleure
forme au gouvernement des atheniens. Durant le temps
de Jephté, pendant que Semiramis veuve de Ninus,
et tutrice de Ninyas, augmentoit l' empire des
assyriens par ses conquestes, la célebre ville de
Troye déja prise une fois par les grecs sous
Laodon son troisiéme roy, fut réduite en cendre,
encore par les grecs, sous Priam fils de
Laodon aprés un siége de dix ans.
PARTIE 1 EPOQUE 5
Cette epoque de la ruine de Troye, arrivée environ
l' an 308 aprés la sortie d' Egypte, et 1164 ans
aprés le deluge, est considerable, tant à cause de
l' importance d' un si grand évenement célebré par les
deux plus grands poëtes de la Grece et de l' Italie,
qu' à cause qu' on peut rapporter à cette date ce
qu' il y a de plus remarquable dans les temps appellez
p22
fabuleux, ou herques ; fabuleux, à cause des fables
dont les histoires de ces temps sont envelopées ;
heroïques, à cause de ceux que les poëtes ont
appellé les enfans des dieux, et les heros. Leur vie
n' est pas éloignée de cette prise. Car du temps de
Laodon pere de Priam, paroissent tous les heros
de la toison d' or, Jason, Hercule, Orpe, Castor,
et Pollux, et les autres qui vous sont connus ; et
du temps de Priam mesme, durant le dernier siége de
Troye, on voit les Achilles, les Agamemnon, les
Menelas, les Ulysses, Hector, Sarpedon fils de
Jupiter, Enée fils de Venus, que les romains
reconnoissent pour leur fondateur, et tant d' autres,
dont des familles illustres et des nations entiéres
ont fait gloire de descendre. Cette epoque est donc
propre pour rassembler ce que les temps fabuleux ont
de plus certain, et de plus beau. Mais ce qu' on voit
dans l' histoire sainte est en toutes façons plus
remarquable : la force prodigieuse d' un Samson, et
sa foiblesse étonnante ; Eli souverain pontife,
venerable par sa pieté, et malheureux par le crime de
ses enfans ; Samuël juge irreprochable, et
prophete choisi de Dieu pour sacrer les rois ;
Saül premier roy du peuple de Dieu, ses victoires,
sa présomption à sacrifier sans les prestres, sa
desobéïssance mal excue par le prétexte de la
religion, sa réprobation, sa chute funeste. En ce
temps Codrus
p23
roy d' Athenes se dévoûa à la mort pour le salut de
son peuple, et luy donna la victoire par sa mort. Ses
enfans Medon et Nilée disputerent entre eux le
royaume. à cette occasion les atheniens abolirent la
royauté, et déclarerent Jupiter le seul roy du
peuple d' Athenes. Ils créerent des gouverneurs, ou
présidens perpetuels, mais sujets à rendre compte de
leur administration. Ces magistrats furent appellez
archontes. Medon fils de Codrus fut le premier qui
exerça cette magistrature, et elle demeura
long-temps dans sa famille. Les atheniens répandirent
leurs colonies dans cette partie de l' Asie Mineure
qui fut appellée Ionie. Les colonies aeoliennes se
firent à-peu-prés dans le mesme temps, et toute
l' Asie Mineure se remplit de villes greques. Aprés
Saül, paroist un David, t admirable berger,
vainqueur du fier Goliat, et de tous les ennemis du
peuple de Dieu ; grand roy, grand conquerant, grand
prophete, digne de chanter les merveilles de la
toute-puissance divine ; homme enfin selon le coeur de
Dieu, comme il le nomme luy-mesme, et qui par sa
penitence a fait mesme tourner son crime à la gloire
de son créateur. à ce pieux guerrier succeda son fils
Salomon, sage, juste, pacifique, dont les mains
pures de sang furent jugées dignes de bastir le
temple de Dieu.
PARTIE 1 EPOQUE 6
p24
Ce fut environ l' an 3000 du monde, le 488 depuis la
sortie d' Egypte, et pour ajuster les temps de
l' histoire sainte avec ceux de la profane, 180 ans
aprés la prise de Troye, 250 devant la fondation
de Rome, et 1000 ans devant Jesus-Christ, que
Salomon acheva ce merveilleux édifice. Il enlebra
la dédicace avec une pieté et une magnificence
extraordinaires. Cette célebre action est suivie des
autres merveilles du regne de Salomon, qui finit par
de honteuses foiblesses. Il s' abandonne à l' amour des
femmes ; son esprit baisse, son coeur s' affoiblit, et
sa pieté dégénere en idolatrie. Dieu justement
irrité, l' épargne enmoire de David son serviteur ;
mais il ne voulut pas laisser son ingratitude
entierement impunie : il partagea son royaume aprés
sa mort, et sous son fils Roboam. L' orgueïl brutal
de ce jeune prince luy fit perdre dix tribus, que
Jeroboam separa de leur Dieu, et de leur Roy. De
peur qu' ils ne retournassent aux rois de Juda, il
défendit d' aller sacrifier au temple de Jérusalem,
et il érigea ses veaux d' or, ausquels il donna le nom
du Dieu d' Israël, afin que le changement parust moins
étrange. La mesme raison luy fit retenir la loy de
Moïse, qu' il interpretoit à sa mode ; mais il en
faisoit observer presque toute la police, tant civile
que religieuse ; de sorte que le pentateuque demeura
toûjours enneration dans les tribus separées.
p25
Ainsi fut élevé le royaume d' Israël contre le
royaume de Juda. Dans celuy d' Israël triompherent
l' impieté et l' idolatrie. La religion souvent
obscurcie dans celuy de Juda ne laissa pas de s' y
conserver. En ces temps les rois d' Egypte estoient
puissans. Les quatre royaumes avoient esté réunis sous
celuy de Thebes. On croit que Sesostris, ce fameux
conquerant des egyptiens, est le sesac roy
d' Egypte, dont Dieu se servit pour chastier
l' impieté de Roboam. Dans le regne d' Abiam fils de
Roboam, on voit la fameuse victoire que la pieté de
ce prince luy obtint sur les tribus schismatiques.
Son fils Asa, dont la pieté est loûée dans
l' ecriture, y est marqué comme un homme qui songeoit
plus dans ses maladies au secours de la medecine,
qu' à la bonté de son Dieu. De son temps Amri roy
d' Israël bastit Samarie, où il établit le siége de
son royaume. Ce temps est suivi du regne admirable
de Josaphat, où fleurissent la pieté, la justice, la
navigation, et l' art militaire. Pendant qu' il faisoit
voir au royaume de Juda un autre David, Achab et
sa femme Jezabel qui regnoient en Israël, joignoient
à l' idolatrie deroboam toutes les impietez des
gentils. Ils perirent tous deux miserablement. Dieu,
qui avoit supporté leurs idolatries, résolut de venger
sur eux le sang de Naboth qu' ils avoient fait
mourir, parce qu' il avoit refu, comme l' ordonnoit
la loy de Moïse, de leur vendre à perpetui
l' heritage
p26
de ses peres. Leur sentence leur fut prononcée par la
bouche du prophete Elie. Achab fut tué quelque temps
aprés, malgré les précautions qu' il prenoit pour se
sauver. Il faut placer vers ce temps la fondation de
Carthage, que Didon venuë de Tyr bastit en un lieu,
, à l' exemple de Tyr, elle pouvoit trafiquer avec
avantage, et aspirer à l' empire de la mer. Il est
malaisé de marquer le temps elle se forma en
publique ; mais le mélange des tyriens et des
africains fit qu' elle fut tout ensemble guerriere et
marchande. Les anciens historiens qui mettent son
origine devant la ruine de Troye, peuvent faire
conjecturer que Didon l' avoit plustost augmentée et
fortifiée, qu' elle n' en avoit poles fondemens. Les
affaires changerent de face dans le royaume de Juda.
Athalie fille d' Achab et de Jézabel porta avec elle
l' impieté dans la maison de Josaphat. Joram fils
d' un prince si pieux, aima mieux imiter son beaupere
que son pere. La main de Dieu fut sur luy. Son regne
fut court, et sa fin fut affreuse. Au milieu de ces
chastimens, Dieu faisoit des prodiges inoûïs, mesme
en faveur des israëlites qu' il vouloit rappeller à la
penitence. Ils virent, sans se convertir, les
merveilles d' Elie et d' Elisée, qui prophetiserent
durant les regnes d' Achab et de cinq de ses
successeurs. En ce temps Homere fleurit, et Hesiode
fleurissoit trente ans avant luy. Les moeurs antiques
qu' ils nous representent, et les
p27
vestiges qu' ils gardent encore, avec beaucoup de
grandeur, de l' ancienne simplicité, ne servent pas peu
à nous faire entendre les antiquitez beaucoup plus
reculées, et la divine simplicité de l' ecriture. Il y
eût des spectacles effroyables dans les royaumes de
Juda et d' Israël. Jézabel fut précipitée du haut
d' une tour par ordre de Jehu. Il ne luy servit de
rien de s' estre parée : Jehu la fit fouler aux pieds
des chevaux. Il fit tuer Joram roy d' Isrl fils
d' Achab : toute la maison d' Achab fut exterminée,
et peu s' en fallut qu' elle n' entraisnast celle des
rois de Juda dans sa ruine. Le roy Ochosias fils de
Joram roy de Juda et d' Athalie fut tué dans Samarie
avec ses freres, comme allié et ami des enfans
d' Achab. Aussitost que cette nouvelle fut portée à
Jerusalem, Athalie résolut de faire mourir tout ce
qui restoit de la famille royale, sans épargner ses
enfans, et de regner par la perte de tous les siens.
Le seul Joas fils d' Ochosias, enfant encore au
berceau, fut dérobé à la fureur de son ayeule.
Jézabeth soeur d' Ochosias, et femme de Joïada
souverain pontife, le cacha dans la maison de Dieu,
et sauva ce précieux reste de la maison de David.
Athalie qui le crut tué avec tous les autres, vivoit
sans crainte. Lycurgue donnoit des loix à
Lacédemone. Il est repris de les avoir fait toutes
pour la guerre, à l' exemple de Minos, dont il avoit
suivi les institutions ;
p28
et d' avoir peu pourveû à la modestie des femmes,
pendant que pour faire des soldats, il obligeoit les
hommes à une vie si laborieuse et si temperante. Rien
ne remuoit en Judée contre Athalie : elle se croyoit
affermie par un regne de six ans. Mais Dieu luy
nourrissoit un vengeur dans l' asile sacré de son
temple. Quand il eût atteint l' âge de sept ans,
Joïada le fit connoistre à quelques-uns des
principaux chefs de l' are royale, qu' il avoit
soigneusement ménagez ; et assisté des levites, il
sacra le jeune roy dans le temple. Tout le peuple
reconnut sans peine l' heritier de David, et de
Josaphat. Athalie accouruë au bruit pour dissiper
la conjuration, fut arrachée de l' enclos du temple,
et receût le traitement que ses crimes meritoient.
Tant que Joïda vescut, Joas fit garder la loy de
Moïse. Aprés la mort de ce saint pontife, corrompu
par les flateries de ses courtisans, il s' abandonna
avec eux à l' idolatrie. Le pontife Zacharie fils de
Joïada, voulut les reprendre ; et Joas, sans se
souvenir de ce qu' il devoit à son pere, le fit
lapider. La vengeance suivit de prés. L' année
suivante Joas battu par les syriens, et tombé dans le
pris, fut assassiné par les siens ; et Amasias son
fils, meilleur que luy, fut mis sur le trosne. Le
royaume d' Israël abbatu par les victoires des rois
de Syrie, et par les guerres civiles, reprenoit
ses forces sous Jéroboam Ii plus pieux que ses
prédecesseurs.
p29
Ozias, autrement nommé Azarias, fils d' Amasias, ne
gouvernoit pas avec moins de gloire le royaume du
Juda. C' est ce fameux Ozias frapé de la lépre, et
tant de fois repris dans l' ecriture, pour avoir en ses
derniers jours osé entreprendre sur l' office
sacerdotal, et contre la défense de la loy, avoir
luy-mesme offert de l' encens sur l' autel des parfums.
Il fallut le sequestrer, tout roy qu' il estoit, selon
la loy de Moïse ; et Joatham son fils, qui fut
depuis son successeur, gouverna sagement le royaume.
Sous le regne d' Ozias, les saints prophetes, dont
les principaux en ce temps furent Osée et Isaïe,
commencerent à publier leurs propheties par écrit, et
dans des livres particuliers, dont ils déposoient les
originaux dans le temple, pour servir de monument à la
posterité. Les propheties de moindre étend, et faites
seulement de vive voix, s' enregistroient selon la
coustume dans les archives du temple, avec l' histoire
du temps. Les jeux olympiques, instituez par Hercule,
et long-temps discontinuez, furent rétablis. De ce
rétablissement, sont venuës les olympiades, par
les grecs comptoient les années. à ce terme finissent
les temps que Varron nomme fabuleux, parce que
jusqu' à cette date les histoires profanes sont pleines
de confusion et de fables, et commencent les temps
historiques, où les affaires du monde sont racontées
par des relations plus fideles et plus précises.
p30
La premiere olympiade est marquée par la victoire
de Corebe. Elles se renouvelloient tous les cinq ans,
et aprés quatre ans révolus. Là, dans l' assemblée de
toute la Grece, à Pise premiérement, et dans la
suite à Elide, se lebroient ces fameux combats, où
les vainqueurs estoient couronnez avec des
applaudissemens incroyables. Ainsi les exercices
estoient en honneur, et la Grece devenoit tous les
jours plus forte et plus polie. L' Italie estoit
encore presque toute sauvage. Les rois latins de la
posterité d' Enée regnoient à Albe. Phul estoit
roy d' Assyrie. On le croit pere de Sardanapale,
appellé, selon la coustume des orientaux, Sardan
Pul, c' est à dire, Sardan fils de Phul. On croit
aussi que ce Phul, ou Pul, a esté le roy de
Ninive, qui fit penitence avec tout son peuple à la
prédication de Jonas. Ce prince attiré par les
brouïlleries du royaume d' Israël, venoit l' envahir :
mais appaisé par Manahem, il l' affermit dans le
trosne qu' il venoit d' usurper par violence, et receût
en reconnoissance un tribut de mille talens. Sous son
fils Sardanapale, et aprés Alcmaeon dernier
archonte perpetuel des atheniens, ce peuple que son
humeur conduisoit insensiblement à l' estat populaire,
diminua le pouvoir de ses magistrats, et reduisit à
dix ans l' administration des archontes. Le premier de
cette sorte fut Charops. Romulus et Remus sortis
des anciens rois d' Albe
p31
par leur mere Ilia, rétablirent dans le royaume
d' Albe leur grand-pere Numitor, que son frere
Amulius en avoitpossedé ; et incontinent aprés
ils fonderent Rome pendant que Joatham regnoit en
Judée.
PARTIE 1 EPOQUE 7
Cette ville qui devoit estre la maistresse de
l' univers, et dans la suite le siege principal de la
religion, fut fondée sur la fin de la troisiéme
année de la Vi olympiade, 430 ans environ aprés la
prise de Troye, de laquelle les romains croyoient
que leurs ancestres estoient sortis, et 753 ans
devant Jesus-Christ. Romulus nourri durement avec
des bergers, et toûjours dans les exercices de la
guerre, consacra cette ville au Dieu de la guerre,
qu' il disoit son pere. Vers les temps de la naissance
de Rome, arriva par la mollesse de Sardanapale, la
chute du premier empire des assyriens. Les medes,
peuple belliqueux, animez par les discours d' Arbace
leur gouverneur, donnerent à tous les sujets de ce
prince effemil' exemple de le priser. Tout se
volta contre luy ; et il perit enfin dans sa ville
capitale, où il se vit contraint à se brusler
luy-mesme avec ses femmes, ses eunuques, et ses
richesses. Des ruines de cét empire on voit sortir
trois grands royaumes. Arbace ou Orbace, que
quelques-uns appellent Pharnace, affranchit les
medes, qui aprés une assez longue anarchie eûrent
des rois tres-puissans. Outre cela, incontinent aprés
Sardanapale, on voit paroistre
p32
un second royaume des assyriens, dont Ninive
demeura la capitale, et un royaume de Babylone. Ces
deux derniers royaumes ne sont pas inconnus aux
auteurs profanes, et sont célebres dans l' histoire
sainte. Le second royaume de Ninive est fondé par
Thilgath ou Theglath fils de Phalasar, appellé
pour cette raison Theglathphalasar, à qui on donne
aussi le nom de Ninus le jeune. Baladan, que les
grecs nomment Belesis, établit le royaume de
Babylone, où il est connu sous le nom de Nabonassar.
De là l' ere de Nabonassar, célebre chez Ptolomée
et les anciens astronomes, qui comptoient leurs
années par le regne de ce prince. Il est bon d' avertir
icy que ce mot d' ere signifie un dénombrement d' années
commencé à un certain point que quelque grand
évenement fait remarquer. Achaz roy de Juda impie
et méchant, prespar Razin roy de Syrie, et par
Phacée fils de Romelias roy d' Israël, au lieu de
recourir à Dieu qui luy suscitoit ces ennemis pour
le punir, appella Theglathphalasar premier roy
d' Assyrie ou de Ninive, qui reduisit à l' extremité
le royaume d' Isrl, et détruisit tout-à-fait celuy
de Syrie : mais en mesme temps il ravagea celuy de
Juda qui avoit imploré son assistance. Ainsi les
rois d' Assyrie apprirent le chemin de la terre
sainte, et en résolurent la conqueste. Ils
commencerent par le royaume d' Isrl, que
Salmanasar fils et successeur de Theglathphalasar
détruisit
p33
entierement. Osée roy d' Israël s' estoit fié au
secours de Sabacon, autrement nom Sua, ou sous roy
d' Ethiopie, qui avoit envahi l' Egypte. Mais ce
puissant conquerant ne put le tirer des mains de
Salmanasar. Les dix tribus où le culte de Dieu
s' estoit éteint, furent transportées à Ninive, et
dispersées parmi les gentils s' y perdirent tellement,
qu' on ne peut plus en découvrir aucune trace. Il en
resta quelques-uns, qui furent meslez parmi les juifs,
et firent une petite partie du royaume de Juda. En ce
temps arriva la mort de Romulus. Il fut toûjours
en guerre, et toûjours victorieux ; mais au milieu des
guerres, il jetta les fondemens de la religion et
des loix. Une longue paix donna moyen à Numa son
successeur d' achever l' ouvrage. Il forma la religion,
et adoucit les moeurs farouches du peuple romain. De
son temps les colonies venuës de Corinthe, et de
quelques autres villes de Grece, fonderent
Syracuse en Sicile, Crotone, Tarente, et
peut-estre quelques autres villes dans cette partie de
l' Italie, à qui de plus anciennes colonies greques
panduës dans tout le païs avoient ja donné le
nom de grande Grece. Cependant Ezechias le plus
pieux et le plus juste de tous les rois aprés
David, regnoit en Judée. Sennacherib, fils et
successeur de Salmanasar, l' assiegea dans Jerusalem
avec une armée immense ; elle perit en une nuit par
la main d' un ange.
p34
Ezechias livré d' une maniere si admirable servit
Dieu, avec tout son peuple, plus fidelement que
jamais. Mais aprés la mort de ce prince, et sous son
fils Manasses, le peuple ingrat oublia Dieu, et les
desordres s' y multiplierent. L' estat populaire se
formoit alors parmi les atheniens, et ils
commencerent à choisir les archontes annuels, dont
le premier fut Créon. Pendant que l' impie
s' augmentoit dans le royaume de Juda, la puissance
des rois d' Assyrie, qui devoient en estre les
vengeurs, s' accrut sous Asaraddon fils de
Sennacherib. Il réünit le royaume de Babylone à
celuy de Ninive, et égala dans la grande Asie la
puissance des premiers assyriens. Sous son regne les
cuthéens, peuples d' Assyrie, depuis appellez
samaritains, furent envoyez pour habiter Samarie.
Ceux-cy joignirent le culte de Dieu avec celuy des
idoles, et obtinrent d' Asaraddon, un prestre
israélite qui leur apprist le service du Dieu du
païs, c' est à dire les observances de la loy de
Moïse. Dieu ne voulut pas que son nom fust
entierement aboli dans une terre qu' il avoit donnée
à son peuple, et il y laissa sa loy en témoignage.
Mais leur prestre ne leur donna que les livres de
Moïse, que les dix tribus révoltées avoient retenus
dans leur schisme. Les ecritures composées depuis
par les prophetes, qui sacrifioient dans le temple,
estoient détestées parmi eux ; et c' est pourquoy les
samaritains ne
p35
reçoivent encore aujourd' huy que le pentateuque.
Pendant qu' Asaraddon et les assyriens s' établissoient
si puissamment dans la grande Asie, les medes
commençoient aussi à se rendre considerables.
Déjoces leur premier roy, nommé Arphaxad dans
l' ecriture, fonda la superbe ville d' Ecbatanes, et
jetta les fondemens d' un grand empire. Ils l' avoient
mis sur le trosne pour couronner ses vertus, et
mettre fin aux desordres que l' anarchie causoit parmi
eux. Conduits par un si grand roy, ils se
soustenoient contre leurs voisins, mais ils ne
s' étendoient pas. Rome s' accroissoit, mais
foiblement. Sous Tullus Hostilius son troisiéme
roy, et par le fameux combat des Horaces et des
Curiaces, Albe fut vaincuë et ruinée : ses citoyens
incorporez à la ville victorieuse l' agrandirent et la
fortifierent. Romulus avoit pratiqué le premier ce
moyen d' augmenter la ville, où il receut les sabins
et les autres peuples vaincus. Ils oublioient leur
défaite, et devenoient des sujets affectionnez.
Rome en étendant ses conquestes regloit sa milice ;
et ce fut sous Tullus Hostilius qu' elle commença
à apprendre cette belle discipline, qui la rendit
dans la suite maistresse de l' univers. Le royaume
d' Egypte affoibli par ses longues divisions, se
rétablissoit sous Psammetique. Ce prince qui devoit
son salut aux ioniens et aux cariens, les établit dans
p36
l' Egypte fermée jusqu' alors aux étrangers. à cette
occasion les egyptiens entrerent en commerce avec les
grecs ; et depuis ce temps aussi l' histoire d' Egypte,
jusques-là meslée de fables pompeuses par l' artifice
des prestres, commence, selon Herodote, à avoir de
la certitude. Cependant les rois d' Assyrie devenoient
de plus en plus redoutables à tout l' Orient.
Saosduchin fils d' Asaraddon, appellé
Nabuchodonosor dans le livre de Judith, fit en
bataille rangée Arphaxad roy des medes. Enflé de ce
succés, il entreprit de conquerir toute la terre.
Dans ce dessein il passa l' Euphrate, et ravagea tout
jusqu' en Judée. Les juifs avoient irrité Dieu, et
s' estoient abandonnez à l' idolatrie, à l' exemple de
Manasses ; mais ils avoient fait penitence avec ce
prince : Dieu les prit aussi en sa protection. Les
conquestes de Nabuchodonosor et d' Holopherne son
général, furent tout à coup arrestées par la main
d' une femme. Déjoces quoy-que batu par les
assyriens, laissa son royaume en estat de s' accroistre
sous ses successeurs. Pendant que Phraorte son fils,
et Cyaxare fils de Phraorte subjuguoient la Perse,
et poussoient leurs conquestes dans l' Asie Mineure
jusques aux bords de l' Halys, la Judée vit passer le
regne détestable d' Amon, fils de Manasses ; et
Josias fils d' Amon, sage dés l' enfance, travailloit
à réparer les desordres causez par l' impieté des
rois ses prédecesseurs. Rome, qui avoit pour roy
Ancus Martius, domptoit
p37
quelques latins sous sa conduite ; et continuant à
se faire des citoyens de ses ennemis, elle les
renfermoit dans ses murailles. Ceux de Veies, déja
affoiblis par Romulus, firent de nouvelles pertes.
Ancus poussa ses conquestes jusqu' à la mer voisine,
et bastit la ville d' Ostie à l' emboucheure du
Tibre. En ce temps le royaume de Babylone fut
envahi par Nabopolassar. Ce traistre que Chinaladan,
autrement Sarac, avoit fait général de ses armées
contre Cyaxare roy des medes, se joignit avec
Astyage fils de Cyaxare ; prit Chinaladan dans
Ninive, truisit cette grande ville si long-temps
maistresse de l' Orient, et se mit sur le trosne de
son maistre. Sous un prince si ambitieux Babylone
s' enorgueillit. La Judée dont l' impieté croissoit
sans mesure, avoit tout à craindre. Le saint roy
Josias suspendit pour un peu de temps, par son
humilité profonde, le chastiment que son peuple avoit
merité ; mais le mal s' augmenta sous ses enfans.
Nabuchodonosor Ii plus terrible que son pere
Nabopolassar, luy succeda. Ce prince nourri dans
l' orgueïl, et toûjours exercé à la guerre, fit des
conquestes prodigieuses en Orient et en Occident ;
et Babylone menaçoit toute la terre de la mettre en
servitude. Ses menaces eûrent bientost leur effet à
l' égard du peuple de Dieu. Jerusalem fut
abandonnée à ce superbe vainqueur, qui la prit par trois
fois : la premiere
p38
au commencement de son regne, et à la quatriéme
année du regne de Joakim, d' commencent les 70 ans
de la captivité de Babylone, marquez par le
prophete Jeremie ; la seconde sous Jechonias, ou
Joachin fils de Joakim ; et la dernieré sous
Sedecias, où la ville fut renversée de fonds en
comble, le temple reduit en cendre, et le roy mené
captif à Babylone avec Saraïa souverain pontife et
la meilleure partie du peuple. Les plus illustres de
ces captifs furent les prophetes Ezechiel et
Daniel. On compte aussi parmi eux les trois jeunes
hommes que Nabuchodonosor ne put forcer à adorer sa
statuë, ni les consumer par les flammes. La Grece
estoit florissante, et ses sept sages se rendoient
illustres. Quelque temps devant la derniere desolation
de Jerusalem, Solon l' un de ces sept sages
donnoit des loix aux atheniens, et établissoit la
liberté sur la justice : les phocéens d' Ionie
menoient à Marseille leur premiere colonie. Tarquin
l' ancien roy de Rome, aprés avoir subjugué une
partie de la Toscane, et orné la ville de Rome
par des ouvrages magnifiques, acheva son regne. De
son temps les gaulois conduits par Bellovese,
occuperent dans l' Italie tous les environs du Po,
pendant que Segovese son frere mena bien avant dans
la Germanie un autre essaim de la nation. Servius
Tullius, successeur de Tarquin établit le cens,
ou le dénombrement
p39
des citoyens distribuez en certaines classes, par
cette grande ville se trouva reglée comme une famille
particuliere. Nabuchodonosor embellissoit Babylone,
qui s' estoit enrichie des dépouïlles de Jerusalem et
de l' Orient. Elle n' en joûït pas long-temps. Ce roy
qui l' avoit ore avec tant de magnificence, vit en
mourant la perte prochaine de cette superbe ville.
Son fils Evilmerodac, que ses débauches rendoient
odieux, ne dura gueres, et fut tué par Neriglissor
son beau-frere, qui usurpa le royaume. Pisistrate
usurpa aussi dans Athenes l' autorité souveraine qu' il
sceût conserver trente ans durant parmi beaucoup de
vicissitudes, et qu' il laissa mesme à ses enfans.
Neriglissor ne put souffrir la puissance des medes,
qui s' agrandissoient en Orient, et leurclara la
guerre. Pendant qu' Astyage fils de Cyaxare I se
préparoit à la résistance, il mourut, et laissa cette
guerre à soustenir à Cyaxare Ii son fils, appellé
par Daniel, Darius le mede. Celuy-cy nomma pour
général de son armée Cyrus fils de Mandane sa soeur
et de Cambyse roy de Perse, sujet à l' empire des
medes. La réputation de Cyrus, qui s' estoit signalé
en diverses guerres sous Astyage son grand-pere,
unit la pluspart des rois d' Orient sous les
étendards de Cyaxare. Il prit dans sa ville capitale
Croesus roy de Lydie, et joûït de ses richesses
immenses : il dompta les autres alliez des rois de
p40
Babylone ; et étendit sa domination non seulement
sur la Syrie, mais encore bien avant dans l' Asie
Mineure. Enfin il marcha contre Babylone : il la
prit, et la soumit à Cyaxare son oncle, qui n' estant
pas moins touché de sa fideli que de ses exploits,
luy donna sa fille unique et son heritiere en mariage.
Dans le regne de Cyaxare, Daniel déja honoré sous
les regnes précedens de plusieurs celestes visions
il vit passer devant luy en figures si manifestes
tant de rois et tant d' empires, apprit par une
nouvelle révelation ces septante fameuses semaines,
les temps du Christ et la destinée du peuple
juif sont expliquez. C' estoit des semaines d' années,
si bien qu' elles contenoient 490 ans ; et cette
maniere de compter estoit ordinaire aux juifs, qui
observoient la septiéme année aussi-bien que le
septiéme jour avec un repos religieux. Quelque temps
aprés cette vision, Cyaxare mourut aussi-bien que
Cambyse pere de Cyrus ; et ce grand homme, qui leur
succeda, joignit le royaume de Perse obscur
jusqu' alors au royaume des medes si fort augmenté
par ses conquestes. Ainsi il fut maistre paisible de
tout l' Orient, et fonda le plus grand empire qui
eust esté dans le monde. Mais ce qu' il faut le plus
remarquer pour la suite de nos epoques, c' est que ce
grand conquerant, dés la premiere année de son regne,
donna son decret pourtablir le temple
p41
de Dieu en Jerusalem, et les juifs dans la Judée.
Il faut un peu s' arrester en cét endroit, qui est le
plus embroûïllé de toute la chronologie ancienne, par
la difficulté de concilier l' histoire profane avec
l' histoire sainte. Vous aurez sans doute,
monseigneur, déja remarqué, que ce que je raconte de
Cyrus est fort different de ce que vous en avez leû
dans Justin ; qu' il ne parle point du second
royaume des assyriens, ni de ces fameux rois d' Assyrie
et de Babylone, si célebres dans l' histoire sainte ;
et qu' enfin mon recit ne s' accorde gueres avec ce que
nous raconte cét auteur des trois premieres
monarchies, de celle des assyriens finie en la
personne de Sardanapale, de celle des medes finie en
la personne d' Astyage grand-pere de Cyrus, et de
celle des perses commencée par Cyrus et détruite
par Alexandre.
Vous pouvez joindre à Justin Diodore avec la pluspart
des auteurs grecs et latins, dont les écrits nous sont
restez, qui racontent ces histoires d' une autre
maniere que celle que j' ay suivie.
Pour ce qui regarde Cyrus, les auteurs profanes ne
sont point d' accord sur son histoire : mais j' ay cru
devoir plûtost suivre Xenophon avec saint Jerosme,
que Ctesias auteur fabuleux que la pluspart des
grecs ont copié, comme Justin et les latins ont fait
les grecs ;
p42
et plûtost mesme qu' Herodote, quoy-qu' il soit
tres-judicieux. Ce qui m' a déterminé à ce choix, c' est
que l' histoire de Xenophon plus suivie et plus
vray-semblable en elle-mesme, a encore cét avantage
qu' elle est plus conforme à l' ecriture, qui par son
antiquité et par le rapport des affaires du peuple
juif avec celles de l' Orient, meriteroit d' estre
préferée à toutes les histoires greques, quand
d' ailleurs on ne sçauroit pas qu' elle a esté dictée
par le Saint Esprit.
Quant aux trois premieres monarchies, ce qu' en ont
écrit la pluspart des grecs, a paru douteux aux plus
sages de la Grece. Platon fait voir en général sous
le nom des prestres d' Egypte, que les grecs
ignoroient profondément les antiquitez ; et Aristote
a rangé parmi les conteurs de fables, ceux qui ont
écrit les assyriaques.
C' est que les grecs ont écrit tard, et que voulant
divertir par les histoires anciennes la Grece
toujours curieuse, ils les ont composées sur des
memoires confus, qu' ils se sont contentez de mettre
dans un ordre agréable, sans se trop soucier de la
verité.
Et certainement la maniere dont on arrange
ordinairement les trois premieres monarchies est
visiblement fabuleuse. Car aprés qu' on a fait perir
sous Sardanapale l' empire des assyriens, on fait
paroistre sur le theatre les medes, et puis les
perses ; comme si les medes
avoient succeà toute la puissance des assyriens,
et que les perses se fussent établis en ruinant les
medes.
Mais au contraire, il est certain que lors qu' Arbace
volta les medes contre Sardanapale, il ne fit que
les affranchir, sans leur soumettre l' empire
d' Assyrie. Herodote suivi en cela par les plus
habiles chronologistes, fait paroistre leur premier
roy Déjoces 50 ans aprés leur révolte ; et il est
d' ailleurs constant par le témoignage uniforme de ce
grand historien et de Xenophon, pour ne point icy
parler des autres, que durant les temps qu' on
attribuë à l' empire des medes, il y avoit en Assyrie
des rois tres-puissans que tout l' Orient redoutoit,
et dont Cyrus abbatit l' empire par la prise de
Babylone.
Si donc la pluspart des grecs et les latins qui les
ont suivis ne parlent point de ces rois babyloniens ;
s' ils ne donnent aucun rang à ce grand royaume parmi
les premieres monarchies dont ils racontent la suite ;
enfin si nous ne voyons presque rien dans leurs
ouvrages de ces fameux rois Teglathphalasar,
Salmanasar, Sennacherib, Nabuchodonosor, et de tant
d' autres si renommez dans l' ecriture et dans les
histoires orientales : il le faut attribuer, ou à
l' ignorance des grecs plus éloquens dans leurs
narrations que curieux dans leurs recherches, ou à
la perte que nous avons faite de ce qu' il y avoit
p44
de plus recherché et de plus exact dans leurs
histoires.
En effet, Herodote avoit promis une histoire
particuliere des assyriens que nous n' avons pas, soit
qu' elle ait es perduë, ou qu' il n' ait pas eû le
temps de la faire ; et on peut croire d' un historien
si judicieux, qu' il n' y auroit pas oublié les rois
du second empire des assyriens, puis que mesme
Sennacherib qui en estoit l' un, se trouve encore
nommé dans les livres que nous avons de ce grand
auteur, comme roy des assyriens et des arabes.
Strabon qui vivoit du temps d' Auguste rapporte ce
que Megastene auteur ancien et voisin des temps
d' Alexandre avoit laissé par écrit sur les fameuses
conquestes de Nabuchodonosor roy des chaldéens, à
qui il fait traverser l' Europe, penetrer l' Espagne,
et porter ses armes jusqu' aux colonnes d' Hercule.
Aelien nomme Tilgamus roy d' Assyrie, c' est à dire
sans difficulté le tilgath, ou le teglath de
l' histoire sainte ; et nous avons dans ptolomée un
dénombrement des princes qui ont tenu les grands
empires, parmi lesquels se voit une longue suite de
rois d' Assyrie inconnus aux grecs, et qu' il est ai
d' accorder avec l' histoire sacrée.
Si je voulois rapporter ce que nous racontent les
annales des syriens, un Berose, un Abydenus, un
Nicolas De Damas, je ferois un trop
p45
long discours. Joseph et Eusebe de Césarée nous ont
conservé les précieux fragmens de tous ces auteurs,
et d' une infinité d' autres qu' on avoit entiers de
leur temps, dont le témoignage confirme ce que nous
dit l' ecriture sainte touchant les antiquitez
orientales, et en particulier touchant les histoires
assyriennes.
Pour ce qui est de la monarchie des medes, que la
pluspart des historiens profanes mettent la seconde
dans le dénombrement des grands empires, comme separée
de celle des perses, il est certain que l' ecriture les
unit toûjours ensemble ; et vous voyez, monseigneur,
qu' outre l' autorité des livres saints, le seul ordre
des faits montre que c' est à cela qu' il s' en faut
tenir.
Les medes avant Cyrus, quoy-que puissans et
considerables, estoient effacez par la grandeur des
rois de Babylone. Mais Cyrus ayant conquis leur
royaume par les forces réünies des medes et des
perses, dont il est ensuite devenu le maistre par une
succession legitime, comme nous l' avons remarqué
aprés Xenophon ; il paroist que le grand empire dont
il a esté le fondateur a deû prendre son nom des deux
nations : de sorte que celuy des medes et celuy des
perses ne sont que la mesme chose, quoy-que la gloire
de Cyrus y ait fait prévaloir le nom des perses.
On peut encore penser qu' avant la guerre de
p46
Babylone, les rois des medes ayant étendu leurs
conquestes du costé des colonies greques de l' Asie
Mineure, ont esté par ce moyen célebres parmi les
grecs, qui leur ont attribué l' empire de la grande
Asie, parce qu' ils ne connoissoient qu' eux de tous
les rois d' Orient. Cependant les rois de Ninive et
de Babylone, plus puissans, mais plus inconnus à la
Grece, ont esté presque oubliez dans ce qui nous
reste d' histoires greques ; et tout le temps qui s' est
écoulé depuis Sardanapale jusqu' à Cyrus, a es
donné aux medes seuls.
Ainsi il ne faut plus tant se donner de peine à
concilier en ce point l' histoire profane avec
l' histoire sacrée. Car quant à ce qui regarde le
premier royaume des assyriens, l' ecriture n' en dit
qu' un mot en passant, et ne nomme ni Ninus fondateur
de cét empire, ni à la réserve de Phul aucun de ses
successeurs, parce que leur histoire n' a rien de
commun avec celle du peuple de Dieu. Pour les
seconds assyriens, la pluspart des grecs ou les ont
entierement ignorez, ou pour ne les avoir pas assez
connus, ils les ont confondus avec les premiers.
Quand donc on objectera ceux des auteurs grecs qui
arrangent à leur fantaisie les trois premieres
monarchies, et qui font succeder les medes à l' ancien
empire d' Assyrie sans parler du nouveau que
l' ecriture fait voir si puissant, il n' y a qu' à
pondre qu' ils n' ont point
p47
connu cette partie de l' histoire ; et qu' ils ne sont
pas moins contraires aux plus curieux et aux mieux
instruits des auteurs de leur nation, qu' à l' ecriture.
Et, ce qui tranche en un mot toute la difficulté, les
auteurs sacrez plus voisins par les temps et par les
lieux des royaumes d' Orient, écrivant d' ailleurs
l' histoire d' un peuple dont les affaires sont si
meslées avec celles de ces grands empires, quand ils
n' auroient que cét avantage, pourroient faire taire les
grecs et les latins qui les ont suivis.
Si toutefois on s' obstine à soustenir cét ordre
lebre des trois premieres monarchies, et que pour
garder aux medes seuls le second rang qui leur est
donné, on veuille leur assujetir les rois de
Babylone, en avoûant toutefois qu' aprés environ cent
ans de sujetion, ceux-cy se sont affranchis par une
volte : on sauve en quelque façon la suite de
l' histoire sainte, mais on ne s' accorde gueres avec
les meilleurs historiens profanes, ausquels
l' histoire sainte est plus favorable en ce qu' elle
unit toûjours l' empire des medes à celuy des perses.
Il reste encore à vouscouvrir une des causes de
l' obscurité de ces anciennes histoires. C' est que
comme les rois d' Orient prenoient plusieurs noms, ou
si vous voulez plusieurs titres, qui ensuite leur
tenoient lieu de nom propre, et que les peuples les
traduisoient, ou les
p48
prononçoient differemment, selon les divers idiomes de
chaque langue ; des histoires si anciennes, dont il
reste si peu de bons memoires, ont deû estre par
fort obscurcies. La confusion des noms en aura sans
doute beaucoup mis dans les choses mesmes, et dans les
personnes ; et de vient la peine qu' on a de situer
dans l' histoire greque, les rois qui ont eû le nom
d' Assuérus, autant inconnu aux grecs que connu aux
orientaux.
Qui croiroit en effet que Cyaxare fust le mesme nom
qu' Assuérus, composé du mot Ky, c' est à dire,
seigneur, et du mot Axare, qui revient manifestement
à Axuérus, ou Assuérus ? Trois ou quatre princes
ont porté ce nom, quoy-qu' ils en eussent encore
d' autres. Si on n' estoit averti que
Nabuchodonosor, Nabucodrosor, et Nabocolassar, ne
sont que le mesme nom, ou que le nom du mesme homme,
on auroit peine à le croire ; et cependant la chose
est certaine. Sargon est Sennacherib ; Ozias est
Azarias ; Sedecias est Mathanias ; Joachas
s' appelloit aussi Sellum ; Asaraddon, qu' on
prononce indifferemment Esar-Haddon, ou
Asorhaddan, est nommé Asenaphar par les cuthéens ;
et par une bizarerie dont on ne sçait point l' origine,
Sardanapale se trouve nommé par les grecs Tonos
Concoleros. On pourroit vous faire une grande liste des
orientaux, dont chacun a eû dans les histoires,
plusieurs noms differens : mais il suffit
p49
d' estre instruit en général de cette coustume. Elle
n' est pas inconnuë aux latins, parmi lesquels les
titres et les adoptions ont multiplié les noms en
tant de sortes. Ainsi le titre d' Auguste et celuy
d' africain sont devenus les noms propres de César
Octavien et des scipions ; ainsi les Nerons ont
esté Césars. La chose n' est pas douteuse, et une
plus longue discussion d' un fait si constant vous
est inutile.
Je ne prétens plus, monseigneur, vous embarasser dans
la suite des difficultez de chronologie, qui vous
sont tres-peu necessaires. Celle-cy estoit trop
importante pour ne la pas éclaircir en cét endroit ;
et aprés vous en avoir dit ce qui suffit à nostre
dessein, je reprens la suite de nos epoques.
PARTIE 1 EPOQUE 8
Ce fut donc 218 ans aprés la fondation de Rome,
536 ans avant Jesus-Christ, aprés les 70 ans de
la captivité de Babylone, et la mesme année que
Cyrus fonda l' empire des perses, que ce prince
choisi de Dieu pour estre le liberateur de son
peuple, et le restaurateur de son temple, mit la
main à ce grand ouvrage. Incontinent aprés la
publication de son ordonnance, Zorobabel accompagné
de Jesus fils de Josedec, souverain pontife, ramena
les captifs, qui rebastirent l' autel, et poserent les
fondemens du second temple. Les samaritains jaloux
de leur gloire, voulurent prendre part à ce grand
ouvrage ; et sous prétexte qu' ils adoroient
p50
le Dieu d' Israël, quoy-qu' ils en joignissent le
culte à celuy de leurs faux dieux, ils prierent
Zorobabel de leur permettre de rebastir avec luy
le temple de Dieu. Mais les enfans de Juda qui
détestoient leur culte meslé, rejetterent leur
proposition. Les samaritains irritez traverserent
leur dessein par toute sorte d' artifices et de
violences. Environ ce temps, Servius Tullius, aprés
avoir agrandi la ville de Rome, conceût le dessein
de la mettre en république. Il perit au milieu de
ces pensées, par les conseils de sa fille, et par le
commandement de Tarquin Le Superbe son gendre. Ce
tyran envahit le royaume, où il exerça durant un
long-temps toute sorte de violences. Cependant
l' empire des perses alloit croissant : outre ces
provinces immenses de la grande Asie, tout ce vaste
continent de l' Asie inferieure leur obéït ; les
syriens et les arabes furent assujetis ; l' Egypte si
jalouse de ses loix receût les leurs. La conqueste
s' en fit par Cambyse fils de Cyrus. Ce brutal ne
survescut gueres à Smerdis son frere, qu' un songe
ambigu luy fit tuer en secret. Le mage Smerdis regna
quelque temps sous le nom de Smerdis frere de
Cambyse : mais sa fourbe fut bientost découverte. Les
sept principaux seigneurs conjurerent contre luy, et
l' un d' eux fut mis sur le trosne. Ce fut Darius
fils d' Hystaspe, qui s' appelloit dans ses
inscriptions, le meilleur et le mieux fait de tous les
hommes. Plusieurs
p51
marques le font reconnoistre pour l' Assuérus du
livre d' Esther, quoy-qu' on n' en convienne pas. Au
commencement de son regne le temple fut achevé, aprés
diverses interruptions causées par les samaritains.
Une haine irréconciliable se mit entre les deux
peuples, et il n' y eût rien de plus opposé que
Jerusalem et Samarie. C' est du temps de Darius que
commence la liberté de Rome et d' Athenes, et la
grande gloire de la Grece. Harmodius et
Aristogiton atheniens delivrent leur païs
d' Hipparque fils de Pisistrate, et sont tuez par
ses gardes. Hippias frere d' Hipparque tasche en vain
de se soustenir. Il est chassé : la tyrannie des
pisistratides est entierement éteinte. Les atheniens
affranchis dressent des stats à leurs liberateurs,
et rétablissent l' estat populaire. Hippias se jette
entre les bras de Darius, qu' il trouvaja disposé
à entreprendre la conqueste de la Grece, et n' a plus
d' esperance qu' en sa protection. Dans le temps qu' il
fut chassé, Rome se défit aussi de ses tyrans.
Tarquin Le Superbe avoit rendu par ses violences
la royauté odieuse : l' impudicité de Sexte son fils
acheva de la détruire. Lucrece deshonoe, se tua
elle-mesme : son sang et les harangues de Brutus
animerent les romains. Les rois furent bannis, et
l' empire consulaire fut établi suivant les projets
de Servius Tullius : mais il fut bientost affoibli
par la jalousie du peuple. Dés le premier consulat,
P Valerius consul, célebre
p52
par ses victoires, devint suspect à ses citoyens ;
et il fallut pour les contenter établir la loy, qui
permit d' appeller au peuple du senat et des consuls
dans toutes les causes il s' agissoit de chastier
un citoyen. Les tarquins chassez trouverent des
défenseurs : les rois voisins regarderent leur
bannissement comme une injure faite à tous les rois ;
et Porsenna roy des clusiens, peuples d' Etrurie,
prit les armes contre Rome. Réduite à l' extrémité, et
presque prise, elle fut sauvée par la valeur
d' Horatius Cocles. Les romains firent des prodiges
pour leur liberté : Scevola, jeune citoyen, se
brusla la main qui avoit manqué Porsenna ; Clelie,
une jeune fille, étonna ce prince par sa
hardiesse ; Porsenna laissa Rome en paix, et les
tarquins demeurerent sans ressource. Hippias pour
qui Darius seclara, avoit de meilleures
esperances. Toute la Perse se remuoit en sa faveur,
et Athenes estoit menacée d' une grande guerre. Durant
que Darius en faisoit les préparatifs, Rome qui
s' estoit si bienfend contre les étrangers, pensa
perir par elle-mesme : la jalousie s' estoit réveillée
entre les patriciens et le peuple : la puissance
consulaire, quoy-queja moderée par la loy de
P Valerius, parut encore excessive à ce peuple
trop jaloux de sa liberté. Il se retira au
Mont-Aventin : les conseils violens furent inutiles :
le peuple ne put estre ramené que par les paisibles
remontrances de Menenius
p53
Agrippa ; mais il fallut trouver des temperamens,
et donner au peuple des tribuns pour lefendre
contre les consuls. La loy qui établit cette nouvelle
magistrature, fut appellée la loy sacrée, et ce fut
là que commencerent les tribuns du peuple. Darius
avoit enfin éclaté contre la Grece. Son gendre
Mardonius, aprés avoir traversé l' Asie, croyoit
accabler les grecs par le nombre de ses soldats :
mais Miltiadefit cette armée immense, dans la
plaine de Marathon, avec dix mille atheniens. Rome
batoit tous ses ennemis aux environs, et sembloit
n' avoir à craindre que d' elle-mesme. Coriolan, zelé
patricien, et le plus grand de ses capitaines, chas
malgré ses services par la faction populaire, medita
la ruine de sa patrie, mena les volsques contre elle,
la réduisit à l' extrémité, et ne put estre appaisé
que par sa mere. La Grece ne joûït pas long-temps du
repos que la bataille de Marathon luy avoit donné.
Pour venger l' affront de la Perse et de Darius,
Xerxes son fils et son successeur, et petit-fils de
Cyrus par sa mere Atosse, attaqua les grecs avec
onze cens mille combatans (d' autres disent dix-sept
cens mille) sans compter son armée navale de douze
cens vaisseaux. Leonidas roy de Sparte, qui n' avoit
que trois cens hommes, luy en tua vingt mille au
passage des thermopyles, et perit avec les siens. Par
les conseils de Themistocle athenien, l' armée navale
de
p54
Xerxes est défaite la mesme année, prés de
Salamine. Ce prince repasse l' Hellespont avec
frayeur ; et un an aprés, son armée de terre, que
Mardonius commandoit, est taillée en pieces auprés
de Platée, par Pausanias roy de Lacedémone et par
Aristide athenien, appellé Le Juste. La bataille
se donna le matin ; et le soir de cette fameuse
journée, les grecs ioniens qui avoient secoûé le joug
des perses, leur tuerent trente mille hommes dans la
bataille de Mycale, sous la conduite de
Leotychides. Ce général pour encourager ses soldats,
leur dit que Mardonius venoit d' estre défait dans la
Grece. La nouvelle se trouva veritable, ou par un
effet prodigieux de la renommée, ou plûtost par une
heureuse rencontre ; et tous les grecs de l' Asie
Mineure se mirent en liberté. Cette nation remportoit
par tout de grands avantages ; et un peu auparavant
les carthaginois, puissans alors, furent batus dans
la Sicile, où ils vouloient étendre leur
domination à la sollicitation des perses. Malgré ce
mauvais succés, ils ne cesserent depuis de faire de
nouveaux desseins sur une isle si commode à leur
asseûrer l' empire de la mer, que leurpublique
affectoit. La Grece le tenoit alors, mais elle ne
regardoit que l' Orient et les perses. Pausanias
venoit d' affranchir l' isle de Chypre de leur joug,
quand il conceût le dessein d' asservir son païs.
Tous ses projets furent vains, quoy-que Xerxes
p55
luy promist tout : le traistre fut trahi par celuy
qu' il aimoit le plus, et son infame amour luy cousta
la vie. La mesme année Xerxes fut tué par Artaban
son capitaine des gardes, soit que ce perfide voulust
occuper le trosne de son maistre, ou qu' il craignist
les rigueurs d' un prince dont il n' avoit pas exécuté
assez promptement les ordres cruels. Artaxerxe à la
longue main son fils commença son regne, et receût peu
de temps aprés une lettre de Themistocle, qui
proscrit par ses citoyens, luy offroit ses services
contre les grecs. Il sceût estimer autant qu' il
devoit un capitaine si renommé, et luy fit un grand
établissement malgré la jalousie des satrapes. Ce
roy magnanime protegea le peuple juif, et dans sa
vingtiéme ane, que les suites rendent memorable,
il permit à Nehemias de rétablir Jerusalem avec ses
murailles. Ce decret d' Artaxerxe differe de celuy
de Cyrus, en ce que celuy de Cyrus regardoit le
temple, et celuy-cy est fait pour la ville. à ce
decret préveû par Daniel, et marq dans sa
prophetie, les 490 ans de ses semaines commencent.
Cette importante date a de solides fondemens. Le
bannisment de Themistocle est pladans la
chronique d' Eusebe à la derniere année de la 76
olympiade, qui revient à la 280 de Rome. Les autres
chronologistes le mettent un peu au dessous : la
difference est petite, et les circonstances du temps
asseûrent la date d' Eusebe. Elles
p56
se tirent de Thucydide, historien tres-exact ; et ce
grave auteur contemporain presque, aussi-bien que
concitoyen de Themistocle, luy fait écrire sa lettre
au commencement du regne d' Artaxerxe. Cornelius
Nepos auteur ancien et judicieux autant qu' élegant,
ne veut pas qu' on doute de cette date aprés l' autorité
de Thucydide : raisonnement d' autant plus solide,
qu' un autre auteur plus ancien encore que Thucydide
s' accorde avec luy. C' est Charon de Lampsaque cité
par Plutarque ; et Plutarque ajouste luy-mesme, que
les annales, c' est à dire celles de Perse, sont
conformes à ces deux auteurs. Il ne les suit pourtant
pas, mais il n' en dit aucune raison ; et les
historiens qui commencent huit ou neuf ans plus tard
le regne d' Artaxerxe ne sont ni du temps, ni d' une
si grande autorité. Il paroist donc indubitable qu' il
en faut placer le commencement vers la fin de la
76 olympiade, et approchant de l' année 280 de
Rome, par la 20 ane de ce prince doit arriver
vers la fin de la 81 olympiade, et environ l' an
300 de Rome. Au reste ceux qui rejettent plus bas
le commencement d' Artaxerxe, pour concilier les
auteurs, sontduits à conjecturer, que son pere
l' avoit du moins associé au royaume quand Themistocle
écrivit sa lettre ; et en quelque façon que ce soit
nostre date est asseûrée. Ce fondement estant posé,
le reste du compte est aisé à faire, et la
p57
suite le rendra sensible. Aprés le decret d' Artaxerxe
les juifs travaillerent à rétablir leur ville et ses
murailles, comme Daniel l' avoit prédit. Nehémias
conduisit l' ouvrage avec beaucoup de prudence et de
fermeté au milieu de la sistance des samaritains,
des arabes, et des ammonites. Le peuple fit un effort,
et Eliasib souverain pontife l' anima par son
exemple. Cependant les nouveaux magistrats qu' on avoit
donnez au peuple romain, augmentoient les divisions
de la ville ; et Rome formée sous des rois manquoit
des loix necessaires à la bonne constitution d' une
publique. Laputation de la Grece plus célebre
encore par son gouvernement que par ses victoires,
excita les romains à se regler sur son exemple. Ainsi
ils envoyerent des députez pour rechercher les loix
des villes de Grece, et sur tout celles d' Athenes
plus conformes à l' estat de leurpublique. Sur ce
modele, dix magistrats absolus qu' on créa l' année
d' aprés sous le nom de décemvirs, digerent les loix
des Xii tables, qui sont le fondement du droit
romain. Le peuple ravi de l' équité avec laquelle ils
les composerent, leur laissa empieter le pouvoir
supreme, dont ils userent tyranniquement. Il se fit
alors de grands mouvemens par l' intemperance
d' Appius Clodius un descemvirs, et par le
meurtre de Virginie, que son pere aima mieux tuer de
sa propre main que de la laisser abandonnée à la
passion d' Appius. Le sang de cette
p58
seconde Lucrece réveilla le peuple romain, et les
décemvirs furent chassez. Pendant que les loix
romaines se formoient sous les décemvirs, Esdras
docteur de la loy, et Nehémias gouverneur du peuple
de Dieu nouvellement rétabli dans la Judée,
formoient les abus, et faisoient observer la loy de
Moïse qu' ils observoient les premiers. Un des
principaux articles de leur réformation fut d' obliger
tout le peuple, et principalement les prestres, à
quitter les femmes étrangeres qu' ils avoient épousées
contre lafense de la loy. Esdras mit en ordre les
livres saints, dont il fit une exacte révision, et
ramassa les anciens memoires du peuple de Dieu pour
en composer les deux livres des paralipomenes ou
chroniques, ausquelles il ajousta l' histoire de son
temps, qui fut achevée par Nehémias. C' est par leurs
livres que se termine cette longue histoire que Mse
avoit commencée, et que les auteurs suivans
continuerent sans interruption jusqu' au
rétablissement de Jerusalem. Le reste de l' histoire
sainte n' est pas écrit dans la mesme suite. Pendant
qu' Esdras et Nehemias faisoient la derniere partie
de ce grand ouvrage, Herodote que les auteurs
profanes appellent le pere de l' histoire, commençoit
à écrire. Ainsi les derniers auteurs de l' histoire
sainte se rencontrent avec le premier auteur de
l' histoire greque ; et quand elle commence, celle du
peuple de Dieu, à la prendre seulement
p59
depuis Abraham, enfermoit déja quinze siecles.
Herodote n' avoit garde de parler des juifs dans
l' histoire qu' il nous a laissée ; et les grecs
n' avoient besoin d' estre informez que des peuples
que la guerre, le commerce, ou un grand éclat leur
faisoit connoistre. La Judée qui commeoit à peine
à se relever de sa ruine, n' attiroit pas les regards.
Ce fut dans des temps si malheureux que la langue
hébraïque cessa d' estre vulgaire. Durant la
captivité, et ensuite par le commerce qu' il fallut
avoir avec les chaldéens, les juifs apprirent la
langue chaldaique fort approchante de la leur, et qui
avoit presque le mesme genie. Cette raison leur fit
changer l' ancienne figure des lettres braiques, et
ils écrivirent l' hebreu avec les lettres des
chaldéens plus usitées parmi eux, et plus aisées à
former. Ce changement fut aisé entre deux langues
voisines dont les lettres estoient de mesme valeur,
et ne differoient que dans la figure. Depuis ce temps
on ne trouve l' ecriture sainte parmi les juifs qu' en
lettres chaldaiques ; mais les samaritains retinrent
toûjours l' ancienne maniere de l' écrire. Leurs
descendans ont perseveré danst usage jusqu' à nos
jours, et nous ont par ce moyen conservé le
pentateuque, qu' on appelle samaritain, en anciens
caracteres hébraiques tels qu' on les trouve dans les
dailles et dans tous les monumens des siecles
passez.
Les juifs vivoient avec douceur sous l' autorité
p60
d' Artaxerxe. Ce prince réduit par Cimon fils de
Miltiade général des atheniens à faire une paix
honteuse, desespera de vaincre les grecs par la
force, et ne songea plus qu' à profiter de leurs
divisions. Il en arriva de grandes entre les
atheniens et les lacedémoniens. Ces deux peuples
jaloux l' un de l' autre partagerent toute la Grece.
Pericles athenien commença la guerre du Peloponese,
durant laquelle Theramene, Thrasybule, et
Alcibiade atheniens se rendent célebres. Brasidas
et Myndare lacedémoniens y meurent en combatant pour
leur païs. Cette guerre dura 27 ans, et finit à
l' avantage de Lacedémone, qui avoit mis dans son parti
Darius nommé le bastard, fils et successeur
d' Artaxerxe. Lysandre général de l' armée navale
des lacedémoniens prit Athenes, et en changea le
gouvernement. Mais la Perse s' apperceût bientost
qu' elle avoit rendu les lacedémoniens trop puissans.
Ils soustinrent le jeune Cyrus dans sa révolte
contre Artaxerxe son aisné, appellé Mnemon à cause
de son excellente memoire, fils et successeur de
Darius. Ce jeune prince sauvé de la prison et de la
mort par sa mere Parysatis, songe à la vengeance,
gagne les satrapes par ses agrémens infinis,
traverse l' Asie Mineure, va presenter la bataille
au roy son frere dans le coeur de son empire, le
blesse de sa propre main, et se croyant trop tost
vainqueur perit par sa temerité. Les dix mille grecs
qui le servoient,
p61
font cette retraite étonnante commandoit à la fin
Xenophon grand philosophe et grand capitaine, qui en
a écrit l' histoire. Les lacedémoniens continuoient à
attaquer l' empire des perses, qu' Agesilas roy de
Sparte fit trembler dans l' Asie Mineure : mais les
divisions de la Grece le rappellerent en son païs.
En ce temps la ville de Veies qui égaloit presque la
gloire de Rome, aprés un siege de dix ans et
beaucoup de divers succés, fut prise par les romains
sous la conduite de Camille. Sa générosité luy fit
encore une autre conqueste. Les falisques qu' il
assiégeoit se donnerent à luy, touchez de ce qu' il
leur avoit renvoyé leurs enfans, qu' un maistre d' école
luy avoit livrez. Rome ne vouloit pas vaincre par
des trahisons, ni profiter de la perfidie d' un lasche
qui abusoit de l' oïssance d' un âge innocent. Un
peu aprés les gaulois senonois entrerent en Italie,
et assiégerent Clusium. Les romains perdirent contre
eux la fameuse bataille d' Allia. Leur ville fut prise
et bruslée. Pendant qu' ils se défendoient dans le
capitole, leurs affaires furent rétablies par Camille
qu' ils avoient banni. Les gaulois demeurerent sept
mois maistres de Rome, et appellez ailleurs par
d' autres affaires ils se retirerent chargez de butin.
Durant les brouïlleries de la Grece, Epaminondas
Thebain se signala par son équité et par sa
modération, autant que par ses victoires. On remarque
qu' il avoit pour regle
p62
de ne mentir jamais, mesme en riant. Ses grandes
actions éclatent dans les dernieres années de
Mnemon, et dans les premieres d' Ochus. Sous un si
grand capitaine les thebains sont victorieux, et la
puissance de Lacedémone est abbatuë. Celle des rois
de Macédoine commence avec Philippe pere
d' Alexandre Le Grand. Malgré les oppositions
d' Ochus et d' Arses son fils rois de Perse, et
malgré les difficultez plus grandes encore que luy
suscitoit dans Athenes l' éloquence de Demosthene
puissant défenseur de la liberté, ce prince
victorieux durant vingt ans assujetit toute la Grece,
la bataille de Cheronée qu' il gagna sur les
atheniens et sur leurs alliez luy donna une puissance
absoluë. Dans cette fameuse bataille, pendant qu' il
rompoit les atheniens, il eût la joye de voir
Alexandre à l' âge de dix-huit ans enfoncer les
troupes thebaines de la discipline d' Epaminondas,
et entre autres la troupe sacrée qu' on appelloit des
amis, qui se croyoit invincible. Ainsi maistre de la
Grece, et soustenu par un fils d' une si grande
esperance, il conceût de plus hauts desseins, et ne
dita rien moins que la ruine des perses contre
lesquels il fut déclaré capitaine general. Mais leur
perte estoit réservée à Alexandre. Au milieu des
solennitez d' un nouveau mariage, Philippe fut
assassiné par Pausanias jeune homme de bonne maison,
à qui il n' avoit pas rendu justice. L' eunuque Bagoas
tua
p63
dans la mesme année Arses roy de Perse, et fit
regner à sa place Darius fils d' Arsame, surnommé
Codomanus. Il merite par sa valeur qu' on se range à
l' opinion d' ailleurs la plus vray-semblable, qui le
fait sortir de la famille royale. Ainsi deux rois
courageux commencerent ensemble leur regne, Darius
fils d' Arsame et Alexandre fils de Philippe. Ils
se regardoient d' un oeil jaloux, et sembloient nez
pour se disputer l' empire du monde. Mais Alexandre
voulut s' affermir avant que d' entreprendre son rival.
Il vengea la mort de son pere ; il dompta les peuples
rebelles qui méprisoient sa jeunesse ; il batit les
grecs qui tenterent vainement de secoûër le joug ;
et ruina Thebes où il n' épargna que la maison et les
descendans de Pindare, dont la Grece admiroit les
odes. Puissant et victorieux, il marche aprés tant
d' exploits à la teste des grecs contre Darius, qu' il
défait en trois batailles rangées, entre triomphant
dans Babylone et dans Suse, détruit Persepolis
ancien siége des rois de Perse, pousse ses conquestes
jusqu' aux Indes, et vient mourir à Babylone âgé de
trente-trois ans.
De son temps Manasses, frere de Jaddus souverain
pontife, excita des brouilleries parmi les juifs. Il
avoit épousé la fille de Sanaballat samaritain, que
Darius avoit fait satrape de ce ps. Plustost que de
pudier cette étrangere, à quoy le conseil de
Jerusalem et son frere Jaddus vouloient
p64
l' obliger, il embrassa le schisme des samaritains.
Plusieurs juifs, pour éviter de pareilles censures, se
joignirent à luy. Deslors il résolut de bastir un
temple prés de Samarie sur la montagne de Garizim,
que les samaritains croyoient beniste, et de s' en
faire le pontife. Son beau-pere, tres-accredité
aupres de Darius, l' asseûra de la protection de ce
prince, et les suites luy furent encore plus
favorables. Alexandre s' éleva : Sanaballat quitta
son maistre, et mena des troupes au victorieux durant
le siége de Tyr. Ainsi il obtint tout ce qu' il
voulut ; le temple de Garizim fut basti, et
l' ambition de Manasses fut satisfaite. Les juifs
cependant toûjours fideles aux perses, refuserent à
Alexandre le secours qu' il leur demandoit. Il alloit
à Jerusalem, résolu de se venger ; mais il fut
changé à la veûë du souverain pontife, qui vint
au-devant de luy avec les sacrificateurs revestus de
leurs habits de céremonie, et précedez de tout le
peuple habillé de blanc. On luy montra des propheties
qui prédisoient ses victoires : c' estoit celles de
Daniel. Il accorda aux juifs toutes leurs demandes,
et ils luy garderent la mesme fidelité qu' ils
avoient toûjours gardée aux rois de Perse.
Durant ses conquestes, Rome estoit aux mains avec
les samnites ses voisins, et avoit une peine extréme
à les réduire malgré la valeur et la conduite de
Papyrius Cursor le plus illustre de ses généraux.
Aprés la mort d' Alexandre, son empire
p65
fut partagé. Perdiccas, Ptolomée fils de Lagus,
Antigonus, Seleucus, Lysimaque, Antipater, et
son fils Cassander, en un mot tous ses capitaines
nourris dans la guerre sous un si grand conquerant,
songerent à s' en rendre maistres par les armes : ils
immolerent à leur ambition toute la famille
d' Alexandre, son frere, sa mere, ses femmes, ses
enfans, et jusqu' à ses soeurs : on ne vit que des
batailles sanglantes et d' effroyables révolutions.
Au milieu de tant de desordres, plusieurs peuples de
l' Asie Mineure et du voisinage s' affranchirent, et
formerent les royaumes de Pont, de Bithynie, et de
Pergame. La bonté du païs les rendit en suite riches
et puissans. L' armenie secoûa aussi dans le mesme
temps le joug des macedoniens, et devint un grand
royaume. Les deux Mithridates pere et fils fonderent
celuy de Cappadoce. Mais les deux plus puissantes
monarchies qui se soient élevées alors, furent celle
d' Egypte fondée par Ptolomée fils de Lagus d' où
viennent les lagides, et celle d' Asie ou de Syrie
fondée par Seleucus d' où viennent les seleucides.
Celle-cy comprenoit, outre la Syrie, ces vastes et
riches provinces de la haute Asie, qui composoient
l' empire des perses : ainsi tout l' Orient reconnut
la Grece, et en apprit le langage. La Grece
elle-mesme estoit opprimée par les capitaines
d' Alexandre. La Macédoine son ancien royaume, qui
donnoit des maistres à l' Orient, estoit en proye
au premier venu. Les
p66
enfans de Cassander se chasserent les uns les autres
de ce royaume. Pyrrhus roy des epirotes, qui en
avoit occupé une partie, fut chassé par Démetrius
Poliorcete fils d' Antigonus, qu' il chassa aussi à
son tour : il est luy-mesme chassé encore une fois
par Lysimaque, et Lysimaque par Seleucus que
Ptolomée Ceraunus chassé d' Egypte par son pere
Ptolomée I tua en traistre malgré ses bienfaits.
Ce perfide n' eût pas plûtost envahi la Macedoine
qu' il fut attaqué par les gaulois, et perit dans un
combat qu' il leur donna. Durant les troubles de
l' Orient ils vinrent dans l' Asie Mineure conduits
par leur roy Brennus, et s' établirent dans la
Gallogrece ou Galatie nommée ainsi de leur nom,
d' où ils se jetterent dans la Macedoine qu' ils
ravagerent, et firent trembler toute la Grece. Mais
leur armée perit dans l' entreprise sacrilege du
temple de Delphes. Cette nation remuoit par tout, et
par tout elle estoit malheureuse. Quelques années
devant l' affaire de Delphes, les gaulois d' Italie,
que leurs guerres continuelles et leurs victoires
frequentes rendoient la terreur des romains, furent
excitez contre eux par les samnites, les brutiens, et
les etruriens. Ils remporterent d' abord une nouvelle
victoire, mais ils en souïllerent la gloire en tuant
des ambassadeurs. Les romains indignez marchent contre
eux, les défont, entrent dans leurs terres ils
fondent une colonie, les batent encore deux fois, en
assujetissent une partie, et
p67
duisent l' autre à demander la paix. Aps que les
gaulois d' Orientrent esté chassez de la Grece,
Antigonus Gonatas fils de Démetrius Poliorcete,
qui regnoit depuis douze ans dans la Grece, mais
fort peu paisible, envahit sans peine la Macedoine.
Pyrrhus estoit occupé ailleurs. Chassé de ce
royaume il espera de contenter son ambition par la
conqueste de l' Italie, où il fut appellé par les
tarentins. La bataille que les romains venoient de
gagner sur eux et sur les samnites ne leur laissoit
que cette ressource. Il remporta contre les romains
des victoires qui le ruinoient. Les elephans de
Pyrrhus les étonnerent : mais le consul Fabrice fit
bientost voir aux romains que Pyrrhus pouvoit estre
vaincu. Le roy et le consul sembloient se disputer la
gloire de la générosité, plus encore que celle des
armes : Pyrrhus rendit au consul tous les
prisonniers sans raon, disant qu' il falloit faire
la guerre avec le fer, et non point avec l' argent ;
et Fabrice renvoya au roy son perfide medecin, qui
estoit venu luy offrir d' empoisonner son maistre. En
ces temps la religion et la nation judaïque commence
à éclater parmi les grecs. Ce peuple bien traité par
les rois de Syrie, vivoit tranquillement selon ses
loix. Antiochus Le Dieu petit-fils de Seleucus
les répandit dans l' Asie Mineure, d' où ils
s' étendirent dans la Grece, et joûïrent par tout des
mesmes droits et de la mesme liberté que les autres
citoyens.
p68
Ptolomée fils de Lagus les avoit déja établis en
Egypte. Sous son fils Ptoloe Philadelphe leurs
ecritures furent tournées en grec, et on vit
paroistre cettelebre version appellée la version
des septante. C' estoit de sçavans vieillards
qu' Eléazar souverain pontife envoya au roy qui les
demandoit. Quelques-uns veulent qu' ils n' ayent
traduit que les cinq livres de la loy. Le reste des
livres sacrez pourroit dans la suite avoir esté mis
en grec pour l' usage des juifspandus dans
l' Egypte et dans la Grece, où ils oublierent non
seulement leur ancienne langue qui estoit l' hebreu,
mais encore le chaldéen que la captivité leur avoit
appris. Ils se firent un grec meslé d' hebraïsmes qu' on
appelle le langage hellenistique : les septante et
tout le nouveau testament est écrit en ce langage.
Durant cette dispersion des juifs leur temple fut
lebre par toute la terre, et tous les rois
d' Orient y presentoient leurs offrandes. L' Occident
estoit attentif à la guerre des romains et de
Pyrrhus. Enfin ce roy fut défait par le consul
Curius, et repassa en Epire. Il n' y demeura pas
long-temps en repos, et voulut secompenser sur la
Macédoine des mauvais succés d' Italie. Antigonus
Gonatas fut renfermé dans Thessalonique, et
contraint d' abandonner à Pyrrhus tout le reste du
royaume. Il reprit coeur pendant que Pyrrhus inquiet
et ambitieux faisoit la guerre aux lacedémoniens et
aux argiens. Les deux
p69
rois ennemis furent introduits dans Argos en mesme
temps par deux cabales contraires et par deux portes
differentes. Il se donna dans la ville un grand
combat : une mere qui vit son fils poursuivi par
Pyrrhus qu' il avoit blessé, écrasa ce prince d' un
coup de pierre. Antigonus défait d' un tel ennemi
rentra dans la Macédoine, qui aprés quelques
changemens demeura paisible à sa famille. La ligue
des achéens l' empescha de s' accroistre. C' estoit le
dernier rempart de la liberté de la Grece, et ce fut
elle qui en produisit les derniers heros avec Aratus
et Philopoemen. Les tarentins que Pyrrhus
entretenoit d' esperance, appellerent les carthaginois
aprés sa mort. Ce secours leur fut inutile : ils
furent batus avec les brutiens et les samnites leurs
alliez. Ceux-cy, aprés 72 ans de guerre continuelle,
furent forcez à subir le joug des romains. Tarente
les suivit de prés : les peuples voisins ne tinrent
pas : ainsi tous les anciens peuples d' Italie furent
subjuguez. Les gaulois souvent batus n' osoient remuer.
Aprés 480 ans de guerre, les romains se virent les
maistres en Italie, et commencerent à regarder les
affaires du dehors : ils entrerent en jalousie contre
les carthaginois trop puissans dans leur voisinage
par les conquestes qu' ils faisoient dans la Sicile,
d' où ils venoient d' entreprendre sur eux et sur
l' Italie, en secourant les tarentins. La
publique de Carthage tenoit les deux costes de la
p70
mer Mediterranée. Outre celle d' Afrique qu' elle
possedoit presque toute entiere, elle s' estoit
étenduë du costé d' Espagne par le troit.
Maistresse de la mer et du commerce, elle avoit
envahi les isles de Corse et de Sardaigne. La
Sicile avoit peine à se défendre, et l' Italie
estoit menacée de trop prés pour ne pas craindre. De
là les guerres puniques, malgré les traitez mal
observez de part et d' autre. La premiere apprit aux
romains à combatre sur la mer. Ils furent maistres
d' abord dans un art qu' ils ne connoissoient pas ;
et le consul Duilius qui donna la premiere bataille
navale, la gagna. Régulus soustint cette gloire, et
aborda en Afrique il eût à combatre ce
prodigieux serpent, contre lequel il fallut employer
toute son armée. Tout cede : Carthage réduite à
l' extrémité ne se sauve que par le secours de
Xantippe lacedémonien. Le géneral romain est batu
et pris ; mais sa prison le rend plus illustre que
ses victoires. Renvosur sa parole pournager
l' échange des prisonniers, il vient soustenir dans le
senat la loy qui ostoit toute esperance à ceux qui
se laissoient prendre, et retourne à une mort
asseûrée. Deux épouvantables naufrages contraignirent
les romains d' abandonner de nouveau l' empire de la
mer aux carthaginois. La victoire demeura long-temps
douteuse entre les deux peuples, et les romains
furent prests à ceder : mais ils réparerent leur
flote. Une seule bataille décida, et le consul
p71
Lutatius acheva la guerre. Carthage fut obligée à
payer tribut et à quitter avec la Sicile toutes les
isles qui estoient entre la Sicile et l' Italie. Les
romains gagnerent cette isle toute entiere, à la
serve de ce qu' y tenoit Hiéron roy de Syracuse
leur allié. Aprés la guerre achevée, les carthaginois
penserent perir par le soulevement de leur armée.
Ils l' avoient composée, selon leur coustume, de
troupes étrangeres qui se révolterent pour leur paye.
Leur cruelle domination fit joindre à ces troupes
mutinées, presque toutes les villes de leur empire,
et Carthage étroitement assiégée estoit perduë sans
Amilcar surnommé Barcas. Luy seul avoit soustenu la
derniere guerre. Ses citoyens luy deûrent encore la
victoire qu' ils remporterent sur les rebelles : il
leur en cousta la Sardaigne, que la révolte de leur
garnison ouvrit aux romains. De peur de s' embarasser
avec eux dans une nouvelle querelle, Carthage ceda
malgré elle une isle si importante, et augmenta son
tribut. Elle songeoit à rétablir en Espagne son
empire ébranlé par la révolte : Amilcar passa dans
cette province avec son fils Annibal âgé de neuf ans,
et y mourut dans une bataille. Durant neuf ans qu' il
y fit la guerre avec autant d' adresse que de valeur,
son fils se formoit sous un si grand capitaine, et
tout ensemble il concevoit une haine implacable contre
les romains. Son allié Asdrubal fut donné pour
successeur à son pere. Il gouverna sa province
p72
avec beaucoup de prudence, et y bastit Carthage la
neuve qui tenoit l' Espagne en sujetion. Les romains
estoient occupez dans la guerre contre Teuta reine
d' Illyrie, qui exerçoit impunément la piraterie sur
toute la coste. Enflée du butin qu' elle faisoit sur
les grecs et sur les epirotes, elle méprisa les
romains, et tua leur ambassadeur. Elle fut bientost
accablée : les romains ne luy laisserent qu' une
petite partie de l' Illyrie, et gagnerent l' isle de
Corfou que cette reine avoit usure. Ils se firent
alors respecter en Grece par une solennelle
ambassade, et ce fut la premiere fois qu' on y connut
leur puissance. Les grands progrés d' Asdrubal leur
donnoient de la jalousie : mais les gaulois d' Italie
les empeschoient de pourvoir aux affaires de
l' Espagne. Il y avoit quarante cinq ans qu' ils
demeuroient en repos. La jeunesse qui s' estoit élevée
durant ce temps ne songeoit plus aux pertes passées,
et commençoit à menacer Rome. Les romains pour
attaquer avec seûreté de si turbulens voisins,
s' asseûrerent des carthaginois. Le traité fut conclu
avec Asdrubal qui promit de ne passer point
au-delà de l' Ebre. La guerre entre les romains et
les gaulois se fit avec fureur de part et d' autre : les
transalpins se joignirent aux cisalpins : tous furent
batus. Concolitanus un des rois gaulois fut pris
dans la bataille : Aneroestus un autre roy se
tua luy-mesme. Les romains victorieux passerent le
Po pour la premiere fois, résolus d' oster aux
p73
gaulois les environs de ce fleuve dont ils estoient
en possession depuis tant de siecles. La victoire les
suivit par tout : Milan fut pris ; presque tout le
païs fut assujeti. En ce temps Asdrubal mourut ; et
Annibal quoy-qu' il n' eust encore que 25 ans fut mis
à sa place. Deslors on pvit la guerre. Le nouveau
gouverneur entreprit ouvertement de dompter
l' Espagne sans aucun respect des traitez. Rome alors
écouta les plaintes de Sagonte son alliée. Les
ambassadeurs romains vont à Carthage. Les
carthaginoistablis n' estoient plus d' humeur à
ceder. La Sicile ravie de leurs mains, la Sardaigne
injustement enlevée, et le tribut augmenté, leur
tenoient au coeur. Ainsi la faction qui vouloit qu' on
abandonnast Annibal, se trouva foible. Ce général
songeoit à tout. De secretes ambassades l' avoient
asseûdes gaulois d' Italie, qui n' estant plus en
estat de rien entreprendre par leurs propres forces,
embrasserent cette occasion de se relever. Annibal
traverse l' Ebre, les Pyrenées, toute la Gaule
transalpine, les Alpes, et tombe comme en un moment
sur l' Italie. Les gaulois ne manquent point de
fortifier son armée, et font un dernier effort pour
leur liberté. Quatre batailles perduës font croire
que Rome alloit tomber. La Sicile prend le parti
du vainqueur. Hieronyme roy de Syracuse se déclare
contre les romains : presque toute l' Italie les
abandonne ; et la derniere ressource de la
publique semble perir en Espagne
p74
avec les deux scipions. Dans de telles extrémitez,
Rome deût son salut à trois grands hommes. La
constance de Fabius Maximus, qui se mettant au
dessus des bruits populaires, faisoit la guerre en
retraite, fut un rempart à sa patrie. Marcellus,
qui fit lever le siége de Nole, et prit Syracuse,
donnoit vigueur aux troupes par ces actions. Mais
Rome qui admiroit ces deux grands hommes, crut voir
dans le jeune Scipion quelque chose de plus grand.
Les merveilleux succés de ses conseils confirmerent
l' opinion qu' on avoit qu' il estoit de race divine,
et qu' il conversoit avec les dieux. à l' âge de 24
ans il entreprend d' aller en Espagne où son pere et
son oncle venoient de perir : il attaque Carthage
la neuve comme s' il eust agi par inspiration, et ses
soldats l' emportent d' abord. Tous ceux qui le voyent,
sont gagnez au peuple romain : les carthaginois luy
quittent l' Espagne : à son abord en Afrique, les
rois se donnent à luy : Carthage tremble à son tour,
et voit ses ares défaites : Annibal victorieux
durant seize ans est vainement rappellé, et ne peut
défendre sa patrie : Scipion y donne la loy : le
nom d' africain est sa récompense : le peuple romain
ayant abbatu les gaulois et les africains, ne voit
plus rien à craindre, et combat dorénavant sans peril.
Au milieu de la premiere guerre punique Theodote
gouverneur de la Bactrienne enleva
p75
mille villes à Antiochus appellé le Dieu, fils
d' Antiochus Soter, roy de Syrie. Presque tout
l' Orient suivit cét exemple. Les parthes se
volterent sous la conduite d' Arsace chef de la
maison des arsacides, et fondateur d' un empire qui
s' étendit peu à peu dans toute la haute Asie.
Les rois de Syrie et ceux d' Egypte, acharnez les
uns contre les autres, ne songeoient qu' à se ruiner
mutuellement ou par la force, ou par la fraude.
Damas et son territoire qu' on appelloit la
Coele-Syrie, et qui confinoit aux deux royaumes,
fut le sujet de leurs guerres ; et les affaires de
l' Asie estoient entierement separées de celles de
l' Europe.
Durant tous ces temps la philosophie florissoit dans
la Grece. La secte des philosophes italiques, et
celle des ioniques, la remplissoient de grands
hommes, parmi lesquels il se mesla beaucoup
d' extravagans à qui la Grece curieuse ne laissa pas
de donner le nom de philosophes. Du temps de Cyrus
et de Cambyse, Pythagore commença la secte italique
dans la grande Grece, aux environs de Naples. à
peu prés dans le mesme temps Thales Milesien forma
la secte ionique. De là sont sortis ces grands
philosophes, Heraclite, Démocrite, Empedocle,
Parmenides ; Anaxagore, qui un peu avant la guerre
du peloponese fit voir le monde construit par un
esprit eternel ; Socrate, qui un peu aprés ramena
p76
la philosophie à l' étude des bonnes moeurs, et fut le
pere de la philosophie morale ; Platon son
disciple, chef de l' academie ; Aristote disciple de
Platon et précepteur d' Alexandre, chef des
peripateticiens ; sous les successeurs d' Alexandre,
Zenon nommé Cittien, d' une ville de l' isle de
Chypre où il estoit né, chef des stoïciens ; et
Epicure athenien, chef des philosophes qui portent
son nom : si toutefois on peut nommer philosophes
ceux qui nioient ouvertement la providence, et qui
ignorant ce que c' est que le devoir, définissoient la
vertu par le plaisir. On peut compter parmi les plus
grands philosophes Hippocrate le pere de la medecine,
qui éclata au milieu des autres dans ces heureux temps
de la Grece. Les romains avoient dans le mesme temps
une autre espece de philosophie, qui ne consistoit
point en disputes, ni en discours, mais dans la
frugalité, dans la pauvreté, dans les travaux de la
vie rustique, et dans ceux de la guerre, où ils
faisoient leur gloire de celle de leur patrie et du
nom romain : ce qui les rendit enfin maistres de
l' Italie et de Carthage.
PARTIE 1 EPOQUE 9
L' an 552 de la fondation de Rome, environ 250 ans
aprés la fondation de la monarchie des perses, et
202 ans avant Jesus-Christ, Carthage fut assujetie
aux romains. Annibal ne laissoit pas sous main de
leur susciter des ennemis par tout il pouvoit :
mais il ne fit qu' entraisner tous ses amis anciens et
p77
nouveaux dans la ruine de sa patrie et dans la
sienne. Par les victoires du consul Flamininus,
Philippe roy de Macedoine allié des carthaginois fut
abbatu ; les rois de Macedoineduits à l' étroit ;
et la Grece affranchie de leur joug. Les romains
entreprirent de faire perir Annibal, qu' ils
trouvoient encore redoutable aprés sa perte. Ce grand
capitaine réduit à se sauver de son païs, remua
l' Orient contre eux, et attira leurs armes en Asie.
Par ses puissans raisonnemens, Antiochus surnommé
le grand roy de Syrie, devint jaloux de leur
puissance, et leur fit la guerre : mais il ne suivit
pas en la faisant les conseils d' Annibal, qui l' y
avoit engagé. Batu par mer et par terre, il receût
la loy que luy imposa le consul Lucius Scipio frere
de Scipion L' Africain, et il fut renfer dans le
mont Taurus. Annibal réfugié chez Prusias roy de
Bithynie échapa aux romains par le poison. Ils sont
redoutez par toute la terre, et ne veulent plus
souffrir d' autre puissance que la leur. Les rois
estoient obligez de leur donner leurs enfans pour
ostage de leur foy. Antiochus, depuis appellé
l' Illustre ou Epiphanes, second fils d' Antiochus le
grand roy de Syrie, demeura long-temps à Rome en
cette qualité : mais sur la fin du regne de Seleucus
Philopator son frere aisil fut rendu ; et les
romains voulurent avoir à sa place Demetrius Soter
fils du roy, alors âgé de dix ans. Dans ce
contretemps, Seleucus mourut ;
p78
et Antiochus usurpa le royaume sur son neveu. Les
romains estoient appliquez aux affaires de la
Macedoine, Persée inquietoit ses voisins, et ne
vouloit plus s' en tenir aux conditions imposées au
roy Philippe son pere. Ce fut alors que commencerent
les persecutions du peuple de Dieu. Antiochus
l' Illustre regnoit comme un furieux : il tourna
toute sa fureur contre les juifs, et entreprit de
ruiner le temple, la loy de Moïse, et toute la
nation. L' autorité des romains l' empescha de se rendre
maistre de l' Egypte. Ils faisoient la guerre à
Persée, qui plus prompt à entreprendre qu' à exécuter,
perdoit ses alliez par son avarice, et ses armées
par sa lascheté. Vaincu par le consul Paul Emyle,
il fut contraint de se livrer entre ses mains.
Gentius roy de l' Illyrie son allié, abbatu en trente
jours par le préteur Anicius, venoit d' avoir un sort
semblable. Le royaume de Macedoine, qui avoit duré
700 ans, et avoit prés de 200 ans donné des maistres
non seulement à la Grece, mais encore à tout
l' Orient, ne fut plus qu' une province romaine. Les
fureurs d' Antiochus s' augmentoient contre le peuple
de Dieu. On voit paroistre alors la résistance de
Mathatias sacrificateur, de la race de Phinées, et
imitateur de son zele ; les ordres qu' il donne en
mourant pour le salut de son peuple ; les victoires
de Judas le Machabée son fils, malgré le nombre
infini de ses ennemis ; l' élevation de la famille
p79
des Asmonéens, ou des Machabées ; la nouvelle
dédicace du temple que les gentils avoient profa;
le pontificat de Judas, et la gloire du sacerdoce
rétablie ; la mort d' Antiochus digne de son impie
et de son orgueïl ; sa fausse conversion durant sa
derniere maladie, et l' implacable colere de Dieu sur
ce roy superbe. Son fils Antiochus Eupator encore
en bas âge luy succeda, sous la tutele de Lysias
son gouverneur. Durant cette minorité Démetrius
Soter, qui estoit en ostage à Rome, crut se pouvoir
rétablir ; mais il ne put obtenir du senat d' estre
renvoyé dans son royaume : la politique romaine
aimoit mieux un roy enfant. Sous Antiochus Eupator
la persecution du peuple de Dieu, et les victoires
de Judas le Machabée continuënt. La division se met
dans le royaume de Syrie. Démetrius s' échape de
Rome ; les peuples le reconnoissent ; le jeune
Antiochus est tué avec Lysias son tuteur. Mais les
juifs ne sont pas mieux traitez sous Démetrius que
sous ses prédecesseurs ; il éprouve le mesme sort ;
ses généraux sont batus par Judas le Machabée ; et
la main du superbe Nicanor, dont il avoit si souvent
menacé le temple, y est attachée. Mais un peu aprés
Judas accablé par la multitude fut tué en combatant
avec une valeur étonnante. Son frere Jonathas
succede à sa charge, et soustient sa réputation.
Réduit à l' extrémité, son courage ne l' abandonna
pas. Les romains ravis d' humilier
p80
les rois de Syrie accorderent aux juifs leur
protection ; et l' alliance que Judas avoit envoyé
leur demander, fut accore, sans aucun secours
toutefois : mais la gloire du nom romain ne laissoit
pas d' estre un grand support au peuple affligé. Les
troubles de la Syrie croissoient tous les jours.
Alexandre Balas, qui se vantoit d' estre fils
d' Antiochus l' Illustre, fut mis sur le trosne par
ceux d' Antioche. Les rois d' Egypte, perpetuels
ennemis de la Syrie, se mesloient dans ses divisions
pour en profiter. Ptolomée Philometor soustint
Balas. La guerre fut sanglante : Démetrius Soter
y fut tué, et ne laissa pour venger sa mort, que deux
jeunes princes encore en bas âge, Demetrius Nicator,
et Antiochus Sidetes. Ainsi l' usurpateur demeura
paisible, et le roy d' Egypte luy donna sa fille
Cleopatre en mariage. Balas, qui se crut au dessus
de tout, se plongea dans la débauche, et s' attira le
pris de tous ses sujets. En ce temps Philometor
jugea le fameux procés que les samaritains firent aux
juifs. Ces schismatiques toûjours opposez au peuple
de Dieu, ne manquoient point de se joindre à leurs
ennemis ; et pour plaire à Antiochus l' Illustre leur
persecuteur ils avoient consacré leur temple de
Garizim à Jupiter hospitalier. Malgré cette
profanation, ces impies ne laisserent pas de soustenir
quelque temps aprés à Alexandrie devant Ptoloe
Philometor, que ce temple devoit l' emporter sur
celuy de Jerusalem.
p81
Les parties contesterent devant le roy, et
s' engagerent de part et d' autre à peine de la vie à
justifier leurs prétentions par les termes de la loy
de Moïse. Les juifs gagnerent leur cause, et les
samaritains furent punis de mort selon la convention.
Le mesme roy permit à Onias de la race sacerdotale
de bastir en Egypte le temple d' Heliopolis, sur le
modele de celuy de Jerusalem : entreprise qui fut
condamnée par tout le conseil des juifs, et jugée
contraire à la loy. Cependant Carthage remuoit, et
souffroit avec peine les loix que Scipion L' Africain
luy avoit imposées. Les romains résolurent sa perte
totale, et la troisiéme guerre punique fut
entreprise. Le jeune Démetrius Nicator sorti de
l' enfance songeoit à se rétablir sur le trosne de ses
ancestres, et la molesse de l' usurpateur luy faisoit
tout esperer. à son approche Balas se troubla : son
beau-pere Philometor se clara contre luy, parce
que Balas ne voulut pas luy laisser prendre son
royaume : l' ambitieuse Cleopatre sa femme le quitta
pour épouser son ennemi, et il perit enfin de la main
des siens aprés la perte d' une bataille. Philometor
mourut peu de jours aprés des blessures qu' il y
receût, et la Syrie fut delivrée de deux ennemis. On
vit tomber en ce mesme temps deux grandes villes.
Carthage fut prise, et réduite en cendre par
Scipion Aemylien, qui confirma par cette victoire
le nom D' Africain dans sa maison,
p82
et se montra digne heritier du grand Scipion son
ayeul. Corinthe eût la mesme destinée, et la
publique des achéens perit avec elle. Le consul
Mummius ruina de fonds en comble cette ville la plus
voluptueuse de la Grece et la plus ore. Il en
transporta à Rome les incomparables statuës, sans
en connoistre le prix. Les romains ignoroient les
arts de la Grece, et se contentoient de sçavoir la
guerre, la politique, et l' agriculture. Durant les
troubles de Syrie les juifs se fortifierent :
Jonathas se vit recherché des deux partis, et
Nicator victorieux le traita de frere. Il en fut
bientost récompensé. Dans une sedition, les juifs
accourus le tirerent d' entre les mains des rebelles.
Jonathas fut comblé d' honneurs : mais quand le roy
se crut asseûré, il reprit les desseins de ses
ancestres, et les juifs furent tourmentez comme
auparavant. Les troubles de Syrie recommencerent :
Diodote surnom Tryphon éleva un fils de Balas
qu' il nomma Antiochus Le Dieu, et luy servit de
tuteur pendant son bas âge. L' orgueïl de Démetrius
souleva les peuples : toute la Syrie estoit en
feu : Jonathas sceût profiter de la conjoncture, et
renouvella l' alliance avec les romains. Tout luy
succedoit, quand Tryphon par un manquement de parole
le fit perir avec ses enfans. Son frere Simon, le
plus prudent et le plus heureux des Machabées, luy
succeda ; et les romains le favoriserent, comme ils
avoient fait ses pdecesseurs.
p83
Tryphon ne fut pas moins infidele à son pupille
Antiochus, qu' il l' avoit esté à Jonathas. Il fit
mourir cét enfant par le moyen des medecins, sous
prétexte de le faire tailler de la pierre qu' il
n' avoit pas, et se rendit maistre d' une partie du
royaume. Simon prit le parti de Démetrius Nicator
roy legitime ; et aprés avoir obtenu de luy la liberté
de son païs, il la soustint par les armes contre le
rebelle Tryphon. Les syriens furent chassez de la
citadelle qu' ils tenoient dans Jerusalem, et en suite
de toutes les places de la Judée. Ainsi les juifs
affranchis du joug des gentils par la valeur de
Simon, accorderent les droits royaux à luy et à sa
famille, et Démetrius Nicator consentit à ce nouvel
établissement. Là commence le nouveau royaume du
peuple de Dieu, et la principauté des asmonéens
toûjours jointe au souverain sacerdoce. En ces temps
l' empire des Parthes s' étendit sur la Bactrienne et
sur les Indes par les victoires de Mithridate le
plus vaillant des arsacides. Pendant qu' il s' avaoit
vers l' Euphrate, Démetrius Nicator appellé par les
peuples de cette contrée que Mithridate venoit de
soumettre, esperoit de duire à l' obéïssance les
Parthes que les syriens traitoient toûjours de
rebelles. Il remporta plusieurs victoires ; et prest à
retourner dans la Syrie pour y accabler Tryphon, il
tomba dans un piége qu' un général de Mithridate luy
avoit tendu : ainsi il demeura prisonnier
p84
des Parthes. Tryphon qui se croyoit asseûré par le
malheur de ce prince, se vit tout d' un coup abandon
des siens. Ils ne pouvoient plus souffrir son orgueïl.
Durant la prison de Démetrius leur roy legitime, ils
se donnerent à sa femme Cleopatre et à ses enfans ;
mais il fallut chercher un défenseur à ces princes
encore en bas âge. Ce soin regardoit naturellement
Antiochus Sidetes frere de Démetrius : Cleopatre
le fit reconnoistre dans tout le royaume. Elle fit
plus : Phraate frere et successeur de Mithridate
traita Nicator en roy, et luy donna sa fille
Rodogune en mariage. En haine de cette rivale,
Cleopatre à qui elle ostoit la couronne avec son
mari épousa Antiochus Sidetes, et se résolut à
regner par toute sorte de crimes. Le nouveau roy
attaqua Tryphon : Simon se joignit à luy dans cette
entreprise, et le tyran forcé dans toutes ses places
finit comme il le meritoit. Antiochus maistre du
royaume oublia bientost les services que Simon luy
avoit rendus dans cette guerre, et le fit perir.
Pendant qu' il ramassoit contre les juifs toutes les
forces de la Syrie, Jean Hyrcan fils de Simon
succeda au pontificat de son pere, et tout le peuple
se soumit à luy. Il soustint le siege dans
Jerusalem avec beaucoup de valeur, et la guerre
qu' Antiochus meditoit contre les Parthes pour
delivrer son frere captif, luy fit accorder aux juifs
des conditions supportables. En mesme temps que cette
paix se conclut, les romains
p85
qui commençoient à estre trop riches, trouverent de
redoutables ennemis dans la multitude effroyable de
leurs esclaves. Eunus esclave luy-mesme les souleva
en Sicile ; et il fallut employer à les réduire
toute la puissance romaine. Un peu aprés, la
succession d' Attalus roy de Pergame, qui fit par
son testament le peuple romain son heritier, mit la
division dans la ville. Les troubles des gracques
commencerent. Le seditieux tribunat de Tiberius
Gracchus un des premiers hommes de Rome, le fit
perir : tout le senat le tua par la main de Scipion
Nasica, et ne vit que ce moyen d' empescher la
dangereuse distribution d' argent dont cét éloquent
tribun flatoit le peuple. Scipion Aemilien
rétablissoit la discipline militaire, et ce grand
homme qui avoit détruit Carthage, ruina encore en
Espagne Numance la seconde terreur des romains. Les
Parthes se trouverent foibles contre Sidetes : ses
troupes quoy-que corrompuës par un luxe prodigieux,
eurent un succés surprenant. Jean Hyrcan qui
l' avoit suivi dans cette guerre avec ses juifs, y
signala sa valeur, et fit respecter la religion
judaïque, lors que l' are s' arresta pour luy donner
le loisir de célebrer le jour du repos. Tout cedoit,
et Phraate vit son empire réduit à ses anciennes
limites ; mais loin de desesperer de ses affaires,
il crut que son prisonnier luy serviroit à les
rétablir, et à envahir la Syrie. Dans cette
conjoncture,
p86
Démetrius éprouva un sort bizarre. Il fut souvent
relasché, et autant de fois retenu suivant que
l' esperance ou la crainte prévaloient dans l' esprit
de son beaupere ; enfin un moment heureux où Phraate
ne vit de ressource que dans la diversion qu' il
vouloit faire en Syrie par son moyen, le mit
tout-à-fait en liberté. à ce moment le sort tourna :
Sidetes qui ne pouvoit soustenir ses effroyables
dépenses que par des rapines insupportables, fut
accablé tout d' un coup par un soulevement général des
peuples, et perit avec son armée tant de fois
victorieuse. Ce fut en vain que Phraate fit courir
aprés Démetrius : il n' estoit plus temps ; ce prince
estoit rentré dans son royaume. Sa femme Cleopatre
qui ne vouloit que regner, retourna bientost avec luy,
et Rodogune fut oubliée. Hyrcan profita du temps :
il prit Sichem aux samaritains, et renversa de fonds
en comble le temple de Garizim, deux cens ans aprés
qu' il avoit esté basti par Sanabalat. Sa ruine
n' empescha pas les samaritains de continuer leur culte
sur cette montagne, et les deux peuples demeurerent
irréconciliables. L' année d' aprés toute l' Idumée unie
par les victoires d' Hyrcan au royaume de Judée,
receût la loy de Moïse avec la circoncision. Les
romains continuerent leur protection à Hyrcan, et luy
firent rendre les villes que les syriens luy avoient
ostées. L' orgueïl et les violences de Démetrius
p87
Nicator ne laisserent pas la Syrie long-temps
tranquille. Les peuples se révolterent. Pour
entretenir leur révolte, l' Egypte ennemie leur donna
un roy : ce fut Alexandre Zebina fils de Balas.
