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Ce document est extrait de la base de données
textuelles Frantextalisée par l'Institut National de
la Langue Fraaise (INaLF)
Dernières chansons [Document électronique] / Louis Bouilhet
1 IMITE DU CHINOIS
p37
Sous des déguisements divers,
plâtre ou fard, selon ton envie,
masque tes moeurs, cache ta vie,
sois honnête homme, en fait de vers !
Un seul beau vers est une source
qui, dans les siècles, coulera.
Dix ans, peut-être, on pleurera
quelques mots trop prompts à la course.
La strophe aux gracieux dessins,
l' oeil, en vain, cherche une faute,
n' est pas d' une valeur moins haute
que la relique de nos saints.
p38
Mais aussi, point de flatteries
pour l' inepte ou le maladroit !
Le pur lettré seul a le droit
d' en arranger les broderies.
Tout poëme perd ses appas
dans les bassesses du parlage.
Si nous traversons un village,
causons-y, -mais n' y chantons pas !
2 LA COLOMBE
p41
Quand chassés, sans retour, des temples vénérables,
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tordus au vent de feu qui soufflait du Thabor,
les grands olympiens étaient si misérables
que les petits enfants tiraient leur barbe d' or ;
durant ces jours d' angoisse où la terre étonnée
portait, comme un fardeau, l' écroulement des cieux,
un seul homme, debout contre la destinée,
osa, dans leur détresse, avoir pitié des dieux.
C' était un large front, -un empereur, -un sage,
assez haut sur son trône et sur sa volon
pour arrêter du doigt tout un siècle au passage,
et donner son mot d' ordre à la divinité.
p42
Or, un soir qu' il marchait avec ses capitaines,
incliné sous ce poids de l' avenir humain,
il aperçut, au fond des brumes incertaines,
un vieux temple isolé, sur le bord d' un chemin ;
un vieux temple isolé, plein de mornes visages,
un de ces noirs débris, au souvenir amer,
qui dorment échoués sur la grève des âges,
quand les religions baissent comme la mer.
Le seuil croulait ; la pluie avait rongé la porte ;
toute la lune entrait par les toits crevassés.
Au milieu de la route, il quitta son escorte,
et s' avança, pensif, au long des murs glacés.
Les colonnes de marbre, à ses pieds, abattues,
jonchaient de toutes parts les pavés précieux ;
l' herbe haute montait au ventre des statues,
des cigognes rêvaient sur l' épaule des dieux.
Parfois, dans le silence, éclatait un bruit d' aile,
on entendait, au loin, comme un frisson courir ;
et, sur les grands vaincus penchant son front fidèle,
Phoebé, froide comme eux, les regardait mourir.
p43
Et comme il restait là, perdu dans ses pensées,
des profondeurs du temple il vit se détacher,
avec un bruit confus de plaintes cadenes,
une lueur tremblante et qui semblait marcher.
Cela se rapprochait et sonnait sur les dalles.
C' était un grand vieillard qui pleurait en chemin,
courbé, maigre, en haillons, et traînant ses sandales,
une tiare au front, une lampe à la main.
Il cachait sous sa robe une blanche colombe ;
dernier prêtre des dieux, il apportait encor
sur le dernier autel la dernre hécatombe...
et l' empereur pleura, -car son rêve était mort !
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Il pleura, jusqu' au jour, sous cette voûte noire.
Tu souriais, ô Christ, dans ton paradis bleu,
tes chérubins chantaient sur des harpes d' ivoire,
tes anges secouaient leurs six ailes de feu !
Et du morne empyrée insultant la détresse,
comme au bord d' un grand lac aux flots étincelants,
dans le lait lumineux perdu par la déesse,
tes martyrs couronnés lavaient leurs pieds sanglants !
p44
Tugnais, sans partage, au ciel et sur la terre ;
ta croix couvrait le monde et montait au milieu ;
tout, devant ton regard, tremblait, -jusqu' à ta mère,
pâle éternellement d' avoir porté son Dieu.
Mais tu ne savais pas le mot des destinées,
ô toi qui triomphais, près de l' Olympe mort ;
vois : c' est le même gouffre... avant deux mille
années,
ton ciel y descendra, -sans le combler encor !
Tu connaîtras aussi, ployé sous l' anathème,
la désaffection des peuples et des rois,
si pauvre et si perdu que tu n' auras plus même,
pour t' y coucher en paix, la largeur de ta croix !
Ton dernier temple, ô Christ, est froid comme une
tombe ;
ta porte n' ouvre plus sur le vaste avenir ;
voilà que le jour baisse et qu' on entend venir
le vieux prêtre courbé, qui porte une colombe !
3 CONFIANCE
p47
sonnet
quoi ! Sans te soucier de l' océan qui gronde,
tu veux ta place à bord, sur mon vaisseau perdu ;
et pour dire à Colomb qu' il a trouvé son monde,
tu n' attends pas, enfant, qu' il en soit revenu !
Dans tes bras frémissants j' ai mis ma tête blonde.
J' ai bu ton souffle en feu, dans mon sein répandu ;
et, comme le pêcheur voit la perle sous l' onde,
dans ton regard charmant j' ai vu ton coeur à nu.
p48
Sois bénie, à jamais, pour cette foi sublime !
Sans redouter les flots je braverai l' abîme,
puisque j' ai ton amour, comme une étoile, aux cieux.
Et mon mon restera, triomphant et sonore,
afin que, dans mille ans, la terre sache encore,
ô mon ange adoré, la couleur de tes yeux !
4 SOLDAT LIBRE
p51
Soldat libre, au léger bagage,
j' ai mis ma pipe à mon chapeau,
car la milice où je m' engage
n' a ni cocarde ni drapeau.
La caserne ne me plaît guère,
les uniformes me vont peu ;
en partisan, je fais la guerre,
et je campe sous le ciel bleu.
La liberté, que l' on croit morte
pour quelques heures de sommeil,
près de moi se chauffe à la porte
de ma tente ouverte au soleil.
p52
Je suis sourd au clairon d' un maître,
la consigne expire à mon seuil ;
nul, hormis Dieu, ne peut connaître
ce grand secret de mon orgueil.
Parmi les champs de poésie
je fourrage, sans mission ;
le capitaine est fantaisie,
le mot du guet occasion !
Et, loin de la poussière aride
sont marqs les pas humains,
je cours, sur un cheval sans bride,
dans des campagnes sans chemins ! ...
5 A ROSETTE
p55
mai sourit au firmament,
mai, le mois des douces choses ;
ton aveu le plus charmant
est venu le jour des roses.
Pour témoins de ce bonheur
nous avons pris, ô ma belle,
le premier lilas en fleur,
et la première hirondelle.
Le vallon sait notre amour,
les grands bois sont nos complices ;
les lis gardent, loin du jour,
ton secret, dans leurs calices !
p56
Les papillons nuancés
et les vertes demoiselles
portent tes serments tracés
sur la poudre de leurs ailes.