Démetrius fut batu, et Cleopatre qui crut regner
plus absolument sous ses enfans que sous son mari, le
fit perir. Elle ne traita pas mieux son fils aisné
Selucus, qui vouloit regner malgré elle. Son second
fils Antiochus appellé Grypus avoit défait les
rebelles, et revenoit victorieux : Cleopatre luy
presenta enremonie la coupe empoisonnée, que son
fils averti de ses desseins pernicieux luy fit avaler.
Elle laissa en mourant une semence éternelle de
divisions entre les enfans qu' elle avoit des deux
freres Démetrius Nicator et Antiochus Sidetes. La
Syrie ainsi agitée ne fut plus en estat de troubler
les juifs. Jean Hyrcan prit Samarie, et ne put
convertir les samaritains. Cinq ans aprés il mourut :
la Judée demeura paisible à ses deux enfans
Aristobule et Alexandre Jannée, qui regnerent l' un
aprés l' autre sans estre incommodez des rois de
Syrie. Les romains laissoient ce riche royaume se
consumer par luy-mesme, et s' étendoient du costé de
l' Occident. Durant les guerres de Démetrius Nicator
et de Zeina, ils commencerent à s' étendre au-de
des Alpes ; et Sextius vainqueur des gaulois nommez
saliens, établit dans la ville d' Aix, une colonie qui
porte encore son nom. Les gaulois sefendoient
p88
mal. Fabius dompta les allobroges et tous les peuples
voisins ; et la mesme année que Grypus fit boire à sa
mere le poison qu' elle luy avoit préparé, la Gaule
narbonoise duite en province receût le nom de
province romaine. Ainsi l' empire romain s' agrandissoit,
et occupoit peu à peu toutes les terres et toutes les
mers du monde connu. Mais autant que la face de la
publique paroissoit belle au dehors par les
conquestes, autant estoit-elle défigurée par
l' ambition desordonnée de ses citoyens, et par ses
guerres intestines. Les plus illustres des romains
devinrent les plus pernicieux au bien public. Les
deux gracques, en flatant le peuple, commencerent des
divisions, qui ne finirent qu' avec la république.
Caïus frere de Tiberius ne put souffrir qu' on eust
fait mourir un si grand homme d' une maniere si
tragique. Animé à la vengeance par des mouvemens qu' on
crut inspirez par l' ombre de Tiberius, il arma tous
les citoyens les uns contre les autres ; et à la
veille de tout détruire, il perit d' une mort
semblable à celle qu' il vouloit venger. L' argent
faisoit tout à Rome. Jugurtha roy de Numidie,
souïllé du meurtre de ses freres que le peuple romain
protegeoit, se défendit plus long-temps par ses
largesses que par ses armes ; et Marius qui acheva
de le vaincre ne put parvenir au commandement, qu' en
animant le peuple contre la noblesse. Les esclaves
armerent encore une fois dans la Sicile,
p89
et leur seconde révolte ne cousta pas moins de sang
aux romains que la premiere. Marius batit les
theutons, les cimbres et les autres peuples du nort
qui penetroient dans les Gaules, dans l' Espagne et
dans l' Italie. Les victoires qu' il en remporta furent
une occasion de proposer de nouveaux partages de
terre : Metellus qui s' y opposoit fut contraint de
ceder au temps, et les divisions ne furent éteintes
que par le sang de Saturninus tribun du peuple.
Pendant que Rome protegeoit la Cappadoce contre
Mithridate roy de Pont, et qu' un si grand ennemi
cedoit aux forces romaines avec la Grece qui estoit
entrée dans ses interests : l' Italie exercée aux
armes par tant de guerres soustenuës ou contre les
romains, ou avec eux, mit leur empire en peril par
une révolte universelle. Rome se vit dechirée dans
les mesmes temps par les fureurs de Marius et de
Sylla, dont l' un avoit fait trembler le Midi et le
Nort, et l' autre estoit le vainqueur de la Grece
et de l' Asie. Sylla qu' on nommoit l' heureux, le fut
trop contre sa patrie, que sa dictature tyrannique
mit en servitude. Il put bien quitter volontairement
la souveraine puissance ; mais il ne put empescher
l' effet du mauvais exemple. Chacun voulut dominer.
Sertorius zelé partisan de Marius se cantonna dans
l' Espagne, et se ligua avec Mithridate. Contre un
si grand capitaine, la force fut inutile ; et Pompée
ne put réduire ce parti qu' en y mettant la division.
p90
Il n' y eût pas jusqu' à Spartacus gladiateur, qui ne
crust pouvoir aspirer au commandement. Cét esclave ne
fit pas moins de peine aux préteurs et aux consuls,
que Mithridate en faisoit à Lucullus. La guerre des
gladiateurs devint redoutable à la puissance
romaine : Crassus avoit peine à la finir, et il
fallut envoyer contre eux le grand Pompée. Lucullus
prenoit le dessus en Orient. Les romains passerent
l' Euphrate : mais leur général invincible contre
l' ennemi ne put tenir dans le devoir ses propres
soldats. Mithridate, souvent batu sans jamais perdre
courage, se relevoit ; et le bonheur de Pompée
sembloit necessaire à terminer cette guerre. Il venoit
de purger les mers des pyrates qui les infestoient
depuis la Syrie jusqu' aux colonnes d' Hercule, quand
il fut envoyé contre Mithridate. Sa gloire parut
alors élevée au comble. Il achevoit de soumettre ce
vaillant roy, l' armenie où il s' estoit refugié,
l' Iberie et l' Albanie qui le soustenoient, la Syrie
dechirée par ses factions, la Judée la division
des asmonéens ne laissa à Hyrcan Ii fils
d' Alexandre Jannée qu' une ombre de puissance, et
enfin tout l' Orient : mais il n' eust pas
triompher de tant d' ennemis, sans le consul Ciceron
qui sauvoit la ville des feux que luy préparoit
Catilina suivi de la plus illustre noblesse de Rome.
Ce redoutable parti fut ruiné par l' éloquence de
Ciceron, plustost que par les armes de C Antonius
son collegue.
p91
La liberté du peuple romain n' en fut pas plus
asseûrée. Pompée regnoit dans le senat, et son grand
nom le rendoit maistre absolu de toutes les
déliberations. Jules Cesar en domptant les Gaules,
fit à sa patrie la plus utile conqueste qu' elle eust
jamais faite. Un si grand service le mit en estat
d' établir sa domination dans son païs. Il voulut
premierement égaler, et ensuite surpasser Pompée.
Les immenses richesses de Crassus luy firent croire
qu' il pourroit partager la gloire de ces deux grands
hommes, comme il partageoit leur autorité. Il
entreprit temerairement la guerre contre les Parthes,
funeste à luy et à sa patrie. Les arsacides
vainqueurs insulterent par de cruelles railleries à
l' ambition des romains, et à l' avarice insatiable de
leur général. Mais la honte du nom romain ne fut pas
le plus mauvais effet de la défaite de Crassus. Sa
puissance contrebalançoit celle de Pompée et de
Cesar, qu' il tenoit unis comme malgré eux. Par sa
mort, la digue qui les retenoit fut rompuë. Les deux
rivaux qui avoient en main toutes les forces de la
publique, déciderent leur querelle à Pharsale par
une bataille sanglante : Cesar victorieux parut en
un moment par tout l' univers, en Egypte, en Asie,
en Mauritanie, en Espagne : vainqueur de tous
costez, il fut reconnu comme maistre à Rome et dans
tout l' empire. Brutus et Cassius crurent affranchir
leurs citoyens en le tuant comme un tyran malgré sa
p92
clemence. Rome retomba entre les mains de
Marc-Antoine, de Lepide et du jeune Cesar
octavien, petit neveu de Jules Cesar et son fils
par adoption, trois insupportables tyrans dont le
triumvirat et les proscriptions font encore horreur
en les lisant. Mais elles furent trop violentes pour
durer long-temps. Ces trois hommes partagent
l' empire. Cesar garde l' Italie ; et changeant
incontinent en douceur ses premieres cruautez, il
fait croire qu' il y a esté entraisné par ses
collegues. Les restes de la publique perissent avec
Brutus et Cassius. Antoine et Cesar, aprés avoir
ruiné Lepide, se tournent l' un contre l' autre. Toute
la puissance romaine se met sur la mer. Cesar gagne
la bataille actiaque : les forces de l' Egypte et de
l' Orient qu' Antoine menoit avec luy sont dissipées :
tous ses amis l' abandonnent, et mesme sa Cleopatre
pour laquelle il s' estoit perdu. Herode iduméen qui
luy devoit tout, est contraint de se donner au
vainqueur, et se maintient par ce moyen dans la
possession du royaume de Judée, que la foiblesse du
vieux Hyrcan avoit fait perdre entierement aux
asmonéens. Tout cede à la fortune de Cesar :
Alexandrie luy ouvre ses portes : l' Egypte devient
une province romaine : Cleopatre qui desespere de la
pouvoir conserver, se tuë elle-mesme aprés
Antoine : Rome tend les bras à Cesar, qui demeure
sous le nom d' Auguste et sous le titre d' empereur
seul maistre de
p93
tout l' empire. Il dompte vers les Pyrenées, les
Cantabres et les asturiens révoltez : l' Ethiopie
luy demande la paix : les Parthes épouvantez luy
renvoyent les étendars pris sur Crassus avec tous
les prisonniers romains : les Indes recherchent son
alliance : ses armes se font sentir aux Rhetes ou
Grisons, que leurs montagnes ne peuvent défendre :
la Pannonie le reconnoist : la Germanie le redoute,
et le Veser reçoit ses loix. Victorieux par mer et
par terre, il ferme le temple de Janus. Tout
l' univers vit en paix sous sa puissance, et
Jesus-Christ vient au monde.
PARTIE 1 EPOQUE 10
Nous voila enfin arrivez à ces temps tant desirez
par nos peres, de la venuë du messie. Ce nom veut
dire le Christ ou l' oint du seigneur ; et
Jesus-Christ le merite comme pontife, comme roy,
et comme prophete. On ne convient pas de l' année
précise où il vint au monde, et on convient que sa
vraye naissance devance de quelques années nostre ere
vulgaire que nous suivrons pourtant avec tous les
autres pour une plus grande commodité. Sans disputer
davantage sur l' année de la naissance de nostre
seigneur, il suffit que nous sçachions qu' elle est
arrivée environ l' an 4000 du monde. Les uns la
mettent un peu auparavant, les autres un peu aprés,
et les autres précisément en cette année : diversité
qui provient autant de l' incertitude des années du
monde, que de celle de la naissance de nostre
seigneur. Quoy qu' il en soit, ce fut
p94
environ ce temps, 1000 ans aps la dédicace du
temple, et l' an 754 de Rome que Jesus-Christ fils
de Dieu dans l' eternité, fils d' Abraham et de
David dans le temps, naquit d' une vierge. Cette
epoque est la plus considerable de toutes, non
seulement par l' importance d' un si grand évenement,
mais encore parce que c' est celle d' où il y a
plusieurs siecles que les chrestiens commencent à
compter leurs années. Elle a encore cecy de
remarquable, qu' elle concourt à peu prés avec le
temps où Rome retourne à l' estat monarchique sous
l' empire paisible d' Auguste. Tous les arts fleurirent
de son temps, et la poësie latine fut portée à sa
derniere perfection par Virgile et par Horace, que
ce prince n' excita pas seulement par ses bienfaits,
mais encore en leur donnant un libre acs auprés de
luy. La naissance de Jesus-Christ fut suivie de prés
de la mort d' Herode. Son royaume fut partagé entre
ses enfans, et le principal partage ne tarda pas à
tomber entre les mains des romains. Auguste acheva
son regne avec beaucoup de gloire. Tibere qu' il avoit
adopté luy succeda sans contradiction, et l' empire
fut reconnu pour hereditaire dans la maison des
Cesars. Rome eût beaucoup à souffrir de la cruelle
politique de Tibere : le reste de l' empire fut assez
tranquille. Germanicus neveu de Tibere appaisa les
armées rebelles, refusa l' empire, batit le fier
Arminius, poussa ses conquestes jusqu' à
p95
l' Elbe ; et s' estant attiré avec l' amour de tous les
peuples la jalousie de son oncle, ce barbare le fit
mourir ou de chagrin, ou par le poison. à la
quinziéme année de Tibere, saint Jean Baptiste
paroist : Jesus-Christ se fait baptiser par ce
divin précurseur : le pere eternel reconnoist son
fils bien-aimé par une voix qui vient d' enhaut : le
Saint Esprit descend sur le Sauveur, sous la
figure pacifique d' une colombe : toute la trinité
manifeste. Là commence avec la 70 semaine de Saniel
la pdication de Jesus-Christ. Cette derniere
semaine estoit la plus importante et la plus marquée.
Daniel l' avoit separée des autres, comme la semaine
l' alliance devoit estre confirmée, et au milieu de
laquelle les anciens sacrifices devoient perdre leur
vertu. Nous la pouvons appeller la semaine des
mysteres. Jesus-Christ y établit sa mission et sa
doctrine par des miracles innombrables, et en suite
par sa mort. Elle arriva la quatriéme ane de son
ministere, qui fut aussi la quatriéme année de la
derniere semaine de Daniel, et cette grande semaine
se trouve de cette sorte justement coupée au milieu
par cette mort.
Ainsi le compte des semaines est aisé à faire, ou
plûtost il est tout fait. Il n' y a qu' à ajouster à
453 ans, qui se trouveront depuis l' an 300 de Rome,
et le 20 d' Artaxerxe jusqu' au commencement de l' ere
vulgaire, les 30 ans de cette ere qu' on voit
aboutir à la quinziéme année de Tibere,
p96
et au baptesme de nostre seigneur ; il se fera de ces
deux sommes 483 ans : des sept ans qui restent encore
pour en achever 490 le quatriéme qui fait le milieu,
est celuy où Jesus-Christ est mort ; et tout ce que
Daniel a prophetisé est visiblement renfermé dans le
terme qu' il s' est prescrit. On n' auroit pas mesme
besoin de tant de justesse, et rien ne force à prendre
dans cette extréme rigueur le milieu marqué par
Daniel. Les plus difficiles se contenteroient de le
trouver en quelque point que ce fust entre les deux
extrémitez : ce que je dis, afin que ceux qui
croiroient avoir des raisons pour mettre un peu plus
haut ou un peu plus bas le commencement d' Artaxerxe,
ou la mort de nostre seigneur, ne se gesnent pas dans
leur calcul, et que ceux qui voudroient tenter
d' embarasser une chose claire par des chicanes de
chronologie, se défassent de leur inutile subtilité.
Les tenebres qui couvrirent toute la face de la terre
en plein midy, et au moment que Jesus-Christ fut
crucifié, sont prises pour une eclipse ordinaire par
les auteurs payens qui ont remarqué ce memorable
évenement. Mais les premiers chrestiens qui en ont
parlé aux romains comme d' un prodige marqué non
seulement par leurs auteurs, mais encore par les
registres publics, ont fait voir que ni au temps de
la pleine lune où Jesus-Christ estoit mort, ni dans
toute l' année où cette eclipse est observée, il ne
p97
pouvoit en estre arrivé aucune qui ne fust
surnaturelle. Nous avons les propres paroles de
Phlegon affranchi d' Adrien, citées dans un temps
son livre estoit entre les mains de tout le monde,
aussi-bien que les histoires syriaques de Thallus
qui l' a suivi ; et la 4 année de la 202 olympiade
marquée dans les annales de Phlegon est celle de la
mort de nostre seigneur.
Pour achever les mysteres, Jesus-Christ sort du
tombeau le troisiéme jour ; il apparoist à ses
disciples ; il monte aux cieux en leur presence ; il
leur envoye le Saint Esprit ; l' eglise se forme ;
la persécution commence ; saint Estienne est lapidé ;
saint Paul est converti. Un peu aprés Tibere meurt.
Caligula son petit neveu, son fils par adoption, et
son successeur, étonne l' univers par sa folie cruelle
et brutale : il se fait adorer, et ordonne que sa
statuë soit placée dans le temple de Jerusalem.
Chereas delivre le monde de ce monstre. Claudius
regne malgré sa stupidité. Il est deshonoré par
Messaline sa femme qu' il redemande aprés l' avoir fait
mourir. On le remarie avec Agrippine fille de
Germanicus. Les apostres tiennent le concile de
Jerusalem, où saint Pierre parle le premier comme
il fait par tout ailleurs. Les gentils convertis y
sont affranchis des cérémonies de la loy. La sentence
en est prononcée au nom du Saint Esprit et de
l' eglise. Saint Paul et saint Barnabé portent le
decret du concile aux eglises,
p98
et enseignent aux fideles à s' y soumettre. Telle fut
la forme du premier concile. Le stupide empereur
desherita son fils Britannicus, et adopta Neron fils
d' Agrippine. En récompense elle empoisonna ce trop
facile mari. Mais l' empire de son fils ne luy fut pas
moins funeste à elle-mesme, qu' à tout le reste de la
publique. Corbulon fit tout l' honneur de ce regne
par les victoires qu' il remporta sur les Parthes et
sur les armeniens. Neron commença dans le mesme
temps la guerre contre les juifs, et la persécution
contre les chrestiens. C' est le premier empereur qui
ait persecuté l' eglise. Il fit mourir à Rome saint
Pierre et saint Paul. Mais comme dans le mesme temps
il persecutoit tout le genre humain, on se révolta
contre luy de tous costez : il apprit que le senat
l' avoit condamné, et se tua luy-mesme. Chaque armée
fit un empereur : la querelle se décida auprés de
Rome, et dans Rome mesme, par d' effroyables combats.
Galba, Othon et Vitellius y perirent : l' empire
affligé se reposa sous Vespasien. Mais les juifs
furent réduits à l' extrémité : Jerusalem fut prise
et bruslée. Tite fils et successeur de Vespasien
donna au monde une courte joye ; et ses jours qu' il
croyoit perdus quand ils n' estoient pas marquez de
quelque bienfait, se précipiterent trop viste. On vit
revivre Neron en la personne de Domitien. La
persecution se renouvella. Saint Jean sorti de
l' huile bollante fut rélegué dans l' isle de
Patmos,
p99
il écrivit son apocalypse. Un peu aprés il ecrivit
son evangile, âgé de 90 ans, et joignit la qualité
d' evangeliste à celle d' apostre et de prophete.
Depuis ce temps les chrestiens furent toûjours
persecutez, tant sous les bons que sous les mauvais
empereurs. Ces persecutions se faisoient, tantost par
les ordres des empereurs, et par la haine particuliere
des magistrats, tantost par le soulevement des peuples,
et tantost par des decrets prononcez authentiquement
dans le senat sur les rescrits des princes, ou en leur
presence. Alors la persecution estoit plus
universelle, et plus sanglante ; et ainsi la haine
des infideles tjours obstinée à perdre l' eglise
s' excitoit de temps en temps elle-mesme à de nouvelles
fureurs. C' est par ces renouvellemens de violence que
les historiens ecclesiastiques comptent dix
persecutions sous dix empereurs. Dans de si longues
souffrances, les chrestiens ne firent jamais la
moindre sedition. Parmi tous les fideles, les
evesques estoient toûjours les plus attaquez. Parmi
toutes les eglises, l' eglise de Rome fut persecutée
avec le plus de violence ; et trente papes
confirmerent par leur sang l' evangile qu' ils
annonçoient à toute la terre. Domitien est tué :
l' empire commence à respirer sous Nerva. Son grand
âge ne luy permet pas de rétablir les affaires : mais
pour faire durer le repos public, il choisit Trajan
pour son successeur. L' empire tranquille au dedans,
et triomphant
p100
au dehors, ne cesse d' admirer un si bon prince. Aussi
avoit-il pour maxime, qu' il falloit que ses citoyens
le trouvassent tel qu' il eust voulu trouver
l' empereur s' il eust esté simple citoyen. Ce prince
dompta les daces et Décebale leur roy ; étendit ses
conquestes en Orient ; donna un roy aux Parthes, et
leur fit craindre la puissance romaine : heureux que
l' yvrognerie et ses infames amours, vices si
déplorables dans un si grand prince, ne luy ayent rien
fait entreprendre contre la justice. à des temps si
avantageux pour la publique, succederent ceux
d' Adrien meslez de bien et de mal. Ce prince maintint
la discipline militaire, vescut luy-mesme
militairement et avec beaucoup de frugalité, soulagea
les provinces, fit fleurir les arts, et la Grece
qui en estoit la mere. Les barbares furent tenus en
crainte par ses armes et par son autorité. Il
rebastit Jerusalem à qui il donna son nom, et c' est
de là que luy vient le nom d' Aelia ; mais il en
bannit les juifs tjours rebelles à l' empire. Ces
opiniastres trouverent en luy un impitoyable vengeur.
Il deshonora par ses cruautez et par ses amours
monstrueuses un regne si éclatant. Son infame
Antinoüs dont il fit un dieu, couvre de honte toute
sa vie. L' empereur sembla réparer ses fautes, et
rétablir sa gloire effacée, en adoptant Antonin le
pieux qui adopta Marc Aurele le sage et le
philosophe. En ces deux princes paroissent deux
p101
beaux caracteres. Le pere toûjours en paix, est
toûjours prest dans le besoin à faire la guerre : le
fils est toûjours en guerre, toûjours prest à donner
la paix à ses ennemis et à l' empire. Son pere
Antonin luy avoit appris, qu' il valoit mieux sauver
un seul citoyen, que defaire mille ennemis. Les
parthes et les marcomans éprouverent la valeur de
Marc-Aurele : les derniers estoient des germains
que cet empereur achevoit de dompter quand il mourut.
Par la vertu des deux Antonins, ce nom devint les
délices des romains. La gloire d' un si beau nom ne
fut effacée, ni par la molesse de Lucius Verus
frere de Marc-Aurele et son collégue dans l' empire,
ni par les brutalitez de Commode son fils et son
successeur. Celuy-cy indigne d' avoir un tel pere, en
oublia les enseignemens et les exemples. Le senat et
les peuples le détesterent : ses plus assidus
courtisans et sa maistresse le firent mourir. Son
successeur Pertinax, vigoureux défenseur de la
discipline militaire, se vit immolé à la fureur des
soldats licentieux qui l' avoient un peu auparavant
élevé malgré luy à la souveraine puissance. L' empire
mis à l' encan par l' armée, trouva un acheteur. Le
jurisconsulte Didius Julianus hasarda ce hardi
marché : il luy en cousta la vie : Severe Africain
le fit mourir, vengea Pertinax, passa d' Orient en
Occident, triompha en Syrie, en Gaule et dans la
Grande Bretagne. Rapide conquerant, il égala Cesar
par ses victoires ; mais il
p102
n' imita pas sa clemence. Il ne put mettre la paix
parmi ses enfans. Bassien ou Caracalla son fils
aisné, faux imitateur d' Alexandre, aussitost aprés
la mort de son pere, tua son frere Geta empereur
comme luy dans le sein de Julie leur mere commune,
passa sa vie dans la cruauté et dans le carnage, et
s' attira à luy-mesme une mort tragique. Severe luy
avoit gagné le coeur des soldats et des peuples, en
luy donnant le nom d' Antonin ; mais il n' en sceût
pas soustenir la gloire. Le syrien Heliogabale, ou
plûtost Alagabale son fils, ou du moins réputé pour
tel, quoy-que le nom d' Antonin luy eust donné
d' abord le coeur des soldats et la victoire sur
Macrin, devint aussitost aprés par ses infamies
l' horreur du genre humain, et se perdit luy-mesme.
Alexandre Severe fils de Mamée, son parent et son
successeur, vescut trop peu pour le bien du monde.
Il se plaignoit d' avoir plus de peine à contenir ses
soldats, qu' à vaincre ses ennemis. Sa mere qui le
gouvernoit fut cause de sa perte, comme elle l' avoit
esté de sa gloire. Sous luy Artaxerxe persien tua
son maistre Artaban dernier roy des parthes, et
rétablit l' empire des Perses en Orient.
En ces temps l' eglise encore naissante remplissoit
toute la terre, et non seulement l' Orient où elle
avoit commencé, c' est à dire la Palestine, la Syrie,
l' Egypte, l' Asie Mineure, et la Grece ; mais
encore dans l' Occident, outre l' Italie,
p103
les diverses nations des Gaules, toutes les
provinces d' Espagne, l' Afrique, la Germanie, la
Grande Bretagne dans les endroits impenetrables
aux armes romaines ; et encore hors de l' empire,
l' Armenie, la Perse, les Indes, les peuples les
plus barbares, les sarmates, les daces, les
scythes, les maures, les getuliens ; et jusqu' aux
isles les plus inconnuës. Le sang de ses martyrs la
rendoit feconde. Sous Trajan, saint Ignace evesque
d' Antioche fut exposé aux bestes farouches.
Marc-Aurele malheureusement prévenu des calomnies
dont on chargeoit le christianisme, fit mourir saint
Justin le philosophe, et l' apologiste de la religion
chrestienne. Saint Polycarpe evesque de Smyrne,
disciple de saint Jean, à l' âge de 80 ans fut
condamné au feu sous le mesme prince. Les saints
Martyrs de Lion et de Vienne endurerent des
supplices inoûïs, à l' exemple de saint Photin leur
evesque âgé de 90 ans. L' eglise gallicane remplit
tout l' univers de sa gloire. Saint Irenée disciple
de saint Polycarpe, et successeur de saint Photin,
imita son pdecesseur, et mourut martyr sous Severe
avec un grand nombre de fideles de son eglise.
Quelquefois la persecution se ralentissoit. Dans une
extréme disette d' eau que Marc Aurele souffrit en
Germanie, une legion chrestienne obtint une pluye
capable d' étancher la soif de son armée, et
accompagnée de coups de foudre qui épouvanterent ses
ennemis. Le nom de foudroyante
p104
fut donou confirmé à la legion par ce miracle.
L' empereur en fut touché, et écrivit au senat en
faveur des chrestiens. à la fin ses devins luy
persuaderent d' attribuer à ses dieux et à ses prieres
un miracle que les payens ne s' avisoient pas
seulement de souhaiter. D' autres causes suspendoient
ou adoucissoient quelquefois la persecution pour un
peu de temps : mais la superstition, vice que Marc
Aurele ne put éviter, la haine publique, et les
calomnies qu' on imposoit aux chrestiens, prévaloient
bientost. La fureur des payens se rallumoit, et tout
l' empire ruisseloit du sang des martyrs. La doctrine
accompagnoit les souffrances. Sous Severe, et un peu
aprés, Tertulien prestre de Carthage éclaira
l' eglise par ses écrits, lafendit par un admirable
apologetique, et la quitta enfin aveuglé par une
orgueïlleuse séverité, et seduit par les visions du
faux prophete Montanus. à peu prés dans le mesme
temps le saint prestre Clement Alexandrin déterra
les antiquitez du paganisme, pour le confondre.
Origene fils du saint Martyr Leonide se rendit
lebre par toute l' eglise dés sa premiere jeunesse,
et enseigna de grandes veritez qu' il mesloit de
beaucoup d' erreurs. Le philosophe Ammonius fit servir
à la religion la philosophie platonicienne, et
s' attira le respect mesme des payens. Cependant les
valentiniens, les gnostiques, et d' autres sectes
impies combatoient l' evangile par de fausses
traditions :
p105
saint Irenée leur oppose la tradition et l' autorité
des eglises apostoliques, sur tout de celle de Rome
fondée par les apostres saint Pierre et saint Paul,
et la principale de toutes. Tertullien fait la mesme
chose. L' eglise n' est ébranlée ni par les resies,
ni par les schismes, ni par la chute de ses docteurs
les plus illustres. La sainteté de ses moeurs est si
éclatante, qu' elle luy attire les loûanges de ses
ennemis.
Les affaires de l' empire se brouïlloient d' une
terrible maniere. Aprés la mort d' Alexandre, le
tyran Maximin qui l' avoit tué se rendit le maistre,
quoy-que de race gothique. Le senat luy opposa quatre
empereurs, qui perirent tous en moins de deux ans.
Parmi eux estoient les deux Gordiens pere et fils
cheris du peuple romain. Le jeune Gordien leur fils,
quoy-que dans une extréme jeunesse il montrast une
sagesse consommée, défendit à peine contre les perses
l' empire affoibli par tant de divisions. Il avoit
repris sur eux beaucoup de places importantes. Mais
Philippe Arabe tua un si bon prince ; et de peur
d' estre accablé par deux empereurs que le sénat élût
l' un aprés l' autre, il fit une paix honteuse avec
Sapor roy de Perse. C' est le premier des romains
qui ait abandonné par traité quelques terres de
l' empire. On dit qu' il embrassa la religion
chrestienne dans un temps où tout à coup il parut
meilleur, et il est vray qu' il fut favorable aux
chrestiens. En haine de
p106
t empereur, Déce qui le tua, renouvella la
persécution avec plus de violence que jamais.
L' eglise s' étendit de tous costez, principalement
dans les Gaules, et l' empire perdit bientost Déce
qui le défendoit vigoureusement. Gallus et Volusien
passerent bien viste : Emylien ne fit que paroistre :
la souveraine puissance fut donnée à Valerien, et ce
venerable vieillard y monta par toutes les dignitez.
Il ne fut cruel qu' aux chrestiens. Sous luy le pape
saint Estienne et saint Cyprien evesque de
Carthage, malgré toutes leurs disputes qui n' avoient
point rompu la communion, recrent tous deux la
mesme couronne. L' erreur de saint Cyprien qui
rejettoit le baptesme donné par les héretiques, ne
nuisit ni à luy, ni à l' eglise. La tradition du
saint siege se soustint par sa propre force contre
les specieux raisonnemens, et contre l' autorité d' un
si grand homme, encore que d' autres grands hommes
défendissent la mesme doctrine. Une autre dispute
fit plus de mal. Sabellius confondit ensemble les
trois personnes divines, et ne connut en Dieu qu' une
seule personne sous trois noms. Cette nouveau
étonna l' eglise, et saint Denys evesque
d' Alexandrie découvrit au pape saint Sixte Ii les
erreurs de cét herésiarque. Ce saint pape suivit de
prés au martyre saint Estienne son prédecesseur :
il eût la teste tranchée, et laissa un plus grand
combat à soustenir à son diacre saint Laurent. C' est
alors qu' on voit
p107
commencer l' inondation des barbares. Les
bourguignons et d' autres peuples germains, les gots
autrefois appellez les getes, et d' autres peuples
qui habitoient vers le Pont-Euxin et au-delà
du Danube entrerent dans l' Europe : l' Orient fut
envahi par les scythes asiatiques et par les perses.
Ceux-cy défirent Valerien, qu' ils prirent en suite
par une infidelité ; et aprés luy avoir laissé achever
sa vie dans unnible esclavage, ils l' écorcherent
pour faire servir sa peau dechirée de monument à leur
victoire. Gallien son fils et son collegue acheva de
tout perdre par sa molesse. Trente tyrans partagerent
l' empire. Odenat roy de Palmyre ville ancienne, dont
Salomon est le fondateur, fut le plus illustre de
tous : il sauva les provinces d' Orient des mains des
barbares, et s' y fit reconnoistre. Sa femme Zenobie
marchoit avec luy à la teste des armées qu' elle
commanda seule aprés sa mort, et se rendit célebre par
toute la terre pour avoir joint la chasteté avec la
beauté, et le sçavoir avec la valeur. Claudius Ii
et Aurelien aprés luy rétablirent les affaires de
l' empire. Pendant qu' ils abbatoient les gots avec les
germains par des victoires signalées, Zenobie
conservoit à ses enfans les conquestes de leur pere.
Cette princesse penchoit au judaïsme. Pour l' attirer,
Paul De Samosate evesque d' Antioche, homme vain
et inquiet, enseigna son opinion judaïque sur la
personne de Jesus-Christ, qu' il ne faisoit qu' un
pur homme.
p108
Aprés une longue dissimulation d' une si nouvelle
doctrine, il fut convaincu et condamné au concile
d' Antioche. La reine Zenobie soustint la guerre
contre Aurelien, qui nedaigna pas de triompher
d' une femme si célebre. Parmi de perpetuels combats
il sceût faire garder aux gens de guerre la discipline
romaine, et montra qu' en suivant les anciens ordres
et l' ancienne frugalité, on pouvoit faire agir de
grandes armées au dedans et au dehors, sans estre à
charge à l' empire. Les francs commençoient alors à
se faire craindre. C' estoit une ligue de peuples
germains, qui habitoient le long du Rhin. Leur nom
montre qu' ils estoient unis par l' amour de la liberté.
Aurelien les avoit batus estant particulier, et les
tint en crainte estant empereur. Un tel prince se
fit haïr par ses actions sanguinaires. Sa colere trop
redoutée luy causa la mort. Ceux qui se croyoient en
peril le prévinrent, et son secretaire menacé se mit
à la teste de la conjuration. L' armée qui le vit
perir par la conspiration de tant de chefs, refusa
d' élire un empereur, de peur de mettre sur le trosne
un des assassins d' Aurelien ; et le senat rétabli
dans son ancien droit, élût Tacite. Ce nouveau
prince estoit venerable par son âge, et par sa vertu ;
mais il devint odieux par les violences d' un parent
à qui il donna le commandement de l' are, et perit
avec luy dans une sedition le sixiéme mois de son
regne. Ainsi son
p109
élevation ne fit que pcipiter le cours de sa vie.
Son frere Florien prétendit l' empire par droit de
succession, comme le plus proche heritier. Ce droit
ne fut pas reconnu : Florien fut tué, et Probus
forcé par les soldats à recevoir l' empire, encore qu' il
les menaçast de les faire vivre dans l' ordre. Tout
flechit sous un si grand capitaine : les germains et
les francs qui vouloient entrer dans les Gaules
furent repoussez ; et en Orient aussi bien qu' en
Occident, tous les barbares respecterent les armes
romaines. Un guerrier si redoutable aspiroit à la
paix, et fit esperer à l' empire de n' avoir plus besoin
de gens de guerre. L' armée se vengea de cette parole,
et de la regle sévere que son empereur luy faisoit
garder. Un moment aprés étone de la violence qu' elle
exerça sur un si grand prince, elle honora sa
memoire, et luy donna pour successeur Carus, qui
n' estoit pas moins zelé que luy pour la discipline.
Ce vaillant prince vengea son prédecesseur, et
prima les barbares à qui la mort de Probus avoit
rendu le courage. Il alla en Orient combatre les
perses avec Numerien son second fils, et opposa aux
ennemis du costé du nort son fils aisné Carinus qu' il
fit Cesar. C' estoit la seconde dignité, et le plus
proche degré pour parvenir à l' empire. Tout l' Orient
trembla devant Carus : la Mesopotamie se soumit ;
les perses divisez ne purent luy résister. Pendant
que tout luy cedoit, le ciel l' arresta
p110
par un coup de foudre. à force de le pleurer,
Numerien fut prest à perdre les yeux. Que ne fait
dans les coeurs l' envie de regner ? Loin d' estre
touché de ses maux, son beau-pere Aper le tua : mais
Diocletien vengea sa mort, et parvint enfin à
l' empire qu' il avoit desiré avec tant d' ardeur.
Carinus seveilla malgré sa mollesse, et batit
Diocletien : mais en poursuivant les fuyards, il fut
tué par un des siens dont il avoit corrompu la femme.
Ainsi l' empire fut défait du plus violent et du plus
perdu de tous les hommes. Diocletien gouverna avec
vigueur, mais avec une insupportable vanité. Pour
sister à tant d' ennemis qui s' élevoient de tous
costez au dedans et au dehors, il nomma Maximien
empereur avec luy, et sceût néanmoins se conserver
l' autorité principale. Chaque empereur fit un Cesar.
Constantius Chlorus et Galerius furent élevez à ce
haut rang. Les quatre princes soustinrent à peine le
fardeau de tant de guerres. Diocletien fuit Rome
qu' il trouvoit trop libre, et s' établit à Nicomedie
il se fit adorer à la mode des orientaux.
Cependant les perses vaincus par Galerius
abandonnerent aux romains de grandes provinces et des
royaumes entiers. Aprés de si grands succés,
Galerius ne veut plus estre sujet, et dédaigne le
nom de Cesar. Il commence par intimider Maximien.
Une longue maladie avoit fait baisser l' esprit de
Diocletien, et Galerius quoy-que son gendre le
p111
força de quitter l' empire. Il fallut que Maximien
suivist son exemple. Ainsi l' empire vint entre les
mains de Constantius Chlorus et de Galerius ; et
deux nouveaux Cesars, Severe et Maximin, furent
créez en leur place par les empereurs qui se
déposoient. Les Gaules, l' Espagne, et la Grande
Bretagne furent heureuses, mais trop peu de temps,
sous Constantius Chlorus. Ennemi des exactions, et
accusé parde ruiner le fisc, il montra qu' il avoit
des tresors immenses dans la bonne volonté de ses
sujets. Le reste de l' empire souffroit beaucoup sous
tant d' empereurs et tant de Cesars : les officiers
se multiplioient avec les princes : les dépenses et
les exactions estoient infinies. Le jeune Constantin
fils de Constantius Chlorus se rendoit illustre :
mais il se trouvoit entre les mains de Galerius.
Tous les jourst empereur jaloux de sa gloire,
l' exposoit à de nouveaux perils. Il luy falloit
combatre les bestes farouches par une espece de jeu :
mais Galerius n' estoit pas moins à craindre qu' elles.
Constantin échapé de ses mains, trouva son pere
expirant. En ce temps Maxence fils de Maximien, et
gendre de Galerius, se fit empereur à Rome malgré
son beau-pere ; et les divisions intestines se
joignirent aux autres maux de l' estat. L' image de
Constantin qui venoit de succeder à son pere, portée
à Rome selon la coustume, y fut rejettée par les
ordres de Maxence. La réception des images estoit
p112
la forme ordinaire de reconnoistre les nouveaux
princes. On se prépare à la guerre de tous costez.
Le Cesar Severe que Galerius envoya contre
Maxence, le fit trembler dans Rome. Pour se donner
de l' appuy dans sa frayeur, il rappella son pere
Maximien. Le vieillard ambitieux quitta sa retraite
il n' estoit qu' à regret, et tascha en vain de
retirer Diocletien son collegue du jardin qu' il
cultivoit à Salone. Au nom de Maximien empereur
pour la seconde fois, les soldats de Severe le
quittent. Le vieil empereur le fait tuer ; et en mesme
temps pour s' appuyer contre Galerius, il donne à
Constantin sa fille Fauste. Il falloit aussi de
l' appuy à Galerius aprés la mort de Severe : c' est
ce qui le fit résoudre à nommer Licinius empereur :
mais ce choix piqua Maximin, qui en qualité de
Cesar se croyoit plus proche du supreme honneur. Rien
ne put luy persuader de se soumettre à Licinius, et
il se rendit indépendant dans l' Orient. Il ne
restoit presque à Galerius que l' Illyrie, où il
s' estoit retiré aprés avoir esté chassé d' Italie. Le
reste de l' Occident obéïssoit à Maximien, à son fils
Maxence, et à son gendre Constantin. Mais il ne
vouloit non plus pour compagnons de l' empire, ses
enfans que les étrangers. Il tascha de chasser de
Rome son fils Maxence, qui le chassa luy-mesme.
Constantin qui le receût dans les Gaules, ne le
trouva pas moins perfide. Aprés divers attentats,
p113
Maximien fit un dernier complot, il crut avoir
engagé sa fille Fauste contre son mari. Elle le
trompoit ; et Maximien qui pensoit avoir t
Constantin en tuant l' eunuque qu' on avoit mis dans
son lit, fut contraint de se donner la mort à
luy-mesme. Une nouvelle guerre s' allume ; et Maxence,
sous prétexte de venger son pere, se déclare contre
Constantin qui marche à Rome avec ses troupes. En
mesme temps il fait renverser les statuës de
Maximien : celles de Diocletien qui y estoient
jointes eûrent le mesme sort. Le repos de Diocletien
fut troublé de ce mépris, et il mourut quelque temps
aprés, autant de chagrin que de vieillesse.
En ces temps, Rome toûjours ennemie du
christianisme, fit un dernier effort pour l' éteindre,
et acheva de l' établir. Galerius marqué par les
historiens comme l' auteur de la derniere persecution,
deux ans devant qu' il eust obligé Diocletien à
quitter l' empire, le contraignit à faire ce sanglant
edit, qui ordonnoit de persecuter les chrestiens plus
violemment que jamais. Maximien qui les haïssoit, et
n' avoit jamais cessé de les tourmenter, animoit les
magistrats et les boureaux : mais sa violence, quelque
extréme qu' elle fust, n' égaloit point celle de
Maximin et de Galerius. On inventoit tous les jours
de nouveaux supplices. La pudeur des vierges
chrestiennes n' estoit pas moins attaquée que leur foy.
On recherchoit les livres sacrez avec des soins
p114
extraordinaires pour en abolir la memoire ; et les
chrestiens n' osoient les avoir dans leurs maisons, ni
presque les lire. Ainsi, aprés trois cens ans de
persecution, la haine des persecuteurs devenoit plus
aspre. Les chrestiens les lasserent par leur
patience. Les peuples touchez de leur sainte vie, se
convertissoient en foule. Galerius desespera de les
pouvoir vaincre. Frapé d' une maladie extraordinaire,
il révoqua ses edits, et mourut de la mort
d' Antiochus avec une aussi fausse penitence.
Maximin continua la persécution : mais Constantin
Le Grand, prince sage et victorieux, embrassa
publiquement le christianisme.
PARTIE 1 EPOQUE 11
Cette celebre déclaration de Constantin arriva l' an
312 de nostre seigneur. Pendant qu' il assiégeoit
Maxence dans Rome, une croix lumineuse luy parut en
l' air devant tout le monde avec une inscription qui
luy promettoit la victoire : la mesme chose luy est
confirmée dans un songe. Le lendemain il gagna cette
lebre bataille qui défit Rome d' un tyran, et
l' eglise d' un persécuteur. La croix fut étalée comme
la défense du peuple romain et de tout l' empire. Un
peu aprés Maximin fut vaincu par Licinius qui
estoit d' accord avec Constantin, et il fit une fin
semblable à celle de Galerius. La paix fut donnée à
l' eglise. Constantin la combla d' honneurs et de
biens. La victoire le suivit par tout, et les
barbares furentprimez, tant par luy que
p115
par ses enfans. Cependant Licinius se brouïlle avec
luy, et renouvelle la persécution. Batu par mer et
par terre, il est contraint de quitter l' empire, et
enfin de perdre la vie. En ce temps Constantin
assembla à Nicée en Bithynie le premier concile
général où 318 evesques qui representoient toute
l' eglise, condamnerent le prestre Arius ennemi de la
divinité du fils de Dieu, et dresserent le symbole
la consubstantialité du pere et du fils est établie.
Les prestres de l' eglise romaine envoyez par le pape
saint Sylvestre précederent tous les evesques dans
cette assemblée ; et un ancien auteur grec compte
parmi les legats du saint siége le célebre Osius
evesque de Cordoûë qui présida au concile.
Constantin y prit sa ance, et en receût les
décisions comme un oracle du ciel. Les ariens
cacherent leurs erreurs, et rentrerent dans ses bonnes
graces en dissimulant. Pendant que sa valeur maintenoit
l' empire dans une souveraine tranquillité, le repos
de sa famille fut troublé par les artifices de Fauste
sa femme. Crispe fils de Constantin, mais d' un autre
mariage, accusé par cette marastre de l' avoir voulu
corrompre, trouva son pere inflexible. Sa mort fut
bientost vengée. Fauste convaincuë fut suffoquée dans
le bain. Mais Constantin deshonoré par la malice de
sa femme receût en mesme temps beaucoup d' honneur par
la pieté de sa mere. Elle découvrit dans les ruines
de l' ancienne Jerusalem la
p116
vraye croix feconde en miracles. Le saint sepulcre
fut aussi trouvé. La nouvelle ville de Jerusalem
qu' Adrien avoit fait bastir, la grote où estoit né
le sauveur du monde, et tous les saints lieux furent
ornez de temples superbes par Helene et par
Constantin. Quatre ans aprés l' empereur rebastit
Bysance, qu' il appella Constantinople, et en fit le
second siége de l' empire. L' eglise paisible sous
Constantin fut cruellement affligée en Perse. Une
infinité de martyrs signalerent leur foy. L' empereur
tascha en vain d' appaiser Sapor, et de l' attirer au
christianisme. La protection de Constantin ne donna
aux chrestiens persecutez qu' une favorable retraite.
Ce prince beni de toute l' eglise mourut plein de joye
et d' esperance, aprés avoir partagé l' empire entre
ses trois fils Constantin, Constance et Constant.
Leur concorde fut bientost troube. Constantin perit
dans la guerre qu' il eût avec son frere Constant
pour les limites de leur empire. Constance et
Constant ne furent gueres plus unis. Constant
soustint la foy de Nicée, que Constance combatoit.
Alors l' eglise admira les longues souffrances de
saint Athanase patriarche d' Alexandrie et défenseur
du concile de Nicée. Chassé de son siége par
Constance, il fut rétabli canoniquement par le pape
saint Jules I dont Constant appuya le decret. Ce
bon prince ne dura gueres. Le tyran Magnence le tua
par trahison : mais tost aprés vaincu
p117
par Constance, il se tua luy-mesme. Dans la bataille
ses affaires furent ruinées, Valens evesque arien
secretement averti par ses amis, asseûra Constance
que l' armée du tyran estoit en fuite, et fit croire
au foible empereur qu' il le sçavoit par révelation.
Sur cette fausse révelation Constance se livre aux
ariens. Les evesques orthodoxes sont chassez de leurs
siéges : toute l' eglise est remplie de confusion et de
trouble : la constance du pape Libere cede aux
ennuis de l' exil : les tourmens font succomber le
vieil Osius, autrefois le soustien de l' eglise : le
concile de Rimini si ferme d' abord, fléchit à la fin
par surprise et par violence : rien ne se fait dans
les formes : l' autorité de l' empereur est la seule
loy : mais les ariens qui font tout par là, ne peuvent
s' accorder entre eux, et changent tous les jours leur
symbole : la foy de Nicée subsiste : saint Athanase,
et saint Hilaire evesque de Poitiers, ses
principaux défenseurs, se rendent célebres par toute
la terre. Pendant que l' empereur Constance occu
des affaires de l' arianisme, faisoit negligemment
celles de l' empire, les perses remporterent de grands
avantages. Les allemans et les francs tenterent de
toutes parts l' entrée des Gaules : Julien parent
de l' empereur les arresta, et les batit. L' empereur
luy-mesme défit les Sarmates, et marcha contre les
perses.paroist la révolte de Julien contre
l' empereur, son apostasie, la mort
p118
de Constance, le regne de Julien, son gouvernement
équitable, et le nouveau genre de persecution qu' il
fit souffrir à l' eglise. Il en entretint les
divisions ; il exclut les chrestiens non seulement
des honneurs, mais des estudes ; et en imitant la
sainte discipline de l' eglise, il crut tourner contre
elle ses propres armes. Les supplices furent
mesnagez, et ordonnez sous d' autres prétextes que
celuy de la religion. Les chrestiens demeurerent
fideles à leur empereur : mais la gloire qu' il
cherchoit trop, le fit perir ; il fut tué dans la
Perse où il s' estoit engagé temerairement. Jovien
son successeur zelé chrestien trouva les affaires
desesperées, et ne vescut que pour conclure une paix
honteuse. Aprés luy Valentinien fit la guerre en
grand capitaine : il y mena son fils Gratien dés sa
premiere jeunesse, maintint la discipline militaire,
batit les barbares, fortifia les frontieres de
l' empire, et protegea en Occident la foy de Nicée.
Valens son frere, qu' il fit son collégue, la
persecutoit en Orient ; et ne pouvant gagner ni
abbatre saint Basile et saint Gregoire De
Nazianze, il desesperoit de la pouvoir vaincre.
Quelques ariens joignirent de nouvelles erreurs aux
anciens dogmes de la secte. Aërius prestre arien est
noté dans les écrits des saints peres comme l' auteur
d' une nouvelle héresie, pour avoir égalé la prestrise
à l' episcopat, et avoir jugé inutiles les prieres et
les oblations que toute l' eglise faisoit pour
p119
les morts. Une troisme erreur det héresiarque,
estoit de compter parmi les servitudes de la loy,
l' observance de certains jeusnes marquez, et de
vouloir que le jeusne fust toûjours libre. Il vivoit
encore quand saint Epiphane se rendit célebre par
son histoire des héresies, où il est réfuté avec tous
les autres. Saint Martin fut fait evesque de Tours,
et remplit tout l' univers du bruit de sa sainteté
et de ses miracles, durant sa vie, et aprés sa mort.
Valentinien mourut aprés un discours violent qu' il
fit aux ennemis de l' empire : son impetueuse colere
qui le faisoit redouter des autres, luy fut fatale à
luy-mesme. Son successeur Gratien vit sans envie
l' élevation de son jeune frere Valentinien Ii qu' on
fit empereur, encore qu' il n' eust que neuf ans. Sa mere
Justine protectrice des ariens gouverna durant son
bas âge. On voit icy en peu d' années de merveilleux
évenemens : la révolte des gots contre Valens : ce
prince quitter les perses pour réprimer les rebelles :
Gratien accourir à luy aprés avoir remporté une
victoire signalée sur les allemans. Valens qui veut
vaincre seul, précipite le combat, où il est tué
auprés d' Andrinople : les gots victorieux le bruslent
dans un village où il s' estoit retiré. Gratien accablé
d' affaires associe à l' empire le grand Theodose, et
luy laisse l' Orient. Les gots sont vaincus : tous les
barbares sont tenus en crainte ; et ce que Theodose
n' estimoit pas moins, les
p120
héretiques macedoniens qui nioient la divinité du
Saint Esprit, sont condamnez au concile de
Constantinople. Il ne s' y trouva que l' eglise
greque : le consentement de tout l' Occident, et du
pape saint Damase, le fit appeller second concile
général. Pendant que Theodose gouvernoit avec tant
de force et tant de succés, Gratien qui n' estoit pas
moins vaillant, ni moins pieux, abandonné de ses
troupes toutes composées d' etrangers, fut immolé au
tyran Maxime. L' eglise et l' empire pleurerent ce bon
prince. Le tyran regna dans les Gaules, et sembla
se contenter de ce partage. L' imperatrice Justine
publia sous le nom de son fils des edits en faveur de
l' arianisme. Saint Ambroise evesque de Milan ne luy
opposa que la saine doctrine, les prieres et la
patience ; et sct par de telles armes, non
seulement conserver à l' eglise les basiliques que les
héretiques vouloient occuper, mais encore luy gagner
le jeune empereur. Cependant Maxime remuë ; et
Justine ne trouve rien de plus fidele que le saint
evesque, qu' elle traitoit de rebelle. Elle l' envoye
au tyran, que ses discours ne peuvent flechir. Le
jeune Valentinien est contraint de prendre la fuite
avec sa mere. Maxime se rend maistre à Rome, où il
rétablit les sacrifices des faux dieux par
complaisance pour le senat presque encore tout payen.
Aprés qu' il eût occupé tout l' Occident, et dans le
temps qu' il se
p121
croyoit le plus paisible, Theodose assisté des francs
le défit dans la Pannonie, l' assiégea dans Aquilée,
et le laissa tuer par ses soldats. Maistre absolu
des deux empires, il rendit celuy d' Occident à
Valentinien qui ne le garda pas long-temps. Ce jeune
prince éleva et abbaissa trop Arbogaste un capitaine
des francs, vaillant, desinteressé, mais capable de
maintenir par toute sorte de crimes le pouvoir qu' il
s' estoit aquis sur les troupes. Il éleva le tyran
Eugene qui ne sçavoit que discourir, et tua
Valentinien qui ne vouloit plus avoir pour maistre
le superbe franc. Ce coup détestable fut fait dans les
Gaules auprés de Vienne. Saint Ambroise, que le
jeune empereur avoit mandé pour recevoir de luy le
baptesme, déplora sa perte, et espera bien de son
salut. Sa mort ne demeura pas impunie. Un miracle
visible donna la victoire à Theodose sur Eugene, et
sur les faux dieux dont ce tyran avoit rétabli le
culte. Eugene fut pris : il fallut le sacrifier à la
vengeance publique, et abbatre la rebellion par sa
mort. Le fier Arbogaste se tua luy-mesme, plustost
que d' avoir recours à la clemence du vainqueur que
tout le reste des rebelles venoit d' éprouver.
Theodose seul empereur fut la joye et l' admiration de
tout l' univers. Il appuya la religion : il fit taire
les rétiques : il abolit les sacrifices impurs des
payens : il corrigea la mollesse, et réprima les
dépenses superfluës. Il ava humblement
p122
ses fautes, et il en fit penitence. Il écouta saint
Ambroise célebre docteur de l' eglise qui le
reprenoit de sa colere, seul vice d' un si grand
prince. Toûjours victorieux, jamais il ne fit la
guerre que par nécessité. Il rendit les peuples
heureux, et mourut en paix plus illustre par sa foy
que par ses victoires. De son, temps saint Jerosme
prestre retiré dans la sainte grote de Bethléem,
entreprit des travaux immenses pour expliquer
l' ecriture, en leût tous les interpretes, déterra
toutes les histoires saintes et profanes qui la peuvent
éclaircir, et composa sur l' original hebreu la version
de la bible que toute l' eglise a receûë sous le nom
de vulgate . L' empire qui paroissoit invincible
sous Theodose, changea tout à coup sous ses deux fils.
Arcade eut l' Orient, et Honorius l' Occident : tous
deux gouvernez par leurs ministres, ils firent servir
leur puissance à des interests particuliers. Rufin et
Eutrope successivement favoris d' Arcade, et aussi
chans l' un que l' autre, perirent bientost ; et les
affaires n' en allerent pas mieux sous un prince
foible. Sa femme Eudoxe luy fit persecuter saint
Jean Chrysostome patriarche de Constantinople et
la lumiere de l' Orient. Le pape saint Innocent, et
tout l' Occident, stinrent ce grand evesque contre
Theophile patriarche d' Aléxandrie, ministre des
violences de l' imperatrice. L' Occident estoit
troublé par l' inondation des barbares. Radagaise got
et
p123
payen ravagea l' Italie. Les vandales nation gothique
et arienne occuperent une partie de la Gaule, et se
pandirent dans l' Espagne. Alaric roy des visigots
peuples ariens contraignit Honorius à luy abandonner
ces grandes provinces ja occupées par les vandales.
Stilicon embarassé de tant de barbares les bat, les
nage, s' entend, et rompt avec eux, sacrifie tout à
son interest, et conserve néanmoins l' empire qu' il
avoit dessein d' usurper. Cependant Arcade mourut, et
crut l' Orient si dépourveû de bons sujets, qu' il
mit son fils Theodose âgé de huit ans sous la tutelle
d' Isdegerde roy de Perse. Mais Pulcherie soeur du
jeune empereur se trouva capable des grandes affaires.
L' empire de Theodose se soustint par la prudence et
par la pieté de cette princesse. Celuy d' Honorius
sembloit proche de sa ruine. Il fit mourir Stilicon,
et ne sceût pas remplir la place d' un si habile
ministre. La révolte de Constantin, la perte entiere
de la Gaule et de l' Espagne, la prise et le sac de
Rome par les armes d' Alaric et des visigots furent
la suite de la mort de Stilicon. Ataulphe plus
furieux qu' Alaric pilla Rome de nouveau, et il ne
songeoit qu' à abolir le nom romain : mais pour le
bonheur de l' empire, il prit Placidie soeur de
l' empereur. Cette princesse captive, qu' il épousa,
l' adoucit. Les gots traiterent avec les romains, et
s' établirent en Espagne, en se réservant dans les
Gaules les provinces qui tiroient vers les Pyrenées.
Leur
p124
roy Vallia conduisit sagement ces grands desseins.
L' espagne montra sa constance ; et sa foy ne s' altera
pas sous la domination de ces ariens. Cependant les
bourguignons peuples germains occuperent le voisinage
du Rhin, d' où peu à peu ils gagnerent le païs qui
porte encore leur nom. Les francs ne s' oublierent
pas : résolus de faire de nouveaux efforts pour
s' ouvrir les Gaules, ils éleverent à la royau
Pharamond fils de Marcomir ; et la monarchie de
France, la plus ancienne et la plus noble de toutes
celles qui sont au monde, commença sous luy. Le
malheureux Honorius mourut sans enfans, et sans
pourvoir à l' empire. Theodose nomma empereur son
cousin Valentinien Iii fils de Placidie et de
Constance son second mari, et le mit durant son bas
âge sous la tutelle de sa mere, à qui il donna le
titre d' imperatrice. En ces temps Celestius et
Pelage nierent le peché originel, et la grace par
laquelle nous sommes chrestiens. Malgré leurs
dissimulations les conciles d' Afrique les
condamnerent. Les papes saint Innocent et saint
Zozyme, que le pape saint Celestin suivit depuis,
autoriserent la condamnation, et l' étendirent par tout
l' univers. Saint Augustin confondit ces dangereux
héretiques, et éclaira toute l' eglise par ses
admirables écrits. Le mesme pere secondé de saint
Prosper son disciple ferma la bouche aux
demi-pelagiens, qui attribuoient le commencement de la
justification
p125
et de la foy aux seules forces du libre arbitre. Un
siécle si malheureux à l' empire, et où il s' éleva
tant d'resies, ne laissa pas d' estre heureux au
christianisme. Nul trouble ne l' ébranla, nulle héresie
ne le corrompit. L' eglise feconde en grands hommes
confondit toutes les erreurs. Aprés les persecutions,
Dieu se plut à faire éclater la gloire de ses
martyrs : toutes les histoires et tous les écrits sont
pleins des miracles que leur secours imploré, et leurs
tombeaux honorez operoient par toute la terre.
Vigilance qui s' opposoit à des sentimens si receûs,
refuté par saint Jerosme, demeura sans suite. La foy
chrestienne s' affermissoit, et s' étendoit tous les
jours. Mais l' empire d' Occident n' en pouvoit plus.
Attaqué par tant d' ennemis, il fut encore affoibli
par les jalousies de ses généraux. Par les artifices
d'tius, Boniface comte d' Afrique devint suspect
à Placidie. Le comte maltraité fit venir d' Espagne
Genseric et les vandales que les gots en chassoient,
et se repentit trop tard de les avoir appellez.
L' Afrique fut ostée à l' empire. L' eglise souffrit des
maux infinis par la violence de ces ariens, et vit
couronner une infinité de martyrs. Deux furieuses
héresies s' éleverent : Nestorius patriarche de
Constantinople divisa la personne de
Jesus-Christ ; et vingt ans aprés, Eutyches ab
en confondit les deux natures. Saint Cyrille
patriarche d' Alexandrie s' opposa à Nestorius,
p126
qui fut condamné par le pape saint Celestin. Le
concile d' Ephese troisiéme général, en exécution de
cette sentence, déposa Nestorius, et confirma le
decret de saint Celestin, que les evesques du
concile appellent leur pere dans leur définition. La
Sainte Vierge fut reconnuë pour mere de Dieu, et la
doctrine de saint Cyrille fut célebrée par toute la
terre. Theodose, aprés quelques embarras, se soumit
au concile, et bannit Nestorius. Eutyches qui ne put
combatre cette héresie, qu' en se jettant dans un autre
excés, ne fut pas moins fortement rejetté. Le pape
saint Leon Le Grand le condamna, et le réfuta tout
ensemble par une lettre qui futverée dans tout
l' univers. Le concile de Chalcedoine quatriéme
général, où ce grand pape tenoit la premiere place
autant par sa doctrine que par l' autorité de son
siége, anathematisa Eutyches et Dioscore patriarche
d' Alexandrie son protecteur. La lettre du concile
à saint Leon fait voir que ce pape y présidoit par
ses legats, comme le chef à ses membres. L' empereur
Marcien assista luy-mesme à cette grande assemblée,
à l' exemple de Constantin, et en receût les
décisions avec le mesme respect. Un peu auparavant
Pulcherie l' avoit élevé à l' empire en l' épousant.
Elle fut reconnuë pour imperatrice aprés la mort de
son frere, qui n' avoit point laissé de fils. Mais il
falloit donner un maistre à l' empire : la vertu de
Marcien luy procura cét honneur. Durant
p127
le temps de ces deux conciles, Theodoret evesque de
Cyr se rendit célebre ; et sa doctrine seroit sans
tache, si les écrits violens qu' il publia contre
saint Cyrille n' avoient eû besoin de trop grands
éclaircissemens. Il les donna de bonne foy, et fut
compté parmi les evesques orthodoxes. Les Gaules
commençoient à reconnoistre les francs. Aétius les
avoit défenduës contre Pharamond et contre Clodion
Le Chevelu : mais Merovée fut plus heureux, et y
fit un plus solide établissement, à peu prés dans le
mesme temps que les anglois peuples saxons occuperent
la Grande Bretagne. Ils luy donnerent leur nom, et
y fonderent plusieurs royaumes. Cependant les huns
peuples des palus méotides desolerent tout l' univers
avec une armée immense, sous la conduite d' Attila leur
roy, le plus affreux de tous les hommes.tius qui
le défit dans les Gaules ne put l' empescher de
ravager l' Italie. Les isles de la mer Adriatique
servirent de retraite à plusieurs contre sa fureur.
Venise s' éleva au milieu des eaux. Le pape saint
Leon plus puissant qu' Aétius, et que les armées
romaines, se fit respecter par ce roy barbare et
payen, et sauva Rome du pillage : mais elle y fut
expoe bientost aprés par les débauches de son
empereur Valentinien. Maxime dont il avoit violé
la femme, trouva moyen de le perdre, en dissimulant
sa douleur, et se faisant un merite de sa
complaisance. Par ses conseils trompeurs,
p128
l' aveugle empereur fit mourir Aétius le seul rempart
de l' empire. Maxime auteur du meurtre en inspire la
vengeance aux amis d' Aétius, et fait tuer
l' empereur. Il monte sur le trône par ces degrez, et
contraint l' imperatrice Eudoxe fille de Theodose
le jeune à l' épouser. Pour se tirer de ses mains, elle
ne craignit point de se mettre en celles de Genseric.
Rome est en proye au barbare : le seul saint Leon
l' empesche d' y mettre tout à feu et à sang : le
peuple déchire Maxime, et ne roit dans ses maux
que cette triste consolation. Tout se brouïlle en
Occident : on y voit plusieurs empereurs s' élever,
et tomber presque en mesme temps. Majorien fut le
plus illustre. Avitus soustint mal sa réputation,
et se sauva par un evesché. On ne put plusfendre
les Gaules contre Merovée, ni contre Childeric son
fils : mais le dernier pensa perir par ses débauches.
Si ses sujets le chasserent, un fidele ami qui luy
resta le fit rappeller. Sa valeur le fit craindre de
ses ennemis, et ses conquestes s' étendirent bien avant
dans les Gaules. L' empire d' Orient estoit paisible
sous Leon Thracien successeur de Marcien, et sous
Zenon gendre et successeur de Leon. La révolte de
basilisque bientost opprimé ne causa qu' une courtte
inquiétude à cét empereur : mais l' empire d' Occident
perit sans ressource. Auguste qu' on nomme Augustule,
fils d' Oreste, fut le dernier empereur reconnu à
Rome, et incontinent aprés il fut dépossedé par
p129
Odoacre roy des herules. C' estoient des peuples venus
du Pont-Euxin dont la domination ne fut pas longue.
En Orient l' empereur Zenon entreprit de se signaler
d' une maniere inoûïe. Il fut le premier des
empereurs qui se mesla de regler les questions de la
foy. Pendant que les demi-eutychiens s' opposoient au
concile de Chalcedoine, il publia contre le concile
son henotique, c' est-à-dire son decret d' union
détesté par les catholiques, et condam par le pape
Felix Iii. Les hérules furent bientost chassez de
Rome par Théodoric roy des ostrogots, c' est à dire
gots orientaux, qui fonda le royaume d' Italie, et
laissa, quoy-qu' arien, un assez libre exercice à la
religion catholique. L' empereur Anastase la troubloit
en Orient. Il marcha sur les pas de Zenon son
prédecesseur, et appuya les hérétiques. Par là il
aliéna les esprits des peuples, et ne put jamais les
gagner, mesme en ostant des imposts fascheux.
L' Italie oïssoit à Todoric. Odoacre pressé dans
Ravenne tascha de se sauver par un traité que
Théodoric n' observa pas, et les herules furent
contraints de tout abandonner. Théodoric outre
l' Italie tenoit encore la Provence. De son temps
saint Benoist retiré en Italie dans un desert,
commençoit des ses plus tendres années à pratiquer
les saintes maximes, dont il composa depuis cette
belle regle que tous les moines d' Occident receûrent
avec le mesme respect que les moines d' Orient
p130
ont pour celle de saint Basile. Les romains
acheverent de perdre les Gaules par les victoires
de Clovis fils de Childeric. Il gagna aussi sur les
allemans la bataille de Tolbiac par le voeu qu' il fit
d' embrasser la religion chrestienne, à laquelle
Clotilde sa femme ne cessoit de le porter. Elle
estoit de la maison des rois de Bourgogne, et
catholique zelée, encore que sa famille et sa nation
fust arienne. Clovis instruit par saint Vaast, fut
baptisé à Reims, avec ses françois, par saint Remy
evesque de cette ancienne metropole. Seul de tous les
princes du monde, il soustint la foy catholique, et
merita le titre de tres-chrestien à ses
successeurs. Par la bataille où il tua de sa propre
main Alaric roy des visigots, Tolose et
l' Aquitaine furent jointes à son royaume. Mais la
victoire des ostrogots l' empescha de tout prendre
jusqu' aux Pyrenées, et la fin de son regne ternit la
gloire des commencemens. Ses quatre enfans partagerent
le royaume, et ne cesserent d' entreprendre les uns
sur les autres. Anastase mourut frapé du foudre.
Justin de basse naissance, mais habile et
tres-catholique, fut fait empereur par le senat. Il se
soumit avec tout son peuple aux decrets du pape saint
Hormisdas, et mit fin aux troubles de l' eglise
d' Orient. De son temps Boëce, homme lebre par sa
doctrine aussi-bien que par sa naissance, et
Symmaque son beaupere, tous deux élevez aux charges
les plus éminentes,
p131
furent immolez aux jalousies de Théodoric, qui les
soupçonna sans sujet de conspirer contre l' estat. Le
roy troublé de son crime, crut voir la teste de
Symmaque dans un plat qu' on luy servoit, et mourut
quelque temps aprés. Amalasonte sa fille et mere
d' Atalaric, qui devenoit roy par la mort de son
ayeul, est empesce par les gots de faire instruire
le jeune prince comme meritoit sa naissance ; et
contrainte de l' abandonner aux gens de son âge, elle
voit qu' il se perd sans pouvoir y apporter de remede.
L' année d' aprés Justin mourut, apres avoir assoc
à l' empire son neveu Justinien, dont le long regne
est célebre par les travaux de Tribonien compilateur
du droit romain, et par les exploits de Belisaire et
de l' eunuque Narses. Ces deux fameux capitaines
primerent les perses, défirent les ostrogots et les
vandales, rendirent à leur maistre l' Afrique,
l' Italie et Rome : mais l' empereur jaloux de leur
gloire, sans vouloir prendre part à leurs travaux, les
embarassoit toûjours plus qu' il ne leur donnoit
d' assistance. Le royaume de France s' augmentoit.
Aprés une longue guerre Childebert et Clotaire
enfans de Clovis conquirent le royaume de Bourgogne,
et en mesme temps immolerent à leur ambition les
enfans mineurs de leur frere Clodomir, dont ils
partagerent entre eux le royaume. Quelque temps aprés
et pendant que Belisaire attaquoit si vivement les
ostrogots, ce qu' ils avoient dans
p132
les Gaules, fut abandonné aux françois. La France
s' étendoit alors beaucoup au-delà du Rhin ; mais les
partages des princes, qui faisoient autant de
royaumes, l' empeschoient d' estre réünie sous une mesme
domination. Ses principales parties furent la
Neustrie, c' est à dire la France occidentale ; et
l' Austrasie, c' est à dire la France orientale. La
mesme ane que Rome fut reprise par Narses,
Justinien fit tenir à Constantinople le cinquiéme
concile général, qui confirma les pcedens, et
condamna quelques ecrits favorables à Nestorius.
C' est ce qu' on appelloit les trois chapitres, à cause
des trois auteurs déja morts il y avoit long-temps,
dont il s' agissoit alors. On condamna la mémoire et
les ecrits de Théodore evesque de Mopsueste, une
lettre d' Ibas evesque d' Edesse, et parmi les ecrits
de Théodoret ceux qu' il avoit composez contre saint
Cyrille. Les livres d' Origene qui troubloient tout
l' Orient depuis un siécle, furent aussiprouvez.
Ce concile commencé avec de mauvais desseins, eût une
heureuse conclusion, et fut rec du saint siége qui
s' y estoit opposé d' abord. Deux ans aprés le concile,
Narses qui avoit osté l' Italie aux gots, la
défendit contre les françois, et remporta une pleine
victoire sur Bucelin général des troupes d' Austrasie.
Malgré tous ces avantages, l' Italie ne demeura gueres
aux empereurs. Sous Justin Ii neveu de Justinien,
et aprés la mort de Narses,
p133
le royaume de Lombardie fut fondé par Alboïn. Il
prit Milan et Pavie : Rome et Ravenne se sauverent
à peine de ses mains ; et les lombards firent souffrir
aux romains des maux extrémes.
Rome fut mal secour par ses empereurs que les
avares nation scythique, les sarasins peuples
d' Arabie, et les perses plus que tous les autres
tourmentoient de tous costez en Orient. Justin qui
ne croyoit que luy-mesme et ses passions, fut toûjours
batu par les perses, et par leur roy Chosroës. Il se
troubla de tant de pertes, jusqu' à tomber en
phrenesie. Sa femme Sophie soustint l' empire. Le
malheureux prince revint trop tard à son bon sens, et
reconnut en mourant la malice de ses flateurs. Aprés
luy, Tibere Ii qu' il avoit nommé empereur, réprima
les ennemis, soulagea les peuples, et s' enrichit par
ses aumosnes. Les victoires de Maurice cappadocien
général de ses armées firent mourir de dépit le
superbe Chosroës. Elles furent récompensées de
l' empire que Tibere luy donna en mourant avec sa fille
Constantine. En ce temps l' ambitieuse Fredegonde
femme du roy Chilperic I mettoit toute la France
en combustion, et ne cessoit d' exciter des guerres
cruelles entre les rois fraois. Au milieu des
malheurs de l' Italie, et pendant que Rome estoit
affligée d' une peste épouvantable, saint Gregoire le
grand fut élevé malgré luy sur le siége de saint
Pierre. Ce grand pape appaise la peste par ses
p134
prieres ; instruit les empereurs, et tout ensemble
leur fait rendre l' oïssance qui leur est deûë ;
console l' Afrique, et la fortifie ; confirme en
Espagne les visigots convertis de l' arianisme, et
Recarede le catholique, qui venoit de rentrer au sein
de l' eglise ; convertit l' Angleterre ; réforme la
discipline dans la France, dont il exalte les rois
toûjours orthodoxes au dessus de tous les rois de la
terre ; flechit les lombards ; sauve Rome et
l' Italie, que les empereurs ne pouvoient aider ;
prime l' orgueïl naissant des patriarches de
Constantinople ; éclaire toute l' eglise par sa
doctrine ; gouverne l' Orient et l' Occident avec
autant de vigueur que d' humilité ; et donne au monde un
parfait modele du gouvernement ecclésiastique.
L' histoire de l' eglise n' a rien de plus beau que
l' entrée du saint moine Augustin dans le royaume de
Cant avec quarante de ses compagnons, qui précedez
de la croix et de l' image du grand roy nostre
seigneur Jesus-Christ, faisoient des voeux
solennels pour la conversion de l' Angleterre. Saint
Gregoire qui les avoit envoyez, les instruisoit par
des lettres veritablement apostoliques, et apprenoit
à saint Augustin à trembler parmi les miracles
continuels que Dieu faisoit par son ministere.
Berthe princesse de France attira au christianisme
le roy Edhilbert son mari. Les rois de France et la
reine Brunehault protegerent la nouvelle mission. Les
evesques de France
p135
entrerent dans cette bonne oeuvre, et ce furent eux
qui par l' ordre du pape sacrerent saint Augustin. Le
renfort que saint Gregoire envoya au nouvel evesque,
produisit de nouveaux fruits, et l' eglise anglicane
prit sa forme. L' empereur Maurice ayant éproula
fidelité du saint pontife, se corrigea par ses avis,
et receût de luy cette loûange si digne d' un prince
chrestien, que la bouche desretiques n' osoit
s' ouvrir de son temps. Un si pieux empereur fit
pourtant une grande faute. Un nombre infini de
romains perirent entre les mains des barbares, faute
d' estre rachetez à un escu par teste. On voit
incontinent aps les remords du bon empereur ; la
priere qu' il fait à Dieu de le punir en ce monde
plûtost qu' en l' autre ; la révolte de Phocas, qui
égorge à ses yeux toute sa famille ; Maurice tle
dernier, et ne disant autre chose parmi tous ses maux,
que ce verset du psalmiste, vous estes juste, ô
seigneur, et tous vos jugemens son droits .
Phocas élevé à l' empire par une action sitestable,
tascha de gagner les peuples, en honorant le saint
siége, dont il confirma les privileges. Mais sa
sentence estoit prononcée. Heraclius proclamé
empereur par l' armée d' Afrique, marcha contre luy.
Alors Phocas éprouva, que souvent les débauches
nuisent plus aux princes que les cruautez ; et Photin
dont il avoit débaucla femme, le livra à
Heraclius, qui le fit tuer. La France vit un peu
aprés une tragedie bien plus
p136
étrange. La reine Brunehaut livrée à Clotaire Ii
fut immolée à l' ambition de ce prince : sa memoire
fut dechirée, et sa vertu tant loûée par le pape
saint Gregoire a peine encore à se défendre.
L' empire cependant estoit desolé. Le roy de Perse
Chosroës Ii sous prétexte de venger Maurice, avoit
entrepris de perdre Phocas. Il poussa ses conquestes
sous Heraclius. On vit l' empereur batu, et la vraye
croix enlevée par les infideles ; puis, par un retour
admirable, Heraclius cinq fois vainqueur ; la Perse
penetrée par les romains, Chosroes tué par son fils,
et la sainte croix reconquise. Pendant que la
puissance des perses estoit si bien réprimée, un plus
grand mal s' éleva contre l' empire, et contre toute la
chrestienté. Mahomet s' érigea en prophete parmi les
sarasins : il fut chassé de la meque par les siens.
à sa fuite commence la fameuse hegyre, d' les
mahometans comptent leurs années. Le faux prophete
donna ses victoires pour toute marque de sa mission.
Il soumit en neuf ans toute l' Arabie de gré ou de
force, et jetta les fondemens de l' empire des
caliphes. à ces maux se joignit l' héresie des
monothelites, qui par une bisarrerie presque
inconcevable, en reconnoissant deux natures en nostre
seigneur, n' y vouloient reconnoistre qu' une seule
volonté. L' homme, selon eux, n' y vouloit rien, et il
n' y avoit en Jesus-Christ que la seule volonté du
verbe. Ces héretiques cachoient leur
p137
venin sous des paroles ambiguës : un faux amour de la
paix leur fit proposer qu' on ne parlast ni d' une, ni
de deux volontez. Ils imposerent par ces artifices au
pape Honorius I qui entra avec eux dans un
dangereux ménagement, et consentit au silence où le
mensonge et la verité furent également supprimez. Pour
comble de malheur, quelque temps aprés l' empereur
Heraclius entreprit de décider la question de son
autorité, et proposa son ecthese ou exposition
favorable aux monothelites : mais les artifices des
héretiques furent enfin découverts. Le pape Jean Iv
condamna l' ecthese. Constant petit-fils d' Heraclius
soustint l' edit de son ayeul par le sien appellé
type. Le saint siége et le pape Theodore s' opposent
à cette entreprise : le pape saint Martin I assemble
le concile de Latran, où il anathematise le type et
les chefs des monothelites. Saint Maxime célebre par
tout l' Orient pour sa pieté et pour sa doctrine
quitte la cour infectée de la nouvelle herésie,
reprend ouvertement les empereurs qui avoient o
prononcer sur les questions de la foy, et souffre des
maux infinis pour la religion catholique. Le pape
traisné d' exil en exil, et toûjours durement traité
par l' empereur, meurt enfin parmi les souffrances
sans se plaindre, ni se relascher de ce qu' il doit
à son ministere. Cependant la nouvelle eglise
anglicane fortifiée par les soins des papes Boniface
V et Honorius, se rendoit illustre
p138
par toute la terre. Les miracles y abondoient avec
les vertus, comme dans les temps des apostres ; et il
n' y avoit rien de plus éclatant que la sainteté de ses
rois. Eduin embrassa avec tout son peuple la foy qui
luy avoit donné la victoire sur ses ennemis, et
convertit ses voisins. Oswalde servit d' interprete
aux prédicateurs de l' evangile ; et renommé par ses
conquestes, il leur préfera la gloire d' estre
chrestien. Les merciens furent convertis par le roy
de Nortombelland Osuin : leurs voisins et leurs
successeurs suivirent leurs pas ; et leurs bonnes
oeuvres furent immenses. Tout perissoit en Orient.
Pendant que les empereurs se consument dans des
disputes de religion et inventent des héresies, les
sarasins penetrent l' empire ; ils occupent la Syrie
et la Palestine ; la sainte cité leur est assujétie ;
la Perse leur est ouverte par ses divisions, et ils
prennent ce grand royaume sanssistance. Ils entrent
en Afrique en estat d' en faire bientost une de leurs
provinces : l' isle de Chypre leur obéït ; et ils
joignent en moins de trente ans toutes ces conquestes
à celles de Mahomet. L' Italie, toûjours
malheureuse et abandonnée, gemissoit sous les armes
des lombards. Constant desespera de les chasser, et se
solut à ravager ce qu' il ne put défendre. Plus cruel
que les lombards mesmes, il ne vint à Rome que pour
en piller les tresors : les eglises ne s' en sauverent
pas : il ruina la Sardaigne et la Sicile ; et
devenu odieux à tout
p139
le monde, il perit de la main des siens. Sous son
fils Constantin Pogonat, c' est à dire le barbu, les
sarasins s' emparerent de la Cilicie et de la Lycie.
Constantinople assiégée ne fut sauvée que par un
miracle. Les bulgares peuples venus de l' emboucheure
du Volga se joignirent à tant d' ennemis dont
l' empire estoit accablé, et occuperent cette partie
de la Thrace appellée depuis Bulgarie, qui estoit
l' ancienne Mysie. L' eglise anglicane enfantoit de
nouvelles eglises ; et saint Wilfrid evesque d' York
chassé de son sge convertit la Frise. Toute
l' eglise receût une nouvelle lumiere par le concile de
Constantinople sixiéme général, où le pape saint
Agathon présida par ses legats, et expliqua la foy
catholique par une lettre admirable. Le concile frapa
d' anathesme un evesque lebre par sa doctrine, un
patriarche d' Alexandrie, quatre patriarches de
Constantinople, c' est à dire tous les auteurs de la
secte des monothelites ; sans épargner le pape
Honorius qui les avoit ménagez. Aprés la mort
d' Agathon qui arriva durant le concile, le pape saint
Leon Ii en confirma les décisions, et en receût tous
les anathesmes. Constantin Pogonat, imitateur du
grand Constantin et de Marcien, entra au concile à
leur exemple ; et comme il y rendit les mesmes
soumissions, il y fut honoré des mesmes titres
d' orthodoxe, de religieux, de pacifique empereur, et
de restaurateur de la religion. Son fils Justinien Ii
p140
luy succeda encore enfant. De son temps la foy
s' étendoit et éclatoit vers le Nort. Saint Kilien
envoyé par le pape Conon prescha l' evangile dans la
Franconie. Du temps du pape Serge, Ceadual un des
rois d' Angleterre vint reconnoistre en personne
l' eglise romaine d' où la foy avoit passé en son isle ;
et aprés avoir receû le baptesme par les mains du
pape, il mourut selon qu' il l' avoit luy-mesme desiré.
La maison de Clovis estoit tombée dans une foiblesse
déplorable : de frequentes minoritez avoient don
occasion de jetter les princes dans une mollesse dont
ils ne sortoient point estant majeurs. De là sort une
longue suite de rois fainéans qui n' avoient que le
nom de roy, et laissoient tout le pouvoir aux maires
du palais. Sous ce titre Pepin Heristel gouverna
tout, et éleva sa maison à de plus hautes esperances.
Par son autorité, et aprés le martyre de saint
Vigbert, la foy s' établit dans la Frise, que la
France venoit d' ajouster à ses conquestes. Saint
Swibert, saint Willebrod, et d' autres hommes
apostoliques répandirent l' evangile dans les provinces
voisines. Cependant la minorité de Justinien s' estoit
heureusement passée : les victoires de Leonce
avoient abbatu les sarasins, et rétabli la gloire de
l' empire en Orient. Mais ce vaillant capitaine
arresté injustement, et relasché mal à propos, coupa
le nez à son maistre, et le chassa. Ce rebelle souffrit
un pareil traitement de Tibere,
p141
nommé Absimare, qui luy-mesme ne dura gueres.
Justinien rétabli fut ingrat envers ses amis ; et en
se vengeant de ses ennemis, il s' en fit de plus
redoutables, qui le tuerent. Les images de
Philippique son successeur ne furent pas receûës dans
Rome, à cause qu' il favorisoit les monothelites, et
se déclaroit ennemi du concile sixiéme. On éleût à
Constantinople Anastase Ii prince catholique, et on
creva les yeux à Philippique. En ce temps les
débauches du roy Roderic ou Rodrigue firent livrer
l' Espagne aux maures : c' est ainsi qu' on appelloit
les sarasins d' Afrique. Le comte Julien, pour venger
sa fille dont Roderic abusoit, appella ces infideles.
Ils viennent avec des troupes immenses : ce roy perit :
l' Espagne est soumise, et l' empire des gots y est
éteint. L' eglise d' Espagne fut mise alors à une
nouvelle épreuve : mais comme elle s' estoit conservée
sous les ariens, les mahometans ne purent l' abbatre.
Ils la laisserent d' abord avec assez de liberté : mais
dans les siécles suivans il fallut soustenir de
grands combats ; et la chasteté eût ses martyrs,
aussi-bien que la foy, sous la tyrannie d' une nation
aussi brutale qu' infidele. L' empereur Anastase ne dura
gueres. L' are força Theodose Iii à prendre la
pourpre. Il fallut combatre : le nouvel empereur gagna
la bataille, et Anastase fut mis dans un monastere.
Les maures maistres de l' Espagne esperoient s' étendre
bientost au-delà des Pyrenées : mais Charles Martel
destiné
p142
à les réprimer, s' estoit élevé en France, et avoit
succedé, quoy-que bastard, au pouvoir de son pere
Pepin Heristel, qui laissa l' Austrasie à sa maison
comme une espece de principauté souveraine, et le
commandement en Neustrie par la charge de maire du
palais. Charles réünit tout par sa valeur. Les
affaires d' Orient estoient brouïllées. Leon isaurien
préfet d' Orient ne reconnut pas Theodose qui quitta
sans pugnance l' empire qu' il n' avoit accepté que par
force ; et retiré à Ephese, ne s' occupa plus que des
veritables grandeurs. Les sarasins receûrent de grands
coups durant l' empire de Leon. Ils leverent
honteusement le siége de Constantinople. Pelage qui
se cantonna dans les montagnes d' Asturie avec ce
qu' il y avoit de plus résolu parmi les gots, aprés
une victoire signalée, opposa à ces infideles un
nouveau royaume, par lequel ils devoient un jour estre
chassez de l' Espagne. Malgré les efforts et l' armée
immense d' Abderame leur général, Charles Martel
gagna sur eux la fameuse bataille de Tours. Il y perit
un nombre infini de ces infideles ; et Abderame
luy-mesme y demeura sur la place. Cette victoire fut
suivie d' autres avantages, par lesquels Charles
arresta les maures, et étendit le royaume jusqu' aux
Pyrenées. Alors les Gaules n' eûrent presque rien qui
n' oïst aux françois ; et tous reconnoissoient
Charles Martel. Puissant en paix, en guerre, et
maistre absolu du royaume, il regna sous plusieurs
p143
rois qu' il fit etfit à sa fantaisie, sans oser
prendre ce grand titre. La jalousie des seigneurs
fraois vouloit estre ainsi trompée. La religion
s' établissoit en Allemagne. Le prestre saint
Boniface convertit ces peuples, et en fut fait
evesque par le pape Gregoire Ii qui l' y avoit
envoyé. L' empire estoit alors assez paisible ; mais
Leon y mit le trouble pour long-temps. Il entreprit
de renverser comme des idoles les images de
Jesus-Christ et de ses saints. Comme il ne put
attirer à ses sentimens saint Germain patriarche de
Constantinople, il agit de son autorité, et aprés une
ordonnance du senat, on luy vit d' abord briser une
image de Jesus-Christ, qui estoit posée sur la grande
porte de l' eglise de Constantinople. Ce fut par là que
commencerent les violences des iconoclastes, c' est à
dire des brise-images. Les autres images que les
empereurs, les evesques, et tous les fideles avoient
érigées depuis la paix de l' eglise dans les lieux
publics et particuliers, furent aussi abbatuës. à ce
spectacle le peuple s' émût. Les statuës de l' empereur
furent renversées en divers endroits. Il se crut
outragé en sa personne : on luy reprocha un semblable
outrage qu' il faisoit à Jesus-Christ et à ses saints,
et que de son aveu propre l' injure faite à l' image
retomboit sur l' original. L' Italie passa encore plus
avant : l' impieté de l' empereur fut cause qu' on luy
refusa les tributs ordinaires. Luitprand
p144
roy des lombards se servit du mesme prétexte pour
prendre Ravenne résidence des exarques. On nommoit
ainsi les gouverneurs que les empereurs envoyoient en
Italie. Le pape Gregoire Ii s' opposa au renversement
des images : mais en mesme temps il s' opposoit aux
ennemis de l' empire, et taschoit de retenir les peuples
dans l' obéïssance. La paix se fit avec les lombards,
et l' empereur ecuta son decret contre les images plus
violemment que jamais. Mais le célebre Jean De Damas
luy déclara qu' en matiere de religion il ne connoissoit
de decrets que ceux de l' eglise, et souffrit beaucoup.
L' empereur chassa de son siége le patriarche saint
Germain, qui mourut en exil âgé de 90 ans. Un peu
aprés les lombards reprirent les armes, et dans les
maux qu' ils faisoient souffrir au peuple romain, ils
ne furent retenus que par l' autorité de Charles
Martel, dont le pape Gregoire Ii avoit imploré
l' assistance. Le nouveau royaume d' Espagne, qu' on
appelloit dans ces premiers temps le royaume d' Orviéte,
s' augmentoit par les victoires, et par la conduite
d' Alphonse gendre de Pelage, qui à l' exemple de
Recarede dont il estoit descendu, prit le nom de
catholique. Leon mourut, et laissa l' empire
aussi-bien que l' eglise dans une grande agitation.
Artabase préteur d' Armenie se fit proclamer
empereur au lieu de Constantin Copronyme fils de
Leon, et rétablit les images. Aprés la mort de
Charles Martel
p145
Luitprand menaça Rome de nouveau : l' exarcat de
Ravenne fut en peril, et l' Italie deût son salut à
la prudence du pape saint Zacharie. Constantin
embarassé dans l' Orient ne songeoit qu' à
s' établir ; il batit Artabaze, prit Constantinople,
et la remplit de supplices. Les deux enfans de
Charles Martel, Carloman et Pepin, avoient succedé
à la puissance de leur pere : mais Carloman
dégousté du siecle, au milieu de sa grandeur et de
ses victoires embrassa la vie monastique. Par ce moyen
son frere Pepin réünit en sa personne toute la
puissance. Il sceût la soustenir par un grand merite,
et prit le dessein de s' élever à la royauté.
Childeric le plus miserable de tous les princes luy
en ouvrit le chemin, et joignit à la qualité de
fainéant celle d' insensé. Les françois dégoustez de
leurs fainéans, et accoustumez depuis tant de temps
à la maison de Charles Martel feconde en grands
hommes, n' estoient plus embarassez que du serment qu' ils
avoient presté à Childeric. Sur la réponse du pape
Zacharie, ils se crurent libres, et d' autant plus
dégagez du serment qu' ils avoient presté à leur roy,
que luy et ses devanciers sembloient depuis deux cens
ans avoir renoncé au droit qu' ils avoient de leur
commander, en laissant attacher tout le pouvoir à la
charge de maire du palais. Ainsi Pepin fut mis sur le
trosne, et le nom de roy fut réüni avec l' autorité.
Le pape Estienne Iii trouva dans le nouveau
p146
roy le mesme zele que Charles Martel avoit eû pour
le saint siége contre les lombards. Aprés avoir
vainement imploré le secours de l' empereur, il se
jetta entre les bras des françois. Le roy le receût
en France avec respect, et voulut estre sacré et
couronné de sa main. En mesme temps il passa les
Alpes, delivra Rome et l' exarcat de Ravenne, et
duisit Astolphe roy des lombards à une paix
équitable. Cependant l' empereur faisoit la guerre aux
images. Pour s' appuyer de l' autorité ecclesiastique,
il assembla un nombreux concile à Constantinople. On
n' y vit pourtant point paroistre, selon la coustume,
ni les legats du saint siége, ni les evesques, ou les
legats des autres siéges patriarcaux. Dans ce concile,
non seulement on condamna comme idolatrie tout
l' honneur rendu aux images en memoire des originaux,
mais encore on y condamna la sculpture et la peinture
comme des arts détestables. C' estoit l' opinion des
sarasins dont on disoit que Leon avoit suivi les
conseils quand il renversa les images. Il ne parut
pourtant rien contre les reliques. Le concile de
Copronyme ne défendit pas de les honorer, et il
frapa d' anathesme ceux qui refusoient d' avoir recours
aux prieres de la Sainte Vierge et des saints. Les
catholiques persecutez pour l' honneur qu' ils rendoient
aux images, répondoient à l' empereur qu' ils aimoient
mieux endurer toute sorte d' extrémitez, que de ne pas
honorer Jesus-Christ
p147
jusques dans son ombre. Cependant Pepin repassa les
Alpes, et chastia l' infidele Astolphe qui refusoit
d' exécuter le traité de paix. L' eglise romaine ne
receût jamais un plus beau don que celuy que luy fit
alors ce pieux prince. Il luy donna les villes
reconquises sur les lombards, et se moqua de
Copronyme qui les redemandoit, luy qui n' avoit pû
les défendre. Depuis ce temps les empereurs furent peu
reconnus dans Rome : ils y devinrent méprisables par
leur foiblesse, et odieux par leurs erreurs. Pepin y
fut regarcomme protecteur du peuple romain et de
l' eglise romaine. Cette qualité devint comme
heréditaire à sa maison et aux rois de France.
Charlemagne fils de Pepin la soustint avec autant
de courage que de pieté. Le pape Adrien eût recours
à luy contre Didier roy des lombards, qui avoit pris
plusieurs villes, et menaçoit toute l' Italie.
Charlemagne passa les Alpes. Tout fléchit : Didier
fut livré : les rois lombards ennemis de Rome et des
papes furent détruits : Charlemagne se fit couronner
roy d' Italie, et prit le titre de roy des françois
et des lombards. En mesme temps il exerça dans Rome
mesme l' autorité souveraine en qualité de Patrice, et
confirma au saint siége les donations du roy son pere.
Les empereurs avoient peine à résister aux bulgares, et
soustenoient vainement contre Charlemagne les
lombards dépossedez. La querelle des images duroit
toûjours. Leon Iv
p148
fils de Copronyme sembloit d' abord s' estre adouci ;
mais il renouvella la persecution aussitost qu' il se
crut le maistre. Il mourut bientost. Son fils
Constantin âgé de dix ans luy succeda, et regna sous
la tutele de l' imperatrice Irene sa mere. Alors les
choses commencerent à changer de face. Paul
patriarche de Constantinople déclara sur la fin de
sa vie qu' il avoit combatu les images contre sa
conscience, et se retira dans un monastere, il
déplora en presence de l' imperatrice le malheur de
l' eglise de Constantinople separée des quatre siéges
patriarcaux, et luy proposa la célebration d' un
concile universel comme l' unique remede d' un si grand
mal. Taraise son successeur soustint que la question
n' avoit pas esté jugée dans l' ordre, parce qu' on avoit
commencé par une ordonnance de l' empereur, qu' un
concile tenu contre les formes avoit suivie ; au lieu
qu' en matiere de religion, c' est au concile à
commencer, et aux empereurs à appuyer le jugement de
l' eglise. Fondé sur cette raison, il n' accepta le
patriarcat qu' à condition qu' on tiendroit le concile
universel : il fut commencé à Constantinople, et
continué à Nicée. Le pape y envoya ses legats : le
concile des iconoclastes fut condamné : ils sont
détestez comme gens qui, à l' exemple des sarasins,
accusoient les chrestiens d' idolatrie. On décida que
les images seroient honorées en memoire et pour
l' amour des originaux ; ce qui
p149
s' appelle dans le concile culte rélatif, adoration
et salutation honoraire , qu' on oppose au culte
supréme, et à l' adoration de latrie, ou d' entiere
sujetion , que le concile réserve à Dieu seul.
Outre les legats du saint siége, et la presence du
patriarche de Constantinople, il y parut des legats
des autres siéges patriarcaux opprimez alors par les
infideles. Quelques-uns leur ont contesté leur
mission : mais ce qui n' est pas contesté, c' est que
loin de les desavoûër, tous ces siéges ont accepté le
concile sans qu' il y paroisse de contradiction, et il
a esté receû par toute l' eglise. Les françois
environnez d' idolastres ou de nouveaux chrestiens
dont ils craignoient de broûïller les idées, et
d' ailleurs embarassez du terme équivoque d' adoration,
hesiterent long-temps. Parmi toutes les images ils ne
vouloient rendre d' honneur qu' à celle de la croix,
absolument differente des figures que les payens
croyoient pleines de divinité. Ils conserverent
pourtant en lieu honorable, et mesme dans les eglises,
les autres images, et détesterent les iconoclastes.
Ce qui resta de diversité, ne fit aucun schisme. Les
fraois connurent enfin, que les peres de Nicée ne
demandoient pour les images que le mesme genre de
culte, toutes proportions gardées, qu' ils rendoient
eux-mesmes aux reliques, au livre de l' evangile, et
à la croix ; et ce concile fut honoré par toute la
chrestienté sous le nom de septiéme concile général.
p150
Ainsi nous avons vles sept conciles généraux, que
l' Orient et l' Occident, l' eglise greque et l' eglise
latine reçoivent avec une égale réverence. Les
empereurs convoquoient ces grandes assemblées par
l' autorité souveraine qu' ils avoient sur tous les
evesques, ou du moins sur les principaux, d' où
dependoient tous les autres, et qui estoient alors
sujets de l' empire. Les voitures publiques leur
estoient fournies par l' ordre des princes. Ils
assembloient les conciles en Orient, où ils faisoient
leur résidence, et y envoyoient ordinairement des
commissaires pour maintenir l' ordre. Les evesques
ainsi assemblez portoient avec eux l' autorité du saint
esprit, et la tradition des eglises. Dés l' origine
du christianisme il y avoit trois siéges principaux,
qui précedoient tous les autres, celuy de Rome,
celuy d' Alexandrie, et celuy d' Antioche. Le concile
de Nicée avoit approuvé que l' evesque de la cité
sainte eust le mesme rang. Le second et le quatriéme
concile éleverent le siége de Constantinople, et
voulurent qu' il fust le second. Ainsi il se fit cinq
siéges, que dans la suite des temps on appella
patriarcaux. La préséance leur estoit donnée dans le
concile. Entre ces siéges, le siége de Rome estoit
toûjours regardé comme le premier, et le concile de
Nicée regla les autres sur celuy-là. Il y avoit
aussi des evesques metropolitains, qui estoient les
chefs des provinces, et qui précedoient les autres
evesques.
p151
On commença assez tard à les appeller archevesques ;
mais leur autorité n' en estoit pas moins reconnuë.
Quand le concile estoit formé, on proposoit l' ecriture
sainte ; on lisoit les passages des anciens peres
témoins de la tradition : c' estoit la tradition qui
interpretoit l' ecriture : on croyoit que son vray sens
estoit celuy dont les siécles passez estoient
convenus, et nul ne croyoit avoir droit de l' expliquer
autrement. Ceux qui refusoient de se soumettre aux
décisions du concile, estoient frapez d' anathême.