L' étreinte des lierres frais,
verts chaînons que rien ne brise,
figure, dans les forêts,
l' ardeur que tu m' as promise.
Et pour qu' à notre dessein
ton souvenir soit fidèle,
sur les rondeurs de ton sein,
tous les nids ont pris modèle.
Oh ! Ne trahis pas ta foi !
Regarde, mon coeur, regarde :
tout l' azur a l' oeil sur toi,
et tout le printemps te garde !
Si tu venais à mentir,
les muguets, aux fines branches,
feraient tous, pour m' avertir,
tinter leurs clochettes blanches ;
p57
les limaçons consternés,
comme des prophètes mornes,
par les chemins détournés,
me suivraient avec des cornes ;
et les oiseaux, dans la nuit,
se heurtant à ma fenêtre,
me rapporteraient le bruit
de ta rigueur prête à naître !
Hélas ! Hélas ! Les beaux jours
n' ont qu' un temps, comme les roses.
J' ai peur des grands étés lourds
et des grands hivers moroses !
Ces mois-là n' ont rien promis,
et tous les crimes s' y peuvent,
sans que les blés endormis
ou les glaçons froids s' émeuvent.
ô mon ange ! ô mon trésor !
Cher bonheur que Dieu me donne,
jure-moi d' aimer encor,
lorsque jaunira l' automne !
p58
Jure-moi ! ... -mais tu souris
de mes alarmes trop fortes...
viens ! ... les rameaux sont fleuris,
oublions les feuilles mortes !
6 OH ! SERAIT-CE VRAI, MA BELLE
p61
Oh ! Serait-ce vrai, ma belle,
ce qu' un prêtre m' a conté,
qu' une torture éternelle
suit la douce volupté,
que la blanche main des femmes
sans cesse attire nos âmes
au fond des gouffres ardents,
et qu' au ténébreux empire
on doit payer un sourire
par des grincements de dents ?
p62
Ta lèvre en doux mots abonde
et tu riras de mes fers,
Juliette, dans ce monde,
Astarté, dans les enfers !
Oui, -je le sens, dans mon âme-
Satan pour soeur te réclame
aux rivages embras ;
car ton regard est de flamme,
et blants sont tes baisers !
Calmes dans leur allégresse,
jamais les élus aux cieux
n' ont bu cette ardente ivresse
qui petille dans tes yeux ;
pour eux jamais, ô ma belle,
tant d' amour ne chargea l' aile
du timide séraphin,
et l' éternelle ambroisie
contient moins de poésie
qu' une goutte de ton vin !
Démon ! Démon ! Que m' importe
que par une dure loi
le ciel me ferme sa porte
p63
si j' ai l' enfer avec toi ?
Fille des sombres phalanges,
rions des craintes étranges
qui planent sur les tombeaux ;
j' aurais plutôt peur des anges,
quand les diables sont si beaux !
7 SERENADE
p67
Les musiciens.
Le soir a tendu ses voiles.
éveillons, à petit bruit,
la plus blanche des étoiles
qui manque au front de la nuit.
Un chanteur.
J' ai dans mon coeur une belle
que j' adore nuit et jour ;
p68
une lampe est devant elle,
la lampe de mon amour !
Dans cette chapelle austère
que desservent mes douleurs,
tous mes rêves sont à terre,
effeuillés comme des fleurs.
La détresse, en cape noire,
tient, goutte à goutte amassés
dans unnitier d' ivoire,
tous les pleurs que j' ai versés !
Le seul encensoir qui fume
à l' autel silencieux,
c' est mon âme qui s' allume
sous le rayon de tes yeux.
Apaise enfin ta colère,
toi que Dieu fit pour charmer ;
va, c' est un crime de plaire
quand on ne veut pas aimer !
p69
Les musiciens.
Le soir a tendu ses voiles,
éveillons, à petit bruit,
la plus blanche des étoiles
qui manque au front de la nuit.
8 SOIR D'ETE
p73
Amis, je veux me perdre au fond du bois sonore.
La lune des sentiers argente le gazon ;
et, comme dans la coupe un vin qui s' évapore,
déjà monte la brume aux bords de l' horizon.
La bruyante cité, près du fleuve étendue,
allonge ses grands ponts comme des bras sur l' eau.
Tout soupire et s' endort ; et, là-bas sous la nue,
nus en souriant agite son flambeau.
Oh ! Laissez-moi bondir, moi dont l' âme est brisée,
sous ces feuillages verts palpitent les nids !
p74
J' aime dans mes cheveux des gouttes de rosée
et tout autour de moi l' odeur des foins jaunis !
Qui de nous, qui de nous n' a gardé dans son âme,
chaste et dernier trésor du coeursenchanté,
le reflet d' un beau soir et le nom d' une femme,
un amour à vingt ans par une nuit d' été ?
Ne vous souvient-il pas qu' elle était jeune et belle,
que son collier sonnait sur son col onduleux,
que l' écharpe à son dos frissonnait comme une aile,
et que de longs cils noirs ombrageaient ses yeux bleus ?
Ne vous souvient-il pas qu' en montant les collines,
sa main sur votre main doucement s' appuyait,
et que son sein tremblait sous les dentelles fines
comme un oiseau farouche en son nid inquiet ?
Ne vous souvient-il pas des marguerites blanches,
oracles odorants effeuillés sous vos doigts,
et des merles malins qui, blottis sous les branches,
au bruit de vos baisers s' éveillaient dans les bois ?
Oh ! N' entendez-vous pas, quand tout dort sous la nue,
de sa voix près de vous frémir encor le son ? ...
elle vient, elle vient par la longue avenue,
et l' écho du rocher répète sa chanson.
Sur le noir de la nuit, sa robe se détache ;
p75
incertaine, elle écoute et se penche en rêvant ;
et son front, tour à tour, sevoile ou se cache
sous ses cheveux épars que soulève le vent.
Regardez : c' est l' amour, c' est l' espoir, c' est la
vie !
C' est le bonheur réel loin de vous emporté,
c' est la blonde jeunesse et tout ce qu' on envie
vous souriant encor dans un rêve enchanté.
C' est ce qu' apporte à ceux qui dorment sous la terre
le souffle des fots, des ondes et des fleurs,
ce que l' oiseau gazouille au cyprès solitaire,
ce que l' essaim bourdonne au pied du saule en pleurs ;
oh ! Ce qui fait parfois que, sous la lune sombre,
des antiques linceuls s' agitent les lambeaux,
et que les morts jaloux vont soulevant dans l' ombre,
de leurs bras décharnés, la pierre des tombeaux.
1847.