Aprés avoir expliqué la foy, on regloit la discipline
ecclesiastique, et on dressoit les canons, c' est à
dire les regles de l' eglise. On croyoit que la foy
ne changeoit jamais, et qu' encore que la discipline
pust recevoir divers changemens selon les temps et
selon les lieux, il falloit tendre autant qu' on
pouvoit à une parfaite imitation de l' antiquité. Au
reste, les papes n' assisterent que par leurs legats
aux premiers conciles généraux ; mais ils en
approuverent expressément la doctrine, et il n' y
eût dans l' eglise qu' une seule foy.
Constantin et Irene firent religieusement exécuter
les decrets du Vii concile : mais le reste de leur
conduite ne se soustint pas. Le jeune prince, à qui
sa mere fit épouser une femme qu' il n' aimoit point,
s' emportoit à des amours deshonnestes ; et las
d' oïr aveuglement à une mere si imperieuse, il
taschoit de l' éloigner des affaires où elle se
maintenoit malgré luy. Alphonse Le Chaste
p152
regnoit en Espagne. La continence perpetuelle que
garda ce prince, luy merita ce beau titre, et le
rendit digne d' affranchir l' Espagne de l' infame
tribut de cent filles que son oncle Mauregat avoit
accordé aux maures. Soixante et dix mille de ces
infideles tuez dans une bataille avec Mugait leur
général firent voir la valeur d' Alphonse.
Constantin taschoit aussi de se signaler contre les
bulgares ; mais les succés ne répondoient pas à son
attente. Iltruisit à la fin tout le pouvoir
d' Irene ; et incapable de se gouverner luy-mesme
autant que de souffrir l' empire d' autruy, il répudia
sa femme Marie, pour épouser Theodote, qui estoit
à elle. Sa mere irritée fomenta les troubles que
causa un si grand scandale. Constantin perit par ses
artifices. Elle gagna le peuple en moderant les
imposts, et mit dans ses interests les moines avec le
clerpar une pieté apparente. Enfin elle fut
reconnuë seule imperatrice. Les romains mépriserent
ce gouvernement, et se tournerent à Charlemagne, qui
subjuguoit les saxons, réprimoit les sarasins,
détruisoit les hérésies, protegeoit les papes,
attiroit au christianisme les nations infideles,
rétablissoit les sciences et la discipline
ecclésiastique, assembloit de fameux conciles sa
profonde doctrine estoit admirée, et faisoit ressentir
non seulement à la France et à l' Italie, mais à
l' Espagne, à l' Angleterre, à la Germanie, et par
tout les effets de sa pieté et de sa justice.
PARTIE 1 EPOQUE 12
p153
Enfin l' an 800 de nostre seigneur, ce grand
protecteur de Rome et de l' Italie, ou pour mieux
dire de toute l' eglise et de toute la chrestienté,
éleû empereur par les romains sans qu' il y pensast,
et couronné par le pape Leon Iii qui avoit porté
le peuple romain à ce choix, devint le fondateur du
nouvel empire et de la grandeur temporelle du saint
siége.
Voila, monseigneur, les douze epoques que j' ay suivies
dans cét abregé. J' ay attaché à chacune d' elles les
faits principaux qui en dépendent. Vous pouvez
maintenant, sans beaucoup de peine, disposer, selon
l' ordre des temps, les grands évenemens de l' histoire
ancienne, et les ranger pour ainsi dire chacun sous
son etendart.
Je n' ay pas oublié dans cét abregé cette célebre
distinction que font les chronologistes de la durée
du monde en sept âges. Le commencement de chaque âge
nous sert d' epoque : si j' y en mesle quelques autres,
c' est afin que les choses soient plus distinctes, et
que l' ordre des temps se développe devant vous avec
moins de confusion.
Quand je vous parle de l' ordre des temps, je ne
prétends pas, monseigneur, que vous vous chargiez
scrupuleusement de toutes les dates ; encore moins
que vous entriez dans toutes les disputes des
chronologistes, où le plus
p154
souvent il ne s' agit que de peu d' années. La
chronologie contentieuse qui s' arreste
scrupuleusement à ces minuties a son usage sans
doute ; mais elle n' est pas vostre objet, et sert peu
à éclairer l' esprit d' un grand prince. Je n' ay point
voulu rafiner sur cette discussion des temps ; et
parmi les calculs déja faits, j' ay suivi celuy qui
m' a paru le plus vray-semblable, sans m' engager à le
garantir.
Que dans la supputation qu' on fait des années depuis
le temps de la création jusqu' à Abraham il faille
suivre les septante qui font le monde plus vieux, ou
l' hebreu qui le fait plus jeune de plusieurs siécles :
encore que l' autorité de l' original hebreu semble
devoir l' emporter, c' est une chose si indifferente en
elle-mesme, que l' eglise qui a suivi avec saint
Jerosme la supputation de l' hebreu dans nostre
vulgate, à laissé celle des septante dans son
martyrologe. En effet, qu' importe à l' histoire de
diminuer, ou de multiplier des siecles vuides, où
aussi-bien l' on n' a rien à raconter ? N' est-ce pas
assez que les temps où les dates sont importantes
ayent des caracteres fixes, et que la distribution en
soit appuyée sur des fondemens certains ? Et quand
mesme dans ces temps il y auroit de la dispute pour
quelques années, ce ne seroit presque jamais un
embarras. Par exemple, qu' il faille mettre de quelques
années plûtost ou plus tard, ou la fondation de Rome,
ou la naissance de Jesus-Christ :
p155
vous avez pû reconnoistre que cette diversité ne fait
rien à la suite des histoires, ni à l' accomplissement
des conseils de Dieu. Vous devez éviter les
anachronismes qui brouïllent l' ordre des affaires, et
laisser disputer des autres entre les sçavans.
Je ne veux non plus charger vostre memoire du compte
des olympiades, quoy-que les grecs qui s' en servent
les rendent necessaires à fixer les temps. Il faut
sçavoir ce que c' est, afin d' y avoir recours dans le
besoin : mais au reste, il suffira de vous attacher aux
dates que je vous propose comme les plus simples et
les plus suivies, qui sont celles du monde jusqu' à
Rome, celles de Rome jusqu' à Jesus-Christ, et celles
de Jesus-Christ dans toute la suite.
Mais le vray dessein de cét abregé n' est pas de vous
expliquer l' ordre des temps, quoy-qu' il soit
absolument necessaire pour lier toutes les histoires,
et en montrer le rapport. Je vous ay dit,
monseigneur, que mon principal objet est de vous faire
considerer dans l' ordre des temps la suite du peuple
de Dieu et celle des grands empires.
Ces deux choses roulent ensemble dans ce grand
mouvement des siécles où elles ont pour ainsi dire
un mesme cours : mais il est besoin, pour les bien
entendre, de les détacher quelquefois l' une de
l' autre, et de considerer tout ce qui convient à
chacune d' elles.
PARTIE 2 CHAPITRE 1
p156
Sur tout, la religion et la suite du peuple
de Dieu considerée de cette sorte, est le plus
grand et le plus utile de tous les objets qu' on
puisse proposer aux hommes. Il est beau de se
remettre devant les yeux les estats differens du
peuple de Dieu sous la loy de nature et sous
les patriarches ; sous Moïse et sous la loy écrite ;
sous David et sous les prophetes ; depuis le
retour de la captivité jusqu' à Jesus-Christ ; et
enfin sous Jesus-Christ mesme, c' est à dire sous
la loy de grace et sous l' evangile : dans les siécles
qui ont attendu le messie, et dans ceux où
il a paru ; dans ceux où le culte de Dieu a esté
duit à un seul peuple, et dans ceux où conformément
aux anciennes propheties il a esté
pandu par toute la terre ; dans ceux enfin
les hommes encore infirmes et grossiers, ont eû
besoin d' estre soustenus par des récompenses et
des chastimens temporels, et dans ceux les fideles
mieux instruits ne doivent plus vivre que
par la foy, attachez aux biens éternels, et souffrant,
dans l' esperance de les posseder, tous les
maux qui peuvent exercer leur patience.
Asseûrément, monseigneur, on ne peut
rien concevoir qui soit plus digne de Dieu, que
de s' estre premierement choisi un peuple qui
fust un exemple palpable de son éternelle providence ;
un peuple dont la bonne ou la mauvaise
fortune dépendist de la pieté, et dont l' estat
rendist témoignage à la sagesse et à la justice
p157
de celuy qui le gouvernoit. C' est par où
Dieu a commencé, et c' est ce qu' il a fait voir
dans le peuple juif. Mais aprés avoir établi par
tant de preuves sensibles ce fondement immuable,
que luy seul conduit à sa volonté tous
les évenemens de la vie presente, il estoit temps
d' élever les hommes à de plus hautes pensées,
et d' envoyer Jesus-Christ, à qui il estoit
servé de découvrir au nouveau peuple ramassé
de tous les peuples du monde, les secrets de
la vie future.
Vous pourrez suivre aisément l' histoire de ces
deux peuples, et remarquer comme Jesus-Christ
fait l' union de l' un et de l' autre, puis qu' ou
attendu, ou donné, il a esté dans tous les temps
la consolation et l' esperance des enfans de Dieu.
Voilà donc la religion toûjours uniforme,
ou plûtost toûjours la mesme dés l' origine du
monde : on y a tjours reconnu le mesme Dieu,
comme auteur, et le mesme Christ, comme sauveur
du genre humain.
Ainsi vous verrez qu' il n' y a rien de plus ancien
parmi les hommes que la religion que
vous professez, et que ce n' est pas sans raison
que vos ancestres ont mis leur plus grande gloire
à en estre les protecteurs.
Quel témoignage n' est-ce pas de sa verité,
de voir que dans les temps les histoires profanes
n' ont à nous conter que des fables, ou
tout au plus des faits confus et à-demi oubliez,
p158
l' ecriture, c' est à dire, sans contestation, le plus
ancien livre qui soit au monde, nous ramene par
tant d' évenemens précis, et par la suite mesme
des choses, à leur veritable principe, c' est à dire,
à Dieu, qui a tout fait ; et nous marque si
distinctement la création de l' univers, celle de
l' homme en particulier, le bonheur de son premier
estat, les causes de ses miseres et de ses
foiblesses, la corruption du monde et le deluge,
l' origine des arts et celle des nations, la
distribution des terres, enfin la propagation du
genre humain, et d' autres faits de mesme importance
dont les histoires humaines ne parlent
qu' en confusion, et nous obligent à chercher
ailleurs les sources certaines ?
Que si l' antiquité de la religion luy donne
tant d' autorité, sa suite continuée sans interruption,
et sans alteration durant tant de siécles
et malgré tant d' obstacles survenus, fait voir
manifestement que la main de Dieu la soustient.
Qu' y a-t-il de plus merveilleux que de la voir
toûjours subsister sur les mesmes fondemens dés
les commencemens du monde, sans que ni l' idolastrie
et l' impieté qui l' environnoit de toutes
parts, ni les tyrans qui l' ont persecutée, ni les
hérétiques et les infideles qui ont tasché de la
corrompre, ni les lasches qui l' ont trahie, ni ses
sectateurs indignes qui l' ont deshonorée par
leurs crimes, ni enfin la longueur du temps qui
seule suffit pour abbatre toutes les choses humaines
p159
ayent jamais esté capables, je ne dis pas
de l' éteindre, mais de l' alterer ?
Si maintenant nous venons à considerer quelle
idée cette religion dont nous réverons l' antiquité
nous donne de son objet, c' est à dire du
premier estre, nous avoûërons qu' elle est au dessus
de toutes les pensées humaines, et digne d' estre
regardée comme venuë de Dieu mesme.
Le Dieu qu' ont toûjours servi les hebreux
et les chrestiens n' a rien de commun avec les
divinitez pleines d' imperfection, et mesme de
vice, que le reste du monde adoroit. Nostre Dieu
est un, infini, parfait, seul digne de venger les
crimes et de couronner la vertu, parce qu' il est
seul la sainteté mesme.
Il est infiniment au dessus de cette cause premiere,
et de ce premier moteur que les philosophes
ont connu, sans toutefois l' adorer. Ceux
d' entre eux qui ont esté le plus loin, nous ont
proposé un Dieu, qui trouvant une matiere éternelle
et existente par elle-mesme aussi-bien que
luy, l' a mise en oeuvre, et l' a façonnée comme
un artisan vulgaire, contraint dans son ouvrage
par cette matiere et par ses dispositions qu' il n' a
pas faites ; sans jamais pouvoir comprendre que
si la matiére est d' elle-mesme, elle n' a pas d
attendre sa perfection d' une main étrangere, et
que si Dieu est infini et parfait, il n' a eû besoin,
pour faire tout ce qu' il vouloit, que de luy-mesme
et de sa volonté toute-puissante. Mais le Dieu
p160
de nos peres, le Dieu d' Abraham, le Dieu dont
Moïse nous a écrit les merveilles, n' a pas seulement
arranle monde ; il l' a fait tout entier
dans sa matiere et dans sa forme. Avant qu' il
eust donné l' estre, rien ne l' avoit que luy seul. Il
nous est representé comme celuy qui fait tout,
et qui fait tout par sa parole, tant à cause qu' il
fait tout par raison, qu' à cause qu' il fait tout
sans peine, et que pour faire de si grands ouvrages
il ne luy en couste qu' un seul mot,
c' est-à-dire qu' il ne luy en couste que de le
vouloir.
Et pour suivre l' histoire de la création, puis
que nous l' avons commencée, Mse nous a enseigné
que ce puissant architecte, à qui les choses
coustent si peu, a voulu les faire à plusieurs
reprises, et créer l' univers en six jours, pour
montrer qu' il n' agit pas avec une necessité, ou par
une impetuosité aveugle comme se le sont imaginé
quelques philosophes. Le soleil jette d' un seul
coup, sans se retenir, tout ce qu' il a de rayons :
mais Dieu, qui agit par intelligence et avec une
souveraine liberté, applique sa vertu où il luy
plaist, et autant qu' il luy plaist : et comme en
faisant le monde par sa parole, il montre que
rien ne le peine ; en le faisant à plusieurs reprises,
il fait voir qu' il est le maistre de sa matiere,
de son action, de toute son entreprise, et qu' il
n' a en agissant d' autre regle que sa volonté toûjours
droite par elle-mesme.
p161
Cette conduite de Dieu nous fait voir aussi
que tout sort immediatement de sa main. Les
peuples et les philosophes qui ont cru que la
terre meslée avec l' eau, et aidée, si vous voulez,
de la chaleur du soleil avoit produit d' elle-mesme
par sa propre fecondité les plantes et les
animaux, se sont trop grossiérement trompez.
L' ecriture nous a fait entendre que les elemens
sont steriles, si la parole de Dieu ne les rend
feconds. Ni la terre, ni l' eau, ni l' air n' auroient
jamais eû les plantes ni les animaux que nous y
voyons, si Dieu qui en avoit fait et préparé la
matiere, ne l' avoit encore formée par sa volonté
toute-puissante, et n' avoit donné à chaque chose
les semences propres pour se multiplier dans tous
les siécles.
Ceux qui voyent les plantes prendre leur naissance
et leur accroissement par la chaleur du soleil,
pourroient croire qu' il en est le cateur.
Mais l' ecriture nous fait voir la terre revestuë
d' herbes et de toute sorte de plantes avant que
le soleil ait esté créé, afin que nous concevions
que tout dépend de Dieu seul.
Il a plû à ce grand ouvrier de cer la lumiere,
avant mesme que de la réduire à la forme
qu' il luy a donnée dans le soleil et dans les
astres, parce qu' il vouloit nous apprendre que
ces grands et magnifiques luminaires dont on
nous a voulu faire des divinitez, n' avoient par
eux-mesmes ni la matiere précieuse et éclatante
p162
dont ils ont es composez, ni la forme admirable
à laquelle nous les voyonsduits.
Enfin le recit de la création, tel qu' il est fait
par Moïse, nous découvre ce grand secret de la
veritable philosophie, qu' en Dieu seul réside la
fecondité et la puissance absoluë. Heureux, sage,
tout-puissant, seul suffisant à luy-mesme, il agit
sans necessité comme il agit sans besoin ; jamais
contraint ni embarassé par sa matiere dont il fait
ce qu' il veut, parce qu' il luy a donné par sa seule
volonté le fond de son estre. Par ce droit souverain
il la tourne, il la façonne, il la meut sans
peine : tout pend immediatement de luy ; et si
selon l' ordre établi dans la nature, une chose
dépend de l' autre, par exemple, la naissance et
l' accroissement des plantes, de la chaleur du soleil,
c' est à cause que ce mesme Dieu qui a fait
toutes les parties de l' univers, a voulu les lier
les unes aux autres, et faire éclater sa sagesse
par ce merveilleux enchaisnement.
Mais tout ce que nous enseigne l' ecriture
sainte sur la création de l' univers, n' est rien à
comparaison de ce qu' elle dit de la création de
l' homme.
Jusques icy Dieu avoit tout fait en commandant : ... etc.
p163
Ce n' est plus cette parole imperieuse et dominante ;
c' est une parole plus douce, quoy-que
non moins efficace. Dieu tient conseil en luy-mesme ;
Dieu s' excite luy-mesme comme pour
nous faire voir que l' ouvrage qu' il va entreprendre
surpasse tous les ouvrages qu' il avoit faits
jusqu' alors.
faisons l' homme. Dieu parle en luy-mesme ; il
parle à quelqu' un qui fait comme luy, à quelqu' un
dont l' homme est la créature et l' image :
il parle à un autre luy-mesme ; il parle à celuy
par qui toutes choses ont esté faites, à celuy qui
dit dans son evangile, tout ce que le pere fait, le
fils le fait semblablement . En parlant à son fils,
ou avec son fils, il parle en mesme temps avec
l' esprit tout-puissant, égal et coéternel à l' un et
à l' autre.
C' est une chose inoûïe dans tout le langage
de l' ecriture, qu' un autre que Dieu ait parlé de
luy-mesme en nombre pluriel ; faisons . Dieu
mesme dans l' ecriture, ne parle ainsi que deux
ou trois fois, et ce langage extraordinaire commence
à paroistre lors qu' il s' agit de créer
l' homme.
Quand Dieu change de langage et en quelque
façon de conduite, ce n' est pas qu' il change
p164
en luy-mesme ; mais il nous montre qu' il va commencer,
suivant des conseils éternels, un nouvel
ordre de choses.
Ainsi l' homme si fort élevé au dessus des autres
créatures dont Moïse nous avoit décrit la
génération, est produit d' une façon toute nouvelle.
La trinité commence à se déclarer, en
faisant la créature raisonnable dont les operations
intellectuelles sont une image imparfaite
de ces éternelles operations par lesquelles Dieu
est fecond en luy-mesme.
La parole de conseil dont Dieu se sert, marque
que la créature qui va estre faite, est la seule
qui peut agir par conseil et par intelligence.
Tout le reste n' est pas moins extraordinaire.
Jusques-là nous n' avions point veû dans l' histoire
de la genese, le doit de Dieu appliq
sur une matiere corruptible. Pour former le
corps de l' homme, luy-mesme prend de la terre ;
et cette terre arrangée sous une telle main
reçoit la plus belle figure qui ait encore paru
dans le monde.
Cette attention particuliere, qui paroist en Dieu
quand il fait l' homme, nous montre qu' il a pour
luy un égard particulier, quoy-que d' ailleurs
tout soit conduit immediatement par sa sagesse.
Mais la maniere dont il produit l' ame, est beaucoup
plus merveilleuse : il ne la tire point de la
matiere ; il l' inspire d' enhaut ; c' est un souffle de
vie qui vient de luy-mesme.
p165
Quand il ca les bestes, il dit, que l' eau produise
les poissons ; et il créa de cette sorte les
monstres marins et toute ame vivante et mouvante qui
devoit remplir les eaux. Il dit encore, que la terre
produise toute ame vivante, les bestes à quatre
pieds, et lesptiles .
C' est ainsi que devoient naistre ces ames vivantes
d' une vie brute et bestiale, à qui Dieu
ne donne pour toute action que des mouvemens
dépendans du corps. Dieu les tire du sein des
eaux et de la terre : mais cette ame dont la vie
devoit estre une imitation de la sienne, qui devoit
vivre comme luy, de raison et d' intelligence ;
qui luy devoit estre unie en le contemplant
et en l' aimant, et qui pour cette raison estoit
faite à son image, ne pouvoit estre tirée de la
matiere. Dieu en façonnant la matiere, peut
bien former un beau corps ; mais en quelque
sorte qu' il la tourne et la façonne, jamais il n' y
trouvera son image et sa ressemblance. L' ame
faite à son image, et qui peut estre heureuse en
le possedant, doit estre produite par une nouvelle
creation : elle doit venir d' enhaut, et c' est
ce que signifie ce souffle de vie, que Dieu tire
de sa bouche.
Souvenons-nous que Moïse propose aux hommes
charnels par des images sensibles des veritez
pures et intellectuelles. Ne croyons pas que
Dieu souffle à la maniere des animaux. Ne croyons
pas que nostre ame soit un air subtil, ni une vapeur
p166
déliée. Le souffle que Dieu inspire, et qui
porte en luy-mesme l' image de Dieu, n' est ni air,
ni vapeur. Ne croyons pas que nostre ame soit une
portion de la nature divine, comme l' ont resvé
quelques philosophes. Dieu n' est pas un tout
qui se partage. Quand Dieu auroit des parties,
elles ne seroient pas faites. Car le créateur, l' estre
incréé ne seroit pas composé de créatures.
L' ame est faite, et tellement faite, qu' elle n' est
rien de la nature divine ; mais seulement une
chose faite à l' image et ressemblance de la nature
divine ; une chose qui doit toûjours demeurer
unie à celuy qui l' a formée : c' est ce que
veut dire ce souffle divin ; c' est ce que nous
represente t esprit de vie.
Voilà donc l' homme formé. Dieu forme encore
de luy la compagne qu' il luy veut donner.
Tous les hommes naissent d' un seul mariage, afin
d' estre à jamais, quelque dispersez et multipliez
qu' ils soient, une seule et mesme famille.
Nos premiers parens ainsi formez sont mis dans
ce jardin délicieux, qui s' appelle le paradis : Dieu
se devoit à luy-mesme de rendre son image heureuse.
Il donne un pcepte à l' homme, pour luy faire
sentir qu' il a un maistre ; un précepte attaché
à une chose sensible, parce que l' homme estoit
fait avec des sens ; un précepte aisé, parce qu' il
vouloit luy rendre la vie commode tant qu' elle
seroit innocente.
p167
L' homme ne garde pas un commandement
d' une si facile observance : il écoute l' esprit
tentateur, et il s' écoute luy-mesme, au lieu d' écouter
Dieu uniquement : sa perte est inévitable, mais
il la faut considerer dans son origine aussi-bien
que dans ses suites.
Dieu avoit fait au commencement ses anges,
esprits purs et separez de toute matiere. Luy qui
ne fait rien que de bon, les avoit tous créez dans
la sainteté, et ils pouvoient asseûrer leur felicité
en se donnant volontairement à leur créateur.
Mais tout ce qui est tiré du neant estfectueux.
Une partie de ces anges se laissa seduire
à l' amour propre. Malheur à la créature
qui se plaist en elle-mesme, et non pas en Dieu !
Elle perd en un moment tous ses dons. Etrange
effet du peché ! Ces esprits lumineux devinrent esprits
de tenébres : ils n' eurent plus de lumiéres
qui ne se tournassent en ruses malicieuses. Une
maligne envie prit en eux la place de la charité ;
leur grandeur naturelle ne fut plus qu' orgueïl ;
leur felicité fut changée en la triste consolation
de se faire des compagnons dans leur
misere, et leurs bienheureux exercices au miserable
employ de tenter les hommes. Le plus
parfait de tous, qui avoit aussi esté le plus superbe,
se trouva le plus malfaisant, comme le
plus malheureux. L' homme que Dieu avoit mis
un peu au dessous des anges , en l' unissant à un
corps, devint à un esprit si parfait un objet de
p168
jalousie : il voulut l' entraisner dans sa rebellion,
pour ensuite l' envelopper dans sa perte. Ecoutons
comme il luy parle, et penetrons le fond
de ses artifices. Il s' adresse à Eve comme à la plus
foible : mais en la personne d' Eve, il parle à son
mari aussi-bien qu' à elle : pourquoy Dieu vous
a-t-il fait cette défense ? S' il vous a fait
raisonnables, vous devez sçavoir la raison de tout : ce
fruit n' est pas un poison ; vous n' en mourrez pas .
Voilà par commence l' esprit de révolte. On raisonne
sur le précepte, et l' obéïssance est mise
en doute. vous serez comme des dieux, libres et
indépendans, heureux en vous-mesmes, sages par
vous-mesmes : vous sçaurez le bien et le mal ; rien
ne vous sera impenetrable. C' est par ces motifs
que l' esprit s' éleve contre l' ordre du créateur,
et au dessus de la régle. Eve à-demi gagnée regarda
le fruit dont la beauté promettoit un goust
excellent . Voyant que Dieu avoit uni en l' homme
l' esprit et le corps, elle crut qu' en faveur
de l' homme il pourroit bien encore avoir attaché
aux plantes des vertus surnaturelles et des
dons intellectuels aux objets sensibles. Aprés
avoir mande ce beau fruit, elle en presenta
elle-mesme à son mari. Le voilà dangereusement
attaqué. L' exemple et la complaisance fortifient
la tentation : il entre dans les sentimens du
tentateur si bien secondé ; une trompeuse curiosité,
une flateuse pensée d' orgueïl, le secret plaisir
d' agir de soy-mesme et selon ses propres pensées,
p169
l' attire et l' aveugle : il veut faire une dangereuse
épreuve de sa liberté, et il gouste avec
le fruit défendu la pernicieuse douceur de contenter
son esprit : les sens meslent leur attrait à
ce nouveau charme ; il les suit, il s' y soumet, et
il s' en fait le captif, luy qui en estoit le maistre.
En mesme temps tout change pour luy. La
terre ne luy rit plus comme auparavant ; il n' en
aura plus rien que par un travail opiniastre : le
ciel n' a plus cét air serain : les animaux qui luy
estoient tous, jusqu' aux plus odieux et aux plus
farouches, un divertissement innocent, prennent
pour luy des formes hideuses : Dieu qui avoit
tout fait pour son bonheur, luy tourne en un
moment tout en supplice. Il se fait peine à luy-mesme,
luy qui s' estoit tant aimé. La rebellion
de ses sens luy fait remarquer en luy je ne sçay
quoy de honteux. Ce n' est plus ce premier ouvrage
du créateur tout estoit beau ; le pec
a fait un nouvel ouvrage qu' il faut cacher. L' homme
ne peut plus supporter sa honte, et voudroit
pouvoir la couvrir à ses propres yeux. Mais Dieu
luy devient encore plus insupportable. Ce grand
Dieu qui l' avoit fait à sa ressemblance, et qui
luy avoit donné des sens comme un secours necessaire
à son esprit, se plaisoit à se montrer à
luy sous une forme sensible : l' homme ne peut
plus souffrir sa presence. Il cherche le fonds des
forests pour se dérober à celuy qui faisoit auparavant
tout son bonheur. Sa conscience l' accuse
p170
avant que Dieu parle. Ses malheureuses excuses
achevent de le confondre. Il faut qu' il meure :
le remede d' immortalité luy est osté ; et une mort
plus affreuse, qui est celle de l' ame, luy est figue
par cette mort corporelle à laquelle il est condamné.
Mais voicy nostre sentence prononcée dans la
sienne. Dieu qui avoit résolu de récompenser
son obéïssance dans toute sa posterité, aussitost
qu' il s' estvolté le condamne, et le frape, non
seulement en sa personne, mais encore dans tous
ses enfans comme dans la plus vive et la plus
chere partie de luy-mesme : nous sommes tous
maudits dans nostre principe ; nostre naissance
est gastée et infectée dans sa source.
N' examinons point icy ces regles terribles de
la justice divine, par lesquelles la race humaine
est maudite dans son origine. Adorons les jugemens
de Dieu, qui regarde tous les hommes
comme un seul homme dans celuy dont il veut
tous les faire sortir. Regardons-nous aussi comme
dégradez dans nostre pere rebelle, comme
flestris à jamais par la sentence qui le condamne,
comme bannis avec luy, et exclus du paradis où
il devoit nous faire naistre.
Les regles de la justice humaine nous peuvent
aider à entrer dans les profondeurs de la
justice divine dont elles sont une ombre : mais
elles ne peuvent pas nous découvrir le fond de
t abisme. Croyons que la justice aussi-bien que
p171
la misericorde de Dieu ne veulent pas estre
mesurées sur celles des hommes, et qu' elles ont
toutes deux des effets bien plus étendus et bien
plus intimes.
Mais pendant que les rigueurs de Dieu sur le
genre humain nous épouvantent, admirons comme
il tourne nos yeux à un objet plus agreable.
Sous la figure du serpent dont le rampement
tortueux estoit une vive image des dangereuses
insinuations et des détours fallacieux
de l' esprit malin, Dieu fait voir à Eve nostre
mere son ennemi vaincu, et luy montre cette
semence benite par laquelle son vainqueur devoit
avoir la teste écrasée , c' est à dire devoit voir
son orgueïl dompté, et son empire abbatu par
toute la terre.
Cette semence benite estoit Jesus-Christ fils
d' une Vierge, ce Jesus-Christ en qui seul Adam
n' avoit point peché, parce qu' il devoit sortir d' Adam
d' une maniere divine, conceû non de l' homme,
mais du Saint Esprit.
Mais avant que de nous donner le sauveur,
il falloit que le genre humain connust par une
longue experience le besoin qu' il avoit d' un tel
secours. L' homme fut donc laissé à luy-mesme,
ses inclinations se corrompirent, ses débordemens
allerent à l' excés, et l' iniquité couvrit toute
la face de la terre.
Alors Dieu medita une vengeance dont il voulut
que le souvenir ne s' éteignist jamais parmi
p172
les hommes : c' est celle du deluge universel dont
en effet la memoire dure encore dans toutes les
nations, aussi-bien que celle des crimes qui
l' ont attiré.
Que les hommes ne pensent plus que le monde
va tout seul, et que ce qui a esté sera toûjours
comme de luy-mesme. Dieu qui a tout
fait, et par qui tout subsiste, va noyer tous les
animaux avec tous les hommes, c' est à dire qu' il
va détruire la plus belle partie de son ouvrage.
Il n' avoit besoin que de luy-mesme pour détruire
ce qu' il avoit fait d' une parole : mais il
trouve plus digne de luy de faire servir ses creatures
d' instrument à sa vengeance, et il appelle
les eaux pour ravager la terre couverte de crimes.
Il s' y trouva pourtant un homme juste. Dieu,
avant que de le sauver du deluge des eaux, l' avoit
préservé par sa grace du deluge de l' iniquité.
Sa famille fut réservée pour repeupler la terre
qui n' alloit plus estre qu' une immense solitude.
Par les soins de cét homme juste, Dieu sauve
les animaux, afin que l' homme entende qu' ils
sont faits pour luy, et soumis à son empire par
leur createur.
Le monde se renouvelle, et la terre sort encore
une fois du sein des eaux : mais dans ce renouvellement,
il demeure une impression éternelle
de la vengeance divine. Jusqu' au deluge
toute la nature estoit plus forte et plus vigoureuse :
p173
par cette immense quantité d' eaux que
Dieu amena sur la terre, et par le long sejour
qu' elles y firent, les sucs qu' elle enfermoit furent
alterez ; l' air chargé d' une humidité excessive
fortifia les principes de la corruption ; et la
premiere constitution de l' univers se trouvant
affoiblie, la vie humaine qui se poussoit jusques
à prés de mille ans se diminua peu à peu : les herbes
et les fruits n' rent plus leur premiere force,
et il fallut donner aux hommes une nourriture
plus substantielle dans la chair des animaux.
Ainsi devoient disparoistre et s' effacer peu à
peu les restes de la premiere institution ; et la
nature changée avertissoit l' homme que Dieu
n' estoit plus le mesme pour luy depuis qu' il
avoit es irrité par tant de crimes.
Au reste cette longue vie des premiers hommes
marquée dans les annales du peuple de Dieu,
n' a pas es inconnuë aux autres peuples, et leurs
anciennes traditions en ont conservé la memoire.
La mort qui s' avançoit fit sentir aux hommes
une vengeance plus prompte ; et comme
tous les jours ils s' enfonçoient de plus en plus
dans le crime, il falloit qu' ils fussent aussi, pour
ainsi parler, tous les jours plus enfoncez dans
leur supplice.
Le seul changement des viandes leur pouvoit
marquer combien leur estat alloit s' empirant,
puis qu' en devenant plus foibles, ils devenoient
p174
en mesme temps plus voraces et plus sanguinaires.
Avant le temps du deluge, la nourriture que
les hommes prenoient sans violence dans les
fruits qui tomboient d' eux mesmes, et dans les
herbes qui aussi-bien sechoient si viste, estoit
sans doute quelque reste de la premiere innocence,
et de la douceur à laquelle nous estions
formez. Maintenant pour nous nourrir il faut
pandre du sang malgré l' horreur qu' il nous
cause naturellement ; et tous les rafinemens dont
nous nous servons pour couvrir nos tables suffisent
à peine à nous déguiser les cadavres qu' il
nous faut manger pour nous assouvir.
Mais ce n' est là que la moindre partie de nos
malheurs. La vie déja racourcie s' abrege encore
par les violences qui s' introduisent dans le genre
humain. L' homme qu' on voyoit dans les premiers
temps épargner la vie des bestes, s' est accoustu
à n' épargner plus la vie de ses semblables.
C' est en vain que Dieu défendit aussitost
aprés le deluge de verser le sang humain ;
en vain, pour sauver quelque vestige de la premiere
douceur de nostre nature, en permettant
de manger de la chair des bestes, il en avoit réservé
le sang. Les meurtres se multiplierent sans
mesure. Il est vray qu' avant le deluge Caïn avoit
sacrifié son frere à sa jalousie. Lamech sorti de
Caïn avoit fait le second meurtre, et on peut
croire qu' il s' en fit d' autres aprés ces damnables
p175
exemples. Mais les guerres n' estoient pas encore
inventées. Ce fut aprés le deluge que parurent
ces ravageurs de provinces, que l' on a nommez
conquerans, qui poussez par la seule gloire du
commandement, ont exterminé tant d' innocens.
Nemrod, maudit rejetton de Cham maudit par
son pere, commença à faire la guerre seulement
pour s' établir un empire. Depuis ce temps
l' ambition s' est joûée sans aucune borne de la vie
des hommes : ils en sont venus à ce point de
s' entretuer sans se haïr : le comble de la gloire
et le plus beau de tous les arts a esté de se tuer
les uns les autres.
Voilà les commencemens du monde, tels que
l' histoire de Moïse nous les represente : commencemens
heureux d' abord, pleins ensuite de
maux infinis ; par rapport à Dieu qui fait tout,
toûjours admirables ; tels enfin que nous apprenons
en les repassant dans nostre esprit, à considerer
l' univers et le genre humain tjours sous
la main du créateur, tiré du néant par sa parole,
conservé par sa bonté, gouver par sa sagesse,
puni par sa justice, delivré par sa misericorde,
et toûjours assujeti à sa puissance.
Ce n' est pas icy l' univers tel que l' ont conceû
les philosophes, formé selon quelques-uns par
un concours fortuit des premiers corps, ou qui
selon les plus sages a fourni sa matiere à son auteur,
qui par consequent n' en dépend, ni dans
le fond de son estre, ni dans son premier estat,
p176
et qui l' astreint à certaines loix que luy-mesme
ne peut violer.
Moïse et nos anciens peres dont Moïse a recuëilli
les traditions nous donnent d' autres pensées.
Le Dieu qu' il nous a montré a bien une autre
puissance : il peut faire et défaire ainsi qu' il
luy plaist ; il donne des loix à la nature, et les
renverse quand il veut.
Si pour se faire connoistre dans le temps que
la pluspart des hommes l' avoient oublié, il a fait
des miracles étonnans, et a forcé la nature à sortir
de ses loix les plus constantes, il a continué
par là à montrer qu' il en estoit le maistre absolu,
et que sa volonté est le seul lien qui entretient
l' ordre du monde.
C' est justement ce que les hommes avoient
oublié : la stabilité d' un si bel ordre ne servoit
plus qu' à leur persuader que cét ordre avoit toûjours
esté, et qu' il estoit de soy-mesme ; par où
ils estoient portez à adorer ou le monde en général,
ou les astres, les elemens, et enfin tous
ces grands corps qui le composent. Dieu donc
a témoigné au genre humain une bondigne
de luy, en renversant dans des occasions éclatantes
t ordre qui non seulement ne les frapoit
plus parce qu' ils y estoient accoustumez,
mais encore qui les portoit, tant ils estoient
aveuglez, à imaginer hors de Dieu l' éternité et
l' indépendance.
L' histoire du peuple de Dieu attestée par sa
p177
propre suite et par la religion tant de ceux qui
l' ont écrite que de ceux qui l' ont conservée avec
tant de soin, a gar comme dans un fidele registre
la memoire de ces miracles, et nous donne
par là l' idée veritable de l' empire supréme de
Dieu maistre tout-puissant de ses créatures, soit
pour les tenir sujetes aux loix générales qu' il a
établies, soit pour leur en donner d' autres
quand il juge qu' il est necessaire de réveiller par
quelque coup surprenant le genre humain endormi.
Voilà le Dieu que Moïse nous a propo dans
ses ecrits comme le seul qu' il falloit servir ; voilà
le Dieu que les patriarches ont adoré avant
Moïse ; en un mot le Dieu d' Abraham, d' Isaac,
et de Jacob, à qui nostre pere Abraham a
bien voulu immoler son fils unique, dont Melchisedech
figure de Jesus-Christ estoit le pontife,
à qui nostre pere Noé a sacrifié en sortant de
l' arche, que le juste Abel avoit reconnu en luy
offrant ce qu' il avoit de plus précieux, que Seth
donné à Adam à la place d' Abel avoit fait connoistre
à ses enfans appellez aussi les enfans de
Dieu, qu' Adam mesme avoit montré à ses descendans
comme celuy des mains duquel il s' estoit
veû récemment sorti, et qui seul pouvoit mettre
fin aux maux de sa malheureuse posterité.
La belle philosophie que celle qui nous donne
des idées si pures de l' auteur de nostre estre !
La belle tradition que celle qui nous conserve
p178
la memoire de ses oeuvres magnifiques ! Que le
peuple de Dieu est saint, puis que par une suite
non interrompuë depuis l' origine du monde
jusqu' à nos jours, il a toûjours conservé une
tradition et une philosophie si sainte !
PARTIE 2 CHAPITRE 2
Mais comme le peuple de Dieu a pris sous le
patriarche Abraham une forme plus reglée, il
est nécessaire, monseigneur, de vous arrester
un peu sur ce grand homme.
Il nasquit environ trois cens cinquante ans
aprés le deluge, dans un temps la vie humaine,
quoy-queduite à des bornes plus étroites,
estoit encore tres-longue. Noé ne faisoit que de
mourir, Sem son fils aisné vivoit encore, et Abraham
à pû passer avec luy presque toute sa vie.
Representez-vous donc le monde encore nouveau,
et encore pour ainsi dire tout tremdes
eaux du deluge, lors que les hommes si prés
de l' origine des choses, n' avoient besoin pour
connoistre l' unité de Dieu et le service qui luy
estoit d que de la tradition qui s' en estoit
conservée depuis Adam, et depuis Noé : tradition
d' ailleurs si conforme aux lumieres de la
raison, qu' il sembloit qu' une verité si claire et si
importante ne pust jamais estre obscurcie, ni
oubliée parmi les hommes. Tel est le premier
estat de la religion qui dure jusqu' à Abraham,
pour connoistre les grandeurs de Dieu, les
hommes n' avoient à consulter que leur raison
et leur memoire.
p179
Mais la raison estoit foible et corrompuë ; et
à mesure qu' on s' éloignoit de l' origine des choses,
les hommes brouïlloient les idées qu' ils
avoient receûës de leurs ancestres. Les enfans indociles
ou mal appris n' en vouloient plus croire
leurs grands-peres décrepits, qu' ils ne connoissoient
qu' à peine aprés tant de générations ; le
sens humain abruti ne pouvoit plus s' élever aux
choses intellectuelles, et les hommes ne voulant
plus adorer que ce qu' ils voyoient, l' idolatrie
se pandoit par tout l' univers.
L' esprit qui avoit trompé le premier homme
goustoit alors tout le fruit de sa séduction, et
voyoit l' effet entier de cette parole, vous serez
comme des dieux . Dés le moment qu' il l' a profera,
il songeoit à confondre en l' homme l' idée
de Dieu avec celle de la créature, et à diviser un
nom dont la majesté consiste à estre incommunicable.
Son projet luy réüssissoit. Les hommes
ensevelis dans la chair et dans le sang avoient
pourtant conservé une idée obscure de la puissance
divine qui se soustenoit par sa propre force ;
mais qui brouïllée avec les images venuës par
leurs sens, leur faisoit adorer toutes les choses
il paroissoit quelque activité et quelque puissance.
Ainsi le soleil et les astres qui se faisoient
sentir de si loin, le feu et les élemens dont les
effets estoient si universels, furent les premiers
objets de l' adoration publique. Les grands rois,
les grands conquerans qui pouvoient tout sur la
p180
terre, et les auteurs des inventions utiles à la
vie humaine, rent bientost aprés les honneurs
divins. Les hommes porterent la peine de s' estre
soûmis à leur sens : les sens déciderent de tout,
et firent, malgré la raison, tous les dieux qu' on
adora sur la terre.
Que l' homme parut alors éloigné de sa premiere
institution, et que l' image de Dieu y estoit
gastée ! Dieu pouvoit-il l' avoir fait avec ces
perverses inclinations qui se déclaroient tous les
jours de plus en plus ? Et cette pente prodigieuse
qu' il avoit à s' assujetir à toute autre chose qu' à son
Seigneur naturel, ne montroit-elle pas trop
visiblement la main étrangere, par laquelle l' oeuvre
de Dieu avoit esté si profondément alterée dans
l' esprit humain, qu' à peine pouvoit-on y en
reconnoistre quelque trace ? Poussé par cette aveugle
impression qui le dominoit, il s' enfonçoit
dans l' idolatrie, sans que rien le pust retenir.
Un si grand mal faisoit des progrés étranges. De
peur qu' il n' infectast tout le genre humain, et
n' éteignist tout-à-fait la connoissance de Dieu,
ce grand Dieu appella d' enhaut son serviteur
Abraham, dans la famille duquel il vouloit établir
son culte et conserver l' ancienne croyance
tant de la création de l' univers que de la providence
particuliere avec laquelle il gouverne les
choses humaines.
Abraham a toûjours esté célebre dans l' Orient.
Ce n' est pas seulement les hébreux qui le
p181
regardent comme leur pere. Les iduméens se
glorifient de la mesme origine. Ismaël fils d' Abraham
est connu parmi les arabes comme celuy
d' où ils sont sortis. La circoncision leur est
demeurée comme la marque de leur origine, et
ils l' ont receûë de tout temps, non pas au huitiéme
jour à la maniére des juifs, mais à treize
ans, comme l' ecriture nous apprend qu' elle fut
donnée à leur pere Ismaël : coustume qui dure
encore parmi les mahometans. D' autres peuples
arabes se ressouviennent d' Abraham et de Cetura,
et ce sont les mesmes que l' ecriture fait
sortir de ce mariage. Ce patriarche estoit chaldéen,
et ces peuples renommez pour leurs observations
astronomiques ont compté Abraham
comme un de leurs plus sçavans observateurs.
Les historiens de Syrie l' ont fait roy de Damas,
quoy-qu' étranger et venu des environs de Babylone,
et ils racontent qu' il quitta le royaume
de Damas pour s' établir dans le païs des chananéens,
depuis appellé Jue. Mais il vaut
mieux remarquer ce que l' histoire du peuple
de Dieu nous rapporte de ce grand homme.
Nous avons veû qu' Abraham suivoit le
genre de vie que suivirent les anciens hommes
avant que tout l' univers eust esté réduit en
royaumes. Il regnoit dans sa famille avec laquelle
il embrassoit cette vie pastorale tant renommée
pour sa simplicité et son innocence ;
riche en troupeaux, en esclaves, et en argent ;
p182
mais sans terres et sans domaine ; et toutefois
il vivoit dans un royaume étranger, respecté, et
indépendant comme un prince. Sa pieté et sa
droiture protegée de Dieu, luy attiroit ce respect.
Il traitoit d' égal avec les rois qui recherchoient
son alliance, et c' est de là qu' est ven
l' ancienne opinion qui l' a luy-mesme fait roy.
Quoy-que sa vie fust simple et pacifique, il
sçavoit faire la guerre, mais seulement pour fendre
ses alliez opprimez. Il les défendit, et les
vengea par une victoire signalée : il leur rendit
toutes leurs richesses reprises sur leurs ennemis
sans server autre chose que la dixme qu' il offrit
à Dieu, et la part qui appartenoit aux troupes
auxiliaires qu' il avoit menées au combat. Au
reste, aprés un si grand service, il refusa les presens
des rois avec une magnanimité sans exemple,
et ne put souffrir qu' aucun homme se vantast
d' avoir enrichi Abraham. Il ne vouloit rien
devoir qu' à Dieu qui le protegeoit, et qu' il suivoit
seul avec une foy et une obéïssance parfaite.
Guidé par cette foy, il avoit quitté sa terre
natale pour venir au païs que Dieu luy montroit.
Dieu qui l' avoit appellé, et qui l' avoit
rendu digne de son alliance, la conclut à ces
conditions.
Il luy déclara qu' il seroit le Dieu de luy et
de ses enfans, c' est à dire qu' il seroit leur
protecteur, et qu' ils le serviroient comme le seul
Dieu créateur du ciel et de la terre.
p183
Il luy promit une terre (ce fut celle de Chanaan)
pour servir de demeure fixe à sa posterité,
et de siége à la religion.
Il n' avoit point d' enfans, et sa femme Sara
estoit sterile. Dieu luy jura par soy-mesme, et
par son éternelle verité, que de luy et de cette
femme naistroit une race qui égaleroit les etoiles
du ciel et le sable de la mer.
Mais voicy l' article le plus memorable de la
promesse divine. Tous les peuples se précipitoient
dans l' idolatrie. Dieu promit au saint
patriarche qu' en luy et en sa semence toutes ces
nations aveugles qui oublioient leur createur
seroient benites, c' est à dire rappellées à sa
connoissance, où se trouve la veritable benediction.
Par cette parole Abraham est fait le pere de
tous les croyans, et sa posterité est choisie pour
estre la source d' où la benediction doit s' étendre
par toute la terre.
En cette promesse estoit enfere la venuë du
messie tant de fois pdit à nos peres, mais
toûjours predit comme celuy qui devoit estre le
sauveur de tous les gentils et de tous les peuples
du monde.
Ainsi ce germe beni, promis à Eve, devint
aussi le germe et le rejeton d' Abraham.
Tel est le fondement de l' alliance ; telles en
sont les conditions. Abraham en receût la marque
dans la circoncision, cerémonie dont le propre
p184
effet estoit de marquer que ce saint homme
appartenoit à Dieu avec toute sa famille.
Abraham estoit sans enfans quand Dieu commença
à benir sa race. Dieu le laissa plusieurs
années sans luy en donner. Aprés il eût Ismaël,
qui devoit estre pere d' un grand peuple, mais
non pas de ce peuple éleû tant promis à Abraham.
Le pere du peuple él devoit sortir de
luy et de sa femme Sara qui estoit sterile. Enfin
treize ans aprés Ismaël, il vint cét enfant
tant desiré : il fut nomIsaac, c' est à dire
ris , enfant de joye, enfant de miracle, enfant de
promesse, qui marque par sa naissance que les
vrais enfans de Dieu naissent de la grace.
Il estoitja grand ce benit enfant, et dans
un âge où son pere pouvoit esperer d' en avoir
d' autres enfans, quand tout à coup Dieu luy
commanda de l' immoler. A quelles épreuves la
foy est-elle exposée ? Abraham mena Isaac à la
montagne que Dieu luy avoit montrée, et il alloit
sacrifier ce fils en qui seul Dieu luy promettoit
de le rendre pere et de son peuple et du messie.
Isaac presentoit le sein à l' épée que son pere
tenoit toute preste à fraper. Dieu content de
l' obéïssance du pere et du fils, n' en demande
pas davantage. Aprés que ces deux grands hommes
ont don au monde une image si vive et
si belle de l' oblation volontaire de Jesus-Christ,
et qu' ils ont gousté en esprit les amertumes de
sa croix, ils sont jugez vraiment dignes d' estre ses
p185
ancestres. La fidelité d' Abraham fait que Dieu
luy confirme toutes ses promesses, et benit de
nouveau non seulement sa famille, mais encore
par sa famille toutes les nations de l' univers.
En effet, il continua sa protection à Isaac son
fils, et à Jacob son petit-fils. Ils furent ses
imitateurs, attachez comme luy à la croyance ancienne,
à l' ancienne maniere de vie qui estoit
la vie pastorale, à l' ancien gouvernement du
genre humain où chaque pere de famille estoit
prince dans sa maison. Ainsi dans les changemens
qui s' introduisoient tous les jours parmi
les hommes, la sainte antiquité revivoit dans
la religion et dans la conduite d' Abraham et de
ses enfans.
Aussi Dieu réitera-t-il à Isaac et à Jacob les
mesmes promesses qu' il avoit faites à Abraham ;
et comme il s' estoit appellé le Dieu d' Abraham,
il prit encore le nom de Dieu d' Isaac, et de Dieu
de Jacob.
Sous sa protection ces trois grands hommes
commencerent à demeurer dans la terre de Chanaan,
mais comme des étrangers, et sans y posseder
un pied de terre , jusqu' à ce que la famine attira
Jacob en Egypte, où ses enfans multipliez
devinrent bientost un grand peuple, comme Dieu
l' avoit promis.
Au reste, quoy-que ce peuple que Dieu faisoit
naistre dans son alliance, deust s' étendre par la
génération, et que la benediction deust suivre le
p186
sang, ce grand Dieu ne laissa pas d' y marquer
l' élection de sa grace. Car aprés avoir choisi
Abraham du milieu des nations, parmi les enfans
d' Abraham il choisit Isaac, et des deux
jumeaux d' Isaac il choisit Jacob, à qui il donna
le nom d' Israël.
Jacob eût douze enfans, qui furent les douze
patriarches auteurs des douze tribus. Tous
devoient entrer dans l' alliance : mais Juda fut
choisi parmi tous ses freres pour estre le pere
des rois d' Israël, et le pere du messie tant promis
à ses ancestres.
Le temps devoit venir que dix tribus estant
retranchées du peuple de Dieu pour leur infidelité,
la posterité d' Abraham ne conserveroit
son ancienne benediction, c' est à dire la religion,
la terre de Chanaan, et l' esperance du
messie, qu' en la seule tribu de Juda qui devoit
donner le nom au reste des israëlites qu' on appella
juifs, et à tout le païs qu' on nomma Judée.
Ainsi l' élection divine paroist toûjours mesme
dans ce peuple charnel, qui devoit se conserver
par la propagation ordinaire.
Jacob vit en esprit le secret de cette élection.
Comme il estoit prest à expirer, et que ses enfans
autour de son lit demandoient la benediction
d' un si bon pere, Dieu luy découvrit l' estat des
douze tribus quand elles seroient dans la terre
promise : il l' expliqua en peu de paroles, et ce peu
de paroles renferment des mysteres innombrables.
p187
Quoy-que tout ce qu' il dit des freres de Juda
soit exprimé avec une magnificence extraordinaire,
et ressente un homme transporté hors de
luy-mesme par l' esprit de Dieu : quand il vient à
Juda, il s' éleve encore plus haut. Juda, dit-il,
tes freres te loûëront ; ... etc.
la suite de la prophetie regarde à la lettre la
contrée que la tribu de Juda devoit occuper
dans la terre sainte. Mais les dernieres paroles
que nous avons veûës, en quelque façon qu' on
les veuïlle prendre, ne signifient autre chose que
celuy qui devoit estre l' envoyé de Dieu, le ministre
et l' interprete de ses volontez, l' accomplissement
de ses promesses, et le roy du nouveau
peuple, c' est à dire le messie ou l' oint du
Seigneur.
Jacob n' en parle expressément qu' au seul Juda
dont ce messie devoit naistre : il comprend dans
p188
la destinée de Juda seul, la destinée de toute la
nation, qui aprés sa dispersion devoit voir les
restes des autres tribusünies sous les étendars
de Juda.
Tous les termes de la prophetie sont clairs :
il n' y a que le mot de sceptre que l' usage de
nostre langue nous pourroit faire prendre pour
la seule royauté ; au lieu que dans la langue sainte
il signifie en général, la puissance, l' autorité,
la magistrature. Cét usage du mot de sceptre se
trouve à toutes les pages de l' ecriture : il paroist
mesme manifestement dans la prophetie de Jacob,
et le patriarche veut dire qu' aux jours du
messie toute autorité cessera dans la maison
de Juda, ce qui emporte la ruine totale d' un
estat.
Ainsi les temps du messie sont marquez icy
par un double changement. Par le premier, le
royaume de Juda et du peuple juif est menacé
de sa derniere ruïne. Par le second, il doit s' élever
un nouveau royaume, non pas d' un seul
peuple, mais de tous les peuples, dont le messie
doit estre le chef et l' esperance.
Dans le stile de l' ecriture, le peuple juif est
appellé en nombre singulier, et par excellence,
le peuple, ou le peuple de Dieu ; et quand on
trouve les peuples , ceux qui sont exercez dans
les ecritures, entendent les autres peuples qu' on
voit aussi promis au messie dans la prophetie
de Jacob.
p189
Cette grande prophetie comprend en peu de
paroles toute l' histoire du peuple juif et du
Christ qui luy est promis. Elle marque toute la
suite du peuple de Dieu, et l' effet en dure encore.
Aussi ne prétens-je pas vous en faire un commentaire :
vous n' en aurez pas besoin, puis qu' en
remarquant simplement la suite du peuple de
Dieu, vous verrez le sens de l' oracle se veloper
de luy-mesme, et que les seuls évenemens
en seront les interpretes.
PARTIE 2 CHAPITRE 3
Aprés la mort de Jacob, le peuple de Dieu
demeura en Egypte, jusques au temps de la
mission de Moïse, c' est à dire environ deux cens
ans.
Ainsi il se passa quatre cens trente ans avant
que Dieu donnast à son peuple la terre qu' il luy
avoit promise.
Il vouloit accoustumer ses eleûs à se fier à
sa promesse, asseûrez qu' elle s' accomplit tost ou
tard, et toûjours dans les temps marquez par
son éternelle providence.
Les iniquitez des amorrens dont il leur
vouloit donner et la terre et les dépouïlles,
n' estoient pas encore, comme il le déclare à
Abraham, au comble il les attendoit pour
les livrer à la dure et impitoyable vengeance
qu' il vouloit exercer sur eux par les mains de
son peuple éleû.
Il falloit donner à ce peuple le temps de se
multiplier, afin qu' il fust en estat de remplir la
p190
terre qui luy estoit destinée, et de l' occuper par
force, en exterminant ses habitans maudits de
Dieu.
Il vouloit qu' ils éprouvassent en Egypte une
dure et insupportable captivité, afin qu' estant
delivrez par des prodiges inïs, ils aimassent
leur liberateur, et célebrassent éternellement ses
misericordes.
Voilà l' ordre des conseils de Dieu, tels que
luy-mesme nous les avelez, pour nous apprendre
à le craindre, à l' adorer, à l' aimer, à l' attendre
avec foy et patience.
Le temps estant arrivé, il écoute les cris de
son peuple cruellement affligé par les egyptiens,
et il envoye Moïse pour delivrer ses enfans de
leur tyrannie.
Il se fait connoistre à ce grand homme plus
qu' il n' avoit jamais fait à aucun homme vivant.
Il luy apparoist d' une maniere également magnifique
et consolante : il luy déclare qu' il est
celuy qui est. Tout ce qui est devant luy n' est
qu' une ombre. je suis, dit-il, celuy qui suis :
l' estre et la perfection m' appartiennent à moy seul.
Il prend un nouveau nom, qui désigne l' estre et
la vie en luy comme dans leur source ; et c' est
ce grand nom de Dieu terrible, mysterieux,
incommunicable, sous lequel il veut doresnavant
estre servi.
Je ne vous raconteray pas en particulier les
playes de l' Egypte, ni l' endurcissement de Pharaon,
p191
ni le passage de la mer Rouge, ni la fumée,
les éclairs, la trompette resonnante, le
bruit effroyable qui parut au peuple sur le mont
Sinaï. Dieu y gravoit de sa main sur deux tables
de pierre les préceptes fondamentaux de la
religion et de la societé : il dictoit le reste à
Moïse à haute voix. Pour maintenir cette loy
dans sa vigueur, il eût ordre de former une assemblée
nerable de septante conseillers, qui
pouvoit estre appellée le senat du peuple de
Dieu, et le conseil perpetuel de la nation. Dieu
parut publiquement, et fit publier sa loy en sa
presence avec une démonstration étonnante de
sa majesté et de sa puissance.
Jusques-là Dieu n' avoit rien don par écrit
qui pust servir de regle aux hommes. Les enfans
d' Abraham avoient seulement la circoncision,
et les céremonies qui l' accompagnoient, pour
marque de l' alliance que Dieu avoit contractée
avec cette race éleûë. Ils estoient separez par
cette marque des peuples qui adoroient les fausses
divinitez : au reste, ils se conservoient dans
l' alliance de Dieu par le souvenir qu' ils avoient
des promesses faites à leurs peres, et ils estoient
connus comme un peuple qui servoit le Dieu
d' Abraham, d' Isaac, et de Jacob. Dieu estoit si
fort oublié, qu' il falloit le discerner par le nom
de ceux qui avoient esté ses adorateurs, et dont
il estoit aussi le protecteur déclaré.
Ce grand Dieu ne voulut point abandonner
p192
plus long-temps à la seule memoire des hommes
le mystere de la religion et de son alliance.
Il estoit temps de donner de plus fortes barrieres
à l' idolatrie, qui inondoit tout le genre
humain, et achevoit d' y éteindre les restes de
la lumiere naturelle.
L' ignorance et l' aveuglement s' estoit prodigieusement
accru depuis le temps d' Abraham.
De son temps, et un peu aprés, la connoissance
de Dieu paroissoit encore dans la Palestine et
dans l' Egypte. Melchisedec roy de Salem estoit
le pontife du Dieu tres-haut, qui a fait le ciel
et la terre . Abimelec roy de Gerare, et son
successeur de mesme nom, craignoient Dieu, juroient
en son nom, et admiroient sa puissance.
Les menaces de ce grand Dieu estoient redoutées
par Pharaon roy d' Egypte : mais dans le
temps de Moïse, ces nations s' estoient perverties.
Le vray Dieu n' estoit plus connu en Egypte
comme le Dieu de tous les peuples de l' univers,
mais comme le Dieu des hebreux . On adoroit
jusqu' aux bestes et jusqu' aux reptiles. Tout
estoit Dieu, excepté Dieu mesme ; et le monde
que Dieu avoit fait pour manifester sa puissance,
sembloit estre devenu un temple d' idoles. Le
genre humain s' égara jusqu' à adorer ses vices
et ses passions ; et il ne faut pas s' en étonner. Il
n' y avoit point de puissance plus inévitable, ni
plus tyrannique que la leur. L' homme accoustumé
à croire divin tout ce qui estoit puissant,
p193
comme il se sentoit entraisné au vice par une
force invincible, crut aisément que cette force
estoit hors de luy, et s' en fit bientost un Dieu.
C' est par là que l' amour impudique eût tant
d' autels, et que des impuretez qui font horreur
commencerent à estre meslées dans les sacrifices.
La cruauté y entra en mesme temps. L' homme
coupable, qui estoit troublé par le sentiment
de son crime, et regardoit la divinité comme
ennemie, crut ne pouvoir l' appaiser par les
victimes ordinaires. Il fallut verser le sang humain
avec celuy des bestes : une aveugle frayeur
poussoit les peres à immoler leurs enfans, et à
les brusler à leurs dieux au lieu d' encens. Ces
sacrifices estoient communs dés le temps de Moïse,
et ne faisoient qu' une partie de ces horribles
iniquitez des amorrhéens, dont Dieu commit la
vengeance aux israëlites.
Mais ils n' estoient pas particuliers à ces peuples.
On sçait que dans tous les peuples du monde,
sans en excepter aucun, les hommes ont sacrifié
leurs semblables ; et il n' y a point eû d' endroit
sur la terre où on n' ait servi de ces tristes
et affreuses divinitez, dont la haine implacable
pour le genre humain exigeoit de telles victimes.
Au milieu de tant d' ignorances, l' homme vint
à adorer jusqu' à l' oeuvre de ses mains. Il crut
pouvoir renfermer l' esprit divin dans des statuës,
p194
et il oublia si profondément que Dieu l' avoit
fait, qu' il crut à son tour pouvoir faire un
Dieu. Qui le pourroit croire, si l' experience
ne nous faisoit voir qu' une erreur si stupide et
si brutale n' estoit pas seulement la plus universelle,
mais encore la plus enracie et la plus incorrigible
parmi les hommes ? Ainsi il faut reconnoistre,
à la confusion du genre humain, que
la premiere des veritez, celle que le monde
presche, celle dont l' impression est la plus puissante,
estoit la plus éloignée de la veûë des hommes.
La tradition qui la conservoit dans leurs
esprits, quoy-que claire encore, et assez presente,
si on y eust esté attentif, estoit preste à s' évanoûïr :
des fables prodigieuses et aussi pleines
d' impieté que d' extravagance prenoient sa place.
Le moment estoit venu où la verité mal gare
dans la memoire des hommes, ne pouvoit plus
se conserver sans estre écrite ; et Dieu ayant résolu
d' ailleurs de former son peuple à la vertu
par des loix plus expresses et en plus grand nombre,
il résolut en mesme temps de les donner par écrit.
Moïse fut appellé à t ouvrage. Ce grand
homme recueïllit l' histoire des siecles passez ;
celle d' Adam, celle de Noé, celle d' Abraham,
celle d' Isaac, celle de Jacob, celle de Joseph,
ou plûtost celle de Dieu mesme et de ses faits
admirables.
Il ne luy fallut pas déterrer de loin les traditions
p195
de ses ancestres. Il nasquit cent ans aprés
la mort de Jacob. Les vieillards de son temps
avoient pû converser plusieurs années avec ce
saint patriarche : la memoire de Joseph et des
merveilles que Dieu avoit faites par ce grand
ministre des rois d' Egypte estoit encore récente.
La vie de trois ou quatre hommes remontoit
jusqu' à Noé, qui avoit veû les enfans d' Adam,
et touchoit, pour ainsi parler, à l' origine
des choses.
Ainsi les traditions anciennes du genre humain,
et celles de la famille d' Abraham n' estoient
pas mal-aisées à recueïllir : la memoire en
estoit vive ; et il ne faut pas s' étonner si Moise
dans sa genese parle des choses arrivées dans les
premiers siecles comme de choses constantes,
dont mesme on voyoit encore et dans les peuples
voisins et dans la terre de Chanaan des
monumens remarquables.
Dans le temps qu' Abraham, Isaac et Jacob
avoient habité cette terre, ils y avoient érigé
par tout des monumens des choses qui leur
estoient arrivées. On y montroit encore les lieux
ils avoient habité ; les puits qu' ils avoient
creusez dans ces païs secs pour abreuver leur
famille et leurs troupeaux ; les montagnes où ils
avoient sacrifié à Dieu, et où il leur estoit
apparu ; les pierres qu' ils avoient dressées ou
entassées pour servir de memorial à la posterité ; les
tombeaux où reposoient leurs cendres benites.
p196
La memoire de ces grands hommes estoit récente,
non seulement dans tout le païs, mais encore
dans tout l' Orient, plusieurs nationslebres
n' ont jamais oublié qu' elles venoient de
leur race.
Ainsi quand le peuple hebreu entra dans la
terre promise, tout y célebroit leurs ancestres ;
et les villes et les montagnes, et les pierres mesmes
y parloient de ces hommes merveilleux, et
des visions étonnantes par lesquelles Dieu les
avoit confirmez dans l' ancienne et véritable croyance.
Ceux qui connoissent tant soit peu les antiquitez,
sçavent combien les premiers temps
estoient curieux d' ériger, et de conserver de tels
monumens, et combien la posterité retenoit
soigneusement les occasions qui les avoient fait
dresser. C' estoit une des manieres d' écrire l' histoire :
on a depuis façonné et poli les pierres ; et
les statuës ont succedé aprés les colonnes aux
masses grossieres et solides, que les premiers
temps érigeoient.
On a mesme de grandes raisons de croire que
dans la lignée où s' est conservée la connoissance
de Dieu, on conservoit aussi par écrit des
memoires des anciens temps. Car les hommes
n' ont jamais esté sans ce soin. Du moins est-il
asseûqu' il se faisoit des cantiques que les peres
apprenoient à leurs enfans ; cantiques qui
se chantant dans les festes et dans les assemblées,
p197
y perpetuoient la memoire des actions
les plus éclatantes des siécles passez.
De là est née la poësie changée dans la suite
en plusieurs formes, dont la plus ancienne se
conserve encore dans les odes et dans les cantiques
employez par tous les anciens, et encore
à present par les peuples qui n' ont pas l' usage
des lettres, à loûër la divinité et les grands
hommes.
Le stile de ces cantiques hardi, extraordinaire,
naturel toutefois en ce qu' il est propre à
representer la nature dans ses transports, qui
marche pour cette raison par de vives et impetueuses
saillies affranchi des liaisons ordinaires
que recherche le discours uni, renfermé d' ailleurs
dans des cadences nombreuses qui en augmentent
la force, surprend l' oreille, saisit l' imagination,
émeut le coeur, et s' imprime plus
aisément dans la memoire.
Parmi tous les peuples du monde, celuy
de tels cantiques ont esté le plus en usage, a
esté le peuple de Dieu. Moïse en marque un grand
nombre, qu' il désigne par les premiers vers,
parce que le peuple sçavoit le reste. Luy-mesme
en a fait deux de cette nature. Le premier nous
met devant les yeux le passage triomphant de la
mer Rouge, et les ennemis du peuple de Dieu
les uns déja noyez, et les autres à-demi vaincus
par la terreur. Par le second Moïse confond
l' ingratitude du peuple, en lebrant les
p198
bontez et les merveilles de Dieu. Les siécles suivans
l' ont imité. C' estoit Dieu et ses oeuvres
merveilleuses qui faisoient le sujet des odes
qu' ils ont composées : Dieu les inspiroit luy-mesme,
et il n' y a proprement que le peuple de
Dieu où la poësie soit venuë par enthousiasme.
Jacob avoit prononcé dans ce langage mystique
les oracles qui contenoient la destinée de
ses enfans, afin que chaque tribu retinst plus
aisément ce qui la touchoit, et apprist à loûër
celuy qui n' estoit pas moins magnifique dans
ses pdictions que fidele à les accomplir.
Voilà les moyens dont Dieu s' est servi pour
conserver jusqu' à Moïse la memoire des choses
passées. Ce grand homme instruit par tous ces
moyens, et élevé au dessus par le saint esprit,
a écrit les oeuvres de Dieu avec une exactitude
et une simplicité qui attire la croyance et
l' admiration non pas à luy, mais à Dieu mesme.
Il a joint aux choses passées, qui contenoient
l' origine et les anciennes traditions du peuple
de Dieu, les merveilles que Dieu faisoit actuellement
pour sa delivrance. De cela il n' allegue
point aux israëlites d' autres témoins que leurs
yeux. Moïse ne leur conte point des choses qui
se soient passées dans des retraites impenétrables,
et dans des antres profonds : il ne parle point
en l' air : il particularise, et circonstantie toutes
choses, comme un homme qui ne craint point
d' estre démenti. Il fonde toutes leurs loix et
p199
toute leurpublique sur les merveilles qu' ils
ont veûës. Ces merveilles n' estoient rien moins
que la nature changée tout à coup en differentes
occasions pour les delivrer, et pour punir
leurs ennemis ; la mer separée en deux, la terre
entre-ouverte, un pain céleste, des eaux abondantes
tirées des rochers par un coup de verge,
le ciel qui leur donnoit un signal visible pour
marquer leur marche, et d' autres miracles semblables
qu' ils ont veû durer quarante ans.
Le peuple d' Israël n' estoit pas plus intelligent
ni plus subtil que les autres peuples, qui s' estant
livrez à leur sens, ne pouvoient concevoir un
Dieu invisible. Au contraire, il estoit grossier
et rebelle autant ou plus qu' aucun autre peuple.
Mais ce Dieu invisible dans sa nature se
rendoit tellement sensible par de continuels miracles,
et Moïse les inculquoit avec tant de force,
qu' à la fin ce peuple charnel se laissa toucher
de l' idée si pure d' un Dieu qui faisoit tout
par sa parole, d' un Dieu qui n' estoit qu' esprit,
que raison et intelligence.
De cette sorte, pendant que l' idolatrie si fort
augmentée depuis Abraham couvroit toute la
face de la terre, la seule posterité de ce patriarche
en estoit exempte. Leurs ennemis leur rendoient
ce témoignage ; et les peuples où la verité de la
tradition n' estoit pas encore tout à fait éteinte
s' écrioient avec étonnement, on ne voit point
d' idole en Jacob ; on n' y voit point de présages
superstitieux ;
p200
on n' y voit point de divinations, ni de sortileges :
c' est un peuple qui se fie au Seigneur son Dieu,
dont la puissance est invincible .
Pour imprimer dans les esprits l' unité de Dieu,
et la parfaite uniformité qu' il demandoit dans
son culte, Moïse répete souvent, que dans la
terre promise ce Dieu unique choisiroit un
lieu dans lequel seul se feroient les festes, les
sacrifices, et tout le service public. En attendant
ce lieu desiré, durant que le peuple erroit
dans le desert, Mse construisit le tabernacle,
temple portatif, où les enfans d' Israël presentoient
leurs voeux au Dieu qui avoit fait le ciel
et la terre, et qui nedaignoit pas de voyager,
pour ainsi dire, avec eux, et de les conduire.
Sur ce principe de religion, sur ce fondement
sacré estoit bastie toute la loy ; loy sainte,
juste, bienfaisante, honneste, sage, prévoyante
et simple, qui lioit la societé des hommes entre
eux par la sainte societé de l' homme avec
Dieu.
A ces saintes institutions, il ajousta des céremonies
majestueuses, des festes qui rappelloient
la memoire des miracles par lesquels le
peuple d' Israël avoit esté delivré ; et, ce
qu' aucun autre legislateur n' avoit o faire, des
asseûrances précises que tout leur réüssiroit tant
qu' ils vivroient soumis à la loy, au lieu que
leur desobéïssance seroit suivie d' une manifeste
et inévitable vengeance. Il falloit estre asseûré
p201
de Dieu pour donner ce fondement à ses loix,
et l' évenement a justifié que Moïse n' avoit pas
parlé de luy-mesme.
Quant à ce grand nombre d' observances dont
il a chargé les hebreux, encore que maintenant
elles nous paroissent superfls, elles estoient
alors necessaires pour separer le peuple de Dieu
des autres peuples, et servoient comme de barriere
à l' idolatrie, de peur qu' elle n' entraisnast
ce peuple choisi avec tous les autres.
Pour maintenir la religion et toutes les traditions
du peuple de Dieu, parmi les douze tribus
une tribu est choisie à laquelle Dieu donne
en partage avec les dixmes et les oblations, le
soin des choses sacrées. Levi et ses enfans sont
eux-mesmes consacrez à Dieu comme la dixme
de tout le peuple. Dans Levi Aaron est choisi
pour estre souverain pontife, et le sacerdoce
est rendu héréditaire dans sa famille.
Ainsi les autels ont leurs ministres ; la loy
a ses défenseurs particuliers ; et la suite du peuple
de Dieu est justifiée par la succession de ses
pontifes, qui va sans interruption depuis Aaron le
premier de tous.
Mais ce qu' il y avoit de plus beau dans cette
loy, c' est qu' elle préparoit la voye à une loy
plus auguste, moins chargée de remonies, et
plus feconde en vertus.
Moïse, pour tenir le peuple dans l' attente de
cette loy, leur confirme la venuë de ce grand
p202
prophete qui devoit sortir d' Abraham, d' Isaac,
et de Jacob. Dieu, dit-il, vous suscitera
du milieu de vostre nation et du nombre de vos
freres, un prophete semblable à moy. Ecoutez-le .
Ce prophete semblable à Mse, legislateur comme
luy, qui peut-il estre sinon le messie, dont la
doctrine devoit un jour regler et sanctifier tout
l' univers ?
Jusqu' à luy il ne devoit point s' élever en tout
Isrl un prophete semblable à Moïse, à qui
Dieu parlast face à face, et qui donnast des
loix à son peuple. Aussi jusqu' aux temps du
messie, le peuple, dans tous les temps et dans
toutes les difficultez, ne se fonde que sur Mse.
Comme Rome veroit les loix de Romulus,
de Numa, et des Xii tables ; comme Athenes
recouroit à celles de Solon ; comme Lacedémone
conservoit et respectoit celles de Lycurgue :
le peuple hebreu alleguoit sans cesse celles
de Moïse. Au reste, le legislateur y avoit si bien
reglé toutes choses, que jamais on n' a eû besoin
d' y rien changer. C' est pourquoy le corps du
droit judaïque n' est pas un recueïl de diverses
loix faites dans des temps et dans des occasions
differentes. Mse éclairé de l' esprit de Dieu,
avoit tout préveû. On ne voit point d' ordonnances
ni de David, ni de Salomon, ni de Josaphat,
ou d' Ezechias, quoy-que tous tres-zelez
pour la justice. Les bons princes n' avoient qu' à
faire observer la loy de Moïse, et se contentoient
p203
d' en recommander l' observance à leurs successeurs.
Y ajouster, ou en retrancher un seul article,
estoit un attentat que le peuple eust regaravec
horreur. On avoit besoin de la loy à chaque
moment pour regler non seulement les festes,
les sacrifices, les céremonies, mais encore toutes
les autres actions publiques et particulieres, les
jugemens, les contrats, les mariages, les successions,
les funerailles, la forme mesme des habits,
et en général tout ce qui regarde les moeurs.
Il n' y avoit point d' autre livre on étudiast
les préceptes de la bonne vie. Il falloit le fueilleter
et le mediter nuit et jour, en recueïllir des
sentences, les avoir toûjours devant les yeux.
C' estoit-là que les enfans apprenoient à lire. La
seule regle d' éducation qui estoit donnée à leurs
parens estoit de leur apprendre, de leur inculquer,
de leur faire observer cette sainte loy, qui
seule pouvoit les rendre sages dés l' enfance. Ainsi
elle devoit estre entre les mains de tout le monde.
Outre la lecture assiduë que chacun en devoit
faire en particulier, on en faisoit tous les sept ans
dans l' année solennelle de la rémission et du repos,
une lecture publique, et comme une nouvelle
publication à la feste des tabernacles, où tout
le peuple estoit assemblé durant huit jours. Mse
fit déposer auprés de l' arche, l' original du
deuteronome : c' estoit un abregé de toute la loy.
Mais de peur que dans la suite des temps elle ne
fust alterée par la malice ou par la negligence
p204
des hommes ; outre les copies qui couroient parmi
le peuple, on en faisoit des exemplaires authentiques,
qui soigneusement reveûs et gardez
par les prestres et les levites, tenoient lieu
d' originaux. Les rois (car Moïse avoit bien préveu
que ce peuple voudroit enfin avoir des rois
comme tous les autres) les rois, dis-je, estoient
obligez par une loy expresse du deuteronome
à recevoir des mains des prestres un de ces exemplaires
si religieusement corrigez, afin qu' ils le
transcrivissent, et le leussent toute leur vie. Les
exemplaires ainsi reveûs par autorité publique
estoient en singuliere véneration à tout le
peuple : on les regardoit comme sortis immediatement
des mains de Moïse, aussi purs et
aussi entiers que Dieu les luy avoit dictez. Un
ancien volume de cette vere et religieuse correction
ayant esté trouvé dans la maison du
Seigneur, sous le regne de Josias, et peut-estre
estoit-ce l' original mesme que Moïse avoit fait
mettre auprés de l' arche, excita la pieté de ce
saint roy, et luy fut une occasion de porter ce
peuple à la penitence. Les grands effets qu' a
operé dans tous les temps la lecture publique
de cette loy sont innombrables. En un mot c' estoit
un livre parfait, qui estant joint par Moïse
à l' histoire du peuple de Dieu, luy apprenoit
tout ensemble son origine, sa religion, sa police,
ses moeurs, sa philosophie, tout ce qui
sert à regler la vie, tout ce qui unit et forme la
p205
societé, les bons et les mauvais exemples, la
compense des uns, et les chastimens rigoureux
qui avoient suivi les autres.
Par cette admirable discipline, un peuple sorti
d' esclavage, et tenu quarante ans dans un desert,
arrive tout formé à la terre qu' il doit occuper.
Moïse le mene à la porte, et averti de sa
fin prochaine, il commet ce qui reste à faire à
Josué. Mais avant que de mourir, il composa ce
long et admirable cantique, qui commence par
ces paroles : ... etc. Dans ce silence
de toute la nature, il parle d' abord au peuple
avec une force inimitable, et prevoyant ses
infidelitez, il luy en découvre l' horreur. Tout d' un
coup il sort de luy-mesme comme trouvant tout
discours humain au dessous d' un sujet si grand :
il rapporte ce que Dieu dit, et le fait parler
avec tant de hauteur et tant de bonté, qu' on
ne sçait ce qu' il inspire le plus ou la crainte et
la confusion, ou l' amour et la confiance.
Tout le peuple apprit par coeur ce divin cantique
par ordre de Dieu et de Mse. Ce grand
homme aprés cela mourut content, comme un
homme qui n' avoit rien oublié pour conserver
parmi les siens la memoire des bienfaits et des
préceptes de Dieu. Il laissa ses enfans au milieu
de leurs citoyens sans aucune distinction, et
sans aucun établissement extraordinaire. Il a esté
adminon seulement de son peuple, mais de
p206
tous les peuples du monde ; et aucun legislateur
n' a jamais eû un si grand nom parmi les hommes.
On tient qu' il a écrit le livre de Job. La sublimité
des penes, et la majesté du stile rendent
cette histoire digne de Moïse. De peur que les
hebreux ne s' enorgueïllissent, en s' attribuant à
eux seuls la grace de Dieu ; il estoit bon de leur
faire entendre que ce grand Dieu avoit ses eleûs,
mesme dans la race d' Esaü. Quelle doctrine estoit
plus importante ? Et quel entretien plus utile
pouvoit donner Moïse au peuple affligé dans
le desert, que celuy de la patience de Job, qui
livré entre les mains de Satan pour estre exercé par
toute sorte de peines, se voit privé de ses biens,
de ses enfans, et de toute consolation sur la
terre ; incontinent aprés, frad' une horrible
maladie, et agité au dedans par la tentation du
blasphême et du desespoir ; qui neanmoins, en
demeurant ferme, fait voir qu' une ame fidele
soustenuë du secours divin, au milieu des épreuves
les plus effroyables, et malgré les plus
noires pensées que l' esprit malin puisse suggerer,
sçait non seulement conserver une confiance
invincible, mais encore s' eslever par ses propres
maux à la plus haute contemplation, et reconnoistre
dans les peines qu' elle endure avec le
neant de l' homme, le supresme empire de Dieu,
et sa sagesse infinie ? Voilà ce qu' enseigne le
livre de Job. Pour garder le caractere du temps,
p207
on voit la foy du saint homme couronnée par
des prosperitez temporelles : mais cependant le
peuple de Dieu apprend à connoistre quelle est
la vertu des souffrances, et à gouster la grace
qui devoit un jour estre attachée à la croix.
Moïse l' avoit goustée lors qu' il préfera les
souffrances et l' ignominie qu' il falloit subir avec
son peuple, aux délices et à l' abondance de la
maison du roy d' Egypte. Deslors Dieu luy fit
gouster les opprobres de Jesus-Christ. Il les
gousta encore davantage dans sa fuite précipitée,
et dans son exil de quarante ans. Mais il
avala jusqu' au fond le calice de Jesus-Christ,
lors que choisi pour sauver ce peuple, il luy en
fallut supporter les révoltes continuelles, où sa
vie estoit en peril. Il apprit ce qu' il en couste à
sauver les enfans de Dieu, et fit voir de loin
ce qu' une plus haute delivrance devoit un jour
couster au sauveur du monde.
Ce grand homme n' eût pas mesme la consolation
d' entrer dans la terre promise : il la vit
seulement du haut d' une montagne, et n' eût
point de honte d' écrire qu' il en estoit exclus par
un pec, qui tout leger qu' il paroist, merita d' estre
chastié si severement dans un homme dont la
grace estoit si éminente. Moïse servit d' exemple
à la severe jalousie de Dieu, et au jugement qu' il
exerce avec une si terrible exactitude sur ceux
que ses dons obligent à une fidelité plus parfaite.
p208
Mais un plus haut mystere nous est montré
dans l' exclusion de Mse. Ce sage legislateur
qui ne fait par tant de merveilles que de conduire
les enfans de Dieu dans le voisinage de
leur terre, nous sert luy-mesme de preuve, que
sa loy ne mene rien à la perfection , et que sans
nous pouvoir donner l' accomplissement des promesses,
elle nous les fait saluër de loin , ou nous
conduit tout au plus comme à la porte de nostre
heritage. C' est un Josué, c' est un Jesus, car
c' estoit le vray nom de Josué, qui par ce nom et
par son office representoit le sauveur du monde :
c' est cét homme si fort au dessous de Mse
en toutes choses, et superieur seulement par le
nom qu' il porte ; c' est luy, dis-je, qui doit
introduire le peuple de Dieu dans la terre sainte.
Par les victoires de ce grand homme, devant
qui le Jourdain retourne en arriere, les murailles
de Jéricho tombent d' elles-mesmes, et le soleil
s' arreste au milieu du ciel : Dieu établit ses
enfans dans la terre de Chanaan, dont il chasse
par mesme moyen des peuples abominables.
Par la haine qu' il donnoit pour eux à ses fideles,
il leur inspiroit un extréme éloignement de
leur impieté ; et le chastiment qu' il en fit par
leur ministere, les remplit eux-mesmes de crainte
pour la justice divine dont ils exécutoient
les decrets. Une partie de ces peuples que Josué
chassa de leur terre, s' établirent en Afrique,
on trouva long-temps aps dans une inscription
p209
ancienne, le monument de leur fuite
et des victoires de Josué. Aprés que ces victoires
miraculeuses eûrent mis les israëlites en possession
de la plus grande partie de la terre promise
à leurs peres, Josué, et Eleazar souverain
pontife, avec les chefs des douze tribus, leur
en firent le partage, selon la loy de Moïse, et
assignerent à la tribu de Juda le premier et le
plus grand lot. Dés le temps de Moïse, elle
s' estoit élevée au dessus des autres en nombre, en
courage, et en dignité. Josué mourut, et le
peuple continua la conqueste de la terre sainte.
Dieu voulut que la tribu de Juda marchast à
la teste, et déclara qu' il avoit livré le païs entre
ses mains. En effet, elle défit les chananéens,
et prit Jerusalem, qui devoit estre la cité sainte,
et la capitale du peuple de Dieu. C' estoit l' ancienne
Salem, Melchisedec avoit regné du
temps d' Abraham ; Melchisedec, ce roy de
justice , (car c' est ce que veut dire son nom) et
en mesme temps roy de paix , puis que Salem
veut dire paix ; qu' Abraham avoit reconnu pour
le plus grand pontife qui fust au monde, comme
si Jerusalem eust esté deslors destinée à estre
une ville sainte, et le chef de la religion.
Cette ville fut donnée d' abord aux enfans de
Benjamin, qui, foibles et en petit nombre, ne
purent chasser les jebuséens anciens habitans
du païs, et demeurerent parmi eux. Sous les
juges, le peuple de Dieu est diversement traité,
p210
selon qu' il fait bien ou mal. Aprés la mort des
vieillards qui avoient veû les miracles de la
main de Dieu, la memoire de ces grands ouvrages
s' affoiblit, et la pente universelle du genre
humain entraisne le peuple à l' idolatrie. Autant
de fois qu' il y tombe, il est puni ; autant de
fois qu' il se repent, il est delivré. La foy de la
providence, et la verité des promesses et des
menaces de Moïse se confirme de plus en plus
dans le coeur des vrais fideles. Mais Dieu en
préparoit encore de plus grands exemples. Le
peuple demanda un roy, et Dieu luy donna
Saül, bientost réprou pour ses pechez : il résolut
enfin d' établir une famille royale, d' où
le messie sortiroit, et il la choisit dans Juda.
David, un jeune berger sorti de cette tribu, le
dernier des enfans de Jessé, dont son pere, ni
sa famille ne connoissoit pas le merite, mais que
Dieu trouva selon son coeur, fut sacré par
Samuël dans Bethléem sa patrie.
PARTIE 2 CHAPITRE 4
Icy le peuple de Dieu prend une forme plus
auguste. La royauté est affermie dans la maison
de David. Cette maison commence par deux
rois de caractere different, mais admirables
tous deux. David belliqueux et conquerant subjugue
les ennemis du peuple de Dieu, dont il
fait craindre les armes par tout l' Orient ; et
Salomon renom par sa sagesse au dedans et au
dehors, rend ce peuple heureux par une paix
profonde. Mais la suite de la religion nous demande
p211
icy quelques remarques particulieres sur
la vie de ces deux grands rois.
David regna d' abord sur Juda, puissant et
victorieux, et en suite il fut reconnu par tout
Isrl. Il prit sur les jebuséens la forteresse de
Sion, qui estoit la citadelle de Jerusalem. Maistre
de cette ville, il y établit par ordre de Dieu le
siége de la royauté et celuy de la religion.
Sion fut sa demeure : il bastit autour, et la nomma
la cité de David. Joab fils de sa soeur bastit
le reste de la ville, et Jerusalem prit une nouvelle
forme. Ceux de Juda occuperent tout le
païs, et Benjamin petit en nombre, y demeura
meslé avec eux.
L' arche d' alliance bastie par Moïse, Dieu
reposoit sur les cherubins, et où les deux tables
du décalogue estoient gardées, n' avoit point
de place fixe. David la mena en triomphe dans
Sion, qu' il avoit conquise par le tout-puissant
secours de Dieu, afin que Dieu regnast dans
Sion, et qu' il y fust reconnu comme le protecteur
de David, de Jerusalem, et de tout le
royaume. Mais le tabernacle le peuple avoit
servi Dieu dans le desert, estoit encore à Gabaon ;
et c' estoit là que s' offroient les sacrifices sur
l' autel que Moïse avoit élevé. Ce n' estoit qu' en
attendant qu' il y eust un temple où l' autel fust
üni avec l' arche, et se fist tout le service.
Quand David eût défait tous ses ennemis, et
qu' il eût poussé les conquestes du peuple de
p212
Dieu jusqu' à l' Euphrate : paisible et victorieux,
il tourna toutes ses pensées à l' établissement du
culte divin ; et sur la mesme montagne où Abraham
prest à immoler son fils unique fut retenu
par la main d' un ange, il désigna par ordre de
Dieu le lieu du temple.
Il en fit tous les desseins ; il en amassa les riches
et pcieux materiaux ; il y destina les dépouïlles
des peuples et des rois vaincus. Mais ce
temple qui devoit estre disposé par le conquerant,
devoit estre construit par le Pacifique. Salomon
le bastit sur le modele du tabernacle.
L' autel des holocaustes, l' autel des parfums,
le chandelier d' or, les tables des pains de
proposition, tout le reste des meubles sacrez du
temple, fut pris sur des pieces semblables que
Moïse avoit fait faire dans le desert. Salomon
n' y ajousta que la magnificence et la grandeur.
L' arche que l' homme de Dieu avoit construite
fut posée dans le saint des saints, lieu inaccessible,
symbole de l' impénetrable majesté de
Dieu et du ciel interdit aux hommes jusqu' à
ce que Jesus-Christ leur en eust ouvert l' entrée
par son sang. Au jour de la dédicace du temple,
Dieu y parut dans sa majesté. Il choisit ce
lieu, pour y établir son nom et son culte. Il
y eût défense de sacrifier ailleurs. L' unité de
Dieu fut démontrée par l' unité de son temple.
Jérusalem devint une cité sainte, image de
l' eglise, où Dieu devoit habiter comme dans son
p213
veritable temple, et du ciel, où il nous rendra
éternellement heureux par la manifestation de
sa gloire.
Aprés que Salomon eût basti le temple, il
bastit encore le palais des rois dont l' architecture
estoit digne d' un si grand prince. Sa maison
de plaisance qu' on appella le bois du Liban
estoit également superbe et délicieuse. Le palais
qu' il éleva pour la reine fut une nouvelle
décoration à Jérusalem. Tout estoit grand dans
ces édifices ; les sales, les vestibules, les
galeries, les promenoirs, le trône du roy, et le
tribunal il rendoit la justice : le cedre fut le
seul bois qu' il employa dans ces ouvrages. Tout y
reluisoit d' or et de pierreries. Les citoyens et
les etrangers admiroient la majesté des rois
d' Israël. Le reste répondoit à cette magnificence,
les villes, les arsenaux, les chevaux, les chariots,
la garde du prince. Le commerce, la navigation,
et le bon ordre, avec une paix profonde, avoit
rendu Jérusalem la plus riche ville de l' Orient.
Le royaume estoit tranquille et abondant : tout
y representoit la gloire celeste. Dans les combats
de David, on voyoit les travaux par lesquels
il la falloit meriter ; et on voyoit dans le
regne de Salomon combien la joûïssance en estoit
paisible.
Au reste l' élevation de ces deux grands rois
et de la famille royale fut l' effet d' une élection
particuliere. David célebre luy-mesme
p214
la merveille de cette élection par ces
paroles : ... etc.
Cette élection divine avoit un objet plus haut
que celuy qui paroist d' abord. Ce messie tant
de fois promis comme le fils d' Abraham, devoit
aussi estre le fils de David et de tous les rois de
Juda. Ce fut en veûë du messie et de son regne
éternel que Dieu promit à David que son trône
subsisteroit éternellement. Salomon choisi pour
luy succeder, estoit destiné à representer la
personne du messie. C' est pourquoy Dieu dit de
luy : je seray son pere, et il sera mon fils ;
chose qu' il n' a jamais dite avec cette force d' aucun
roy, ni d' aucun homme.
Aussi du temps de David, et sous les rois
ses enfans, le mystere du messie seclare-t-il
plus que jamais par des propheties magnifiques
et plus claires que le soleil.
David l' a veû de loin, et l' a chanté dans ses
pseaumes avec une magnificence que rien n' égalera
jamais. Souvent il ne pensoit qu' à célebrer
la gloire de Salomon son fils ; et tout d' un
coup ravi hors de luy-mesme, et transporté
bien loin au-delà, il a vceluy qui est plus que
p215
Salomon en gloire aussi-bien qu' en sagesse .
Le messie luy a paru assis sur un trosne plus durable
que le soleil et que la lune. Il a và ses pieds
toutes les nations vaincuës, et ensemble benites
en luy , conformément à la promesse faite à
Abraham. Il a élevé sa veûë plus haut encore : il l' a
veû dans les lumiéres des saints, et devant
l' aurore, sortant éternellement du sein de son
pere, pontife éternel, et sans successeur, ne
succedant aussi à personne, créé extraordinairement, non
selon l' ordre d' Aaron, mais selon l' ordre de
Meschisedec , ordre nouveau, que la loy ne
connoissoit pas. Il l' a veû assis à la droite de
Dieu , regardant du
plus haut des cieux ses ennemis abbatus . Il est
étonné d' un si grand spectacle ; et ravi de la
gloire de son fils, il l' appelle son Seigneur .
Il l' a veû Dieu, que Dieu avoit oint pour le
faire regner sur toute la terre par sa douceur,
par sa verité, et par sa justice . Il a assisté
en esprit au conseil de Dieu, et a oûï de la propre
bouche du pere eternel cette parole qu' il adresse à
son fils unique, je t' ay engendaujourd' huy, à
laquelle Dieu joint la promesse d' un empire
perpetuel, qui s' étendra sur tous les gentils, et
n' aura point d' autres bornes que celles du monde.
les peuples fremissent en vain : les rois et les
princes font des complots inutiles. le Seigneur
se rit du haut des cieux de leurs projets insensez, et
établit malgré eux l' empire de son Christ. Il
l' établit sur eux-mesmes, et il faut qu' ils soient
les premiers
p216
sujets de ce Christ dont ils vouloient secoûër le
joug. Et encore que le regne de ce grand messie
soit souvent pdit dans les ecritures sous
des idées magnifiques, Dieu n' a point caché à
David les ignominies de ce beni fruit de ses
entrailles. Cette instruction estoit necessaire au
peuple de Dieu. Si ce peuple encore infirme avoit
besoin d' estre attiré par des promesses temporelles,
il ne falloit pourtant pas luy laisser regarder
les grandeurs humaines comme sa souveraine felicité,
et comme son unique récompense : c' est
pourquoy Dieu montre de loin ce messie tant
promis et tant desiré, le modele de la perfection,
et l' objet de ses complaisances, abismé dans la
douleur. La croix paroist à David comme le
trosne veritable de ce nouveau roy... etc. David
p217
qui a veû ces choses, a reconnu en les voyant,
que le royaume de son fils n' estoit pas de ce
monde. Il ne s' en étonne pas, car il sçait que le
monde passe ; et un prince toûjours si humble
sur le trosne voyoit bien qu' un trosne n' estoit
pas un bien où se deussent terminer ses esperances.
Les autres prophetes n' ont pas moins vle
mystere du messie. Il n' y a rien de grand ni de
glorieux qu' ils n' ayent dit de son regne. L' un
voit Béthléem la plus petite ville de Juda
illustrée par sa naissance ; et en mesme temps éle
plus haut, il voit une autre naissance par laquelle
il sort de toute eternité du sein de son pere :
l' autre voit la virginité de sa mere, un Emanuël,
un Dieu avec nous sortir de ce sein virginal,
et un enfant admirable qu' il appelle Dieu .
Celuy-cy le voit entrer dans son temple , cét
autre le voit glorieux dans son tombeau où la
mort a esté vaincuë. En publiant ses
magnificences, ils ne taisent pas ses opprobres. Ils
l' ont veû vendu à son peuple , ils ont sceû le
nombre et l' employ des trente pieces d' argent dont
il a esté ache . En mesme temps qu' ils l' ont veû
grand et élevé , ils l' ont veû priet
méconnoissable au milieu des hommes ; l' étonnement
du monde, autant par sa bassesse que par sa
grandeur ; le dernier des hommes ; l' homme de
douleurs chargé de tous nos pechez ; bien faisant,
etconnu ; défiguré par ses playes, et par
guerissant les nostres ; traicomme un
criminel ; mené au supplice avec des méchans, et se
livrant,
p218
comme un agneau innocent, paisiblement
à la mort : une longue posterité naistre de luy
par ce moyen, et la vengeance déploe sur son
peuple incredule. Afin que rien ne manquast à la
prophetie, ils ont compté les années jusqu' à sa
venuë ; et à moins que de s' aveugler, il n' y a
plus moyen de le méconnoistre.
Non seulement les prophetes voyoient Jesus-Christ,
mais encore ils en estoient la figure, et
representoient ses mysteres, principalement celuy
de la croix. Presque tous, ils ont souffert
persecution pour la justice, et nous ont figuré
dans leurs souffrances l' innocence et la verité
persecutée en nostre Seigneur. On voit Elie et
Elisée toûjours menacez. Combien de fois Isaïe
a-t-il esté la risée du peuple et des rois, qui à la
fin, comme porte la tradition constante des
juifs, l' ont immolé à leur fureur ? Zacharie fils
de Joïada est lapidé : Ezechiel paroist toûjours
dans l' affliction : les maux de Jéremie sont
continuels, et inexplicables : Daniel se voit deux
fois au milieu des lions. Tous ont esté contredits
et maltraitez ; et tous nous ont fait voir
par leur exemple, que si l' infirmité de l' ancien
peuple demandoit en général d' estre sousten
par des benedictions temporelles, néanmoins les
forts d' Israël, et les hommes d' une sainteté
extraordinaire estoient nourris deslors du pain
d' affliction, et beuvoient par avance, pour se
sanctifier, dans le calice préparé au fils de Dieu,
p219
calice d' autant plus rempli d' amertume, que la
personne de Jesus-Christ estoit plus sainte.
Mais ce que les prophetes ont veû le plus
clairement, et ce qu' ils ont aussi déclaré dans
les termes les plus magnifiques, c' est la benediction
pandsur les gentils par le messie... etc.
Le voicy mieux décrit encore, et avec un caractere
particulier. Un homme d' une douceur
admirable, singulierement choisi de
Dieu,... etc. c' est ainsi que les
hebreux appellent l' Europe et les païs éloignez.
p220
il ne fera aucun bruit : à peine l' entendra-t-on,
tant il sera doux et paisible. il ne foulera pas aux
pieds un roseau brisé, ni n' éteindra un reste
fumant de toile brûlée . Loin d' accabler les
infirmes et les pecheurs, sa voix charitable les
appellera, et sa main bienfaisante sera leur soustien.
il ouvrira les yeux des aveugles, et tirera les
captifs de leur prison. sa puissance ne sera pas
moindre que sa bonté. Son caractere essentiel est
de joindre ensemble la douceur avec l' efficace :
c' est pourquoy cette voix si douce passera en un
moment d' une extrémité du monde à l' autre, et sans
causer aucune sedition parmi les hommes, elle
excitera toute la terre. il n' est ni rebutant, ni
impetueux ; et celuy que l' on connoissoit à peine
quand il estoit dans la Judée, ne sera pas seulement
le fondement de l' alliance du peuple , mais encore
la lumiere de tous les gentils . Sous son regne
admirable les assyriens et les egyptiens ne seront
plus avec les israëlites qu' un mesme peuple de
Dieu . Tout devient Israël, tout devient
saint. Jerusalem n' est plus une ville particuliere :
c' est l' image d' une nouvelle societé où
tous les peuples se rassemblent : l' Europe,
l' Afrique, et l' Asie reçoivent des pdicateurs dans
lesquels Dieu a mis son signe, afin qu' ils
couvrent sa gloire aux gentils . Les elûs jusques
alors appellez du nom d' Israël, auront un autre
nom sera marqué l' accomplissement des
promesses, et un amen bienheureux. les
prestres et les levites qui jusqu' alors
sortoient d' Aaron, sortiront doresnavant
p221
du milieu de la gentilité . Un nouveau sacrifice
plus pur et plus agreable que les anciens sera
substitué à leur place, et on sçaura pourquoy David
avoit célebré un pontife d' un nouvel ordre... etc.
Le ciel et la terre s' uniront pour produire comme par
un commun enfantement celuy qui sera tout ensemble
celeste et terrestre : de nouvelles idées de vertu
paroistront au monde dans ses exemples et dans sa
doctrine ; et la grace qu' il pandra les imprimera
dans les coeurs. Tout change par sa venuë, et
Dieu jure par luy-mesme, que tout genouïl fléchira
devant luy, et que toute langue reconnoistra sa
souveraine puissance .
Voilà une partie des merveilles que Dieu a
montrées aux prophetes sous les rois enfans
de David, et à David avant tous les autres. Tous
ont écrit par avance l' histoire du fils de Dieu,
qui devoit aussi estre fait le fils d' Abraham et
de David. C' est ainsi que tout est suivi dans
l' ordre des conseils divins. Ce messie mont
de loin, comme le fils d' Abraham, est encore
montré de plus prés comme le fils de David.
Un empire éternel luy est promis : la connoissance
de Dieu pandpar tout l' univers
est marquée comme le signe certain, et
comme le fruit de sa venuë : la conversion des
gentils, et la benediction de tous les peuples
p222
du monde promise depuis si long-temps à
Abraham, à Isaac, et à Jacob, est de nouveau
confirmée, et tout le peuple de Dieu vit dans
cette attente.
Cependant Dieu continuë à le gouverner
d' une maniere admirable. Il fait un nouveau
pacte avec David, et s' oblige de le proteger
luy et les rois ses descendans, s' ils marchent
dans les préceptes qu' il leur a donnez par Moïse ;
sinon, il leur dénonce de rigoureux chastimens.
David qui s' oublie pour un peu de temps,
les éprouve le premier : mais ayant répasa
faute par sa penitence, il est comblé de biens,
et proposé comme le modele d' un roy accompli.
Le trosne est affermi dans sa maison. Tant
que Salomon son fils imite sa pieté, il est
heureux : il s' égare dans sa vieillesse, et Dieu qui
l' épargne pour l' amour de son serviteur David,
luy dénonce qu' il le punira en la personne de
son fils. Ainsi il fait voir aux peres, que selon
l' ordre secret de ses jugemens, il fait durer aprés
leur mort leurs récompenses ou leurs chastimens ;
et il les tient soumis à ses loix par leur
interest le plus cher, c' est à dire par l' interest
de leur famille. En exécution de ses decrets,
Roboam temeraire par luy-mesme, est livré à
un conseil insensé : son royaume est diminué
de dix tribus. Pendant que ces dix tribus rebelles
et schismatiques se separent de leur Dieu
et de leur roy, les enfans de Juda fideles à
p223
Dieu et à David qu' il avoit choisi, demeurent
dans l' alliance et dans la foy d' Abraham. Les
levites se joignent à eux avec Benjamin : le
royaume du peuple de Dieu subsiste par leur
union sous le nom de royaume de Juda ; et
la loy de Moïse s' y maintient dans toutes ses
observances. Malgré les idolatries et la corruption
effroyable des dix tribus separées, Dieu se
souvient de son alliance avec Abraham, Isaac, et
Jacob. Sa loy ne s' éteint pas parmi ces rebelles : il
ne cesse de les rappeller à la penitence par des
miracles innombrables, et par les continuels
avertissemens qu' il leur envoye par ses prophetes.
Endurcis dans leur crime, il ne les peut plus
supporter, et les chasse de la terre promise, sans
esperance d' y estre jamais rétablis.
Cependant l' histoire de Tobie arrivée en ce
mesme temps, et durant les commencemens de
la captivité des israëlites, nous fait voir la
conduite des eleûs de Dieu qui resterent dans les
tribus separées. Ce saint homme, en demeurant
parmi eux avant la captivité, sceût non seulement
se conserver pur des idolatries de ses freres, mais
encore pratiquer la loy, et adorer Dieu
publiquement dans le temple de Jerusalem, sans que
les mauvais exemples, ni la crainte l' en
empeschassent. Captif et persecuté à Ninive, il
persista dans la pieté avec sa famille ; et la maniere
admirable dont luy et son fils sont récompensez de
leur foy, mesme sur la terre, montre que malgré
p224
la captivité et la persecution, Dieu avoit des
moyens secrets de faire sentir à ses serviteurs les
benedictions de la loy, en les élevant toutefois
par les maux qu' ils avoient à souffrir à de plus
hautes pensées. Par les exemples de Tobie et par
ses saints avertissemens, ceux d' Israël estoient
excitez à reconnoistre du moins sous la verge
la main de Dieu qui les chastioit ; mais presque
tous demeuroient dans l' obstination : ceux de
Juda, loin de profiter des chastimens d' Israël, en
imitent les mauvais exemples. Dieu ne cesse de
les avertir par ses prophetes, qu' il leur envoye
coup sur coup, s' éveillant la nuit, et se levant
s le matin, comme il dit luy-mesme, pour marquer
ses soins paternels. Rebuté de leur ingratitude,
il s' émeut contre eux, et les menace de les traiter
comme leurs freres rebelles.
Il n' y a rien de plus remarquable dans l' histoire
du peuple de Dieu, que ce ministere des
prophetes. On voit des hommes separez du reste
du peuple par une vie retirée, et par un habit
particulier : ils ont des demeures, où on les
voit vivre dans une espece de communauté,
sous un superieur que Dieu leur donnoit. Leur
vie pauvre et penitente estoit la figure de la
mortification, qui devoit estre annoncée sous
l' evangile. Dieu se communiquoit à eux d' une
façon particuliere, et faisoit éclater aux yeux
du peuple cette merveilleuse communication :
mais jamais elle n' éclatoit avec tant de force
p225
que durant les temps de desordre où il sembloit
que l' idolatrie alloit abolir la loy de Dieu. Durant
ces temps malheureux les prophetes faisoient
retentir de tous costez, et de vive voix, et par
écrit, les menaces de Dieu, et le témoignage
qu' ils rendoient à sa verité. Les écrits qu' ils
faisoient estoient entre les mains de tout le peuple,
et soigneusement conservez en memoire perpetuelle
aux siécles futurs. Ceux du peuple qui
demeuroient fideles à Dieu, s' unissoient à eux ;
et nous voyons mesme qu' en Israël où regnoit
l' idolatrie, ce qu' il y avoit de fideles célebroit
avec les prophetes le sabat et les festes établies
par la loy de Moïse. C' estoit eux qui encourageoient
les gens de bien à demeurer fermes dans
l' alliance. Plusieurs d' eux ont souffert la mort ; et
on a veû à leur exemple dans les temps les plus
mauvais, c' est à dire dans le regne mesme de
Manasses, une infinité de fideles répandre leur
sang pour la verité, en sorte qu' elle n' a pas es
un seul moment sans témoignage.
Ainsi la societé du peuple de Dieu subsistoit
toûjours : les prophetes y demeuroient : un
grand nombre de fideles persistoit hautement
dans la loy de Dieu avec eux et avec les prestres
enfans de Sadoc, qui , comme dit Ezéchiel,
dans les temps d' égarement avoient toûjours
observé les cérémonies du sanctuaire .
Cependant, malgré les prophetes, malgles
prestres fideles, et le peuple uni avec eux dans
p226
l' observance de la loy, l' idolatrie qui avoit rui
Isrl entraisnoit souvent dans Juda mesme et
les princes et le gros du peuple. Quoy-que les
rois oubliassent le Dieu de leurs peres, il
supporta long-temps leurs iniquitez à cause de David
son serviteur. David est toûjours present à ses
yeux. Quand les rois enfans de David suivent
les bons exemples de leur pere, Dieu fait des
miracles surprenans en leur faveur : mais ils sentent,
quand ils nerent, la force invincible de sa
main, qui s' appesantit sur eux. Les rois d' Egypte,
les rois de Syrie, et sur tout les rois d' Assyrie
et de Babylone servent d' instrument à sa vengeance.
L' impieté s' augmente, et Dieu suscite en
Orient un roy plus superbe et plus redoutable
que tous ceux qui avoient paru jusqu' alors : c' est
Nabuchodonosor roy de Babylone, le plus terrible
des conquerans. Il le montre de loin aux
peuples et aux rois comme le vengeur destiné
à les punir. Il approche, et la frayeur marche
devant luy. Il prend une premiere fois Jérusalem,
et transporte à Babylone une partie de ses
habitans. Ni ceux qui restent dans le païs, ni
ceux qui sont transportez, quoy-qu' avertis les
uns par Jéremie, et les autres par Ezechiel,
ne font penitence. Ils préferent à ces saints
prophetes des prophetes qui leur preschoient des
illusions , et les flatoient dans leurs crimes. Le
vengeur revient en Judée, et le joug de Jérusalem
est aggravé ; mais elle n' est pas tout-à-fait
détruite.
p227
Enfin l' iniquité vient à son comble ; l' orgueïl
croist avec la foiblesse ; et Nabuchodonosor
met tout en poudre.
Dieu n' épargna pas son sanctuaire. Ce beau
temple, l' ornement du monde, qui devoit estre
éternel si les enfans d' Israël eussent perseveré
dans la pieté, fut consumé par le feu des assyriens.
C' estoit en vain que les juifs disoient sans
cesse, le temple de Dieu, le temple de Dieu, le
temple de Dieu est parmi nous, comme si ce temple
sacré eust deû les proteger tout seul. Dieu avoit
solu de leur faire voir qu' il n' estoit point
attacà un édifice de pierre, mais qu' il vouloit
trouver des coeurs fideles. Ainsi il détruisit le
temple de Jerusalem, il en donna le tresor au
pillage ; et tant de riches vaisseaux consacrez par
des rois pieux furent abandonnez à un roy impie.
Mais la chute du peuple de Dieu devoit estre
l' instruction de tout l' univers. Nous voyons
en la personne de ce roy impie, et ensemble
victorieux, ce que c' est que les conquerans. Ils
ne sont pour la pluspart que des instrumens de
la vengeance divine. Dieu exerce par eux sa
justice, et puis il l' exerce sur eux-mesmes.
Nabuchodonosor revestu de la puissance divine, et
rendu invincible par ce ministere, punit tous les
ennemis du peuple de Dieu. Il ravage les iduméens,
les ammonites, et les moabites ; il renverse
les rois de Syrie : l' Egypte sous le pouvoir
p228
de laquelle la Jue avoit tant de fois gemi,
est la proye de ce roy superbe, et luy devient
tributaire : sa puissance n' est pas moins fatale
à la Judée mesme, qui ne sçait pas profiter
des delais que Dieu luy donne. Tout tombe,
tout est abbatu par la justice divine, dont
Nabuchodonosor est le ministre : il tombera à
son tour, et Dieu qui employe la main de ce
prince pour chastier ses enfans et abbatre ses ennemis,
le réserve à sa propre main toute-puissante.
Il n' a pas laissé ignorer à ses enfans la destinée
de ce roy qui les chastioit, et de l' empire
des chaldéens, sous lequel ils devoient estre
captifs. De peur qu' ils ne fussent surpris de la gloire
des impies, et de leur régne orgueïlleux, les
prophetes leur ennonçoient la courte durée.
Isaïe qui a veû la gloire de Nabuchodonosor
et son orgueïl insensé long-temps avant sa naissance,
a pdit sa chute soudaine et celle de
son empire. Babylone n' estoit presque rien,
quand ce prophete a veû sa puissance, et un peu
aprés, sa ruine. Ainsi les révolutions des villes
et des empires qui tourmentoient le peuple de
Dieu, ou profitoient de sa perte, estoient écrites
dans ses propheties. Ces oracles estoient suivis
d' une prompte exécution : et les juifs si rudement
chastiez, virent tomber avant eux, ou
avec eux, ou un peu aprés, selon les prédictions
de leurs prophetes, non seulement Samarie,
Idumée, Gaza, Ascalon, Damas, les villes des
p229
ammonites et des moabites leurs perpetuels
ennemis ; mais les capitales des grands empires,
mais Tyr la maistresse de la mer, mais Tanis,
mais Memphis, mais Thebe à cent portes
avec toutes les richesses de son Sesostris,
mais Ninive mesme le siége des rois d' Assyrie
ses persecuteurs, mais la superbe Babylone victorieuse
de toutes les autres, et riche de leurs
dépouïlles.
Il est vray que Jérusalem perit en mesme
temps par ses pechez : mais Dieu ne la laissa pas
sans esperance. Isaïe qui avoit prédit sa perte,
avoit vson glorieuxtablissement, et luy
avoit mesme nom Cyrus son liberateur, deux
cens ans avant qu' il fust né. Jéremie, dont les
prédictions avoient esté si précises pour marquer
à ce peuple ingrat sa perte certaine, luy
avoit promis son retour aprés soixante et dix ans
de captivité. Durant ces années ce peuple abbatu
estoit respecté dans ses prophetes : ces captifs
prononçoient aux rois, et aux peuples
leurs terribles destinées. Nabuchodonosor, qui
vouloit se faire adorer, adore luy-mesme Daniel,
étonné des secrets divins qu' il luy couvroit :
il apprend de luy sa sentence bientost suivie
de l' exécution. Ce prince victorieux triomphoit
dans Babylone, dont il fit la plus grande
ville, la plus forte, et la plus belle que le soleil
eust jamais veûë. C' estoit là que Dieu l' attendoit
pour foudroyer son orgueïl. Heureux et invulnerable,
p230
pour ainsi parler, à la teste de ses ares,
et durant tout le cours de ses conquestes,
il devoit perir dans sa maison, selon l' oracle
d' Ezechiel. Lors qu' admirant sa grandeur, et la
beauté de Babylone, il s' éleve au dessus de
l' humanité, Dieu le frape, luy oste l' esprit, et le
range parmi les bestes. Il revient au temps marqué
par Daniel, et reconnoist le Dieu du ciel
qui luy avoit fait sentir sa puissance : mais ses
successeurs ne profitent pas de son exemple. Les
affaires de Babylone se brouïllent, et le temps
marqué par les propheties pour le rétablissement
de Juda arrive parmi tous ces troubles. Cyrus
paroist à la teste des medes, et des perses : tout
cede à ce redoutable conquerant. Il s' avance
lentement vers les chaldéens, et sa marche est
souvent interrompuë. Les nouvelles de sa venuë
viennent de loin à loin, comme avoit pdit
Jéremie : enfin il se détermine. Babylone souvent
menacée par les prophetes, et toûjours superbe
et impenitente, voit arriver son vainqueur qu' elle
prise. Ses richesses, ses hautes murailles, son
peuple innombrable, sa prodigieuse enceinte,
qui enfermoit tout un grand païs, comme l' attestent
tous les anciens, et ses provisions infinies
luy enflent le coeur. Assiégée durant un long-temps
sans sentir aucune incommodité, elle se
rit de ses ennemis, et des fossez que Cyrus creusoit
autour d' elle : on n' y parle que de festins
et de rejoûïssances. Son roy Baltazar petit-fils
p231
de Nabuchodonosor, aussi superbe que luy, mais
moins habile, fait une feste solennelle à tous les
seigneurs. Cette feste est célebrée avec des excés
inoûïs. Baltazar fait apporter les vaisseaux sacrez
enlevez du temple de Jerusalem, et mesle
la profanation avec le luxe. La colere de Dieu se
déclare : une main celeste écrit des paroles terribles
sur la muraille de la salle se faisoit le
festin. Daniel en interprete le sens ; et ce prophete
qui avoit prédit la chute funeste de
l' ayeul, fait voir encore au petit-fils la foudre
qui va partir pour l' accabler. En exécution du
decret de Dieu, Cyrus se fait tout à coup une
ouverture dans Babylone. L' Euphrate détourné
dans les fossez qu' il luy préparoit depuis si
long-temps, luy découvre son lit immense : il entre
par ce passage impréveû. Ainsi fut livrée en proye
aux medes, et aux perses, et à Cyrus, comme
avoient dit les prophetes, cette superbe
Babylone . Ainsi perit avec elle le royaume des
chaldéens, qui avoit détruit tant d' autres royaumes,
et le marteau qui avoit brisé tout l' univers, fut
brisé luy-mesme . Jéremie l' avoit bien prédit.
Le Seigneur rompit la verge dont il avoit frapé
tant de nations . Isaïe l' avoit préveû. Les
peuples accoustumez au joug des rois chaldéens les
voyent eux-mesmes sous le joug : vous voilà,
dirent-ils, blessez comme nous ; ... etc.
p232
c' est ce qu' avoit prononcé le mesme Isaïe. elle
tombe, elle tombe, comme l' avoit dit ce prophete,
cette grande Babylone, et ses idoles sont
brisées. Bel est renver, et Nabo son grand
dieu, d' où les rois prenoient leur nom, tombe par
terre : car les perses leurs ennemis,
adorateurs du soleil, ne souffroient point les idoles
ni les rois qu' on avoit fait dieux. Mais comment
perit cette Babylone ? Comme les prophetes l' avoient
declaré. ses eaux furent dessechées, comme
avoit prédit Jéremie, pour donner passage à son
vainqueur : enyvrée, endormie, trahie par sa propre
joye, selon le mesme prophete, elle se trouva au
pouvoir de ses ennemis, et prise comme dans un
filet sans le sçavoir . On passe tous ses
habitans au fil de l' épée : car les medes ses
vainqueurs, comme avoit dit Isaïe, ne cherchoient
ni l' or, ni l' argent, mais la vengeance, mais à
assouvir leur haine par la perte d' un peuple cruel,
que son orgueïl faisoit l' ennemi de tous les peuples
du monde. les couriers venoient l' un sur l' autre
annoncer au roy que l' ennemi entroit dans la
ville : Jéremie l' avoit ainsi marqué. Ses
astrologues, en qui elle croyoit, et qui luy
promettoient un empire éternel, ne purent la
sauver de son vainqueur . C' est Isaïe et
Jéremie qui l' annoncent d' un commun accord. Dans cét
effroyable carnage, les juifs avertis de loin
échaperent seuls au glaive du victorieux. Cyrus
devenu par cette conqueste le maistre de tout
l' Orient, reconnoist dans ce peuple tant de fois
p233
vaincu je ne sçay quoy de divin. Ravi des oracles
qui avoient prédit ses victoires, il avoûë
qu' il doit son empire au dieu du ciel que les
juifs servoient, et signale la premiere année de son
regne par le rétablissement de son temple et de
son peuple.
Qui n' admireroit icy la providence divine si
évidemment déclarée sur les juifs et sur les
chaldéens, surrusalem et sur Babylone ? Dieu les
veut punir toutes deux ; et afin qu' on n' ignore
pas que c' est luy seul qui le fait, il se plaist à le
déclarer par cent propheties. Jérusalem et
Babylone, toutes deux menacées dans le mesme temps
et par les mesmes prophetes, tombent l' une aprés
l' autre dans le temps marqué. Mais Dieu découvre
icy le grand secret des deux chastimens dont
il se sert : un chastiment de rigueur sur les
chaldéens ; un chastiment paternel sur les juifs qui
sont ses enfans. L' orgueïl des chaldéens (c' estoit
le caractere de la nation et l' esprit de tout cét
empire) est abbatu sans retour... etc. Il n' en est pas
ainsi des juifs : Dieu les a chastïez comme des
enfans desobéïssans qu' il remet dans leur devoir par
le chastiment, et puis toucde leurs larmes il
oublie leurs fautes. ne crains point, ô Jacob,
dit le Seigneur, parce que je
p234
suis avec toy. Je te chastieray avec justice, et ne
te pardonneray pas comme si tu estois innocent :
mais je ne tetruiray pas comme je truiray les
nations parmi lesquelles je t' ay dispersé. c' est
pourquoy Babylone ostée pour jamais aux chaldéens,
est livrée à un autre peuple ; et Jérusalem rétablie
par un changement merveilleux, voit revenir ses
enfans de tous costez.
Ce fut Zorobabel de la tribu de Juda et du
sang des rois qui les ramena de captivité. Ceux
de Juda reviennent en foule, et remplissent tout
le païs. Les dix tribus dispersées se perdent
parmi les gentils, à la serve de ceux qui sous
le nom de Juda, et réünis sous ses étendars,
rentrent dans la terre de leurs peres.
Cependant l' autel se redresse, le temple se
rebastit, les murailles de Jérusalem sont relevées.
La jalousie des peuples voisins estprie par
les rois de Perse devenus les protecteurs du peuple
de Dieu. Le pontife rentre en exercice avec
tous les prestres qui prouverent leur descendance
par les registres publics : les autres sont rejettez.
Esdras prestre luy-mesme et docteur de la loy,
et Nehemias gouverneurforment tous les abus
que la captivité avoit introduits, et font garder
la loy dans sa pureté. Le peuple pleure avec eux
les transgressions qui luy avoient attiré ces grands
chastimens, et reconnoist que Moïse les avoit
prédits. Tous ensemble lisent dans les saints
livres les menaces de l' homme de Dieu : ils en
p235
voyent l' accomplissement : l' oracle de Jéremie,
et le retour tant promis aprés les 70 ans de
captivité, les étonne, et les console : ils adorent
les jugemens de Dieu, et réconciliez avec luy,
ils vivent en paix.
Dieu qui fait tout en son temps, avoit choisi
celuy-cy pour faire cesser les voyes extraordinaires,
c' est à dire les propheties, dans son peuple
desormais assez instruit. Il restoit environ cinq
cens ans jusques aux jours du messie. Dieu donna
à la majesté de son fils de faire taire les
prophetes durant tout ce temps, pour tenir son
peuple en attente de celuy qui devoit estre
l' accomplissement de tous leurs oracles.
Mais vers la fin des temps où Dieu avoit résolu
de mettre fin aux propheties, il sembloit
qu' il vouloit répandre toutes ses lumieres, et
découvrir tous les conseils de sa providence :
tant il exprima clairement les secrets des temps
à venir.
Durant la captivité, et sur tout vers les temps
qu' elle alloit finir, Daniel réveré pour sa pieté,
mesme par les rois infideles, et emplopour
sa prudence aux plus grandes affaires de leur estat,
vit par ordre, à diverses fois, et sous des
figures differentes, quatre monarchies sous lesquelles
devoient vivre les israëlites. Il les marque par
leurs caracteres propres. On voit passer
comme un torrent l' empire d' un roy des grecs :
c' estoit celuy d' Alexandre. Par sa chute on voit
p236
établir un autre empire moindre que le sien, et
affoibli par ses divisions. C' est celuy de ses
successeurs, parmi lesquels il y en a quatre marquez
dans la prophetie. Antipater, Seleucus, Ptolomée,
et Antigonus sont visiblement désignez. Il
est constant par l' histoire qu' ils furent plus
puissans que les autres, et les seuls dont la puissance
ait passé à leurs enfans. On voit leurs guerres,
leurs jalousies, et leurs alliances trompeuses ; la
dureté et l' ambition des rois de Syrie ; l' orgueïl,
et les autres marques qui désignent Antiochus
l' illustre, implacable ennemi du peuple de Dieu ;
la brieveté de son regne, et la prompte punition
de ses excés. On voit naistre enfin sur la
fin, et comme dans le sein de ces monarchies,
le regne du fils de l' homme . A ce nom vous
reconnoissez Jesus-Christ, mais ce regne du fils
de l' homme est encore appellé le regne des saints
du tres-haut . Tous les peuples sont soumis à ce
grand et pacifique royaume : l' eternité luy est
promise, et il doit estre le seul dont la puissance
ne passera pas à un autre empire .
Quand viendra ce fils de l' homme, et ce
Christ tant desiré, et comment il accomplira
l' ouvrage qui luy est commis, c' est à dire la
demption du genre humain, Dieu le découvre
manifestement à Daniel. Pendant qu' il est occupé
de la captivité de son peuple dans Babylone,
et des soixante et dix ans dans lesquels
Dieu avoit voulu la renfermer, au milieu des
p237
voeux qu' il fait pour la delivrance de ses freres,
il est tout à coup élevé à des mysteres plus hauts.
Il voit un autre nombre d' années, et une autre
delivrance bien plus importante. Au lieu des
septante années prédites par Jéremie, il voit
septante semaines, à commencer depuis l' ordonnance
donnée par Artaxerxe à la longue main
la 20 année de son regne, pour rebastir la ville
de Jérusalem. Là est marquée en termes précis,
sur la fin de ces semaines, la rémission des
pechez, le regne éternel de la justice, l' entier
accomplissement des propheties, et l' onction du
saint des saints. Le Christ doit faire sa charge,
et paroistre comme conducteur du peuple aprés
69 semaines. Aprés 69 semaines (car le prophete
le répete encore) le Christ doit estre mis à
mort : il doit mourir de mort violente ; il faut
qu' il soit immolé pour accomplir les mysteres. Une
semaine est marquée entre les autres, et c' est la
derniere et la soixante-dixiéme : c' est celle le
Christ sera immolé, où l' alliance sera confirmée,
et au milieu de laquelle l' hostie et les sacrifices
seront abolis ; sans doute, par la mort
du Christ, car c' est en suite de la mort du Christ
que ce changement est marqué. aprés cette mort
du Christ, et l' abolition des sacrifices, on
ne voit plus qu' horreur et confusion : on voit la
ruine de la cité sainte, et du sanctuaire ; un
peuple et un capitaine qui vient pour tout perdre ;
l' abomination dans le temple ; la derniere et
irremediable desolation du peuple ingrat envers
son sauveur.
p238
Nous avons veû que ces semaines réduites en
semaines d' années, selon l' usage de l' ecriture,
font 490 ans, et nous menent précisément depuis
la 20 année d' Artaxerxe à la derniere semaine ;
semaine pleine de mysteres où Jesus-Christ
immolé met fin par sa mort aux sacrifices
de la loy, et en accomplit les figures. Les
doctes font de differentes supputations pour
faire quadrer ce temps au juste. Celle que je vous
ay proposée est sans embarras. Loin d' obscurcir
la suite de l' histoire des rois de Perse, elle
l' éclaircit ; quoy-qu' il n' y auroit rien de fort
surprenant, quand il se trouveroit quelque
incertitude dans les dates de ces princes, et huit ou
neuf ans au plus dont on pourroit disputer sur un
compte de 490 ans ne feront jamais une importante
question. Mais pourquoy discourir davantage ?
Dieu a tranché la difficulté, s' il y en avoit,
par une décision qui ne souffre aucune replique.
Un évenement manifeste nous met au dessus
de tous les rafinemens des chronologistes ;
et la ruine totale des juifs, qui a suivi de si prés
la mort de Nostre Seigneur fait entendre aux moins
clairvoyans l' accomplissement de la prophetie.
Il ne reste plus qu' à vous en faire remarquer
une circonstance. Daniel nous découvre un nouveau
mystere. L' oracle de Jacob nous avoit appris
que le royaume de Juda devoit cesser à la
venuë du messie : mais il ne nous disoit pas que
cette mort seroit la cause de la chute de ce
p239
royaume. Dieu à révelé ce secret important à
Daniel, et il luy déclare comme vous voyez, que
la ruine des juifs sera la suite de la mort du
Christ et de leur méconnoissance. Marquez s' il
vous plaist cét endroit : la suite des évenemens
vous en fera bientost un beau commentaire.
Vous voyez ce que Dieu montra au prophete
Daniel un peu devant les victoires de Cyrus, et
le rétablissement du temple. Du temps qu' il se
bastissoit, il suscita les prophetes Aggée et
Zacharie ; et incontinent aprés il envoya Malachie
qui devoit fermer les propheties de l' ancien
peuple.
Que n' a pas veû Zacharie ? On diroit que le
livre des decrets divins ait esté ouvert à ce
prophete, et qu' il y ait leû toute l' histoire du
peuple de Dieu depuis la captivité.
Les persecutions des rois de Syrie, et les
guerres qu' ils font à Juda, luy sont découvertes
dans toute leur suite. Il voit Jérusalem prise, et
saccagée ; un pillage effroyable, et des desordres
infinis ; le peuple en fuite dans le desert,
incertain de sa condition, entre la mort et la
vie ; à la veille de sa derniere desolation, une
nouvelle lumiere luy paroistre tout à coup.
Les ennemis sont vaincus ; les idoles sont renversées
dans toute la terre sainte : on voit la
paix et l' abondance dans la ville et dans le
païs, et le temple estveré dans tout l' Orient.
p240
Une circonstance mémorable de ces guerres
est révelée au prophete ; c' est que Jérusalem
devoit estre trahie par ses enfans, et que parmi
ses ennemis il se trouveroit beaucoup de juifs.
Quelquefois il voit une longue suite de prosperitez :
Juda est rempli de force ; les royaumes
qui l' ont oppressé sont humiliez ; les voisins
qui n' ont cessé de le tourmenter sont punis ;
quelques-uns sont convertis, et incorporez au peuple
de Dieu. Le prophete voit ce peuple comblé
des bienfaits divins, parmi lesquels il leur
conte le triomphe aussi modeste que glorieux
du roy pauvre,... etc.
aprés avoir raconté les prosperitez, il reprend
dés l' origine toute la suite des maux. Il voit tout
d' un coup le feu dans le temple ; tout le païs
ruiné avec la ville capitale ; des meurtres, des
violences, un roy qui les autorise. Dieu a pitié
de son peuple abandonné : il s' en rend luy-mesme
le pasteur ; et sa protection le soustient.
A la fin il s' allume des guerres civiles, et les
affaires vont en décadence. Le temps de ce
changement est désigné par un caractere certain, et
trois princes gradez en un mesme mois en
marquent le commencement.
Au milieu de ces malheurs paroist encore un
plus grand malheur. Un peu aprés ces divisions
et dans les temps de la décadence, Dieu est
acheté trente deniers par son peuple ingrat ;
et le prophete
p241
voit tout, jusques au champ du potier ou du
sculpteur auquel cét argent est employé. De
suivent d' extrémes desordres parmi les pasteurs du
peuple ; enfin ils sont aveuglez, et leur puissance est
détruite.
Que diray-je de la merveilleuse vision de Zacharie,
qui voit le pasteur frapé et les brebis
dispersées ? Que diray-je du regard que jette
le peuple sur son Dieu qu' il a percé , et des
larmes que luy fait verser une mort plus lamentable
que celle d' un fils unique, et que celle de Josias ?
Zacharie a v toutes ces choses : mais ce qu' il
a veû de plus grand, c' est le Seigneur envoyé par
le Seigneur... etc.
Aggée dit moins de choses, mais ce qu' il dit
est surprenant. Pendant qu' on bastit le second
temple, et que les vieillards qui avoient veû le
premier fondent en larmes en comparant la pauvre
de ce dernier édifice avec la magnificence
de l' autre, le prophete qui voit plus loin, publie
la gloire du second temple, et le préfere au
premier. Il explique d' où viendra la gloire de
cette nouvelle maison ; c' est que le desiré des
gentils arrivera : ce messie promis depuis deux
mille ans, et dés l' origine du monde, comme le
sauveur des gentils, paroistra dans ce nouveau
temple. la paix y sera établie ; tout l' univers
émrendra témoignage à la venuë de son
dempteur ; il n' y a plus qu' un peu de temps à
l' attendre, et les temps
p242
destinez à cette attente sont dans leur dernier
periode.
Enfin le temple s' acheve ; les victimes y
sont immolées ; mais les juifs avares y offrent
des hosties défecteuses. Malachie qui les en
reprend, est élevé à une plus haute considération ;
et à l' occasion des offrandes immondes des juifs,
il voit l' offrande toûjours pure et jamais
soüillée qui sera presentée à Dieu , non plus
seulement comme autrefois dans le temple de
Jérusalem, mais depuis le soleil levant jusqu' au
couchant ; non plus par les juifs, mais par les
gentils , parmi lesquels il prédit que le nom
de Dieu sera grand .
Il voit aussi, comme Aggée, la gloire du second
temple et le messie qui l' honore de sa
presence : mais il voit en mesme temps que le
messie est le Dieu à qui ce temple est dédié.
j' envoye mon ange, dit le Seigneur,... etc.
Un ange est un envoyé : mais voicy un envoyé
d' une dignité merveilleuse ; un envoyé
qui a un temple ; un envoyé qui est Dieu, et
qui entre dans le temple comme dans sa propre
demeure ; un envoyé desiré par tout le peuple, qui
vient faire une nouvelle alliance, et qui est
appellé pour cette raison, l' ange de l' alliance,
ou du testament.
C' estoit donc dans le second temple que ce
p243
dieu envoyé de Dieu devoit paroistre : mais un
autre envoyé précede, et luy prépare les voyes.
nous voyons le messie pcedé par son précurseur.
Le caractere de ce pcurseur est encore
montré au prophete. Ce doit estre un nouvel
Elie, remarquable par sa sainteté, par l' austerité
de sa vie, par son autorité et par son zele.
Ainsi le dernier prophete de l' ancien peuple
marque le premier prophete qui devoit venir
aprés luy, c' est à diret Elie , précurseur du
Seigneur qui devoit paroistre. Jusqu' à ce temps le
peuple de Dieu n' avoit point à attendre de
prophete ; la loy de Moïse luy devoit suffire : et
c' est pourquoy Malachie finit par ces mots,... etc.
A cette loy de Moïse, Dieu avoit joint les
prophetes qui avoient parlé en conformité, et
l' histoire du peuple de Dieu faite par les mesmes
prophetes, dans laquelle estoient confirmées
par des experiences visibles les promesses et les
menaces de la loy. Tout estoit soigneusement
écrit ; tout estoit digeré par l' ordre des temps ;
et voilà ce que Dieu laissa pour l' instruction
de son peuple, quand il fit cesser les propheties.
PARTIE 2 CHAPITRE 5
De telles instructions firent un grand changement
dans les moeurs des israëlites. Ils n' avoient
p244
plus besoin ni d' apparition, ni de prédiction
manifeste, ni de ces prodiges inoûïs que
Dieu faisoit si souvent pour leur salut. Les
témoignages qu' ils avoient receûs leur suffisoient ;
et leur incredulité, non seulement convaincuë
par l' évenement, mais encore si souvent punie,
les avoit enfin rendu dociles.
C' est pourquoy depuis ce temps on ne les voit
plus retourner à l' idolatrie, à laquelle ils estoient
si étrangement portez. Ils s' estoient trop mal
trouvez d' avoir rejetté le Dieu de leurs peres.
Ils se souvenoient toûjours de Nabuchodonosor
et de leur ruine si souvent prédite dans
toutes ses circonstances, et toutefois ptost
arrivée qu' elle n' avoit esté cruë. Ils n' estoient pas
moins en admiration de leur rétablissement fait
contre toute apparence dans le temps, et par
celuy qui leur avoit esté marqué. Jamais ils ne
voyoient le second temple sans se souvenir
pourquoy le premier avoit esté renversé, et comment
celuy-cy avoit esté rétabli : ainsi ils se
confirmoient dans la foy de leurs ecritures ausquelles
tout leur estat rendoit témoignage.
On ne vit plus parmi eux de faux prophetes.
Ils s' estoient défaits tout ensemble de la pente
qu' ils avoient à les croire, et de celle qu' ils
avoient à l' idolatrie. Zacharie avoit pdit par un
mesme oracle que ces deux choses leur arriveroient.
Sa prophetie t un manifeste accomplissement.
Les faux prophetes cesserent sous le second temple :
p245
le peuple rebuté de leurs tromperies n' estoit
plus en estat de les écouter. Les vrais prophetes
de Dieu estoient leûs et releûs sans cesse :
il ne leur falloit point de commentaire ; et les
choses qui arrivoient tous les jours en exécution
de leurs propheties en estoient de trop fideles
interpretes.
En effet, tous leurs prophetes leur avoient promis
une paix profonde. On lit encore avec joye
la belle peinture que font Isaïe et Ezechiel, des
bienheureux temps qui devoient suivre la captivité
de Babylone. Toutes les ruines sont réparées,
les villes et les bourgades sont magnifiquement
rebasties, le peuple est innombrable, les ennemis
sont à bas, l' abondance est dans les villes
et dans la campagne ; on y voit la joye, le repos,
et enfin tous les fruits d' une longue paix. Dieu
promet de tenir son peuple dans une durable
et parfaite tranquilité. Ils en jïrent sous les
rois de Perse. Tant que cét empire se soustint,
les favorables decrets de Cyrus, qui en estoit
le fondateur, asseûrerent le repos des juifs.
Quoy-qu' ils ayent esté menacez de leur derniere ruine
sous Assuérus, quel qu' il soit, Dieu fléchi par
leurs larmes, changea tout à coup le coeur du
roy, et tira une vengeance éclatante d' Aman
leur ennemi. Hors de cette conjoncture, qui
passa si viste, ils furent toûjours sans crainte.
Instruits par leurs prophetes à obéïr aux rois,
à qui Dieu les avoit soumis, leur fidelité fut
inviolable.
p246
Aussi furent-ils toûjours doucement
traitez. A la faveur d' un tribut assez leger, qu' ils
payoient à leurs souverains, qui estoient plûtost
leurs protecteurs que leurs maistres, ils vivoient
selon leurs propres loix : la puissance sacerdotale
fut consere en son entier : les pontifes
conduisoient le peuple : le conseil public établi
premierement par Moïse, avoit toute son
autorité ; et ils exerçoient entre eux la puissance
de vie et de mort, sans que personne se meslast
de leur conduite. Les rois l' ordonnoient
ainsi. La ruine de l' empire des perses ne changea
point leurs affaires. Alexandre respecta leur
temple, admira leurs propheties, et augmenta
leurs privileges. Ils eûrent un peu à souffrir sous
ses premiers successeurs. Ptolomée fils de Lagus
surprit Jérusalem, et en emmena en Egypte cent
mille captifs : mais il cessa bientost de les haïr.
Luy-mesme les fit citoyens d' Alexandrie, capitale
de son royaume, ou plûtost il leur confirma
le droit qu' Alexandre leur y avoit déja donné ;
et ne trouvant rien dans tout son estat de
plus fidele que les juifs, il en remplit ses armées,
et leur confia ses places les plus importantes.
Si les lagides les considererent, ils furent
encore mieux traitez des seleucides sous
l' empire desquels ils vivoient. Seleucus Nicanor
chef de cette famille, les établit dans Antioche ;
et Antiochus le dieu, son petit-fils, les ayant fait
recevoir dans toutes les villes de l' Asie Mineure,
p247
nous les avons veûs se répandre dans toute la
Grece, y vivre selon leur loy, et y joûïr des
mesmes droits que les autres citoyens, comme
ils faisoient dans Alexandrie et dans Antioche.
Cependant leur loy est tournée en grec par les
soins de Ptolomée Philadelphe roy d' Egypte.
La religion judaïque est connuë parmi les gentils,
le temple de rusalem est enrichi par les
dons des rois et des peuples, les juifs vivent
en paix et en liberté sous la puissance des rois
de Syrie, et ils n' avoient gueres gousté une telle
tranquillité sous leurs propres rois.
Elle sembloit devoir estre éternelle s' ils ne
l' eussent eux-mesmes troublée par leurs dissensions.
Il y avoit trois cens ans qu' ils joûïssoient de ce repos
tant prédit par leurs prophetes, quand l' ambition
et les jalousies qui se mirent parmi eux les
penserent perdre. Quelques-uns des plus puissans
trahirent leur peuple pour flater les rois ;
ils voulurent se rendre illustres à la maniere des
grecs, et préfererent cette vaine pompe à la
gloire solide que leur aqueroit parmi leurs citoyens
l' observance des loix de leurs ancestres.
Ils lebrerent des jeux comme les gentils. Cette
nouveauté éblït les yeux du peuple, et l' idolatrie
revestuë de cette magnificence parut belle
à beaucoup de juifs. A ces changemens se meslerent
les disputes pour le souverain sacerdoce qui
estoit la dignité principale de la nation. Les
ambitieux s' attachoient aux rois de Syrie pour
p248
y parvenir, et cette dignité sacrée fut le prix de
la flaterie de ces courtisans. Les jalousies et les
divisions des particuliers ne tarderent pas à causer,
selon la coustume, de grands malheurs à tout
le peuple. Antiochus l' illustre roy de Syrie
conceût le dessein de perdre ce peuple divisé,
pour profiter de ses richesses. Ce prince parut
alors avec tous les caracteres que Daniel avoit
marquez : ambitieux, avare, artificieux, cruel,
insolent, impie, insensé ; enflé de ses victoires,
et puis, irrité de ses pertes. Il entre dans
Jérusalem en estat de tout entreprendre : les factions
des juifs, et non pas ses propres forces,
l' enhardissoient ; et Daniel l' avoit ainsi prév.
Il exerce des cruautez inoûïes : son orgueïl l' emporte
aux derniers excés, et il vomit des blasphêmes
contre le tres-haut, comme l' avoit prédit le
mesme prophete. En exécution de ces propheties,
et à cause des pechez du peuple, la force
luy est done contre le sacrifice perpetuel. Il
profane le temple de Dieu, que les rois ses
ancestres avoient réveré : il le pille, et répare par
les richesses qu' il y trouve les ruines de son tresor
épuisé. Sous prétexte de rendre conformes
les moeurs de ses sujets, et en effet pour assouvir
son avarice en pillant toute la Judée, il ordonne
aux juifs d' adorer les mesmes dieux que
les grecs : sur tout, il veut qu' on adore Jupiter
olympien, dont il place l' idole dans le temple
mesme ; et plus impie que Nabuchodonosor,
p249
il entreprend de truire les festes, la loy de
Moïse, les sacrifices, la religion, et tout le peuple.
Mais les succés de ce prince avoient leurs
bornes marquées par les propheties. Mathatias
s' oppose à ses violences, et réünit les gens de bien.
Judas Machabée son fils, avec une poignée de
gens, fait des exploits inïs, et purifie le temple
de Dieu trois ans et demi aps sa profanation,
comme avoit prédit Daniel. Il poursuit
les iduméens et tous les autres gentils qui se
joignoient à Antiochus ; et leur ayant pris leurs
meilleures places, il revient victorieux et humble,
tel que l' avoit vIsaïe, chantant les
loûanges de Dieu qui avoit livré en ses mains
les ennemis de son peuple, et encore tout rouge
de leur sang. Il continuë ses victoires, malgré les
armées prodigieuses des capitaines d' Antiochus.
Daniel n' avoit donné que six ans à ce prince
impie pour tourmenter le peuple de Dieu ; et
voilà qu' au terme préfix il apprend à Ecbatane
les faits héroïques de Judas. Il tombe dans une
profonde mélancolie, et meurt comme avoit
prédit le saint prophete, miserable, mais non
de main d' homme, aprés avoir reconnu, mais
trop tard, la puissance du dieu d' Israël.
Je n' ay plus besoin de vous raconter de quelle
sorte ses successeurs poursuivirent la guerre contre
la Judée, ni la mort de Judas son liberateur,
ni les victoires de ses deux freres Jonathas
et Simon, successivement souverains pontifes,
p250
dont la valeur rétablit la gloire ancienne du
peuple de Dieu. Ces trois grands hommes virent
les rois de Syrie et tous les peuples voisins
conjurez contre eux ; et ce qui estoit de plus
déplorable, ils virent à diverses fois ceux de Juda
mesme armez contre leur patrie et contrerusalem :
chose inoûïe jusqu' alors, mais expressément
marquée par les prophetes. Au milieu de
tant de maux, la confiance qu' ilsrent en Dieu
les rendit intrepides et invincibles. Le peuple
fut toûjours heureux sous leur conduite ; et enfin
du temps de Simon, affranchi du joug des gentils,
il se soumit à luy et à ses enfans, du consentement
des rois de Syrie.
Mais l' acte par lequel le peuple de Dieu transporte
à Simon toute la puissance publique, et luy
accorde les droits royaux, est remarquable. Le
decret porte qu' il en joûïra luy et sa posterité
jusqu' à ce qu' il vienne un fidele et veritable
prophete .
Le peuple accoustumé dés son origine à un
gouvernement divin, et sçachant que depuis le
temps que David avoit esté mis sur le trosne par
ordre de Dieu, la souveraine puissance appartenoit
à sa maison, à qui elle devoit estre à la fin
rend au temps du messie, mit expresment
cette restriction au pouvoir qu' il donna à ses
pontifes, et continua de vivre sous eux dans
l' esperance de ce Christ tant de fois promis.
C' est ainsi que ce royaume absolument libre
usa de son droit, et pourveût à son gouvernement.
p251
La posterité de Jacob, par la tribu de Juda
et par les restes qui se rangerent sous ses étendards,
se conserva en corps d' estat, et joûït indépendamment
et paisiblement de la terre qui luy avoit esté
assignée.
En vertu du decret du peuple dont nous venons
de parler, Jean Hyrcan fils de Simon succeda
à son pere. Sous luy les juifs s' agrandissent
par des conquestes considérables. Ils soumettent
Samarie (Ezechiel et Jéremie l' avoient
prédit : ) ils domptent les iduméens, les philistins,
et les ammonites leurs perpetuels ennemis,
et ces peuples embrassent leur religion (Zacharie
l' avoit marqué.) enfin malgré la haine et
la jalousie des peuples qui les environnent, sous
l' autorité de leurs pontifes qui deviennent enfin
leurs rois, ils fondent le nouveau royaume
des asmonéens ou des machabées, plus étendu
que jamais si on excepte les temps de David et
de Salomon.
Voilà en quelle maniere le peuple de Dieu subsista
toûjours parmi tant de changemens ; et ce
peuple tantost chastié, et tantost consolé dans
ses disgraces, par les differens traitemens qu' il
reçoit selon ses merites, rend un témoignage public
à la providence qui regit le monde.
Mais en quelque estat qu' il fust, il vivoit toûjours
en attente des temps du messie, il attendoit
de nouvelles graces plus grandes que
toutes celles qu' il avoit receûës ; et il n' y a
personne
p252
qui ne voye que cette foy du messie, et
de ses merveilles, qui dure encore aujourd' huy
parmi les juifs, leur est ven de leurs patriarches
et de leurs prophetes dés l' origine de leur
nation. Car dans cette longue suite d' années,
eux-mesmes reconnoissoient que par un conseil
de la providence il ne s' élevoit plus parmi
eux aucun prophete, et que Dieu ne leur faisoit
point de nouvelles prédictions, ni de nouvelles
promesses, cette foy du messie qui devoit
venir estoit plus vive que jamais. Elle se
trouva si bien établie, quand le second temple
fut basti, qu' il n' a plus fallu de prophete pour
y confirmer le peuple. Ils vivoient sous la foy
des anciennes propheties qu' ils avoient veû
s' accomplir si précisément à leurs yeux en tant de
chefs : le reste, depuis ce temps, ne leur a jamais
paru douteux, et ils n' avoient point de peine à
croire que Dieu si fidele en tout, n' accomplist
encore en son temps ce qui regardoit le messie,
c' est à dire la principale de ses promesses, et le
fondement de toutes les autres.
En effet, toute leur histoire, tout ce qui leur
arrivoit de jour en jour, n' estoit qu' un perpetuel
développement des oracles que le Saint
Esprit leur avoit laissez. Si rétablis dans leur
terre aprés la captivité, ils joûïrent durant trois
cens ans d' une paix profonde ; si leur temple
fut réveré, et leur religion honorée dans tout
l' Orient ; si enfin leur paix fut troublée par leurs
p253
dissensions ; si ce superbe roy de Syrie fit des
efforts inoûïs pour les détruire ; s' il prévalut
quelque temps ; si un peu aprés il fut puni ; si
la religion judaïque et tout le peuple de Dieu
fut relevé avec un éclat plus merveilleux que jamais,
et le royaume de Juda accru sur la fin
des temps par de nouvelles conquestes : vous
avez v, monseigneur, que tout cela
se trouvoit écrit dans leurs prophetes. Oûï,
tout y estoit marqué, jusqu' au temps que devoient
durer les persecutions, jusqu' aux lieux
se donnerent les combats, jusqu' aux terres
qui devoient estre conquises.
Je vous ay rapporté en gros quelque chose
de ces propheties : le détail seroit la matiere d' un
plus long discours. Je ne veux vous donner icy
qu' une premiere teinture de ces veritez importantes,
qu' on reconnoist d' autant plus qu' on entre
plus avant dans le particulier. Je remarqueray
seulement icy que les propheties du peuple
de Dieu ont eû durant tous ces temps un accomplissement
si manifeste, que depuis, quand les
payens mesme, quand un Porphyre, quand un
Julien l' apostat, ennemis d' ailleurs des ecritures,
ont voulu donner des exemples de prédictions
proptiques, ils les ont esté chercher
parmi les juifs.
Et je puis mesme vous dire avec verité, que
si durant cinq cens ans le peuple de Dieu fut
sans prophete, tout l' estat de ces temps estoit
p254
prophetique : l' oeuvre de Dieu s' acheminoit, et
les voyes se préparoient insensiblement à l' entier
accomplissement des anciens oracles.
Le retour de la captivité de Babylone n' estoit
qu' une ombre de la liberté et plus grande
et plus nécessaire, que le messie devoit apporter
aux hommes captifs du pec. Le peuple
dispersé en divers endroits dans la haute Asie,
dans l' Asie Mineure, dans l' Egypte, dans la
Grece mesme, commeoit à faire éclater parmi
les gentils le nom et la gloire du dieu d' Israël.
Les ecritures qui devoient un jour estre la
lumiere du monde, furent mises dans la langue
la plus connuë de l' univers : leur antiquité est
reconnuë. Pendant que le temple estveré, et
les ecriturespanduës parmi les gentils, Dieu
donne quelque idée de leur conversion future,
et en jette de loin les fondemens.
Ce qui se passoit mesme parmi les grecs estoit
une espece de pparation à la connoissance
de la verité. Leurs philosophes connurent que
le monde estoit regi par un dieu bien different
de ceux que le vulgaire adoroit, et qu' ils servoient
eux-mesmes avec le vulgaire. Les histoires
greques font foy que cette belle philosophie
venoit d' Orient et des endroits où
les juifs avoient esté dispersez : mais de quelque
endroit qu' elle soit venuë, une verité si
importante panduë parmi les gentils, quoy-que
combat, quoy-que mal suivie, mesme
p255
par ceux qui l' enseignoient, commençoit à réveiller
le genre humain, et fournissoit par avance
des preuves certaines à ceux qui devoient un
jour le tirer de son ignorance.
Comme toutefois la conversion de la gentilité
estoit une oeuvre réservée au messie, et le
propre caractere de sa venuë, l' erreur et l' impieté
prévaloient par tout. Les nations les plus
éclairées et les plus sages, les chaldéens, les
egyptiens, les pheniciens, les grecs, les romains,
estoient les plus ignorans, et les plus
aveugles sur la religion : tant il est vray qu' il
y faut estre élevé par une grace particuliere, et
par une sagesse plus qu' humaine. Qui oseroit
raconter les céremonies des dieux immortels,
et leurs mysteres impurs ? Leurs amours, leurs
cruautez, leurs jalousies, et tous leurs autres
excés estoient le sujet de leurs festes, de leurs
sacrifices, des hymnes qu' on leur chantoit, et des
peintures que l' on consacroit dans leurs temples.
Ainsi le crime estoit adoré, et reconnu necessaire
au culte des dieux. Le plus grave des
philosophes défend de boire avec excés, si ce
n' estoit dans les festes de Bacchus et à l' honneur
de ce dieu. Un autre, aprés avoir sevérement blas
toutes les images malhonnestes, en excepte
celles des dieux qui vouloient estre honorez par
ces infamies. On ne peut lire sans étonnement
les honneurs qu' il falloit rendre à Venus, et les
prostitutions qui estoient établies pour l' adorer.
p256
La Grece toute polie et toute sage qu' elle estoit,
avoit receû ces mysteres abominables. Dans les
affaires pressantes, les particuliers et les républiques
voûoient à Venus des courtisanes, et la
Grece ne rougissoit pas d' attribuer son salut aux
prieres qu' elles faisoient à leur déesse. Aprés la
défaite de Xerxes et de ses formidables armées,
on mit dans le temple un tableau où estoient
representez leurs voeux et leurs processions avec
cette inscription de Simonides poëte fameux :
celles-cy ont prié la déesse Venus, qui pour
l' amour d' elles a sauvé la Grece .
S' il falloit adorer l' amour, ce devoit estre du
moins l' amour honneste : mais il n' en estoit pas
ainsi. Solon, qui le pourroit croire, et qui
attendroit d' un si grand nom une si grande infamie ?
Solon, dis-je, établit à Athenes le temple
de Venus la prostituée, ou de l' amour impudique.
Toute la Grece estoit pleine de temples
consacrez à ce dieu, et l' amour conjugal
n' en avoit pas un dans tout le païs.
Cependant ils détestoient l' adultere dans les
hommes et dans les femmes : la societé conjugale
estoit sacrée parmi eux. Mais quand ils
s' appliquoient à la religion, ils paroissoient
comme possedez par un esprit étranger, et leur
lumiere naturelle les abandonnoit.
La gravité romaine n' a pas traité la religion
plus serieusement, puis qu' elle consacroit à l' honneur
des dieux les impuretez du théatre et les
p257
sanglans spectacles des gladiateurs, c' est à dire,
tout ce qu' on pouvoit imaginer de plus corrompu
et de plus barbare.
Mais je ne sçay si les folies ridicules qu' on
mesloit dans la religion n' estoient pas encore
plus pernicieuses, puis qu' elles luy attiroient tant
de mépris. Pouvoit-on garder le respect qui est
deû aux choses divines, au milieu des impertinences
que contoient les fables, dont la representation
ou le souvenir faisoient une si grande
partie du culte divin ? Tout le service public
n' estoit qu' une continuelle profanation, ou plustost
unerision du nom de Dieu ; et il falloit bien
qu' il y eust quelque puissance ennemie de ce
nom sacré, qui ayant entrepris de le ravilir,
poussast les hommes à l' employer dans des choses
si méprisables, et mesme à le prodiguer à des
sujets si indignes.
Il est vray que les philosophes avoient à la fin
reconnu qu' il y avoit un autre dieu que ceux
que le vulgaire adoroit : mais ils n' osoient
l' avoûër. Au contraire, Socrate donnoit pour maxime,
qu' il falloit que chacun suivist la religion
de son païs. Platon son disciple, qui voyoit la
Grece et tous les païs du monde remplis d' un
culte insensé et scandaleux, ne laisse pas de poser
comme un fondement de sa république, qu' il ne
faut jamais rien changer dans la religion qu' on
trouve établie, et que c' est avoir perdu le sens
que d' y penser . Des philosophes si graves, et qui
ont dit de si
p258
belles choses sur la nature divine, n' ont o
s' opposer à l' erreur publique, et ont desesperé
de la pouvoir vaincre. Quand Socrate fut accusé
de nier les dieux que le public adoroit,
il s' en défendit comme d' un crime ; et Platon,
en parlant du dieu qui avoit formé l' univers,
dit qu' il est difficile de le trouver, et
qu' il est défendu de le déclarer au peuple. Il
proteste de n' en parler jamais qu' en énigme,
de peur d' exposer une si grande verité à la moquerie.
Dans quel abisme estoit le genre humain,
qui ne pouvoit supporter la moindre idée du
vray dieu ? Athenes, la plus polie et la plus
sçavante de toutes les villes greques, prenoit pour
athées ceux qui parloient des choses intellectuelles ;
et c' est une des raisons qui avoit fait
condamner Socrate. Si quelques philosophes
osoient enseigner que les statuës n' estoient pas
des dieux comme l' entendoit le vulgaire, ils se
voyoient contraints de s' endire : encore aprés
cela estoient-ils bannis comme des impies par
sentence de l' aréopage. Toute la terre estoit
possedée de la mesme erreur : la verité n' y osoit
paroistre. Ce grand dieu créateur du monde
n' avoit de temple ni de culte qu' en Jérusalem.
Quand les gentils y envoyoient leurs offrandes,
ils ne faisoient autre honneur au dieu d' Israël,
que de le joindre aux autres dieux. La seule Judée
connoissoit sa sainte et sévere jalousie, et sçavoit
p259
que partager la religion entre luy et les autres
dieux, estoit la détruire.
Cependant à la fin des temps, les juifs mesmes
qui le connoissoient, et qui estoient les dépositaires
de la religion, commencerent, tant
les hommes vont toûjours affoiblissant la verité,
non point à oublier le dieu de leurs peres, mais
à mesler dans la religion des superstitions indignes
de luy. Sous le regne des asmonéens, et
dés le temps de Jonathas, la secte des pharisiens
commença parmi les juifs. Ils s' aquirent d' abord
un grand credit par la pureté de leur doctrine, et
par l' observance exacte de la loy : joint que leur
conduite estoit douce, quoy-que réguliere, et
qu' ils vivoient entre eux en grande union. Les
compenses et les chastimens de la vie future
qu' ils soustenoient avec zele, leur attiroient
beaucoup d' honneur. A la fin, l' ambition se mit
parmi eux. Ils voulurent gouverner, et en effet ils
se donnerent un pouvoir absolu sur le peuple :
ils se rendirent les arbitres de la doctrine et de
la religion, qu' ils tournerent insensiblement à
des pratiques superstitieuses, utiles à leur interest
et à la domination qu' ils vouloient établir
sur les consciences ; et le vray esprit de la loy
estoit prest à se perdre.
A ces maux se joignit un plus grand mal, l' orgueïl
et la présomption ; mais une psomption
qui alloit à s' attribuer à soy-mesme le don de
Dieu. Les juifs accoustumez à ses bienfaits, et
p260
éclairez depuis tant de siécles de sa connoissance,
oublierent que sa bonté seule les avoit separez des
autres peuples, et regarderent sa grace comme
une dette. Race eleûë et toûjours benie depuis
deux mille ans, ils se jugerent les seuls dignes de
connoistre Dieu, et se crurent d' une autre espece
que les autres hommes qu' ils voyoient
privez de sa connoissance. Sur ce fondement,
ils regarderent les gentils avec un insupportable
dédain. Estre sorti d' Abraham selon la
chair, leur paroissoit une distinction qui les
mettoit naturellement au dessus de tous les
autres ; et enflez d' une si belle origine, ils se
croyoient saints par nature, et non par grace :
erreur qui dure encore parmi eux. Ce fut les
pharisiens, qui cherchant à se glorifier de leurs
lumieres, et de l' exacte observance des céremonies
de la loy, introduisirent cette opinion vers
la fin des temps. Comme ils ne songeoient qu' à
se distinguer des autres hommes, ils multiplierent
sans bornes les pratiques exterieures, et débiterent
toutes leurs pensées, quelque contraires
qu' elles fussent à la loy de Dieu, comme des
traditions authentiques.
Encore que ces sentimens n' eussent point passé
par decret public en dogme de la synagogue,
ils se couloient insensiblement parmi le
peuple, qui devenoit inquiet, turbulent, et
seditieux. Enfin les divisions qui devoient estre
selon leurs prophetes le commencement de leur
p261
décadence, éclaterent à l' occasion des brouïlleries
survens dans la maison des asmonéens.
Il y avoit à peine soixante ans jusqu' à Jesus-Christ,
quand Hyrcan et Aristobule enfans d' Alexandre
Jannée eûrent guerre pour le sacerdoce,
auquel la royauté estoit annexée. C' est
icy le moment fatal où l' histoire marque la premiere
cause de la ruine des juifs. Pompée, que
les deux freres appellerent pour les regler, les
assujetit tous deux, en mesme temps qu' ilposseda
Antiochus surnommé l' asiatique, dernier
roy de Syrie. Ces trois princes, dégradez ensemble
et comme par un seul coup, furent le signal
de la décadence marquée en termes précis par le
prophete Zacharie. Il est certain par l' histoire,
que ce changement des affaires de la Syrie
et de la Judée fut fait en mesme temps par
Pompée, lors qu' aprés avoir achevé la guerre
de Mithridate, prest à retourner à Rome, il regla
les affaires d' Orient. Le prophete n' a remarqué
que ce qui faisoit à la ruine des juifs, qui
de deux freres qu' ils avoient veû rois, en virent
l' un prisonnier servir au triomphe de Pompée,
et l' autre (c' est le foible Hyrcan) à qui le mesme
Pompée osta avec le diame une grande
partie de son domaine, ne retenir plus qu' un vain
titre d' autorité qu' il perdit bientost. Ce fut
alors que les juifs furent faits tributaires des
romains ; et la ruine de la Syrie attira la leur,
parce que ce grand royaume réduit en province
p262
dans leur voisinage, y augmenta tellement
la puissance des romains, qu' il n' y avoit
plus de salut qu' à leur obéïr. Les gouverneurs
de Syrie firent de continuelles entreprises sur la
Judée : les romains s' y rendirent maistres absolus,
et en affoiblirent le gouvernement en beaucoup
de choses. Par eux enfin le royaume de
Juda passa des mains des asmonéens à qui il
s' estoit soumis, en celles d' Herode étranger et
iduméen. La politique cruelle et ambitieuse de
ce roy, qui ne professoit qu' en apparence la religion
judaïque, changea les maximes du gouvernement
ancien. Ce ne sont plus ces juifs maistres
de leur sort sous le vaste empire des perses
et des premiers seleucides, ils n' avoient qu' à
vivre en paix. Herode qui les tient de prés asservis
sous sa puissance, brouïlle toutes choses ;
confond à son gré la succession des pontifes ;
affoiblit le pontificat qu' il rend arbitraire ;
énerve l' autorité du conseil de la nation, qui ne peut
plus rien : toute la puissance publique passe entre
les mains d' Herode et des romains dont il
est l' esclave, et il ébranle les fondemens de la
publique judaïque.
Les pharisiens, et le peuple qui n' écoutoit que
leurs sentimens, souffroient cét estat avec
impatience. Plus ils se sentoient pressez du joug des
gentils, plus ils conceûrent pour eux de dédain
et de haine. Ils ne voulurent plus de messie qui
ne fust guerrier et redoutable aux puissances qui
p263
les captivoient. Ainsi oubliant tant de propheties
qui leur parloient si expressément de ses humiliations,
ils n' eûrent plus d' yeux ni d' oreilles que
pour celles qui leur annoncent des triomphes,
quoy-que bien differens de ceux qu' ils vouloient.
PARTIE 2 CHAPITRE 6
Dans ce déclin de la religion et des affaires
des juifs, à la fin du regne d' Herode, et dans
le temps que les pharisiens introduisoient tant
d' abus, Jesus-Christ est envoyé sur la terre pour
rétablir le royaume dans la maison de David
d' une maniere plus haute que les juifs charnels
ne l' entendoient, et pour prescher la doctrine
que Dieu avoit résolu de faire annoncer à tout
l' univers. Cét admirable enfant appellé par Isaïe
le Dieu fort, le pere du siécle futur, et l' auteur
de la paix, naist d' une vierge à Bethléem, et il
y vient reconnoistre l' origine de sa race. Conc
du Saint Esprit, saint par sa naissance, seul
digne de réparer le vice de la nostre, il roit
le nom de sauveur, parce qu' il devoit nous sauver
de nos péchez. Aussitost aprés sa naissance,
une nouvelle etoile, figure de la lumiere qu' il
devoit donner aux gentils, se fait voir en Orient,
et amene au sauveur encore enfant les prémices
de la gentilité convertie. Un peu aprés ce Seigneur
tant desiré vient à son saint temple,
Simeon le regarde, non seulement comme la
gloire d' Israël , mais encore comme la lumiere
des nations infideles . Quand le temps de prescher
son evangile approcha, saint Jean Baptiste, qui luy
p264
devoit préparer les voyes, appella tous les pecheurs
à la penitence, et fit retentir de ses cris
tout le desert où il avoit vescu dés ses premieres
années avec autant d' austerité que d' innocence.
Le peuple, qui depuis cinq cens ans n' avoit point
veû de prophetes, reconnut ce nouvel Elie, tout
prest à le prendre pour le sauveur, tant sa sainteté
paroissoit grande : mais luy-mesme il montroit
au peuple celuy dont il estoit indigne de délier
les souliers . Enfin Jesus-Christ commence à
prescher son evangile, et à réveler les secrets
qu' il voyoit de toute eternité au sein de son
pere. Il pose les fondemens de son eglise par la
vocation de douze pescheurs, et met saint Pierre
à la teste de tout le troupeau avec une prérogative
si manifeste, que les evangelistes, qui dans le
dénombrement qu' ils font des apostres ne gardent
aucun ordre certain, s' accordent à nommer
saint Pierre devant tous les autres comme le premier.
Jesus-Christ parcourt toute la Jue, qu' il
remplit de ses bienfaits ; secourable aux malades,
misericordieux envers les pecheurs dont
il se montre le vray medecin par l' accés qu' il
leur donne auprés de luy, faisant ressentir aux
hommes une autorité et une douceur qui n' avoit
jamais paru qu' en sa personne. Il annonce
de hauts mysteres ; mais il les confirme par de
grands miracles : il commande de grandes vertus ;
mais il donne en mesme temps de grandes
lumieres, de grands exemples, et de grandes graces.
p265
C' est par là aussi qu' il paroist plein de grace
et de verité, et nous recevons tous de sa
plenitude .
Tout se soustient en sa personne ; sa vie, sa
doctrine, ses miracles. La mesme verité y reluit
par tout : tout concourt à y faire voir le maistre
du genre humain, et le modele de la perfection.
Luy seul vivant au milieu des hommes, et à
la veûë de tout le monde, a pû dire sans craindre
d' estre démenti,... etc.
Ses miracles sont d' un ordre particulier, et
d' un caractere nouveau. Ce ne sont point des
signes dans le ciel , tels que les juifs les
demandoient : il les fait presque tous sur les hommes
mesmes, et pour guerir leurs infirmitez. Tous
ces miracles tiennent plus de la bonté que de la
puissance, et ne surprennent pas tant les spectateurs,
qu' ils les touchent dans le fond du
coeur. Il les fait avec empire : les démons et les
maladies luy oïssent : à sa parole les aveugles
nez reçoivent la veûë, les morts sortent du tombeau,
et les pechez sont remis. Le principe en
est en luy-mesme ; ils coulent de source : je
sens, dit-il, qu' une vertu est sortie de moy .
Aussi personne n' en avoit-il fait ni de si grands, ni
en si grand nombre ; et toutefois il promet que ses
disciples feront en son nom encore de plus grandes
p266
choses , tant est feconde et inépuisable la vertu
qu' il porte en luy-mesme.
Qui n' admireroit la condescendance avec laquelle
il tempere la hauteur de sa doctrine ? C' est
du lait pour les enfans, et tout ensemble du pain
pour les forts. On le voit plein des secrets de
Dieu, mais on voit qu' il n' en est pas éton
comme les autres mortels à qui Dieu se
communique : il en parle naturellement, comme estant
dans ce secret et dans cette gloire ; et ce
qu' il a sans mesure , il lepand avec mesure,
afin que nostre foiblesse le puisse porter.
Quoy-qu' il soit envoyé pour tout le monde,
il ne s' adresse d' abord qu' aux brebis perduës de
la maison d' Israël, ausquelles il estoit aussi
principalement envoyé : mais il prépare la voye à la
conversion des samaritains et des gentils. Une
femme samaritaine le reconnoist pour le Christ
que sa nation attendoit aussi-bien que celle des
juifs, et apprend de luy le mystere du culte
nouveau qui ne seroit plus attaché à un certain
lieu. Une femme chananéenne et idolatre luy
arrache, pour ainsi dire, quoy-que rebutée, la
guérison de sa fille. Il reconnoist en divers endroits
les enfans d' Abraham dans les gentils, et
parle de sa doctrine comme devant estre preschée,
contredite, et receûë par toute la terre. Le monde
n' avoit jamais rien veû de semblable, et ses
apostres en sont étonnez. Il ne cache point aux
siens les tristes épreuves par lesquelles ils devoient
p267
passer. Il leur fait voir les violences et la
duction employées contre eux, les persécutions,
les fausses doctrines, les faux-freres, la
guerre au dedans et au dehors, la foy épurée
par toutes ces épreuves ; à la fin des temps,
l' affoiblissement de cette foy et le refroidissement
de la charité parmi ses disciples ; au milieu de tant
de perils, son eglise et la verité toûjours
invincibles.
Voicy donc une nouvelle conduite, et un
nouvel ordre de choses : on ne parle plus aux
enfans de Dieu de récompenses temporelles ;
Jesus-Christ leur montre une vie future, et les
tenant suspendus dans cette attente, il leur apprend
à se détacher de toutes les choses sensibles.
La croix et la patience deviennent leur
partage sur la terre, et le ciel leur est propo
comme devant estre emporté de force . Jesus-Christ
qui montre aux hommes cette nouvelle voye, y
entre le premier : il presche des veritez pures qui
étourdissent les hommes grossiers, et néanmoins
superbes : il couvre l' orgueïl caché, et
l' hypocrisie des pharisiens et des docteurs de la
loy qui la corrompoient par leurs interpretations.
Au milieu de ces reproches il honore leur
ministere, et la chaire de Moïse où ils sont
assis . Il frequente le temple, dont il fait
respecter la sainteté, et renvoye aux prestres les
lepreux qu' il a gueris. Par là il apprend aux hommes
comment ils doivent reprendre et réprimer les
p268
abus, sans préjudice du ministere établi de Dieu,
et montre que le corps de la synagogue subsistoit
malgré la corruption des particuliers. Mais elle
penchoit visiblement à la ruine. Les pontifes, et les
pharisiens animoient contre Jesus-Christ le peuple
juif, dont la religion se tournoit en superstition.
Ce peuple ne peut souffrir le sauveur du
monde, qui l' appelle à des pratiques solides, mais
difficiles. Le plus saint et le meilleur de tous les
hommes, la sainteté et la bonté mesme, devient le
plus envié et le plus haï. Il ne se rebute pas, et
ne cesse de faire du bien à ses citoyens ; mais il
voit leur ingratitude : il en prédit le chastiment
avec larmes, et dénonce à Jerusalem sa chute
prochaine. Il prédit aussi que les juifs ennemis
de la verité qu' il leur annonçoit, seroient livrez
à l' erreur, et deviendroient le joûët des faux
prophetes. Cependant la jalousie des pharisiens
et des prestres le mene à un supplice infame :
ses disciples l' abandonnent ; un d' eux le trahit ;
le premier et le plus zelé de tous le renie
trois fois. Accudevant le conseil, il honore
jusqu' à la fin le ministere des prestres, et
pond en termes précis au pontife qui l' interrogeoit
juridiquement. Mais le moment estoit
arrivé, où la synagogue devoit estre réprouvée.
Le pontife et tout le conseil condamne
Jesus-Christ, parce qu' il se disoit le Christ fils
de Dieu. Il est livré à Ponce Pilate psident
romain : son innocence est reconnuë par son juge,
p269
que la politique et l' interest font agir contre sa
conscience : le juste est condam à mort : le
plus grand de tous les crimes donne lieu à la
plus parfaite obéïssance qui fut jamais : Jesus
maistre de sa vie, et de toutes choses, s' abandonne
volontairement à la fureur des méchans,
et offre le sacrifice qui devoit estre l' expiation
du genre humain. A la croix, il regarde dans
les propheties ce qui luy restoit à faire : il
l' acheve, et dit enfin, tout est consommé . A ce
mot, tout change dans le monde : la loy cesse, ses
figures passent, ses sacrifices sont abolis par une
oblation plus parfaite. Cela fait, Jesus-Christ
expire avec un grand cri : toute la nature s' émeut :
le centurion qui le gardoit, étonné d' une
telle mort, s' écrie qu' il est vrayment le fils
de Dieu ; et les spectateurs s' en retournent frapant
leur poitrine. Au troisiéme jour il ressuscite ;
il paroist aux siens qui l' avoient abandonné,
et qui s' obstinoient à ne pas croire sa
surrection. Ils le voyent, ils luy parlent, ils le
touchent, ils sont convaincus. Pour confirmer
la foy de sa résurrection, il se montre à diverses
fois et en diverses circonstances. Ses disciples
le voyent en particulier, et le voyent aussi
tous ensemble : il paroist une fois à plus de cinq
cens hommes assemblez. Un apostre qui l' a écrit,
asseûre que la pluspart d' eux vivoient encore
dans le temps qu' il l' écrivoit. Jesus-Christ
ressuscité donne à ses apostres tout le temps qu' ils
p270
veulent pour le bien considerer ; et aprés s' estre
mis entre leurs mains en toutes les manieres
qu' ils le souhaitent, en sorte qu' il ne puisse plus
leur rester le moindre doute, il leur ordonne de
porter témoignage de ce qu' ils ont veû, de ce
qu' ils ont oûï, et de ce qu' ils ont touché. Afin
qu' on ne puisse douter de leur bonne foy, non
plus que de leur persuasion, il les oblige à sceller
leur témoignage de leur sang. Ainsi leur pdication
est inébranlable ; le fondement en est un fait
positif, attesté unanimement par ceux qui l' ont
veû. Leur sincerité est justifiée par la plus forte
épreuve qu' on puisse imaginer, qui est celle des
tourmens, et de la mort mesme. Telles sont les
instructions que receûrent les apostres. Sur ce
fondement douze pescheurs entreprennent de
convertir le monde entier, qu' ils voyoient si oppo
aux loix qu' ils avoient à leur prescrire, et
aux veritez qu' ils avoient à leur annoncer. Ils
ont ordre de commencer par Jérusalem, et de
là de se répandre par toute la terre, pour instruire
toutes les nations, et les baptiser au nom du
pere, du fils, et du Saint Esprit .
Jesus-Christ leur promet d' estre avec eux
jusqu' à la consommation des siecles , et assre
par cette parole la perpetuelle due du ministere
ecclesiastique. Cela dit, il monte aux cieux en leur
presence.
Les promesses vont estre accomplies : les propheties
vont avoir leur dernier éclaircissement. Les
gentils sont appellez à la connoissance de Dieu
p271
par les ordres de Jesus-Christ ressuscité : une
nouvelle céremonie est instituée pour la
régenération du nouveau peuple ; et les fideles
apprennent que le vray dieu, le dieu d' Israël, ce
dieu un et indivisible auquel ils sont consacrez par
le baptesme, est tout ensemble pere, fils, et
Saint Esprit.
donc nous sont proposées les profondeurs
incompréhensibles de l' estre divin, et la grandeur
ineffable de son unité, et les richesses infinies
de cette nature, plus feconde encore au
dedans qu' au dehors, capable de se communiquer
sans division à trois personnes égales.
sont expliquez les mysteres qui estoient
enveloppez, et comme scellez dans les anciennes
ecritures. Nous entendons le secret de cette
parole, faisons l' homme à nostre image ; et la
trinité marquée dans la création de l' homme,
est expressément declarée dans sa régenération.
Nous apprenons ce que c' est que cette sagesse
concë , selon Salomon, devant tous les temps
dans le sein de Dieu ; sagesse qui fait toutes
ses délices, et par qui sont ordonnez tous ses
ouvrages. Nous sçavons qui est celuy que David a veû
engendré devant l' aurore ; et le nouveau
testament nous enseigne que c' est le verbe, la parole
interieure de Dieu, et sa pensée éternelle, qui est
toûjours dans son sein, et par qui toutes choses ont
esté faites.
p272
Parnous répondons à la mysterieuse question
qui est proposée dans les proverbes : dites-moy
le nom de Dieu, et le nom de son fils, si vous le
avez . Car nous sçavons que ce nom de Dieu si
mysterieux et si caché est le nom de pere entendu
en ce sens profond qui le fait concevoir dans
l' éternité pere d' un fils égal à luy, et que le nom
de son fils est le nom de verbe ; verbe qu' il
engendre éternellement en se contemplant luy-mesme,
qui est l' expression parfaite de sa verité,
son image, son fils unique, l' éclat de sa clarté,
et l' empreinte de sa substance .
Avec le pere et le fils nous connoissons aussi
le Saint Esprit, l' amour de l' un et de l' autre, et
leur éternelle union. C' est cét esprit qui fait
les prophetes, et qui est en eux pour leur découvrir
les conseils de Dieu, et les secrets de l' avenir ;
esprit dont il est écrit, le Seigneur m' a envoyé
et son esprit, qui est distingué du Seigneur, et
qui est aussi le Seigneur mesme, puis qu' il envoye
les prophetes, et qu' il leur découvre les
choses futures. Cét esprit qui parle aux prophetes,
et qui parle par les prophetes est uni au
pere et au fils, et intervient avec eux dans la
consécration du nouvel homme.
Ainsi le pere, le fils, et le Saint Esprit, un
seul dieu en trois personnes, montré plus obscurément
à nos peres, est clairement réve
dans la nouvelle alliance. Instruits d' un si haut
mystere, et étonnez de sa profondeur incompréhensible,
p273
nous couvrons nostre face devant
Dieu avec les crubins que vit Isaïe, et nous
adorons avec eux celuy qui est trois fois saint.
C' estoit au fils unique qui estoit dans le sein du
pere , et qui sans en sortir venoit à nous ; c' estoit
à luy à nous couvrir pleinement ces admirables
secrets de la nature divine que Moïse et les
prophetes n' avoient qu' effleurez.
C' estoit à luy à nous faire entendre d' où vient
que le messie promis comme un homme qui devoit
sauver les autres hommes, estoit en mesme
temps montré comme Dieu en nombre singulier,
et absolument à la maniere dont le créateur
nous est désigné : et c' est aussi ce qu' il a
fait, en nous enseignant que, quoy-que fils
d' Abraham, il estoit devant qu' Abraham fust
fait ; qu' il est descendu du ciel, et toutefois
qu' il est au ciel ; qu' il est Dieu, fils de
Dieu, et tout ensemble homme, fils de l' homme ; le
vray Emanl ; Dieu avec nous ; en un mot le verbe
fait chair, unissant en sa personne la nature humaine
avec la divine, afin de réconcilier toutes choses en
luy-mesme.
Ainsi nous sont révelez les deux principaux
mysteres, celuy de la trinité, et celuy de
l' incarnation. Mais celuy qui nous les avelez, nous
en fait trouver l' image en nous-mesmes, afin qu' ils
nous soient toûjours presens, et que nous reconnoissions
la dignité de nostre nature.
En effet, si nous imposons silence à nos sens,
et que nous nous renfermions pour un peu de
p274
temps au fond de nostre ame, c' est à dire dans
cette partie la verité se fait entendre, nous
y verrons quelque image de la trinité que nous
adorons. La pensée que nous sentons naistre
comme le germe de nostre esprit, comme le fils
de nostre intelligence, nous donne quelque idée
du fils de Dieu conceû éternellement dans
l' intelligence du pere celeste. C' est pourquoy ce fils
de Dieu prend le nom de verbe, afin que nous
entendions qu' il naist dans le sein du pere,
non comme naissent les corps, mais comme
naist dans nostre ame cette parole interieure
que nous y sentons quand nous contemplons la verité.
Mais la fecondité de nostre esprit ne se termine
pas à cette parole intérieure, à cette pensée
intellectuelle, à cette image de la verité qui
se forme en nous. Nous aimons et cette parole
interieure et l' esprit où elle naist ; et en l' aimant
nous sentons en nous quelque chose qui ne nous
est pas moins précieux que nostre esprit et nostre
pensée, qui est le fruit de l' un et de l' autre, qui
les unit, qui s' unit à eux, et ne fait avec eux
qu' une mesme vie.
Ainsi autant qu' il se peut trouver de rapport
entre Dieu et l' homme, ainsi, dis-je, se produit
en Dieu l' amour éternel qui sort du pere
qui pense, et du fils qui est sa pensée, pour faire
avec luy et sa pensée une mesme nature également
heureuse et parfaite.
p275
En un mot Dieu est parfait, et son verbe
image vivante d' une verité infinie, n' est pas
moins parfait que luy ; et son amour qui sortant
de la source inépuisable du bien en a toute la
plenitude, ne peut manquer d' avoir une perfection
infinie ; et puis que nous n' avons point
d' autre idée de Dieu que celle de la perféction,
chacune de ces trois choses considerée en elle-mesme
merite d' estre appellée Dieu : mais parce
que ces trois choses conviennent nécessairement
à une mesme nature, ces trois choses ne sont
qu' un seul Dieu.
Il ne faut donc rien concevoir d' inégal, ni de
paré dans cette trinité adorable ; et quelque
incomprehensible que soit cette égalité, nostre
ame, si nous l' écoutons, nous en dira quelque chose.
Elle est, et quand elle sçait parfaitement ce
qu' elle est, son intelligence répond à la verité
de son estre ; et quand elle aime son estre avec
son intelligence autant qu' ils meritent d' estre
aimez, son amour égale la perfection de l' un
et de l' autre. Ces trois choses ne se séparent
jamais, et s' enferment l' une l' autre : nous entendons
que nous sommes, et que nous aimons ; et
nous aimons à estre, et à entendre. Qui le peut
nier, s' il s' entend luy-mesme ? Et non seulement
une de ces choses n' est pas meilleure que l' autre,
mais les trois ensemble ne sont pas meilleures
qu' une d' elles en particulier, puis que chacune
p276
enferme le tout, et que dans les trois consiste
la felicité, et la dignité de la nature raisonnable.
Ainsi et infiniment au dessus est parfaite,
inséparable, une en son essence, et enfin
égale en tout sens, la trinité que nous servons,
et à laquelle nous sommes consacrez par nostre
baptesme.
Mais nous-mesmes, qui sommes l' image de
la trinité, nous-mesmes, à un autre égard, nous
sommes encore l' image de l' incarnation.
Nostre ame d' une nature spirituelle et incorruptible
a un corps corruptible qui luy est
uni ; et de l' union de l' un et de l' autre résulte
un tout, qui est l' homme, esprit et corps tout
ensemble, incorruptible et corruptible, intelligent
et purement brute. Ces attributs conviennent
au tout, par rapport à chacune de ses deux
parties : ainsi le verbe divin dont la vertu
soustient tout, s' unit d' une façon particuliere, ou
plustost il devient luy-mesme, par une parfaite
union, ce Jesus-Christ fils de Marie, ce qui
fait qu' il est Dieu et homme tout ensemble, engendré
dans l' éternité, et engendré dans le
temps, tjours vivant dans le sein du pere, et
mort sur la croix pour nous sauver.
Mais où Dieu se trouve meslé, jamais les comparaisons
tirées des choses humaines ne sont
qu' imparfaites. Nostre ame n' est pas devant
nostre corps, et quelque chose luy manque lors
qu' elle en est separée. Le verbe parfait en
luy-mesme
p277
dés l' éternité ne s' unit à nostre nature
que pour l' honorer. Cette ame qui préside au
corps, et y fait divers changemens, elle-mesme
en souffre à son tour. Si le corps est meû au
commandement et selon la volonté de l' ame,
l' ame est troublée, l' ame est affligée, et agitée
en mille manieres ou fascheuses, ou agreables,
suivant les dispositions du corps ; en sorte que
comme l' ame éleve le corps à elle en le gouvernant,
elle est abbaissée au dessous de luy par
les choses qu' elle en souffre. Mais en Jesus-Christ,
le verbe préside à tout, le verbe tient
tout sous sa main. Ainsi l' homme est élevé, et
le verbe ne se rabaisse par aucun endroit : immuable
et inalterable il domine en tout et par
tout la nature qui luy est unie.
De là vient qu' en Jesus-Christ l' homme absolument
soumis à la direction intime du verbe
qui l' éleve à soy, n' a que des pensées et des
mouvemens divins. Tout ce qu' il pense, tout ce qu' il
veut, tout ce qu' il dit, tout ce qu' il cache au
dedans, tout ce qu' il montre au dehors est animé
par le verbe, conduit par le verbe, digne
du verbe, c' est à dire digne de la raison mesme,
de la sagesse mesme, et de la verité mesme.
C' est pourquoy tout est lumiere en Jesus-Christ ;
sa conduite est une regle ; ses miracles sont des
instructions ; ses paroles sont esprit et vie.
Il n' est pas donà tous de bien entendre
ces sublimes veritez, ni de voir parfaitement en
p278
luy-mesme cette merveilleuse image des choses
divines, que saint Augustin et les autres peres
ont crû si certaine. Les sens nous gouvernent
trop, et nostre imagination qui se veut mesler
dans toutes nos pensées, ne nous permet pas
toûjours de nous arrester sur une lumiere si
pure. Nous ne nous connoissons pas nous-mesmes ;
nous ignorons les richesses que nous portons
dans le fond de nostre nature ; et il n' y a
que les yeux les plus épurez qui les puissent
appercevoir. Mais si peu que nous entrions dans
ce secret, et que nous sçachions remarquer en
nous l' image des deux mysteres qui font le fondement
de nostre foy, c' en est assez pour nous
élever au dessus de tout, et rien de mortel ne
nous pourra plus toucher.
Aussi Jesus-Christ nous appelle-t-il à une
gloire immortelle, et c' est le fruit de la foy que
nous avons pour les mysteres.
Ce dieu-homme, cette verité et cette sagesse
incarnée qui nous fait croire de si grandes choses
sur sa seule autorité, nous en promet dans l' eternité
la claire et bienheureuse vision, comme
la récompense certaine de nostre foy.
De cette sorte, la mission de Jesus-Christ est
relevée infiniment au dessus de celle de Moïse.
Moïse estoit envoyé pour réveiller par des
compenses temporelles les hommes sensuels et
abrutis. Puis qu' ils estoient devenus tout corps
et tout chair, il les falloit d' abord prendre par
p279
les sens, leur inculquer par ce moyen la connoissance
de Dieu, et l' horreur de l' idolatrie à
laquelle le genre humain avoit une inclination
si prodigieuse.
Tel estoit le ministere de Moïse : il estoit
servé à Jesus-Christ d' inspirer à l' homme des
pensées plus hautes, et de luy faire connoistre
dans une pleine évidence la dignité, l' immortalité,
et la felicité éternelle de son ame.
Durant les temps d' ignorance, c' est à dire
durant les temps qui ont précedé Jesus-Christ,
ce que l' ame connoissoit de sa dignité et de son
immortalité l' induisoit le plus souvent à erreur.
Le culte des hommes morts faisoit presque tout
le fond de l' idolatrie : presque tous les hommes
sacrifioient aux manes, c' est à dire aux ames des
morts. De si anciennes erreurs nous font voir à
la verité combien estoit ancienne la croyance de
l' immortalité de l' ame, et nous montrent qu' elle
doit estre rangée parmi les premieres traditions
du genre humain. Mais l' homme qui gastoit tout,
en avoit étrangement abusé, puis qu' elle le portoit
à sacrifier aux morts. On alloit mesme jusqu' à
t excés de leur sacrifier des hommes vivans : on
tuoit leurs esclaves, et mesme leurs femmes, pour
les aller servir dans l' autre monde. Les gaulois le
pratiquoient avec beaucoup d' autres peuples ; et
les indiens marquez par les auteurs payens parmi
les premiers défenseurs de l' immortalité de l' ame,
ont aussi esté les premiers à introduire sur la
p280
terre, sous prétexte de religion, ces meurtres
abominables. Les mesmes indiens se tuoient eux-mesmes
pour avancer la felicité de la vie future ;
et ceplorable aveuglement dure encore aujourd' huy
parmi ces peuples : tant il est dangereux
d' enseigner la verité dans un autre ordre
que celuy que Dieu a suivi, et d' expliquer clairement
à l' homme tout ce qu' il est avant qu' il
ait connu Dieu parfaitement.
C' estoit faute de connoistre Dieu, que la pluspart
des philosophes n' ont pû croire l' ame immortelle
sans la croire une portion de la divinité,
une divinité elle-mesme, un estre éternel,
incréé aussi-bien qu' incorruptible, et qui n' avoit
non plus de commencement que de fin.
Que diray-je de ceux qui croyoient la transmigration
des ames : qui les faisoient rouler des
cieux à la terre, et puis de la terre aux cieux ;
des animaux dans les hommes, et des hommes
dans les animaux ; de la felicité à la misere, et
de la misere à la felicité, sans que ces révolutions
eussent jamais ni de terme, ni d' ordre certain ?
Combien estoit obscurcie la justice, la providence,
la bondivine parmi tant d' erreurs !
Et qu' il estoit necessaire de connoistre Dieu, et
les regles de sa sagesse, avant que de connoistre
l' ame et sa nature immortelle !
C' est pourquoy la loy de Moïse ne donnoit
à l' homme qu' une premiere notion de la nature
de l' ame et de sa felicité. Nous avons vl' ame
p281
au commencement faite par la puissance de Dieu
aussi-bien que les autres créatures ; mais avec ce
caractere particulier, qu' elle estoit faite à son
image et par son soufle, afin qu' elle entendist à
qui elle tient par son fonds, et qu' elle ne se crust
jamais de mesme nature que les corps, ni fore
de leur concours. Mais les suites de cette
doctrine, et les merveilles de la vie future ne
furent pas alors universellement développées, et
c' estoit au jour du messie que cette grande lumiere
devoit paroistre à découvert.
Dieu en avoit répandu quelques étincelles
dans les anciennes ecritures. Salomon avoit dit
que comme le corps retourne à la terre d' il est
sorti, l' esprit retourne à Dieu qui l' a donné .
Les patriarches et les prophetes ont vescu dans cette
esperance, et Daniel avoit prédit qu' il viendroit un
temps ceux qui dorment dans la poussiere
s' éveïlleroient, les uns pour la vie éternelle, et
les autres pour une éternelle confusion, afin de
voir toûjours . Mais en mesme temps que ces choses
luy sont révelées, il luy est ordonné de sceller
le livre, et de le tenir fermé jusqu' au temps
ordonné de Dieu, afin de nous faire entendre que
la pleine découverte de ces veritez estoit d' une
autre saison et d' un autre siecle.
Encore donc que les juifs eussent dans leurs
ecritures quelques promesses des felicitez
eternelles, et que vers les temps du messie elles
devoient estre déclarées, ils en parlassent beaucoup
davantage, comme il paroist par les livres de la
p282
sagesse, et des machabées : toutefois cette verité
faisoit si peu un dogme universel de l' ancien
peuple, que les saducéens, sans la reconnoistre, non
seulement estoient admis dans la synagogue, mais
encore élevez au sacerdoce. C' est un des caracteres
du peuple nouveau, de poser pour fondement
de la religion la foy de la vie future, et
ce devoit estre le fruit de la ven du messie.
C' est pourquoy non content de nous avoir dit
qu' une vie éternellement bienheureuse estoit réservée
aux enfans de Dieu, il nous a dit en quoy
elle consistoit. La vie bienheureuse est d' estre
avec luy dans la gloire de Dieu son pere : la vie
bienheureuse est de voir la gloire qu' il a dans le
sein du pere dés l' origine du monde : la vie
bienheureuse est que Jesus-Christ soit en nous comme
dans ses membres, et que l' amour éternel que le
pere a pour son fils s' étendant sur nous, il nous
comble des mesmes dons : la vie bienheureuse
en un mot est de connoistre le seul vray Dieu
et Jesus-Christ qu' il a envoyé ; mais le connoistre
de cette maniere qui s' appelle la claire veûë,
la veûë face à face et à couvert, la veûë qui
forme en nous et y acheve l' image de Dieu,
selon ce que dit saint Jean, que nous luy serons
semblables, parce que nous le verrons tel qu' il
est .
Cette veûë sera suivie d' un amour immense,
d' une joye inexplicable, et d' un triomphe sans
fin. Un alleluya éternel, et un amen éternel,
dont on entend retentir la celeste Jérusalem,
p283
font voir toutes les miseres bannies, et tous les
desirs satisfaits ; il n' y a plus qu' à loûër la
bonté divine.
Avec de si nouvelles récompenses, il falloit
que Jesus-Christ proposast aussi de nouvelles
idées de vertu ; des pratiques plus parfaites et plus
épurées. La fin de la religion, l' ame des vertus
et l' abregé de la loy, c' est la charité. Mais jusqu' à
Jesus-Christ on peut dire, que la perfection
et les effets de cette vertu n' estoient pas
entierement connus. C' est Jesus-Christ proprement
qui nous apprend à nous contenter de Dieu seul.
Pour établir le regne de la charité, et nous en
découvrir tous les devoirs, il nous propose l' amour
de Dieu, jusqu' à nous haïr nous-mesmes,
et persecuter sans relasche le principe de corruption
que nous avons tous dans le coeur. Il nous
propose l' amour du prochain, jusqu' à étendre
sur tous les hommes cette inclination bien faisante
sans en excepter nos persecuteurs : il nous
propose la moderation des desirs sensuels, jusqu' à
retrancher tout à fait nos propres membres,
c' est à dire ce qui tient le plus vivement
et le plus intimement à nostre coeur : il nous
propose la soumission aux ordres de Dieu, jusqu' à
nous réjïr des souffrances qu' il nous envoye :
il nous propose l' humilité, jusqu' à aimer
les opprobres pour la gloire de Dieu, et à croire
que nulle injure ne nous peut mettre si bas
devant les hommes, que nous ne soyions encore
p284
plus bas devant Dieu par nos pechez. Sur ce
fondement de la charité, il perfectionne tous
les estats de la vie humaine. C' est par là que
le mariage estduit à sa forme primitive : l' amour
conjugal n' est plus partagé : une si sainte
societé n' a plus de fin que celle de la vie ;
et les enfans ne voyent plus chasser leur mere
pour mettre à sa place une marastre. Le célibat
est montcomme une imitation de la vie
des anges, uniquement occupée de Dieu et des
chastes délices de son amour. Les superieurs
apprennent qu' ils sont serviteurs des autres, et
dévoûëz à leur bien ; les inferieurs reconnoissent
l' ordre de Dieu dans les puissances legitimes,
lors mesme qu' elles abusent de leur autorité :
cette pensée adoucit les peines de la sujetion,
et sous des maistres fascheux l' obéïssance n' est
plus fascheuse au vray chrestien.
A ces préceptes, il joint des conseils de perfection
éminente : renoncer à tout plaisir ; vivre
dans le corps comme si on estoit sans corps ;
quitter tout ; donner tout aux pauvres, pour ne
posseder que Dieu seul ; vivre de peu, et presque
de rien, et attendre ce peu de la providence divine.
Mais la loy la plus propre à l' evangile, est
celle de porter sa croix. La croix est la vraye
épreuve de la foy, le vray fondement de l' esperance,
le parfait épurement de la charité, en
un mot le chemin du ciel. Jesus-Christ est mort
p285
à la croix ; il a porté sa croix toute sa vie ; c' est
à la croix qu' il veut qu' on le suive, et il met
la vie éternelle à ce prix. Le premier à qui il
promet en particulier le repos du siecle futur,
est un compagnon de sa croix : tu seras, luy
dit-il, aujourd' huy avec moy en paradis . Aussitost
qu' il fut à la croix, le voile qui couvroit le
sanctuaire fut dechiré de haut en bas, et le ciel
fut ouvert aux ames saintes. C' est au sortir de
la croix, et des horreurs de son supplice, qu' il
parut à ses apostres, glorieux et vainqueur de
la mort, afin qu' ils comprissent que c' est par la
croix qu' il devoit entrer dans sa gloire, et qu' il
ne montroit point d' autre voye à ses enfans.
Ainsi fut done au monde en la personne de
Jesus-Christ l' image d' une vertu accomplie, qui
n' a rien, et n' attend rien sur la terre ; que les
hommes ne récompensent que par de continuelles
persecutions ; qui ne cesse de leur faire
du bien, et à qui ses propres bienfaits attirent
le dernier supplice. Jesus-Christ meurt sans
trouver ni reconnoissance dans ceux qu' il oblige, ni
fidelité dans ses amis, ni équité dans ses juges.
Son innocence, quoy-que reconnuë, ne le sauve
pas ; son pere mesme en qui seul il avoit mis son
esperance, retire toutes les marques de sa
protection : le juste est livré à ses ennemis, et il
meurt abandon de Dieu et des hommes.
Mais il falloit faire voir à l' homme de bien,
que dans les plus grandes extrémitez il n' a besoin
p286
ni d' aucune consolation humaine, ni mesme
d' aucune marque sensible du secours divin :
qu' il aime seulement, et qu' il se confie, asseûré
que Dieu pense à luy sans luy en donner aucune
marque, et qu' une éternelle felicité luy est
servée.