9 LA FLEUR ROUGE
p79
à moi seul ! ... pour moi seul ! ... oh ! Toute ma
pensée
fixe, ardente et jalouse, allait, en frémissant,
vers cette fleur de pourpre, à ta gorge placée
comme une goutte de ton sang ;
chaude émanation, larme rouge, venue
des sources de ce coeur où tu m' as fait puiser,
et que j' aurais voulu, sur ta poitrine nue,
boire, à genoux, dans un baiser !
Ta robe, autour de toi, flottait comme un nuage ;
tes cheveux déroulés m' embaumaient en passant ;
mais je suivais toujours, sur les bords du corsage,
l' étoile au disque rougissant.
p80
à moi seul ! ... pour moi seul ! ... j' ai la fleur, ô
folie !
ô rêve ! ... humide encor des tiédeurs de ta peau ;
et cette fleur n' est pas de celles qu' on oublie,
ou qu' on attache à son chapeau !
Au plus suave endroit de mon plus cher poëte,
demain, dans quelque beau volume à tranche d' or,
grave, religieux, et découvrant ma tête,
j' ensevelirai mon trésor ;
afin que-tous les deux ayant cessé de vivre-
quelque couple, ici-bas, jeune et tendre, à son tour,
devine notre histoire, en exhumant du livre
le squelette de notre amour !
10 LES NEIGES D'ANTAN
p83
I
ce siècle froid et rieux
ne croit plus aux folles chimères ;
ils sont passés les temps joyeux
dont nous ont parlé nos grand' mères !
Quand l' amour sensible et bien,
secouant des branches fleuries,
souriait, tout enrubanné,
dans la fraîcheur des bergeries,
p84
et, le soir, sous les marronniers,
pressait la belle qui menace,
mince, dans sa robe à paniers,
comme une anguille, dans sa nasse.
Siècle heureux, de bisque nourri,
dont la morale sans lisières
se consolait des Dubarri,
avec la vertu des rosières !
Comme on prenait des airs penchés
pour mener paître dans la plaine
quatre moutons endimanchés
dont on avait frisé la laine !
Et comme, à l' ombre des ormeaux,
c' était une charmante chose
d' entendre au loin vos chalumeaux,
bergers blonds, en culotte rose !
Pour fuir la cour du roi Pétaud,
ou les croquants de mince étoffe,
on emportait dans son cteau
son singe-avec son philosophe.
p85
Et c' était fête, tous les jours,
grâce aux amabilités jointes
du petit chien qui fait des tours
et de l' abbé qui fait des pointes.
Oh ! Les soupers sur les balcons !
Les soupers fins, où la campagne
semblait, au travers des flacons,
de la couleur du vin d' Espagne !
Oh ! L' esprit ! Oh ! Les bons caquets
saupouds de littérature,
quand on montait, par les bosquets,
vers quelque temple à la nature !
L' ombre, parfois, faisait oser.
Sous l' abri des grottes opaques,
on entendait plus d' un baiser...
mis sur le compte de Jean-Jacques !
Les vers luisants, dans les gazons,
brillaient comme des émeraudes ;
le vent emportait les chansons ;
la nuit mouillait les têtes chaudes ;
p86
et la bouteille, aux larges flancs
l' araignée a mis ses toiles,
pour les convives chancelants
doublait le nombre des étoiles ! ...
II
hélas ! Hélas ! -au gouffre ouvert
tous sont tombés : -pas un qui bouge !
Un soir, à l' heure du dessert,
vint à passer l' homme au bras rouge !
Ils se levèrent sans effort,
le calme au front, l' orgueil dans l' âme,
doux et polis devant la mort,
comme auprès d' une grande dame.
Le jeune au vieux cédait le pas
avec des grâces enfantines ;
l' urbanité de leur trépas
fit un salon des guillotines.
p87
On eût dit, à les voir venir
vers les sanglantes boucheries,
qu' ils récitaient, pour mieux finir,
l' oraison des galanteries ;
et leur tête, en ces jours ardents
le peuple agitait sa foudre,
tomba-le calembour aux dents-
avec un nuage de poudre ! ...
11 LE BOIS QUI PLEURE
p91
tout est mort ! -vers d' autres climats
les oiseaux vont chercher fortune,
et la terre, sous les frimas,
est blanche, au loin, comme la lune.
Le vent, pareil à cent taureaux,
mugit au seuil de ma demeure ;
le givre a brodé mes carreaux ;
à mon foyer, la bûche pleure :
-" je me souviens ! ... je me souviens ! ...
au pied des monts... dans le bois sombre...
mon front large, en ces jours anciens,
faisait, à terre, une grande ombre !
p92
" oh ! Les cieux en pluie épandus
sur l' ébullition des séves !
Oh ! Les ravissements perdus
dans la profondeur de mes rêves !
" et comme au bord des claires eaux
frissonnait mon écorce grise,
sous le pied leste des oiseaux
ou les caresses de la brise !
" l' hiver venait, chassant l' été ;
tout s' abritait au toit des villes ;
seul, je gardais la majes
des existences immobiles !
" et, dressant mon squelette noir
sur la nudité des champs mornes,
silencieux dans mon espoir
des rajeunissements sans bornes,
" j' attendais ces temps plus heureux
, sur mes branches découvertes,
le chant des merles amoureux
ferait pousser des feuilles vertes !
p93
" plus de nids ! ... plus de vents dans l' air,
secouant à flots mon feuillage !
La hache a, comme un le éclair,
frapmon tronc durci par l' âge ;
" et, traîné des vallons charmants
au chantier brutal des banlieues,
j' ai senti mes os, par moments,
crier sous la scie aux dents bleues ! ... "
-la pauvre bûche pleure encor ;
mais déjà, dans ses mille étreintes,
le feu, comme un grand poulpe d' or,
fait, sans pitié, mourir ses plaintes !
L' âmegère du vieux bois,
moitié brise et moitié rosée,
libre pour la première fois,
flotte sur la cendre embrasée ! ...
12 LE SANG DES GEANTS
p97
quand les géants, tordus sous la foudre qui gronde,
eurent enfin payé leurs complots hasardeux,
la terre but le sang qui stagnait autour d' eux
comme un linceul de pourpre étalé sur le monde.
On dit que, prise alors d' une pitié profonde,
elle cria : " vengeance ! " et, pour punir les dieux,
fit du sable fumant sortir le cep joyeux
d' où l' orgueil indompté coule à flots, comme une onde !
De là cette colère et ces fougueux transports,
dès que l' homme, ici-bas, goûte à ce sang des morts
qui garde, jusqu' à nous, sa rancune éternelle.
p98
ô vigne ! Ton audace a gonflé nos poumons,
et, sous ton noir ferment de haine originelle,
bout encor le désir d' escalader les monts !
13 L'ALOES
p101
Il poussait, à l' écart, plein d' un immense ennui,
sinistre, rissé, comme pour les querelles.
L' abeille, en frissonnant, setournait de lui ;
les fleurs le regardaient et chuchotaient entre elles.