Le plus sage des philosophes, en cherchant
l' idée de la vertu, a trouvé que comme de tous
les chans celuy-là seroit le plus méchant qui
sçauroit si bien couvrir sa malice, qu' il passast
pour homme de bien, et joûïst par ce moyen de
tout le credit que peut donner la vertu : ainsi le
plus vertueux devoit estre sans difficulté celuy
a qui sa vertu attire par sa perfection la jalousie
de tous les hommes, en sorte qu' il n' ait pour luy
que sa conscience, et qu' il se voye exposé à toute
sorte d' injures, jusqu' à estre mis sur la croix,
sans que sa vertu luy puisse donner ce foible
secours de l' exempter d' un tel supplice. Ne
semble-t-il pas que Dieu n' ait mis cette merveilleuse
idée de vertu dans l' esprit d' un philosophe, que
pour la rendre effective en la personne de son fils,
et faire voir que le juste a une autre gloire, un
autre repos, enfin un autre bonheur que celuy
qu' on peut avoir sur la terre ?
Etablir cette verité, et la montrer accomplie
si visiblement en soy-mesme aux dépens de sa
propre vie, c' estoit le plus grand ouvrage que
pust faire un homme ; et Dieu l' a trouvé si grand,
qu' il l' a réservé à ce messie tant promis, à cét
p287
homme qu' il a fait la mesme personne avec son
fils unique.
En effet, que pouvoit-on réserver de plus
grand à un dieu venant sur la terre ? Et qu' y
pouvoit-il faire de plus digne de luy, que d' y
montrer la vertu dans toute sa pureté, et le bonheur
éternel où la conduisent les maux les plus
extrémes ?
Mais si nous venons à considerer ce qu' il y a
de plus haut et de plus intime dans le mystere
de la croix, quel esprit humain le pourra comprendre ?
nous sont montrées des vertus que
le seul homme-dieu pouvoit pratiquer. Quel
autre pouvoit comme luy se mettre à la place de
toutes les victimes anciennes, les abolir en leur
substituant une victime d' une dignité et d' un
merite infini, et faire que desormais il n' y eust
plus que luy seul à offrir à Dieu ? Tel est l' acte
de religion que Jesus-Christ exerce à la croix.
Le pere eternel pouvoit-il trouver ou parmi
les anges, ou parmi les hommes, une obéïssance
égale à celle que luy rend son fils bien-aimé,
lors que rien ne luy pouvant arracher la vie, il
la donna volontairement pour luy complaire ?
Que diray-je de la parfaite union de tous ses
desirs avec la divine volonté, et de l' amour par
lequel il se tient uni à Dieu qui estoit en luy,
seconciliant le monde ? Dans cette union
incomprehensible, il embrasse tout le genre humain ;
il pacifie le ciel et la terre ; il se plonge avec une
p288
ardeur immense dans ce deluge de sang il devoit
estre baptisé avec tous les siens, et fait sortir
de ses playes le feu de l' amour divin qui
devoit embraser toute la terre . Mais voicy ce qui
passe toute intelligence, la justice pratiquée par ce
dieu-homme qui se laisse condamner par le monde,
afin que le monde demeure éternellement condam
par l' énorme iniquité de ce jugement.
maintenant le monde est jugé, et le prince de ce
monde va estre chas, comme le prononce
Jesus-Christ luy-mesme. L' enfer qui avoit subjug
le monde, le va perdre : en attaquant l' innocent, il
sera contraint de lascher les coupables qu' il tenoit
captifs : la malheureuse obligation par laquelle
nous estions livrez aux anges rebelles, est
anéantie : Jesus-Christ l' a attachée à sa
croix , pour y estre effacée de son sang : l' enfer
dépouïllé gemit : la croix est un lieu de triomphe
à nostre sauveur, et les puissances ennemies suivent
en tremblant le char du vainqueur. Mais un plus grand
triomphe paroist à nos yeux : la justice divine est
elle-mesme vainc; le pecheur qui luy estoit deû
comme sa victime, est arracde ses mains. Il a
trouvé une caution capable de payer pour luy un prix
infini. Jesus-Christ s' unit éternellement les eleûs
pour qui il se donne : ils sont ses membres et son
qu' en leur chef : ainsi il étend sur eux l' amour
infini qu' il a pour son fils. C' est son fils
luy-mesme qui le luy demande : il ne veut pas estre
p289
separé des hommes qu' il a rachetez : o mon pere,
je veux, dit-il, qu' ils soient avec moy : ils
seront remplis de mon esprit ; ils jïront de ma
gloire ; ils partageront avec moy jusqu' à mon trosne.
Aprés un si grand bienfait, il n' y a plus que
des cris de joye qui puissent exprimer nos
reconnoissances. o merveille, s' écrie un grand
philosophe et un grand martyr, ô échange
incomprehensible, et surprenant artifice de la
sagesse divine ! Un seul est frapé, et tous sont
delivrez. Dieu frape son fils innocent pour l' amour
des hommes coupables, et pardonne aux hommes coupables
pour l' amour de son fils innocent... etc. Tout est à
nous par Jesus-Christ ; la grace, la sainteté, la
vie, la gloire, la beatitude : le royaume du fils de
Dieu est nostre heritage ; il n' y a rien au dessus
de nous, pourvseulement que nous ne nous
ravilissions pas nous-mesmes.
Pendant que Jesus-Christ comble nos desirs
et surpasse nos esperances, il consomme l' oeuvre
p290
de Dieu commencée sous les patriarches et
dans la loy de Moïse.
Alors Dieu vouloit se faire connoistre par
des experiences sensibles : il se montroit
magnifique en promesses temporelles, bon en comblant
ses enfans des biens qui flatent les sens,
puissant en les delivrant des mains de leurs
ennemis, fidele en les amenant dans la terre promise
à leurs peres, juste par les récompenses et les
chastimens qu' il leur envoyoit manifestement selon
leurs oeuvres.
Toutes ces merveilles pparoient les voyes
aux veritez que Jesus-Christ venoit enseigner.
Si Dieu est bon jusqu' à nous donner ce que
demandent nos sens, combien plustost nous
donnera-t-il ce que demande nostre esprit fait à son
image ? S' il est si tendre et si bienfaisant envers
ses enfans, renfermera-t-il son amour et ses
liberalitez dans ce peu d' années qui composent
nostre vie ? Ne donnera-t-il à ceux qu' il aime,
qu' une ombre de felicité, et qu' une terre fertile
en grains et en huile ? N' y aura-t-il point un
païs où il répande avec abondance les biens
veritables ?
Il y en aura un sans doute, et Jesus-Christ
nous le vient montrer. Car enfin le tout-puissant
n' auroit fait que des ouvrages peu dignes
de luy, si toute sa magnificence ne se terminoit
qu' à des grandeurs exposées à nos sens infirmes.
Tout ce qui n' est pas éternel ne répond ni à la
p291
majesté d' un dieu éternel, ni aux esperances de
l' homme à qui il a fait connoistre son éternité ;
et cette immuable fidelité qu' il garde à ses
serviteurs, n' aura jamais un objet qui luy soit
proportionné, jusqu' à ce qu' elle s' étende à quelque
chose d' immortel et de permanent.
Il falloit donc qu' à la fin Jesus-Christ nous
ouvrist les cieux pour y découvrir à nostre foy
cette cité permanente nous devons estre
recueïllis aprés cette vie. Il nous fait voir que si
Dieu prend pour son titre éternel, le nom de Dieu
d' Abraham, d' Isaac et de Jacob, c' est à cause
que ces saints hommes sont toûjours vivans devant
luy. Dieu n' est pas le dieu des morts : il n' est
pas digne de luy de ne faire comme les hommes,
qu' accompagner ses amis jusqu' au tombeau, sans
leur laisser au-delà aucune esperance ; et ce luy
seroit une honte de se dire avec tant de force le
Dieu d' Abraham, s' il n' avoit fondé dans le ciel
une cité éternelle où Abraham et ses enfans
pussent vivre heureux.
C' est ainsi que les veritez de la vie future
nous sont développées par Jesus-Christ. Il nous
les montre, mesme dans la loy. La vraye terre
promise, c' est le royaume celeste. C' est aprés
cette bienheureuse patrie que soupiroient Abraham,
Isaac et Jacob : la Palestine ne meritoit
pas de terminer tous leurs voeux, ni d' estre
le seul objet d' une si longue attente de nos peres.
p292
L' Egypte d' où il faut sortir, le desert où il
faut passer, la Babylone dont il faut rompre les
prisons pour entrer ou pour retourner à nostre
patrie, c' est le monde avec ses plaisirs, et ses
vanitez : c' est là que nous sommes vrayment
captifs, et errans, séduits par le peché et ses
convoitises ; il nous faut secër ce joug pour
trouver dans Jérusalem et dans la cité de nostre
dieu la liberté veritable, et un sanctuaire
non fait de main d' homme , où la gloire du Dieu
d' Israël nous apparoisse.
Par cette doctrine de Jesus-Christ le secret
de Dieu nous est découvert, la loy est toute
spirituelle, ses promesses nous introduisent à
celles de l' evangile, et y servent de fondement.
Une mesme lumiere nous paroist par tout : elle
se leve sous les patriarches : sous Moïse et sous
les prophetes elle s' accroist : Jesus-Christ plus
grand que les patriarches, plus autorisé que
Moïse, plus éclairé que tous les prophetes nous
la montre dans sa plenitude.
A ce Christ, à cét homme-dieu, à cét homme
qui tient sur la terre, comme parle saint
Augustin, la place de la verité, et la fait voir
personnellementsidente au milieu de nous ; à
luy, dis-je, estoit réservé de nous montrer toute
verité, c' est à dire celle des mysteres, celle
des vertus, et celle des récompenses que Dieu a
destinées à ceux qu' il aime.
C' estoit de telles grandeurs que les juifs devoient
p293
chercher en leur messie. Il n' y a rien de
si grand que de porter en soy-mesme, et de découvrir
aux hommes la verité toute entiere qui
les nourrit, qui les dirige, et qui épure leurs
yeux jusqu' à les rendre capables de voir Dieu.
Dans le temps que la verité devoit estre montrée
aux hommes avec cette plenitude, il estoit
aussi ordonné qu' elle seroit annoncée par
toute la terre, et dans tous les temps. Dieu n' a
donné à Moïse qu' un seul peuple, et un temps
déterminé : tous les siecles, et tous les peuples
du monde sont donnez à Jesus-Christ : il a ses
eleûs par tout, et son eglise répanduë dans tout
l' univers ne cessera jamais de les enfanter... etc.
PARTIE 2 CHAPITRE 7
Pour répandre dans tous les lieux et dans
tous les siecles de si hautes veritez, et pour y
mettre en vigueur au milieu de la corruption des
pratiques si épurées, il falloit une vertu plus
qu' humaine. C' est pourquoy Jesus-Christ promet
d' envoyer le Saint Esprit pour fortifier ses
apostres, et animer éternellement le corps de
l' eglise.
Cette force du Saint Esprit, pour se déclarer
davantage, devoit paroistre dans l' infirmité... etc.
p294
Pour se conformer à cét ordre ils demeurent
enfermez quarante jours : le Saint Esprit descend
au temps arresté ; les langues de feu tomes
sur les disciples de Jesus-Christ marquent
l' efficace de leur parole ; la prédication
commence ; les apostres rendentmoignage à
Jesus-Christ ; ils sont prests à tout souffrir pour
soustenir qu' ils l' ont veû ressuscité. Les miracles
suivent leurs paroles ; en deux prédications de saint
Pierre huit mille juifs se convertissent, et pleurant
leur erreur ils sont lavez dans le sang qu' ils
avoient versé.
Ainsi l' eglise est fondée dans Jérusalem, et
parmi les juifs, malgré l' incredulité du gros de
la nation. Les disciples de Jesus-Christ font
voir au monde une charité, une force, et une
douceur qu' aucune societé n' avoit jamais eûë.
La persecution s' éleve ; la foy s' augmente ; les
enfans de Dieu apprennent de plus en plus à ne
desirer que le ciel ; les juifs, par leur malice
obstinée, attirent la vengeance de Dieu, et
avancent les maux extrémes dont ils estoient
menacez ; leur estat et leurs affaires empirent.
Pendant que Dieu continuë à en séparer un grand
nombre qu' il range parmi ses eleûs, saint Pierre
est envoyé pour baptiser Corneille centurion
p295
romain. Il apprend premierement par une celeste
vision, et aprés par experience, que les gentils
sont appellez à la connoissance de Dieu.
Jesus-Christ qui les vouloit convertir parle
d' enhaut à saint Paul, qui en devoit estre le
docteur ; et par un miracle inoûï jusqu' alors, de
persecuteur il le fait non seulement défenseur, mais
zelé prédicateur de la foy : il luy découvre le
secret profond de la vocation des gentils par
la réprobation des juifs ingrats, qui se rendent
de plus en plus indignes de l' evangile. Saint
Paul tend les mains aux gentils : il traite avec
une force merveilleuse ces importantes questions,... etc.
Il prouve l' affirmative par Mse, et par les
prophetes, et appelle les idolatres à la connoissance
de Dieu, au nom de Jesus-Christ ressuscité. Ils se
convertissent en foule : saint Paul fait voir que
leur vocation est un effet de la grace, qui ne
distingue plus ni juifs ni gentils. La fureur et la
jalousie transporte les juifs ; ils font des complots
terribles contre saint Paul, outrez principalement
de ce qu' il presche les gentils, et les
amene au vray Dieu : ils le livrent enfin aux
romains, comme ils leur avoient livré Jesus-Christ.
Tout l' empire s' émeut contre l' eglise naissante,
et Neron persecuteur de tout le genre humain,
fut le premier persecuteur des fideles. Ce tyran
p296
fait mourir saint Pierre et saint Paul. Rome est
consacrée par leur sang ; et le martyre de saint
Pierre prince des apostres établit dans la capitale
de l' empire le siege principal de la religion.
Cependant le temps approchoit où la vengeance
divine devoit éclater sur les juifs impenitens :
le desordre se met parmi eux ; un faux zele les
aveugle, et les rend odieux à tous les hommes ;
leurs faux prophetes les enchantent par les
promesses d' un regne imaginaire. Séduits par leurs
tromperies, ils ne peuvent plus souffrir aucun
empire legitime, et ne donnent aucunes bornes
à leurs attentats. Dieu les livre au sens réprouvé.
Ils se révoltent contre les romains qui les
accablent ; Tite mesme qui les ruine, reconnoist
qu' il ne fait que prester sa main à Dieu irrité
contre eux . Adrien acheve de les exterminer. Ils
perissent avec toutes les marques de la vengeance
divine : chassez de leur terre, et esclaves par tout
l' univers, ils n' ont plus ni temple, ni autel, ni
sacrifice, ni païs, et on ne voit en Juda aucune
forme de peuple.
Dieu cependant avoit pourveû à l' éternité de
son culte : les gentils ouvrent les yeux, et
s' unissent en esprit aux juifs convertis. Ils entrent
par ce moyen dans la race d' Abraham, et devenus ses
enfans par la foy, ils heritent des promesses qui
luy avoient esté faites. Un nouveau peuple se
forme, et le nouveau sacrifice tant célebré par les
prophetes commence à s' offrir par toute la terre.
p297
Ainsi fut accompli de point en point l' ancien
oracle de Jacob : Juda est multiplié s le
commencement plus que tous ses freres ; et
ayant toûjours conservé une certaine prééminence,
il reçoit enfin la royauté comme heréditaire.
Dans la suite, le peuple de Dieu est réduit
à sa seule race ; et renfermé dans sa tribu,
il prend son nom. En Juda se continuë ce grand
peuple promis à Abraham, à Isaac et à Jacob ; en
luy se perpetuënt les autres promesses, le culte de
Dieu, le temple, les sacrifices, la possession de
la terre promise qui ne s' appelle plus que la Judée.
Malgré leurs divers estats, les juifs demeurent
toûjours en corps de peuple reglé et de
royaume, usant de ses loix. On y voit naistre
toûjours ou des rois, ou des magistrats et des
juges, jusqu' à ce que le messie vienne : il vient,
et le royaume de Juda peu à peu tombe en
ruine. Il est détruit tout à fait, et le peuple juif
est chassé sans esperance de la terre de ses peres.
Le messie devient l' attente des nations, et il regne
sur un nouveau peuple.
Mais pour garder la succession et la continuité,
il falloit que ce nouveau peuple fust en
pour ainsi dire sur le premier, et comme dit
saint Paul, l' olivier sauvage sur le franc
olivier, afin de participer à sa bonne seve .
Aussi est-il arrivé que l' eglise établie
premierement parmi les juifs, a receû enfin les
gentils pour faire avec eux un mesme arbre, un mesme
corps, un mesme peuple,
p298
et les rendre participans de ses graces et de
ses promesses.
Ce qui arrive aprés cela aux juifs incredules sous
Vespasien et sous Tite, ne regarde plus la suite
du peuple de Dieu. C' est un chastiment des
rebelles, qui par leur infidelité envers la semence
promise à Abraham et à David, ne sont plus
juifs, ni fils d' Abraham que selon la chair, et
renoncent à la promesse par laquelle les nations
devoient estre benies.
Ainsi cette derniere et épouvantable desolation
des juifs n' est plus une transmigration, comme
celle de Babylone ; ce n' est pas une suspension du
gouvernement et de l' estat du peuple de Dieu, ni
du service solennel de la religion : le nouveau
peuple ja formé et continué avec l' ancien en
Jesus-Christ n' est pas transpor; il s' étend, et
se dilate sans interruption depuis Jerusalem où
il devoit naistre jusqu' aux extrémitez de la terre.
Les gentils aggregez aux juifs deviennent
d' oresnavant les vrais juifs, le vray royaume de
Juda opposé à cét Israël schismatique et retranc
du peuple de Dieu, le vray royaume de
David par l' oïssance qu' ils rendent aux loix
et à l' evangile de Jesus-Christ fils de David.
Aprés l' établissement de ce nouveau royaume,
il ne faut pas s' étonner si tout perit dans
la Judée. Le second temple ne servoit plus de
rien depuis que le messie y eût accompli ce
qui estoit marqué par les propheties. Ce temple
p299
avoit eû la gloire qui luy estoit promise,
quand le desiré des nations y estoit venu. La
Jérusalem visible avoit fait ce qui luy restoit à
faire, puis que l' eglise y avoit pris sa naissance,
et que de là elle étendoit tous les jours ses
branches par toute la terre. La Judée n' est plus rien
à Dieu ni à la religion, non plus que les juifs ;
et il est juste qu' en punition de leur endurcissement,
leurs ruines soient dispersées par toute
la terre.
C' est ce qui leur devoit arriver au temps du
messie selon Jacob, selon Daniel, selon Zacharie,
et selon tous leurs prophetes : mais comme
ils doivent revenir un jour à ce messie qu' ils ont
connu, et que le dieu d' Abraham n' a pas
encore épuisé ses misericordes sur la race
quoy-qu' infidele de ce patriarche, il a trouvé un
moyen, dont il n' y a dans le monde que ce seul
exemple, de conserver les juifs hors de leur païs et
dans leur ruine plus long-temps mesme que les
peuples qui les ont vaincus. On ne voit plus aucun
reste ni des anciens assyriens, ni des anciens
medes, ni des anciens perses, ni des anciens
grecs, ni mesme des anciens romains. La trace
s' en est perduë, et ils se sont confondus avec
d' autres peuples. Les juifs qui ont esté la proye
de ces anciennes nations si célebres dans les
histoires, leur ont survescu, et Dieu en les
conservant nous tient en attente de ce qu' il veut
faire encore des malheureux restes d' un peuple
p300
autrefois si favorisé. Cependant leur endurcissement
sert au salut des gentils, et leur donne
t avantage de trouver en des mains non suspectes
les ecritures qui ont pdit Jesus-Christ
et ses mysteres. Nous voyons entre autres choses
dans ces ecritures, et l' aveuglement et les
malheurs des juifs qui les conservent si
soigneusement. Ainsi nous profitons de leur disgrace :
leur infidelité fait un des fondemens de nostre
foy ; ils nous apprennent à craindre Dieu, et
nous sont un spectacle éternel des jugemens
qu' il exerce sur ses enfans ingrats, afin que nous
apprenions à ne nous point glorifier des graces
faites à nos peres.
Un mystere si merveilleux et si utile à l' instruction
du genre humain merite bien d' estre
consideré. Mais nous n' avons pas besoin des discours
humains pour l' entendre : le Saint Esprit
a pris soin de nous l' expliquer par la bouche de
saint Paul, et je vous prie d' écouter ce que cét
apostre en a écrit aux romains.
Aprés avoir parlé du petit nombre de juifs
qui avoit receû l' evangile, et de l' aveuglement
des autres, il entre dans une profonde considération
de ce que doit devenir un peuple honoré
de tant de graces, et nous découvre tout ensemble
le profit que nous tirons de leur chute, et les
fruits que produira un jour leur conversion. les
juifs sont-ils donc tombez, dit-il, pour ne
se relever jamais ? ... etc.
p301
qui ne trembleroit en écoutant ces paroles de
l' apostre ? Pouvons-nous n' estre pas épouvantez
de la vengeance qui éclate depuis tant de siecles
si terriblement sur les juifs, puis que saint Paul
nous avertit de la part de Dieu que nostre
ingratitude nous attirera un semblable traitement ?
Mais écoutons la suite de ce grand mystere.
p302
L' apostre continuë à parler aux gentils
convertis... etc. Icy l' apostre s' éleve au dessus
de tout ce qu' il vient de dire, et entrant dans les
profondeurs des conseils de Dieu, il poursuit ainsi
son discours... etc.
Ce passage d' Isaïe, que saint Paul cite icy
selon les septante comme il avoit accoustu
à cause que leur version estoit connuë par toute
la terre, est encore plus fort dans l' original,
et pris dans toute sa suite. Car le prophete y
prédit avant toutes choses la conversion des
p303
gentils par ces paroles : ceux d' Occident
craindront le nom du Seigneur, et ceux d' Orient
verront sa gloire . En suite sous la figure
d' un fleuve rapide pouspar un vent
impetueux , Isaïe voit de loin les persecutions
qui feront croistre l' eglise. Enfin le Saint
Esprit luy apprend ce que deviendront les
juifs, et luy déclare,... etc.
Il nous fait donc voir clairement, qu' aprés la
conversion des gentils, le sauveur que Sion
avoit méconnu, et que les enfans de Jacob
avoient rejetté, se tournera vers eux, effacera
leurs pechez, et leur rendra l' intelligence des
propheties qu' ils auront perduë durant un
long-temps, pour passer successivement, et de main
en main dans toute la posterité, et n' estre plus
oubliée.
Ainsi les juifs reviendront un jour, et ils
reviendront pour ne s' égarer jamais ; mais ils ne
reviendront qu' aprés que l' Orient et
l' Occident , c' est à dire tout l' univers, auront
esté remplis de la crainte et de la connoissance de
Dieu.
Le Saint Esprit fait voir à saint Paul, que ce
bienheureux retour des juifs sera l' effet de l' amour
p304
que Dieu a eû pour leurs peres. C' est pourquoy
il acheve ainsi son raisonnement. quant à
l' evangile, dit-il que nous vous preschons
maintenant,... etc.
Voilà ce que dit saint Paul sur l' élection des
juifs, sur leur chute, sur leur retour, et enfin
sur la conversion des gentils, qui sont appellez
pour tenir leur place, et pour les ramener à la
fin des siecles à la benediction promise à leurs
p305
peres, c' est à dire au Christ qu' ils ont renié. Ce
grand apostre nous fait voir la grace qui passe
de peuple en peuple pour tenir tous les peuples
dans la crainte de la perdre ; et nous en montre
la force invincible, en ce qu' aps avoir
converti les idolatres, elle seserve pour dernier
ouvrage de convaincre l' endurcissement et la
perfidie judaïque.
Par ce profond conseil de Dieu les juifs subsistent
encore au milieu des nations, où ils sont
dispersez et captifs : mais ils subsistent avec le
caractere de leur réprobation, décheûs visiblement
par leur infidelité des promesses faites à
leurs peres, bannis de la terre promise, n' ayant
mesme aucune terre à cultiver, esclaves par tout
ils sont, sans honneur, sans liberté, sans
aucune figure de peuple.
Ils sont tombez ent estat trente huit-ans
aprés qu' ils ont eû crucifié Jesus-Christ, et aprés
avoir employé à persecuter ses disciples le temps
qui leur avoit esté laissé pour se reconnoistre.
Mais pendant que l' ancien peuple est réprouvé
pour son infidelité, le nouveau peuple s' augmente
tous les jours parmi les gentils : l' alliance
autrefois faite avec Abraham s' étend selon la
promesse à tous les peuples du monde qui avoient
oublié Dieu : l' eglise chrestienne appelle à luy
tous les hommes ; et tranquille durant plusieurs
siecles, parmi des persecutions inoûïes, elle leur
montre à ne point attendre leur felicité sur la
terre.
p306
C' estoit là, monseigneur, le plus digne
fruit de la connoissance de Dieu, et l' effet
de cete grande benediction que le monde devoit
attendre par Jesus-Christ. Elle alloit se
pandant tous les jours de famille en famille, et
de peuple en peuple : les hommes ouvroient les
yeux de plus en plus pour connoistre l' aveuglement
l' idolatrie les avoit plongez ; et malgré
toute la puissance romaine on voyoit les
chrestiens sans révolte, sans faire aucun trouble,
et seulement en souffrant toute sorte d' inhumanitez,
changer la face du monde, et s' étendre
par tout l' univers.
La promptitude inïe avec laquelle se fit ce
grand changement, est un miracle visible.
Jesus-Christ avoit prédit que son evangile seroit
bientost presché par toute la terre : cette merveille
devoit arriver incontinent aprés sa mort ; et il
avoit dit, qu' aprés qu' on l' auroit élevé de
terre, c' est à dire qu' on l' auroit attaché à la
croix, il attireroit à luy toutes choses . Ses
apostres n' avoient pas encore achevé leur course, et
Saint Paul disoit déja aux romains, que leur foy
estoit annone dans tout le monde . Il disoit
aux colossiens que l' evangile estoit oûï de toute
créature qui estoit sous le ciel ; qu' il estoit
presché, qu' il fructifioit, qu' il croissoit par
tout l' univers . Une tradition constante nous
apprend que Saint Thomas le porta aux
Indes, et les autres en d' autres païs éloignez.
Mais on n' a pas besoin des histoires pour confirmer
p307
cette verité : l' effet parle, et on voit assez
avec combien de raison Saint Paul applique
aux apostres ce passage du psalmiste, etc. Sous leurs
disciples il n' y avoit presque plus de païs si
reculé et si inconnu l' evangile n' eust penetré.
Cent ans aprés Jesus-Christ, Saint Justin
comptoit déja parmi les fideles beaucoup de nations
sauvages, et jusqu' à ces peuples vagabonds
qui erroient deçà et delà sur des chariots
sans avoir de demeure fixe. Ce n' estoit point
une vaine exageration ; c' estoit un fait constant
et notoire, qu' il avançoit en presence des
empereurs, et à la face de tout l' univers. Saint
Irenée vient un peu aprés, et on voit croistre le
dénombrement qui se faisoit des eglises. Leur
concorde estoit admirable : ce qu' on croyoit
dans les Gaules, dans les Espagnes, dans la
Germanie, on le croyoit dans l' Egypte et dans
l' Orient ; et comme il n' y avoit qu' un mesme
soleil etc.
si peu qu' on avance, on est éton des progrés
qu' on voit. Au milieu du troisiéme siecle,
Tertullien et Origene font voir dans l' eglise des
peuples entiers qu' un peu devant on n' y mettoit
pas. Ceux qu' Origene exceptoit, qui estoient les
plus éloignez du monde connu, y sont mis un
p308
peu aprés par Arnobe. Que pouvoit avoir veû
le monde pour se rendre si promptement à
Jesus-Christ ? S' il a veû des miracles, Dieu s' est
meslé visiblement dans cét ouvrage ; et s' il se
pouvoit faire qu' il n' en eust pas veû, ne
seroit-ce pas un nouveau miracle plus grand et
plus incroyable que ceux qu' on ne veut pas croire,
d' avoir converti le monde sans miracle, d' avoir
fait entrer tant d' ignorans dans des mysteres si
hauts, d' avoir inspiré à tant de sçavans une humble
soumission, et d' avoir persuadé tant de choses
incroyables à des incredules ?
Mais le miracle des miracles, si je puis parler
de la sorte, c' est qu' avec la foy des mysteres,
les vertus les plus éminentes, et les pratiques
les plus penibles se sont répanduës par toute la
terre. Les disciples de Jesus-Christ l' ont suivi
dans les voyes les plus difficiles. Souffrir tout
pour la verité, a esté parmi ses enfans un exercice
ordinaire ; et pour imiter leur sauveur ils
ont couru aux tourmens avec plus d' ardeur que
les autres n' ont fait aux délices. On ne peut
compter les exemples ni des riches qui se sont
appauvris pour aider les pauvres, ni des pauvres
qui ont préferé la pauvreté aux richesses,
ni des vierges qui ont imité sur la terre la vie
des anges, ni des pasteurs charitables qui se
sont fait tout à tous, tjours prests à donner
à leur troupeau non seulement leurs veilles et
leurs travaux, mais leurs propres vies. Que diray-je
p309
de la penitence et de la mortification ?
Les juges n' exercent pas plus severement la justice
sur les criminels, que les pecheurs penitens
l' ont exercée sur eux-mesmes. Bien plus, les
innocens ont puni en eux avec une rigueur incroyable
cette pente prodigieuse que nous avons
au peché. La vie de Saint Jean Baptiste qui
parut si surprenante aux juifs, est devenuë
commune parmi les fideles ; les deserts ont esté
peuplez de ses imitateurs ; et il y a tant de
solitaires, que des solitaires plus parfaits ont esté
contraints de chercher des solitudes plus profondes,
tant on a fuy le monde, tant la vie contemplative
a esté goustée.
Tels estoient les fruits précieux que devoit
produire l' evangile. L' eglise n' est pas moins
riche en exemples qu' en préceptes, et sa doctrine
a paru sainte, en produisant une infinité de
saints. Dieu qui sçait que les plus fortes vertus
naissent parmi les souffrances, l' a fondée
par le martyre, et l' a tenuë durant trois cens
ans dans cét estat, sans qu' elle eust un seul
moment pour se reposer. Aprés qu' il eût fait
voir par une si longue experience qu' il n' avoit
pas besoin du secours humain ni des puissances
de la terre pour établir son eglise, il
y appella enfin les empereurs, et fit du grand
Constantin un protecteur déclaré du christianisme.
Depuis ce temps les rois ont accouru
de toutes parts à l' eglise ; et tout ce qui estoit
p310
écrit dans les propheties touchant sa gloire future,
s' est accompli aux yeux de toute la terre.
Que si elle a esté invincible contre les efforts
du dehors, elle ne l' est pas moins contre les
divisions intestines. Ces héresies tant prédites par
Jesus-Christ et par ses apostres sont arrivées,
et la foy persecutée par les empereurs souffroit
en mesme temps des héretiques une persecution
plus dangereuse. Mais cette persecution n' a
jamais esté plus violente que dans le temps où
l' on vit cesser celle des payens. L' enfer fit alors
ses plus grands efforts pour détruire par elle-mesme
cette eglise que les attaques de ses ennemis
déclarez avoit affermie. A peine commençoit-elle
à respirer par la paix que luy donna
Constantin ; et voilà qu' Arius ce malheureux
prestre luy suscite de plus grands troubles qu' elle
n' en avoit jamais soufferts. Constance fils de
Constantin, séduit par les ariens dont il autorise
le dogme, tourmente les catholiques par
toute la terre, nouveau persécuteur du
christianisme, et d' autant plus redoutable, que sous
le nom de Jesus-Christ il fait la guerre à
Jesus-Christ mesme. Pour comble de malheurs,
l' eglise ainsi divisée tombe entre les mains de
Julien L' Apostat qui met tout en oeuvre pour
détruire le christianisme, et n' en trouve point de
meilleur moyen que de fomenter les factions
dont il estoit dechiré. Aprés luy vient un Valens
autant attaché aux ariens que Constance,
p311
mais plus violent. D' autres empereurs protegent
d' autres héresies avec une pareille fureur. L' eglise
apprend par tant d' experiences, qu' elle n' a
pas moins à souffrir sous les empereurs chrestiens
qu' elle avoit souffert sous les empereurs
infideles ; et qu' elle doit verser du sang pour
défendre non seulement tout le corps de sa doctrine,
mais encore chaque article particulier. En
effet, il n' y en a aucun qu' elle n' ait v attaq
par ses enfans. Mille sectes et mille héresies
sorties de son sein se sont élevées contre elle.
Mais si elle les a veû s' élever selon les pdictions
de Jesus-Christ, elle les a veû tomber toutes selon
ses promesses, quoy-que souvent soustenuës par
les empereurs et par les rois. Ses veritables
enfans ont esté, comme dit Saint Paul, reconnus
par cette épreuve ; la verité n' a fait que se
fortifier quand elle a esté contestée, et l' eglise
est demeurée inébranlable.
PARTIE 2 CHAPITRE 8
Pendant que j' ay travaillé à vous faire voir
sans interruption la suite des conseils de Dieu,
dans la perpetuité de son peuple, j' ay pas
rapidement sur beaucoup de faits qui meritent
des réflexions profondes. Qu' il me soit permis
d' y revenir pour ne vous laisser pas perdre de si
grandes choses.
Et premierement, monseigneur, je vous
prie de considerer avec une attention plus
particuliere la chute des juifs, dont toutes les
circonstances rendent témoignage à l' evangile. Ces
p312
circonstances nous sont expliqes par des auteurs
infideles, par des juifs, et par des payens,
qui sans entendre la suite des conseils de Dieu,
nous ont raconté les faits importans par lesquels
il luy a pde la déclarer.
Nous avons Josephe auteur juif, historien
tres-fidele, et tres instruit des affaires de sa
nation, dont aussi il a illustré les antiquitez par
un ouvrage admirable. Il a écrit la derniere guerre,
elle a peri, aprés avoir esté present à tout, et
y avoir luy-mesme servi son païs avec un
commandement consirable.
Les juifs nous fournissent encore d' autres auteurs
tres-anciens, dont vous verrez les témoignages.
Ils ont d' anciens commentaires sur les
livres de l' ecriture, et entre autres les paraphrases
chaldaïques qu' ils impriment avec leurs bibles.
Ils ont leur livre qu' ils nomment talmud, c' est
à dire doctrine, qu' ils ne respectent pas moins
que l' ecriture elle-mesme. C' est un ramas des
traitez et des sentences de leurs anciens maistres ;
et encore que les parties dont ce grand
ouvrage est composé ne soient pas toutes de la
mesme antiquité, les derniers auteurs qui y sont
citez ont vescu dans les premiers siecles de
l' eglise. Là, parmi une infinité de fables
impertinentes qu' on voit commencer pour la pluspart
aprés les temps de Nostre Seigneur, on trouve
de beaux restes des anciennes traditions du peuple
juif, et des preuves pour le convaincre.
p313
Et d' abord il est certain de l' aveu des juifs
que la vengeance divine ne s' est jamais plus
terriblement ni plus manifestementclarée, qu' elle
fit dans leur derniere desolation.
C' est une tradition constante attestée dans
leur talmud, et confire par tous leurs rabbins,
que quarante ans avant la ruine de Jerusalem,
ce qui revient à peu prés au temps de la
mort de Jesus-Christ, on ne cessoit de voir dans
le temple des choses étranges. Tous les jours
il y paroissoit de nouveaux prodiges, de sorte
qu' un fameux rabbin s' écria un jour : o temple,
ô temple, qu' est-ce qui t' emeut, et pourquoy te
fais-tu peur à toy-mesme ?
Qu' y a-t-il de plus marqué que ce bruit affreux
qui fut oûï par les prestres dans le sanctuaire
le jour de la pentecoste, et cette voix
manifeste qui sortit du fond de ce lieu sacré,
sortons d' icy, sortons d' icy . Les saints anges
protecteurs du temple déclarerent hautement qu' ils
l' abandonnoient, parce que Dieu qui y avoit
établi sa demeure durant tant de siécles, l' avoit
prouvé.
Josephe et Tacite mesme ont raconté ce prodige.
Il ne fut apperceû que des prestres. Mais
voicy un autre prodige qui a éclaté aux yeux
de tout le peuple ; et jamais aucun autre peuple
n' avoit rien vde semblable. quatre ans devant
la guerre déclarée, un paysan, dit Josephe,
se mit à crier, une voix est sortie du costé de
l' Orient, une voix
p314
est sortie du costé de l' Occident, une voix est
sortie du costé des quatre vents : voix contre
Jérusalem et contre le temple ; voix contre les
nouveaux mariez et les nouvelles mariées ; voix
contre tout le peuple . Depuis ce temps, ni jour
ni nuit il ne cessa de crier, malheur, malheur à
Jérusalem . Il redoubloit ses cris les jours
de feste. Aucune autre parole ne sortit jamais de
sa bouche : ceux qui le plaignoient, ceux qui le
maudissoient, ceux qui luy donnoient ses necessitez,
n' entendirent jamais de luy que cette terrible
parole, malheur à Jérusalem . Il fut pris,
interrogé, et condamné au foûët par les magistrats :
à chaque demande, et à chaque coup, il répondoit,
sans jamais se plaindre, malheur à Jérusalem .
Renvoyé comme un insensé, il couroit
tout le païs, enpetant sans cesse sa triste
prédiction. Il continua durant sept ans à crier de
cette sorte, sans se relascher, et sans que sa voix
s' affoiblist. Au temps du dernier siege de
Jérusalem, il se renferma dans la ville, tournant
infatigablement autour des murailles, et criant de
toute sa force : malheur au temple, malheur à la
ville, malheur à tout le peuple . A la fin il
ajousta, malheur à moy-mesme ; et en mesme temps
il fut emporté d' un coup de pierre lancé par une
machine.
Ne diroit-on pas, monseigneur, que la
vengeance divine s' estoit comme renduë visible
en cét homme qui ne subsistoit que pour prononcer
ses arrests ; qu' elle l' avoit rempli de sa
p315
force, afin qu' il pust égaler les malheurs du peuple
par ses cris ; et qu' enfin il devoit perir par
un effet de cette vengeance qu' il avoit si
long-temps annone, afin de la rendre plus sensible,
et plus presente, quand il en seroit non seulement
le prophete et le témoin, mais encore la
victime ?
Ce prophete des malheurs de Jérusalem s' appelloit
Jesus. Il sembloit que le nom de Jesus,
nom de salut et de paix, devoit tourner aux
juifs qui le méprisoient en la personne de nostre
sauveur, à un funeste psage ; et que ces ingrats
ayant rejetté un Jesus qui leur annonçoit
la grace, la misericorde et la vie, Dieu leur
envoyoit un autre Jesus qui n' avoit à leur annoncer
que des maux irremédiables, et l' inévitable
decret de leur ruine prochaine.
Penetrons plus avant dans les jugemens de
Dieu sous la conduite de ses ecritures.rusalem
et son temple ont esté deux fois détruits ;
l' une par Nabuchodonosor, l' autre par Tite.
Mais en chacun de ces deux temps, la justice
de Dieu s' est déclarée par les mesmes voyes,
quoy-que plus à découvert dans le dernier.
Pour mieux entendre cét ordre des conseils
de Dieu, posons avant toutes choses cette verité
si souvent établie dans les saintes lettres ;
que l' un des plus terribles effets de la vengeance
divine, est lors qu' en punition de nos pechez
précedens, elle nous livre à nostre sens réprouvé,
p316
en sorte que nous sommes sourds à tous les
sages avertissemens, aveugles aux voyes de salut
qui nous sont montrées, prompts à croire tout
ce qui nous perd pourveû qu' il nous flate, et
hardis à tout entreprendre, sans jamais mesurer
nos forces avec celles des ennemis que nous irritons.
Ainsi perirent la premiere fois sous la main
de Nabuchodonosor roy de Babylone, Jérusalem
et ses princes. Foibles et toûjours batus
par ce roy victorieux, ils avoient souvent
éprouvé qu' ils ne faisoient contre luy que de
vains efforts, et avoient esté obligez à luy jurer
fidelité. Le prophete Jéremie leur déclaroit de
la part de Dieu, que Dieu mesme les avoit livrez
à ce prince, et qu' il n' y avoit de salut pour eux
qu' à subir le joug. Il disoit à Sedecias roy de
Judée et à tout son peuple, etc. Ils ne crurent point
à sa parole. Pendant que Nabuchodonosor les tenoit
étroitement enfermez par les prodigieux travaux dont
il avoit entouré leur ville, ils se laissoient
enchanter par leurs faux prophetes qui leur
remplissoient l' esprit de victoires imaginaires, et
leur disoient au nom de Dieu, quoy-que Dieu ne les
eust point envoyez, etc.
p317
Le peuple séduit par ces promesses, souffroit la faim
et la soif et les plus dures extrémitez, et fit tant
par son audace insensée, qu' il n' y eût plus pour
luy de misericorde. La ville fut renversée, le
temple fut bruslé, tout fut perdu.
A ces marques les juifs connurent que la main
de Dieu estoit sur eux. Mais afin que la vengeance
divine leur fust aussi manifeste dans la derniere
ruine de Jérusalem qu' elle l' avoit esté dans
la premiere, on a veû dans l' une et dans l' autre
la mesme séduction, la mesme temerité, et le
mesme endurcissement.
Quoy-que leur rebellion eust attiré sur eux
les armes romaines, et qu' ils secoûassent
temerairement un joug sous lequel tout l' univers
avoit ployé, Tite ne vouloit pas les perdre :
au contraire, il leur fit souvent offrir le pardon,
non seulement au commencement de la
guerre, mais encore lors qu' ils ne pouvoient plus
échaper de ses mains. Il avoit déja élevé autour de
Jérusalem une longue et vaste muraille munie de
tours et de redoutes aussi fortes que la ville mesme,
quand il leur envoya Josephe leur concitoyen,
un de leurs capitaines, un de leurs prestres
qui avoit esté pris dans cette guerre en défendant
son païs. Que ne leur dit-il pas pour les emouvoir ?
Par combien de fortes raisons les invita-t-il
à rentrer dans l' oïssance ? Il leur fit voir
le ciel et la terre conjurez contre eux, leur
p318
perte inévitable dans la résistance, et tout ensemble
leur salut dans la clemence de Tite. sauvez,
leur disoit-il, la cité sainte ; etc. mais le
moyen de sauver des gens si obstinez à se perdre ?
duits par leurs faux prophetes, ils n' écoutoient
pas ces sages discours. Ils estoient réduits à
l' extrémité : la faim en tuoit plus que la guerre,
et les meres mangeoient leurs enfans. Tite touché de
leurs maux prenoit ses dieux à témoin, qu' il n' estoit
pas cause de leur perte. Durant ces malheurs, ils
ajoustoient foy aux fausses prédictions qui leur
promettoient l' empire de l' univers. Bien plus, la
ville estoit prise ; le feu y estoit déja de tous
costez : et ces insensez croyoient encore les faux
prophetes qui les asseûroient que le jour de salut
estoit venu, afin qu' ils résistassent toûjours, et
qu' il n' y eust plus pour eux de misericorde. En effet,
tout fut massacré, la ville fut renvere de fonds en
comble, et à la réserve de quelques restes de tours
que Tite laissa pour servir de monument à la
posterité, il n' y demeura pas pierre sur pierre.
Vous voyez donc, monseigneur, éclater
sur Jérusalem la mesme vengeance qui avoit
autrefois paru sous Sedecias. Tite n' est pas moins
envoyé de Dieu que Nabuchodonosor : les juifs
perissent de la mesme sorte. On voit dans Jérusalem
la mesme rebellion, la mesme famine, les
p319
mesmes extrémitez, les mesmes voyes de salut
ouvertes, la mesme duction, le mesme endurcissement,
la mesme chute ; et afin que tout soit
semblable, le second temple est bruslé sous
Tite le mesme mois et le mesme jour que l' avoit
esté le premier sous Nabuchodonosor : il
falloit que tout fust marqué, et que le peuple
ne pust douter de la vengeance divine.
Il y a pourtant entre ces deux chutes de Jérusalem
et des juifs de memorables differences,
mais qui toutes vont à faire voir dans la derniere
une justice plus rigoureuse et plus déclarée.
Nabuchodonosor fit mettre le feu dans le
temple : Tite n' oublia rien pour le sauver,
quoy-que ses conseillers luy representassent que tant
qu' il subsisteroit, les juifs qui y attachoient leur
destinée, ne cesseroient jamais d' estre rebelles.
Mais le jour fatal estoit venu : c' estoit le dixiéme
d' aoust qui avoit déja vbrusler le temple de
Salomon. Malgré les fenses de Tite pronones
devant les romains et devant les juifs, et
malgré l' inclination naturelle des soldats qui
devoit les porter plûtost à piller qu' à consumer
tant de richesses, un soldat, poussé, dit Josephe,
par une inspiration divine , se fait lever par ses
compagnons à une fenestre, et met le feu dans
ce temple auguste. Tite accourt, Tite commande
qu' on se haste d' éteindre la flame naissante.
Elle prend par tout en un instant, et cét
admirable édifice est réduit en cendres.
p320
Que si l' endurcissement des juifs sous Sedecias
estoit l' effet le plus terrible et la marque la
plus asseûrée de la vengeance divine, que dirons-nous
de l' aveuglement qui a paru du temps de
Tite ? Dans la premiere ruine de Jérusalem les
juifs s' entendoient du moins entre eux : dans la
derniere, Jérusalem assiégée par les romains
estoit dechirée par trois factions ennemies. Si la
haine qu' elles avoient toutes pour les romains
alloit jusqu' à la fureur ; elles n' estoient pas moins
acharnées les unes contre les autres : les combats
du dehors coustoient moins de sang aux juifs
que ceux du dedans. Un moment aprés les assauts
soustenus contre l' étranger, les citoyens
recommeoient leur guerre intestine ; la violence
et le brigandage regnoit par tout dans la
ville. Elle perissoit, elle n' estoit plus qu' un grand
champ couvert de corps morts, et les chefs des
factions y combatoient pour l' empire. N' estoit-ce
pas une image de l' enfer où les damnez ne se
haïssent pas moins les uns les autres qu' ils haïssent
les mons qui sont leurs ennemis communs,
et où tout est plein d' orgueïl, de confusion
et de rage ?
Confessons donc, monseigneur, que
la justice que Dieu fit des juifs par
Nabuchodonosor n' estoit qu' une ombre de celle dont
Tite fut le ministre. Quelle ville a jamais v
perir onze cens mille hommes en sept mois de temps
et dans un seul siége ? C' est ce que virent les
p321
juifs au dernier siége derusalem. Les chaldéens
ne leur avoient rien fait souffrir de semblable.
Sous les chaldéens leur captivité ne dura
que soixante et dix ans : il y a seize cens ans
qu' ils sont esclaves par tout l' univers, et ils ne
trouvent encore aucun adoucissement à leur esclavage.
Il ne faut plus s' étonner si Tite victorieux,
aprés la prise de Jerusalem, ne vouloit pas recevoir
les congratulations des peuples voisins, ni
les couronnes qu' ils luy envoyoient pour honorer
sa victoire. Tant de mémorables circonstances,
la colere de Dieu si marquée, et sa main
qu' il voyoit encore si presente, le tenoient dans
un profond étonnement ; et c' est ce qui luy fit
dire ce que vous avez oûï, qu' il n' estoit pas le
vainqueur, qu' il n' estoit qu' un foible instrument
de la vengeance divine.
Il n' en sçavoit pas tout le secret : l' heure n' estoit
pas encore venuë où les empereurs devoient
reconnoistre Jesus-Christ. C' estoit le temps
des humiliations et des persécutions de l' eglise.
C' est pourquoy Tite assez éclairé pour connoistre
que la Jue perissoit par un effet manifeste de la
justice de Dieu, ne connut pas quel crime Dieu
avoit voulu punir si terriblement. C' estoit le plus
grand de tous les crimes ; crime jusques alors
inoûï, c' est à dire le déïcide, qui aussi a don
lieu à une vengeance dont le monde n' avoit v
encore aucun exemple.
p322
Mais si nous ouvrons un peu les yeux, et si
nous considerons la suite des choses, ni ce crime
des juifs, ni son chastiment ne pourront nous
estre cachez.
Souvenons-nous seulement de ce que Jesus-Christ
leur avoit pdit. Il avoit prédit la ruine
entiere derusalem et du temple. il n' y restera
pas, dit-il, pierre sur pierre . Il avoit
prédit la maniere dont cette ville ingrate seroit
assiégée, et cette effroyable circonvallation qui la
devoit environner : il avoit prédit cette faim
horrible qui devoit tourmenter ses citoyens, et n' avoit
pas oublié les faux prophetes, par lesquels ils
devoient estre séduits. Il avoit averti les juifs que
le temps de leur malheur estoit proche : il avoit
donné les signes certains qui devoient en marquer
l' heure précise : il leur avoit expliqla
longue suite des crimes qui devoit leur attirer
un tel chastiment : en un mot, il avoit fait toute
l' histoire du siége et de la desolation de
Jérusalem.
Et remarquez, monseigneur, qu' il leur
fit ces prédictions vers le temps de sa passion,
afin qu' ils connussent mieux la cause de tous
leurs maux. Sa passion approchoit quand il leur
dit : la sagesse divine vous a envoyé des
prophetes, etc.
p323
voilà l' histoire des juifs. Ils ont persécu
leur messie et en sa personne et en celle des
siens : ils ont remué tout l' univers contre ses
disciples, et ne l' ont laissé en repos dans aucune
ville : ils ont ar les romains et les empereurs
contre l' eglise naissante : ils ont lapidé Saint
Estienne, tles deux Jacques que leur sainteté
rendoit venérables mesme parmi eux, immolé
Saint Pierre et Saint Paul par le glaive et par
les mains des gentils. Il faut qu' ils perissent. Tant
de sang meslé à celuy des prophetes qu' ils ont
massacrez, crie vengeance devant Dieu : leurs
maisons, et leur ville va estre deserte : leur
desolation ne sera pas moindre que leur crime :
Jesus-Christ les en avertit : le temps est
proche : etc., c' est à dire que les hommes qui
vivoient alors en devoient estre les témoins.
Mais écoutons la suite des pdictions de
p324
nostre sauveur. Comme il faisoit son entrée dans
Jérusalem quelques jours avant sa mort, touc
des maux que cette mort devoit attirer à cette
malheureuse ville, il la regarde en pleurant :
ha, dit-il, ville infortunée, etc.
C' estoit marquer assez clairement et la maniere
du siége et les derniers effets de la vengeance.
Mais il ne falloit pas que Jesus allast au
supplice sansnoncer àrusalem combien elle
seroit un jour punie de l' indigne traitement
qu' elle luy faisoit. Comme il alloit au calvaire
portant sa croix sur ses épaules, il estoit suivi
d' une grande multitude de peuple etc.
p325
si l' innocent, si le juste souffre un
si rigoureux supplice, que doivent attendre les
coupables ?
Jéremie a-t-il jamais plus amerement déploré
la perte des juifs ? Quelles paroles plus fortes
pouvoit employer le sauveur pour leur faire entendre
leurs malheurs et leur desespoir, et cette
horrible famine funeste aux enfans, funeste aux
meres qui voyoient secher leurs mamelles, qui
n' avoient plus que des larmes à donner à leurs
enfans, et qui mangerent le fruit de leurs
entrailles ?
PARTIE 2 CHAPITRE 9
Telles sont les prédictions qu' il a faites à tout
le peuple. Celles qu' il fit en particulier à ses
disciples meritent encore plus d' attention. Elles
sont comprises dans ce long et admirable discours
il joint ensemble la ruine de Jérusalem
avec celle de l' univers. Cette liaison n' est
pas sans mystere, et en voicy le dessein.
Jérusalem cité bienheureuse que le Seigneur
avoit choisie, tant qu' elle demeura dans l' alliance
et dans la foy des promesses, fut la figure
de l' eglise et la figure du ciel où Dieu se fait
voir à ses enfans. C' est pourquoy nous voyons souvent
les prophetes joindre dans la suite du mesme
discours ce qui regarde Jérusalem, à ce qui
regarde l' eglise et à ce qui regarde la gloire
celeste. C' est un des secrets des propheties, et une
des clefs qui en ouvrent l' intelligence : mais
Jérusalem réprouvée et ingrate envers son sauveur,
p326
devoit estre l' image de l' enfer. Ses perfides
citoyens devoient representer les damnez ; et le
jugement terrible que Jesus-Christ devoit exercer
sur eux estoit la figure de celuy qu' il exercera
sur tout l' univers lors qu' il viendra à la fin des
siecles en sa majesté juger les vivans et les morts.
C' est une coustume de l' ecriture, et un des
moyens dont elle se sert pour imprimer les mysteres
dans les esprits, de mesler pour nostre instruction
la figure à la verité. Ainsi nostre Seigneur
a meslé l' histoire de Jérusalem desolée avec celle
de la fin des siecles, et c' est ce qui paroist dans
le discours dont nous parlons.
Ne croyons pas toutefois que ces choses soient
tellement confonduës, que nous ne puissions
discerner ce qui appartient à l' une et à l' autre.
Jesus-Christ les a distinguées par des caracteres
certains que je pourrois aisément marquer, s' il
en estoit question. Mais il me suffit de vous faire
entendre ce qui regarde la desolation de Jérusalem
et des juifs.
Les apostres (c' estoit encore au temps de la
passion) assemblez autour de leur maistre, luy
montroient le temple et les bastimens d' alentour :
ils en admiroient les pierres, l' ordonnance,
la beauté, la solidité ; et il leur dit,
voyez-vous ces grands bastimens ? Il n' y restera pas
pierre sur pierre . Etonnez de cette parole, ils
luy demandent le temps d' un évenement si terrible ;
et luy qui ne vouloit pas qu' ils fussent surpris dans
Jérusalem
p327
lors qu' elle seroit saccagée, (car il vouloit
qu' il y eust dans le sac de cette ville une image
de la derniere separation des bons et des mauvais)
commença à leur raconter tous les malheurs
comme ils devoient arriver l' un aprés l' autre.
Premierement il leur marque des pestes, des
famines, et des tremblemens de terre : et les
histoires font foy, que jamais ces choses n' avoient
esté plus frequentes ni plus remarquables qu' ils
le furent durant ces temps. Il ajouste qu' il y
auroit par tout l' univers des troubles, etc.,
et qu' on verroit toute la terre dans l' agitation.
Pouvoit-il mieux nous representer les dernieres
années de Neron, lors que tout l' empire romain, c' est
à dire tout l' univers, si paisible depuis la victoire
d' Auguste et sous la puissance des empereurs,
commença à s' ébranler, et qu' on vit les Gaules,
les Espagnes, tous les royaumes dont l' empire
estoit composé, s' émouvoir tout à coup ; quatre
empereurs s' élever presque en mesme temps
contre Neron et les uns contre les autres ; les
cohortes prétoriennes, les ares de Syrie, de
Germanie, et toutes les autres qui estoient
panduës en Orient et en Occident s' entrechoquer
et traverser sous la conduite de leurs empereurs
d' une extrémité du monde à l' autre pour
décider leur querelle par de sanglantes batailles ?
Voilà de grands maux, dit le fils de Dieu ; mais
p328
ce ne sera pas encore la fin . Les juifs
souffriront comme les autres dans cette commotion
universelle du monde : mais il leur viendra bientost
aprés des maux plus particuliers, et ce ne sera icy
que le commencement de leurs douleurs .
Il ajouste, que son eglise toûjours affligée
depuis son premier établissement, verroit la
persecution s' allumer contre elle plus violente que
jamais durant ces temps. Vous avez veû que
Neron dans ses dernieres années entreprit la
perte des chrestiens, et fit mourir Saint Pierre
et Saint Paul. Cette persecution excitée par les
jalousies et les violences des juifs avançoit leur
perte, mais elle ne marquoit pas encore le terme
précis.
La venuë des faux christs et des faux prophetes
sembloit estre un plus prochain acheminement
à la derniere ruine : car la destinée ordinaire
de ceux qui refusent de prester l' oreille
à la verité est d' estre entraisnez à leur perte par
des prophetes trompeurs. Jesus-Christ ne cache
pas à ses apostres que ce malheur arriveroit aux
juifs. Etc.
Qu' on ne dise pas que c' estoit une chose aisée
à deviner à qui connoissoit l' humeur de la nation :
car au contraire je vous ay fait voir que
les juifs rebutez de ces seducteurs qui avoient si
p329
souvent causé leur ruine, et sur tout dans le
temps de Sedecias, s' en estoient tellement
desabusez, qu' ils cesserent de les écouter. Plus de
cinq cens ans se passerent sans qu' il parust aucun
faux prophete en Isrl. Mais l' enfer qui les
inspire, seveilla à la venuë de Jesus-Christ,
et Dieu qui tient en bride autant qu' il luy plaist
les esprits trompeurs, leur lascha la main, afin
d' envoyer dans le mesme temps ce supplice aux juifs,
et cette épreuve à ses fideles. Jamais il ne parut
tant de faux prophetes que dans les temps qui
suivirent la mort de Nostre Seigneur. Sur tout
vers le temps de la guerre judaïque, et sous
le regne de Neron qui la commença, Josephe
nous fait voir une infinité de ces imposteurs qui
attiroient le peuple au desert par de vains
prestiges et des secrets de magie, leur promettant
une prompte et miraculeuse delivrance. C' est
aussi pour cette raison que le desert est marqué
dans les prédictions de Nostre Seigneur comme
un des lieux seroient cachez ces faux
liberateurs que vous avez veûs à la fin entraisner le
peuple dans sa derniere ruine. Vous pouvez croire
que le nom du Christ, sans lequel il n' y avoit
point de delivrance parfaite pour les juifs, estoit
meslé dans ces promesses imaginaires, et
vous verrez dans la suite de quoy vous en convaincre.
La Judée ne fut pas la seule province exposée
à ces illusions. Elles furent communes dans
p330
tout l' empire. Il n' y a aucun temps toutes
les histoires nous fassent paroistre un plus grand
nombre de ces imposteurs qui se vantent de
prédire l' avenir, et trompent les peuples par
leurs prestiges. Un Simon Le Magicien, un
Elymas, un Apollonius Tyaneus, un nombre infini
d' autres enchanteurs marquez dans les histoires
saintes et profanes s' éleverent durant ce
siecle où l' enfer sembloit faire ses derniers
efforts pour soustenir son empire ébranlé. C' est
pourquoy Jesus-Christ remarque en ce temps,
principalement parmi les juifs, ce nombre
prodigieux de faux prophetes. Qui considerera de
prés ses paroles, verra qu' ils devoient se
multiplier devant et aprés la ruine de Jérusalem,
mais vers ces temps ; et que ce seroit alors que la
duction fortifiée par de faux miracles, et par de
fausses doctrines, seroit tout ensemble si subtile,
et si puissante, que les elûs mesmes, s' il estoit
possible, y seroient trompez .
Je ne dis pas qu' à la fin des siecles, il ne doive
encore arriver quelque chose de semblable et de
plus dangereux, puis que mesme nous venons de
voir que ce qui se passe dans Jérusalem, est la
figure manifeste de ces derniers temps : mais il est
certain que Jesus-Christ nous a donné cette
duction comme un des effets sensibles de la colere
de Dieu sur les juifs, et comme un des signes
de leur perte. L' évenement a justifié sa
prophetie : tout est icy attesté par des témoignages
p331
irreprochables. Nous lisons la prédiction de
leurs erreurs dans l' evangile : nous en voyons
l' accomplissement dans leurs histoires, et sur
tout dans celle de Josephe.
Aprés que Jesus-Christ a prédit ces choses ;
dans le dessein qu' il avoit de tirer les siens des
malheurs dont Jérusalem estoit menacée, il vient
aux signes prochains de la derniere desolation
de cette ville.
Dieu ne donne pas toûjours à ses elûs de
semblables marques. Dans ces terribles chastimens
qui font sentir sa puissance à des nations
entieres, il frape souvent le juste avec le
coupable : car il a de meilleurs moyens de les
separer, que ceux qui paroissent à nos sens. Les
mesmes coups qui brisent la paille separent le bon
grain ; l' or s' épure dans le mesme feula paille
est consumée ; et sous les mesmes chastimens par
lesquels les chans sont exterminez, les fideles se
purifient. Mais dans la desolation de Jérusalem,
afin que l' image du jugement dernier fust plus
expresse, et la vengeance divine plus marquée
sur les incredules, il ne voulut pas que les juifs
qui avoient rec l' evangile, fussent confondus
avec les autres ; et Jesus-Christ donna à ses
disciples des signes certains ausquels ils pussent
connoistre quand il seroit temps de sortir de cette
villeprouvée. Il se fonda, selon sa coustume,
sur les anciennes propheties dont il estoit
l' interprete aussi-bien que la fin ; et repassant
sur l' endroit
p332
la derniere ruine derusalem fut montrée
si clairement à Daniel, il dit ces paroles : etc.
Un des evangelistes explique l' autre, et en
conferant ces passages, il nous est aisé d' entendre
que cette abomination prédite par Daniel est
la mesme chose que les ares autour de rusalem.
Les saints peres l' ont ainsi entendu, et
la raison nous en convainc.
Le mot d' abomination, dans l' usage de la langue
sainte, signifie idole : et qui ne sçait que
les armées romaines portoient dans leurs enseignes
les images de leurs dieux, et de leurs
Cesars qui estoient les plus respectez de tous
leurs dieux ? Ces enseignes estoient aux soldats
un objet de culte ; et parce que les idoles, selon
les ordres de Dieu, ne devoient jamais paroistre
dans la terre sainte, les enseignes romaines en
estoient bannies. Aussi voyons-nous dans les
histoires, que tant qu' il a resté aux romains
tant soit peu de considération pour les juifs, jamais
p333
ils n' ont fait paroistre les enseignes romaines
dans la Judée. C' est pour cela que Vitellius,
quand il passa dans cette province pour
porter la guerre en Arabie, fit marcher ses
troupes sans enseignes ; car on réveroit encore
alors la religion judaïque, et on ne vouloit
point forcer ce peuple à souffrir des choses si
contraires à sa loy. Mais au temps de la derniere
guerre judaïque, on peut bien croire que les
romains n' épargnerent pas un peuple qu' ils vouloient
exterminer. Ainsi quand Jérusalem fut assiegée,
elle estoit environnée d' autant d' idoles
qu' il y avoit d' enseignes romaines ; et l' abomination
ne parut jamais tant elle ne devoit pas
estre , c' est à dire dans la terre sainte, et
autour du temple.
Est-ce donc là, dira-t-on, ce grand signe
que Jesus-Christ devoit donner ? Estoit-il temps
de s' enfuir quand Tite assiégea Jérusalem, et qu' il
en ferma de si ps les avenuës qu' il n' y avoit
plus moyen de s' échaper ? C' est icy qu' est la
merveille de la prophetie. Jérusalem a esté assiégée
deux fois en ces temps : la premiere, par Cestius
gouverneur de Syrie, l' an 68 de Nostre Seigneur ;
la seconde, par Tite, quatre ans aprés, c' est à
dire, l' an 72. Au dernier siége, il n' y avoit plus
moyen de se sauver. Tite faisoit cette guerre avec
trop d' ardeur : il surprit toute la nation renfermée
dans Jérusalem durant la feste de pasque, sans
que personne échapast ; et cette effroyable
circonvallation
p334
qu' il fit autour de la ville ne laissoit
plus d' esperance à ses habitans. Mais il n' y
avoit rien de semblable dans le siége de Cestius :
il estoit campé à 50 stades, c' est à dire à six
milles de Jérusalem. Son armée se répandoit tout
autour, mais sans y faire de tranchées ; et il
faisoit la guerre si negligemment, qu' il manqua
l' occasion de prendre la ville, dont la terreur,
les séditions, et mesme ses intelligences luy
ouvroient les portes. Dans ce temps, loin que la
retraite fust impossible, l' histoire marque
expressément que plusieurs juifs se retirerent.
C' estoit donc alors qu' il falloit sortir ; c' estoit
le signal que le fils de Dieu donnoit aux siens.
Aussi a-t-il distingué tres-nettement les deux
siéges : l' un, où la ville seroit entourée de
fossez et de forts ; alors il n' y auroit plus
que la mort pour tous ceux qui y estoient
enfermez : l' autre, où elle seroit seulement
enceinte de l' are , et plûtost investie
qu' assiegée dans les formes ; c' est alors qu' il
falloit fuir, et se retirer dans les montagnes .
Les chrestiens oïrent à la parole de leur
maistre. Quoy-qu' il y en eust des milliers dans
Jérusalem et dans la Judée, nous ne lisons ni
dans Josephe, ni dans les autres histoires, qu' il
s' en soit trouvé aucun dans la ville quand elle
fut prise. Au contraire, il est constant par
l' histoire ecclesiastique et par tous les monumens
de nos ancestres, qu' ils se retirerent à la petite
ville de Pella, dans un païs de montagnes auprés
p335
du desert, aux confins de la Judée et de
l' Arabie.
On peut connoistre par là combien précisément
ils avoient esté avertis ; et il n' y a rien de
plus remarquable que cette séparation des juifs
incredules d' avec les juifs convertis au
christianisme, les uns estant demeurez dans
Jérusalem pour y subir la peine de leur infidelité,
et les autres s' estant retirez, comme Loth sorti
de Sodome, dans une petite ville où ils
considéroient avec tremblement les effets de la
vengeance divine, dont Dieu avoit bien voulu les
mettre à couvert.
Outre les prédictions de Jesus-Christ, il y eût
des prédictions de plusieurs de ses disciples,
entre autres celles de Saint Pierre et de Saint
Paul. Comme on traisnoit au supplice ces deux
fideles témoins de Jesus-Christ ressuscité, ils
dénoncerent aux juifs qui les livroient aux gentils,
leur perte prochaine. Ils leur dirent, que
Jérusalem alloit estre renversée de fonds en
comble ; etc. la pieuse antiquité nous a
conservé cette prédiction des apostres, qui devoit
estre suivie d' un si prompt accomplissement. Saint
Pierre en avoit
p336
fait beaucoup d' autres, soit par une inspiration
particuliere, soit en expliquant les paroles de son
maistre ; et Phlegon auteur payen, dont Origene
produit le témoignage, a écrit que tout ce que
t apostre avoit prédit, s' estoit accompli de
point en point.
Ainsi rien n' arrive aux juifs qui ne leur ait
esté prophetisé. La cause de leur malheur nous
est clairement marquée dans le pris qu' ils ont
fait de Jesus-Christ et de ses disciples. Le temps
des graces estoit passé, et leur perte estoit
inévitable.
C' estoit donc en vain, monseigneur,
que Tite vouloit sauverrusalem et le temple.
La sentence estoit partie d' enhaut : il ne devoit
plus y rester pierre sur pierre. Que si un
empereur romain tenta vainement d' empescher
la ruine du temple, un autre empereur romain
tenta encore plus vainement de le rétablir.
Julien L' Apostat, aprés avoir déclaré la guerre à
Jesus-Christ, se crut assez puissant pour anéantir
ses pdictions. Dans le dessein qu' il avoit de
susciter de tous costez des ennemis aux chrestiens,
il s' abbaissa jusqu' à rechercher les juifs, qui
estoient le rebut du monde. Il les excita à rebastir
leur temple ; il leur donna des sommes immenses,
et les assista de toute la force de l' empire.
Ecoutez quel en fut l' évenement, et voyez comme
Dieu confond les princes superbes. Les saints
peres et les historiens ecclesiastiques le raportent
p337
d' un commun accord, et le justifient par
des monumens qui restoient encore de leur
temps. Mais il falloit que la chose fust attestée
par les payens mesmes. Ammian Marcellin gentil
de religion, et zelé défenseur de Julien, l' a
racontée en ces termes. Etc.
Les auteurs ecclesiastiques plus exacts à
representer un évenement si mémorable, joignent
le feu du ciel au feu de la terre. Mais enfin la
parole de Jesus-Christ demeura ferme. Saint Jean
Chrysostome s' écrie : etc.
Ne parlons plus derusalem, ni du temple.
Jettons les yeux sur le peuple mesme, autrefois
le temple vivant du dieu des armées, et maintenant
l' objet de sa haine. Les juifs sont plus
abbatus que leur temple et que leur ville. L' esprit
de verité n' est plus parmi eux : la prophetie
y est éteinte : les promesses sur lesquelles ils
appuyoient leur esperance, se sont évanïes : tout
est renversé dans ce peuple, et il n' y reste plus
pierre sur pierre .
p338
Et voyez jusques à quel point ils sont livrez
à l' erreur. Jesus-Christ leur avoit dit : etc.
Depuis ce temps, l' esprit de séduction regne
tellement parmi eux, qu' ils sont prests
encore à chaque moment à s' y laisser emporter.
Ce n' estoit pas assez que les faux prophetes
eussent livré Jérusalem entre les mains de Tite ;
les juifs n' estoient pas encore bannis de la Judée,
et l' amour qu' ils avoient pour Jérusalem en avoit
obligé plusieurs à choisir leur demeure parmi ses
ruines. Voicy un faux Christ qui va achever de
les perdre. Cinquante ans aprés la prise de
Jérusalem, dans le siecle de la mort de Nostre
Seigneur, l' infame Barchochebas, un voleur, un
scelerat, parce que son nom signifioit le fils de
l' étoille, se disoit l' étoille de Jacob prédite au
livre des nombres, et se porta pour le Christ.
Akibas le plus autorisé de tous les rabbins, et
à son exemple tous ceux que les juifs appelloient
leurs sages, entrerent dans son parti, sans que
l' imposteur leur donnast aucune autre marque de
sa mission, sinon qu' Akibas disoit que le Christ
ne pouvoit pas beaucoup tarder. Les juifs se
volterent par tout l' empire romain sous la
conduite de Barchochebas qui leur promettoit
l' empire du monde. Adrien en tua six cens mille :
le joug de ces malheureux s' appesantit, et ils
furent bannis pour jamais de la Judée.
p339
Qui ne voit que l' esprit de séduction s' est saisi
de leur coeur ? l' amour de la verité qui leur
apportoit le salut, s' est éteint en eux : Dieu
leur a envoyé une efficace d' erreur qui les fait
croire au mensonge. il n' y a point d' imposture
si grossiere qui ne les séduise. De nos jours, un
imposteur s' est dit le Christ en Orient : tous les
juifs commençoient à s' attrouper autour de luy : nous
les avons veûs en Italie, ën Hollande, en
Allemagne, et à Mets, se préparer à tout vendre
et à tout quitter pour le suivre. Ils
s' imaginoientja qu' ils alloient devenir les
maistres du monde, quand ils apprirent que leur
Christ s' estoit fait turc, et avoit abandonné la
loy de Moïse.
PARTIE 2 CHAPITRE 10
Il ne faut pas s' étonner qu' ils soient tombez
dans de tels égaremens, ni que la tempeste les
ait dissipez aprés qu' ils ontquitté leur route.
Cette route leur estoit marquée dans leurs
propheties, principalement dans celles qui
désignoient le temps du Christ. Ils ont lais
passer ces précieux momens sans en profiter : c' est
pourquoy on les voit en suite livrez au mensonge,
et ils ne sçavent plus à quoy se prendre.
Donnez-moy encore un moment pour vous
raconter la suite de leurs erreurs, et tous les pas
qu' ils ont faits pour s' enfoncer dans l' abisme.
Les routes par où on s' égare, tiennent toûjours
au grand chemin ; et en considerant où l' égarement
a commencé, on marche plus seûrement dans la
droite voye.
p340
Nous avons veû, monseigneur, que
deux propheties marquoient aux juifs le temps
du Christ, celle de Jacob, et celle de Daniel.
Elles marquoient toutes deux la ruine du royaume
de Juda au temps que le Christ viendroit.
Mais Daniel expliquoit que la totale destruction
de ce royaume devoit estre une suite de la mort
du Christ : et Jacob disoit clairement, que dans
la décadence du royaume de Juda, le Christ
qui viendroit alors seroit l' attente des
peuples ; c' est à dire, qu' il en seroit le
liberateur, et qu' il se feroit un nouveau royaume
compo non plus d' un seul peuple, mais de tous les
peuples du monde. Les paroles de la prophetie ne
peuvent avoir d' autre sens, et c' estoit la tradition
constante des juifs qu' elles devoient s' entendre de
cette sorte.
De là cette opinion répanduë parmi les anciens
rabbins, et qu' on voit encore dans leur talmud,
que dans le temps que le Christ viendroit,
il n' y auroit plus de magistrature : de sorte
qu' il n' y avoit rien de plus important pour
connoistre le temps de leur messie, que d' observer
quand ils tomberoient danst estat malheureux.
En effet, ils avoient bien commencé ; et s' ils
n' avoient eû l' esprit occudes grandeurs
mondaines qu' ils vouloient trouver dans le messie,
afin d' y avoir part sous son empire, ils n' auroient
peûconnoistre Jesus-Christ. Le fondement
p341
qu' ils avoient posé estoit certain : car
aussitost que la tyrannie du premier Hérode, et
le changement de la publique judaïque qui
arriva de son temps, leur eût fait voir le moment
de la décadence marquée dans la prophetie,
ils ne douterent point que le Christ ne
deust venir, et qu' on ne vist bientost ce nouveau
royaume où devoient se réünir tous les peuples.
Une des choses qu' ils remarquerent, c' est
que la puissance de vie et de mort leur fut ostée.
C' estoit un grand changement, puis qu' elle leur
avoit toûjours esté conservée jusqu' alors, à
quelque domination qu' ils fussent soumis, et mesme
dans Babylone pendant leur captivité. L' histoire
de Susanne le fait assez voir, et c' est une
tradition constante parmi eux. Les rois de
Perse qui les rétablirent, leur laisserent cette
puissance par un decret exprés que nous avons
remarqué en son lieu ; et nous avons veû aussi
que les premiers seleucides avoient plustost
augmenté que restraint leurs privileges. Je n' ay
pas besoin de parler icy encore une fois du regne
des machabées ils furent non seulement
affranchis, mais puissans et redoutables à
leurs ennemis. Pompée qui les affoiblit à la
maniere que nous avons veûë, content du tribut
qu' il leur imposa, et de les mettre en estat que
le peuple romain en pust disposer dans le besoin,
leur laissa leur prince avec toute la jurisdiction.
p342
On sçait assez que les romains en
usoient ainsi, et ne touchoient point au gouvernement
du dedans dans les païs à qui ils laissoient leurs
rois naturels.
Enfin les juifs sont d' accord qu' ils perdirent
cette puissance de vie et de mort, seulement
quarante ans avant la desolation du second temple ;
et on ne peut douter que ce ne soit le premier
Hérode qui ait commencé à faire cette
playe à leur liberté. Car depuis que pour se
venger du sanedrin, où il avoit esté obligé de
comparoistre luy mesme avant qu' il fust roy,
et en suite pour s' attirer toute l' autorité à luy
seul, il eût attaqué cette assemblée qui estoit
comme le senat fondé par Moïse, et le conseil
perpetuel de la nation où la supréme jurisdiction
estoit exercée ; peu à peu ce grand corps
perdit son pouvoir, et il luy en restoit bien
peu quand Jesus-Christ vint au monde. Les affaires
empirerent sous les enfans d' Hérode, lors
que le royaume d' Archelaus, dontrusalem
estoit la capitale, réduit en province romaine,
fut gouverpar des présidens que les empereurs
envoyoient. Dans ce malheureux estat les
juifs garderent si peu la puissance de vie et de
mort, que pour faire mourir Jesus-Christ, qu' à
quelque prix que ce fust ils vouloient perdre,
il leur fallut avoir recours à Pilate ; et ce foible
gouverneur leur ayant dit qu' ils le fissent mourir
eux-mesmes, ils pondirent tout d' une voix,
p343
nous n' avons pas le pouvoir de faire mourir
personne . Aussi fut-ce par les mains d' Hérode
qu' ils firent mourir Saint Jacques frere de Saint
Jean, et qu' ils mirent Saint Pierre en prison.
Quand ils rent résolu la mort de Saint Paul, ils
le livrerent entre les mains des romains comme
ils avoient fait Jesus-Christ ; et le voeu
sacrilege de leurs faux zelez qui jurerent de ne
boire ni ne manger jusques à ce qu' ils eussent tué
ce saint apostre, montre assez qu' ils se croyoient
décheûs du pouvoir de le faire mourir
juridiquement. Que s' ils lapiderent Saint Estienne,
ce fut tumultuairement, et par un effet de ces
emportemens séditieux que les romains ne pouvoient
pas toûjours réprimer dans ceux qui se disoient
alors les zelateurs. On doit donc tenir pour
certain, tant par ces histoires que par le
consentement des juifs, et par l' estat de leurs
affaires, que vers les temps de Nostre Seigneur,
et sur tout dans ceux il commença d' exercer
son ministere, ils perdirent entierement
l' autorité temporelle. Ils ne purent voir cette
perte, sans se souvenir de l' ancien oracle de
Jacob, qui leur prédisoit que dans le temps du
messie il n' y auroit plus parmi eux ni puissance, ni
autorité, ni magistrature. Un de leurs plus anciens
auteurs le remarque ; et il a raison d' avoûër que
le sceptre n' estoit plus alors dans Juda, ni
l' autorité dans les chefs du peuple, puis que la
puissance publique leur estoit ostée, et que le
p344
sanedrin estant dégradé, les membres de ce grand
corps n' estoient plus considerez comme juges,
mais comme simples docteurs. Ainsi, selon
eux-mesmes, il estoit temps que le Christ parust.
Comme ils voyoient ce signe certain de la prochaine
arrivée de ce nouveau roy, dont l' empire
devoit s' étendre sur tous les peuples, ils
crurent qu' en effet il alloit paroistre. Le bruit
s' enpandit aux environs, et on fut persuadé
dans tout l' Orient qu' on ne seroit pas long-temps
sans voir sortir de Judée ceux qui regneroient
sur toute la terre.
Tacite et Suétone rapportent ce bruit comme
établi par une opinion constante, et par un
ancien oracle qu' on trouvoit dans les livres sacrez
du peuple juif. Josephe recite cette prophetie
dans les mesmes termes, et dit comme eux
qu' elle se trouvoit dans les saints livres.
L' autorité de ces livres dont on avoit veû les
prédictions si visiblement accomplies en tant de
rencontres, estoit grande dans tout l' Orient ; et
les juifs plus attentifs que les autres à observer
des conjonctures qui estoient principalement écrites
pour leur instruction, reconnurent le temps du
messie que Jacob avoit marqué dans leur
décadence. Ainsi les réflexions qu' ils firent sur
leur estat furent justes ; et sans se tromper sur les
temps du Christ, ils connurent qu' il devoit venir
dans le temps qu' il vint en effet. Mais, ô foiblesse
de l' esprit humain, et vanité source inévitable
p345
d' aveuglement ! L' humilité du sauveur
cacha à ces orgueïlleux les veritables grandeurs
qu' ils devoient chercher dans leur messie. Ils
vouloient que ce fust un roy semblable aux
rois de la terre. C' est pourquoy les flateurs du
premier Herode, ébloûïs de la grandeur et de
la magnificence de ce prince, qui tout tyran
qu' il estoit, ne laissa pas d' enrichir la Jue,
dirent qu' il estoit luy-mesme ce roy tant promis.
C' est aussi ce qui donna lieu à la secte des
herodiens, dont il est tant parlé dans l' evangile, et
que les payens ont connuë, puis que Perse et son
scholiaste nous apprennent, qu' encore du temps de
Neron, la naissance du roy Herode estoit célebrée
par ses sectateurs avec la mesme solennité
que le sabath. Josephe tomba dans une semblable
erreur. Cét homme instruit , comme il dit
luy-mesme, dans les propheties judaïques, comme
estant prestre et sorti de la race sacerdotale,
reconnut à la verité que la venuë de ce roy promis
par Jacob convenoit aux temps d' Herode, où il nous
montre luy-mesme avec tant de soin un commencement
manifeste de la ruine des juifs : mais comme il
ne vit rien dans sa nation qui remplist ces
ambitieuses idées qu' elle avoit conceûës de son
Christ, il poussa un peu plus avant le
temps de la prophetie ; et l' appliquant à
Vespasien, il asseûra que t oracle de
l' ecriture signifioit ce princeclaré empereur
dans la Judée .
C' est ainsi qu' iltournoit l' ecriture sainte
p346
pour autoriser sa flaterie : aveugle, qui
transportoit aux estrangers l' esperance de Jacob et
de Juda ; qui cherchoit en Vespasien le fils
d' Abraham et de David ; et attribuoit à un prince
idolatre le titre de celuy dont les lumieres
devoient retirer les gentils de l' idolatrie.
La conjoncture des temps le favorisoit. Mais
pendant qu' il attribuoit à Vespasien ce que Jacob
avoit dit du Christ, les zelez quifendoient
Jérusalem se l' attribuoient à eux-mesmes.
C' est sur ce seul fondement qu' ils se promettoient
l' empire du monde, comme Josephe le raconte ;
plus raisonnables que luy, en ce que du moins ils ne
sortoient pas de la nation pour chercher
l' accomplissement des promesses faites à leurs peres.
Comment n' ouvroient-ils pas les yeux au
grand fruit que faisoit deslors parmi les gentils
la pdication de l' evangile, et à ce nouvel
empire que Jesus-Christ établissoit par toute
la terre ? Qu' y avoit-il de plus beau qu' un
empire la pieté regnoit, où le vray dieu
triomphoit de l' idolatrie, la vie éternelle
estoit annoncée aux nations infideles ; et l' empire
mesme des Cesars n' estoit-il pas une vaine
pompe à comparaison de celuy-cy ? Mais cét
empire n' estoit pas assez éclatant aux yeux du
monde.
Qu' il faut estre desabusé des grandeurs humaines
pour connoistre Jesus-Christ ! Les juifs
p347
connurent les temps ; les juifs voyoient les
peuples appellez au dieu d' Abraham selon l' oracle
de Jacob par Jesus-Christ et par ses disciples :
et toutefois ils le méconnurent ce Jesus qui leur
estoit déclaré par tant de marques. Et encore que
durant sa vie et aprés sa mort il confirmast sa
mission par tant de miracles, ces aveugles le
rejetterent, parce qu' il n' avoit en luy que la solide
grandeur destituée de tout l' appareil qui frape les
sens, et qu' il venoit plustost pour condamner que
pour couronner leur ambition aveugle.
Et toutefois forcez par les conjonctures et les
circonstances du temps, malgré leur aveuglement
ils sembloient quelquefois sortir de leurs
préventions. Tout se disposoit tellement du temps
de Nostre Seigneur à la manifestation du messie,
qu' ils soupçonnerent que Saint Jean Baptiste le
pouvoit bien estre. Sa maniere de vie austere,
extraordinaire, étonnante, les frapa ; et au defaut
des grandeurs du monde, ils parurent vouloir
d' abord se contenter de l' éclat d' une vie si
prodigieuse. La vie simple et commune de
Jesus-Christ rebuta ces esprits grossiers autant
que superbes qui ne pouvoient estre pris que par les
sens, et qui d' ailleurs éloignez d' une conversion
sincere, ne vouloient rien admirer que ce
qu' ils regardoient comme inimitable. De cette
sorte Saint Jean Baptiste, qu' on jugea digne
d' estre le Christ, n' en fut pas cru quand il
montra le Christ veritable ; et Jesus-Christ,
qu' il falloit
p348
imiter quand on y croyoit, parut trop humble
aux juifs pour estre suivi.
Cependant l' impression qu' ils avoient conceûë
que le Christ devoit paroistre en ce temps,
estoit si forte, qu' elle demeura prés d' un siecle
parmi eux. Ils crurent que l' accomplissement des
propheties pouvoit avoir une certaine étenduë,
et n' estoit pas toûjours toute renfermée dans un
point précis ; de sorte que prés de cent ans il ne
se parloit parmi eux que des faux Christs qui se
faisoient suivre, et des faux prophetes qui les
annonçoient. Les siecles précedens n' avoient rien
veû de semblable ; et les juifs ne prodiguerent
le nom du Christ, ni quand Judas Le Machabée
remporta sur leur tyran tant de victoires, ni
quand son frere Simon les affranchit du joug des
gentils, ni quand le premier Hyrcan fit tant de
conquestes. Les temps et les autres marques ne
convenoient pas, et ce n' est que dans le siecle
de Jesus-Christ qu' on a commencé à parler de
tous ces messies. Les samaritains qui lisoient
dans le pentateuque la prophetie de Jacob, se
firent des Christs aussi-bien que les juifs, et un
peu aprés Jesus-Christ ils reconnurent leur
Dosithée. Simon Le Magicien de mesme païs se
vantoit aussi d' estre le fils de Dieu, et
Menandre son disciple se disoit le sauveur du monde.
Dés le vivant de Jesus-Christ la samaritaine avoit
cru que le messie alloit venir : tant il estoit
constant dans la nation, et parmi tous ceux qui
lisoient
p349
l' ancien oracle de Jacob, que le Christ
devoit paroistre dans ces conjonctures.
Quand le terme fut tellement passé qu' il n' y
eût plus rien à attendre, et que les juifs rent
veû par experience que tous les messies qu' ils
avoient suivis, loin de les tirer de leurs maux,
n' avoient fait que les y enfoncer davantage : alors
ils furent long-temps sans qu' il parust parmi eux
de nouveaux messies ; et Barchochebas est le
dernier qu' ils ayent reconnu pour tel dans ces
premiers temps du christianisme. Mais l' ancienne
impression ne put estre entierement effacée. Au
lieu de croire que le Christ avoit paru, comme
ils avoient fait encore au temps d' Adrien ; sous
les Antonins ses successeurs, ils s' aviserent de
dire que leur messie estoit au monde, bien qu' il
ne parust pas encore, parce qu' il attendoit le
prophete Elie qui devoit venir le sacrer. Ce
discours estoit commun parmi eux dans le temps
de saint Justin ; et nous trouvons aussi dans leur
talmud la doctrine d' un de leurs maistres des
plus anciens, qui disoit que le Christ estoit
venu etc.
une telle réverie ne put pas entrer dans les
esprits ; et les juifs contraints enfin d' avoûër
que le messie n' estoit pas venu dans le temps
qu' ils avoient raison de l' attendre selon leurs
anciennes propheties, tomberent dans un autre
p350
abisme. Peu s' en fallut qu' ils ne renonçassent
à l' esperance de leur messie qui leur manquoit
dans le temps ; et plusieurs suivirent un fameux
rabbin, dont les paroles se trouvent encore
conservées dans le talmud. Celuy-cy voyant le
terme passé de si loin, conclut que les israëlites
n' avoient plus de messie à attendre, etc.
a la verité cette opinion, loin de prévaloir
parmi les juifs, y a esté détestée. Mais comme ils
ne connoissent plus rien dans les temps qui leur
sont marquez par leurs propheties, et qu' ils ne
sçavent par où sortir de ce labyrinthe, ils ont
fait un article de foy de cette parole que nous
lisons dans le talmud, etc. : comme on voit dans une
tempeste qui a écarté le vaisseau trop loin de sa
route, le pilote desesperé abandonner son calcul, et
aller où le mene le hazard.
Depuis ce temps, toute leur étude a es
d' éluder les propheties où le temps du Christ
estoit marqué : ils ne se sont pas souciez de
renverser toutes les traditions de leurs peres,
pourveû qu' ils pussent oster aux chrestiens ces
admirables propheties ; et ils en sont venus jusques
à dire que celle de Jacob ne regardoit pas le
Christ.
p351
Mais leurs anciens livres lesmentent. Cette
prophetie est entenduë du messie dans le talmud,
et la maniere dont nous l' expliquons se
trouve dans leurs paraphrases, c' est à dire dans
les commentaires les plus authentiques et les
plus respectez qui soient parmi eux.
Nous y trouvons en propres termes que la
maison et le royaume de Juda, auquel se devoit
duire un jour toute la posterité de Jacob
et tout le peuple d' Israël, produiroit tjours
des juges et des magistrats , jusqu' à la venuë du
messie, sous lequel il se formeroit un royaume
compo de tous les peuples.
C' est le témoignage que rendoient encore aux
juifs dans les premiers temps du christianisme,
leurs pluslebres docteurs et les plus receûs.
L' ancienne tradition si ferme, et si établie ne
pouvoit estre abolie d' abord ; et quoy-que les
juifs n' appliquassent pas à Jesus-Christ la
prophetie de Jacob, ils n' avoient encore onier
qu' elle ne convinst au messie. Ils n' en sont venus
à cét exs que long-temps aprés, et lors
que pressez par les chrestiens ils ont enfin
apperceû que leur propre tradition estoit contre
eux.
Pour la prophetie de Daniel la venuë du
Christ estoit renfermée dans le terme de 490
ans, à compter depuis la vingtiéme année d' Artaxerxe
à la longue main : comme ce terme menoit à la fin du
quatriéme millenaire du
p352
monde, c' estoit aussi une tradition tres-ancienne
parmi les juifs, que le messie paroistroit
vers la fin de ce quatriéme millenaire, et environ
deux mille ans aprés Abraham. Un Elie,
dont le nom est grand parmi les juifs, quoyque
ce ne soit pas le prophete, l' avoit ainsi enseig
avant la naissance de Jesus-Christ ; et la
tradition s' en est conservée dans le livre du
talmud. Vous avez veû ce terme accompli à la
venuë de Nostre Seigneur, puis qu' il a paru en
effet environ deux mille ans aprés Abraham, et
vers l' an 4000 du monde. Cependant les juifs
ne l' ont pas connu ; et frustrez de leur attente,
ils ont dit que leurs pechez avoient retardé le
messie qui devoit venir. Mais cependant nos
dates sont asseûrées de leur aveu propre ; et c' est
un trop grand aveuglement de faire dépendre
des hommes un terme que Dieu a marqué si
précisément dans Daniel.
C' est encore pour eux un grand embarras de
voir que ce prophete fasse aller le temps du
Christ avant celuy de la ruine de Jérusalem ; de
sorte que ce dernier temps estant accompli, celuy
qui le précede le doit estre aussi.
Josephe s' est icy trompé trop grossiérement.
Il a bien compté les semaines qui devoient estre
suivies de la desolation du peuple juif ; et les
voyant accomplies dans le temps que Tite mit
le siége devant Jérusalem, il ne douta point que
le moment de la perte de cette ville ne fust arrivé.
p353
Mais il ne considera pas que cette desolation
devoit estre précee de la venuë du Christ
et de sa mort ; de sorte qu' il n' entendit que la
moitié de la prophetie.
Les juifs qui sont venus aprés luy ont voulu
suppléer à ce defaut. Ils nous ont forgé un
Agrippa descendu d' Hérode, que les romains,
disent-ils, ont fait mourir un peu devant la ruine
de Jérusalem ; et ils veulent que cét Agrippa,
Christ par son titre de roy, soit le Christ dont
il est parlé dans Daniel : nouvelle preuve de
leur aveuglement. Car outre que cét Agrippa
ne peut estre ni le juste, ni le saint des saints,
ni la fin des propheties, tel que devoit estre le
Christ que Daniel marquoit en ce lieu ; outre
que le meurtre de cét Agrippa, dont les juifs
estoient innocens, ne pouvoit pas estre la cause
de leur desolation, comme devoit estre la mort
du Christ de Daniel : ce que disent icy les juifs
est une fable. Cét Agrippa descendu d' Hérode
fut toûjours du parti des romains : il fut toûjours
bien traité par leurs empereurs, et regna
dans un canton de la Judée long-temps aprés
la prise de Jerusalem, comme l' atteste Josephe
et les autres contemporains.
Ainsi tout ce qu' inventent les juifs pour éluder
les propheties, les confond. Eux-mesmes ils
ne se fient pas à des inventions si grossieres, et
leur meilleure défense est dans cette loy qu' ils ont
établie de ne supputer plus les jours du messie.
p354
Parils ferment les yeux volontairement à la
verité, et renoncent aux propheties où le Saint
Esprit a luy-mesme compté les anes : mais pendant
qu' ils y renoncent, ils les accomplissent,
et font voir la verité de ce qu' elles disent de leur
aveuglement et de leur chute.
Qu' ils répondent ce qu' ils voudront aux
propheties : la desolation qu' elles prédisoient leur
est arrivée dans le temps marqué ; l' évenement est
plus fort que toutes leurs subtilitez ; et si le
Christ n' est venu dans cette fatale conjoncture, les
prophetes en qui ils esperent les ont trompez.
Et pour achever de les convaincre, remarquez
deux circonstances qui ont accompagné
leur chute et la venuë du sauveur du monde :
l' une, que la succession des pontifes perpetuelle
et inalterable depuis Aaron, finit alors ; l' autre,
que la distinction des tribus et des familles
toûjours conservée jusqu' à ce temps y perit de
leur aveu propre.
Cette distinction estoit necessaire jusques au
temps du messie. De Levi devoient naistre les
ministres des choses sacrées. D' Aaron devoient
sortir les prestres et les pontifes. De Juda
devoit sortir le messie mesme. Si la distinction des
familles n' eust subsisté jusqu' à la ruine de
Jérusalem, et jusqu' à la venuë de Jesus-Christ,
les sacrifices judaïques auroient peri devant le
temps, et David eust esté frustré de la gloire
d' estre reconnu pour le pere du messie. Le messie
p355
est-il arrivé ? Le sacerdoce nouveau, selon
l' ordre de Melchisedech, a-t-il commenen
sa personne, et la nouvelle royauté qui n' estoit
pas de ce monde a-t-elle paru ? On n' a plus besoin
d' Aaron, ni de Levi, ni de Juda, ni de David,
ni de leurs familles. Aaron n' est plus necessaire
dans un temps où les sacrifices devoient cesser
selon Daniel. La maison de David et de
Juda a accompli sa destinée lors que le Christ
de Dieu en est sorti ; et comme si les juifs
renooient eux-mesmes à leur esperance, ils
oublient précisément en ce temps la succession
des familles jusques alors si soigneusement et
si religieusement retenuë.
N' omettons pas une des marques de la ven
du messie, et peut-estre la principale si nous la
sçavons bien entendre, quoy-qu' elle fasse le
scandale et l' horreur des juifs. C' est lamission
des pechez annoncée au nom d' un sauveur souffrant,
d' un sauveur humilié et obéïssant jusqu' à
la mort. Daniel avoit marqué parmi ses semaines,
la semaine mysterieuse que nous avons observée,
le Christ devoit estre immolé, l' alliance
devoit estre confirmée par sa mort, où les anciens
sacrifices devoient perdre leur vertu. Joignons
Daniel avec Isaïe : nous trouverons tout
le fond d' un si grand mystere ; nous verrons
l' homme de douleurs, etc. ouvrez les yeux,
incredules :
p356
n' est-il pas vray que lamission des pechez vous
a esté preschée au nom de Jesus-Christ crucifié ?
S' estoit-on jamais avisé d' un tel mystere ?
Quelqu' autre que Jesus-Christ, ou devant luy, ou
aprés, s' est-il glorifié de laver les pechez par son
sang ? Se sera-t-il fait crucifier exprés pour
aquerir un vain honneur, et accomplir en luy-mesme
une si funeste prophetie ? Il faut se taire, et
adorer dans l' evangile une doctrine qui ne pourroit
pas mesme venir dans la pensée d' aucun homme, si
elle n' estoit veritable.
L' embarras des juifs est extréme dans t endroit :
ils trouvent dans leurs ecritures trop de
passages où il est parlé des humiliations de leur
messie. Que deviendront donc ceuxil est
parlé de sa gloire et de ses triomphes ? Le
dénoûëment naturel est, qu' il viendra aux triomphes
par les combats, et à la gloire par les
souffrances. Chose incroyable ! Les juifs ont mieux
aimé mettre deux messies. Nous voyons dans
leur talmud et dans d' autres livres d' une pareille
antiquité, qu' ils attendent un messie souffrant, et
un messie plein de gloire ; l' un mort et ressuscité ;
l' autre toûjours heureux et toûjours vainqueur ;
l' un à qui conviennent tous les passages où il est
parlé de foiblesse ; l' autre à qui conviennent tous
ceux il est parlé de grandeur ; l' un enfin fils de
Joseph, car on n' a pû luy denier un des caracteres
de Jesus-Christ qui a esté réputé fils de
Joseph ; et l' autre fils de David : sans jamais
vouloir
p357
entendre que ce messie fils de David devoit,
selon David, boire du torrent avant que de
lever la teste ; c' est à dire, estre affligé
avant que d' estre triomphant , comme le dit
luy-mesme le fils de David. Etc.
Au reste, si nous entendons du messie ce grand
passage où Isaïe nous represente si vivement
l' homme de douleurs frapé pour nos pechez , et
défiguré comme un lepreux , nous sommes encore
soustenus dans cette explication aussi-bien que dans
toutes les autres par l' ancienne tradition des
juifs ; et malgré leurs préventions, le chapitre tant
de fois cité de leur talmud nous enseigne que ce
lepreux chargé des pechez du peuple sera le
messie . Les douleurs du messie qui luy seront
causées par nos pechez, sont célebres dans le mesme
endroit et dans les autres livres des juifs. Il y
est souvent parlé de l' entrée aussi humble que
glorieuse qu' il devoit faire dans Jérusalem monté
sur un asne, et cette célebre prophetie de
Zacharie luy est appliquée. De quoy les juifs
ont-ils à se plaindre ? Tout leur estoit marqué en
termes précis dans leurs prophetes : leur ancienne
tradition avoit conservé l' explication naturelle
de ces célebres propheties ; et il n' y a rien de
plus juste que ce reproche que leur fait le
sauveur du monde : hypocrites, vous avez juger
p358
par les vents et par ce qui vous paroist dans le
ciel, si le temps sera serein ou pluvieux ; et
vous ne sçavez pas connoistre à tant de signes
qui vous sont donnez, le tempsvous estes !
Concluons donc que les juifs ont eû veritablement
raison de dire que tous les termes de la
venuë du messie sont passez . Juda n' est plus un
royaume ni un peuple : d' autres peuples ont reconnu
le messie qui devoit estre envoyé. Jesus-Christ
a esté montré aux gentils : à ce signe, ils
ont accouru au dieu d' Abraham, et la benediction
de ce patriarche s' est répandpar toute la
terre. L' homme de douleurs a esté presché, et la
mission des pechez a esté annoncée par sa mort.
Toutes les semaines se sont écoulées ; la
desolation du peuple et du sanctuaire, juste
punition de la mort du Christ, a eû son dernier
accomplissement ; enfin le Christ a paru avec tous
les caracteres que la tradition des juifs y
reconnoissoit, et leur incredulité n' a plus
d' excuse.
Aussi voyons-nous depuis ce temps des marques
indubitables de leur réprobation. Aprés
Jesus-Christ ils n' ont fait que s' enfoncer de plus
en plus dans l' ignorance et dans la misere, d'
la seule extrémité de leurs maux, et la honte
d' avoir esté si souvent en proye à l' erreur les fera
sortir, ou plustost la bonté de Dieu, quand le
temps arresté par sa providence pour punir leur
ingratitude et dompter leur orgueïl sera accompli.
p359
Cependant ils demeurent la risée des peuples,
et l' objet de leur aversion, sans qu' une si longue
captivité les fasse revenir à eux, encore qu' elle
deust suffire pour les convaincre. Car enfin,
comme leur dit Saint Jerosme, etc. C' est ce que
disoit Saint Jerosme. L' argument s' est fortifié
depuis, et douze cens ans ont esté ajoustez à la
desolation du peuple juif. Disons-luy donc au lieu
de quatre cens ans que seize siecles ont veû durer
sa captivité sans que son joug devienne plus
leger. Etc.
PARTIE 2 CHAPITRE 11
p360
Cette conversion des gentils estoit la seconde
chose qui devoit arriver au temps du messie,
et la marque la plus asseûrée de sa venuë. Nous
avons v comme les prophetes l' avoient clairement
prédite, et leurs promesses se sont verifiées
dans les temps de Nostre Seigneur. Il est
certain qu' alors seulement, et ni plustost ni
plus tard, ce que les philosophes n' ont osé
tenter, ce que les prophetes ni le peuple juif
lors qu' il a esté le plus protegé et le plus fidele
n' ont pû faire, douze pescheurs envoyez par
Jesus-Christ et témoins de sa résurrection
l' ont accompli. C' est que la conversion du monde
ne devoit estre l' ouvrage ni des philosophes, ni
mesme des prophetes : il estoit réservé au Christ,
et c' estoit le fruit de sa croix.
Il falloit à la verité que ce Christ et ses
apostres sortissent des juifs, et que la prédication
de l' evangile commençast à Jérusalem. Etc.
p361
Et il estoit convenable que la nouvelle lumiere
dont les peuples plongez dans l' idolatrie, devoient
un jour estre éclairez, se répandist par tout
l' univers du lieu elle avoit toûjours esté.
C' estoit en Jesus-Christ fils de David et
d' Abraham que toutes les nations devoient estre
benies et sanctifiées. Nous l' avons souvent
remarqué. Mais nous n' avons pas encore observé la
cause pour laquelle ce Jesus souffrant, ce Jesus
crucifié et anéanti, devoit estre le seul auteur de
la conversion des gentils, et le seul vainqueur de
l' idolatrie.
Saint Paul nous a expliqué ce grand mystere
au I chapitre de la I epistre aux corinthiens,
et il est bon de considerer ce bel endroit dans
toute sa suite. le Seigneur, dit-il, m' a
envoyé prescher l' evangile, etc.
p362
sans doute, puis qu' elle n' a pû tirer les
hommes de leur ignorance. Mais voicy la raison
que Saint Paul en donne. C' est que Dieu
voyant que le monde avec la sagesse humaine ne
l' avoit point reconnu par les ouvrages de sa
sagesse , c' est à dire, par les créatures qu' il
avoit si bien ordonnées, il a pris une autre voye,
et a résolu de sauver ses fideles par la folie de
la prédication , c' est à dire, par le mystere
de la croix, où la sagesse humaine ne peut rien
comprendre.
Nouveau et admirable dessein de la divine
providence ! Dieu avoit introduit l' homme dans
le monde, où de quelque costé qu' il tournast les
yeux, la sagesse du créateur reluisoit dans la
grandeur, dans la richesse et dans la disposition
d' un si bel ouvrage. L' homme cependant l' a méconnu :
les créatures qui se presentoient pour élever nostre
esprit plus haut, l' ont arresté : l' homme aveugle
et abruti les a servies ; et non content d' adorer
l' oeuvre des mains de Dieu, il a adoré l' oeuvre
de ses propres mains. Des fables plus ridicules
que celles que l' on conte aux enfans, ont fait sa
religion : il a oublié la raison : Dieu la luy veut
faire oublier d' une autre sorte. Un ouvrage dont
il entendoit la sagesse ne l' a point touché ; un
autre ouvrage luy est presenté, où son raisonnement
se perd, et où tout luy paroist folie :
c' est la croix de Jesus-Christ. Ce n' est point en
raisonnant qu' on entend ce mystere ; c' est en
captivant
p363
son intelligence etc.
en effet, que comprenons-nous dans ce mystere
le Seigneur de gloire est chargé d' opprobres ;
la sagesse divine est traitée de folle ;
celuy qui asseûré en luy-mesme de sa naturelle
grandeur, n' a pas crû s' attribuer trop etc.
toutes nos pensées se confondent ; et comme disoit
Saint Paul, il n' y a rien qui paroisse de plus
insensé à ceux qui ne sont pas éclairez d' enhaut.
Tel estoit le remede que Dieu préparoit à
l' idolatrie. Il connoissoit l' esprit de l' homme, et
il sçavoit que ce n' estoit pas par raisonnement
qu' il falloit détruire une erreur que le raisonnement
n' avoit pas établie. Il y a des erreurs
nous tombons en raisonnant, car l' homme
s' embrouïlle souvent à force de raisonner : mais
l' idolatrie estoit venuë par l' extrémité opposée ;
c' estoit en éteignant tout raisonnement, et en
laissant dominer les sens qui vouloient tout
revestir des qualitez dont ils sont touchez. C' est
par là que la divinité estoit devenvisible, et
grossiere. Les hommes luy ont donné leur figure,
et ce qui estoit plus honteux encore, leurs
vices et leurs passions. Le raisonnement n' avoit
point de part à une erreur si brutale. C' estoit
p364
un renversement du bon sens, un délire, une
phrénesie. Raisonnez avec un phrénetique, et
contre un homme qu' une fiévre ardente fait
extravaguer ; vous ne faites que l' irriter, et rendre
le mal irremédiable : il faut aller à la cause,
redresser le temperament, et calmer les humeurs dont
la violence cause de si étranges transports. Ainsi ce
ne doit pas estre le raisonnement qui guerisse
le délire de l' idolatrie. Qu' ont gagné les
philosophes avec leurs discours pompeux, avec
leur stile sublime, avec leurs raisonnemens si
artificieusement arrangez ? Platon avec son
éloquence qu' on a crû divine, a-t-il renversé un
seul autel où ces monstrueuses divinitez estoient
adorées ? Au contraire, luy et ses disciples,
et tous les sages du siecle ont sacrifié au
mensonge : etc.
N' est-ce donc pas avec raison que Saint Paul
s' est écrié dans nostre passage, etc. Ont-ils
seulement détruire les fables de l' idolatrie ?
Ont-ils seulement soupçonné qu' il fallust s' opposer
ouvertement à tant de blasphêmes, et souffrir, je
ne dis pas le dernier supplice, mais le moindre
affront pour la verité ? Loin de le faire, ils
ont retenu la verité captive,
p365
et ont posé pour maxime qu' en matiere de religion,
il falloit suivre le peuple : le peuple qu' ils
prisoient tant, a esté leur regle dans la
matiere la plus importante de toutes, et leurs
lumieres sembloient le plus necessaires. Qu' as-tu
donc servi, ô philosophie ? Etc.
C' est ainsi que Dieu a fait voir par experience,
que la ruine de l' idolatrie ne pouvoit pas estre
l' ouvrage du seul raisonnement humain. Loin de
luy commettre la guerison d' une telle maladie,
Dieu a achevé de le confondre par le mystere de
la croix, et tout ensemble il a porté le remede
jusqu' à la source du mal.
L' idolatrie, si nous l' entendons, prenoit sa
naissance de ce profond attachement que nous
avons à nous-mesmes. C' est ce qui nous avoit
fait inventer des dieux semblables à nous ; des
dieux qui en effet n' estoient que des hommes
sujets à nos passions, à nos foiblesses, et à nos
vices : de sorte que sous le nom des fausses
divinitez, c' estoit en effet leurs propres pensées,
leurs plaisirs et leurs fantaisies que les gentils
adoroient.
Jesus-Christ nous fait entrer dans d' autres
voyes. Sa pauvreté, ses ignominies et sa croix le
rendent un objet horrible à nos sens. Il faut
sortir de soy-mesme, renoncer à tout, tout
crucifier
p366
pour le suivre. L' homme arraché à luy-mesme
et à tout ce que sa corruption luy faisoit
aimer, devient capable d' adorer Dieu et sa
verité éternelle dont il veut doresnavant suivre les
regles.
perissent et s' évanoûïssent toutes les idoles,
et celles qu' on adoroit sur des autels, et celles
que chacun servoit dans son coeur. Celles-cy
avoient élevé les autres. On adoroit Venus, parce
qu' on se laissoit dominer à l' amour, et qu' on en
aimoit la puissance. Bacchus le plus enjé de
tous les dieux avoit des autels, parce qu' on
s' abandonnoit, et qu' on sacrifioit, pour ainsi dire,
à la joye des sens plus douce et plus enyvrante
que le vin. Jesus-Christ par le mystere de sa
croix vient imprimer dans les coeurs l' amour des
souffrances au lieu de l' amour des plaisirs. Les
idoles qu' on adoroit au dehors furent dissies,
parce que celles qu' on adoroit au dedans ne
subsistoient plus : le coeur purifié, comme dit
Jesus-Christ luy-mesme, est rendu capable de voir
Dieu ; et l' homme loin de faire Dieu semblable
à soy, tasche plustost, autant que le peut souffrir
son infirmité, à devenir semblable à Dieu.
Le mystere de Jesus-Christ nous a fait voir
comment la divinité pouvoit sans se ravilir estre
unie à nostre nature, et se revestir de nos
foiblesses. Le verbe s' est incarné : celuy qui avoit
la forme et la nature de Dieu , sans perdre
ce qu' il estoit, a pris la forme d' esclave .
Inalterable en luy-mesme,
p367
il s' unit, et il s' approprie une nature
étrangere. O hommes, vous vouliez des dieux
qui ne fussent, à dire vray, que des hommes, et
encore des hommes vicieux ! C' estoit un trop
grand aveuglement. Mais voicy un nouvel objet
d' adoration qu' on vous propose ; c' est un dieu
et un homme tout ensemble, mais un homme
qui n' a rien perdu de ce qu' il estoit en prenant
ce que nous sommes. La divinité demeure immuable,
et sans pouvoir se dégrader, elle ne peut
qu' élever ce qu' elle unit avec elle.
Mais encore qu' est-ce que Dieu a pris de nous ?
Nos vices et nos pechez ? A Dieu ne plaise : il n' a
pris de l' homme que ce qu' il y a fait, et il est
certain qu' il n' y avoit fait, ni le peché, ni le
vice. Il y avoit fait la nature ; il l' a prise. On
peut dire qu' il avoit fait la mortalité avec
l' infirmité qui l' accompagne, parce qu' encore qu' elle
ne fust pas du premier dessein, elle estoit le juste
supplice du peché, et en cette qualité elle estoit
l' oeuvre de la justice divine. Aussi Dieu n' a-t-il
pas dédaigné de la prendre ; et en prenant la peine
du pecsans le pec mesme, il a montré qu' il
estoit, non pas un coupable qu' on punissoit, mais
le juste qui expioit les pechez des autres.
De cette sorte, au lieu des vices que les hommes
mettoient dans leurs dieux, toutes les vertus ont
paru dans ce dieu-homme ; et afin qu' elles y
parussent dans les dernieres épreuves, elles y ont
paru au milieu des plus horribles tourmens. Ne
p368
cherchons plus d' autre dieu visible aprés celuy-cy :
il est seul digne d' abbatre toutes les idoles ;
et la victoire qu' il devoit remporter sur elles est
attachée à sa croix.
C' est à dire qu' elle est attace à une folie
apparente. Etc. Voilà le dernier coup qu' il falloit
donner à nostre superbe ignorance. La sagesse où on
nous mene est si sublime, qu' elle paroist folie à
nostre sagesse ; et les regles en sont si hautes,
que tout nous y paroist un égarement.
Mais si cette divine sagesse nous est impenétrable
en elle-mesme, elle se déclare par ses effets.
Une vertu sort de la croix, et toutes les idoles
sont ébranlées. Nous les voyons tomber par
terre, quoy-que soustenuës par toute la puissance
romaine. Ce ne sont point les sages, ce
p369
ne sont point les nobles, ce ne sont point les
puissans qui ont fait un si grand miracle. L' oeuvre
de Dieu a esté suivie, et ce qu' il avoit commencé
par les humiliations de Jesus-Christ, il
l' a consom par les humiliations de ses disciples.
considerez, mes freres, c' est ainsi que Saint
Paul acheve son admirable discours, considerez
ceux que Dieu a appellez parmi vous, et dont il
a composé cette eglise victorieuse du monde. Etc.
Les apostres et leurs disciples, le rebut du
monde, et le néant mesme, à les regarder par
les yeux humains, ont prévalu à tous les empereurs
et à tout l' empire. Les hommes avoient
oublié la création, et Dieu l' a renouvellée en
tirant de ce néant son eglise qu' il a rendu toute
puissante contre l' erreur. Il a confondu avec les
idoles toute la grandeur humaine qui s' interessoit
à les défendre ; et il a fait un si grand ouvrage,
comme il avoit fait l' univers, par la seule
force de sa parole.
PARTIE 2 CHAPITRE 12
L' idolatrie nous paroist la foiblesse mesme,
et nous avons peine à comprendre qu' il ait
fallu tant de force pour la détruire. Mais au
p370
contraire son extravagance fait voir la difficulté
qu' il y avoit à la vaincre ; et un si grand
renversement du bon sens montre assez combien
le principe estoit gasté. Le monde avoit vieilli
dans l' idolatrie ; et enchanté par ses idoles il
estoit devenu sourd à la voix de la nature qui
crioit contre elles. Quelle puissance falloit-il
pour rappeller dans la memoire des hommes le
vray Dieu si profondément oublié, et retirer le
genre humain d' un si prodigieux assoupissement ?
Tous les sens, toutes les passions, tous les
interests combatoient pour l' idolatrie. Elle
estoit faite pour le plaisir : les divertissemens,
les spectacles, et enfin la licence mesme y
faisoient une partie du culte divin. Les festes
n' estoient que des jeux ; et il n' y avoit nul
endroit de la vie humaine d' où la pudeur fust bannie
avec plus de soin qu' elle l' estoit des mysteres de
la religion. Comment accoustumer des esprits
si corrompus à la régularité de la religion
veritable, chaste, severe, ennemie des sens, et
uniquement attachée aux biens invisibles ? Saint
Paul parloit à Felix gouverneur de Jue, etc.
C' estoit un discours à remettre au loin à un homme
qui vouloit joûïr sans scrupule et à quelque prix que
ce fust des biens de la terre.
Voulez-vous voir remuer l' interest, ce puissant
p371
ressort qui donne le mouvement aux choses
humaines ? Dans ce grand décri de l' idolatrie
que commençoient à causer dans toute l' Asie
les prédications de Saint Paul, les ouvriers qui
gagnoient leur vie en faisant de petits temples
d' argent de la Diane d' Ephese s' assemblerent,
et le plus accredité d' entre eux leur representa
que leur gain alloit cesser : etc.
Que l' interest est puissant, et qu' il est hardi
quand il peut se couvrir du prétexte de la
religion ! Il n' en fallut pas davantage pour
émouvoir ces ouvriers. Ils sortirent tous ensemble
criant comme des furieux, la grande Diane des
ephesiens, et traisnant les compagnons de Saint
Paul au theatre, où toute la ville s' estoit
assemblée. Alors les cris redoublerent,
et durant deux heures la place publique retentissoit
de ces mots, la grande Diane des ephesiens .
Saint Paul et ses compagnons furent à
peine arrachez des mains du peuple par les
magistrats qui craignirent qu' il n' arrivast de
plus grands desordres dans ce tumulte. Joignez
à l' interest des particuliers l' interest des
prestres qui alloient tomber avec leurs dieux ;
joignez à tout cela l' interest des villes que la
fausse religion rendoit illustres, comme la ville
d' Ephese
p372
qui devoit à son temple ses privileges,
et l' abord des étrangers dont elle estoit
enrichie : quelle tempeste devoit s' élever contre
l' eglise naissante, et faut-il s' étonner de voir les
apostres si souvent batus, lapidez, et laissez pour
morts au milieu de la populace ? Mais un plus
grand interest va remuer une plus grande machine ;
l' interest de l' estat va faire agir le senat,
le peuple romain et les empereurs.
Il y avoit déja long-temps que les ordonnances
du sénatfendoient les religions étrangeres.
Les empereurs estoient entrez dans la
mesme politique ; et dans cette belle déliberation
il s' agissoit de réformer les abus du
gouvernement, un des principaux réglemens
que Mecenas proposa à Auguste, fut d' empescher
les nouveautez dans la religion qui ne
manquoient pas de causer de dangereux mouvemens
dans les estats. La maxime estoit veritable :
car qu' y a-t-il qui émeuve plus violemment
les esprits, et les porte à des excés plus
étranges ? Mais Dieu vouloit faire voir que
l' établissement de la religion veritable n' excitoit
pas de tels troubles ; et c' est une des merveilles
qui montre qu' il agissoit dans cét ouvrage. Car
qui ne s' étonneroit de voir que durant trois
cens ans entiers que l' eglise a eû à souffrir tout
ce que la rage des persecuteurs pouvoit inventer
de plus cruel, parmi tant de seditions et tant
de guerres civiles, parmi tant de conjurations
p373
contre la personne des empereurs, il ne se soit
jamais trouvé un seul chrestien ni bon ni mauvais ?
Les chrestiens défient leurs plus grands ennemis
d' en nommer un seul ; il n' y en eût jamais
aucun : tant la doctrine chrestienne inspiroit
de venération pour la puissance publique ;
et tant fut profonde l' impression que fit dans
tous les esprits cette parole du fils de Dieu,
rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce
qui est à Dieu .
Cette belle distinction porta dans les esprits
une lumiere si claire, que jamais les chrestiens
ne cesserent de respecter l' image de Dieu dans
les princes persecuteurs de la verité. Ce caractere
de soumission reluit tellement dans toutes leurs
apologies, qu' elles inspirent encore aujourd' huy
à ceux qui les lisent l' amour de l' ordre public,
et fait voir qu' ils n' attendoient que de Dieu
l' établissement du christianisme. Des hommes si
déterminez à la mort qui remplissoient tout
l' empire et toutes les armées, ne se sont pas échapez
une seule fois durant tant de siecles de
souffrance ; ils se défendoient à eux-mesmes, non
seulement les actionsditieuses, mais encore les
murmures. Le doigt de Dieu estoit dans cette
oeuvre, et nulle autre main que la sienne n' eust
retenir des esprits poussez à bout par tant
d' injustices.
A la verité il leur estoit dur d' estre traitez
d' ennemis publics, et d' ennemis des empereurs,
p374
eux qui ne respiroient que l' obéïssance, et dont
les voeux les plus ardens avoient pour objet le
salut des princes et le bonheur de l' estat. Mais
la politique romaine se croyoit attaquée dans
ses fondemens, quand on méprisoit ses dieux.
Rome se vantoit d' estre une ville sainte par sa
fondation, consacrées son origine par des
auspices divins, et dédiée par son auteur au dieu
de la guerre. Peu s' en faut qu' elle ne crust
Jupiter plus present dans le capitole que dans le
ciel. Elle croyoit devoir ses victoires à sa
religion. C' est par là qu' elle avoit dompté et les
nations et leurs dieux, car on raisonnoit ainsi en
ce temps : de sorte que les dieux romains devoient
estre les maistres des autres dieux, comme
les romains estoient les maistres des autres
hommes. Rome en subjugant la Judée avoit comp
le dieu des juifs parmi les dieux qu' elle avoit
vaincus : le vouloir faire regner, c' estoit
renverser les fondemens de l' empire ; c' estoit haïr
les victoires et la puissance du peuple romain.
Ainsi les chrestiens ennemis des dieux, estoient
regardez en mesme temps comme ennemis de la
publique. Les empereurs prenoient plus de
soin de les exterminer que d' exterminer les parthes,
les marcomans et les daces : le christianisme
abbatu paroissoit dans leurs inscriptions avec
autant de pompe que les sarmates défaits. Mais
ils se vantoient à tort d' avoir détruit une religion
qui s' accroissoit sous le fer et dans le feu.
p375
Les calomnies se joignoient en vain à la cruauté.
Des hommes qui pratiquoient des vertus au dessus
de l' homme, estoient accusez de vices qui
font horreur à la nature. On accusoit d' inceste
ceux dont la chasteté faisoit les délices. On
accusoit de manger leurs propres enfans, ceux qui
estoient bienfaisans envers leurs persecuteurs.
Mais malgré la haine publique, la force de la
verité tiroit de la bouche de leurs ennemis des
témoignages favorables. Chacun sçait ce qu' écrivit
Pline Le Jeune à Trajan sur les bonnes moeurs
des chrestiens. Ils furent justifiez, mais ils ne
furent pas exemptez du dernier supplice ; car il
leur falloit encore ce dernier trait pour achever
en eux l' image de Jesus-Christ crucifié, et ils
devoient comme luy aller à la croix avec une
déclaration publique de leur innocence.
L' idolatrie ne mettoit pas toute sa force dans
la violence. Encore que son fonds fust une
ignorance brutale et une entiere dépravation du sens
humain, elle vouloit se parer de quelques raisons.
Combien de fois a-t-elle tasché de se déguiser,
et en combien de manieres s' est-elle
transformée pour couvrir sa honte ? Elle faisoit
quelquefois la respectueuse envers la divinité.
Tout ce qui est divin, disoit-elle, est inconnu :
il n' y a que la divinité qui se connoisse
elle-mesme : ce n' est pas à nous à discourir de
choses si hautes : c' est pourquoy il en faut croire
les anciens, et chacun doit suivre la religion qu' il
p376
trouve établie dans son païs. Par ces maximes,
les erreurs grossieres autant qu' impies qui
remplissoient toute la terre, estoient sans remede,
et la voix de la nature qui annonçoit le vray dieu
estoit étoufée.
On avoit sujet de penser que la foiblesse
de nostre raison égarée a besoin d' une autorité
qui la ramene au principe ; et que c' est
de l' antiquité qu' il faut apprendre la religion
veritable. Aussi en avez-vous veû la suite immuable
dés l' origine du monde. Mais de quelle
antiquité se pouvoit vanter le paganisme, qui
ne pouvoit lire ses propres histoires sans y
trouver l' origine non seulement de sa religion,
mais encore de ses dieux ? Varron et Ciceron,
sans compter les autres auteurs, l' ont bien fait
voir. Ou bien aurions-nous recours à ces milliers
infinis d' années que les egyptiens remplissoient
de fables confuses et impertinentes pour établir
l' antiquité dont ils se vantoient ? Mais toûjours
y voyoit-on naistre et mourir les divinitez de
l' Egypte ; et ce peuple ne pouvoit se faire ancien,
sans marquer le commencement de ses dieux.
Voicy une autre forme de l' idolatrie. Elle
vouloit qu' on servist tout ce qui passoit pour
divin. La politique romaine, qui défendoit si
severement les religions étrangeres, permettoit
qu' on adorast les dieux des barbares, pourv
qu' elle les eust adoptez. Ainsi elle vouloit
paroistre
p377
équitable envers tous les dieux, aussi-bien
qu' envers tous les hommes. Elle encensoit
quelquefois le dieu des juifs avec tous les autres.
Nous trouvons une lettre de Julien L' Apostat,
par laquelle il promet aux juifs de rétablir la
sainte cité, et de sacrifier avec eux au dieu
créateur de l' univers. C' estoit une erreur
commune. Nous avons veû que les payens vouloient
bien adorer le vray Dieu, mais non pas le vray
Dieu tout seul ; et il ne tint pas aux empereurs
que Jesus-Christ mesme dont ils persecutoient
les disciples, n' eussent des autels parmi les
romains.
Quoy donc les romains ont-ils pû penser à
honorer comme Dieu celuy que leurs magistrats
avoient condamau dernier supplice, et
que plusieurs de leurs auteurs ont char
d' opprobres ? Il ne faut pas s' en étonner, et la
chose est incontestable.
Distinguons premierement ce que fait dire en
géneral une haine aveugle, d' avec les faits
positifs dont on allegue la preuve. Il est certain
que les romains, quoy-qu' ils ayent condamné
Jesus-Christ, ne luy ont jamais reproché aucun
crime particulier. Aussi Pilate le condamna-t-il
avec répugnance, violenté par les cris et par les
menaces des juifs. Mais ce qui est bien plus
merveilleux, les juifs eux-mesmes, à la poursuite
desquels il a esté crucifié, n' ont conservé dans
leurs anciens livres la memoire d' aucune action qui
notast
p378
sa vie, loin d' en avoir remarqué aucune qui luy
ait fait meriter le dernier supplice : par où se
confirme manifestement ce que nous lisons dans
l' evangile, que tout le crime de Nostre Seigneur
a esté de s' estre dit le Christ fils de Dieu.
En effet, Tacite nous rapporte bien le supplice
de Jesus-Christ sous Ponce Pilate et durant
l' empire de Tibere ; mais il ne rapporte aucun
crime qui luy ait fait meriter la mort, que celuy
d' estre l' auteur d' une secte convaincuë de haïr
le genre humain, ou de luy estre odieuse. Tel
est le crime de Jesus-Christ et des chrestiens ;
et leurs plus grands ennemis n' ont jamais pû
les accuser qu' en termes vagues, sans jamais
alleguer un fait positif qu' on leur ait pû imputer.
Il est vray que dans la derniere persecution,
et trois cens ans aprés Jesus-Christ, les payens
qui ne sçavoient plus que reprocher ni à luy
ni à ses disciples, publierent de faux actes de
Pilate, où ils prétendoient qu' on verroit les
crimes pour lesquels il avoit esté crucifié. Mais
comme on n' entend point parler de ces actes dans
tous les siecles précedens, et que ni sous Neron,
ni sous Domitien qui regnoient dans l' origine du
christianisme, quelque ennemis qu' ils en fussent,
on n' en trouve rien du tout : il paroist qu' ils
ont esté faits à plaisir ; et il y a parmi les
romains si peu de preuves constantes contre
Jesus-Christ, que ses ennemis ont esté réduits à
en inventer.
p379
Voilà donc un premier fait, l' innocence de
Jesus-Christ sans reproche. Ajoustons-en un
second, la sainteté de sa vie et de sa doctrine
reconnuë. Un des plus grands empereurs romains,
c' est Alexandre Severe, admiroit Nostre
Seigneur, et faisoit écrire dans les ouvrages
publics aussi-bien que dans son palais, quelques
sentences de son evangile. Le mesme empereur loûoit
et proposoit pour exemple, les saintes pcautions
avec lesquelles les chrestiens ordonnoient les
ministres des choses sacrées. Ce n' est pas tout : on
voyoit dans son palais une espece de chappelle,
il sacrifioit dés le matin. Il y avoit consacré
les images des ames saintes , parmi lesquelles il
rangeoit avec Orphée Jesus Christ et Abraham.
Il avoit une autre chappelle, ou comme on voudra
traduire le mot latin Lararium, de moindre
dignité que la premiere, où l' on voyoit l' image
d' Achilles et de quelques autres grands hommes ;
mais Jesus-Christ estoit placé dans le premier
rang. C' est un payen qui l' écrit, et il cite
pour témoin un auteur du temps d' Alexandre.
Voilà donc deux témoins de ce mesme fait, et
voicy un autre fait qui n' est pas moins surprenant.
Quoy-que Porphyre, en abjurant le christianisme,
s' en fust déclaré l' ennemi, il ne laisse pas
dans le livre intitulé, la philosophie par les
oracles, d' avoûër qu' il y en a eû de
tres-favorables à la sainteté de Jesus-Christ.
p380
A Dieu ne plaise que nous apprenions par
les oracles trompeurs la gloire du fils de
Dieu, qui les a fait taire en naissant. Ces oracles
citez par Porphyre sont de pures inventions :
mais il est bon de sçavoir ce que les payens
faisoient dire à leurs dieux sur Nostre Seigneur.
Porphyre donc nous asseûre qu' il y a des
oracles, etc. Paroles pompeuses et entierement
vuides de sens, mais qui montrent que la gloire de
Nostre Seigneur a forcé ses ennemis à luy donner
des loûanges.
Outre l' innocence et la sainteté de Jesus-Christ,
il y a encore un troisiéme point qui n' est pas
moins important, c' est ses miracles. Il est certain
que les juifs ne les ont jamais niez ; et nous
trouvons dans leur talmud quelques-uns de ceux
que ses disciples ont faits en son nom. Seulement,
p381
pour les obscurcir, ils ont dit qu' il les
avoit faits par les enchantemens qu' il avoit
appris en Egypte ; ou mesme par le nom de Dieu,
ce nom inconnu et ineffable dont la vertu peut
tout selon les juifs, et que Jesus-Christ avoit
découvert, on ne sçait comment, dans le sanctuaire ;
ou enfin, parce qu' il estoit un de ces prophetes
marquez par Moïse, dont les miracles trompeurs
devoient porter le peuple à l' idolatrie.
Jesus-Christ vainqueur des idoles, dont l' evangile
a fait reconnoistre un seul Dieu par toute la terre,
n' a pas besoin d' estre justifié de ce reproche : les
vrais prophetes n' ont pas moins presché sa divini
qu' il a fait luy-mesme ; et ce qui doit résulter
du témoignage des juifs, c' est que Jesus-Christ
a fait des miracles pour justifier sa mission.
Au reste, quand ils luy reprochent qu' il les
a faits par magie, ils devroient songer que Moïse
a esté accusé du mesme crime. C' estoit l' ancienne
opinion des egyptiens, qui étonnez des merveilles
que Dieu avoit operées en leur païs par
ce grand homme, l' avoient mis au nombre des
principaux magiciens. On peut voir encore cette
opinion dans Pline et dans Apulée, où Moïse se
trouve nommé avec Jannes et Mambré, ces célebres
enchanteurs d' Egypte dont parle Saint Paul,
et que Moïse avoit confondus par ses miracles.
Mais la réponse des juifs estoit aisée. Les
illusions des magiciens n' ont jamais un effet
durable,
p382
ni ne tendent à établir, comme a fait Moïse,
le culte du dieu veritable et la sainteté de vie :
joint que Dieu sçait bien se rendre le maistre, et
faire des oeuvres que la puissance ennemie ne
puisse imiter. Les mesmes raisons mettent
Jesus-Christ au dessus d' une si vaine accusation,
qui dés-là, comme nous l' avons remarqué, ne sert
plus qu' à justifier que ses miracles sont
incontestables.
Ils le sont en effet si fort, que les gentils
n' ont pû en disconvenir non plus que les juifs.
Celse le grand ennemi des chrestiens, et qui
les attaque s les premiers temps avec toute
l' habileté imaginable, recherchant avec un soin
infini tout ce qui pouvoit leur nuire, n' a pas
nié tous les miracles de Nostre Seigneur : il
s' enfend, en disant avec les juifs que
Jesus-Christ avoit appris les secrets des
egyptiens, c' est à dire la magie, et qu' il voulut
s' attribuër la divinité par les merveilles qu' il fit
en vertu de cét art damnable. C' est pour la mesme
raison que les chrestiens passoient pour magiciens ;
et nous avons un passage de Julien L' Apostat
qui méprise les miracles de Nostre Seigneur,
mais qui ne les révoque pas en doute.
Volusien, dans son epistre à Saint Augustin, en
fait de mesme ; et ce discours estoit commun
parmi les payens.
Il ne faut donc plus s' étonner, si accoustumez
à faire des dieux de tous les hommes
p383
il éclatoit quelque chose d' extraordinaire, ils
voulurent ranger Jesus-Christ parmi leurs
divinitez. Tibere, sur les relations qui luy
venoient de Judée, proposa au senat d' accorder à
Jesus-Christ les honneurs divins. Ce n' est point
un fait qu' on avance en l' air, et Tertullien le
rapporte comme public et notoire dans son apologetique
qu' il presente au senat au nom de l' eglise,
qui n' eust pas voulu affoiblir une aussi
bonne cause que la sienne par des choses où
on auroit pû si aisément la confondre. Que si
on veut le témoignage d' un auteur payen,
Lampridius nous dira qu' Adrien avoit élevé à
Jesus-Christ des temples qu' on voyoit encore du
temps qu' il écrivoit ; et qu' Alexandre Severe,
aprés l' avoir réveré en particulier, luy vouloit
publiquement dresser des autels, et le mettre au
nombre des dieux.
Il y a certainement beaucoup d' injustice à ne
vouloir croire touchant Jesus-Christ que ce
qu' en écrivent ceux qui ne se sont pas rangez
parmi ses disciples : car c' est chercher la foy
dans les incredules, ou le soin et l' exactitude
dans ceux qui occupez de toute autre chose tenoient
la religion pour indifferente. Mais il
est vray néanmoins que la gloire de Jesus-Christ
a eû un si grand éclat, que le monde ne
s' est pû défendre de luy rendre quelque
témoignage ; et je ne puis vous en rapporter de plus
authentique que celuy de tant d' empereurs.
p384
Je reconnois toutefois qu' ils avoient encore
un autre dessein. Il se mesloit de la politique
dans les honneurs qu' ils rendoient à Jesus-Christ.
Ils prétendoient qu' à la fin les réligions
s' uniroient, et que les dieux de toutes les sectes
deviendroient communs. Les chrestiens ne
connoissoient point ce culte meslé, et ne
priserent pas moins les condescendances que les
rigueurs de la politique romaine. Mais Dieu
voulut qu' un autre principe fist rejetter par les
payens les temples que les empereurs destinoient
à Jesus-Christ. Les prestres des idoles, au
rapport de l' auteur payen déja cité tant de
fois, déclarerent à l' empereur Adrien, que
s' il consacroit ces temples bastis à l' usage des
chrestiens, tous les autres temples seroient
abandonnez, et que tout le monde embrasseroit la
religion chrestienne . L' idolatrie mesme sentoit
dans nostre religion une force victorieuse contre
laquelle les faux dieux ne pouvoient tenir, et
justifioit elle-mesme la verité de cette sentence
de l' apostre, etc.
Ainsi, par la vertu de la croix, la religion
payenne confonduë par elle-mesme, tomboit
en ruine ; et l' unité de Dieu s' établissoit
tellement, qu' à la fin l' idolatrie n' en parut pas
éloignée. Elle disoit que la nature divine si
grande et si étenduë ne pouvoit estre exprimée ni
p385
par un seul nom, ni sous une seule forme ;
mais que Jupiter, et Mars, et Junon, et les
autres dieux, n' estoient au fonds que le mesme
dieu, dont les vertus infinies estoient expliqes
et representées par tant de mots differens.
Quand en suite il falloit venir aux histoires
impures des dieux, à leurs infames généalogies,
à leurs impudiques amours, à leurs festes et à
leurs mysteres qui n' avoient point d' autre
fondement que ces fables prodigieuses, toute la
religion se tournoit en allegories : c' estoit le
monde ou le soleil qui se trouvoient estre ce
dieu unique ; c' estoit les etoilles, c' estoit l' air,
et le feu, et l' eau, et la terre, et leurs divers
assemblages qui estoient cachez sous les noms
des dieux et dans leurs amours. Foible et
miserable refuge : car outre que les fables estoient
scandaleuses et toutes les allegories froides
et forcées, que trouvoit-on à la fin, sinon
que ce dieu unique estoit l' univers avec toutes
ses parties, de sorte que le fonds de la religion
estoit la nature, et toûjours la creature adorée
à la place du créateur ?
Ces foibles excuses de l' idolatrie, quoy-que
tirées de la philosophie des stoiciens, ne
contentoient gueres les philosophes. Celse et
Porphyre chercherent de nouveaux secours dans
la doctrine de Platon et de Pythagore ; et
voicy comment ils concilioient l' unité de Dieu
avec la multiplicité des dieux vulgaires. Il n' y
p386
avoit, disoient-ils, qu' un dieu souverain : mais il
estoit si grand, qu' il ne se mesloit pas des petites
choses. Content d' avoir fait le ciel et les astres,
il n' avoit daigné mettre la main à ce bas monde
qu' il avoit laissé former à ses subalternes ; et
l' homme, quoy-que né pour le connoistre,
parce qu' il estoit mortel, n' estoit pas une oeuvre
digne de ses mains. Aussi estoit-il inaccessible à
nostre nature : il estoit logé trop haut pour nous ;
les esprits celestes qui nous avoient faits, nous
servoient de mediateurs auprés de luy, et c' est
pourquoy il les falloit adorer.
Il ne s' agit pas defuter cesveries des
platoniciens, qui aussi-bien tombent d' elles-mesmes.
Le mystere de Jesus-Christ les détruisoit
par le fondement. Ce mystere apprenoit aux
hommes que Dieu qui les avoit faits à son image,
n' avoit garde de les mépriser : que s' ils avoient
besoin de mediateur, ce n' estoit pas à cause de
leur nature que Dieu avoit faite comme il avoit
fait toutes les autres ; mais à cause de leur pec
dont ils estoient les seuls auteurs : au reste, que
leur nature les éloignoit si peu de Dieu, que
Dieu ne dédaignoit pas de s' unir à eux en se
faisant homme, et leur donnoit pour mediateur,
non point ces esprits celestes que les philosophes
appelloient démons, et que l' ecriture appelloit
anges ; mais un homme, qui joignant
la force d' un dieu à nostre nature infirme, nous
fist un remede de nostre foiblesse.
p387
Que si l' orgueïl des platoniciens ne pouvoit
pas se rabaisser jusqu' aux humiliations du verbe
fait chair, ne devoient-ils pas du moins comprendre
que l' homme pour estre un peu au dessous
des anges, ne laissoit pas d' estre comme
eux capable de posseder Dieu ; de sorte qu' il
estoit plustost leur frere que leur sujet, et ne
devoit pas les adorer, mais adorer avec eux en
esprit de societé celuy qui les avoit faits les uns
et les autres à sa ressemblance ? C' estoit donc
non seulement trop de bassesse, mais encore trop
d' ingratitude au genre humain de sacrifier à
d' autre qu' à Dieu ; et rien n' estoit plus aveugle
que le paganisme, qui au lieu de luy réserver ce
culte suprême, le rendoit à tant de mons.
C' est icy que l' idolatrie qui sembloit estre
aux abois,couvrit tout-à-fait son foible. Sur
la fin des persecutions, Porphyre pressé par les
chrestiens fut contraint de dire que le sacrifice
n' estoit pas le culte suprême ; et voyez jusqu' où
il poussa l' extravagance. Ce dieu tres-haut,
disoit-il, ne recevoit point de sacrifice : tout ce
qui est materiel est impur pour luy, et ne peut
luy estre offert. La parole mesme ne doit pas
estre employée à son culte, parce que la voix est
une chose corporelle : il faut l' adorer en silence,
et par de simples pensées ; tout autre culte est
indigne d' une majesté si haute.
Ainsi Dieu estoit trop grand pour estre loûé.
C' estoit un crime d' exprimer comme nous pouvons
p388
ce que nous pensons de sa grandeur. Le sacrifice,
quoy-qu' il ne soit qu' une maniere de déclarer
nostre dépendance profonde et une reconnoissance
de sa souveraineté, n' estoit pas pour
luy. Porphyre le disoit ainsi expressément ; et cela
qu' estoit-ce autre chose qu' abolir la religion,
et laisser tout-à-fait sans culte celuy qu' on
reconnoissoit pour le dieu des dieux ?
Mais qu' estoit-ce donc que ces sacrifices que
les gentils offroient dans tous les temples ?
Porphyre en avoit trouvé le secret. Il y avoit,
disoit-il, des esprits impurs, trompeurs, malfaisans,
qui par un orgueïl insenvouloient passer pour
des dieux, et se faire servir par les hommes. Il
falloit les appaiser, de peur qu' ils ne nous
nuisissent. Les uns plus gais et plus enjoûëz se
laissoient gagner par des spectacles et des jeux :
l' humeur plus sombre des autres vouloit l' odeur de la
graisse, et se repaissoit de sacrifices sanglans.
Que sert defuter ces absurditez ? Tant-y-a que
les chrestiens gagnoient leur cause. Il demeuroit
pour constant, que tous les dieux ausquels
on sacrifioit parmi les gentils estoient des
esprits malins, dont l' orgueïl s' attribuoit la
divinité : de sorte que l' idolatrie, à la regarder en
elle-mesme, paroissoit seulement l' effet d' une
ignorance brutale ; mais à remonter à la source,
c' estoit une oeuvre menée de loin, poussée aux
derniers excés par des esprits malicieux. C' est
ce que les chrestiens avoient toûjours prétendu ;
p389
c' est ce qu' enseignoit l' evangile ; c' est ce que
chantoit le psalmiste : tous les dieux des
gentils sont des démons, mais le Seigneur a fait
les cieux .
Et toutefois, monseigneur, étrange
aveuglement du genre humain ! L' idolatrie réduite
à l' extrémité, et confonduë par elle-mesme,
ne laissoit pas de se soustenir. Il ne falloit
que la revestir de quelque apparence, et l' expliquer
en paroles dont le son fust agréable à
l' oreille pour la faire entrer dans les esprits.
Porphyre estoit admiré. Jamblique son sectateur
passoit pour un homme divin, parce qu' il sçavoit
envelopper les sentimens de son maistre de termes
qui paroissoient mysterieux, quoy-qu' en
effet ils ne signifiassent rien. Julien
L' Apostat, tout fin qu' il estoit, fut pris par ces
apparences ; les payens mesme le racontent. Des
enchantemens vrais ou faux, que ces philosophes
vantoient, leur austerité mal entenduë, leur
abstinence ridicule qui alloit jusqu' à faire un
crime de manger les animaux, leurs purifications
superstitieuses, enfin leur contemplation
qui s' évaporoit en vaines pensées, et leurs paroles
aussi peu solides qu' elles sembloient magnifiques,
imposoient au monde. Mais je ne
dis pas le fonds. La sainteté des moeurs
chrestiennes, le mépris des plaisirs qu' elle
commandoit, et plus que tout cela l' humilité qui
faisoit le fonds du christianisme, offensoit les
hommes ; et si nous sçavons le comprendre,
l' orgueïl,
p390
la sensualité et le libertinage estoient les seules
défenses de l' idolatrie.
L' eglise la déracinoit tous les jours par sa
doctrine, et plus encore par sa patience. Mais
ces esprits malfaisans qui n' avoient jamais ces
de tromper les hommes, et qui les avoient plongez
dans l' idolatrie, n' oublierent pas leur malice.
Ils susciterent dans l' eglise ces héresies que
vous avez veûës. Des hommes curieux, et par là
vains et remuans, voulurent se faire un nom
parmi les fidelles, et ne purent se contenter de
cette sagesse sobre et temperée que l' apostre avoit
tant recommandée aux chrestiens. Ils entroient
trop avant dans les mysteres qu' ils prétendoient
mesurer à nos foibles conceptions : nouveaux
philosophes qui mesloient les raisonnemens humains
avec la foy, et entreprenoient de diminuer
les difficultez du christianisme, ne pouvant
digerer toute la folie que le monde trouvoit
dans l' evangile. Ainsi successivement, et
avec une espece de methode, tous les articles de
nostre foy furent attaquez : la cation, la loy
de Moïse fondement necessaire de la nostre, la
divinité de Jesus-Christ, son incarnation, sa
grace, ses sacremens, tout enfin donna matiere
à des divisions scandaleuses. Celse et les autres
nous les reprochoient. L' idolatrie sembloit
triompher. Elle regardoit le christianisme comme
une nouvelle secte de philosophie qui avoit le
sort de toutes les autres, et comme elle se
partageoit
p391
en plusieurs autres sectes. L' eglise ne
leur paroissoit qu' un ouvrage humain prest à
tomber de luy-mesme. On concluoit qu' il ne
falloit pas en matiere de religion rafiner plus
que nos ancestres, ni entreprendre de changer
le monde.
Dans cette confusion de sectes qui se vantoient
d' estre chrestiennes, Dieu ne manqua
pas à son eglise. Il sceût luy conserver un
caractere d' autorité que les héresies ne pouvoient
prendre. Elle estoit catholique et universelle :
elle embrassoit tous les temps ; elle s' étendoit de
tous costez. Elle estoit apostolique ; la suite, la
succession, la chaire de l' unité, l' autorité
primitive luy appartenoit. Tous ceux qui la
quittoient, l' avoient premierement reconnuë, et ne
pouvoient effacer le caractere de leur nouveauté,
ni celuy de leur rebellion. Les payens eux-mesmes
la regardoient comme celle qui estoit la
tige, le tout d' les parcelles s' estoient
détachées, le tronc toûjours vif que les branches
retranchées laissoient en son entier. Celse qui
reprochoit aux chrestiens leurs divisions parmi
tant d' eglises schismatiques qu' il voyoit s' élever,
remarquoit une eglise distinguée de toutes
les autres, et toûjours plus forte qu' il appelloit
aussi pour cette raison la grande eglise. Il y en
a, disoit-il, parmi les chrestiens qui ne
reconnoissent pas le créateur, ni les traditions
des juifs ; il vouloit parler des
marcionites : mais, poursuivoit-il, la
grande
p392
eglise les reçoit . Dans le trouble qu' excita
Paul de Samosate, l' empereur Aurelien n' eût pas
de peine à connoistre la vraye eglise chrestienne
à laquelle appartenoit la maison de l' eglise ,
soit que ce fust le lieu d' oraison, ou la maison de
l' evesque. Il l' adjugea à ceux qui estoient en
communion avec les evesques d' Italie et celuy de
Rome , parce qu' il voyoit de tout temps le gros
des chrestiens dans cette communion. Lors que
l' empereur Constance brouïlloit tout dans l' eglise,
la confusion qu' il y mettoit en protegeant
les ariens ne put empescher qu' Ammian
Marcellin tout payen qu' il estoit, ne reconnust
que cét empereur s' égaroit de la droite voye de
la religion chrestienne simple et précise par
elle-mesme dans ses dogmes et dans sa conduite.
C' est que l' eglise veritable avoit une majesté et une
droiture que les héresies ne pouvoient ni imiter,
ni obscurcir ; au contraire, sans y penser,
elles rendoient témoignage à l' eglise catholique.
Constance qui percutoit Saint Athanase
défenseur de l' ancienne foy, souhaitoit avec
ardeur, dit Ammian Marcellin, de le faire
condamner par l' autorité qu' avoit l' evesque de
Rome au dessus des autres . En recherchant de
s' appuyer de cette autorité, il faisoit sentir aux
payens mesmes ce qui manquoit à sa secte, et
honoroit l' eglise dont les ariens s' estoient
parez : ainsi les gentils mesme connoissoient
l' eglise catholique. Si quelqu' un leur demandoit
elle tenoit ses
p393
assemblées, et quels estoient ses evesques, jamais
ils ne s' y trompoient. Pour les resies,
quoy qu' elles fissent, elles ne pouvoient se
défaire du nom de leurs auteurs. Les sabelliens,
les paulianistes, les ariens, les pelagiens, et
les autres s' offensoient en vain du titre de parti
qu' on leur donnoit. Le monde, malgré qu' ils
en eussent, vouloit parler naturellement, et
désignoit chaque secte par celuy dont elle tiroit
sa naissance. Pour ce qui est de la grande eglise,
de l' eglise catholique et apostolique, il n' a
jamais esté possible de luy nommer un autre auteur
que Jesus-Christ mesme, ni de luy marquer
les premiers de ses pasteurs sans remonter
jusqu' aux apostres, ni de luy donner un autre
nom que celuy qu' elle prenoit. Ainsi quoy que
fissent les héretiques, ils ne la pouvoient cacher
aux payens. Elle leur ouvroit son sein par toute
la terre : ils y accouroient en foule. Quelques-uns
d' eux se perdoient peut-estre dans les sentiers
détournez : mais l' eglise catholique estoit la
grande voye entroient toûjours la pluspart
de ceux qui cherchoient Jesus-Christ ; et
l' experience a fait voir que c' estoit à elle qu' il
estoit donné de rassembler les gentils. C' estoit
elle aussi que les empereurs infideles attaquoient
de toute leur force. Origene nous apprend que
peu d' retiques ont eû à souffrir pour la foy.
Saint Justin, plus ancien que luy, a remarq
que la persecution épargnoit les marcionites
p394
et les autres héretiques. Les payens ne
persecutoient que l' eglise qu' ils voyoient s' étendre
par toute la terre, et ne connoissoient qu' elle seule
pour l' eglise de Jesus-Christ. Qu' importe qu' on
luy arrachast quelques branches ? Sa bonne séve
ne se perdoit pas pour cela : elle poussoit par
d' autres endroits, et le retranchement du bois
superflu ne faisoit que rendre ses fruits meilleurs.
En effet, si on considere l' histoire de l' eglise,
on verra que toutes les fois qu' uneresie
l' a diminuée, elle a réparé ses pertes, et en
s' étendant au dehors, et en augmentant au dedans
la lumiere et la piété, pendant qu' on a v
secher en des coins écartez les branches coupées.
Les oeuvres des hommes ont peri malgré
l' enfer qui les soustenoit : l' oeuvre de Dieu a
subsisté : l' eglise a triomphé de l' idolatrie et de
toutes les erreurs.
PARTIE 2 CHAPITRE 13
Cette eglise toûjours attaquée, et jamais vaincuë,
est un miracle perpetuel, et un témoignage
éclatant de l' immutabilité des conseils de
Dieu. Au milieu de l' agitation des choses
humaines elle se soustient toûjours avec une force
invincible, en sorte que par une suite non
interrompuë depuis prés de dix-sept cens ans nous
la voyons remonter jusqu' à Jesus-Christ, dans
lequel elle a recueïlli la succession de l' ancien
peuple, et se trouve réünie aux prophetes et
aux patriarches.
Ainsi tant de miracles étonnans que les anciens
p395
hebreux ont veû de leurs yeux, servent
encore aujourd' huy à confirmer nostre foy. Ce
grand dieu qui les a faits pour rendre témoignage
à son unité et à sa toute-puissance, que
pouvoit-il faire de plus authentique pour en
conserver la memoire, que de laisser entre les
mains de tout un grand peuple les actes qui
les attestent rédigez par l' ordre des temps ? C' est
ce que nous avons encore dans les livres de
l' ancien testament, c' est à dire, dans les livres les
plus anciens qui soient au monde ; dans les livres
qui sont les seuls de l' antiquité où la connoissance
du vray dieu soit enseignée, et son service
ordonné ; dans les livres que le peuple juif
a toûjours si religieusement gardez. Il est
certain que ce peuple est le seul qui ait connu dés
son origine le dieu créateur du ciel et de la
terre ; le seul par consequent qui devoit estre
le dépositaire des secrets divins. Il les a aussi
conservez avec une religion qui n' a point
d' exemple. Les livres que les egyptiens et les
autres peuples appelloient divins, sont perdus il y
a long-temps, et à peine nous en reste-t-il quelque
memoire confuse dans les histoires anciennes.
Les livres sacrez des romains, où Numa
auteur de leur religion en avoit écrit les
mysteres, ont peri par les mains des romains
mesmes, et le senat les fit brusler comme tendans
à renverser la religion. Ces mesmes romains
ont à la fin laissé perir les livres sibyllins si
long-temps
p396
verez parmi eux comme prophetiques,
et où ils vouloient qu' on crust qu' ils trouvoient
les decrets des dieux immortels sur leur empire,
sans pourtant en avoir jamais montau public
je ne dis pas un seul volume, mais un seul
oracle. Les juifs ont esté les seuls dont les
ecritures sacrées ont esté d' autant plus en
venération, qu' elles ont esté plus connuës. De tous
les peuples anciens ils sont le seul qui ait conservé
les monumens primitifs de sa religion, quoy-qu' ils
fussent pleins des témoignages de leur infidelité
et de celle de leurs ancestres. Et aujourd' huy
encore ce mesme peuple reste sur la terre
pour porter à toutes les nations il a es
dispersé, avec la suite de la religion, les miracles
et les prédictions qui la rendent inébranlable.
Quand Jesus-Christ est venu, et qu' envoyé
par son pere pour accomplir les promesses de la
loy, il a confirmé sa mission et celle de ses
disciples par des miracles nouveaux, ils ont es
écrits avec la mesme exactitude. Les actes en ont
esté publiez à toute la terre ; les circonstances
des temps, des personnes et des lieux ont rendu
l' examen facile à quiconque a esté soigneux de
son salut. Le monde s' est informé, le monde a
cru ; et si peu qu' on ait consideré les anciens
monumens de l' eglise, on avoûëra que jamais
affaire n' a esté jugée avec plus de réflexion et de
connoissance.
Mais dans le rapport qu' ont ensemble les
p397
livres des deux testamens, il y a une difference à
considerer ; c' est que les livres de l' ancien peuple
ont esté composez en divers temps. Autres sont
les temps de Moïse, autres ceux de Josué et des
juges, autres ceux des rois : autres ceux où le
peuple a esté tiré d' Egypte et il a receû la loy,
autres ceux où il a conquis la terre promise, autres
ceux il y a esté rétabli par des miracles
visibles.
Pour convaincre l' incredulité d' un peuple attac
aux sens, Dieu a pris une longue étenduë de
siecles durant lesquels il a distribué ses miracles
et ses prophetes, afin de renouveller souvent les
témoignages sensibles par lesquels il attestoit ses
veritez saintes. Dans le nouveau testament il a
suivi une autre conduite. Il ne veut plus rien
veler de nouveau à son eglise aprés
Jesus-Christ. En luy est la perfection et la
plenitude ; et tous les livres divins qui ont es
composez dans la nouvelle alliance, l' ont esté au
temps des apostres.
C' est à dire, que le témoignage de Jesus-Christ
et de ceux que Jesus-Christ mesme a daigné choisir
pour témoins de sa résurrection, a suffi à
l' eglise chrestienne. Tout ce qui est venu depuis
l' a édifiée ; mais elle n' a regardé comme purement
inspiré de Dieu que ce que les apostres ont
écrit, ou ce qu' ils ont confirmé par leur autorité.
Mais dans cette difference qui se trouve entre
les livres des deux testamens, Dieu a toûjours
gardé cét ordre admirable, de faire écrire les
p398
choses dans le temps qu' elles estoient arrivées, ou
que la memoire en estoit récente. Ainsi ceux qui
les sçavoient les ont écrites ; ceux qui les
sçavoient ont recles livres qui en rendoient
témoignage : les uns et les autres les ont laissez à
leurs descendans comme un heritage précieux ;
et la pieuse posterité les a conservez.
C' est ainsi que s' est for le corps des ecritures
saintes tant de l' ancien que du nouveau
testament : ecritures qu' on a regardées dés leur
origine comme veritables en tout, comme données
de Dieu-mesme, et qu' on a aussi conservées
avec tant de religion, qu' on n' a pas cru
pouvoir sans impieté y alterer une seule lettre.
C' est ainsi qu' elles sont venuës jusqu' à nous,
toûjours saintes, toûjours sacrées, toûjours
inviolables ; conservées les unes par la tradition
constante du peuple juif, et les autres par la
tradition du peuple chrestien d' autant plus
certaine, qu' elle a esté confirmée par le sang et
par le martyre tant de ceux qui ont écrit ces
livres divins que de ceux qui les ont recs.
Saint Augustin et les autres peres demandent
sur la foy de qui nous attribuons les livres
profanes à des temps et à des auteurs certains.
Chacunpond aussitost que les livres sont
distinguez par les differens rapports qu' ils ont aux
loix, aux coustumes, aux histoires d' un certain
temps, par le stile mesme qui porte imprimé
le caractere des âges et des auteurs particuliers ;
p399
plus que tout cela par la foy publique,
et par une tradition constante. Toutes ces choses
concourent à établir les livres divins, à en
distinguer les temps, à en marquer les auteurs ;
et plus il y a eû de religion à les conserver dans
leur entier, plus la tradition qui nous les
conserve est incontestable.
Aussi a-t-elle toûjours esté reconuë, non seulement
par les orthodoxes, mais encore par les
héretiques, et mesme par les infideles. Moïse
a toûjours pasdans tout l' Orient, et en suite
dans tout l' univers pour le legislateur des juifs,
et pour l' auteur des livres qu' ils luy attribuënt.
Les samaritains qui les ont receûs des dix tribus
separées, les ont conservez aussi religieusement
que les juifs. Vous avez veû leur tradition
et leur histoire.
Deux peuples si opposez ne les ont pas pris
l' un de l' autre, mais tous les deux les ont receûs
de leur origine commune dés les temps de Salomon
et de David. Les anciens caracteres hebreux
que les samaritains retiennent encore,
montrent assez qu' ils n' ont pas suivi Esdras qui
les a changez. Ainsi le pentateuque des samaritains
et celuy des juifs sont deux originaux
complets, indépendans l' un de l' autre. La parfaite
conformité qu' on y voit dans la substance
du texte, justifie la bonne foy des deux peuples.
Ce sont desmoins fideles qui conviennent
sans s' estre entendus, ou pour mieux dire, qui
p400
conviennent malgré leurs inimitiez, et que la
seule tradition immemoriale de part et d' autre
a unis dans la mesme pensée.
Ceux donc qui ont voulu dire, quoy-que
sans aucune raison, que ces livres estant perdus,
ou n' ayant jamais esté, ont esté ou rétablis, ou
composez de nouveau, ou alterez par Esdras ;
outre qu' ils sont démentis par Esdras mesme,
comme on l' a pû remarquer dans la suite de son
histoire, le sont aussi par le pentateuque qu' on
trouve encore aujourd' huy entre les mains des
samaritains tel que l' avoient leû dans les premiers
siecles Eusebe desarée, Saint Jerosme, et les
autres auteurs ecclesiastiques ; tel que ces
peuples l' avoient conservé dés leur origine : et une
secte si foible semble ne durer si long-temps
que pour rendre ce témoignage à l' antiquité de
Moïse.
Les auteurs qui ont écrit les quatre evangiles
ne reçoivent pas un témoignage moins asseû
du consentement unanime des fideles, des
payens, et des héretiques. Ce grand nombre
de peuples divers qui ont receû et traduit ces
livres divins aussitost qu' ils ont esté faits,
conviennent tous de leur date et de leurs auteurs.
Les payens n' ont pas contredit cette tradition.
Ni Celse qui a attaqué ces livres sacrez, presque
dans l' origine du christianisme ; ni Julien
L' Apostat, quoy-qu' il n' ait rien ignoré, ni rien
omis de ce qui pouvoit les décrier ; ni aucun
p401
autre payen ne les a jamais soupçonné d' estre
supposez : au contraire, tous leur ont don
les mesmes auteurs que les chrestiens. Les
héretiques, quoy-qu' accablez par l' autorité de ces
livres, n' osoient dire qu' ils ne fussent pas des
disciples de Nostre Seigneur. Il y a eû pourtant
de ces héretiques qui ont veû les commencemens
de l' eglise, et aux yeux desquels ont esté
écrits les livres de l' evangile. Ainsi la fraude,
s' il y en eust pû avoir, eust esté éclairée de trop
prés pour réüssir. Il est vray qu' aprés les
apostres, et lors que l' eglise estoit déja étend
par toute la terre, Marcion et Manes constamment
les plus temeraires et les plus ignorans de tous
les retiques, malgré la tradition venuë des
apostres, contine par leurs disciples et par
les evesques à qui ils avoient laissé leur chaire
et la conduite des peuples, et receûë unanimement
par toute l' eglise chrestienne, oserent
dire que trois evangiles estoient supposez, et
que celuy de Saint Luc qu' ils préferoient aux
autres, on ne sçait pourquoy puis qu' il n' estoit
pas venu par une autre voye, avoit esté falsifié.
Mais quelles preuves en donnoient-ils ? De pures
visions, nuls faits positifs. Ils disoient pour toute
raison, que ce qui estoit contraire à leurs
sentimens devoit cessairement avoir esté inventé
par d' autres que par les apostres, et alleguoient
pour toute preuve les opinions mesmes qu' on leur
contestoit ; opinions d' ailleurs si extravagantes,
p402
et si manifestement insensées, qu' on ne sçait
encore comment elles ont pû entrer dans l' esprit
humain. Mais certes, pour accuser la bonne foy
de l' eglise, il falloit avoir en main des originaux
differens des siens, ou quelque preuve constante.
Interpellez d' en produire eux et leurs
disciples, ils sont demeurez muets, et ont laissé
par leur silence une preuve indubitable qu' au
second siecle du christianismeils écrivoient,
il n' y avoit pas seulement un indice de fausseté,
ni la moindre conjecture qu' on pust opposer à
la tradition de l' eglise.
Que diray-je du consentement des livres de
l' ecriture, et du témoignage admirable que tous
les temps du peuple de Dieu se donnent les uns
aux autres ? Les temps du second temple supposent
ceux du premier, et nous ramenent à Salomon.
La paix n' est venuë que par les combats ;
et les conquestes du peuple de Dieu nous font
remonter jusqu' aux juges, jusqu' à Josué, et
jusqu' à la sortie d' Egypte. En regardant tout un
peuple sortir d' un royaume où il estoit étranger,
on se souvient comment il y estoit entré.
Les douze patriarches paroissent aussitost, et un
peuple qui ne s' est jamais regardé que comme
une seule famille, nous conduit naturellement à
Abraham qui en est la tige. Ce peuple est-il plus
sage et moins porté à l' idolatrie aprés le retour
de Babylone ? C' estoit l' effet naturel d' un grand
chastiment, que ses fautes passées luy avoient
p403
attiré. Si ce peuple se glorifie d' avoir veû durant
plusieurs siecles des miracles que les autres
peuples n' ont jamais veûs, il peut aussi se glorifier
d' avoir eû la connoissance de Dieu qu' aucun
autre peuple n' avoit. Que veut-on que signifie la
circoncision, et la feste des tabernacles, et la
pasque, et les autres festes célebrées dans la
nation de temps immemorial, sinon les choses
qu' on trouve marquées dans le livre de Moïse ?
Qu' un peuple distingué des autres par une religion
et par des moeurs si particulieres, qui conserve
dés son origine sur le fondement de la
création et sur la foy de la providence, une
doctrine si suivie et si élevée, une memoire si
vive d' une longue suite de faits si necessairement
enchaisnez, des céremonies si reglées et
des coustumes si universelles, ait esté sans une
histoire qui luy marquast son origine et sans
une loy qui luy prescrivist ses coustumes pendant
mille ans qu' il est demeuré en estat ; et qu' Esdras
ait commencé à luy vouloir donner tout à
coup sous le nom de Moïse, avec l' histoire de
ses antiquitez, la loy qui formoit ses moeurs,
quand ce peuple devenu captif à vson ancienne
monarchie renversée de fonds en comble :
quelle fable plus incroyable pourroit-on
jamais inventer ? Et peut-on y donner créance,
sans joindre l' ignorance au blasphême ?
Pour perdre une telle loy, quand on l' a une
fois receûë, il faut qu' un peuple soit exterminé,
p404
ou que par divers changemens il en soit venu
à n' avoir plus qu' une idée confuse de son
origine, de sa religion, et de ses coustumes. Si
ce malheur est arrivé au peuple juif, et que la
loy si connuë sous Sedécias se soit perduë
soixante ans aprés malgré les soins d' un Ezechiel,
d' un Jéremie, d' un Baruch, d' un Daniel, sans
compter les autres, et dans le temps que cette
loy avoit ses martyrs comme le montrent les
persécutions de Daniel et des trois enfans ; si,
dis-je, cette sainte loy s' est perduë en si peu
de temps, et demeure si profondément oubliée
qu' il soit permis à Esdras de latablir à sa
fantaisie : ce n' estoit pas le seul livre qu' il luy
falloit fabriquer. Il luy falloit composer en mesme
temps tous les prophetes anciens et nouveaux,
c' est à dire, ceux qui avoient écrit et devant
et durant la captivité ; ceux que le peuple
avoit vécrire, aussi-bien que ceux dont il
conservoit la memoire ; et non seulement les
prophetes, mais encore les livres de Salomon, et les
pseaumes de David, et tous les livres d' histoire,
puis qu' à peine se trouvera-t-il dans toute cette
histoire un seul fait considerable, et dans tous ces
autres livres un seul chapitre, qui détaché de
Moïse tel que nous l' avons, puisse subsister un
seul moment. Tout y parle de Mse, tout y est
fondé sur Moïse ; et la chose devoit estre ainsi,
puis que Moïse et sa loy, et l' histoire qu' il a
écrite estoit en effet dans le peuple juif tout le
p405
fondement de la conduite publique et
particuliere. C' estoit en verité à Esdras une
merveilleuse entreprise, et bien nouvelle dans le
monde, de faire parler en mesme temps avec Moïse
tant d' hommes de caractere et de stile different,
et chacun d' une maniere uniforme et toûjours
semblable à elle-mesme ; et faire accroire tout
à coup à tout un peuple que ce sontles livres
anciens qu' il a toûjours réverez, et les nouveaux
qu' il a veû faire, comme s' il n' avoit jamais
ï parler de rien, et que la connoissance
du temps present aussi-bien que celle du temps
passé fust tout à coup abolie. Tels sont les
prodiges qu' il faut croire, quand on ne veut pas
croire les miracles du tout-puissant, ni recevoir
le témoignage par lequel il est constant qu' on
a dit à tout un grand peuple qu' il les avoit veûs
de ses yeux.
Mais si ce peuple est revenu de Babylone dans
la terre de ses peres si nouveau et si ignorant
qu' à peine se souvinst-il qu' il eust esté, en sorte
qu' il ait rec sans examiner tout ce qu' Esdras
aura voulu luy donner : comment donc voyons-nous
dans le livre qu' Esdras a écrit et dans celuy
de Nehemias son contemporain, tout ce
qu' on y dit des livres divins ? Avec quel front
Esdras et Nehemias osent-ils parler de la loy
de Moïse en tant d' endroits, et publiquement,
comme d' une chose connuë de tout le monde,
et que tout le monde avoit entre ses mains ?
p406
Comment voit-on tout le peuple agir naturellement
en consequence de cette loy, comme
l' ayant eû toûjours presente ? Mais comment
dit-on dans le mesme temps, et dans le retour
du peuple, que tout ce peuple admira
l' accomplissement de l' oracle de Jéremie touchant
les 70 ans de captivité ? Ce Jeremie qu' Esdras
venoit de forger avec tous les autres prophetes,
comment a-t-il tout d' un coup trouvé créance ?
Par quel artifice nouveau a-t-on persuader
à tout un peuple, et aux vieillards qui avoient
veû ce prophete, qu' ils avoient toûjours attendu
la delivrance miraculeuse qu' il leur avoit
annone dans ses écrits ? Mais tout cela sera
encore supposé : Esdras et Nehemias n' auront point
écrit l' histoire de leur temps ; quelque autre
l' aura faite sous leur nom, et ceux qui ont fabriq
tous les autres livres de l' ancien testament
auront esté si favorisez de la posterité, que
d' autres faussaires leur en auront supposé à
eux-mesmes, pour donner cance à leur imposture.
On aura honte sans doute de tant d' extravagances ;
et au lieu de dire qu' Esdras ait fait tout
d' un coup paroistre tant de livres si distinguez
les uns des autres par les caracteres du stile et du
temps, on dira qu' il y aura pû inserer les miracles
et les prédictions qui les font passer pour divins :
erreur plus grossiere encore que la précedente,
puis que ces miracles et ces prédictions sont
tellement
p407
pandus dans tous ces livres, sont tellement
inculquez et répetez si souvent, avec
tant de tours divers et une si grande varieté
de fortes figures, en un mot en font tellement
tout le corps, qu' il faut n' avoir jamais seulement
ouvert ces saints livres, pour ne voir pas
qu' il est encore plus aisé de les refondre, pour
ainsi dire, tout-à-fait, que d' y inserer les choses
que les incredules sont si faschez d' y trouver. Et
quand mesme on leur auroit accordé tout ce
qu' ils demandent, le miraculeux et le divin est
tellement le fonds de ces livres, qu' il s' y
retrouveroit encore malgré qu' on en eust. Qu' Esdras,
si on veut, y ait ajousté aprés coup les prédictions
des choses déja arries de son temps :
celles qui se sont accomplies depuis que vous
avez veûës en si grand nombre, qui les aura
ajoustées ? Dieu aura peut-estre donné à Esdras
le don de prophetie, afin que l' imposture d' Esdras
fust plus vraysemblable ; et on aimera
mieux qu' un faussaire soit prophete, qu' Isaïe,
ou que Jéremie, ou que Daniel : ou bien chaque
siecle aura porté un faussaire heureux, que tout
le peuple en aura cru ; et de nouveaux imposteurs,
par un zele admirable de religion, auront
sans cesse ajousté aux livres divins, aprés
mesme que le canon aura esté clos, qu' ils se
seront répandus avec les juifs par toute la terre,
et qu' on les aura traduits en tant de langues
étrangeres. N' eust-ce pas esté à force de vouloir
p408
établir la religion, la détruire par les
fondemens ? Tout un peuple laisse-t-il donc changer
si facilement ce qu' il croit estre divin, soit
qu' il le croye par raison ou par erreur ? Quelqu' un
peut-il esperer de persuader aux chrestiens,
ou mesme aux turcs, d' ajouster un seul
chapitre ou à l' evangile, ou à l' alcoran ? Mais
peut-estre que les juifs estoient plus dociles que
les autres peuples, ou qu' ils estoient moins
religieux à conserver leurs saints livres ? Quels
monstres d' opinions se faut-il mettre dans l' esprit,
quand on veut secoûër le joug de l' autorité
divine, et ne regler ses sentimens, non plus
que ses moeurs, que par sa raison égarée ?
Qu' on ne dise pas que la discussion de ces
faits est embarassante : car quand elle le seroit,
il faudroit ou s' en rapporter à l' autorité de
l' eglise et à la tradition de tant de siecles, ou
pousser l' examen jusqu' au bout, et ne pas croire
qu' on en fust quitte pour dire qu' il demande
plus de temps qu' on n' en veut donner à son salut.
Mais au fonds, sans remuer avec un travail
infini les livres des deux testamens, il ne faut
que lire le livre des pseaumes sont recueïllis
tant d' anciens cantiques du peuple de Dieu,
pour y voir dans la plus divine poësie qui fut
jamais des monumens immortels de l' histoire
de Moïse, de celle des juges, de celle des rois,
imprimez par le chant et par la mesure dans la
memoire des hommes. Et pour le nouveau testament,
p409
les seules epistres de Saint Paul si vives,
si originales, si fort du temps, des affaires et
des mouvemens qui estoient alors, et enfin d' un
caractere si marqué ; ces epistres, dis-je, receûës
par les eglises ausquelles elles estoient
adressées, et de là communiquées aux autres eglises,
suffiroient pour convaincre les esprits bien faits,
que tout est sincere et original dans les
ecritures que les apostres nous ont laissées.
Aussi se soustiennent-elles les unes les autres
avec une force invincible. Les actes des apostres
ne font que continuer l' evangile ; leurs epistres
le supposent necessairement : mais afin que
tout soit d' accord, et les actes et les epistres
et les evangiles réclament par tout les anciens
livres des juifs. Saint Paul et les autres
apostres ne cessent d' alleguer ce que Moïse a
dit , ce qu' il a écrit , ce que les prophetes
ont dit et écrit aprés Moïse. Jesus-Christ appelle
en témoignage la loy de Moïse, les prophetes et
les pseaumes, comme des témoins qui déposent
tous de la mesme verité. S' il veut expliquer ses
mysteres, il commence par Moïse et par les
prophetes ; et quand il dit aux juifs que
Moïse a écrit de luy , il pose pour fondement
ce qu' il y avoit de plus constant parmi eux, et les
ramene à la source mesme de leurs traditions.
Voyons néanmoins ce qu' on oppose à une
autorité si reconnuë, et au consentement de tant
de siecles : car puis que de nos jours on a bien
p410
osé publier en toute sorte de langues des livres
contre l' ecriture, il ne faut point dissimuler ce
qu' on dit pour décrier ses antiquitez. Que dit-on
donc pour autoriser la supposition du pentateuque,
et que peut-on objecter à une tradition
de trois mille ans soustenuë par sa propre
force et par la suite des choses ? Rien de suivi,
rien de positif, rien d' important ; des chicanes
sur des nombres, sur des lieux, ou sur des noms :
et de telles observations, qui dans toute autre
matiere ne passeroient tout au plus que pour de
vaines curiositez incapables de donner atteinte
au fond des choses, nous sont icy alleguées
comme faisant lacision de l' affaire la plus
serieuse qui fut jamais.
Il y a, dit-on, des difficultez dans l' histoire
de l' ecriture. Il y en a sans doute qui n' y
seroient pas si le livre estoit moins ancien, ou
s' il avoit esté supposé, comme on l' ose dire, par
un homme habile et industrieux ; si l' on eust esté
moins religieux à le donner tel qu' on le trouvoit,
et qu' on eust pris la liberté d' y corriger
ce qui faisoit de la peine. Il y a les difficultez que
fait un long-temps, lors que les lieux ont chan
de nom ou d' estat : lors que les dates sont
oubliées : lors que les génealogies ne sont plus
connuës ; qu' il n' y a plus de remede aux fautes
qu' une copie tant soit peu negligée introduit si
aisément en de telles choses ; ou que des faits
échapez à la memoire des hommes laissent de
p411
l' obscurité dans quelque partie de l' histoire. Mais
enfin cette obscurité est-elle dans la suite
mesme, ou dans le fond de l' affaire ? Nullement :
tout y est suivi ; et ce qui reste d' obscur ne sert
qu' à faire voir dans les livres saints une
antiquité plus venerable.
Mais il y a des alterations dans le texte :
les anciennes versions ne s' accordent pas ;
l' hebreu en divers endroits est different de
luy-mesme ; et le texte des samaritains, outre le mot
qu' on les accuse d' y avoir changé exprés en
faveur de leur temple de Garizim, differe encore
en d' autres endroits de celuy des juifs. Et
de là que conclura-t-on ? Que les juifs ou Esdras
auront supposé le pentateuque au retour de la
captivité ? C' est justement tout le contraire qu' il
faudroit conclure. Les differences du samaritain
ne servent qu' à confirmer ce que nous
avons déja établi, que leur texte est indépendant
de celuy des juifs. Loin qu' on puisse s' imaginer
que ces schismatiques ayent pris quelque
chose des juifs et d' Esdras, nous avons veû
au contraire que c' est en haine des juifs et
d' Esdras, et en haine du premier et du second temple
qu' ils ont inventé leur chimere de Garizim. Qui
ne voit donc qu' ils auroient plustost accusé les
impostures des juifs que de les suivre ? Ces
rebelles qui ont prisé Esdras et tous les
prophetes des juifs, avec leur temple et Salomon
qui l' avoit basti, aussi-bien que David qui en
avoit
p412
désigné le lieu, qu' ont-ils respecté dans leur
pentateuque, sinon une antiquité superieure
non-seulement à celle d' Esdras et des prophetes, mais
encore à celle de Salomon et de David, en un
mot l' antiquité de Moïse dont les deux peuples
conviennent ? Combien donc est incontestable
l' autorité de Moïse et du pentateuque que toutes
les objections ne font qu' affermir ?
Mais enfin d' viennent ces varietez des
textes et des versions ? D' où viennent-elles en
effet, sinon de l' antiquité du livre mesme qui
a passé par les mains de tant de copistes depuis
tant de siecles que la langue dans laquelle il
est écrit, a cessé d' estre commune ? Mais laissons
les vaines disputes, et tranchons en un mot la
difficulté par le fond. Qu' on me dise s' il n' est
pas constant que de toutes les versions, et de
tout le texte quel qu' il soit, il en reviendra
toûjours les mesmes loix, les mesmes miracles,
les mesmes pdictions, la mesme suite
d' histoire, le mesme corps de doctrine, et enfin
la mesme substance. En quoy nuisent aprés
cela les diversitez des textes ? Que nous
falloit-il davantage que ce fond inalterable des
livres sacrez, et que pouvions-nous demander
de plus à la divine providence ? Et pour
ce qui est des versions, est-ce une marque
de supposition ou de nouveauté, que la langue
de l' ecriture soit si ancienne qu' on en ait
perdu les délicatesses, et qu' on se trouve empesché
p413
à en rendre toute l' élegance ou toute la
force dans la derniere rigueur ? N' est-ce pas
plustost une preuve de la plus grande antiquité ? Et
si on veut s' attacher aux petites choses, qu' on me
dise si de tant d' endroits où il y a de l' embarras,
on en a rétabli un seul par raisonnement ou par
conjecture. On a suivi la foy des exemplaires ;
et comme la tradition n' a jamais permis que la
saine doctrine pust estre alterée, on a cru que
les autres fautes, s' il y en restoit, ne serviroient
qu' à prouver qu' on n' a rien icy innové par son
propre esprit.
Mais enfin, et voicy le fort de l' objection :
n' y-a-t-il pas des choses ajoustées dans le texte
de Moïse, et d' où vient qu' on trouve sa mort
à la fin du livre qu' on luy attribuë ? Quelle
merveille que ceux qui ont continué son histoire
ayent ajousté sa fin bienheureuse au reste de
ses actions, afin de faire du tout un mesme corps ?
Pour les autres additions, voyons ce que c' est.
Est-ce quelque loy nouvelle, ou quelque nouvelle
remonie, quelque dogme, quelque miracle,
quelque pdiction ? On n' y songe seulement
pas : il n' y en a pas le moindre soupçon,
ni le moindre indice : c' eust esté ajouster à
l' oeuvre de Dieu : la loy l' avoit défendu, et le
scandale qu' on eust causé eust esté horrible. Quoy
donc, on aura continué peut-estre unenealogie
commencée ; on aura peut-estre expliq
un nom de ville changé par le temps ; à l' occasion
p414
de la manne dont le peuple a esté nourri
durant quarante ans, on aura marqué le temps
cessa cette nourriture celeste, et ce fait écrit
depuis dans un autre livre sera demeuré par
remarque dans celuy de Moïse comme un fait
constant et public dont tout le peuple estoit
témoin ; quatre ou cinq remarques de cette nature
faites par Josué, ou par Samuël, ou par
quelque autre prophete d' une pareille antiquité ;
parce qu' elles ne regardoient que des faits notoires
et où constamment il n' y avoit point de
difficulté, auront naturellement pasdans le
texte ; et la mesme tradition nous les aura
apportées avec tout le reste : aussitost tout sera
perdu ? Esdras sera accusé, quoy-que le samaritain,
ces remarques se trouvent, nous
montre qu' elles ont une antiquité non seulement
au dessus d' Esdras, mais au dessus du
schisme des dix tribus ? N' importe ; il faut que
tout retombe sur Esdras. Si ces remarques venoient
de plus haut, le pentateuque seroit encore
plus ancien qu' il ne faut ; et on ne pourroit
assez verer l' antiquité d' un livre dont les
notes mesmes auroient un si grand âge. Esdras aura
donc tout fait ; Esdras aura oublié qu' il vouloit
faire parler Moïse, et luy aura fait écrire si
grossiérement comme ja arrivé ce qui s' est pas
aprés luy. Tout un ouvrage sera convaincu de
supposition par ce seul endroit ; l' autorité de
tant de siecles et la foy publique ne luy servira
p415
plus de rien : comme si au contraire on ne voyoit
pas que ces remarques dont on se prévaut sont
une nouvelle preuve de sincerité et de bonne
foy, non seulement dans ceux qui les ont faites,
mais encore dans ceux qui les ont transcrites.
A-t-on jamais jugé de l' autorité, je ne dis pas
d' un livre divin, mais de quelque livre que ce
soit par des raisons si legeres ? Mais c' est que
l' ecriture est un livre ennemi du genre humain ;
il veut obliger les hommes à soumettre leur esprit
à Dieu, et à réprimer leurs passions déreglées :
il faut qu' il perisse ; et à quelque prix que ce
soit, il doit estre sacrifié au libertinage.
Au reste, ne croyez pas que l' impieté s' engage
sans necessité dans toutes les absurditez que vous
avez veûës. Si contre le témoignage du genre
humain, et contre toutes les regles du bon sens,
elle s' attache à oster au pentateuque et aux
propheties leurs auteurs toûjours reconnus,
et à leur contester leurs dates ; c' est que les
dates font tout en cette matiere pour deux raisons.
Premierement, parce que des livres pleins
de tant de faits miraculeux qu' on y voit revestus
de leurs circonstances les plus particulieres, et
avancez non seulement comme publics, mais
encore comme presens, s' ils eussent estre
démentis, auroient porté avec eux leur condamnation ;
et au lieu qu' ils se soustiennent de leur
propre poids, ils seroient tombez par eux-mesmes
il y a long-temps. Secondement, parce que
p416
leurs dates estant une fois fixées, on ne peut plus
effacer la marque infaillible d' inspiration divine
qu' ils portent empreinte dans le grand nombre
et la longue suite des prédictions mémorables
dont on les trouve remplis.
C' est pour éviter ces miracles et ces prédictions
que les impies sont tombez dans toutes les
absurditez qui vous ont surpris. Mais qu' ils ne
pensent pas échaper à Dieu : il a réservé à son
ecriture une marque de divinité qui ne souffre
aucune atteinte. C' est le rapport des deux
testamens. On ne dispute pas du moins que tout
l' ancien testament ne soit écrit devant le nouveau.
Il n' y a point icy de nouvel Esdras qui ait pû
persuader aux juifs d' inventer ou de falsifier leur
ecriture en faveur des chrestiens qu' ils
persecutoient. Il n' en faut pas davantage. Par le
rapport des deux testamens, on prouve que l' un et
l' autre est divin. Ils ont tous deux le mesme dessein
et la mesme suite : l' un prépare la voye à la
perfection que l' autre montre àcouvert ; l' un pose
le fondement, et l' autre acheve l' édifice ; en un
mot, l' un pdit ce que l' autre fait voir accompli.
Ainsi tous les temps sont unis ensemble, et
un dessein éternel de la divine providence nous
est révelé. La tradition du peuple juif et celle
du peuple chrestien ne font ensemble qu' une
mesme suite de religion, et les ecritures des
deux testamens ne font aussi qu' un mesme corps
et un mesme livre.
p417
Et à cause que la discussion des prédictions
particulieres, quoy-qu' en soy pleine de lumiere,
dépend de beaucoup de faits que tout le monde
ne peut pas suivre également, Dieu en a choisi
quelques-uns qu' il a rendu sensibles aux plus
ignorans. Ces faits illustres, ces faits éclatans
dont tout l' univers est témoin, sont, monseigneur,
les faits que j' ay tasché jusques-icy
de vous faire suivre ; c' est à dire, la desolation
du peuple juif et la conversion des gentils
arrivées ensemble, et toutes deux précisément
dans le mesme temps que l' evangile a esté presché,
et que Jesus-Christ a paru.
Ces trois choses unies dans l' ordre des temps,
l' estoient encore beaucoup davantage dans l' ordre
des conseils de Dieu. Vous les avez veû
marcher ensemble dans les anciennes propheties :
mais Jesus-Christ fidele interprete des
propheties et des volontez de son pere, nous a
encore mieux expliqué cette liaison dans son
evangile. Il le fait dans la parabole de la vigne
si familiere aux prophetes. Le pere de famille
avoit planté cette vigne, c' est à dire, la
religion veritable fondée sur son alliance ; et
l' avoit donnée à cultiver à des ouvriers, c' est à
dire, aux juifs. Pour en recueïllir les fruits, il
envoye à diverses fois ses serviteurs, qui sont les
prophetes. Ces ouvriers infideles les font mourir.
Sa bonté le porte à leur envoyer son propre
fils. Ils le traitent encore plus mal que les
p418
serviteurs. A la fin il leur oste sa vigne, et
la donne à d' autres ouvriers : il leur oste la
grace de son alliance pour la donner aux gentils.
Ces trois choses devoient donc concourir ensemble,
l' envoy du fils de Dieu, la réprobation
des juifs, et la vocation des gentils. Il ne faut
plus de commentaire à la parabole que l' évenement
a interpretée.
Vous avez veû que les juifs avoûënt que le
royaume de Juda et l' estat de leurpublique
a commencé à tomber dans les temps d' Herode,
et lors que Jesus-Christ est venu au monde. Mais
si les alterations qu' ils faisoient à la loy de Dieu
leur ont attiré une diminution si visible de leur
puissance, leur derniere desolation qui dure encore,
devoit estre la punition d' un plus grand crime.
Ce crime est visiblement leur méconnoissance
envers leur messie, qui venoit les instruire et
les affranchir. C' est aussi depuis ce temps qu' un
joug de fer est sur leur teste ; et ils en seroient
accablez, si Dieu ne les réservoit à servir un jour
ce messie qu' ils ont crucifié.
Voilà donc déja un fait averé et public ; c' est
la ruine totale de l' estat du peuple juif dans le
temps de Jesus-Christ. La conversion des gentils
qui devoit arriver dans le mesme temps,
n' est pas moins averée. En mesme temps que
l' ancien culte est détruit dansrusalem avec
p419
le temple, l' idolatrie est attaquée de tous costez ;
et les peuples qui depuis tant de milliers
d' années avoient oublié leur créateur, seveillent
d' un si long assoupissement.
Et afin que tout convienne, les promesses
spirituelles sont développées par la prédication de
l' evangile, dans le temps que le peuple juif
qui n' en avoit receû que de temporelles, réprou
manifestement pour son incrédulité, et captif
par toute la terre, n' a plus de grandeur humaine
à esperer. Alors le ciel est promis à ceux
qui souffrent persecution pour la justice ; les
secrets de la vie future sont preschez ; et la vraye
béatitude est montrée loin de ce séjour où regne
la mort, abondent le peché et tous les maux.
Si on ne découvre pas icy un dessein toûjours
soustenu et toûjours suivi ; si on n' y voit pas un
mesme ordre des conseils de Dieu qui prépare dés
l' origine du monde ce qu' il acheve à la fin des
temps, et qui sous divers estats, mais avec une
succession toûjours constante, perpetuë aux yeux
de tout l' univers la sainte societé où il veut estre
servi : on merite de ne rien voir, et d' estre liv
à son propre endurcissement comme au plus juste
et au plus rigoureux de tous les supplices.
Et afin que cette suite du peuple de Dieu
fust claire aux moins clairvoyans, Dieu la rend
sensible et palpable par des faits que personne
ne peut ignorer, s' il ne ferme volontairement
p420
les yeux à la verité. Le messie est attendu par
les hebreux ; il vient, et il appelle les gentils
comme il avoit esté pdit. Le peuple qui le
reconnoist comme venu, est incorporé au peuple
qui l' attendoit, sans qu' il y ait entre deux un
seul moment d' interruption : ce peuple est répandu
par toute la terre : les gentils ne cessent
de s' y aggreger ; et cette eglise que Jesus-Christ
a établie sur la pierre, malgré les efforts de
l' enfer, n' a jamais esté renversée.
Quelle consolation aux enfans de Dieu ! Mais
quelle conviction de la verité, quand ils voyent
que d' Innocent Xi qui remplit aujourd' huy
si dignement le premier siége de l' eglise, on
remonte sans interruption jusqu' à Saint Pierre
établi par Jesus-Christ prince des apostres :
d' où, en reprenant les pontifes qui ont servi
sous la loy, on va jusqu' à Aaron et jusqu' à
Moïse ; de là jusqu' aux patriarches, et jusqu' à
l' origine du monde ! Quelle suite, quelle tradition,
quel enchaisnement merveilleux ! Si nostre
esprit naturellement incertain, et devenu
par ses incertitudes le jët de ses propres
raisonnemens, a besoin dans les questions où il y
va du salut, d' estre fixé et détermipar quelque
autorité certaine : quelle plus grande autorité
que celle de l' eglise catholique qui réünit
en elle-mesme toute l' autorité des siecles
passez, et les anciennes traditions du genre
humain jusqu' à sa premiere origine ?
p421
Ainsi la societé que Jesus-Christ attendu
durant tous les siecles passez a enfin fone sur
la pierre, et où Saint Pierre et ses successeurs
doivent présider par ses ordres, se justifie
elle-mesme par sa propre suite, et porte
dans son éternelle durée le caractere de la main
de Dieu.
C' est aussi cette succession, que nulle héresie,
nulle secte, nulle autre societé que la seule eglise
de Dieu n' a pû se donner. Les fausses religions
ont imiter l' eglise en beaucoup de choses,
et sur tout elles l' imitent en disant, comme elle,
que c' est Dieu qui les a fondées : mais ce discours
en leur bouche n' est qu' un discours en
l' air. Car si Dieu a créé le genre humain, si le
créant à son image, il n' a jamais dédaigné de
luy enseigner le moyen de le servir et de luy
plaire, toute secte qui ne montre pas sa succession
depuis l' origine du monde n' est pas de Dieu.
Icy tombent aux pieds de l' eglise toutes les
societez et toutes les sectes que les hommes
ont établies au dedans ou au dehors du
christianisme. Par exemple, le faux prophete des
arabes a bien pû se dire envoyé de Dieu ; et
aprés avoir trompé des peuples souverainement
ignorans, il a pû profiter des divisions de son
voisinage, pour y étendre par les armes une
religion toute sensuelle : mais ni il n' a o
supposer qu' il ait esté attendu, ni enfin il n' a
p422
donner ou à sa personne, ou à sa religion
aucune liaison réelle ni apparente avec les siecles
passez. L' expedient qu' il a trouvé pour s' en
exempter est nouveau. De peur qu' on ne voulust
rechercher dans les ecritures des chrestiens des
témoignages de sa mission semblables à ceux
que Jesus-Christ trouvoit dans les ecritures des
juifs, il a dit que les chrestiens et les juifs
avoient falsifié tous leurs livres. Ses sectateurs
ignorans l' en ont cru sur sa parole six cens ans
aprés Jesus-Christ ; et il s' est annoncé
luy-mesme, non seulement sans aucun témoignage
précedent, mais encore sans que ni luy, ni les siens
ayent osé ou supposer, ou promettre aucun miracle
sensible qui ait pû autoriser sa mission. De
mesme les héresiarques qui ont fondé des sectes
nouvelles parmi les chrestiens, ont bien rendre
la foy plus facile, en niant les mysteres qui
passent les sens. Ils ont bien pû ébloûïr les
hommes par leur éloquence et par une apparence
de pieté, les remüer par leurs passions, les
engager par leurs interests, les attirer par la
nouveauté et par le libertinage, soit par celuy de
l' esprit, soit mesme par celuy des sens ; en un
mot, ils ont pû facilement, ou se tromper, ou
tromper les autres, car il n' y a rien de plus
humain : mais, outre qu' ils n' ont pas pû mesme se
vanter d' avoir fait aucun miracle en public, ni
duire leur religion à des faits positifs dont
leurs sectateurs fussent témoins, il y a toûjours
p423
un fait malheureux pour eux, que jamais ils
n' ont pû couvrir ; c' est celuy de leur nouveauté.
Il paroistra toûjours aux yeux de tout l' univers,
qu' eux et la secte qu' ils ont établie se sera
détachée de ce grand corps et de cette eglise
ancienne que Jesus-Christ a fondée,Saint
Pierre et ses successeurs tenoient la premiere
place, dans laquelle toutes les sectes les ont
trouvé établis. Le moment de la separation sera
toûjours si constant, que les héretiques eux-mesmes
ne le pourront desavoûër, et qu' ils n' oseront pas
seulement tenter de se faire venir de la
source par une suite qu' on n' ait jamais veû
s' interrompre. C' est le foible inévitable de toutes
les sectes que les hommes ont établies. Nul ne
peut changer les siecles passez, ni se donner des
prédecesseurs, ou faire qu' il les ait trouvez en
possession. La seule eglise catholique remplit
tous les siecles précedens par une suite qui ne
luy peut estre contestée. La loy vient au-devant
de l' evangile ; la succession de Moïse et
des patriarches ne fait qu' une mesme suite avec
celle de Jesus-Christ : estre attendu, venir, estre
reconnu par une posterité qui dure autant que
le monde, c' est le caractere du messie en qui
nous croyons. Jesus-Christ est aujourd' huy, il
estoit hier, et il est aux siecles des siecles.
ainsi outre l' avantage qu' a l' eglise de
Jesus-Christ, d' estre seule fondée sur des faits
miraculeux et divins qu' on a écrit hautement et sans
p424
crainte d' estre démenti dans le temps qu' ils sont
arrivez, voicy en faveur de ceux qui n' ont pas
vescu dans ces temps, un miracle toûjours
subsistant, qui confirme la verité de tous les
autres ; c' est la suite de la religion toûjours
victorieuse des erreurs qui ont tasché de la
détruire. Vous y pouvez joindre encore une autre
suite, et c' est la suite visible d' un continuel
chastiment sur les juifs qui n' ont pas rec le
Christ promis à leurs peres.
Ils l' attendent néanmoins encore ; et leur attente
toûjours frustrée, fait une partie de leur
supplice. Ils l' attendent, et font voir en
l' attendant qu' il a toûjours esté attendu. Condamnez
par leurs propres livres, ils asseûrent la verité
de la religion ; ils en portent, pour ainsi
dire, toute la suite écrite sur leur front : d' un
seul regard on voit ce qu' ils ont esté, pourquoy
ils sont comme on les voit, et à quoy ils sont
servez.
Ainsi quatre ou cinq faits authentiques et
plus clairs que la lumiere du soleil, font voir
nostre religion aussi ancienne que le monde.
Ils montrent par consequent, qu' elle n' a point
d' autre auteur que celuy qui a fondé l' univers,
qui tenant tout en sa main, a pû seul et commencer
et conduire un dessein tous les siecles
sont compris.
Il ne faut donc plus s' étonner, comme on fait
ordinairement, de ce que Dieu nous propose à
p425
croire tant de choses si dignes de luy, et tout
ensemble si impenétrables à l' esprit humain.
Mais plustost il faut s' étonner de ce qu' ayant
établi la foy sur une autorité si ferme et si
manifeste, il reste encore dans le monde des
aveugles et des incrédules.
Nos passions desordonnées, nostre attachement
à nos sens, et nostre orgueïl indomptable
en sont la cause. Nous aimons mieux tout risquer,
que de nous contraindre : nous aimons
mieux croupir dans nostre ignorance que de
l' avoûër : nous aimons mieux satisfaire une vaine
curiosité, et nourrir dans nostre esprit indocile
la liber de penser tout ce qu' il nous plaist,
que de ployer sous le joug de l' autorité divine.
De là vient qu' il y a tant d' incrédules, et
Dieu le permet ainsi pour l' instruction de ses
enfans. Sans les aveugles, sans les sauvages,
sans les infideles qui restent, et dans le sein
mesme du christianisme, nous ne connoistrions
pas assez la corruption profonde de nostre nature,
ni l' abisme d' où Jesus-Christ nous a tirez.
Si sa sainte verité n' estoit contredite, nous ne
verrions pas la merveille qui l' a fait durer parmi
tant de contradictions, et nous oublierions
à la fin que nous sommes sauvez par la grace.
Maintenant l' incrédulité des uns humilie les
autres ; et les rebelles qui s' opposent aux desseins
de Dieu font éclater la puissance par laquelle
indépendemment de toute autre chose
p426
il accomplit les promesses qu' il a faites à son
eglise.
Qu' attendons-nous donc à nous soumettre ?
Attendons-nous que Dieu fasse toûjours de
nouveaux miracles ; qu' il les rende inutiles en les
continuant ; qu' il y accoustume nos yeux comme
ils le sont au cours du soleil et à toutes les autres
merveilles de la nature ? Ou bien attendons-nous
que les impies et les opiniastres se taisent ;
que les gens de bien et les libertins rendent un
égal témoignage à la verité ; que tout le monde
d' un commun accord la préfere à sa passion, et
que la fausse science, que la seule nouveauté fait
admirer, cesse de surprendre les hommes ? N' est-ce
pas assez que nous voyions qu' on ne peut combatre
la religion sans montrer par de prodigieux
égaremens qu' on a le sens renversé, et
qu' on ne se défend plus que par psomption,
ou par ignorance ? L' eglise victorieuse des siecles
et des erreurs, ne pourra-t-elle pas vaincre dans
nos esprits les pitoyables raisonnemens qu' on luy
oppose ; et les promesses divines que nous voyons
tous les jours s' y accomplir, ne pourront-elles
nous élever au dessus des sens ?
Et qu' on ne nous dise pas que ces promesses
demeurent encore en suspens, et que comme
elles s' étendent jusqu' à la fin du monde, ce ne
sera qu' à la fin du monde que nous pourrons
nous vanter d' en avoir veû l' accomplissement.