-" d' vient qu' il est morose et n' épanouit pas
son calice odorant sous le baiser des brises ?
Au mois des papillons, a-t-il peur des frimas ? "
demandait la pervenche aux jacinthes surprises.
-" il est donc sourd ? " disaient les rosiers éclatants ;
-" aveugle ? " murmurait l' oeillet à rouge crête ;
" il n' entend pas tinter la cloche du printemps,
il ne voit pas le ciel dans ses habits de fête ! "
p102
au bruit de leurs discours, le monstre qui dormait
leva sa tête étrange, avec un long murmure,
et, tout autour de lui, de la base au sommet,
son feuillage acéré sonna comme une armure :
-" pauvres petites fleurs, que je verrai mourir,
" je ne suis pas gonflé d' une séve ordinaire,
" mon calice effrayant met un siècle à s' ouvrir,
" et mes éclosions sont des coups de tonnerre ! "
14 UNE SOIREE
p105
dix-huit ans ! -vous croyez ? ... c' est le plus ! ...
blanche et rose,
comme uncher fleuri que l' eau du ciel arrose,
sous ses cheveux bouclés, elle allongeait son cou
et ses grands regards bleus allaient on ne sait où.
C' était un bal mêlé d' art ;
une demoiselle
re, et pour " ces messieurs " déployant un beau zèle,
avec des soubresauts de la tête et du corps,
sur un piano sourd varlopait des accords...
en cercle, l' oeil ant, près de la cheminée,
les mamans avalaient la musique ordonnée,
et l' enfant blanche et rose, en extase, écoutait...
car, la main sur son coeur, un notaire chantait !
p106
Il chantait-oublieux du contrat qui sommeille-
je ne sais quel bateau, quelle étoile vermeille.
Quels chérubins frisés voltigeant dans l' azur !
C' était si doux ! C' était si vrai ! C' était si pur !
Les âmes y versaient tant d' amour ! " la madone "
rimait si gentiment avec " la fleur qu' on donne, "
que j' avais peur de voir, pendant ce frais débit,
germer des plumes d' ange au dos de son habit ! ...
un employé rêveur murmurait : " fantaisies ! ... "
misère ! ... en dépit des fausses poésies,
malgré l' air bête et lourd du monsieur qui chantait,
l' enfant songeait, l' enfant écoutait, palpitait.
Son pauvre petit coeur gonflé de convoitises
partait pour l' infini-sur l' aile des sottises.
Et ce salon bourgeois, dont on se souviendra,
prenait, à ses regards, des splendeurs d' Alhambra !
15 SOMBRE EGLOGUE
p109
Le Voyageur.
L' ombre sans lune a couvert la campagne ;
t' en vas-tu, tre silencieux ?
Le Pâtre.
ô voyageur, le souci m' accompagne,
et, quand tout dort, je marche sous les cieux.
Le Voyageur.
Sans voix quile et sans grelot qui sonne,
ton noir troupeau s' allonge dans la nuit ! ...
p110
Le Pâtre.
ô voyageur, ne le dis à personne,
il est muet le troupeau qui me suit !
Le Voyageur.
Ce ne sont donc ni des boeufs ni des chèvres
que tu conduis, ô pâtre, avant le jour ?
Ce chalumeau tout usé par tes lèvres
ne sait donc pas quelque refrain d' amour ?
Le Pâtre.
J' ai dans ma flûte un refrain lamentable ;
j' ai dans mon âme un hymne de douleurs
qui fait, en cercle, autour de mon étable,
tomber les nids et se faner les fleurs !
Le Voyageur.
Mais... ce troupeau ! Qu' ai-je vu ? ... je frissonne ! ...
spectres hideux, à la tombe échappés !
Le Pâtre.
ô voyageur, ne le dis à personne,
c' est le troupeau de mes désirs trompés !
p111
Le Voyageur.
Ciel ! Comme on voit, là-bas, grandir la foule !
Leur nombre échappe à mes regards perclus !
Le Pâtre.
Ne compte pas ! Chaque instant qui s' écoule
derrière moi, laisse un monstre de plus.
Le Voyageur.
Quel Dieu t' enchaîne à ce troupeau farouche ?
Viens, ô berger, dans nos vallons fleuris,
un rossignol chante au bord de ma couche,
mon toit de paille est tout brodé d' iris ! ...
oh ! Voyageur, dans tes vallons fidèles
je ne veux pas montrer ce front pâli.
Nous allons paître au champ des aspholes,
nous allons boire aux fleuves de l' oubli !
16 MUSIQUE
p115
Quand le vieil Amphion, la cithare à la main,
bâtissait les remparts de la ville thébaine ;
quand le bon Josué, soufflant à perdre haleine,
ébranlait Jéricho de sa trompe d' airain ;
certe ils avaient tous deux le rhythme souverain,
bien qu' un effet contraire ait couronné leur peine ;
et tous deux ont touché, poëte et capitaine,
à des buts différents, par le même chemin.
Amphion ! Josué ! Musiciens antiques !
Le temps n' a pas brisé vos instruments magiques,
prévoyant qu' après vous d' autres s' en serviraient.
p116
Mais, hélas ! Dans nos jours aux muses difficiles,
pour un ou deux chanteurs qui bâtiraient des villes,
comme on en peut nommer qui les renverseraient !
17 EUROPE
p119
Quand, sur le grand taureau, tu fendais les flots
bleus,
vierge phénicienne, Europe toujours belle,
la mer, soumise au dieu, baisait ton pied rebelle,
le vent n' osait qu' à peine effleurer tes cheveux !
Un amant plus farouche, un monstre au cou nerveux
t' emporte, maintenant, dans sa course éternelle ;
la rafale, en fureur, te meurtrit de son aile ;
la vague, à ton flanc pur, colle ses plis baveux !
Tes compagnes, de loin, pleurent sur le rivage,
et, jetant leur prière à l' océan sauvage,
dans la paix du passé veulent te retenir.
p120
Mais tu suis, à travers l' immensité sans bornes,
pâle, et les bras crispés à l' airain de ses cornes,
ce taureau mugissant qu' on nomme l' avenir ! ...
18 LA SOURCE
p123
ils diront, mesurant la profondeur de l' onde
et l' horizon bleuâtre où la vague se perd :
" quel est ce fleuve étrange, épandu sur le monde,
pur comme le cristal et grand comme la mer ?
Sans doute, il vient des monts avec un bruit immense ;
il tombe des sommets où l' aigle fait son nid ;
ou du fond des déserts il s' allonge en silence,
comme un serpent d' azur sur le sable jauni ! "
ni des monts escarpés ! Ni du désert aride !
Passez votre chemin, voyageurs curieux ;
la source du grand fleuve est cette perle humide
que j' ai bue au part, en baisant ses beaux yeux !
19 BAISER DE MUSE
p127
Je l' ai gardé ce bon baiser de muse !
Comme une perle, il rayonne à mon front ;
et désormais, qu' on me flatte ou m' accuse,
sans l' effacer les soucis passeront.
Je l' ai gardé ce baiser de poëte !
Comme un bon vin qui réchauffe au départ,
quand sur le seuil, au chant de l' alouette,
le cheval brun hennit dans le brouillard !
Je l' ai gardé dans mon âme sereine
comme un espoir et comme un souvenir...
Alain Chartier eut un baiser de reine,
mais de plus haut un baiser peut venir !
p128
Je l' ai gardé, comme ces amulettes
qui font le coeur plus solide ; -et pourtant,
bien qu' il soit sot de songer à ses dettes,
que je voudrais vous le rendre au comptant !
20 A MA BELLE LECTRICE
p131
Oh ! Votre voix sonnait brève, lente ou pressée,
suivant les passions et les rhythmes divers,
puis, s' échappant soudain légère et cadencée,
sautait, comme un oiseau, sur les branches du vers !
Moi-j' écoutais-perdu dans de lointains concerts,
ma pauvre poésie à vos lèvres bercée :
heureux de voir glisser mon âme et ma pensée
dans votre souffle ardent qui remuait les airs !
Et j' oubliai bientôt-pardonnez mon délire-
Paulus et Mélaenis, Commodus et l' empire,
pour regarder les plis de votre vêtement,
p132
votre front doux et fier, votre prunelle noire,
songeant que j' étais fou de réveiller l' histoire,
quand j' avais sous les yeux un poëme charmant !
février 1852.
21 SUR LA 1ERE PAGE D'UN ALBUM
p135
quoi ! Vous voulez que, le premier,
au seuil blanc de ce beau cahier,
je me pavane et me prélasse
juste à l' endroit prétentieux
doivent tomber tous les yeux,
sitôt qu' on entre dans la place ?
Ma foi ! Sans chercher d' argument
je m' exécute bravement ;
les gens en riront, mais qu' importe ?
Mes vers mis de cette façon
peuvent servir de paillasson :
" essuyez vos pieds à la porte ! "
22 L'AMOUR NOIR
p139
filles de Jupiter, vierges aux longues tresses,
je dirai de Vulcain les antiques tresses,
et quel bâtard leste arriva le premier
avant l' enfant amour et le filet d' acier !
Quand Vénus au dieu Mars, sous les pins de Sicile,
pour la première fois fut pliante et facile,
le boiteux immortel, le forgeron divin
jura-les dieux puissants ne jurent pas en vain-
que sa vengeance atroce et fatale à connaître
écraserait d' un coup l' enfant encore à naître,
et qu' il imiterait, pour ce fils odieux,
Saturne aux dents de fer, dévorateur des dieux.
p140
Phébus l' avait instruit, Phébus qui tout éclaire.
Mais l' époux, dans son coeur, enferma sa colère ;
et quand, le soir, coupable et le visage en feu,
la déesse rentra dans la forge du dieu,
elle le vit, de loin, qui, selon sa coutume,
domptait les durs métaux, penché sur son enclume,
et qui, jusqu' à la fin, -r de se contenir, -
sans un nuage au front, la regardait venir.
Ce fut aux profondeurs d' un antre solitaire
qu' enfanta, loin du jour, la divine adultère,
tandis que les sylvains et les vierges des bois
chantaient à l' unisson pour étouffer sa voix.
Cependant, par les monts et les vastes prairies,
comme un lion qui rôde autour des bergeries,
le dieu, le dieu jaloux qui sait le temps venu,
tâche à surprendre un cri de l' enfant inconnu.
Un faune aux pieds fourchus et dont la voix chevrote
l' avait, tout vagissant, emporté dans sa grotte.
L' entrée en était basse et peu facile à voir ;
un lierre la couvrait de son feuillage noir,
et, comme des lutteurs mêlant leurs bras énormes,
cent arbres tortueux, entrelacés, difformes,
p141
gardiens du seuil, abri des corbeaux croassants,
en dérobaient l' approche au regard des passants.
Cinq ans, l' enfant vécut près du faune ; les
chèvres
d' elles-mêmes portaient leur tétine à sesvres ;
la vigne, en verts festons sur le bord des chemins,
penchait sa grappe lourde au niveau de ses mains,
et les abeilles d' or, formant de longues chaînes,
le guidaient, à grand bruit, jusqu' au creux des
vieux chênes.
Puis, il connut les dons de l' innocente paix,
la danse des sylvains, sous les halliers épais,
les tambours grelottants, la flûte aux roseaux lisses,
tous les jeux, et parfois-l' enfance a ses malices-
quand midi tout en flamme invitait au sommeil,
pour un nid de colombe, ou pour un fruit vermeil,
de leurs antres secrets sachant les avenues,
le traître, aux chèvre-pieds, livrait les nymphes
nues ;
le vieux faune en riait dans sa barbe ; et parfois
on entendait un bruit sinistre dans les bois-
bruit lointain, bruit profond, qui venait de la terre ;
et l' enfant s' arrêtait dans son jeu solitaire ;
et le faune disait, en frissonnant aussi :
" ô mon fils adoré, si tu sortais d' ici ! ...
" si tu quittais nos bois ! ... reste sous nos bois
sombres,
" les pins sourcilleux te couvrent de leurs ombres ! "
p142
mais l' enfant, malgré lui, rentrant à petits pas,
songeait à ce bruit sourd qu' on entendait là-bas,
curieux et mêlant, dans son âme interdite,
l' audace de son re aux langueurs d' Aphrodite.
Impatient du joug la peur le soumet,
seul, furtif, une nuit que le faune dormait,
il quitta l' antre obscur, et, sans un guide au monde,
s' en alla, tout petit, par la forêt profonde,
si léger sous les bois et respirant si bas
que les oiseaux couchés ne seveillaient pas.
Son pied nu, son pied blanc, dans ses vives secousses,
comme un éclair qui passe, éclatait sur les mousses,
quand, pareil au nageur qui rame avec ses mains,
le dieu fendait le flot des halliers sans chemins.
Tantôt, sans s' arrêter, la lune qui voyage
d' un regard nonchalant sondait le noir feuillage ;
tantôt, couvrant les pins de ses voiles plus lourds,
la nuit redescendait implacable, -et toujours,
comme un appel lointain, comme un rendez-vous sombre,
le grand bruit inconnu retentissait dans l' ombre.
Mais déjà, des buissons s' échappant par milliers,
les daims, les loups chenus, les renards familiers,
et le lézard jaunâtre et la couleuvre bleue,
p143
suivaient l' enfantleste, en remuant la queue.
Or le bruit rappelait, plus clair à chaque pas,
le choc de cent guerriers que l' on ne voyait pas.