Car au contraire, ce qui s' est passé nous asseûre de
p427
l' avenir : tant d' anciennes prédictions si
visiblement accomplies, nous font voir qu' il n' y aura
rien qui ne s' accomplisse ; et que l' eglise contre
qui l' enfer, selon la promesse du fils de Dieu,
ne peut jamais prévaloir, sera toûjours subsistante
jusqu' à la consommation des siecles, puis
que Jesus-Christ veritable en tout n' a point
donné d' autres bornes à sa durée.
Les mesmes promesses nous asseûrent la vie
future. Dieu qui s' est montré si fidele, en
accomplissant ce qui regarde le siecle present, ne
le sera pas moins à accomplir ce qui regarde le
siecle futur, dont tout ce que nous voyons n' est
qu' une préparation ; et l' eglise sera sur la terre
toûjours immuable et invincible, jusqu' à ce que
ses enfans estant ramassez, elle soit toute entiere
transportée au ciel, qui est son séjour veritable.
Pour ceux qui seront exclus de cette cité celeste,
une rigueur éternelle leur est réservée ; et
aprés avoir perdu par leur faute une bienheureuse
éternité, il ne leur restera plus qu' une éternité
malheureuse.
Ainsi les conseils de Dieu se terminent par un
estat immuable ; ses promesses et ses menaces
sont également certaines ; et ce qu' il exécute
dans le temps asseûre ce qu' il nous ordonne ou
d' esperer, ou de craindre dans l' éternité.
Voilà ce que vous apprend la suite de la religion
mise en abregé devant vos yeux. Par le
p428
temps elle vous conduit à l' éternité. Vous voyez
un ordre constant dans tous les desseins de Dieu,
et une marque visible de sa puissance dans la
durée perpetuelle de son peuple. Vous reconnoissez
que l' eglise a une tige toûjours subsistante,
dont on ne peut se separer sans se perdre ; et que
ceux qui estant unis à cette racine, font des
oeuvres dignes de leur foy, s' asseûrent la vie
éternelle.
Etudiez-donc, monseigneur, mais étudiez
avec attention cette suite de l' eglise, qui
vous asseûre si clairement toutes les promesses de
Dieu. Tout ce qui rompt cette chaisne, tout ce
qui sort de cette suite, tout ce qui s' éleve de
soy-mesme, et ne vient pas en vertu des promesses
faites à l' eglises l' origine du monde,
vous doit faire horreur. Employez toutes vos
forces à rappeller dans cette unité tout ce qui
s' en estvoyé, et à faire écouter l' eglise
par laquelle le Saint Esprit prononce ses oracles.
La gloire de vos ancestres est non seulement
de ne l' avoir jamais abandonnée, mais de l' avoir
toûjours soustenuë ; et d' avoir merité par
d' estre appellez ses fils aisnez, qui est sans doute
le plus glorieux de tous leurs titres.
Je n' ay pas besoin de vous parler de Clovis, de
Charlemagne, ni de Saint Loûïs. Considerez
seulement le temps où vous vivez, et de quel pere
Dieu vous a fait naistre. Un roy si grand en tout
p429
se distingue plus par sa foy que par ses autres
admirables qualitez. Il protege la religion au
dedans et au dehors du royaume, et jusqu' aux
extrémitez du monde. Ses loix sont un des plus
fermes remparts de l' eglise. Son autorité réverée
autant par le merite de sa personne que par la
majesté de son sceptre, ne se soustient jamais
mieux que lors qu' elle défend la cause de Dieu.
On n' entend plus de blasphême ; l' impieté tremble
devant luy : c' est ce roy marqué par Salomon,
qui dissipe tout le mal par ses regards. S' il
attaque l' héresie par tant de moyens, et plus
encore que n' ont jamais fait ses pdecesseurs, ce
n' est pas qu' il craigne pour son trône ; tout est
tranquille à ses pieds, et ses armes sont
redoutées par toute la terre : mais c' est qu' il aime
ses peuples, et que se voyant élevé par la main de
Dieu à une puissance que rien ne peut égaler
dans l' univers, il n' en connoist point de plus bel
usage que de la faire servir à guerir les playes de
l' eglise.
Imitez, monseigneur, un si bel exemple,
et laissez-le à vos descendans. Recommandez-leur
l' eglise plus encore que ce grand empire
que vos ancestres gouvernent depuis tant
de siecles. Que vostre auguste maison, la premiere
en dignité qui soit au monde, soit la premiere
à défendre les droits de Dieu, et à étendre
par tout l' univers le regne de Jesus-Christ
qui la fait regner avec tant de gloire.
PARTIE 3 CHAPITRE 1
p430
Quoy-qu' il n' y ait rien de comparable
à cette suite de la vraye eglise que je vous ay
representée, la suite des empires qu' il faut
maintenant vous remettre devant les yeux, n' est gueres
moins profitable aux grands princes comme vous.
Premierement, ces empires ont pour la pluspart
une liaison necessaire avec l' histoire du
peuple de Dieu. Dieu s' est servi des assyriens
et des babyloniens, pour chastier ce peuple ; des
perses, pour le rétablir ; d' Alexandre et de ses
premiers successeurs, pour le proteger ; d' Antiochus
l' illustre et de ses successeurs, pour l' exercer ;
des romains, pour soustenir sa liberté contre les
rois de Syrie, qui ne songeoient qu' à le détruire.
Les juifs ont duré jusqu' à Jesus-Christ sous la
puissance des mesmes romains. Quand ils l' ont
connu et crucifié, ces mesmes romains ont
presté leurs mains sans y penser à la vengeance
divine, et ont extermice peuple ingrat. Dieu
qui avoit résolu de rassembler dans le mesme
temps le peuple nouveau, de toutes les nations,
a premierement réüni les terres et les mers sous
ce mesme empire. Le commerce de tant de peuples
divers, autrefois étrangers les uns aux autres,
et depuis réünis sous la domination romaine, a
esté un des plus puissans moyens dont la providence
se soit servie pour donner cours à l' evangile.
Si le mesme empire romain a persecuté durant
trois cens ans ce peuple nouveau qui naissoit
de tous costez dans son enceinte, cette
p431
persecution a confirmé l' eglise chrestienne, et a
fait éclater sa gloire avec sa foy et sa patience.
Enfin l' empire romain a cedé ; et ayant trouvé
quelque chose de plus invincible que luy, il a
receû paisiblement dans son sein cette eglise à
laquelle il avoit fait une si longue et si cruelle
guerre. Les empereurs ont employé leur pouvoir
à faire obéïr l' eglise, et Rome a esté le chef de
l' empire spirituel que Jesus-Christ a voulu
étendre par toute la terre.
Quand le temps a esté venu que la puissance
romaine devoit tomber, et que ce grand empire
qui s' estoit vainement promis l' éternité, devoit
subir la destinée de tous les autres, Rome
devenuë la proye des barbares, a conservé par
la religion son ancienne majesté. Les nations
qui ont envahi l' empire romain, y ont appris
peu à peu la pieté chrestienne qui a adouci leur
barbarie ; et leurs rois, en se mettant chacun
dans sa nation à la place des empereurs, n' ont
trouvé aucun de leurs titres plus glorieux que
celuy de protecteurs de l' eglise.
Mais il faut icy vous découvrir les secrets jugemens
de Dieu sur l' empire romain et sur
Rome mesme : mystere que le Saint Esprit a
velé à Saint Jean, et que ce grand homme,
apostre, evangeliste, et prophete a expliq
dans l' apocalypse. Rome qui avoit vieilli dans
le culte des idoles, avoit une peine extréme à
s' enfaire, mesme sous les empereurs chrestiens ;
p432
et le senat se faisoit un honneur de défendre
les dieux de Romulus, ausquels il attribuoit
toutes les victoires de l' ancienne république.
Les empereurs estoient fatiguez des députations
de ce grand corps qui demandoit le
rétablissement de ses idoles, et qui croyoit que
corriger Rome de ses vieilles superstitions, estoit
faire injure au nom romain. Ainsi cette compagnie
compoe de ce que l' empire avoit de
plus grand, et une immense multitude de peuple
se trouvoient presque tous les plus
puissans de Rome, ne pouvoient estre retirées
de leurs erreurs, ni par la pdication de
l' evangile, ni par un si visible accomplissement
des anciennes propheties, ni par la conversion
presque de tout le reste de l' empire, ni enfin
par celle des princes dont tous les decrets
autorisoient le christianisme. Au contraire, ils
continuoient à charger d' opprobres l' eglise de
Jesus-Christ qu' ils accusoient encore, à l' exemple
de leurs peres, de tous les malheurs de l' empire,
toûjours prests à renouveller les anciennes
persecutions s' ils n' eussent esté réprimez par les
empereurs. Les choses estoient encore en cét estat
au quatriéme siecle de l' eglise, et cent ans aprés
Constantin, quand Dieu enfin se ressouvint de
tant de sanglans decrets du senat contre les fideles,
et tout ensemble des cris furieux dont tout
le peuple romain, avide du sang chrestien, avoit
si souvent fait retentir l' amphitheatre. Il livra
p433
donc aux barbares cette ville enyvrée du sang des
martyrs , comme parle Saint Jean. Dieu
renouvella sur elle les terribles chastimens qu' il
avoit exercez sur Babylone : Rome mesme est appellée
de ce nom. Cette nouvelle Babylone, imitatrice
de l' ancienne, comme elle enflée de ses victoires,
triomphante dans seslices et dans ses richesses,
souïllée de ses idolatries, et persecutrice
du peuple de Dieu, tombe aussi comme elle
d' une grande chute, et Saint Jean chante sa ruine.
La gloire de ses conquestes qu' elle attribuoit
à ses dieux, luy est ostée : elle est en proye aux
barbares, prise trois et quatre fois, pillée,
saccagée, détruite. Le glaive des barbares ne
pardonne qu' aux chrestiens. Une autre Rome
toute chrestienne sort des cendres de la premiere ;
et c' est seulement aprés l' inondation des
barbares que s' acheve entierement la victoire de
Jesus-Christ sur les dieux romains qu' on voit
non seulement détruits, mais oubliez.
C' est ainsi que les empires du monde ont
servi à la religion et à la conservation du peuple
de Dieu : c' est pourquoy ce mesme Dieu qui
a fait pdire à ses prophetes les divers estats
de son peuple, leur a fait pdire aussi la
succession des empires. Vous avez veû les endroits
Nabuchodonosor a esté marqué comme celuy
qui devoit venir pour punir les peuples superbes,
et sur tout le peuple juif ingrat envers
son auteur. Vous avez entendu nommer Cyrus
p434
deux cens ans avant sa naissance, comme celuy
qui devoit rétablir le peuple de Dieu, et punir
l' orgueïl de Babylone. La ruine de Ninive n' a
pas esté prédite moins clairement. Daniel, dans
ses admirables visions, a fait passer en un instant
devant vos yeux l' empire de Babylone, celuy
des medes et des perses, celuy d' Alexandre et
des grecs. Les blasphêmes et les cruautez d' un
Antiochus l' illustre, y ont esté prophetisées,
aussi-bien que les victoires miraculeuses du
peuple de Dieu sur un si violent persecuteur.
On y voit ces fameux empires tomber les uns
aprés les autres ; et le nouvel empire que
Jesus-Christ devoit établir y est marqué si
expressément par ses propres caracteres, qu' il n' y a
pas moyen de le méconnoistre. C' est l' empire des
saints du tres-haut ; c' est l' empire du fils de
l' homme : empire qui doit subsister au milieu
de la ruine de tous les autres, et auquel seul
l' éternité est promise.
Les jugemens de Dieu sur le plus grand de tous
les empires de ce monde, c' est-à-dire sur l' empire
romain, ne nous ont pas esté cachez. Vous
les venez d' apprendre de la bouche de Saint Jean.
Rome a senti elle-mesme la main de Dieu, et a
esté comme les autres un exemple de sa justice.
Mais son sort estoit plus heureux que celuy des
autres villes. Purgée par ses desastres des restes
de l' idolatrie, elle ne subsiste plus que par le
christianisme qu' elle annonce à tout l' univers.
p435
Ainsi tous les grands empires que nous avons
veûs sur la terre ont concouru par divers
moyens au bien de la religion et à la gloire
de Dieu, comme Dieu mesme l' a déclaré par ses
prophetes.
Quand vous lisez si souvent dans leurs écrits
que les rois entreront en foule dans l' eglise,
et qu' ils en seront les protecteurs et les
nourriciers, vous reconnoissez à ces paroles les
empereurs et les autres princes chrestiens ; et
comme les rois vos ancestres se sont signalez plus
que tous les autres, en protegeant et en étendant
l' eglise de Dieu, je ne craindray point de
vous asseûrer que c' est eux qui de tous les rois
sont prédits le plus clairement dans ces illustres
propheties.
Dieu donc qui avoit dessein de se servir des
divers empires pour chastier, ou pour exercer,
ou pour étendre, ou pour proteger son peuple,
voulant se faire connoistre pour l' auteur d' un si
admirable conseil, en a découvert le secret à ses
prophetes, et leur a fait prédire ce qu' il avoit
solu d' exécuter. C' est pourquoy comme les
empires entroient dans l' ordre des desseins de
Dieu sur le peuple qu' il avoit choisi, la fortune
de ces empires se trouve annoncée par les mesmes
oracles du Saint Esprit qui prédisent la succession
du peuple fidele.
Plus vous vous accoustumerez à suivre les
grandes choses, et à les rappeller à leurs principes,
p436
plus vous serez en admiration de ces conseils
de la providence. Il importe que vous en
preniez de bonne heure les idées qui s' éclairciront
tous les jours de plus en plus dans vostre
esprit, et que vous appreniez à rapporter les
choses humaines aux ordres de cette sagesse
éternelle dont elles dependent.
Dieu ne déclare pas tous les jours ses volontez
par ses prophetes touchant les rois et les
monarchies qu' il éleve ou qu' il détruit. Mais
l' ayant fait tant de fois dans ces grands empires
dont nous venons de parler, il nous montre
par ces exemples fameux ce qu' il fait dans tous
les autres, et il apprend aux rois ces deux
veritez fondamentales ; premierement, que c' est
luy qui forme les royaumes pour les donner à
qui il luy plaist ; et secondement, qu' il sçait les
faire servir, dans les temps et dans l' ordre qu' il
a résolu, aux desseins qu' il a sur son peuple.
C' est, monseigneur, ce qui doit tenir
tous les princes dans une entiere dépendance,
et les rendre toûjours attentifs aux ordres de
Dieu, afin de prester la main à ce qu' il medite
pour sa gloire dans toutes les occasions qu' il leur
en presente.
Mais cette suite des empires, mesme à la considerer
plus humainement, a de grandes utilitez,
principalement pour les princes, puis que l' arrogance,
compagne ordinaire d' une condition si
éminente, est si fortement rabatuë par ce spectacle.
p437
Car si les hommes apprennent à se moderer
en voyant mourir les rois, combien plus
seront-ils frapez en voyant mourir les royaumes
mesmes ; et où peut-on recevoir une plus
belle leçon de la vanité des grandeurs humaines ?
Ainsi quand vous voyez passer comme en un
instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois
et les empereurs, mais ces grands empires qui
ont fait trembler tout l' univers ; quand vous
voyez les assyriens anciens et nouveaux, les
medes, les perses, les grecs, les romains se
presenter devant vous successivement, et tomber,
pour ainsi dire, les uns sur les autres : ce
fracas effroyable vous fait sentir qu' il n' y a rien
de solide parmi les hommes, et que l' inconstance
et l' agitation est le propre partage des choses
humaines.
PARTIE 3 CHAPITRE 2
Mais, monseigneur, ce qui vous rendra
ce spectacle plus utile et plus agréable, ce
sera laflexion que vous ferez non seulement
sur l' élevation et sur la chute des empires,
mais encore sur les causes de leur progrés et sur
celles de leur décadence.
Car, monseigneur, ce mesme Dieu qui
a fait l' enchaisnement de l' univers, et qui
tout-puissant par luy-mesme, a voulu, pour établir
l' ordre, que les parties d' un si grand tout
dépendissent les unes des autres ; ce mesme Dieu
a voulu aussi que le cours des choses humaines
eust sa suite et ses proportions : je veux dire que
p438
les hommes et les nations ont eû des qualitez
proportionnées à l' élevation à laquelle ils
estoient destinez ; et qu' à la réserve de certains
coups extraordinaires où Dieu vouloit que sa
main parust toute seule, il n' est point arrivé de
grands changemens qui n' ait eû ses causes dans
les siecles précedens.
Et comme dans toutes les affaires il y a ce
qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre,
et ce qui les fait réüssir : la vraye science
de l' histoire est de remarquer dans chaque
temps ces secretes dispositions qui ont prépa
les grands changemens et les conjonctures
importantes qui les ont fait arriver.
En effet, il ne suffit pas de regarder seulement
devant ses yeux, c' est à dire, de considerer ces
grands évenemens qui cident tout à coup de
la fortune des empires. Qui veut entendre à
fond les choses humaines, doit les reprendre de
plus haut ; et il luy faut observer les inclinations
et les moeurs, ou, pour dire tout en un mot, le
caractere, tant des peuples dominans en général
que des princes en particulier, et enfin de
tous les hommes extraordinaires, qui par
l' importance du personnage qu' ils ont à faire
dans le monde, ont contrib, en bien ou en
mal, au changement des estats et à la fortune
publique.
J' ay tasché de vous préparer à ces importantes
flexions dans la premiere partie de ce discours ;
p439
vous y aurez pû observer le génie des
peuples et celuy des grands hommes qui les ont
conduits. Les évenemens qui ont porté coup dans
la suite ont esté montrez ; et afin de vous tenir
attentif à l' enchaisnement des grandes affaires
du monde que je voulois principalement vous
faire entendre, j' ay omis beaucoup de faits
particuliers dont les suites n' ont pas esté si
considerables. Mais parce qu' en nous attachant à la
suite, nous avons passé trop viste sur beaucoup
de choses pour pouvoir faire les réflexions qu' elles
meritoient, vous devez maintenant vous y
attacher avec une attention plus particuliere, et
accoustumer vostre esprit à rechercher les effets
dans leurs causes les plus éloignées.
Par là, monseigneur, vous apprendrez
ce qu' il est si necessaire que vous sçachiez ;
qu' encore qu' à ne regarder que les rencontres
particulieres, la fortune semble seule décider de
l' établissement et de la ruine des empires, à
tout prendre il en arrive à peu ps comme dans
le jeu, où le plus habile l' emporte à la longue.
En effet, dans ce jeu sanglant où les peuples
ont disputé de l' empire et de la puissance, qui
a préveû de plus loin, qui s' est le plus appliqué,
qui a duré le plus long-temps dans les grands
travaux, et enfin qui a sceû le mieux ou pousser
ou se mênager suivant la rencontre, à la fin a
l' avantage, et a fait servir la fortune mesme
à ses desseins.
p440
Ainsi ne vous lassez point d' examiner les causes
des grands changemens, puis que rien ne
servira jamais tant à vostre instruction ; mais
recherchez-les sur tout dans la suite des grands
empires, où la grandeur des évenemens les rend
plus palpables.
PARTIE 3 CHAPITRE 3
Je ne compteray pas icy parmi les grands empires
celuy de Bacchus, ni celuy d' Hercule, ces
lebres vainqueurs des Indes et de l' orient.
Leurs histoires n' ont rien de certain, leurs
conquestes n' ont rien de suivi : il les faut laisser
lebrer aux poëtes qui en ont fait le plus grand
sujet de leurs fables.
Je ne parleray pas non plus de l' empire que
le madyes d' Hérodote, qui ressemble assez à
l' indathyrse de Megastene et au tanaüs de
Justin, établit pour un peu de temps dans la
grande Asie. Les scythes que ce prince menoit
à la guerre, ont plustost fait des courses
que des conquestes. Ce ne fut que par rencontre,
et en poussant les cimmeriens, qu' ils entrerent
dans la Médie, batirent les medes, et leur
enleverent cette partie de l' Asie où ils avoient
établi leur domination. Ces nouveaux conquerans
n' y regnerent que 28 ans. Leur impieté,
leur avarice, et leur brutalité la leur fit perdre ;
et Cyaxare fils de Phraorte, sur lequel ils
l' avoient conquise, les en chassa. Ce fut plustost
par adresse que par force. duit à un coin de
son royaume que les vainqueurs avoient negligé,
p441
ou que peut-estre ils n' avoient pû forcer,
il attendit avec patience que ces conquerans
brutaux eussent excité la haine publique, et se
défissent eux-mesmes par le desordre de leur
gouvernement.
Nous trouvons encore dans Strabon qui l' a
tiré du mesme Megastene, un Tearcon roy
d' Ethiopie : ce doit estre le Tharaca de l' ecriture,
dont les armes furent redoutées du temps de
Sennacherib roy d' Assyrie. Ce prince pénetra
jusqu' aux colonnes d' Hercule, apparemment le
long de la coste d' Affrique, et passa jusqu' en
Europe. Mais que dirois-je d' un homme dont
nous ne voyons dans les historiens que quatre
ou cinq mots, et dont la domination n' a aucune suite ?
Les ethiopiens dont il estoit roy, estoient,
selon Herodote, les mieux faits de tous les
hommes, et de la plus belle taille. Leur esprit estoit
vif, et ferme ; mais ils prenoient peu de soin
de le cultiver, mettant leur confiance dans leurs
corps robustes et dans leurs bras nerveux. Leurs
rois estoient électifs, et ils mettoient sur le
trône le plus grand et le plus fort. On peut
juger de leur humeur par une action que nous
raconte Herodote. Lors que Cambyse leur envoya
pour les surprendre, des ambassadeurs et
des presens tels que les perses les donnoient, de
la pourpre, des brasselets d' or, et des compositions
de parfums, ils se moquerent de ses presens
p442
ils ne voyoient rien d' utile à la vie,
aussi-bien que de ses ambassadeurs qu' ils
prirent pour ce qu' ils estoient, c' est à dire pour
des espions. Mais leur roy voulut aussi faire un
present à sa mode au roy de Perse ; et prenant
en main un arc qu' un perse eust à peine soustenu
loin de le pouvoir tirer, il le banda en presence
des ambassadeurs, et leur dit : voicy le
conseil que le roy d' Ethiopie donne au roy de
Perse... etc. cela dit, il débanda l' arc, et le
donna aux ambassadeurs. On ne peut dire quel
eust esté l' évenement de la guerre. Cambyse irrité
de cette réponse, s' avança vers l' Ethiopie
comme un insensé, sans ordre, sans convois, sans
discipline ; et vit perir son armée, faute de
vivres, au milieu des sables, avant que
d' approcher l' ennemi.
Ces peuples d' Ethiopie n' estoient pourtant
pas si justes qu' ils s' en vantoient, ni si
renfermez dans leur païs. Leurs voisins les egyptiens
avoient souvent éprouvé leurs forces. Il n' y a
rien de suivi dans les conseils de ces nations
sauvages, et mal cultivées : si la nature y commence
souvent de beaux sentimens, elle ne les
p443
acheve jamais. Aussi n' y voyons-nous que peu
de choses à apprendre, et à imiter. N' en parlons
pas davantage, et venons aux peuples policez.
Les egyptiens sont les premiersl' on ait
sceû les regles du gouvernement. Cette nation
grave et serieuse connut d' abord la vraye fin
de la politique, qui est de rendre la vie commode
et les peuples heureux. La temperature toûjours
uniforme du païs y faisoit les esprits solides
et constans. Comme la vertu est le fondement
de toute la societé, ils l' ont soigneusement
cultivée. Leur principale vertu a esté la
reconnoissance. La gloire qu' on leur a done d' estre
les plus reconnoissans de tous les hommes, fait
voir qu' ils estoient aussi les plus sociables. Les
bienfaits sont le lien de la concorde publique
et particuliere. Qui reconnoist les graces, aime
à en faire ; et en bannissant l' ingratitude, le
plaisir de faire du bien demeure si pur, qu' il n' y a
plus moyen de n' y estre pas sensible. Leurs loix
estoient simples, pleines d' équité, et propres à
unir entre eux les citoyens. Celuy qui pouvant
sauver un homme attaqué, ne le faisoit pas,
estoit puni de mort aussi rigoureusement que
l' assassin. Que si on ne pouvoit secourir le
malheureux, il falloit du moins dénoncer l' auteur
de la violence, et il y avoit des peines établies
contre ceux qui manquoient à ce devoir.
Ainsi les citoyens estoient à la garde les uns des
p444
autres, et tout le corps de l' estat estoit uni
contre les méchans. Il n' estoit pas permis d' estre
inutile à l' estat : la loy assignoit à chacun son
employ, qui se perpetuoit de pere en fils. On ne
pouvoit ni en avoir deux, ni changer de profession ;
mais aussi toutes les professions estoient
honorées. Il falloit qu' il y eust des emplois et des
personnes plus considerables, comme il faut qu' il
y ait des yeux dans le corps. Leur éclat ne fait
paspriser les pieds, ni les parties les plus
basses. Ainsi parmi les egyptiens, les prestres et les
soldats avoient des marques d' honneur particulieres :
mais tous les mestiers, jusqu' aux moindres,
estoient en estime ; et on ne croyoit pas pouvoir
sans crime mépriser les citoyens, dont les travaux,
quels qu' ils fussent, contribuoient au bien
public. Par ce moyen tous les arts venoient à
leur perfection : l' honneur qui les nourrit s' y
mesloit par tout : on faisoit mieux ce qu' on
avoit toûjours v faire, et à quoy on s' estoit
uniquement exercé dés son enfance.
Mais il y avoit une occupation qui devoit
estre commune ; c' estoit l' étude des loix et de la
sagesse. L' ignorance de la religion et de la
police du païs n' estoit excusée en aucun estat. Au
reste, chaque profession avoit son canton qui
luy estoit assigné. Il n' en arrivoit aucune
incommodité dans un païs dont la largeur n' estoit
pas grande ; et dans un si bel ordre, les faineans
ne sçavoient où se cacher.
p445
Parmi de si bonnes loix, ce qu' il y avoit de
meilleur, c' est que tout le monde estoit nourri
dans l' esprit de les observer. Une coustume
nouvelle estoit un prodige en Egypte : tout s' y
faisoit toûjours de mesme ; et l' exactitude qu' on
y avoit à garder les petites choses, maintenoit
les grandes. Aussi n' yt-il jamais de peuple
qui ait conservé plus long-temps ses usages et
ses loix. L' ordre des jugemens servoit à entretenir
t esprit. Trente juges estoient tirez des
principales villes pour composer la compagnie
qui jugeoit tout le royaume. On estoit accoustu
à ne voir dans ces places que les plus honnestes
gens du païs et les plus graves. Le prince
leur assignoit certains revenus, afin qu' affranchis
des embarras domestiques, ils pussent donner
tout leur temps à faire observer les loix.
Ils ne tiroient rien des procés, et on ne s' estoit
pas encore avisé de faire un mestier de la justice.
Pour éviter les surprises, les affaires estoient
traitées par écrit dans cette assemblée. On y
craignoit la fausse éloquence, qui ébloûït les
esprits et émeut les passions. La verité ne pouvoit
estre expliquée d' une maniere trop seche.
Le président du senat portoit un collier d' or et
de pierres précieuses, d' pendoit une figure
sans yeux, qu' on appelloit la verité. Quand il
la prenoit, c' estoit le signal pour commencer la
ance. Il l' appliquoit au parti qui devoit gagner
sa cause, et c' estoit la forme de prononcer les
p446
sentences. Un des plus beaux artifices des egyptiens
pour conserver leurs anciennes maximes,
estoit de les revestir de certaines céremonies qui
les imprimoient dans les esprits. Ces céremonies
s' observoient avec réflexion ; et l' humeur serieuse
des egyptiens ne permettoit pas qu' elles tournassent
en simples formules. Ceux qui n' avoient
point d' affaires, et dont la vie estoit innocente,
pouvoient éviter l' examen de ce severe tribunal.
Mais il y avoit en Egypte une espece de
jugement tout-à-fait extraordinaire, dont personne
n' échapoit. C' est une consolation en mourant
de laisser son nom en estime parmi les
hommes, et de tous les biens humains c' est le
seul que la mort ne nous peut ravir. Mais il
n' estoit pas permis en Egypte de lër indifferemment
tous les morts : il falloit avoir cét honneur
par un jugement public. Aussitost qu' un
homme estoit mort, on l' amenoit en jugement.
L' accusateur public estoit écouté. S' il prouvoit
que la conduite du mort eust esté mauvaise, on
en condamnoit la memoire, et il estoit privé de
la sepulture. Le peuple admiroit le pouvoir des
loix, qui s' étendoit jusqu' apres la mort, et chacun
touché de l' exemple craignoit de deshonorer
sa memoire et sa famille. Que si le mort n' estoit
convaincu d' aucune faute, on l' ensevelissoit
honorablement : on faisoit son panegyrique, mais
sans y rien mesler de sa naissance. Toute l' Egypte
estoit noble, et d' ailleurs on n' y goustoit
p447
de loûanges que celles qu' on s' attiroit par son
merite.
Chacun sçait combien curieusement les egyptiens
conservoient les corps morts. Leurs momies
se voyent encore. Ainsi leur reconnoissance
envers leurs parens estoit immortelle : les enfans,
en voyant les corps de leurs ancestres, se
souvenoient de leurs vertus que le public avoit
reconnuës, et s' excitoient à aimer les loix qu' ils
leur avoient laissées.
Pour empescher les emprunts, d' où naissent
la fainéantise, les fraudes et la chicane,
l' ordonnance du roy Asychis ne permettoit
d' emprunter qu' à condition d' engager le corps de
son pere à celuy dont on empruntoit. C' estoit
une impieté et une infamie tout ensemble de ne
pas retirer assez promptement un gage si précieux ;
et celuy qui mouroit sans s' estre aquité
de ce devoir, estoit privé de la sepulture.
Le royaume estoit héreditaire ; mais les rois
estoient obligez plus que tous les autres à vivre
selon les loix. Ils en avoient de particulieres
qu' un roy avoit digerées, et qui faisoient une
partie des livres sacrez. Ce n' est pas qu' on
disputast rien aux rois, ou que personne eust droit
de les contraindre ; au contraire, on les respectoit
comme des dieux : mais c' est qu' une coustume
ancienne avoit tout reglé, et qu' ils ne s' avisoient
pas de vivre autrement que leurs ancestres. Ainsi
ils souffroient sans peine non seulement que la
p448
qualité des viandes et la mesure du boire et
du manger leur fust marquée (car c' estoit une
chose ordinaire en Egypte où tout le monde
estoit sobre, et l' air du païs inspiroit la
frugalité) mais encore que toutes leurs heures
fussent destinées. En s' éveillant au point du jour,
lors que l' esprit est le plus net et les penes les
plus pures, ils lisoient leurs lettres, pour prendre
une idée plus droite et plus veritable des affaires
qu' ils avoient à décider. Si-tost qu' ils estoient
habillez, ils alloient sacrifier au temple.
Là, environnez de toute leur cour, et les victimes
estant à l' autel, ils assistoient à une priere
pleine d' instruction, où le pontife prioit les
dieux de donner au prince toutes les vertus
royales, en sorte qu' il fust religieux envers les
dieux, doux envers les hommes, moderé, juste,
magnanime, sincere, et éloigdu mensonge,
liberal, maistre de luy-mesme, punissant au dessous
du merite, et récompensant au dessus. Le
pontife parloit en suite des fautes que les rois
pouvoient commettre : mais il supposoit toûjours
qu' ils n' y tomboient que par surprise,
ou par ignorance, chargeant d' imprécations les
ministres qui leur donnoient de mauvais conseils,
et leur déguisoient la verité. Telle estoit
la maniere d' instruire les rois. On croyoit
que les reproches ne faisoient qu' aigrir leurs
esprits ; et que le moyen le plus efficace de leur
inspirer la vertu, estoit de leur marquer leur
p449
devoir dans des langes conformes aux loix,
et prononcées gravement devant les dieux.
Aprés la priére et le sacrifice, on lisoit au roy
dans les saints livres, les conseils et les actions
des grands hommes, afin qu' il gouvernast son
estat par leurs maximes, et maintinst les loix
qui avoient rendu ses pdecesseurs heureux
aussi-bien que leurs sujets.
Ce qui montre que ces remontrances se faisoient,
et s' écoutoientrieusement, c' est qu' elles
avoient leur effet. Parmi les thebains, c' est
à dire dans la dynastie principale, celle où les
loix estoient en vigueur, et qui devint à la fin
la maistresse de toutes les autres, les plus grands
hommes ont esté les rois. Les deux Mercures
auteurs des sciences, et de toutes les institutions
des egyptiens, l' un voisin des temps du deluge,
et l' autre qu' ils ont appellé le trismegiste ou
le trois fois grand, contemporain de Moïse,
ont esté tous deux rois de Thebes. Toute l' Egypte
a profité de leurs lumieres, et Thebes doit
à leurs instructions d' avoir peu de mauvais
princes. Ceux-cy estoient épargnez pendant leur
vie ; le repos public le vouloit ainsi : mais ils
n' estoient pas exempts du jugement qu' il falloit
subir aprés la mort. Quelques-uns ont esté privez
de la sepulture, mais on en voit peu d' exemples ;
et au contraire, la pluspart des rois ont esté si
cheris des peuples, que chacun pleuroit leur mort
autant que celle de son pere ou de ses enfans.
p450
Cette coustume de juger les rois aprés leur
mort parut si sainte au peuple de Dieu, qu' il l' a
toûjours pratiquée. Nous voyons dans l' ecriture
que les méchans rois estoient privez de la
sepulture de leurs ancestres, et nous apprenons
de Josephe que cette coustume duroit encore
du temps des asmonéens. Elle faisoit entendre
aux rois, que si leur majesté les met au dessus
des jugemens humains pendant leur vie, ils y
reviennent enfin quand la mort les a égalez aux
autres hommes.
Les egyptiens avoient l' esprit inventif, mais
ils le tournoient aux choses utiles. Leurs Mercures
ont rempli l' Egypte d' inventions merveilleuses,
et ne luy avoient presque rien lais
ignorer de ce qui pouvoit rendre la vie commode
et tranquille. Je ne puis laisser aux egyptiens
la gloire qu' ils ont donnée à leur Osiris,
d' avoir inventé le labourage, car on le trouve
de tout temps dans les païs voisins de la terre
d' où le genre humain s' estpandu, et on ne peut
douter qu' il ne fust connu dés l' origine du monde.
Aussi les egyptiens donnent-ils eux-mesmes
une si grande antiquité à Osiris, qu' on voit bien
qu' ils ont confondu son temps avec celuy des
commencemens de l' univers, et qu' ils ont voulu
luy attribuer les choses dont l' origine passoit de
bien loin tous les temps connus dans leur histoire.
Mais si les egyptiens n' ont pas inventé
l' agriculture, ni les autres arts que nous voyons
p451
devant le deluge, ils les ont tellement perfectionnez,
et ont pris un si grand soin de lestablir
parmi les peuples la barbarie les avoit fait
oublier, que leur gloire n' est gueres moins grande
que s' ils en avoient esté les inventeurs.
Il y en a mesme de tres-importans dont on
ne peut leur disputer l' invention. Comme leur
païs estoit uni, et leur ciel toûjours pur et sans
nuage, ils ont esté les premiers à observer le
cours des astres. Ils ont aussi les premiers reglé
l' année. Ces observations les ont jetté naturellement
dans l' arithmetique ; et s' il est vray ce
que dit Platon, que le soleil et la lune ayent
enseigné aux hommes la science des nombres,
c' est à dire, qu' on ait commencé les comptes
reglez par celuy des jours, des mois, et des ans,
les egyptiens sont les premiers qui ayent écouté
ces merveilleux maistres. Les planetes et les
autres astres ne leur ont pas esté moins connus,
et ils ont trouvé cette grande année qui ramene
tout le ciel à son premier point. Pour reconnoistre
leurs terres tous les ans couvertes par le
débordement du Nil, ils ont esté obligez de
recourir à l' arpentage qui leur a bientost appris
la geometrie. Ils estoient grands observateurs
de la nature, qui dans un air si serein et sous un
soleil si ardent estoit forte et feconde parmi
eux. C' est aussi ce qui leur a fait inventer ou
perfectionner la medecine. Ainsi toutes les sciences
ont esté en grand honneur parmi eux. Les
p452
inventeurs des choses utiles recevoient, et de
leur vivant et aprés leur mort, de dignes
compenses de leurs travaux. C' est ce qui a consac
les livres de leurs deux Mercures, et les a fait
regarder comme des livres divins. Le premier
de tous les peuples où on voye des bibliotheques,
est celuy d' Egypte. Le titre qu' on leur donnoit
inspiroit l' envie d' y entrer, et d' en pénetrer
les secrets : on les appelloit, le tresor des
remedes de l' ame . Elle s' y guérissoit de
l' ignorance la plus dangereuse de ses maladies, et
la source de toutes les autres.
Une des choses qu' on imprimoit le plus fortement
dans l' esprit des egyptiens, estoit l' estime
et l' amour de leur patrie. Elle estoit, disoient-ils,
le sejour des dieux : ils y avoient regné durant
des milliers infinis d' années. Elle estoit la
mere des hommes et des animaux, que la terre
d' Egypte arrosée du Nil avoit enfantez pendant
que le reste de la nature estoit sterile. Les prestres
qui composoient l' histoire d' Egypte de cette
suite immense de siecles, qu' ils ne remplissoient
que de fables et des génealogies de leurs dieux,
le faisoient pour imprimer dans l' esprit des peuples
l' antiquité et la noblesse de leur païs. Au
reste, leur vraye histoire estoit renfermée dans
des bornes raisonnables ; mais ils trouvoient beau
de se perdre dans un abisme infini de temps qui
sembloit les approcher de l' éternité.
Cependant l' amour de la patrie avoit des
p453
fondemens plus solides. L' Egypte estoit en effet le
plus beau païs de l' univers, le plus abondant
par la nature, le mieux cultivé par l' art, le plus
riche, le plus commode, et le plus orné par les
soins et la magnificence de ses rois.
Il n' y avoit rien que de grand dans leurs desseins
et dans leurs travaux. Ce qu' ils ont fait du
Nil est incroyable. Il pleut rarement en Egypte :
mais ce fleuve qui l' arrose toute par ses
débordemens reglez, luy apporte les pluyes et les
neiges des autres païs. Pour multiplier un fleuve si
bien faisant, l' Egypte estoit traversée d' une
infinité de canaux d' une longueur et d' une largeur
incroyable. Le Nil portoit par tout la fecondité
avec ses eaux salutaires, unissoit les villes
entre elles et la grande mer avec la mer rouge,
entretenoit le commerce au dedans et au dehors
du royaume, et le fortifioit contre l' ennemi :
de sorte qu' il estoit tout ensemble et le nourricier
et le défenseur de l' Egypte. On luy abandonnoit
la campagne : mais les villes rehaussées
avec des travaux immenses, et s' élevant
comme des isles au milieu des eaux, regardoient
avec joye de cette hauteur toute la plaine inondée
et toute ensemble fertilisée par le Nil. Lors
qu' il s' enfloit outre mesure, de grands lacs creusez
par les rois tendoient leur sein aux eaux
panduës. Ils avoient leurs décharges pparées :
de grandes écluses les ouvroient ou les fermoient
selon le besoin ; et les eaux ayant leur retraite
p454
ne séjournoient sur les terres qu' autant qu' il
falloit pour les engraisser.
Tel estoit l' usage de ce grand lac, qu' on
appelloit le lac de Myris ou de Moeris : c' estoit
le nom du roy qui l' avoit fait faire. On est
étonné quand on lit, ce qui neanmoins est certain,
qu' il avoit de tour environ cent quatre-vingt
de nos lieuës. Pour ne point perdre trop
de bonnes terres en le creusant, on l' avoit étendu
principalement du costé de la Lybie. La pesche
en valoit au prince des sommes immenses ;
et ainsi quand la terre ne produisoit rien, on en
tiroit des tresors en la couvrant d' eaux. Deux
pyramides, dont chacune portoit sur un trône
deux statuës colossales, l' une de Myris, et l' autre
de sa femme, s' élevoient de trois cens pieds
au milieu du lac, et occupoient sous les eaux
un pareil espace. Ainsi elles faisoient voir qu' on
les avoit érigées avant que le creux eust esté
rempli, et montroient qu' un lac de cette étenduë
avoit es fait de main d' homme sous un seul prince.
Ceux qui ne sçavent pas jusques à quel point
on peut ménager la terre, prennent pour fable
ce qu' on raconte du nombre des villes d' Egypte.
La richesse n' en estoit pas moins incroyable.
Il n' y en avoit point qui ne fust remplie de
temples magnifiques et de superbes palais.
L' architecture y montroit par tout cette noble
simplicité, et cette grandeur qui remplit l' esprit. De
p455
longues galeries y étaloient des sculptures que la
Grece prenoit pour modeles. Thebes le pouvoit
disputer aux plus belles villes de l' univers. Ses
cent portes chantées par Homere sont connuës
de tout le monde. Elle n' estoit pas moins peuplée
qu' elle estoit vaste, et on a dit qu' elle pouvoit
faire sortir ensemble dix mille combatans
par chacune de ses portes. Qu' il y ait si l' on veut
de l' exageration dans ce nombre, toûjours est-il
asseûque son peuple estoit innombrable. Les
grecs et les romains ont célebré sa magnificence
et sa grandeur, encore qu' ils n' en eussent
veû que les ruines : tant les restes en estoient
augustes.
Si nos voyageurs avoient penetré jusqu' au
lieu où cette ville estoit bastie, ils auroient sans
doute encore trouvé quelque chose d' incomparable
dans ses ruines : car les ouvrages des egyptiens
estoient faits pour tenir contre le temps.
Leurs statuës estoient des colosses. Leurs colonnes
estoient immenses. L' Egypte visoit au grand,
et vouloit fraper les yeux de loin, mais toûjours
en les contentant par la justesse des proportions.
On a découvert dans le Sayd (vous sçavez bien
que c' est le nom de la Thebaïde) des temples
et des palais presque encore entiers ces
colonnes et ces statuës sont innombrables. On y
admire sur tout un palais dont les restes semblent
n' avoir subsisté que pour effacer la gloire
de tous les plus grands ouvrages. Quatre allées
p456
à perte de veûë, et bornées de part et d' autre
par des sphinx d' une matiere aussi rare que leur
grandeur est remarquable, servent d' avenuës
à quatre portiques dont la hauteur étonne les
yeux. Quelle magnificence, et quelle étenduë !
Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux
édifice n' ont-ils pas eû le temps d' en faire le
tour, et ne sont pas mesme asseûrez d' en avoir
veû la moitié ; mais tout ce qu' ils y ont veû
estoit surprenant. Une sale, qui apparemment faisoit
le milieu de ce superbe palais, estoit soustenuë
de six-vingt colonnes de six brases de
grosseur, grandes à proportion, et entremeslées
d' obelisques que tant de siecles n' ont pû abbatre.
Les couleurs mesme, c' est à dire ce qui
éprouve le plustost le pouvoir du temps, se
soustiennent encore parmi les ruines de cét
admirable édifice, et y conservent leur vivacité :
tant l' Egypte sçavoit imprimer le caractere
d' immortalité à tous ses ouvrages. Maintenant que
le nom du roy penetre aux parties du monde
les plus inconnuës, et que ce prince étend aussi
loin les recherches qu' il fait faire des plus beaux
ouvrages de la nature et de l' art, ne seroit-ce
pas un digne objet de cette noble curiosité, de
découvrir les beautez que la Thebaïde renferme
dans ses deserts, et d' enrichir nostre architecture
des inventions de l' Egypte ? Quelle puissance
et quel art a faire d' un tel païs la
merveille de l' univers ? Et quelles beautez ne
p457
trouveroit-on si on pouvoit aborder la ville
royale, puis que si loin d' elle on couvre des
choses si merveilleuses ?
Il n' appartenoit qu' à l' Egypte de dresser des
monumens pour la posterité. Ses obelisques font
encore aujourd' huy, autant par leur beauté que
par leur hauteur, le principal ornement de Rome ;
et la puissance romaine desesperant d' égaler
les egyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur
d' emprunter les monumens de leurs rois.
L' Egypte n' avoit point encore vde grands
édifices que la tour de Babel, quand elle
imagina ses pyramides, qui par leur figure autant
que par leur grandeur triomphent du temps et
des barbares. Le bon goust des egyptiens leur fit
aimer deslors la solidité et la régularité toute nuë.
N' est-ce point que la nature porte d' elle-mesme
à cét air simple auquel on a tant de peine à
revenir, quand le goust a esté gasté par des
nouveautez et des hardiesses bizarres ? Quoy qu' il
en soit, les egyptiens n' ont aimé qu' une hardiesse
reglée : ils n' ont cherché le nouveau et le
surprenant, que dans la varieté infinie de la
nature ; et ils se vantoient d' estre les seuls qui
avoient fait comme les dieux des ouvrages immortels.
Les inscriptions des pyramides n' estoient
pas moins nobles que l' ouvrage. Elles parloient
aux spectateurs. Une de ces pyramides
bastie de brique avertissoit par son titre qu' on
se gardast bien de la comparer aux autres, et
p458
qu' elle estoit autant au dessus de toutes les
pyramides que Jupiter estoit au dessus de tous
les dieux.
mais quelque effort que fassent les hommes,
leur neant paroist par tout. Ces pyramides estoient
des tombeaux ; encore les rois qui les ont
basties n' ont-ils pas le pouvoir d' y estre
inhumez, et ils n' ont pas joûï de leur sepulcre.
Je ne parlerois pas de ce beau palais qu' on
appelloit le labyrinthe, si Herodote qui l' a veû,
ne nous asseûroit qu' il estoit plus surprenant que
les pyramides. On l' avoit basti sur le bord du
lac de Myris, et on luy avoit donné une veûë
proportionnée à sa grandeur. Au reste, ce n' estoit
pas tant un seul palais qu' un magnifique
amas de douze palais disposez régulierement, et
qui communiquoient ensemble. Quinze cens
chambres meslées de terrasses s' arrangeoient autour
de douze salles, et ne laissoient point de
sortie à ceux qui s' engageoient à les visiter. Il y
avoit autant de bastiment par dessous terre. Ces
bastimens soûterrains estoient destinez à la
sepulture des rois, et encore (qui le pourroit dire
sans honte et sans déplorer l' aveuglement de l' esprit
humain ? ) à nourrir les crocodiles sacrez dont
une nation d' ailleurs si sage faisoit ses dieux.
Vous vous étonnez de voir tant de magnificence
dans les sepulcres de l' Egypte. C' est
qu' outre qu' on les érigeoit comme des monumens
sacrez pour porter aux siecles futurs la
memoire des grands princes, on les regardoit
p459
encore comme des demeures éternelles. Les maisons
estoient appellées des hostelleries où l' on
n' estoit qu' en passant et pendant une vie trop
courte pour terminer tous nos desseins : mais les
maisons veritables estoient les tombeaux que
nous devions habiter durant des siecles infinis.
Au reste, ce n' estoit pas sur les choses inanimées
que l' Egypte travailloit le plus. Ses plus
nobles travaux et son plus bel art consistoit à
former les hommes. La Grece en estoit si persuadée,
que ses plus grands hommes, un Homere,
un Pythagore, un Platon, Lycurgue mesme
et Solon ces deux grands legislateurs, et les
autres qu' il n' est pas besoin de nommer, allerent
apprendre la sagesse en Egypte. Dieu a
voulu que Moïse mesme fust instruit dans toute la
sagesse des egyptiens : c' est par là qu' il a
commenà estre puissant en paroles et en oeuvres.
la vraye sagesse se sert de tout, et Dieu ne veut pas
que ceux qu' il inspire negligent les moyens humains qui
viennent aussi de luy à leur maniere.
Ces sages d' Egypte avoient étudié le régime
qui fait les esprits solides, les corps robustes,
les femmes fecondes, et les enfans vigoureux.
Par ce moyen le peuple croissoit en nombre et
en forces. Le païs estoit sain naturellement ; mais
la philosophie leur avoit appris que la nature
veut estre aidée. Il y a un art de former les corps
aussi-bien que les esprits. Cét art que nostre
nonchalance nous a fait perdre estoit bien connu des
p460
anciens, et l' Egypte l' avoit trouvé. Elle
employoit principalement à ce beau dessein la
frugalité et les exercices. Dans un grand champ de
bataille qui a esté veû par Herodote, les cranes des
perses aisez à percer, et ceux des egyptiens plus
durs que les pierres ausquelles ils estoient meslez,
montroient la molesse des uns et la robuste
constitution qu' une nourriture frugale et de
vigoureux exercices donnoient aux autres. La
course à pied, la course à cheval, la course
dans les chariots se pratiquoit en Egypte avec
une adresse admirable, et il n' y avoit point dans
tout l' univers de meilleurs hommes de cheval
que les egyptiens. Quand Diodore nous
dit qu' ils rejettoient la lute comme un exercice
qui donnoit une force dangereuse et peu durable,
il a deû l' entendre de la lute outrée des
athletes, que la Grece elle-mesme, qui la couronnoit
dans ses jeux, avoit blasmée comme peu
convenable aux personnes libres : mais avec une
certaine moderation, elle estoit digne des
honnestes gens, et Diodore luy-mesme nous apprend
que le Mercure des egyptiens en avoit
inventé les regles aussi-bien que l' art de former
les corps. Il faut entendre de mesme ce
que dit encore cét auteur touchant la musique.
Celle qu' il fait mépriser aux egyptiens,
comme capable de ramollir les courages, estoit
sans doute cette musique molle et effeminée
qui n' inspire que les plaisirs et une fausse tendresse.
p461
Car pour cette musique généreuse dont
les nobles accords élevent l' esprit et le coeur,
les egyptiens n' avoient garde de la mépriser,
puis que, selon Diodore mesme, leur Mercure
l' avoit inventée, et avoit aussi inventé le plus
grave des instrumens de musique. Dans la procession
solennelle des egyptiens, où l' on portoit
en cérémonie les livres de Trismegiste, on voit
marcher à la teste le chantre tenant en main
un symbole de la musique (je ne sçay pas ce que
c' est) et le livre des hymnes sacrez . Enfin
l' Egypte n' oublioit rien pour polir l' esprit, ennoblir
le coeur, et fortifier le corps. Quatre cent mille
soldats qu' elle entretenoit estoient ceux de ses
citoyens qu' elle exerçoit avec plus de soin. Les
loix de la milice se conservoient aiment, et comme
par elles-mesmes, parce que les peres les
apprenoient à leurs enfans : car la profession de la
guerre passoit de pere en fils comme les autres ;
et aprés les familles sacerdotales, celles qu' on
estimoit les plus illustres estoient comme parmi nous
les familles destinées aux armes. Je ne veux pas
dire pourtant que l' Egypte ait esté guerriere. On
a beau avoir des troupes reglées et entretenuës ;
on a beau les exercer à l' ombre dans les travaux
militaires et parmi les images des combats :
il n' y a jamais que la guerre et les combats
effectifs qui fassent les hommes guerriers.
L' Egypte aimoit la paix, parce qu' elle aimoit
la justice, et n' avoit des soldats que pour safense.
p462
Contente de son païs où tout abondoit,
elle ne songeoit point aux conquestes. Elle
s' étendoit d' une autre sorte, en envoyant ses
colonies par toute la terre, et avec elles la
politesse et les loix. Les villes les pluslebres
venoient apprendre en Egypte leurs antiquitez,
et la source de leurs plus belles institutions. On
la consultoit de tous costez sur les regles de la
sagesse. Quand ceux d' Elide rent établi les
jeux olimpiques les plus illustres de la Grece,
ils rechercherent par une ambassade solennelle
l' approbation des egyptiens, et apprirent d' eux
de nouveaux moyens d' encourager les combatans.
L' Egypte regnoit par ses conseils, et cét
empire d' esprit luy parut plus noble et plus
glorieux que celuy qu' on établit par les armes.
Encore que les rois de Thebes fussent sans
comparaison les plus puissans de tous les rois
de l' Egypte, jamais ils n' ont entrepris sur les
dynasties voisines qu' ils ont occupées seulement
quand elles eûrent esté envahies par les arabes ;
de sorte qu' à vray dire ils les ont plustost
enlevées aux étrangers, qu' ils n' ont voulu dominer
sur les naturels du païs. Mais quand ils se
sont meslez d' estre conquerans, ils ont surpassé
tous les autres. Je ne parle point d' Osiris
vainqueur des Indes ; apparemment c' est Bacchus,
ou quelque autre heros aussi fabuleux. Le pere
de Sesostris (les doctes veulent que ce soit
Amenophis, autrement Memnon) ou par instinct,
p463
ou par humeur, ou, comme le disent les egyptiens,
par l' autorité d' un oracle, conceût le
dessein de faire de son fils un conquerant. Il s' y
prit à la maniere des egyptiens, c' est à dire, avec
de grandes pensées. Tous les enfans qui nasquirent
le mesme jour que Sesostris furent amenez
à la cour par ordre du roy. Il les fit élever
comme ses enfans, et avec les mesmes soins que
Sesostris prés duquel ils estoient nourris. Il ne
pouvoit luy donner de plus fideles ministres,
ni des compagnons plus zelez de ses combats.
Quand il fut un peu avancé en âge, il luy fit
faire son apprentissage par une guerre contre
les arabes. Ce jeune prince y apprit à supporter
la faim et la soif, et soumit cette nation
jusqu' alors indomptable. Accoustumé aux travaux
guerriers par cette conqueste, son pere le
fit tourner vers l' occident de l' Egypte : il attaqua
la Lybie, et la plus grande partie de cette vaste
region fut subjuge. En ce temps son pere
mourut, et le laissa en estat de tout entreprendre.
Il ne conceût pas un moindre dessein que
celuy de la conqueste du monde : mais avant
que de sortir de son royaume, il pourveût à
la sreté du dedans, en gagnant le coeur de
tous ses peuples par la liberalité et par la
justice, et reglant au reste le gouvernement avec une
extrême prudence. Cependant il faisoit ses
préparatifs : il levoit des troupes, et leur donnoit
pour capitaines les jeunes gens que son pere
p464
avoit fait nourrir avec luy. Il y en avoit dix-sept
cent capables de répandre dans toute l' armée
le courage, la discipline, et l' amour du
prince. Cela fait, il entra dans l' Ethiopie qu' il
se rendit tributaire. Il continua ses victoires
dans l' Asie. Jérusalem fut la premiere à sentir la
force de ses armes. Le témeraire Roboam ne put
luy résister, et Sesostris enleva les richesses de
Salomon. Dieu, par un juste jugement, les avoit
livrez entre ses mains. Il pénetra dans les Indes
plus loin qu' Hercule ni que Bacchus, et plus loin
que ne fit depuis Alexandre, puis qu' il soumit le
païs au-delà du Gange. Jugez par là si les païs
plus voisins luysisterent. Les scythes obéïrent
jusqu' au Tanaïs : l' Armenie et la Cappadoce luy
furent sujetes. Il laissa une colonie dans l' ancien
royaume de Colchos, les moeurs d' Egypte
sont toûjours demeurées depuis. Herodote a
veû dans l' Asie Mineure d' une mer à l' autre les
monumens de ses victoires avec les superbes
inscriptions de Sesostris roy des rois et seigneur
des seigneurs. Il y en avoit jusques dans la
Thrace, et il étendit son empire depuis le Gange
jusqu' au Danube. La difficulté des vivres
l' empescha d' entrer plus avant dans l' Europe. Il
revint aprés neuf ans chargé des dépouïlles de tous
les peuples vaincus. Il y en t qui défendirent
courageusement leur liberté : d' autres cederent
sans sistance. Sesostris eût soin de marquer
dans ses monumens la difference de ces peuples
p465
en figures hiéroglifiques à la maniere des egyptiens.
Pour décrire son empire, il inventa les
cartes de géographie. Cent temples fameux
érigez en action de graces aux dieux tutelaires
de toutes les villes, furent les premieres aussi-bien
que les plus belles marques de ses victoires, et il
eût soin de publier par les inscriptions, que ces
grands ouvrages avoient esté achevez sans fatiguer
ses sujets. Il mettoit sa gloire à les ménager,
et à ne faire travailler aux monumens de
ses victoires que les captifs. Salomon luy en avoit
donné l' exemple. Ce sage prince n' avoit emplo
que les peuples tributaires dans les grands
ouvrages qui ont rendu son regne immortel. Les
citoyens estoient attachez à de plus nobles
exercices : ils apprenoient à faire la guerre, et à
commander. Sesostris ne pouvoit pas se regler sur
un plus parfait modele. Il regna trente-trois ans,
et joûït long-temps de ses triomphes, beaucoup
plus digne de gloire, si la vanité ne luy eust
pas fait traisner son char par les rois vaincus.
Il semble qu' il ait dédaigde mourir comme
les autres hommes. Devenu aveugle dans sa
vieillesse, il se donna la mort à luy-mesme,
et laissa l' Egypte riche à jamais. Son empire
pourtant ne passa pas la quatriéme génération.
Mais il restoit encore du temps de Tibere des
monumens magnifiques, qui en marquoient l' étenduë
et la quantité des tributs. L' Egypte retourna
bientost à son humeur pacifique. On a
p466
mesme écrit que Sesostris fut le premier à
ramollir, aprés ses conquestes, les moeurs de ses
egyptiens, dans la crainte des révoltes. S' il le
faut croire, ce ne pouvoit estre qu' une précaution
qu' il prenoit pour ses successeurs. Car pour
luy, sage et absolu comme il estoit, on ne voit
pas ce qu' il pouvoit craindre de ses peuples qui
l' adoroient. Au reste cette pensée est peu digne
d' un si grand prince ; et c' estoit mal pourvoir à
la sreté de ses conquestes, que de laisser
affoiblir le courage de ses sujets. Il est vray aussi
que ce grand empire ne dura gueres. Il faut perir
par quelque endroit. La division se mit en Egypte.
Sous Anysis l' aveugle, l' ethiopien Sabacon
envahit le royaume : il en traita aussi-bien les
peuples, et y fit d' aussi grandes choses qu' aucun
des rois naturels. Jamais on ne vit une moderation
pareille à la sienne, puis qu' aprés cinquante
ans d' un regne heureux, il retourna en
Ethiopie pour obéïr à des avertissemens qu' il
crut divins. Le royaume abandonné tomba
entre les mains de Sethon prestre de Vulcain,
prince religieux à sa mode, mais peu guerrier,
et qui acheva d' énerver la milice en maltraitant
les gens de guerre. Depuis ce temps
l' Egypte ne se soustint plus que par des milices
étrangeres. On trouve une espece d' anarchie.
On trouve douze rois choisis par le peuple,
qui partagerent entre eux le gouvernement du
royaume. C' est eux qui ont basti ces douze
p467
palais qui composoient le labyrinthe. Quoy-que
l' Egypte ne pust oublier ses magnificences,
elle fut foible et divisée sous ces douze princes.
Un d' eux (ce fut Psammetique) se rendit le
maistre par le secours des étrangers. L' Egypte
se rétablit, et demeura assez puissante pendant
cinq ou six regnes. Enfin cét ancien royaume,
aprés avoir duré environ seize cens ans, affoibli
par les rois de Babylone et par Cyrus, devint
la proye de Cambyse, le plus insensé de tous
les princes.
Ceux qui ont bien connu l' humeur de l' Egypte,
ont reconnu qu' elle n' estoit pas belliqueuse :
vous en avez veû les raisons. Elle avoit
vescu en paix environ treize cens ans, quand
elle produisit son premier guerrier, qui fut
Sesostris. Aussi malgsa milice si soigneusement
entretenuë, nous voyons sur la fin que les
troupes étrangeres font toute sa force, qui est
un des plus grands defauts que puisse avoir un
estat. Mais les choses humaines ne sont point
parfaites, et il est malaisé d' avoir ensemble dans
la perfection les arts de la paix avec les
avantages de la guerre. C' est une assez belle durée
d' avoir subsisté seize siecles. Quelques ethiopiens
ont regné à Thebes danst intervale,
entre autres Sabacon, et à ce qu' on croit Taraca.
Mais l' Egypte tiroit cette utilité de l' excellente
constitution de son estat, que les étrangers qui la
conqueroient entroient dans ses moeurs plustost
p468
que d' y introduire les leurs : ainsi changeant
de maistres, elle ne changeoit pas de gouvernement.
Elle eût peine à souffrir les perses dont
elle voulut souvent secoûër le joug. Mais elle
n' estoit pas assez belliqueuse pour se soustenir
par sa propre force contre une si grande puissance,
et les grecs qui la défendoient, occupez
ailleurs, estoient contraints de l' abandonner :
de sorte qu' elle retomboit toûjours sous ses
premiers maistres, mais toûjours opiniastrément
attachée à ses anciennes coustumes, et incapable
de démentir les maximes de ses premiers rois.
Quoy-qu' elle en retinst beaucoup de choses
sous les ptolomées, le mélange des moeurs greques
et asiatiques y fut si grand, qu' on n' y
reconnut presque plus l' ancienne Egypte.
Il ne faut pas oublier que les temps des anciens
rois d' Egypte sont fort incertains, mesme
dans l' histoire des egyptiens. On a peine
à placer Osymanduas, dont nous voyons de
si magnifiques monumens dans Diodore, et de
si belles marques de ses combats. Il semble que
les egyptiens n' ayent pas connu le pere de
Sesostris qu' Herodote et Diodore n' ont pas
nommé. Sa puissance est encore plus marquée
par les monumens qu' il a laissez dans toute la
terre, que par les memoires de son païs ; et ces
raisons nous font voir qu' il ne faut pas croire,
comme quelques-uns, que ce que l' Egypte publioit
de ses antiquitez, ait toûjours esté aussi
p469
exact qu' elle s' en vantoit, puis qu' elle-mesme
est si incertaine des temps les plus éclatans de
sa monarchie.
PARTIE 3 CHAPITRE 4
Le grand empire des egyptiens est comme
détaché de tous les autres, et n' a pas, comme
vous voyez, une longue suite. Ce qui nous reste
à dire est plus soustenu, et a des dates plus
précises.
Nous avons neanmoins encore tres-peu de
choses certaines touchant le premier empire des
assyriens : mais enfin en quelque temps qu' on
en veuïlle placer les commencemens, selon les
diverses opinions des historiens, vous verrez que
lors que le monde estoit partagé en plusieurs petits
estats dont les princes songeoient plustost à
se conserver qu' à s' accroistre, Ninus plus
entreprenant et plus puissant que ses voisins, les
accabla les uns aprés les autres, et poussa bien loin
ses conquestes du costé de l' orient. Sa femme
Semiramis, qui joignit à l' ambition assez ordinaire
à son sexe, un courage et une suite de
conseils qu' on n' a pas accoustumé d' y trouver,
soustint les vastes desseins de son mari, et acheva
de former cette monarchie.
Elle estoit grande sans doute, et la grandeur
de Ninive qu' on met au dessus de celle de
Babylone, le montre assez. Mais comme les
historiens les plus judicieux ne font pas cette
monarchie si ancienne que les autres nous la
representent, ils ne la font pas non plus si grande. On
p470
voit durer trop long-temps les petits royaumes
dont il la faudroit composer, si elle estoit aussi
ancienne et aussi étenduë que le fabuleux Ctesias,
et ceux qui l' en ont cru sur sa parole nous la
décrivent. Il est vray que Platon curieux observateur
des antiquitez fait le royaume de Troye
du temps de Priam une dépendance de l' empire
des assyriens. Mais on n' en voit rien dans Homere,
qui, dans le dessein qu' il avoit de relever
la gloire de la Grece, n' auroit pas oublié cette
circonstance ; et on peut croire que les assyriens
estoient peu connus du costé de l' occident, puis
qu' un poëte si sçavant et si curieux d' orner son
poëme de tout ce qui appartenoit à son sujet,
ne les y fait point paroistre.
Cependant, selon la supputation que nous
avons jugé la plus raisonnable, le temps du siege
de Troye estoit le beau temps des assyriens,
puis que c' est celuy des conquestes de Semiramis :
mais c' est qu' elles s' étendirent seulement
vers l' orient. Ceux qui la flatent le plus luy font
tourner ses armes de ce costé-là. Elle avoit eû
trop de part aux conseils et aux victoires de Ninus
pour ne pas suivre ses desseins, si convenables
d' ailleurs à la situation de son empire ; et
je ne croy pas qu' on puisse douter que Ninus ne
se soit attaché à l' orient, puis que Justin mesme
qui le favorise autant qu' il peut, luy fait
terminer aux frontieres de la Lybie les entreprises
qu' il fit du costé de l' occident.
p471
Je ne sçay donc plus en quel temps Ninive
auroit poussé ses conquestes jusqu' à Troye, puis
qu' on voit si peu d' apparence que Ninus et
Semiramis ayent rien entrepris de semblable ; et
que tous leurs successeurs, à commencer depuis
leur fils Ninyas, ont vescu dans une telle mollesse
et avec si peu d' action, qu' à peine leur
nom est-il venu jusqu' à nous, et qu' il faut plustost
s' étonner que leur empire ait pû subsister,
que de croire qu' il ait pû s' étendre.
Il fut sans doute beaucoup diminué par les
conquestes de Sesostris : mais comme elles furent
de peu de durée, et peu soustenuës par ses
successeurs, il est à croire que les païs qu' elles
enleverent aux assyriens, accoustumez de long-temps
à leur domination, y retournerent naturellement :
de sorte que cét empire se maintint
en grande puissance et en grande paix, jusqu' à
ce qu' Arbace ayant découvert la mollesse de ses
rois si long-temps cachée dans le secret du
palais, Sardanapale célebre par ses infamies devint
non seulement méprisable, mais encore
insupportable à ses sujets.
Vous avez veû les royaumes qui sont sortis
du débris de ce premier empire des assyriens,
entre autres celuy de Ninive et celuy de Babylone.
Les rois de Ninive retinrent le nom de rois
d' Assyrie, et furent les plus puissans. Leur
orgueïl s' éleva bientost au-delà de toutes bornes par
les conquestes qu' ils firent, parmi lesquelles on
p472
compte celle du royaume des israëlites ou de
Samarie. Il ne fallut rien moins que la main de
Dieu, et un miracle visible pour les empescher
d' accabler la Judée sous Ezéchias ; et on ne sceût
plus quelles bornes on pourroit donner à leur
puissance, quand on leur vit envahir un peu aprés
dans leur voisinage le royaume de Babylone,
la famille royale estoit defaillie.
Babylone sembloit estre née pour commander
à toute la terre. Ses peuples estoient pleins
d' esprit et de courage. De tout temps la philosophie
regnoit parmi eux avec les beaux arts, et
l' orient n' avoit gueres de meilleurs soldats que
les chaldéens. L' antiquité admire les riches moissons
d' un païs que la negligence de ses habitans
laisse maintenant sans culture ; et son
abondance le fit regarder sous les anciens rois de
Perse comme la troisiéme partie d' un si grand empire.
Ainsi les rois d' Assyrie enflez d' un accroissement
qui ajoustoit à leur monarchie une ville si
opulente, conceûrent de nouveaux desseins.
Nabuchodonosor I crut son empire indigne de luy,
s' il n' y joignoit tout l' univers. Nabuchodonosor
Ii superbe plus que tous les rois ses prédecesseurs,
aprés des succés inoûïs et des conquestes
surprenantes, voulut plustost se faire adorer
comme un dieu, que commander comme un
roy. Quels ouvrages n' entreprit-il point dans
Babylone ? Quelles murailles, quelles tours,
quelles portes, et quelle enceinte y vit-on paroistre !
p473
Il sembloit que l' ancienne tour de Babel allast
estre renouvellée dans la hauteur prodigieuse du
temple de Bel, et que Nabuchodonosor voulust
de nouveau menacer le ciel. Son orgueïl,
quoy-qu' abbatu par la main de Dieu, ne laissa
pas de revivre dans ses successeurs. Ils ne pouvoient
souffrir autour d' eux aucune domination ;
et voulant tout mettre sous le joug, ils devinrent
insupportables aux peuples voisins. Cette
jalousie réünit contre eux avec les rois dedie
et les rois de Perse, une grande partie des
peuples d' orient. L' orgueïl se tourne aisément
en cruauté. Comme les rois de Babylone traitoient
inhumainement leurs sujets, des peuples
entiers aussi-bien que des principaux seigneurs
de leur empire se joignirent à Cyrus et aux medes.
Babylone trop accoustumée à commander
et à vaincre, pour craindre tant d' ennemis
liguez contre elle, pendant qu' elle se croit
invincible, devient captive des medes qu' elle
prétendoit subjuguer, et perit enfin par son orgueïl.
La destinée de cette ville fut étrange, puis
qu' elle perit par ses propres inventions. L' Euphrate
faisoit à peu prés dans ses vastes plaines
le mesme effet que le Nil dans celles d' Egypte :
mais pour le rendre commode, il falloit encore
plus d' art et plus de travail que l' Egypte n' en
employoit pour le Nil. L' Euphrate estoit droit
dans son cours, et jamais ne se débordoit. Il luy
fallut faire dans tout le païs un nombre infini
p474
de canaux, afin qu' il en pust arroser les terres dont
la fertilité devenoit incomparable par ce secours.
Pour rompre la violence de ses eaux trop
impetueuses, il fallut le faire couler par mille détours,
et luy creuser de grands lacs qu' une sage reine
revestit avec une magnificence incroyable. Nitocris
mere de Labynithe, autrement nommé
Nabonide ou Baltasar, dernier roy de Babylone,
fit ces grands ouvrages. Mais cette reine
entreprit un travail bien plus merveilleux : ce fut
d' élever sur l' Euphrate un pont de pierre, afin
que les deux costez de la ville que l' immense
largeur de ce fleuve separoit trop, pussent
communiquer ensemble. Il fallut donc mettre à sec
une riviere si rapide et si profonde, en détournant
ses eaux dans un lac immense que la reine
avoit fait creuser. En mesme temps on bastit le
pont, dont les solides materiaux estoient pparez,
et on revestit de brique les deux bords du
fleuve jusqu' à une hauteur étonnante, en y laissant
des descentes revestuës de mesme, et d' un
aussi bel ouvrage que les murailles de la ville. La
diligence du travail en égala la grandeur. Mais
une reine si pvoyante ne songea pas qu' elle
apprenoit à ses ennemis à prendre sa ville. Ce fut
dans le mesme lac qu' elle avoit creusé, que Cyrus
détourna l' Euphrate, quand desesperant deduire
Babylone ni par force, ni par famine, il
s' y ouvrit des deux costez de la ville le passage
que nous avons veû tant marq par les prophetes.
p475
Si Babylone eust pû croire qu' elle eust esté
périssable comme toutes les choses humaines, et
qu' une confiance insensée ne l' eust pas jettée
dans l' aveuglement : non seulement elle eust
prévoir ce que fit Cyrus, puis que la memoire
d' un travail semblable estoit récente ; mais encore,
en gardant toutes les descentes, elle eust accablé
les perses dans le lit de la riviere ils
passoient. Mais on ne songeoit qu' aux plaisirs et
aux festins : il n' y avoit ni ordre, ni commandement
reglé. Ainsi perissent non seulement les plus
fortes places, mais encore les plus grands
empires. L' épouvante se mit par tout : le roy impie
fut tué ; et Xenophon qui donne ce titre au dernier
roy de Babylone, semblesigner par ce mot les
sacrileges de Baltasar, que Daniel nous fait voir
punis par une chute si surprenante.
Les medes qui avoient détruit le premier empire
des assyriens, détruisirent encore le second,
comme si cette nation eust deû estre toûjours
fatale à la grandeur assyrienne. Mais à cette
derniere fois la valeur et le grand nom de Cyrus
fit que les perses ses sujets rent la gloire
de cette conqueste.
En effet, elle est deûë entierement à ce heros,
qui ayant esté élevé sous une discipline sévere et
réguliere, selon la coustume des perses, peuples
alors aussi moderez, que depuis ils ont esté
voluptueux, fut accoustumé dés son enfance à une
vie sobre et militaire. Les medes autrefois si
laborieux
p476
et si guerriers, mais à la fin ramollis
par leur abondance, comme il arrive toûjours,
avoient besoin d' un tel géneral. Cyrus se servit
de leurs richesses et de leur nom toûjours respecté
en orient ; mais il mettoit l' esperance du succés
dans les troupes qu' il avoit amenées de Perse.
Dés la premiere bataille le roy de Babylone fut
tué, et les assyriens mis en déroute. Le vainqueur
offrit le duel au nouveau roy ; et en montrant
son courage, il se donna la réputation d' un
prince clement qui épargne le sang des sujets.
Il joignit la politique à la valeur. De peur de
ruiner un si beau païs, qu' il regardoitja comme
sa conqueste, il fit résoudre que les laboureurs
seroient épargnez de part et d' autre. Il
sceût réveiller la jalousie des peuples voisins
contre l' orgueïlleuse puissance de Babylone qui
alloit tout envahir ; et enfin la gloire qu' il s' estoit
aquise autant par sa générosité et par sa justice
que par le bonheur de ses armes les ayant tous
ünis sous ses étendars, avec de si grands secours
il soumit cette vaste étenduë de terre dont
il composa son empire.
C' est par là que s' éleva cette monarchie. Cyrus
la rendit si puissante, qu' elle ne pouvoit
gueres manquer de s' accroistre sous ses successeurs.
Mais pour entendre ce qui l' a perduë, il
ne faut que comparer les perses et les successeurs
de Cyrus avec les grecs et leurs généraux,
sur tout avec Alexandre.
PARTIE 3 CHAPITRE 5
p477
Cambyse fils de Cyrus fut celuy qui corrompit
les moeurs des perses. Son pere si bien
élevé parmi les soins de la guerre, n' en prit pas
assez de donner au successeur d' un si grand empire
une éducation semblable à la sienne ; et
par le sort ordinaire des choses humaines, trop
de grandeur nuisit à la vertu. Darius fils
d' Hystaspe, qui d' une vie privée fut élevé sur le
trône, apporta de meilleures dispositions à la
souveraine puissance, et fit quelques efforts pour
parer les desordres. Mais la corruption estoit déja
trop universelle : l' abondance avoit introduit
trop de déreglemens dans les moeurs ; et Darius
n' avoit pas luy-mesme conservé assez de force
pour estre capable de redresser tout-à-fait les
autres. Tout dégénera sous ses successeurs, et le
luxe des perses n' eût plus de mesure.
Mais encore que ces peuples devenus puissans
eussent beaucoup perdu de leur ancienne
vertu en s' abandonnant aux plaisirs, ils avoient
toûjours conservé quelque chose de grand et
de noble. Que peut-on voir de plus noble que
l' horreur qu' ils avoient pour le mensonge, qui
passa toûjours parmi eux pour un vice honteux
et bas ? Ce qu' ils trouvoient le plus lasche aprés
le mensonge, estoit de vivre d' emprunt. Une
telle vie leur paroissoit fainéante, honteuse,
servile, et d' autant plus méprisable, qu' elle
portoit à mentir. Par une générosité naturelle à
leur nation, ils traitoient honnestement les
p478
rois vaincus. Pour peu que les enfans de ces
princes fussent capables de s' accommoder avec
les vainqueurs, ils les laissoient commander dans
leur païs avec presque toutes les marques de leur
ancienne grandeur. Les perses estoient honnestes,
civils, liberaux envers les étrangers, et ils
sçavoient s' en servir. Les gens de merite estoient
connus parmi eux, et ils n' épargnoient
rien pour les gagner. Il est vray qu' ils ne sont
pas arrivez à la connoissance parfaite de cette
sagesse qui apprend à bien gouverner. Leur
grand empire fut toûjours regi avec quelque
confusion. Ils ne scrent jamais trouver ce bel
art depuis si bien pratiqué par les romains, d' unir
toutes les parties d' un grand estat, et d' en
faire un tout parfait. Aussi n' estoient-ils
presque jamais sans révoltes considerables. Ils
n' estoient pourtant pas sans politique. Les regles
de la justice estoient connuës parmi eux, et ils
ont eû de grands rois qui les faisoient observer
avec une admirable exactitude. Les crimes
estoient severement punis ; mais avec cette
moderation, qu' en pardonnant aisément les premieres
fautes, on réprimoit les rechutes par de
rigoureux chastimens. Ils avoient beaucoup de
bonnes loix, presque toutes venuës de Cyrus,
et de Darius fils d' Hystaspe. Ils avoient des
maximes de gouvernement, des conseils reglez
pour les maintenir, et une grande subordination
dans tous les emplois. Quand on disoit
p479
que les grands qui composoient le conseil estoient
les yeux et les oreilles du prince : on
avertissoit tout ensemble et le prince, qu' il
avoit ses ministres comme nous avons les organes
de nos sens, non pas pour se reposer,
mais pour agir par leur moyen ; et les ministres,
qu' ils ne devoient pas agir pour eux-mesmes,
mais pour le prince qui estoit leur chef,
et pour tout le corps de l' estat. Ces ministres
devoient estre instruits des anciennes maximes
de la monarchie. Le registre qu' on tenoit des
choses passées, servoit de regle à la posterité.
On y marquoit les services que chacun avoit
rendus, de peur qu' à la honte du prince, et au
grand malheur de l' estat, ils ne demeurassent
sans compense. C' estoit une belle maniere
d' attacher les particuliers au bien public, que
de leur apprendre qu' ils ne devoient jamais
sacrifier pour eux seuls, mais pour le roy et pour
tout l' estat où chacun se trouvoit avec tous les
autres. Un des premiers soins du prince estoit de
faire fleurir l' agriculture ; et les satrapes dont le
gouvernement estoit le mieux cultivé, avoient
la plus grande part aux graces. Comme il y
avoit des charges établies pour la conduite des
armes, il y en avoit aussi pour veiller aux travaux
rustiques : c' estoit deux charges semblables,
dont l' une prenoit soin de garder le païs, et
l' autre de le cultiver. Le prince les protegeoit
avec une affection presque égale, et les faisoit
p480
concourir au bien public. Aprés ceux qui avoient
remporté quelque avantage à la guerre, les plus
honorez estoient ceux qui avoient élevé beaucoup
d' enfans. Le respect qu' on inspiroit aux
perses dés leur enfance pour l' autorité royale,
alloit jusqu' à l' excés, puis qu' ils y mesloient de
l' adoration, et paroissoient plustost des esclaves
que des sujets soumis par raison à un empire
legitime : c' estoit l' esprit des orientaux, et
peut-estre que le naturel vif et violent de ces
peuples demandoit un gouvernement plus ferme et
plus absolu.
La maniere dont on élevoit les enfans des
rois est admirée par Platon, et proposée aux
grecs comme le modele d' une éducation parfaite.
Dés l' âge de sept ans on les tiroit des
mains des eunuques pour les faire monter à
cheval, et les exercer à la chasse. à l' âge de
quatorze ans, lors que l' esprit commence à se
former, on leur donnoit pour leur instruction
quatre hommes des plus vertueux et des plus
sages de l' estat. Le premier, dit Platon, leur
apprenoit la magie, c' est à dire dans leur
langage, le culte des dieux selon les anciennes
maximes et selon les loix de Zoroastre fils
d' Oromase. Le second les accoustumoit à dire la
verité, et à rendre la justice. Le troisme leur
enseignoit à ne se laisser pas vaincre par les
voluptez, afin d' estre toûjours libres et vrayment
rois, maistres d' eux-mesmes et de leurs desirs.
p481
Le quatriéme fortifioit leur courage contre la
crainte qui en eust fait des esclaves, et leur eust
osté la confiance si nécessaire au commandement.
Les jeunes seigneurs estoient élevez à la porte du
roy avec ses enfans. On prenoit un soin particulier
qu' ils ne vissent ni n' entendissent rien de
malhonneste. On rendoit compte au roy de leur
conduite. Ce compte qu' on luy en rendoit estoit
suivi par son ordre de chastimens, et de
compenses. La jeunesse qui les voyoit, apprenoit
de bonne heure avec la vertu, la science d' obéïr
et de commander. Avec une si belle institution
que ne devoit-on pas esperer des rois
de Perse et de leur noblesse, si on eust eû autant
de soin de les bien conduire dans le progrés
de leur âge qu' on en avoit de les bien instruire
dans leur enfance ? Mais les moeurs corrompuës
de la nation les entraisnoient bientost dans les
plaisirs, contre lesquels nulle éducation ne peut
tenir. Il faut pourtant confesser que malgré cette
mollesse des perses, malgré le soin qu' ils avoient
de leur beauté et de leur parure, ils ne manquoient
pas de valeur. Ils s' en sont toûjours piquez,
et ils en ont donné d' illustres marques.
L' art militaire avoit parmi eux la préference
qu' il meritoit comme celuy à l' abri duquel tous
les autres peuvent s' exercer en repos. Mais jamais
ils n' en connurent le fond, ni ne sceûrent ce
que peut dans une armée la séverité, la discipline,
l' arrangement des troupes, l' ordre des marches
p482
et des campemens, et enfin une certaine conduite
qui fait remr ces grands corps sans confusion
et à propos. Ils croyoient avoir tout fait quand
qui alloit au combat assez résolument, mais sans
ordre, et qui se trouvoit embarassé d' une multitude
infinie de personnes inutiles que le roy et
les grands traisnoient aprés eux seulement pour
le plaisir. Car leur mollesse estoit si grande, qu' ils
vouloient trouver dans l' armée la mesme magnificence
et les mesmes délices que dans les
lieux la cour faisoit sa demeure ordinaire ;
de sorte que les rois marchoient accompagnez
de leurs femmes, de leurs concubines, de leurs
eunuques, et de tout ce qui servoit à leurs plaisirs.
La vaisselle d' or et d' argent, et les meubles
précieux suivoient dans une abondance prodigieuse,
et enfin tout l' attirail que demande une
telle vie. Une armée composée de cette sorte et
déja embarassée de la multitude excessive de ses
soldats, estoit surchargée par le nombre demesu
de ceux qui ne combatoient point. Dans
cette confusion, on ne pouvoit se mouvoir de
concert ; les ordres ne venoient jamais à temps,
et dans une action tout alloit comme il pouvoit,
sans que personne fust en estat d' y pourvoir. Joint
encore qu' il falloit avoir fini bientost, et passer
rapidement dans un païs : car ce corps immense
et avide non seulement de ce qui estoit necessaire
pour la vie, mais encore de ce qui servoit
p483
au plaisir, consumoit tout en peu de temps, et
on a peine à comprendre d' où il pouvoit tirer
sa subsistence.
Cependant, avec ce grand appareil, les perses
étonnoient les peuples qui ne sçavoient pas
mieux la guerre qu' eux. Ceux mesme qui la sçavoient
se trouverent ou affoiblis par leurs propres
divisions, ou accablez par la multitude de
leurs ennemis ; et c' est par là que l' égypte, toute
superbe qu' elle estoit et de son antiquité et de
ses sages institutions et des conquestes de son
Sesostris, devint sujete des perses. Il ne leur fut
pas malaisé de dompter l' Asie Mineure, et mesme
les colonies greques que la mollesse de l' Asie
avoit corrompuës. Mais quand ils vinrent à
la Grece mesme, ils trouverent ce qu' ils n' avoient
jamais v, une milice reglée, des chefs
entendus, des soldats accoustumez à vivre de
peu, des corps endurcis au travail, que la lute
et les autres exercices ordinaires dans ce païs
rendoient adroits : des armées mediocres à la
verité, mais semblables à ces corps vigoureux
il semble que tout soit nerf, et où tout est
plein d' esprits ; au reste si bien commandées et si
souples aux ordres de leurs géneraux, qu' on eust
cru que les soldats n' avoient tous qu' une mesme
ame, tant on voyoit de concert dans leurs mouvemens.
Mais ce que la Grece avoit de plus grand,
estoit une politique ferme et prévoyante, qui
p484
sçavoit abandonner, hasarder, et défendre ce
qu' il falloit ; et ce qui est plus grand encore, un
courage que l' amour de la liberté et celuy de la
patrie rendoit invincible.
Les grecs naturellement pleins d' esprit et de
courage avoient esté cultivez de bonne heure
par des rois et des colonies venuës d' égypte,
qui s' estant établies dés les premiers temps en
divers endroits du païs, avoientpandu par
tout cette excellente police des égyptiens. C' est
de là qu' ils avoient appris les exercices du
corps, la lute, la course à pied, la course à
cheval et sur des chariots, et les autres exercices
qu' ils mirent dans leur perfection par les
glorieuses couronnes des jeux olympiques. Mais
ce que les égyptiens leur avoient appris de
meilleur, estoit à se rendre dociles, et à se laisser
former par les loix pour le bien public. Ce
n' estoit pas des particuliers qui ne songent qu' à
leurs affaires, et ne sentent les maux de l' estat
qu' autant qu' ils en souffrent eux-mesmes, ou
que le repos de leur famille en est troublé. Les
grecs estoient instruits à se regarder, et à
regarder leur famille comme partie d' un plus
grand corps qui estoit le corps de l' estat. Les
peres nourrissoient leurs enfans dans cét esprit ;
et les enfans apprenoient dés le berceau à regarder
la patrie comme une mere commune à
qui ils appartenoient plus encore qu' à leurs parens.
Le mot de civilité ne signifioit pas seulement
p485
parmi les grecs la douceur et la déference
mutuelle qui rend les hommes sociables :
l' homme civil n' estoit autre chose qu' un bon
citoyen qui se regarde toûjours comme membre
de l' estat, qui se laisse conduire par les loix,
et conspire avec elles au bien public, sans rien
entreprendre sur personne. Les anciens rois que
la Grece avoit eûs en divers païs, un Minos,
un Cecrops, un Thesée, un Codrus, un Temene,
un Cresphonte, un Eurystene, un Patrocles,
et les autres semblables, avoient répandu
t esprit dans toute la nation. Ils furent
tous populaires, non point en flatant le peuple,
mais en procurant son bien, et en faisant regner
la loy.
Que diray-je de la severité des jugemens ?
Quel plus grave tribunal y eût-il jamais que
celuy de l' aréopage si réveré dans toute la Grece,
qu' on disoit que les dieux mesmes y avoient
comparu ? Il a esté célebre dés les premiers temps,
et Cecrops apparemment l' avoit fondé sur le
modele des tribunaux de l' égypte. Aucune
compagnie n' a conservé si long-temps la réputation
de son ancienne severité, et l' éloquence
trompeuse en a toûjours esté bannie.
Les grecs ainsi policez peu à peu se crurent
capables de se gouverner eux-mesmes, et la pluspart
des villes se formerent en républiques.
Mais de sages legislateurs qui s' éleverent en
chaque païs, un Thales, un Pythagore, un Pittacus,
p486
un Lycurgue, un Solon, un Philolas, et
tant d' autres que l' histoire marque, empescherent
que la liberté ne dégénerast en licence. Des
loix simplement écrites et en petit nombre,
tenoient les peuples dans le devoir, et les faisoient
concourir au bien commun du païs.
L' idée de liberté qu' une telle conduite inspiroit,
estoit admirable. Car la liberté que se figuroient
les grecs, estoit une liberté soumise à
la loy, c' est à dire, à la raison mesme reconn
par tout le peuple. Ils ne vouloient pas que les
hommes eussent du pouvoir parmi eux. Les
magistrats redoutez durant le temps de leur ministere,
redevenoient des particuliers qui ne gardoient
d' autorité qu' autant que leur en donnoit
leur experience. La loy estoit regardée comme
la maistresse : c' estoit elle qui établissoit les
magistrats, qui en regloit le pouvoir, et qui enfin
chastioit leur mauvaise administration.
Il n' est pas icy question d' examiner si ces
idées sont aussi solides que specieuses. Enfin la
Grece en estoit charmée, et préferoit les
inconveniens de la liberté à ceux de la sujetion
legitime quoy-qu' en effet beaucoup moindres.
Mais comme chaque forme de gouvernement a
ses avantages, celuy que la Grece tiroit du sien,
estoit que les citoyens s' affectionnoient d' autant
plus à leur païs qu' ils le conduisoient en commun,
et que chaque particulier pouvoit parvenir
aux premiers honneurs.
p487
Ce que fit la philosophie pour conserver l' estat
de la Grece, n' est pas croyable. Plus ces peuples
estoient libres, plus il estoit necessaire d' y
établir par de bonnes raisons les regles des moeurs,
et celles de la société. Pythagore, Thales,
Anaxagore, Socrate, Archytas, Platon, Xenophon,
Aristote, et une infinité d' autres remplirent la
Grece de ces beaux pceptes. Il y eût des
extravagans, qui prirent le nom de philosophes :
mais ceux qui estoient suivis, estoient ceux qui
enseignoient à sacrifier l' interest particulier et
mesme la vie à l' interestnéral et au salut de
l' estat ; et c' estoit la maxime la plus commune
des philosophes, qu' il falloit ou se retirer des
affaires publiques, ou n' y regarder que le bien
public.
Pourquoy parler des philosophes ? Les poëtes
mesme qui estoient dans les mains de tout le
peuple, les instruisoient plus encore qu' ils ne les
divertissoient. Le plus renom des conquerans
regardoit Homere comme un maistre qui luy
apprenoit à bien regner. Ce grand poëte n' apprenoit
pas moins à bien obéïr, et à estre bon
citoyen. Luy et tant d' autres poëtes, dont les
ouvrages ne sont pas moins graves qu' ils sont
agréables, ne célebrent que les arts utiles à la vie
humaine, ne respirent que le bien public, la
patrie, la societé, et cette admirable civilité que
nous avons expliquée.
Quand la Grece ainsi élevée regardoit les
p488
asiatiques avec leur délicatesse, avec leur parure
et leur beauté semblable à celle des femmes, elle
n' avoit que du mépris pour eux. Mais leur forme
de gouvernement qui n' avoit pour regle
que la volonté du prince, maistresse de toutes
les loix et mesme des plus sacrées, luy inspiroit
de l' horreur ; et l' objet le plus odieux qu' eust
toute la Grece, estoient les barbares.
Cette haine estoit ven aux grecs dés les premiers
temps, et leur estoit devenuë comme naturelle.
Une des choses qui faisoit aimer la poësie
d' Homere, est qu' il chantoit les victoires et
les avantages de la Grece sur l' Asie. Du costé de
l' Asie estoit Venus, c' est à dire, les plaisirs, les
folles amours et la mollesse : du costé de la Grece
estoit Junon, c' est à dire, la gravité avec l' amour
conjugal, Mercure avec l' éloquence, Jupiter et
la sagesse politique. Du costé de l' Asie estoit
Mars impetueux et brutal, c' est à dire, la guerre
faite avec fureur : du costé de la Grece estoit
Pallas, c' est à dire, l' art militaire et la valeur
conduite par esprit. La Grece depuis ce temps avoit
toûjours cru que l' intelligence et le vray courage
estoit son partage naturel. Elle ne pouvoit souffrir
que l' Asie pensast à la subjuguer ; et en
subissant ce joug, elle eust cru assujetir la vertu à
la volupté, l' esprit au corps, et le veritable courage
à une force insensée qui consistoit seulement dans la
multitude.
La Grece estoit pleine de ces sentimens, quand
p489
elle fut attaquée par Darius fils d' Hystaspe et
par Xerxes, avec des armées dont la grandeur
paroist fabuleuse, tant elle est énorme. Aussitost
chacun se prépare à défendre sa liberté.
Quoy-que toutes les villes de Grece fissent autant de
publiques, l' interest commun les ünit, et
il ne s' agissoit entre elles que de voir qui feroit
le plus pour le bien public. Il ne cousta rien aux
atheniens d' abandonner leur ville au pillage
et à l' incendie ; et aprés qu' ils rent sauvé
leurs vieillards et leurs femmes avec leurs enfans,
ils mirent sur des vaisseaux tout ce qui
estoit capable de porter les armes. Pour arrester
quelques jours l' armée persienne à un passage
difficile, et pour luy faire sentir ce que c' estoit
que la Grece, une poignée de lacedémoniens
courut avec son roy à une mort asseûrée, contens
en mourant d' avoir immolé à leur patrie
un nombre infini de ces barbares, et d' avoir laissé
à leurs compatriotes l' exemple d' une hardiesse
inoûïe. Contre de telles armées et une telle
conduite, la Perse se trouva foible, et éprouva
plusieurs fois à son dommage, ce que peut la
discipline contre la multitude et la confusion, et ce
que peut la valeur conduite avec art contre une
impetuosité aveugle.
Il ne restoit à la Perse tant de fois vaincuë,
que de mettre la division parmi les grecs ; et
l' estat mesme où ils se trouvoient par leurs
victoires, rendoit cette entreprise facile. Comme
p490
la crainte les tenoit unis, la victoire et la
confiance rompit l' union. Accoustumez à combatre
et à vaincre, quand ils crurent n' avoir plus à
craindre la puissance des perses, ils se tournerent
les uns contre les autres. Mais il faut expliquer
un peu davantage cét estat des grecs, et ce
secret de la politique persienne.
Parmi toutes les républiques dont la Grece
estoit composée, Athenes et Lacedémone estoient
sans comparaison les principales. On ne peut
avoir plus d' esprit qu' on en avoit à Athenes, ni
plus de force qu' on en avoit à Lacedémone. Athenes
vouloit le plaisir : la vie de Lacedémone estoit
dure et laborieuse. L' une et l' autre aimoit la
gloire et la liberté : mais à Athenes, la liberté
tendoit naturellement à la licence ; et contrainte
par des loix séveres à Lacedémone, plus elle
estoit réprimée au dedans, plus elle cherchoit à
s' étendre en dominant au dehors. Athenes vouloit
aussi dominer, mais par un autre principe.
L' interest se mesloit à la gloire. Ses citoyens
excelloient dans l' art de naviger ; et la mer où elle
regnoit l' avoit enrichie. Pour demeurer seule
maistresse de tout le commerce, il n' y avoit rien
qu' elle ne voulust assujetir ; et ses richesses qui
luy inspiroient ce desir, luy fournissoient le
moyen de le satisfaire. Au contraire, à Lacedémone,
l' argent estoit méprisé. Comme toutes ses
loix tendoient à en faire une publique guerriere,
la gloire des armes estoit le seul charme
p491
dont les esprits de ses citoyens fussent possedez.
Dés-là naturellement elle vouloit dominer ; et
plus elle estoit au dessus de l' interest, plus elle
s' abandonnoit à l' ambition.
Lacedémone par sa vie reglée estoit ferme dans
ses maximes et dans ses desseins. Athenes estoit
plus vive, et le peuple y estoit trop maistre. La
philosophie et les loix faisoient à la verité de
beaux effets dans des naturels si exquis ; mais la
raison toute seule n' estoit pas capable de les
retenir. Un sage athenien, et qui connoissoit
admirablement le naturel de son païs, nous apprend
que la crainte estoit nécessaire à ces esprits trop
vifs et trop libres ; et qu' il n' y eût plus moyen
de les gouverner, quand la victoire de Salamine
les eût rasseûrez contre les perses.
Alors deux choses les perdirent, la gloire de
leurs belles actions, et la seûreté où ils croyoient
estre. Les magistrats n' estoient plus écoutez ; et
comme la Perse estoit affligée par une excessive
sujetion, Athenes, dit Platon, ressentit les maux
d' une liberté excessive.
Ces deux grandes républiques si contraires
dans leurs moeurs et dans leur conduite,
s' embarassoient l' une l' autre dans le dessein qu' elles
avoient d' assujetir toute la Grece ; de sorte
qu' elles estoient toûjours ennemies, plus encore par
la contrarieté de leurs interests, que par
l' incompatibilité de leurs humeurs.
Les villes greques ne vouloient la domination
p492
ni de l' une ni de l' autre : car outre que chacun
souhaitoit pouvoir conserver sa liberté, elles
trouvoient l' empire de ces deux républiques
trop fascheux. Celuy de Lacedémone estoit dur.
On remarquoit dans son peuple je ne sçay quoy
de farouche. Un gouvernement trop rigide et une
vie trop laborieuse y rendoit les esprits trop fiers,
trop austeres, et trop imperieux : joint qu' il falloit
se résoudre à n' estre jamais en paix sous l' empire
d' une ville, qui estant formée pour la guerre,
ne pouvoit se conserver qu' en la continuant
sans relasche. Ainsi les lacedémoniens vouloient
commander, et tout le monde craignoit qu' ils
ne commandassent. Les atheniens estoient
naturellement plus doux et plus agréables. Il n' y
avoit rien de plus délicieux à voir que leur ville,
les festes et les jeux estoient perpetuels ; où
l' esprit, où la liberté et les passions donnoient
tous les jours de nouveaux spectacles. Mais leur
conduite inégale déplaisoit à leurs alliez, et estoit
encore plus insupportable à leurs sujets. Il falloit
essuyer les bizarreries d' un peuple flaté, c' est à
dire, selon Platon, quelque chose de plus
dangereux que celle d' un prince gasté par la flaterie.
Ces deux villes ne permettoient point à la Grece
de demeurer en repos. Vous avez veû la guerre
du Peloponnese, et les autres toûjours causées ou
entretenuës par les jalousies de Lacedémone et
d' Athenes. Mais ces mesmes jalousies qui troubloient
la Grece, la soustenoient en quelque façon,
p493
et l' empeschoient de tomber dans la dépendance
de l' une ou de l' autre de ces républiques.
Les perses apperceûrent bientost cét estat de
la Grece. Ainsi tout le secret de leur politique,
estoit d' entretenir ces jalousies, et de fomenter
ces divisions. Lacédemone qui estoit la plus
ambitieuse, fut la premiere à les faire entrer dans
les querelles des grecs. Ils y entrerent dans le
dessein de se rendre maistres de toute la nation ;
et soigneux d' affoiblir les grecs les uns par les
autres, ils n' attendoient que le moment de les
accabler tous ensemble. ja les villes de Grece
ne regardoient dans leurs guerres que le roy de
Perse qu' elles appelloient le grand roy, ou le
roy par excellence, comme si elles se fussent
déja comptées pour sujetes : mais il n' estoit pas
possible que l' ancien esprit de la Grece ne se
veillast à la veille de tomber dans la servitude,
et entre les mains des barbares. De petits rois
grecs entreprirent de s' opposer à ce grand roy,
et de ruiner son empire. Avec une petite armée,
mais nourrie dans la discipline que nous avons
veûë, Agesilas roy de Lacedémone fit trembler
les perses dans l' Asie Mineure, et montra qu' on
les pouvoit abbatre. Les seules divisions de la
Grece arresterent ses conquestes : mais il arriva
dans ces temps-là que le jeune Cyrus frere
d' Artaxerxe se révolta contre luy. Il avoit dix
mille grecs dans ses troupes, qui seuls ne purent estre
rompus dans la route universelle de son armée.
p494
Il fut tué dans la bataille, et de la main
d' Artaxerxe, à ce qu' on dit. Nos grecs se trouvoient
sans protecteur au milieu des perses et aux environs de
Babylone. Cependant Artaxerxe victorieux ne
put ni les obliger à poser volontairement les armes,
ni les y forcer. Ils conceûrent le hardi dessein
de traverser en corps d' are tout son empire
pour retourner en leur païs, et ils en vinrent à
bout. Toute la Grece vit alors plus que jamais,
qu' elle nourrissoit une milice invincible à laquelle
tout devoit ceder, et que ses seules divisions la
pouvoient soumettre à un ennemi trop foible
pour luy résister quand elle seroit unie. Philippe
roy de Macedoine, également habile et vaillant,
nagea si bien les avantages que luy donnoit
contre tant de villes et de publiques divisées
un royaume petit à la verité, mais uni, et où la
puissance royale estoit absoluë, qu' à la fin
moitié par adresse, et moitié par force, il se rendit
le plus puissant de la Grece, et obligea tous les
grecs à marcher sous ses étendarts contre l' ennemi
commun. Il fut tué dans ces conjonctures :
mais Alexandre son fils succeda à son royaume
et à ses desseins.
Il trouva les macedoniens non seulement
aguerris, mais encore triomphans, et devenus
par tant de succés presque autant superieurs
aux autres grecs en valeur et en discipline, que
les autres grecs estoient au dessus des perses et
de leurs semblables.
p495
Darius qui regnoit en Perse de son temps
estoit juste, vaillant, généreux, aimé de ses peuples,
et ne manquoit ni d' esprit, ni de vigueur
pour exécuter ses desseins. Mais si vous le comparez
avec Alexandre : son esprit avec ce génie
perçant et sublime : sa valeur avec la hauteur
et la fermeté de ce courage invincible qui se
sentoit animé par les obstacles ; avec cette ardeur
immense d' accroistre tous les jours son
nom qui luy faisoit pferer à tous les perils,
à tous les travaux, et à mille morts, le moindre
degré de gloire ; enfin, avec cette confiance
qui luy faisoit sentir au fond de son coeur que
tout luy devoit ceder comme à un homme que
sa destinée rendoit superieur aux autres, confiance
qu' il inspiroit non seulement à ses chefs,
mais encore aux moindres de ses soldats qu' il
élevoit par ce moyen au dessus des difficultez,
et au dessus d' eux-mesmes : vous jugerez aisément
auquel des deux appartenoit la victoire.
Et si vous joignez à ces choses les avantages
des grecs et des macedoniens au dessus de
leurs ennemis, vous avërez que la Perse attaquée
par un tel heros et par de telles ares,
ne pouvoit plus éviter de changer de maistre.
Ainsi vous découvrirez en mesme temps ce qui
a ruiné l' empire des perses, et ce qui a élevé
celuy d' Alexandre.
Pour luy faciliter la victoire, il arriva que
la Perse perdit le seul général qu' elle pust opposer
p496
aux grecs : c' estoit Memnon Rhodien.
Tant qu' Alexandret en teste un si fameux
capitaine, il put se glorifier d' avoir vaincu un
ennemi digne de luy. Au lieu de hasarder contre
les grecs une bataille générale, Memnon
vouloit qu' on leur disputast tous les passages,
qu' on leur coupast les vivres, qu' on les allast
attaquer chez eux, et que par une attaque vigoureuse
on les forçast à venir fendre leur païs.
Alexandre y avoit pourv, et les troupes
qu' il avoit laises à Antipater, suffisoient
pour garder la Grece. Mais sa bonne fortune le
delivra tout d' un coup de cét embarras. Au
commencement d' une diversion qui déja inquiétoit
toute la Grece, Memnon mourut, et Alexandre
mit tout à ses pieds.
Ce prince fit son entrée dans Babylone avec
un éclat qui surpassoit tout ce que l' univers
avoit jamais veû ; et aprés avoir vengé la Grece,
aprés avoir subjugué avec une promptitude incroyable
toutes les terres de la domination persienne,
pour asseûrer de tous costez son nouvel
empire, ou plustost pour contenter son ambition,
et rendre son nom plus fameux que celuy
de Bacchus, il entra dans les Indes où il poussa
ses conquestes plus loin que ce célebre
vainqueur. Mais celuy que les deserts, les fleuves,
et les montagnes n' estoient pas capables
d' arrester, fut contraint de ceder à ses soldats
rebutez qui luy demandoient du repos. duit
p497
à se contenter des superbes monumens qu' il
laissa sur le bord de l' Araspe, il ramena son armée
par une autre route que celle qu' il avoit
tenuë, et dompta tous les païs qu' il trouva sur
son passage.
Il revint à Babylone craint et respecté non
pas comme un conquerant, mais comme un
dieu. Maist empire formidable qu' il avoit
conquis, ne dura pas plus long-temps que sa vie
qui fut fort courte. à l' âge de trente-trois ans,
au milieu des plus vastes desseins qu' un homme
eust jamais conceû et avec les plus justes esperances
d' un heureux succés, il mourut sans avoir
le loisir d' établir solidement ses affaires, laissant
un frere imbecille, et des enfans en bas âge
incapables de soustenir un si grand poids. Mais
ce qu' il y avoit de plus funeste pour sa maison
et pour son empire, est qu' il laissoit des capitaines
à qui il avoit appris à ne respirer que
l' ambition et la guerre. Il prévit à quels excés ils
se porteroient quand il ne seroit plus au monde :
pour les retenir, et de peur d' en estre dédit,
il n' osa nommer ni son successeur, ni le tuteur
de ses enfans. Il prédit seulement que ses amis
lebreroient ses funerailles avec des batailles
sanglantes, et il expira dans la fleur de son âge,
plein des tristes images de la confusion qui devoit
suivre sa mort.
En effet, vous avez veû le partage de son empire,
et la ruine affreuse de sa maison. La
p498
Macedoine son ancien royaume tenu par ses
ancestres depuis tant de siecles, fut envahi de
tous costez comme une succession vacante, et
aprés avoir esté long-temps la proye du plus fort,
il passa enfin à une autre famille. Ainsi ce grand
conquerant, le plus renomet le plus illustre
qui fut jamais, a esté le dernier roy de sa race.
S' il fust demeupaisible dans la Macedoine, la
grandeur de son empire n' auroit pas tenté ses
capitaines, et il eust laisser à ses enfans le
royaume de ses peres. Mais parce qu' il avoit
esté trop puissant, il fut cause de la perte de
tous les siens : et voilà le fruit glorieux de tant
de conquestes.
Sa mort fut la seule cause de cette grande
volution. Car il faut dire à sa gloire, que si
jamais homme a esté capable de soustenir un si
vaste empire, quoy-que nouvellement conquis,
ç' a esté sans doute Alexandre, puis qu' il n' avoit
pas moins d' esprit que de courage. Il ne faut
donc point imputer à ses fautes, quoy-qu' il en
ait fait de grandes, la chute de sa famille, mais
à la seule mortalité ; si ce n' est qu' on veuïlle dire
qu' un homme de son humeur, et que son ambition
engageoit tjours à entreprendre, n' eust
jamais trouvé le loisir d' établir les choses.
Quoy qu' il en soit, nous voyons par son
exemple, qu' outre les fautes que les hommes
pourroient corriger, c' est à dire, celles qu' ils
font par emportement, ou par ignorance, il y
p499
a un foible irremédiable inseparablement attaché
aux desseins humains, et c' est la mortalité.
Tout peut tomber en un moment par cét endroit-là :
ce qui nous force d' avoûër que comme le vice le plus
inherent, si je puis parler de la sorte, et le plus
inseparable des choses humaines, c' est leur propre
caducité ; celuy qui
sçait conserver et affermir un estat, a trouvé
un plus haut point de sagesse que celuy qui
sçait conquerir et gagner des batailles.
Il n' est pas besoin que je vous raconte en
détail ce qui fit perir les royaumes formez du
débris de l' empire d' Alexandre, c' est à dire, celuy
de Syrie, celuy de Macedoine, et celuy
d' égypte. La cause commune de leur ruine est
qu' ils furent contraints de ceder à une plus
grande puissance, qui fut la puissance romaine.
Si toutefois nous voulions considerer le dernier
estat de ces monarchies, nous trouverions aiment
les causes immédiates de leur chute ; et
nous verrions entre autres choses que la plus
puissante de toutes, c' est à dire, celle de Syrie,
aprés avoir esté ébranlée par la mollesse et le
luxe de la nation, receût enfin le coup mortel
par la division de ses princes.
PARTIE 3 CHAPITRE 6
Nous sommes enfin venus à ce grand empire
qui a englouti tous les empires de l' univers,
d' où sont sortis les plus grands royaumes
du monde que nous habitons, dont nous
respectons encore les loix, et que nous devons
p500
par consequent mieux connoistre que tous les
autres empires. Vous entendez bien, monseigneur,
que je parle de l' empire romain.
Vous en avez veû la longue et morable histoire
dans toute sa suite. Mais pour entendre
parfaitement les causes de l' élevation de Rome,
et celles des grands changemens qui sont arrivez
dans son estat : considerez attentivement
avec les moeurs des romains les temps d' où dépendent
tous les mouvemens de ce vaste empire.
De tous les peuples du monde le plus fier et
le plus hardi, mais tout ensemble le plus reg
dans ses conseils, le plus constant dans ses
maximes, le plus avisé, le plus laborieux, et enfin
le plus patient, a esté le peuple romain.
De tout cela s' est fore la meilleure milice
et la politique la plus prévoyante, la plus ferme,
et la plus suivie qui fut jamais.
Le fond d' un romain, pour ainsi parler, estoit
l' amour de sa liberté et de sa patrie. Une
de ces choses luy faisoit aimer l' autre : car parce
qu' il aimoit sa liberté, il aimoit aussi sa patrie
comme une mere qui le nourrissoit dans des
sentimens également généreux et libres.
Sous ce nom de liberté, les romains se figuroient
avec les grecs un estat où personne ne
fust sujet que de la loy, et où la loy fust plus
puissante que les hommes.
Au reste, quoy-que Rome fust née sous un
p501
gouvernement royal, elle avoit mesme sous ses
rois une liberté qui ne convient gueres à une
monarchie reglée. Car outre que les rois estoient
électifs, et que l' élection s' en faisoit par tout
le peuple, c' estoit encore au peuple assemblé à
confirmer les loix, et à résoudre la paix ou la
guerre. Il y avoit mesme des cas particuliers où
les rois déferoient au peuple le jugement souverain :
témoin Tullus Hostilius, qui n' osant ni
condamner ni absoudre Horace comblé tout
ensemble et d' honneur pour avoir vaincu les
Curiaces, et de honte pour avoir tué sa soeur,
le fit juger par le peuple. Ainsi les rois n' avoient
proprement que le commandement des ares,
et l' autorité de convoquer les assemblées legitimes,
d' y proposer les affaires, de maintenir les
loix, et d' exécuter les decrets publics.
Quand Servius Tullius conceût le dessein que
vous avez veû de réduire Rome en république,
il augmenta dans un peuple déja si libre l' amour
de la liberté ; et de là vous pouvez juger
combien les romains en furent jaloux quand ils
l' eûrent goustée toute entiere sous leurs consuls.
On frémit encore en voyant dans les histoires
la triste fermeté du consul Brutus, lors
qu' il fit mourir à ses yeux ses deux enfans, qui
s' estoient laissez entraisner aux sourdes pratiques
que les Tarquins faisoient dans Rome pour y
rétablir leur domination. Combien fut affermi
dans l' amour de la liberté un peuple qui voyoit
p502
ce consul severe immoler à la liberté sa propre
famille ! Il ne faut plus s' étonner, si on méprisa
dans Rome les efforts des peuples voisins, qui
entreprirent de rétablir les Tarquins bannis. Ce
fut en vain que le roy Porsena les prit en sa
protection. Les romains presque affamez, luy firent
connoistre par leur fermeté, qu' ils vouloient du
moins mourir libres. Le peuple fut encore plus
ferme que le senat ; et Rome entiere fit dire à
ce puissant roy qui venoit de la réduire à
l' extremité, qu' il cessast d' interceder pour les
Tarquins, puis que résoluë de tout hasarder pour sa
liberté, elle recevroit plustost ses ennemis que ses
tyrans. Porsena étonné de la fierté de ce peuple,
et de la hardiesse plus qu' humaine de quelques
particuliers, résolut de laisser les romains
joûïr en paix d' une liberté qu' ils sçavoient si
bien défendre.
La liberté leur estoit donc un tresor qu' ils
préferoient à toutes les richesses de l' univers.
Aussi avez-vous veû que dans leurs commencemens,
et mesme bien avant dans leurs progrés,
la pauvreté n' estoit pas un mal pour eux :
au contraire, ils la regardoient comme un moyen
de garder leur liberté plus entiere, n' y ayant
rien de plus libre ni de plus indépendant qu' un
homme qui sçait vivre de peu, et qui sans rien
attendre de la protection ou de la liberalité
d' autruy, ne fonde sa subsistence que sur son
industrie et sur son travail.
p503
C' est ce que faisoient les romains. Nourrir
du bestail, labourer la terre, se dérober à
eux-mesmes tout ce qu' ils pouvoient, vivre
d' épargne et de travail : voilà quelle estoit leur
vie ; c' est de quoy ils soustenoient leur famille,
qu' ils accoustumoient à de semblables travaux.
Tite Live a raison de dire qu' il n' y eût jamais
de peuple où la frugalité, où l' épargne, où
la pauvreté ayent esté plus long-temps en honneur.
Les senateurs les plus illustres, à n' en regarder
que l' exterieur, differoient peu des païsans,
et n' avoient d' éclat ni de majesté qu' en
public, et dans le senat. Du reste on les trouvoit
occupez du labourage et des autres soins
de la vie rustique, quand on les alloit querir pour
commander les armées. Ces exemples sont frequens
dans l' histoire romaine. Curius et Fabrice,
ces grands capitaines qui vainquirent
Pyrrhus, un roy si riche, n' avoient que de la
vaisselle de terre ; et le premier à qui les Samnites
en offroient d' or et d' argent, répondit que
son plaisir n' estoit pas d' en avoir, mais de
commander à qui en avoit. Aprés avoir triomphé,
et avoir enrichi lapublique des dépouïlles
de ses ennemis, ils n' avoient pas de quoy se faire
enterrer. Cette moderation duroit encore pendant
les guerres puniques. Dans la premiere on
voit Régulusnéral des armées romaines demander
son congé au senat pour aller cultiver
sa tairie abandone pendant son absence.
p504
Aprés la ruine de Carthage, on voit encore de
grands exemples de la premiere simplicité.
Aemilius Paulus qui augmenta le tresor public
par le riche tresor des rois de Macedoine, vivoit
selon les regles de l' ancienne frugalité, et
mourut pauvre. Mummius, en ruinant Corinthe,
ne profita que pour le public des richesses
de cette ville opulente et voluptueuse. Ainsi
les richesses estoient méprisées : la modération
et l' innocence des néraux romains faisoient
l' admiration des peuples vaincus.
Cependant dans ce grand amour de la pauvreté,
les romains n' épargnoient rien pour la
grandeur et pour la beauté de leur ville. Dés
leurs commencemens, les ouvrages publics furent
tels, que Rome n' en rougit pas depuis
mesme qu' elle se vit maistresse du monde. Le
capitole basti par Tarquin le superbe, et le
temple qu' il éleva à Jupiter dans cette
forteresse, estoient dignes deslors de la majesté du
plus grand des dieux, et de la gloire future du
peuple romain. Tout le reste répondoit à cette
grandeur. Les principaux temples, les marchez,
les bains, les places publiques, les grands chemins,
les aqueducs, les cloaques mesmes et
les égouts de la ville avoient une magnificence
qui paroistroit incroyable, si elle n' estoit
attestée par tous les historiens, et confirmée par les
restes que nous en voyons. Que diray-je de la
pompe des triomphes, des céremonies de la religion,
p505
des jeux et des spectacles qu' on donnoit
au peuple ? En un mot tout ce qui servoit au
public, tout ce qui pouvoit donner aux peuples
une grande idée de leur commune patrie,
se faisoit avec profusion autant que le temps le
pouvoit permettre. L' épargne regnoit seulement
dans les maisons particulieres. Celuy qui augmentoit
ses revenus et rendoit ses terres plus
fertiles par son industrie et par son travail, qui
estoit le meilleur oeconome, et prenoit le plus sur
luy-mesme, s' estimoit le plus libre, le plus puissant,
et le plus heureux.
Il n' y a rien de plus éloigné d' une telle vie,
que la mollesse. Tout tendoit plustost à l' autre
excés, je veux dire, à la dureté. Aussi les moeurs
des romains avoient-elles naturellement quelque
chose, non seulement de rude et de rigide,
mais encore de sauvage et de farouche. Mais ils
n' oublierent rien pour se réduire eux-mesmes
sous de bonnes loix ; et le peuple le plus jaloux
de sa liberté que l' univers ait jamais veû, se
trouva en mesme temps le plus soumis à ses
magistrats et à la puissance legitime.
La milice d' un tel peuple ne pouvoit manquer
d' estre admirable, puis qu' on y trouvoit
avec des courages fermes et des corps vigoureux
une si prompte et si exacte oïssance.
Les loix de cette milice estoient dures, mais
necessaires. La victoire estoit perilleuse, et
souvent mortelle à ceux qui la gagnoient contre les
p506
ordres. Il y alloit de la vie, non seulement à fuir,
à quiter ses armes, à abandonner son rang, mais
encore à se remuër, pour ainsi dire, et à branler
tant soit peu sans le commandement du général.
Qui mettoit les armes bas devant l' ennemi,
qui aimoit mieux se laisser prendre que de mourir
glorieusement pour sa patrie, estoit jugé indigne
de toute assistance. Pour l' ordinaire on ne
comptoit plus les prisonniers parmi les citoyens,
et on les laissoit aux ennemis comme des membres
retranchez de la république. Vous avez
veû dans Florus et dans Ciceron l' histoire de
Régulus qui persuada au senat, auxpens de sa
propre vie, d' abandonner les prisonniers aux
carthaginois. Dans la guerre d' Annibal, et aprés
la perte de la bataille de Cannes, c' est à dire,
dans le temps Rome épuisée par tant de pertes
manquoit le plus de soldats, le senat aima
mieux armer contre sa coustume huit mille esclaves
que de racheter huit mille romains qui
ne luy auroient pas plus cousté que la nouvelle
milice qu' il fallut lever. Mais dans la necessité
des affaires on établit plus que jamais comme
une loy inviolable, qu' un soldat romain devoit
ou vaincre ou mourir.
Par cette maxime les armées romaines, quoy-que
défaites et romps, combatoient et se rallioient
jusqu' à la derniere extrémité ; et comme
remarque Salluste, il se trouve parmi les romains
plus de gens punis pour avoir combatu sans
p507
en avoir ordre, que pour avoir lasché le pied et
quitté son poste : de sorte que le courage avoit
plus besoin d' estre réprimé, que la lascheté
n' avoit besoin d' estre excitée.
Ils joignirent à la valeur l' esprit et l' invention.
Outre qu' ils estoient par eux-mesmes appliquez
et ingenieux, ils sçavoient profiter admirablement
de tout ce qu' ils voyoient dans les autres
peuples de commode pour les campemens, pour
les ordres de bataille, pour le genre mesme des
armes, en un mot pour faciliter tant l' attaque
que la défense. Vous avez veû dans Salluste et
dans les autres auteurs ce que les romains ont
appris de leurs voisins et de leurs ennemis mesmes.
Qui ne sçait qu' ils ont appris des carthaginois
l' invention des galeres par lesquelles ils
les ont batus, et enfin qu' ils ont tiré de toutes
les nations qu' ils ont connuës de quoy les surmonter
toutes ?
En effet, il est certain de leur aveu propre,
que les gaulois les surpassoient en force de corps,
et ne leur cedoient pas en courage. Polybe nous
fait voir qu' en une rencontre décisive les gaulois
d' ailleurs plus forts en nombre montrerent
plus de hardiesse que ne firent les romains
quelqueterminez qu' ils fussent ; et nous
voyons toutefois en cette mesme rencontre ces
romains inferieurs en tout le reste l' emporter
sur les gaulois, parce qu' ils sçavoient choisir de
meilleures armes, se ranger dans un meilleur ordre,
p508
et mieux profiter du temps dans la meslée.
C' est ce que vous pourrez voir quelque jour plus
exactement dans Polybe ; et vous avez souvent
remarqué vous-mesme dans les commentaires
de Cesar, que les romains commandez par ce
grand homme ont subjugles gaulois plus
encore par les adresses de l' art militaire que par
leur valeur.
Les macedoniens si jaloux de conserver l' ancien
ordre de leur milice formée par Philippe
et par Alexandre croyoient leur phalange
invincible, et ne pouvoient se persuader que l' esprit
humain fust capable de trouver quelque
chose de plus ferme. Cependant le mesme Polybe
et Tite Live aprés luy ont démontré, qu' à
considerer seulement la nature des armées romaines
et de celles des macedoniens, les dernieres
ne pouvoient manquer d' estre batuës à
la longue, parce que la phalange macedonienne
qui n' estoit qu' un gros bataillon quarré, fort
épais de toutes parts, ne pouvoit se mouvoir que
tout d' une pce, au lieu que l' armée romaine
distinguée en petits corps, estoit plus prompte
et plus disposée à toute sorte de mouvemens.
Les romains ont donc trouvé, ou ils ont
bientost appris l' art de diviser les ares en
plusieurs bataillons et escadrons, et de former
les corps de réserve, dont le mouvement est si
propre à pousser ou à soustenir ce qui s' ébranle
de part et d' autre. Faites marcher contre des
p509
troupes ainsi disposées la phalange macedonienne :
cette grosse et lourde machine sera terrible
à la verité à une armée sur laquelle elle
tombera de tout son poids ; mais, comme parle
Polybe, elle ne peut conserver long-temps sa
propriété naturelle, c' est à dire, sa solidité et sa
consistence, parce qu' il luy faut des lieux propres,
et pour ainsi dire, faits exprés, et qu' à
faute de les trouver, elle s' embarasse elle-mesme,
ou plustost elle se rompt par son propre
mouvement. Joint qu' estant une fois enfoncée,
elle ne sçait plus se rallier. Au lieu que l' armée
romaine divisée en ses petits corps, profite de
tous les lieux, et s' y accommode : on l' unit, et
on la sépare comme on veut ; elle défile aisément,
et se rassemble sans peine ; elle est propre aux
détachemens, aux ralliemens, à toute
sorte de conversions et d' évolutions qu' elle fait
ou toute entiere ou en partie, selon qu' il est
convenable ; enfin elle a plus de mouvemens divers,
et par consequent plus d' action et plus de
force que la phalange. Concluez donc avec Polybe,
qu' il falloit que la phalange luy cedast, et
que la Macedoine fust vaincuë.
Il y a plaisir, monseigneur, à vous parler
de ces choses dont vous estes si bien instruit
par d' excellens maistres, et que vous
voyez pratiquées sous les ordres de Loûïs Le Grand
d' une maniere si admirable, que je
ne sçay si la milice romaine a jamais rien eû
p510
de plus beau. Mais sans vouloir icy la mettre
aux mains avec la milice françoise, je me contente
que vous ayiez veû que la milice romaine,
soit qu' on regarde la science mesme de
prendre ses avantages, ou qu' on s' attache à
considerer son extréme severité à faire garder
tous les ordres de la guerre, a surpassé de beaucoup
tout ce qui avoit paru dans les siecles
précedens.
Aprés la Macedoine, il ne faut plus vous parler
de la Grece : vous avez veû que la Macedoine
y tenoit le dessus, et ainsi elle vous apprend à
juger du reste. Athenes n' a plus rien produit depuis
les temps d' Alexandre. Les étoliens qui se
signalerent en diverses guerres, estoient plustost
indociles que libres, et plustost brutaux que
vaillans. Lacedémone avoit fait son dernier effort
pour la guerre, en produisant Cléomene ; et la
ligue des achéens, en produisant Philopoemen.
Rome n' a point combatu contre ces deux grands
capitaines ; mais le dernier qui vivoit du temps
d' Annibal et de Scipion, à voir agir les romains
dans la Macedoine, jugea bien que la
liberté de la Grece alloit expirer, et qu' il ne
luy restoit plus qu' à reculer le moment de sa
chute. Ainsi les peuples les plus belliqueux
cedoient aux romains. Les romains ont triomp
du courage dans les gaulois, du courage et de
l' art dans les grecs, et de tout cela soustenu de
la conduite la plus rafinée, en triomphant
d' Annibal ;
p511
de sorte que rien n' égala jamais la gloire
de leur milice.
Aussi n' ont-ils rien eû dans tout leur gouvernement
dont ils se soient tant vantez que de leur
discipline militaire. Ils l' ont toûjours considerée
comme le fondement de leur empire. La
discipline militaire est la chose qui a paru la
premiere dans leur estat, et la derniere qui s' y
est perduë : tant elle estoit attachée à la
constitution de leur république.
Une des plus belles parties de la milice romaine
estoit qu' on n' y loûoit point la fausse
valeur. Les maximes du faux honneur qui ont
fait perir tant de monde parmi nous, n' estoient
pas seulement connuës dans une nation si avide
de gloire. On remarque de Scipion et de Cesar,
les deux premiers hommes de guerre et les
plus vaillans qui ayent esté parmi les romains,
qu' ils ne se sont jamais exposez qu' avec précaution,
et lors qu' un grand besoin le demandoit.
On n' attendoit rien de bon d' un général qui
ne sçavoit pas connoistre le soin qu' il devoit
avoir de conserver sa personne, et on réservoit
pour le vray service les actions d' une hardiesse
extraordinaire. Les romains ne vouloient point
de batailles hazardées mal à propos, ni de victoires
qui coustassent trop de sang ; de sorte
qu' il n' y avoit rien de plus hardi, ni tout
ensemble de plus ménagé qu' estoient les armées
romaines.
p512
Mais comme il ne suffit pas d' entendre la
guerre si on n' a un sage conseil pour l' entreprendre
à propos, et tenir le dedans de l' estat
dans un bon ordre, il faut encore vous faire
observer la profonde politique du senat romain.
à le prendre dans les bons temps de la
publique, il n' y eût jamais d' assemblée où
les affaires fussent traitées plus meûrement, ni
avec plus de secret, ni avec une plus longue
prévoyance, ni dans un plus grand concours, et
avec un plus grand zele pour le bien public.
Le saint esprit n' a pas dédaigné de marquer
cecy dans le livre des machabées, ni de loûër
la haute prudence et les conseils vigoureux de
cette sage compagnie personne ne se donnoit
de l' autorité que par la raison, et dont
tous les membres conspiroient à l' utilité publique
sans partialité et sans jalousie.
Pour le secret, Tite Live nous en donne
un exemple illustre. Pendant qu' on meditoit
la guerre contre Pere, Eumenes roy de Pergame
ennemi de ce prince vint à Rome pour se
liguer contre luy avec le senat. Il y fit ses
propositions en pleine assemblée, et l' affaire fut
sol par les suffrages d' une compagnie composée
de trois cens hommes. Qui croiroit que le secret
eust esté gardé, et qu' on n' ait jamais rien
sceû de la déliberation que quatre ans aps
quand la guerre fut achevée ? Mais ce qu' il y a
de plus surprenant, est que Persée avoit à Rome
p513
ses ambassadeurs pour observer Eumenes. Toutes
les villes de Grece et d' Asie, qui craignoient
d' estre enveloppées dans cette querelle, avoient
aussi envoyé les leurs, et tous ensemble taschoient
à découvrir une affaire d' une telle consequence.
Au milieu de tant d' habiles gotiateurs le senat
fut impénetrable. Pour faire garder le secret,
on n' eût jamais besoin de supplices, ni de défendre
le commerce avec les étrangers sous des
peines rigoureuses. Le secret se recommandoit
comme tout seul, et par sa propre importance.
C' est une chose surprenante dans la conduite
de Rome, d' y voir le peuple regarder presque
toûjours le senat avec jalousie, et néanmoins
luy déferer tout dans les grandes occasions, et
sur tout dans les grands perils. Alors on voyoit
tout le peuple tourner les yeux sur cette sage
compagnie, et attendre ses résolutions comme
autant d' oracles.
Une longue experience avoit appris aux romains
que delà estoient sortis tous les conseils
qui avoient sauvé l' estat. C' estoit dans le senat
que se conservoient les anciennes maximes, et
l' esprit, pour ainsi parler, de la république.
C' estoit-là que se formoient les desseins qu' on
voyoit se soustenir par leur propre suite ; et ce
qu' il y avoit de plus grand dans le senat, est
qu' on n' y prenoit jamais des résolutions plus
vigoureuses que dans les plus grandes extrémitez.
p514
Ce fut au plus triste estat de la république,
lors que foible encore et dans sa naissance elle
se vit tout ensemble et divisée au dedans par les
tribuns, et pressée au dehors par les volsques
que Coriolan irrité menoit contre sa patrie. Ces
peuples toûjours batus par les romains espererent
de se venger ayant à leur teste le plus
grand homme de Rome, le plus entendu à la
guerre, le plus liberal, le plus incompatible avec
l' injustice ; mais le plus dur, le plus difficile, et
le plus aigri. Ils vouloient se faire citoyens par
force ; et aprés de grandes conquestes, maistres de
la campagne et du païs, ils menaçoient de tout
perdre si on n' accordoit leur demande. Rome
n' avoit ni armée ni chefs ; et néanmoins dans
ce triste estat, et pendant qu' elle avoit tout à
craindre, on vit sortir tout à coup ce hardi decret
du senat, qu' on periroit plustost que de rien
ceder à l' ennemi armé, et qu' on luy accorderoit
des conditions équitables, aprés qu' il auroit reti
ses armes.
La mere de Coriolan qui fut envoyée pour
le fléchir, luy disoit entre autres raisons,
ne connoissez-vous pas les romains ? Ne sçavez-vous
pas, mon fils, que vous n' en aurez rien que par les
prieres, et que vous n' en obtiendrez ni grande ni
petite chose par la force ? le sévere Coriolan
se laissa vaincre : il luy en cousta la vie, et les
volsques choisirent d' autres généraux : mais le
senat demeura ferme dans ses maximes, et le decret qu' il
donna de
p515
ne rien accorder par force, passa pour une loy
fondamentale de la politique romaine, dont il
n' y a pas un seul exemple que les romains se
soient départis dans tous les temps de la
publique. Parmi eux, dans les estats les plus
tristes, jamais les foibles conseils n' ont esté
seulement écoutez. Ils estoient toûjours plus
traitables victorieux que vaincus : tant le senat
sçavoit maintenir les anciennes maximes de la
publique, et tant il y sçavoit confirmer le reste
des citoyens.
De ce mesme esprit sont sorties les résolutions
prises tant de fois dans le senat, de vaincre
les ennemis par la force ouverte, sans y employer
les ruses ou les artifices, mesme ceux qui
sont permis à la guerre : ce que le senat ne faisoit
ni par un faux point d' honneur, ni pour
avoir ignoré les loix de la guerre ; mais parce
qu' il ne jugeoit rien de plus efficace pour abbatre
un ennemi orgueïlleux que de luy oster toute
l' opinion qu' il pourroit avoir de ses forces, afin
que vaincu jusques dans le coeur, il ne vist plus
de salut que dans la clemence du vainqueur.
C' est ainsi que s' établit par toute la terre cette
haute opinion des armes romaines. La croyance
pandpar tout que rien ne leur résistoit, faisoit
tomber les armes des mains à leurs ennemis,
et donnoit à leurs alliez un invincible secours.
Vous voyez ce que fait dans toute l' Europe une
semblable opinion des armes françoises ; et le
p516
monde étondes exploits du roy, confesse
qu' il n' appartenoit qu' à luy seul de donner des
bornes à ses conquestes.
La conduite du senat romain si forte contre
les ennemis, n' estoit pas moins admirable dans
la conduite du dedans. Ces sages senateurs
avoient quelquefois pour le peuple une juste
condescendance, comme lors que dans une extréme
necessité non seulement ils se taxerent
eux-mesmes plus haut que les autres, ce qui leur
estoit ordinaire, mais encore qu' ils déchargerent
le menu peuple de tout impost, ajoustant que
les pauvres payoient un assez grand tribut à la
république, en nourrissant leurs enfans .
Le senat montra par cette ordonnance qu' il
sçavoit en quoy consistoient les vrayes richesses
d' un estat ; et un si beau sentiment joint
aux témoignages d' une bonté paternelle, fit
tant d' impression dans l' esprit des peuples, qu' ils
devinrent capables de soustenir les dernieres
extrémitez pour le salut de leur patrie.
Mais quand le peuple méritoit d' estre blasmé,
le senat le faisoit aussi avec une gravité et une
vigueur digne de cette sage compagnie, comme
il arriva dans le démeslé entre ceux d' Ardée
et d' Aricie. L' histoire en est mémorable, et
rite de vous estre racontée. Ces deux peuples
estoient en guerre pour des terres que chacun
d' eux prétendoit. Enfin las de combatre,
ils convinrent de se rapporter au jugement du
p517
peuple romain, dont l' équité estoit verée
par tous les voisins. Les tribus furent assemblées,
et le peuple ayant connu dans la discussion
que ces terres prétenduës par d' autres luy
appartenoient de droit, se les adjugea. Le senat,
quoy-que convaincu que le peuple dans le
fond avoit bien jugé, ne put souffrir que les
romains eussent démenti leur générosité naturelle,
ni qu' ils eussent laschement trompé l' esperance
de leurs voisins qui s' estoient soumis à
leur arbitrage. Il n' y eût rien que ne fist cette
compagnie pour empescher un jugement d' un
si pernicieux exemple, où les juges prenoient
pour eux les terres contestées par les parties.
Aprés que la sentencet esté renduë, ceux
d' Ardée dont le droit estoit le plus apparent,
indignez d' un jugement si inique, estoient prests
à s' en venger par les armes. Le senat ne fit point
de difficulté de leur clarer publiquement qu' il
estoit aussi sensible qu' eux-mesmes à l' injure qui
leur avoit esté faite ; qu' à la verité il ne pouvoit
pas casser un decret du peuple, mais que si
aprés cette offense, ils vouloient bien se fier à la
compagnie de la réparation qu' ils avoient raison
de prétendre, le senat prendroit un tel soin de
leur satisfaction, qu' il ne leur resteroit aucun sujet
de plainte. Les ardéates se fierent à cette parole.
Il leur arriva une affaire capable de ruiner
leur ville de fond en comble. Ils receûrent
un si prompt secours par les ordres du senat,
p518
qu' ils se crurent trop bien payez de la
terre qui leur avoit esté ostée, et ne songeoient
plus qu' à remercier de si fideles amis. Mais le
senat ne fut pas content, jusqu' à ce qu' en leur
faisant rendre la terre que le peuple romain
s' estoit adjugée, il abolit la memoire d' un si
infame jugement.
Je n' entreprends pas icy de vous dire combien
le senat a fait d' actions semblables ; combien
il a livré aux ennemis de citoyens parjures
qui ne vouloient pas leur tenir parole, ou
qui chicanoient sur leurs sermens ; combien il
a condam de mauvais conseils qui avoient eû
d' heureux succés : je vous diray seulement que
cette auguste compagnie n' inspiroit rien que
de grand au peuple romain, et donnoit en toutes
rencontres une haute idée de ses conseils,
persuadée qu' elle estoit que la putation estoit
le plus ferme appuy des estats.
On peut croire que dans un peuple si sagement
dirigé, les récompenses et les chastimens estoient
ordonnez avec grande consideration. Outre
que le service et le zele au bien de l' estat,
estoient le moyen le plus seûr pour s' avancer
dans les charges : les actions militaires avoient
mille récompenses qui ne coustoient rien au public,
et qui estoient infiniment précieuses aux
particuliers, parce qu' on y avoit attaché la gloire
si chere à ce peuple belliqueux. Une couronne d' or
tres-mince, et le plus souvent une
p519
couronne de feuïlles de chesne, ou de laurier,
ou de quelque herbage plus vil encore, devenoit
inestimable parmi les soldats qui ne connoissoient
point de plus belles marques que celles
de la vertu, ni de plus noble distinction que
celle qui venoit des actions glorieuses.
Le senat dont l' approbation tenoit lieu de
compense, sçavoit loûër et blasmer quand il
falloit. Incontinent aps le combat, les consuls
et les autres généraux donnoient publiquement
aux soldats et aux officiers la loûange
ou le blasme qu' ils meritoient : mais eux-mesmes
ils attendoient en suspens le jugement du
senat qui jugeoit de la sagesse des conseils, sans
se laisser ébloûïr par le bonheur des évenemens.
Les loûanges estoient précieuses, parce qu' elles
se donnoient avec connoissance : le blasme piquoit
au vif les coeurs généreux, et retenoit les
plus foibles dans le devoir. Les chastimens qui
suivoient les mauvaises actions, tenoient les
soldats en crainte pendant que les récompenses et
la gloire bien dispensée les élevoit au dessus
d' eux-mesmes.
Qui peut mettre dans l' esprit des peuples la
gloire, la patience dans les travaux, la grandeur
de la nation, et l' amour de la patrie, peut se
vanter d' avoir trouvé la constitution d' estat la
plus propre à produire de grands hommes. C' est
sans doute les grands hommes qui font la force
d' un empire. La nature ne manque pas de faire
p520
naistre dans tous les païs des esprits et des courages
élevez, mais il faut luy aider à les former.
Ce qui les forme, ce qui les acheve, ce
sont des sentimens forts et de nobles impressions
qui se répandent dans tous les esprits, et
passent insensiblement de l' un à l' autre.
Qu' est-ce qui rend nostre noblesse si fiere dans les
combats, et si hardie dans les entreprises ?
C' est l' opinion receûë dés l' enfance, et établie
par le sentiment unanime de la nation, qu' un
gentilhomme sans coeur se dégrade luy-mesme,
et n' est plus digne de voir le jour. Tous les
romains estoient nourris dans ces sentimens, et le
peuple disputoit avec la noblesse à qui agiroit
le plus par ces vigoureuses maximes. Durant les
bons temps de Rome, l' enfance mesme estoit
exercée par les travaux : on n' y entendoit parler
d' autre chose que de la grandeur du nom romain.
Il falloit aller à la guerre quand lapublique
l' ordonnoit, ettravailler sans cesse,
camper hiver et esté, obéïr sans résistance, mourir
ou vaincre. Les peres qui n' élevoient pas leurs
enfans dans ces maximes, et comme il falloit
pour les rendre capables de servir l' estat, estoient
appellez en justice par les magistrats, et jugez
coupables d' un attentat envers le public. Quand
on a commencé à prendre ce train, les grands
hommes se font les uns les autres : et si Rome
en a plus porté qu' aucune autre ville qui eust esté
avant elle, ce n' a point esté par hasard ; mais
p521
c' est que l' estat romain constitué de la maniere
que nous avons veûë, estoit pour ainsi parler
du temperament qui devoit estre le plus fecond
en heros.
Un estat qui se sent ainsi formé, se sent aussi
en mesme temps d' une force incomparable, et
ne se croit jamais sans ressource. Aussi voyons
nous que les romains n' ont jamais desesperé de
leurs affaires, ni quand Porsena roy d' étrurie
les affamoit dans leurs murailles ; ni quand les
gaulois, aprés avoir bruslé leur ville, inondoient
tout leur païs, et les tenoient serrez dans le
capitole ; ni quand Pyrrhus roy des épirotes aussi
habile qu' entreprenant les effrayoit par ses
élephans, etfaisoit toutes leurs ares ; ni quand
Annibalja tant de fois vainqueur leur tua
encore plus de cinquante mille hommes et leur
meilleure milice dans la bataille de Cannes.
Ce fut alors que le consul Terentius Varro
qui venoit de perdre par sa faute une si grande
bataille, fut receû à Rome comme s' il eust es
victorieux, parce seulement que dans un si grand
malheur il n' avoit point desespedes affaires
de la république. Le senat l' en remercia publiquement,
et deslors onsolut, selon les anciennes
maximes, de n' écouter dans ce triste estat
aucune proposition de paix. L' ennemi fut étonné ;
le peuple reprit coeur, et crut avoir des ressources
que le senat connoissoit par sa prudence.
p522
En effet, cette constance du senat, au milieu
de tant de malheurs qui arrivoient coup
sur coup, ne venoit pas seulement d' une résolution
opiniastre de ne ceder jamais à la fortune,
mais d' une profonde connoissance des
forces romaines et des forces ennemies. Rome
sçavoit par son cens, c' est à dire, par le rôlle de
ses citoyens toûjours exactement continué depuis
Servius Tullius ; elle sçavoit, dis-je, tout
ce qu' elle avoit de citoyens capables de porter
les armes, et ce qu' elle pouvoit esperer de la
jeunesse qui s' élevoit tous les jours. Ainsi elle
nageoit ses forces contre un ennemi qui venoit
des bords de l' Afrique ; que le temps devoit
détruire tout seul dans un païs étranger
les secours estoient si tardifs ; et à qui ses
victoires mesme qui luy coustoient tant de sang
estoient fatales. C' est pourquoy, quelque perte
qui fust arrivée, le senat toûjours instruit de ce
qui luy restoit de bons soldats, n' avoit qu' à
temporiser, et ne se laissoit jamais abbatre.
Quand par la défaite de Cannes, et par les voltes
qui suivirent, il vit les forces de la république
tellement diminuées, qu' à peine eust-on pû se
défendre si les ennemis eussent pressé,
il se soustint par courage, et sans se troubler de
ses pertes, il se mit à regarder les démarches du
vainqueur. Aussitost qu' on eût apperceû
qu' Annibal au lieu de poursuivre sa victoire, ne
songeoit durant quelque temps qu' à en joûïr, le
p523
senat se rasseûra, et vit bien qu' un ennemi capable
de manquer à sa fortune, et de se laisser
éblïr par ses grands succés, n' estoit pas né
pour vaincre les romains. Deslors Rome fit
tous les jours de plus grandes entreprises ;
et Annibal tout habile, tout courageux, tout
victorieux qu' il estoit, ne put tenir contre
elle.
Il est aisé de juger par ce seul évenement à
qui devoit enfin demeurer tout l' avantage. Annibal
enflé de ses grands succés, crut la prise
de Rome trop aisée, et se relascha. Rome au
milieu de ses malheurs, ne perdit ni le courage
ni la confiance, et entreprit de plus grandes
choses que jamais. Ce fut incontinent aprés
la défaite de Cannes qu' elle assiégea Syracuse
et Capoûë, l' une infidele aux traitez, et l' autre
rebelle. Syracuse ne put se fendre, ni par
ses fortifications, ni par les inventions
d' Archimede. L' armée victorieuse d' Annibal vint
vainement au secours de Capoûë. Mais les romains
firent lever à ce capitaine le siege de
Nole. Un peu aprés les carthaginois défirent
et tuerent en Espagne les deux Scipions. Dans
toute cette guerre, il n' estoit rien arride plus
sensible, ni de plus funeste aux romains. Leur
perte leur fit faire les derniers efforts : le jeune
Scipion fils d' un de ces néraux, non content
d' avoir relevé les affaires de Rome en Espagne,
alla porter la guerre aux carthaginois dans leur
p524
propre ville, et donna le dernier coup à leur
empire.
L' estat de cette ville ne permettoit pas que
Scipion y trouvast la mesme résistance qu' Annibal
trouvoit du costé de Rome ; et vous en
serez convaincu si peu que vous regardiez la
constitution de ces deux villes.
Rome estoit dans sa force ; et Carthage qui
avoit commencé de baisser, ne se soustenoit
plus que par Annibal. Rome avoit son senat
uni, et c' est précisément dans ces temps que s' y
est trouvé ce concert tant loûé dans le livre
des machabées. Le senat de Carthage estoit
divisé par de vieilles factions irréconciliables ;
et la perte d' Annibal eust fait la joye de la plus
notable partie des grands seigneurs. Rome encore
pauvre, et attachée à l' agriculture, nourrissoit
une milice admirable, qui ne respiroit
que la gloire, et ne songeoit qu' à agrandir le
nom romain. Carthage enrichie par son trafic
voyoit tous ses citoyens attachez à leurs richesses,
et nullement exercez dans la guerre. Au
lieu que les ares romaines estoient presque
toutes compoes de citoyens, Carthage au
contraire tenoit pour maxime de n' avoir que
des troupes étrangeres souvent autant à craindre à
ceux qui les payent qu' à ceux contre qui
on les employe.
Ces defauts venoient en partie de la premiere
institution de la république de Carthage, et en
p525
partie s' y estoient introduits avec le temps.
Carthage a toûjours aimé les richesses ; et
Aristote l' accuse d' y estre attachée jusqu' à donner
lieu à ses citoyens de les préferer à la vertu. Par
une république toute faite pour la guerre, comme
le remarque le mesme Aristote, à la fin en a
negligé l' exercice. Ce philosophe ne la reprend pas
de n' avoir que des milices étrangeres ; et il est à
croire qu' elle n' est tombée que long-temps aprés
dans ce defaut. Mais les richesses y menent
naturellement une république marchande : on veut
joûïr de ses biens, et on croit tout trouver dans
son argent. Carthage se croyoit forte, parce
qu' elle avoit beaucoup de soldats, et n' avoit pû
apprendre par tant de révoltes qu' elle avoit veû
arriver dans les derniers temps, qu' il n' y a rien
de plus malheureux qu' un estat qui ne se soustient
que par les etrangers, où il ne trouve ni
zele, ni seûreté, ni oïssance.
Il est vray que le grand genie d' Annibal sembloit
avoir remedié aux defauts de sa publique.
On regarde comme un prodige, que dans
un païs étranger, et durant seize ans entiers, il
n' ait jamais v, je ne dis pas de sedition, mais
de murmure dans une armée toute composée
de peuples divers, qui sans s' entendre entre eux
s' accordoient si bien à entendre les ordres de leur
général. Mais l' habileté d' Annibal ne pouvoit
pas soustenir Carthage, lors qu' attaquée dans
ses murailles par un général comme Scipion,
p526
elle se trouva sans forces. Il fallut rappeller
Annibal à qui il ne restoit plus que des troupes
affoiblies plus par leurs propres victoires que par
celles des romains, et qui acheverent de se ruiner
par la longueur du voyage. Ainsi Annibal
fut batu, et Carthage autrefois maistresse de
toute l' Afrique, de la mer Mediterranée et de
tout le commerce de l' univers, fut contrainte
de subir le joug que Scipion luy imposa.
Voilà le fruit glorieux de la patience romaine.
Des peuples qui s' enhardissoient et se fortifioient
par leurs malheurs avoient bien raison de croire
qu' on sauvoit tout pourveû qu' on ne perdist pas
l' esperance ; et Polybe a tres-bien conclu, que
Carthage devoit à la fin obéïr à Rome par la
seule nature des deuxpubliques.
Que si les romains s' estoient servis de ces
grandes qualitez politiques et militaires, seulement
pour conserver leur estat en paix, ou
pour proteger leurs alliez opprimez comme ils
en faisoient le semblant, il faudroit autant loûër
leur équité que leur valeur et leur prudence. Mais
quand ils rent gousté la douceur de la victoire,
ils voulurent que tout leur cedast, et ne
prétendirent à rien moins qu' à mettre premierement
leurs voisins, et en suite tout l' univers sous leurs
loix.
Pour parvenir à ce but, ils sceûrent parfaitement
conserver leurs alliez, les unir entre eux,
jetter la division et la jalousie parmi leurs
ennemis,
p527
penetrer leurs conseils, découvrir leurs
intelligences, et prévenir leurs entreprises.
Ils n' observoient pas seulement les démarches
de leurs ennemis, mais encore tous les progrés
de leurs voisins : curieux sur tout, ou de diviser,
ou de contrebalancer par quelque autre endroit
les puissances qui devenoient trop redoutables,
ou qui mettoient de trop grands obstacles à leurs
conquestes.
Ainsi les grecs avoient tort de s' imaginer du
temps de Polybe que Rome s' agrandissoit plustost
par hasard que par conduite. Ils estoient trop
passionnez pour leur nation, et trop jaloux des
peuples qu' ils voyoient s' élever au dessus d' eux :
ou peut-estre que voyant de loin l' empire romain
s' avancer si viste, sans pénetrer les conseils
qui faisoient mouvoir ce grand corps, ils
attribuoient au hasard, selon la coustume des
hommes, les effets dont les causes ne leur estoient pas
connuës. Mais Polybe que son étroite familiarité
avec les romains faisoit entrer si avant dans
le secret des affaires, et qui observoit de si prés
la politique romaine durant les guerres puniques,
a esté plus équitable que les autres grecs,
et a veû que les conquestes de Rome estoient la
suite d' un dessein bien entendu. Car il voyoit les
romains du milieu de la mer Mediterranée porter
leurs regards par tout aux environs jusqu' aux
Espagnes et jusqu' en Syrie ; observer ce qui s' y
passoit, s' avancer régulierement et de proche
p528
en proche ; s' affermir avant que de s' étendre ;
ne se point charger de trop d' affaires ; dissimuler
quelque temps, et se déclarer à propos ; attendre
qu' Annibal fust vaincu pour desarmer
Philippe roy de Macedoine qui l' avoit favorisé ;
aprés avoir commencé l' affaire, n' estre jamais las
ni contens jusqu' à ce que tout fust fait ; ne laisser
aux macedoniens aucun moment pour se reconnoistre ;
et aprés les avoir vaincus, rendre par un
decret public à la Grece si long-temps captive,
la liber à laquelle elle ne pensoit plus ; par ce
moyen répandre d' un costé la terreur, et de l' autre
la véneration de leur nom : c' en estoit assez
pour conclure que les romains ne s' avançoient
pas à la conqueste du monde par hasard, mais
par conduite.
C' est ce qu' a vPolybe dans le temps des
progs de Rome. Denis d' Halicarnasse qui a
écrit aprés l' établissement de l' empire et du temps
d' Auguste, a conclu la mesme chose, en reprenant
dés leur origine les anciennes institutions de la
publique romaine, si propres de leur nature
à former un peuple invincible et dominant. Vous
en avez assez veû pour entrer dans les sentimens
de ces sages historiens, et pour condamner
Plutarque, qui toûjours trop passionné pour ses
grecs, attribuë à la seule fortune la grandeur
romaine, et à la seule vertu celle d' Alexandre.
Mais plus ces historiens font voir de dessein
dans les conquestes de Rome, plus ils y montrent
p529
d' injustice. Ce vice est inséparable du desir
de dominer, qui aussi pour cette raison est
justement condamné par les regles de l' évangile.
Mais la seule philosophie suffit pour nous
faire entendre que la force nous est donnée
pour conserver nostre bien, et non pas pour
usurper celuy d' autruy. Ciceron l' a reconnu,
et les regles qu' il a données pour faire la guerre
sont une manifeste condamnation de la conduite
des romains.
Il est vray qu' ils parurent assez équitables au
commencement de leurpublique. Il sembloit
qu' ils vouloient eux-mesmes moderer leur
humeur guerriere en la resserrant dans les bornes
que l' équité prescrivoit. Qu' y a-t-il de plus
beau, ni de plus saint que le college des féciaux,
soit que Numa en soit le fondateur, comme le
dit Denis d' Halicarnasse, ou que ce soit Ancus
Martius, comme le veut Tite Live ? Ce conseil
estoit établi pour juger si une guerre estoit juste :
avant que le senat la proposast, ou que le
peuple la résolust, cét examen d' équité précedoit
toûjours. Quand la justice de la guerre estoit
reconnuë, le senat prenoit ses mesures pour
l' entreprendre : mais on envoyoit avant toutes
choses redemander dans les formes à l' usurpateur
les choses injustement ravies, et on n' en
venoit aux extrémitez qu' aprés avoir épuisé les
voyes de douceur. Sainte institution s' il en fut
jamais, et qui fait honte aux chrestiens, à qui
p530
un dieu venu au monde pour pacifier toutes choses,
n' a inspirer la charité et la paix. Mais
que servent les meilleures institutions, quand
enfin elles dégénerent en puresrémonies ? La
douceur de vaincre et de dominer corrompit
bientost dans les romains ce que l' équité naturelle
leur avoit don de droiture. Les liberations
des féciaux ne furent plus parmi eux
qu' une formalité inutile ; et encore qu' ils
exerçassent envers leurs plus grands ennemis des
actions de grande équité, et mesme de grande
clemence, l' ambition ne permettoit pas à la
justice de regner dans leurs conseils.
Au reste leurs injustices estoient d' autant plus
dangereuses, qu' ils sçavoient mieux les couvrir
du prétexte specieux de l' équité, et qu' ils
mettoient sous le joug insensiblement les rois et
les nations sous couleur de les proteger et de
les défendre.
Ajoustons encore qu' ils estoient cruels à ceux
qui leur résistoient : autre qualité assez
naturelle aux conquerans, qui sçavent que
l' épouvante fait plus de la moitié des conquestes.
Faut-il dominer à ce prix ; et le commandement
est-il si doux, que les hommes le veuïllent acheter par
des actions si inhumaines ? Les romains, pour
pandre par tout la terreur, affectoient de laisser
dans les villes prises des spectacles terribles
de cruauté, et de paroistre impitoyables à qui
attendoit la force, sans mesme épargner les rois
p531
qu' ils faisoient mourir inhumainement, aprés les
avoir menez en triomphe chargez de fers, et
traisnez à des chariots comme des esclaves.
Mais s' ils estoient cruels et injustes pour
conquerir, ils gouvernoient avec équité les nations
subjuguées. Ils taschoient de faire gouster leur
gouvernement aux peuples soumis, et croyoient
que c' estoit le meilleur moyen de s' assrer leurs
conquestes. Le senat tenoit en bride les
gouverneurs, et faisoit justice aux peuples. Cette
compagnie estoit regardée comme l' asile des
oppressez : aussi les concussions et les violences
ne furent-elles connuës parmi les romains que
dans les derniers temps de la république, et la
retenuë de leurs magistrats estoit l' admiration
de toute la terre.
Ce n' estoit donc pas de ces conquerans brutaux
et avares qui ne respirent que le pillage,
ou qui établissent leur domination sur la ruine
des païs vaincus. Les romains rendoient meilleurs
tous ceux qu' ils prenoient en y faisant
fleurir la justice, l' agriculture, le commerce, les
arts mesme et les sciences, aprés qu' ils les eûrent
une fois goustées.
C' est ce qui leur a donné l' empire le plus
florissant, et le mieux établi aussi-bien que le plus
étendu qui fut jamais. Depuis l' Euphrate et
le Tanaïs jusqu' aux colonnes d' Hercule et la
mer Atlantique, toutes les terres et toutes les
mers leur obéïssoient : du milieu et comme du
p532
centre de la mer Méditerranée ils embrassoient
toute l' étenduë de cette mer, penetrant au long
et au large tous les estats d' alentour, et la tenant
entre deux pour faire la communication
de leur empire. On est encore effrayé quand
on considere que les nations qui font à present
des royaumes si redoutables, toutes les Gaules,
toutes les Espagnes, la grande Bretagne presque
toute entiere, l' Illyrique jusqu' au Danube, la
Germanie jusqu' à l' Elbe, l' Afrique jusqu' à ses
deserts affreux et impenetrables, la Grece, la
Thrace, la Syrie, l' égypte, tous les royaumes de
l' Asie Mineure, et ceux qui sont enfermez entre le
Pont-Euxin et la mer Caspie, et les autres que
j' oublie peut-estre, ou que je ne veux pas rapporter,
n' ont esté durant plusieurs siecles que
des provinces romaines. Tous les peuples de
nostre monde jusqu' aux plus barbares, ont respecté
leur puissance, et les romains y ont établi
presque par tout avec leur empire les loix
et la politesse.
C' est une espece de prodige, que dans un si
vaste empire qui embrassoit tant de nations et
tant de royaumes, les peuples ayent esté si obéïssans
et les révoltes si rares. La politique romaine y avoit
pourveû par divers moyens qu' il
faut vous expliquer en peu de mots.
Les colonies romaines établies de tous costez
dans l' empire, faisoient deux effets admirables :
l' un, de décharger la ville d' un grand nombre de
p533
citoyens, et la pluspart pauvres ; l' autre, de garder
les postes principaux, et d' accoustumer peu à
peu les peuples étrangers aux moeurs romaines.
Ces colonies qui portoient avec elles leurs
privileges, demeuroient toûjours attachées au
corps de la république, et peuploient tout
l' empire de romains.
Mais outre les colonies, un grand nombre
de villes obtenoient pour leurs citoyens le droit
de citoyens romains ; et unies par leur interest
au peuple dominant, elles tenoient dans le devoir
les villes voisines.
Il arriva à la fin que tous les sujets de l' empire
se crurent romains. Les honneurs du peuple
victorieux peu à peu se communiquerent
aux peuples vaincus : le senat leur fut ouvert, et
ils pouvoient aspirer jusqu' à l' empire. Ainsi,
par la clemence romaine, toutes les nations
n' estoient plus qu' une seule nation, et Rome
fut regardée comme la commune patrie.
Quelle facilité n' apportoit pas à la navigation
et au commerce cette merveilleuse union de
tous les peuples du monde sous un mesme empire ?
La societé romaine embrassoit tout ; et à
la réserve de quelques frontieres inquietées
quelquefois par les voisins, tout le reste de
l' univers joûïssoit d' une paix profonde. Ni la Grece,
ni l' Asie Mineure, ni la Syrie, ni l' égypte, ni
enfin la pluspart des autres provinces n' ont jamais
esté sans guerre que sous l' empire romain ;
p534
et il est aisé d' entendre qu' un commerce si agreable
des nations servoit à maintenir dans tout
le corps de l' empire la concorde et l' obéïssance.
Les legions distribuées pour la garde des frontieres,
en défendant le dehors, affermissoient le
dedans. Ce n' estoit pas la coustume des romains
d' avoir des citadelles dans leurs places, ni de
fortifier leurs frontieres ; et je ne voy gueres
commencer ce soin que sous Valentinien I.
Auparavant on mettoit la force et la seûreté de
l' empire uniquement dans les troupes qu' on disposoit
de maniere qu' elles se prestoient la main
les unes les autres. Au reste comme l' ordre estoit
qu' elles campassent toûjours, les villes n' en
estoient point incommodées ; et la discipline ne
permettoit pas aux soldats de se répandre dans
la campagne. Ainsi les armées romaines ne troubloient
ni le commerce ni le labourage. Elles
faisoient dans leur camp comme une espece de
villes qui ne differoient des autres que parce
que les travaux y estoient continuels, la
discipline plus severe, et le commandement plus ferme.
Elles estoient toûjours prestes pour le moindre
mouvement ; et c' estoit assez pour tenir les
peuples dans le devoir, que de leur montrer seulement
dans le voisinage cette milice invincible.
Mais rien ne maintenoit tant la paix de l' empire,
que l' ordre de la justice. L' ancienne république
l' avoit établi : les empereurs et les sages
p535
l' ont expliqué sur les mesmes fondemens : tous
les peuples, jusqu' aux plus barbares, le
regardoient avec admiration ; et c' est par
principalement que les romains estoient jugez dignes
d' estre les maistres du monde. Au reste, si les
loix romaines ont paru si saintes, que leur
majesté subsiste encore malgré la ruine de l' empire :
c' est que le bon sens, qui est le maistre de la
vie humaine, y regne par tout, et qu' on ne voit
nulle part une plus belle application des principes
de l' équité naturelle.
Malgré cette grandeur du nom romain, malgré
la politique profonde, et toutes les belles
institutions de cette fameuse république, elle
portoit en son sein la cause de sa ruine dans la
jalousie perpetuelle du peuple contre le senat,
ou plustost des plebeïens contre les patriciens.
Romulus avoit établi cette distinction. Il falloit
bien que les rois eussent des gens distinguez
qu' ils attachassent à leur personne par des liens
particuliers, et par lesquels ils gouvernassent le
reste du peuple. C' est pour cela que Romulus
choisit les peres dont il forma le corps du senat.
On les appelloit ainsi, à cause de leur dignité et
de leur âge ; et c' est d' eux que sont sorties dans
la suite les familles patriciennes. Au reste, quelque
autorité que Romulus eust servée au peuple,
il avoit mis les plebeïens en plusieurs manieres
dans la dépendance des patriciens ; et cette
subordination necessaire à la royauté avoit es
p536
conservée non seulement sous les rois, mais
encore dans la république. C' estoit parmi les
patriciens qu' on prenoit toûjours les senateurs.
Aux patriciens appartenoient les emplois, les
commandemens, les dignitez, mesme celle du
sacerdoce ; et les peres qui avoient esté les auteurs
de la liberté, n' abandonnerent pas leurs
prérogatives. Mais la jalousie se mit bientost
entre les deux ordres. Car je n' ay pas besoin de
parler icy des chevaliers romains, troisiéme
ordre comme mitoyen entre les patriciens et le
simple peuple, qui prenoit tantost un parti et
tantost l' autre. Ce fut donc entre ces deux ordres
que se mit la jalousie : elle se réveilloit en
diverses occasions ; mais la cause profonde qui
l' entretenoit estoit l' amour de la liberté.
La maxime fondamentale de la république
estoit de regarder la liberté comme une chose
inseparable du nom romain. Un peuple nourri
dans cét esprit ; disons plus, un peuple qui se
croyoit pour commander aux autres peuples,
et que Virgile pour cette raison appelle si
noblement un peuple-roy, ne vouloit recevoir de
loy que de luy-mesme.
L' autorité du senat estoit jugée necessaire pour
moderer les conseils publics, qui sans ce
temperament eussent esté trop tumultueux. Mais au
fond, c' estoit au peuple à donner les commandemens,
à établir les loix, à décider de la paix
et de la guerre. Un peuple qui joûïssoit des droits
p537
les plus essentiels de la royauté, entroit en quelque
sorte dans l' humeur des rois. Il vouloit bien
estre conseillé, mais non pas forcé par le senat.
Tout ce qui paroissoit trop imperieux, tout ce
qui s' élevoit au dessus des autres, en un mot tout
ce qui blessoit ou sembloit blesser l' égalité que
demande un estat libre, devenoit suspect à ce peuple
délicat. L' amour de la liberté, celuy de la gloire
et des conquestes rendoit de tels esprits difficiles
à manier ; et cette audace qui leur faisoit tout
entreprendre au dehors, ne pouvoit manquer de
porter la division au dedans.
Ainsi Rome si jalouse de sa liberté, par cét amour
de la liberté qui estoit le fondement de son estat,
a veû la division se jetter entre tous les ordres
dont elle estoit composée. De là ces jalousies
furieuses entre le senat et le peuple, entre les
patriciens et les plebeïens ; les uns alleguant
toûjours que la liberté excessive se détruit enfin
elle-mesme ; et les autres craignant au contraire, que
l' autorité, qui de sa nature croist toûjours, ne
dégénerast enfin en tyrannie.
Entre ces deux extrémitez, un peuple d' ailleurs
si sage ne put trouver le milieu. L' interest
particulier qui fait que de part ou d' autre on
pousse plus loin qu' il ne faut mesme ce qu' on a
commencé pour le bien public, ne permettoit
pas qu' on demeurast dans des conseils moderez.
Les esprits ambitieux et remüans excitoient les
jalousies pour s' en prévaloir ; et ces jalousies
tantost
p538
plus couvertes, et tantost plus déclarées selon
les temps, mais toûjours vivantes dans le
fond des coeurs, ont enfin causé ce grand
changement qui arriva du temps de Cesar, et les
autres qui ont suivi.
PARTIE 3 CHAPITRE 7
Il vous sera aisé d' en découvrir toutes les
causes, si aprés avoir bien compris l' humeur des
romains, et la constitution de leur république,
vous prenez soin d' observer un certain
nombre d' évenemens principaux, qui quoy-qu' arrivez
en des temps assez éloignez, ont une
liaison manifeste. Les voicy ramassez ensemble
pour une plus grande facilité.
Romulus nourri dans la guerre, et réputé
fils de Mars, bastit Rome, qu' il peupla de gens
ramassez, bergers, esclaves, voleurs qui estoient
venus chercher la franchise et l' impunité dans
l' asile qu' il avoit ouvert à tous venans : il en
vint aussi quelques-uns plus qualifiez et plus
honnestes.
Il nourrit ce peuple farouche dans l' esprit
de tout entreprendre par la force, et ilsrent
par ce moyen jusqu' aux femmes qu' ils épouserent.
Peu à peu il établit l' ordre, et prima les
esprits par des loix tres-saintes. Il commença par la
religion, qu' il regarda comme le fondement des
estats. Il la fit aussi serieuse, aussi grave, et aussi
modeste que les tenebres de l' idolatrie le pouvoient
permettre. Les religions étrangeres et les
p539
sacrifices qui n' estoient pas établis par les
coustumes romaines, furent défendus. Dans la suite
on se dispensa de cette loy ; mais c' estoit
l' intention de Romulus qu' elle fust gardée, et on
en retint toûjours quelque chose.
Il choisit parmi tout le peuple ce qu' il y avoit
de meilleur, pour en former le conseil public,
qu' il appella le senat. Il le composa de deux cens
senateurs, dont le nombre fut encore aprés
augmenté ; et de là sortirent les familles nobles
qu' on appelloit patriciennes. Les autres
s' appelloient les plebeïens, c' est à dire, le
commun peuple.
Le senat devoit digerer et proposer toutes
les affaires : il en regloit quelques-unes
souverainement avec le roy ; mais les plus générales
estoient rapportées au peuple qui en décidoit.
Romulus, dans une assemblée où il survint
tout à coup un grand orage, fut mis en pieces
par les senateurs qui le trouvoient trop imperieux ;
et l' esprit d' indépendance commença
deslors à paroistre dans cét ordre.
Pour appaiser le peuple qui aimoit son prince,
et donner une grande idée du fondateur
de la ville, les senateurs publierent que les dieux
l' avoient enlevé au ciel, et luy firent dresser des
autels.
Numa Pompilius second roy, dans une longue
et profonde paix acheva de former les
moeurs, et de regler la religion sur les mesmes
fondemens que Romulus avoit posez.
p540
Tullus Hostilius établit par de severes réglemens
la discipline militaire et les ordres de la
guerre que son successeur Ancus Martius accompagna
de céremonies sacrées, afin de rendre la
milice sainte et religieuse.
Aprés luy, Tarquin l' ancien, pour se faire
des créatures, augmenta le nombre des senateurs
jusqu' au nombre de trois cens où ils demeurerent
fixez durant plusieurs siecles, et commença
les grands ouvrages qui devoient servir
à la commodité publique.
Servius Tullius projeta l' établissement d' une
publique sous le commandement de deux
magistrats annuels qui seroient choisis par le
peuple.
En haine de Tarquin le superbe, la royauté
fut abolie avec des exécrations horribles contre
tous ceux qui entreprendroient de la rétablir,
et Brutus fit jurer au peuple qu' il se
maintiendroit éternellement dans sa liberté.
Les memoires de Servius Tullius furent suivis
dans ce changement. Les consuls élûs par
le peuple entre les patriciens estoient égalez
aux rois, à la réserve qu' ils estoient deux qui
avoient entre eux un tour reglé pour commander,
et qu' ils changeoient tous les ans.
Collatin nom consul avec Brutus comme
ayant esté avec luy l' auteur de la liberté :
quoy-que mari de Lucrece, dont la mort avoit
donné lieu au changement, et interessé plus que
p541
tous les autres à la vengeance de l' outrage qu' elle
avoit receû, devint suspect parce qu' il estoit
de la famille royale, et fut chassé.
Valere substitué à sa place, au retour d' une
expedition où il avoit delivsa patrie des
veïentes et des étruriens, fut soupçonné par
le peuple d' affecter la tyrannie à cause d' une
maison qu' il faisoit bastir sur une éminence.
Non seulement il cessa de bastir ; mais devenu
tout populaire, quoy-que patricien, il établit
la loy qui permet d' appeller au peuple, et luy
attribuë en certains cas le jugement en dernier
ressort.
Par cette nouvelle loy, la puissance consulaire
fut affoiblie dans son origine, et le peuple
étendit ses droits.
à l' occasion des contraintes qui s' exécutoient
pour dettes par les riches contre les pauvres, le
peuple soulevé contre la puissance des consuls
et du senat, fit cette retraite fameuse au
Mont Aventin.
Il ne se parloit que de liberté dans ces
assemblées ; et le peuple romain ne se crut pas libre
s' il n' avoit des voyes legitimes pour résister
au senat. On fut contraint de luy accorder des
magistrats particuliers appellez tribuns du peuple,
qui pussent l' assembler, et le secourir contre
l' autorité des consuls, par opposition, ou par
appel.
Ces magistrats, pour s' autoriser, nourrissoient
p542
la division entre les deux ordres, et ne cessoient
de flater le peuple, en proposant que les terres
des païs vaincus, ou le prix qui proviendroit de
leur vente, fust partagé entre les citoyens.
Le senat s' opposoit toûjours constamment à
ces loix ruineuses à l' estat, et vouloit que le
prix des terres fust adjugé au tresor public.
Le peuple se laissoit conduire à ses magistrats
seditieux, et conservoit néanmoins assez d' équité
pour admirer la vertu des grands hommes qui
luy résistoient.
Contre ces dissensions domestiques, le senat
ne trouvoit point de meilleur remede que de
faire naistre continuellement des occasions de
guerres étrangeres. Elles empeschoient les divisions
d' estre poussées à l' extrémité, et réünissoient
les ordres dans la défense de la patrie.
Pendant que les guerres réüssissent, et que les
conquestes s' augmentent, les jalousies se
veillent.
Les deux partis fatiguez de tant de divisions
qui menaçoient l' estat de sa ruine, conviennent
de faire des loix pour donner le repos aux uns
et aux autres, et établir l' égalité qui doit estre
dans une ville libre.
Chacun des ordres prétend que c' est à luy
qu' appartient l' établissement de ces loix.
La jalousie augmentée par ces prétensions fait
qu' on résout d' un commun accord une ambassade
en Grece pour y rechercher les institutions
p543
des villes de ce païs, et sur tout les loix de Solon
qui estoient les plus populaires. Les loix des
Xii tables sont établies, et les décemvirs qui
les rédigerent furent privez du pouvoir dont
ils abusoient.
Pendant qu' on voit tout tranquille, et que
des loix si équitables semblent établir pour jamais
le repos public, les dissensions se réchauffent
par les nouvelles pretensions du peuple qui
aspire aux honneurs et au consulat réservé
jusqu' alors au premier ordre.
La loy pour les y admettre est proposée.
Plustost que de rabaisser le consulat, les peres
consentent à la création de trois nouveaux
magistrats qui auroient l' autorité de consuls sous
le nom de tribuns militaires, et le peuple est
admis à cét honneur.
Content d' établir son droit, il use modement
de sa victoire, et continquelque temps
à donner le commandement aux seuls patriciens.
Aprés de longues disputes on revient au consulat,
et peu à peu les honneurs deviennent
communs entre les deux ordres, quoy-que les
patriciens soient tjours plus considerez dans
les élections.
Les guerres continuënt, et les romains soumettent
aprés cinq cens ans les gaulois cisalpins
leurs principaux ennemis, et toute l' Italie.
commencent les guerres puniques ; et les
p544
choses en viennent si avant, que chacun de ces
deux peuples jaloux croit ne pouvoir subsister
que par la ruine de l' autre.
Rome preste à succomber se soustient principalement
durant ses malheurs par la constance
et par la sagesse du senat.
à la fin la patience romaine l' emporte : Annibal
est vaincu, et Carthage subjuguée par Scipion
l' africain.
Rome victorieuse s' étend prodigieusement durant
deux cens ans par mer et par terre, etduit
tout l' univers sous sa puissance.
En ces temps et depuis la ruine de Carthage,
les charges dont la dignité aussi-bien que le
profit s' augmentoit avec l' empire, furent briges
avec fureur. Les prétendans ambitieux ne
songerent qu' à flater le peuple, et la concorde des
ordres entretenpar l' occupation des guerres
puniques se troubla plus que jamais. Les
Gracques mirent tout en confusion, et leurs
seditieuses propositions furent le commencement
de toutes les guerres civiles.
Alors on commença à porter des armes, et à
agir par la force ouverte dans les assemblées du
peuple romain, où chacun auparavant vouloit
l' emporter par les seules voyes legitimes, et avec
la liber des opinions.
La sage conduite du senat et les grandes guerres
survens modererent les brouïlleries.
Marius Plebeïen, grand homme de guerre,
p545
avec son éloquence militaire et ses harangues
seditieuses, il ne cessoit d' attaquer l' orgueïl
de la noblesse, réveilla la jalousie du peuple, et
s' éleva par ce moyen aux plus grands honneurs.
Sylla patricien se mit à la teste du parti contraire,
et devint l' objet de la jalousie de Marius.
Les brigues et la corruption peuvent tout dans
Rome. L' amour de la patrie et le respect des
loix s' y éteint.
Pour comble de malheurs, les guerres d' Asie
apprennent le luxe aux romains et augmentent
l' avarice.
En ce temps, les généraux commencerent à
s' attacher leurs soldats, qui ne regardoient en
eux jusqu' alors que le caractere de l' autorité
publique.
Sylla dans la guerre contre Mithridate laissoit
enrichir ses soldats pour les gagner.
Marius de son costé proposoit à ses partisans
des partages d' argent et de terre.
Par ce moyen maistres de leurs troupes, l' un
sous prétexte de soustenir le senat, et l' autre
sous le nom du peuple, ils se firent une guerre
furieuse jusques dans l' enceinte de la ville.
Le parti de Marius et du peuple fut tout à
fait abbatu, et Sylla se rendit souverain sous le
nom de dictateur.
Il fit des carnages effroyables, et traita durement
le peuple et par voye de fait et de paroles,
jusques dans les assemblées legitimes.
p546
Plus puissant et mieux établi que jamais, il se
duisit de luy-mesme à la vie privée, mais aprés
avoir fait voir que le peuple romain pouvoit
souffrir un maistre.
Pompée que Sylla avoit élevé succeda à une
grande partie de sa puissance. Il flatoit tantost
le peuple et tantost le senat pour s' établir : mais
son inclination et son interest l' attacherent enfin
au dernier parti.
Vainqueur des Pirates, des Espagnes et de
tout l' orient, il devient tout-puissant dans la
publique, et principalement dans le senat.
Cesar qui veut du moins estre son égal, se
tourne du costé du peuple, et imitant dans son
consulat les tribuns les plus seditieux, il propose
avec des partages de terre, les loix les plus
populaires qu' il put inventer.
La conqueste des Gaules porte au plus haut
point la gloire et la puissance de Cesar.
Pompée et luy s' unissent par interest, et puis
se brouïllent par jalousie. La guerre civile
s' allume. Pompée croit que son seul nom soustiendra
tout, et se neglige. Cesar actif et
prévoyant remporte la victoire, et se rend le
maistre.
Il fait diverses tentatives pour voir si les
romains pourroient s' accoustumer au nom de roy.
Elles ne servent qu' à le rendre odieux. Pour
augmenter la haine publique, le senat luy décerne
des honneurs jusqu' alors inïs dans Rome :
p547
de sorte qu' il est tué en plein senat comme un
tyran.
Antoine sa creature qui se trouva consul au
temps de sa mort, émut le peuple contre ceux
qui l' avoient tué, et tascha de profiter des
brouïlleries pour usurper l' autorité souveraine.
Lepidus qui avoit aussi un grand commandement sous
Cesar, tascha de le maintenir. Enfin le jeune
Cesar, à l' âge de dix-neuf ans, entreprit de
venger la mort de son pere, et chercha l' occasion
de succeder à sa puissance.
Il sceût se servir pour ses interests des ennemis
de sa maison, et mesme de ses concurrens.
Les troupes de son pere se donnerent à luy
touchées du nom de Cesar, et des largesses
prodigieuses qu' il leur fit.
Le senat ne peut plus rien : tout se fait par la
force et par les soldats, qui se livrent à qui plus
leur donne.
Dans cette funeste conjoncture le triumvirat
abbatit tout ce que Rome nourrissoit de plus
courageux et de plus opposé à la tyrannie. Cesar
et Antoine défirent Brutus et Cassius : la liberté
expira avec eux. Les vainqueurs, aprés s' estre
défaits du foible Lepide, firent divers accords
et divers partages où Cesar comme plus habile
trouvant toûjours le moyen d' avoir la meilleure
part, mit Rome dans ses interests et prit le dessus.
Antoine entreprend en vain de se relever,
p548
et la bataille Actiaque soumet tout l' empire à la
puissance d' Auguste Cesar.
Rome fatiguée et épuisée par tant de guerres
civiles, pour avoir du repos, est contrainte de
renoncer à sa liberté.
La maison des Cesars, s' attachant sous le grand
nom d' empereur le commandement des armées,
exerce une puissance absoluë.
Rome sous les Cesars plus soigneuse de se
conserver que de s' étendre, ne fait presque plus
de conquestes que pour éloigner les barbares qui
vouloient entrer dans l' empire.
à la mort de Caligula, le senat sur le point
de rétablir la liberté et la puissance consulaire,
en est empescpar les gens de guerre qui
veulent un chef perpetuel, et que leur chef
soit le maistre.
Dans les révoltes causées par les violences de
Neron, chaque armée élit un empereur ; et les
gens de guerre connoissent qu' ils sont maistres
de donner l' empire.
Ils s' emportent jusqu' à le vendre publiquement
au plus offrant, et s' accoustument à secoûër
le joug. Avec l' obéïssance, la discipline
se perd. Les bons princes s' obstinent en vain à
la conserver, et leur zele pour maintenir l' ancien
ordre de la milice romaine, ne sert qu' à
les exposer à la fureur des soldats.
Dans les changemens d' empereur, chaque
armée entreprenant de faire le sien, il arrive
p549
des guerres civiles, et des massacres effroyables.
Ainsi l' empire s' énerve par le relaschement
de la discipline, et tout ensemble il s' épuise par
tant de guerres intestines.
Au milieu de tant de desordres, la crainte et
la majesté du nom romain diminuë. Les Parthes
souvent vaincus deviennent redoutables
du costé de l' orient sous l' ancien nom de Perses
qu' ils reprennent. Les nations septentrionales
qui habitoient des terres froides et incultes,
attirées par la beauté et par la richesse de celle
de l' empire, en tentent l' entrée de toutes parts.
Un seul homme ne suffit plus à soustenir le
fardeau d' un empire si vaste et si fortement attaqué.
La prodigieuse multitude des guerres, et l' humeur
des soldats qui vouloient voir à leur teste
des empereurs et des Cesars, oblige à les
multiplier.
L' empire mesme estant regarcomme un
bien heréditaire, les empereurs se multiplient
naturellement par la multitude des enfans des
princes.
Marc Aurele associe son frere à l' empire.
Severe fait ses deux enfans empereurs. La necessité
des affaires oblige Diocletien à partager
l' orient et l' occident entre luy et Maximien :
chacun d' eux surchargé, se soulage en élisant
deux Cesars.
p550
Par cette multitude d' empereurs et de Cesars,
l' estat est accablé d' unepense excessive,
le corps de l' empire est desuni, et les guerres
civiles se multiplient.
Constantin fils de l' empereur Constantius
Chlorus partage l' empire comme un heritage
entre ses enfans : la posterité suit ces exemples,
et on ne voit presque plus un seul empereur.
La mollesse d' Honorius, et celle de
Valentinien Iii empereurs d' occident fait tout
perir.
L' Italie et Rome mesme sont saccagées à
diverses fois, et deviennent la proye des barbares.
Tout l' occident est à l' abandon. L' Afrique
est occupée par les vandales, l' Espagne par les
visigots, la Gaule par les francs, la grande
Bretagne par les saxons, Rome et l' Italie mesme
par les herules, et en suite par les ostrogots.
Les empereurs romains se renferment dans
l' orient, et abandonnent le reste, mesme Rome et
l' Italie.
L' empire reprend quelque force sous Justinien
par la valeur de Belisaire et de Narses.
Rome souvent prise et reprise, demeure enfin
aux empereurs. Les Sarasins devenus puissans
par la division de leurs voisins, et par la
non-chalance des empereurs, leur enlevent la plus
grande partie de l' orient, et les tourmentent
tellement de ce costé-là, qu' ils ne songent plus
à l' Italie. Les lombards y occupent les plus
p551
belles et les plus riches provinces. Romeduite
à l' extrémité par leurs entreprises continuelles,
et demeurée sans défense du costé de
ses empereurs, est contrainte de se jetter entre
les bras des françois. Pepin roy de France
passe les monts, et réduit les lombards.
Charlemagne, aprés en avoir éteint la domination,
se fait couronner roy d' Italie, où sa seule
moderation conserve quelques petits restes aux
successeurs des Cesars ; et en l' an 800 de nostre
seigneur élû empereur par les romains, il
fonde le nouvel empire.
Il vous est maintenant aisé de connoistre les
causes de l' élevation et de la chute de Rome.
Vous voyez que cét estat fondé sur la guerre,
et par là naturellement disposé à empieter
sur ses voisins, a mis tout l' univers sous le
joug pour avoir porté au plus haut point la
politique et l' art militaire.
Vous voyez les causes des divisions de la
publique, et finalement de sa chute dans les
jalousies de ses citoyens, et dans l' amour de la
liberté poussé jusqu' à un excés et unelicatesse
insupportable.
Vous n' avez plus de peine à distinguer tous
les temps de Rome, soit que vous vouliez la
considerer en elle-mesme, soit que vous la regardiez
par rapport aux autres peuples ; et vous
voyez les changemens qui devoient suivre la
disposition des affaires en chaque temps.
p552
En elle-mesme vous la voyez au commencement dans un
estat monarchique établi selon ses loix primitives,
en suite dans sa liberté,
et enfin soumise encore une fois au gouvernement
monarchique, mais par force et par violence.
Il vous est aisé de concevoir de quelle sorte
s' est formé l' estat populaire en suite des commencemens
qu' il avoit dés les temps de la
royauté ; et vous ne voyez pas dans une moindre
évidence, comment dans la liberté s' établissoient
peu à peu les fondemens de la nouvelle
monarchie.
Car de mesme que vous avez veû le projet
de république dressé dans la monarchie par
Servius Tullius, qui donna comme un premier
goust de la liberté au peuple romain ; vous
avez aussi observé que la tyrannie de Sylla,
quoy-que passagere, quoy-que courte, a fait
voir que Rome, malgré sa fierté, estoit autant
capable de porter le joug que les peuples qu' elle
tenoit asservis.
Pour connoistre ce qu' a operé successivement
cette jalousie furieuse entre les ordres, vous
n' avez qu' à distinguer les deux temps que je
vous ay expressément marquez : l' un, où le peuple
estoit retenu dans certaines bornes par les
perils qui l' environnoient de tous costez ; et
l' autre, n' ayant plus rien à craindre au dehors,
il s' est abandon sans réserve à sa passion.
p553
Le caractere essentiel de chacun de ces deux
temps, est que dans l' un l' amour de la patrie
et des loix retenoit les esprits ; et que dans
l' autre tout se décidoit par l' interest et par la
force.
De là s' ensuivoit encore que dans le premier
de ces deux temps les hommes de commandement
qui aspiroient aux honneurs par les moyens
legitimes, tenoient les soldats en bride et attachez
à la république ; au lieu que dans l' autre
temps où la violence emportoit tout, ils ne
songeoient qu' à les ménager pour les faire entrer
dans leurs desseins malgré l' autorité du senat.
Par ce dernier estat la guerre estoit necessairement
dans Rome ; et parce que dans la guerre
les loix ne peuvent plus rien, la seule force
décide, il falloit que le plus fort demeurast le
maistre, par consequent que l' empire retournast
en la puissance d' un seul.
Et les choses s' y disposoient tellement par
elles-mesmes, que Polybe qui a vécu dans le
temps le plus florissant de la république, a prév
par la seule disposition des affaires que l' estat
de Rome à la longue reviendroit à la monarchie.
La raison de ce changement est que la division
entre les ordres n' a pû cesser parmi les romains
que par l' autorité d' un maistre absolu,
et que d' ailleurs la liberté estoit trop aimée pour
estre abandonnée volontairement. Il falloit donc
p554
peu à peu l' affoiblir par des ptextes specieux,
et faire par ce moyen qu' elle pust estre ruinée
par la force ouverte.
La tromperie, selon Aristote, devoit commencer
en flatant le peuple, et devoit naturellement
estre suivie de la violence.
Mais de là on devoit tomber dans un autre
inconvenient par la puissance des gens de guerre,
mal inévitable à t estat.
En effet cette monarchie que formerent les
Cesars s' estant érigée par les armes, il falloit
qu' elle fust toute militaire ; et c' est pourquoy
elle s' établit sous le nom d' empereur, titre
propre et naturel du commandement des armées.
Parvous avez pû voir que comme la république
avoit son foible inévitable, c' est à dire,
la jalousie entre le peuple et le senat ; la
monarchie des Cesars avoit aussi le sien, et ce foible
estoit la licence des soldats qui les avoient faits.
Car il n' estoit pas possible que les gens de
guerre qui avoient changé le gouvernement, et
établi les empereurs, fussent long-temps sans
s' appercevoir que c' estoit eux en effet qui
disposoient de l' empire.
Vous pouvez maintenant ajouster aux temps
que vous venez d' observer, ceux qui vous marquent
l' estat et le changement de la milice ; celuy
elle est soumise et attachée au senat et au
peuple romain ; celuy où elle s' attache à ses
généraux ; celuy où elle les éleve à la puissance
absoluë
p555
sous le titre militaire d' empereurs ; celuy
ou maistresse en quelque fon de ses propres
empereurs qu' elle créoit, elle les fait et lesfait
à sa fantaisie. Dele relaschement, de là
les seditions et les guerres que vous avez vës ;
de là enfin la ruine de la milice avec celle de
l' empire.
Tels sont les temps remarquables qui nous
marquent les changemens de l' estat de Rome
considerée en elle-mesme. Ceux qui nous la font
connoistre par rapport aux autres peuples, ne
sont pas moins aisez à discerner.
Il y a le temps où elle combat contre ses égaux,
et où elle est en peril. Il dure un peu plus de
500 ans, et finit à la ruine des gaulois en
Italie, et de l' empire des carthaginois.
Celuy où elle combat, toûjours plus forte et
sans peril, quelque grandes que soient les guerres
qu' elle entreprenne. Il dure 200 ans, et va
jusqu' à l' établissement de l' empire des Cesars.
Celuy où elle conserve son empire et sa majesté.
Il dure 400 ans, et finit au regne de
Théodose Le Grand.
Celuy enfin où son empire entamé de toutes
parts, tombe peu à peu. Cét estat qui dure aussi
400 ans, commence aux enfans de Théodose,
et se termine enfin à Charlemagne.
Je n' ignore pas, monseigneur, qu' on
pourroit ajouster aux causes de la ruine de
Rome beaucoup d' incidens particuliers. Les rigueurs
p556
des créanciers sur leurs débiteurs ont
excité de grandes et de frequentes révoltes. La
prodigieuse quantité de gladiateurs et d' esclaves
dont Rome et l' Italie estoit surchargée, ont
causé d' effroyables violences, et mesme des guerres
sanglantes. Rome épuisée par tant de guerres
civiles et étrangeres se fit tant de nouveaux
citoyens ou par brigue ou par raison, qu' à
peine pouvoit-elle se reconnoistre elle-mesme
parmi tant d' étrangers qu' elle avoit naturalisez.
Le senat se remplissoit de barbares : le sang romain
se mesloit : l' amour de la patrie par lequel
Rome s' estoit élevée au dessus de tous les peuples
du monde n' estoit pas naturel à ces citoyens
venus de dehors ; et les autres se gastoient par le
lange. Les partialitez se multiplioient avec
cette prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux ;
et les esprits turbulens y trouvoient de
nouveaux moyens de brouïller et d' entreprendre.
Cependant le nombre des pauvres s' augmentoit
sans fin par le luxe, par les débauches, et
par la fainéantise qui s' introduisoit. Ceux qui se
voyoient ruinez n' avoient de ressource que dans
les seditions, et en tout cas se soucioient peu que
tout perist aprés eux. Vous sçavez que c' est ce
qui fit la conjuration de Catilina. Les grands
ambitieux et les miserables qui n' ont rien à perdre
aiment toûjours le changement. Ces deux
genres de citoyens prévaloient dans Rome ; et
l' estat mitoyen, qui seul tient tout en balance
p557
dans les estats populaires, estant le plus foible,
il falloit que la république tombast.
On peut joindre encore à cecy l' humeur et
le génie particulier de ceux qui ont causé les
grands mouvemens, je veux dire des Gracques,
de Marius, de Sylla, de Pompée, de Jule Cesar,
d' Antoine et d' Auguste. J' en ay marqué
quelque chose ; mais je me suis attaché principalement
à vous découvrir les causes universelles et
la vraye racine du mal, c' est à dire cette
jalousie entre les deux ordres dont il vous estoit
important de considerer toutes les suites.
Mais souvenez-vous, monseigneur,
que ce long enchaisnement des causes particulieres
qui font et défont les empires pend
des ordres secrets de la divine providence.
Dieu tient du plus haut des cieux les resnes de
tous les royaumes ; il a tous les coeurs en sa
main : tantost il retient les passions, tantost il
leur lasche la bride, et par là il remuë tout le
genre humain. Veut-il faire des conquerans ?
Il fait marcher l' épouvante devant eux, et il
inspire à eux et à leurs soldats une hardiesse
invincible. Veut-il faire des legislateurs ? Il leur
envoye son esprit de sagesse et de prévoyance ;
il leur fait prévenir les maux qui menacent les
estats, et poser les fondemens de la tranquilité
publique. Il connoist la sagesse humaine toûjours
courte par quelque endroit ; il l' éclaire, il
étend ses veûës, et puis il l' abandonne à ses
p558
ignorances : il l' aveugle, il la précipite, il la
confond par elle-mesme : elle s' envelope, elle
s' embarrasse dans ses propres subtilitez, et ses
précautions luy sont un piege. Dieu exerce par
ce moyen ses redoutables jugemens, selon les
regles de sa justice tjours infaillible. C' est luy
qui prépare les effets dans les causes les plus
éloignées, et qui frape ces grands coups dont
le contrecoup porte si loin. Quand il veut lascher
le dernier, et renverser les empires, tout
est foible et irgulier dans les conseils.
L' égypte autrefois si sage marche enyvrée, étourdie
et chancelante, parce que le seigneur a répandu
l' esprit de vertige dans ses conseils ; elle ne sçait
plus ce qu' elle fait, elle est perd. Mais que
les hommes ne s' y trompent pas : Dieu redresse
quand il luy plaist le sens égaré, et celuy qui
insultoit à l' aveuglement des autres tombe
luy-mesme dans des tenebres plus épaisses, sans qu' il
faille souvent autre chose pour luy renverser le
sens que ses longues prosperitez.
C' est ainsi que Dieu regne sur tous les peuples.
Ne parlons plus de hazard, ni de fortune,
ou parlons-en seulement comme d' un nom dont
nous couvrons nostre ignorance. Ce qui est hazard
à l' égard de nos conseils incertains, est un
dessein concerté dans un conseil plus haut, c' est
à dire, dans ce conseil éternel qui renferme toutes
les causes et tous les effets dans un mesme
ordre. De cette sorte tout concourt à la mesme
p559
fin, et c' est faute d' entendre le tout que nous
trouvons du hazard, ou de l' irrégularité dans
les rencontres particulieres.
Parse verifie ce que dit l' apostre, que
Dieu est heureux, et le seul puissant roy des
rois, et seigneur des seigneurs . Heureux, dont le
repos est inalterable, qui voit tout changer sans
changer luy-mesme, et qui fait tous les changemens
par un conseil immuable ; qui donne,
et qui oste la puissance ; qui la transporte d' un
homme à un autre, d' une maison à une autre,
d' un peuple à un autre, pour montrer qu' ils ne
l' ont tous que par emprunt, et qu' il est le seul
en qui elle réside naturellement.
C' est pourquoy tous ceux qui gouvernent se
sentent assujetis à une force majeure. Ils font
plus ou moins qu' ils ne pensent, et leurs conseils
n' ont jamais manqd' avoir des effets impréveûs.
Ni ils ne sont maistres des dispositions
que les siecles passez ont mises dans les affaires,
ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra
l' avenir, loin qu' ils le puissent forcer. Celuy-la
seul tient tout en sa main, qui sçait le nom de
ce qui est et de ce qui n' est pas encore, qui
préside à tous les temps, et prévient tous les
conseils.
Alexandre ne croyoit pas travailler pour ses
capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquestes.
Quand Brutus inspiroit au peuple romain
un amour immense de la liberté, il ne songeoit
p560
pas qu' il jettoit dans les esprits le principe de
cette licence effree, par laquelle la tyrannie
qu' il vouloit détruire devoit estre un jour rétablie
plus dure que sous les tarquins. Quand
les Cesars flatoient les soldats, ils n' avoient pas
dessein de donner des maistres à leurs successeurs
et à l' empire. En un mot, il n' y a point
de puissance humaine qui ne serve malgré elle
à d' autres desseins que les siens. Dieu seul sçait
toutduire à sa volonté. C' est pourquoy tout
est surprenant à ne regarder que les causes
particulieres, et néanmoins tout s' avance avec une
suite reglée. Ce discours vous le fait entendre ;
et pour ne plus parler des autres empires, vous
voyez par combien de conseils impréveûs, mais
toutefois suivis en eux-mesmes, la fortune de
Rome a esté menée depuis Romulus jusqu' à
Charlemagne.
Vous croirez peut-estre, monseigneur,
qu' il auroit fallu vous dire quelque chose de
plus de vos François et de Charlemagne qui a
fondé le nouvel empire. Mais outre que son
histoire fait partie de celle de France que vous
écrivez vous-mesme, et que vous avez déja si
fort avancée, je me réserve à vous faire un second
discours j' auray une raison necessaire
de vous parler de la France et de ce grand
conquerant, qui estant égal en valeur à ceux
que l' antiquité a le plus vantez, les surpasse en
piété, en sagesse et en justice.
p561
Ce mesme discours vous découvrira les causes
des prodigieux succés de Mahomet et de
ses successeurs. Cét empire qui a commencé
deux cens ans avant Charlemagne, pouvoit
trouver sa place dans ce discours : mais j' ay cru
qu' il valoit mieux vous faire voir dans une mesme
suite ses commencemens et sa décadence.
Ainsi je n' ay plus rien à vous dire sur la premiere
partie de l' histoire universelle. Vous en
découvrez tous les secrets, et il ne tiendra plus
qu' à vous d' y remarquer toute la suite de la
religion et celle des grands empires jusqu' à
Charlemagne.
Pendant que vous les verrez tomber presque
tous d' eux-mesmes, et que vous verrez la religion
se soustenir par sa propre force, vous connoistrez
aisément quelle est la solide grandeur,
et où un homme sensé doit mettre son esperance.
p43
Livros Grátis
( http://www.livrosgratis.com.br )
Milhares de Livros para Download:
Baixar livros de Administração
Baixar livros de Agronomia
Baixar livros de Arquitetura
Baixar livros de Artes
Baixar livros de Astronomia
Baixar livros de Biologia Geral
Baixar livros de Ciência da Computação
Baixar livros de Ciência da Informação
Baixar livros de Ciência Política
Baixar livros de Ciências da Saúde
Baixar livros de Comunicação
Baixar livros do Conselho Nacional de Educação - CNE
Baixar livros de Defesa civil
Baixar livros de Direito
Baixar livros de Direitos humanos
Baixar livros de Economia
Baixar livros de Economia Doméstica
Baixar livros de Educação
Baixar livros de Educação - Trânsito
Baixar livros de Educação Física
Baixar livros de Engenharia Aeroespacial
Baixar livros de Farmácia
Baixar livros de Filosofia
Baixar livros de Física
Baixar livros de Geociências
Baixar livros de Geografia
Baixar livros de História
Baixar livros de Línguas
Baixar livros de Literatura
Baixar livros de Literatura de Cordel
Baixar livros de Literatura Infantil
Baixar livros de Matemática
Baixar livros de Medicina
Baixar livros de Medicina Veterinária
Baixar livros de Meio Ambiente
Baixar livros de Meteorologia
Baixar Monografias e TCC
Baixar livros Multidisciplinar
Baixar livros de Música
Baixar livros de Psicologia
Baixar livros de Química
Baixar livros de Saúde Coletiva
Baixar livros de Serviço Social
Baixar livros de Sociologia
Baixar livros de Teologia
Baixar livros de Trabalho
Baixar livros de Turismo