Soudain, derrière un mont qui penchait sur la route,
une chose effrayante apparut-une voûte
morne, affreuse, insondable et se tordant au bord,
avec des jets de pourpre et des pâleurs de mort ;
un nuage montait, ondoyant et farouche,
comme si la montagne, ouvrant sa noire bouche,
eût vomi, vers les dieux, tout l' enfer ; -et c' était
de cette bouche-là que ce grand bruit sortait !
Les animaux frappés d' une terreur profonde
avaient fui. L' enfant seul, vers la voûte qui gronde,
entre les rocs fumeux se perdant à moitié,
marcha, la tête haute, et ferme sur son pié ;
et ce qu' il aperçut, dans la caverne austère,
nul ne l' a vu, de ceux qui vivent sur la terre.
Au plus profond de l' antre, éclatant, furieux,
tel qu' un soleil sinistre enchaîné par les dieux,
un brasier formidable, aux vigueurs éternelles,
p144
flamboyait ; -et, du gouffre horribles sentinelles,
vingt géants soucieux qui portaient à leur front
un oeil, comme la lune, immobile et tout rond,
dans le tressaillement de la flamme qui bouge,
apparaissaient-au loin ; noirs sur le foyer rouge.
Ainsi que d' une éponge, ornement de la mer,
on voit, en la pressant, sortir le flot amer,
vingt marteaux étaient là qui faisaient, sur
l' enclume,
du fer gorgé de feu jaillir l' ardente écume ;
on entendait parfois, à quelque coin obscur,
siffler, comme un serpent, la scie aux dents d' azur,
ou rugir, indigné, dans sa cuve ordinaire,
le soufre en fusion qui sera le tonnerre ;
épouvantable ruche et ténébreux essaim...
l' enfant eut peur ; un cri s' échappa de son sein.
à ce cri frais et pur, dans la caverne sourde
les sombres travailleurs, tournant leur tête lourde,
sur le milieu du seuil virent, tout pâle encor,
le petit dieu couvert de ses longs cheveux d' or,
comme un rayon du ciel tombé dans la fournaise,
comme un souffle des monts plein d' une odeur de fraise,
comme un printemps fleuri qui les venait charmer.
" qu' il est beau ! ... " -les plus forts savent le mieux
aimer. -
" qu' il est beau ! ... " disaient-ils, et dans l' antre qui
fume
p145
les marteaux oubliés s' endormaient sur l' enclume,
et ce grand bruit de forge entendu dans les bois
s' interrompit, alors, pour la première fois !
Ce furent des éclats de joie involontaire,
des chansons de nourrice à secouer la terre,
quand l' enfant, déjà fait à leurs fronts surhumains,
passa de l' un à l' autre, entre leurs larges mains.
Ils touchaient, enivrés de sa candeur divine,
ses sourcilslicats, ses cheveux, sa peau fine
et ses membres pareils à de frêles roseaux,
avec les peurs qu' on a pour les petits oiseaux.
Puis, de ce même airain dont les foudres sont faites,
ils forgeaient des anneaux et des colliers de fêtes,
cent jouets monstrueux dont ils couvraient l' enfant ;
et tous poussaient, en choeur, un rire triomphant
à le voir, raidissant la douceur de ses formes,
chanceler sous le poids de ces hochets énormes.
Vulcain parut au seuil.
Quand par un soir d' été,
au bas d' un mont, non loin d' une antique cité,
le char des moissonneurs s' arrête, lourd de gerbes,
les propos familiers, le rire aux dents superbes,
p146
éclatent, les pieds nus frappent le vert gazon ;
tout à coup un point sombre a taché l' horizon ;
des nuages errants le groupe se rassemble,
la cime des forêts palpite, le sol tremble,
et les jeux et les cris tombent tous à la fois,
pour écouter des cieux rouler la grande voix.
Ainsi tonna le maître emporté dans sa rage :
" forgerons mal appris ! Ouvriers sans courage
coeurs de cerf ! ... à quoi bon ces fourneaux allumés ?
Et ces fleuves de feu, sous la terre enfermés,
qui des monts éternels brisent la rude écorce,
si le marteau trop lourd pèse à vos bras sans force,
ou si vous dédaignez pour de futiles jeux
l' amour des durs métaux, grave et profond comme eux ?
Songez-vous qu' ici-bas l' homme au coeur sanguinaire
ne reconnaît le ciel qu' au bruit de son tonnerre,
et que des vieux Titans on verrait le retour,
si nous laissions les dieux désarmés un seul jour ?
J' ai suivi ces combats ; j' en ai su les audaces,
au sang des immortels pleuvant dans les espaces,
quandjà Pélion se levait sur Ossa !
Jupiter tint de moi la foudre qu' il lança,
p147
car c' est sur ma vertu que l' Olympe repose !
Assis, la coupe en main, dans une molle pose,
les dieux ne songent guère aux armes qu' il leur faut ;
seul, je travaille en bas, quand ils boivent en haut ! "
-les géants consternés l' écoutaient en silence ;
soudain, de sa poitrine, un cri rauque s' élance,
un rire impétueux, convulsif, étouffant ;
il sentait là sa proie, il avait vu l' enfant,
et ce rire, inconnu dans l' antre séculaire,
était plus effroyable encor que sa colère !
Enfin, les bras levés et le regard en feu :
" soyez bénis sept fois, habitants du ciel bleu !
Quel qu' ait été mon zèle, aux époques passées,
vous acquittez d' un coup les dettes amassées.
Et toi, plus que nous tous, immuable et serein,
dieu caché, dieu puissant, dont le temple est d' airain,
je te rends grâce, ô sort ! ... ton arrêt salutaire
livre à l' époux blessé le fils de l' adultère !
Et vous, durs compagnons que j' aime tant à voir,
gigantesques enfants de la terre au flanc noir,
par nos travaux communs, frères, je vous adjure
p148
d' être témoins d' un dieu qui venge son injure ! "
à ces mots, écartant les cyclopes troublés,
il prit l' enfant divin par ses cheveux bouclés,
et frémit, au dedans, d' une douleur amère,
à les voir doux et blonds, comme ceux de sa mère.
" insensé ! " cria-t-il en le poussant plus fort,
" tu n' es pas assez dieu pour affronter la mort !
Celui qui, d' un seul geste, ébranle l' empyrée,
le fils prédestiné, sorti des flancs de Rhée,
ne serait pas le roi de la terre et des cieux,
s' il n' avait de Saturne évité les grands yeux,
en cachant sa faiblesse au fond d' un noir repaire ;
te crois-tu donc plus fort, issu d' un moindre père ?
Qu' il accoure à ta voix ! ... " -l' enfant épouvan
sanglotait. -" qu' il arrive, à vingt chevaux porté !
Son empire, ici-bas, est fait de violences.
Il a les javelots, les carquois et les lances,
les boucliers épais, les casques sans défauts,
les chars de guerre armés de glaives et de faux,
ses béliers dont la tête ouvre les forteresses,
le bruit de ses clairons doux au coeur des déesses ;
mais il ne pourrait pas, malgré tes cris d' effroi,
p149
dompter le feu divin qui n' obéit qu' à moi ! "
alors, l' enfant en main-sourd aux plaintes
frivoles-
comme un frondeur grégeois dans des lanières molles,
fait tourner une pierre à l' entour de son front.
Il décrivit dans l' ombre un formidable rond,
et, parmi les torrents de lave incendiaire,
le précipita nu, la tête la première.
Telle, au gouffre marin tombe une étoile d' or ;
telle, en un tourbillon d' écume, on voit encor
plonger, du haut des airs, la mouette aux blanches
ailes.
Le soufre ardent jaillit en fauves étincelles,
tandis qu' on entendait, sous le linceul baveux,
siffler la chair qui brûle, et craquer les cheveux.
Cependant, par les cieux sans limite et sans voiles,
sur des gazons semés d' une poudre d' étoiles,
les fiers olympiens, beaux éternellement
dans l' orgueil de la force et du contentement,
écoutaient d' Apollon sonner la grande lyre.
Les déesses, en foule, excitant leur délire,
la blonde Hébé, Cérès, reine des champs herbeux,
Junon, dont l' oeil est grand comme celui des boeufs,
Minerve, espoir des forts, nus, charme du monde,
p150
du nectar écumant vidaient l' urne profonde.
Mais, ô Cypris, la coupe échappe de tes doigts,
tu frémis, et soudain, haletante et sans voix :
" mon enfant ! " -Jupiter porte aux pieds des
oreilles,
nus, au coeur ! -déjà six colombes pareilles
sont prêtes ; un frein d' or luit dans leurs becs
rosés ;
elle part, elle vole aux fourneaux embrasés.
La voûte, à son aspect, s' écarta ; -la lumière
s' abattit d' un seul coup dans la caverne entière ;
et, parmi les senteurs de la myrrhe et du nard,
la déesse au front pâle apparut sur son char.
Sans un mot, sans un cri, touchant du pied la terre,
elle atteignit d' un bond la fournaise... ô mystère ! ...
ô prodige ! ... la lave au reflet jaune et bleu
vient lécher son bras nu de ses langues de feu ;
et, soumis comme un chien qui flaire sa maîtresse,
le brasier monstrueux doucement la caresse,
poussant, jusqu' à ses mains, l' enfant mort à demi.
Vulcainsespéré dans son coeur a frémi ;
son amour croît encore, en la voyant si belle.
" mon père est roi là-haut ! Tu l' apprendras, "
dit-elle,
" j' y cours ! ... "
p151
et, dans un coin de son voile étoilé,
elle emportait son fils hurlant et mutilé.
L' époux sentit son âme en deux parts divisée.
Déployant les douceurs d' une langue rusée,
par des soumissions et des propos plus doux,
va-t-il de la déesse apaiser le courroux ?
Ou, bravant tous les dieux dont la haine l' accable,
couvrir d' un mur de fer sa forge inattaquable ?
Soudain, le souvenir de ses malheurs passés
fait trembler sur son front ses cheveux hérissés ;
et, retenant Vénus par sa longue tunique :
" Jupiter ! ... n' y va pas ! ... si ma vengeance inique
a comme un ouragan sur ton fils éclaté,
c' est le destin, plus fort que notre volonté ! ...
n' y va pas ! ... n' y va pas ! ... je garde la mémoire
de ce temps douloureux, si fatal à ma gloire,
le fils de Saturne, horrible et sans pitié,
du haut des cieux ouverts, me laa par le pié,
si bien que, pantelant, épouvanté, livide,
je roulai tout un jour par le sert du vide,
maudissant à jamais l' audace de mon coeur !
Car qui pourrait lutter avec un tel vainqueur ?
Nos projets contre lui sont vains et mirables !
p152
Tais-toi ! ... je te ferai des dons considérables,
et tu t' apaiseras, car c' est le mieux encor ;
-les présents couvrent tout ; -dans ses balances
d' or
Thémis, dont la raison sert de règle à la nôtre,
met d' un côté l' injure, et les présents de l' autre ;
et c' est ainsi que vont les hommes et les dieux !
Et je te nommerai ces présents radieux,
afin que ta poitrine en tressaille de joie ;
pour tes cheveux flottants, tout mon coeur se noie,
je te ferai moi-même, en argent ciselé,
un bandeau, sur le rond de la lune moulé ;
et-j' en jure le Styx, si tu crains l' imposture ! -
je te ceindrai les flancs d' une belle ceinture,
si pleine de vertus et de pouvoirs cacs,
que les astres du ciel, sur ta tête penchés,
palpiteront d' amour, dans les hauteurs sans bornes ! ...
attends ! ... j' ai mis mate au trou des antres
attends ! ... j' ai mis mate au trou des antres
mornes,
j' ai vu dans mes travaux à quelles profondeurs
l' escarboucle de flamme enfouit ses splendeurs,
et, bien mieux que Mercure aux mains fallacieuses,
je peux surprendre au nid les pierres pcieuses.
à quoi bon ! Je suis lourd, je suis difforme et laid ;
pour qu' on me veuille aimer, je n' ai pas ce qui plaît,
et de la terre aux cieux la fable serait sue,
p153
si j' ornais de colliers ma poitrine bossue !
C' est toi, l' amour ! ... c' est toi la grâce et la
beauté ! ...
c' est pour toi que la terre, en sa fécondité,
étage incessamment la floraison des choses.
Par-dessous les rubis, et par-dessus les roses ! ...
tais-toi ! ... "
le petit dieu trépignait cependant.
Laboupar la flamme, à nu sous l' air mordant,
son corps tout rabougri se tordait sur ses hanches ;
ses yeux, sous son front noir, faisaient deux taches
blanches,
et son nez s' écrasait en large soupirail ;
les lèvres dont la lave a terni le corail
avançaient, comme un mufle, énormes et gonflées,
tandis que, moutonnant à ses tempes brûlées,
les cheveux, du zéphyr pour toujours oubliés,
rappelaient, à les voir, la toison des béliers.
" regarde ! ... " dit Vénus. -le coeur de la déesse
flottait entre les dons promis et sa tendresse.
écrasé sous le poids des remords superflus,
Vulcain baissait la tête et ne répondait plus ;
quand, se frappant le front et relevant sa face :
" j' oubliais ! Calme-toi ! J' ai l' eau qui tout efface,
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l' eau de paix et d' oubli qu' on trouve chez les morts.
Son pouvoir sur le coeur s' étend peut-être au corps ? ...
le soir de notre hymen, Pluton me l' a donnée ;
je l' ai, depuis ce temps, hélas ! Abandonnée
dans cette peau de chèvre, au flanc large et barbu...
heureux si tu m' aimais-ou si j' en avais bu ! "
et sur l' enfant tout noir dont la tête est baissée,
il verse du Léthé l' onde épaisse et glacée ;
vains efforts : la couleur persiste ! Seulement
le corps a secoué son engourdissement.
Il grandit ; sur les os, dont les moelles frémissent,
les nerfs sont déployés, les muscles s' affermissent.
Ce n' est plus l' humble enfant, -c' est un monstre
emporté
dans sa force première et dans sa puberté.
Tous le suivaient des yeux, les narines ouvertes.
Il flairait du dehors l' odeur des forêts vertes,
et sa bouche qui rit, ténébreuse au dedans,
montra, comme un éclair, la pâleur de ses dents.
Vulcain trembla ; Vénus en eut peur, elle-même,
et, de loin :
" ô mon fils, ma douleur est extrême !
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Quand j' irais de mon père embrasser les genoux,
tu ne peux pas, si noir, habiter parmi nous !
Va-t' en vers ces pays inconnus des vieux âges,
le soleil plus proche a brûlé les visages.
vivent, dans un calme à ma gloire odieux,
les éthiopiens visités par les dieux,
les nubes vagabonds, nourris du miel des ruches,
les mangeurs de serpents et les mangeurs d' autruches,
et les hommes sans tête, et le peuple tout noir
que l' on entend marcher, sous terre, sans le voir.
Un rempart sablonneux couvre au loin cette engeance.
Mon amour t' y suivra, comme aussi ma vengeance ;
pars ! ... ces peuples lointains dont tu seras le roi
n' ont pas courleur front sous ma puissante loi.
Abandonnés sans lutte aux pentes naturelles,
ils ignorent le nom des ardentes querelles ;
aucun soupçon jaloux ne les vient consumer,
nul n' a connu, chez eux, les angoisses d' aimer.
Il est temps de fléchir cet orgueil éphémère !
Tu dois un nouveau monde au culte de ta mère.
Pars ! ... j' armerai tes mains d' inévitables traits.
Du désert flamboyant à la nuit des forêts,
dans la virginité des grandes solitudes,
va semer les désirs et les inquiétudes,
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et que tout coeur dompté sente en lui des transports
brûlants comme ces feux qui t' ont touché le corps ! "
elle dit. -aussitôt les colombes files,
sautelant sous leur joug, avec un grand bruit d' ailes,
attendent, pour partir, le signal de sa voix.
Mais, rougissant alors pour la première fois,
d' un mouvement de main plein de grâce ingénue,
Cypris, aux forgerons, cache sa gorge nue ;
et, sur son char de nacre, aux coquilles pareil,
en détournant la tête, étend son corps vermeil.
L' attelage, emporté comme un flocon de neige,
s' élance-mille oiseaux lui font un long cortége-
tantôt fendant les cieux tantôt rasant le sol,
devers Chypre, à Paphos, il dirige son vol.
Là, cent parfums choisis brûlent pour la esse,
là, sous un bois sacré que le zéphyr caresse,
oublieux des clairons, Mars attend son retour,
le coeur tout languissant d' un éternel amour...
longtemps, le fils sansre, immobile à sa place,
d' un regard consterné la suivit dans l' espace.
Mais quand le char, baig par les feux du matin,
disparut tout à coup à l' horizon lointain...
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sans un pleur de ses yeux, sans un cri de sa bouche,
il sentit l' abandon tomber du ciel farouche ;
et, vers ce monde étrange où le sort le conduit,
marcha sous le soleil, sombre comme la nuit ! ...
-je te salue, ô toi, premier-né d' Aphrodite,
dont le règne est perdu dans un autre univers !
Ton histoire aux humains n' a jamais été dite ;
nul poëte amoureux ne t' a donné ses vers !
Ton nom puissant, for de syllabes bizarres,
est un de ceux qu' en vain les savants chercheront.
Il n' a sonné qu' au bruit des instruments barbares,
autour d' un feu nocturne, où l' on dansait en rond !
Tu n' es pas cet enfant qui voltige à Cythère,
parmi les bois de myrte et les rosiers fleuris,
et qui, sa trousse au dos, va guidant par la terre
le frais essaim des jeux, des grâces et des ris !
Ton temple n' est ouvert, sur tes âpres rivages,
qu' à des adorateurs prosternés et rampants ;
car tu sais la vertu des floraisons sauvages,
et tes dards sont trempés au venin des serpents !
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Dans tes jardins, ô roi, les panthères en troupes
à côté des lions dorment sous le soleil ;
d' immenses aloès tendent, comme des coupes,
aux pithons monstrueux, leur calice vermeil ;
et quand, parfois armé de tes plusrs dictames,
tu veux de ton empire explorer les détours,
ton char sombre est conduit par des hippopotames
dont on entend ronfler la narine aux poils courts.
Tu vas ; sur ton chemin, bondissent les gazelles ;
le tigre, en miaulant, vient lécher ton pied noir ;
les pélicans goîtreux, avec leurs lourdes ailes,
du haut des cieux profonds descendent pour te voir.
Et pour te voir aussi, levant leurs fronts difformes,
les crocodiles verts et les grands lézards mous
coulent entre les pieds des éléphants énormes,
hideux torrent d' écaille, aux sinistres remous !
Mais toi, silencieux comme la destinée,
tu passes-étendu sur ton lit de roseaux-
sans retourner jamais ta tête courone
de coquillages blancs et de plumes d' oiseaux !
23 PREMIERE RIDE
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Aglaé n' est pas heureuse :
elle a trouvé, ce matin,
une ride qui se creuse
dans les neiges de son teint.
Les jeux ailés, les dieux-mouches,
tous les petits nains du ciel
vont menant des deuils farouches
pour ce cas essentiel.
Voici les plaisirs moroses
confits en dévotion ;
des yeux bleus aux lèvres roses
descend leur procession.
p162
Et de ses cheveux couverte,
nus, en pleurant bien haut,
étend dans la fosse ouverte
l' amour mort, ou peu s' en faut.
Sur sa couche de parade,
en pompe on l' ensevelit ! ...
-pauvre amour, vieux camarade,
fais-moi place dans ton lit ! ...
24 GELIDA
p165
elle a, pour toute science,
la gaîté de ses vingt ans ;
c' est la blonde insouciance,
aux yeux bleus, couleur du temps.
Pour lasser la patience
des désirs les plus constants,
son coeur a fait alliance
avec ses cheveux flottants.
Sourde à l' hymne des tendresses,
elle rit de ces détresses
que rien ne peut consoler...
p166
et je crois que la coquette
dans l' amour de Juliette
passerait sans se brûler !
25 LES CHEVRIERS
p169
L' aube aux pieds d' argent descend des montagnes ;
la nuit s' est cachée au fond des grands bois ;
tous les nids d' oiseaux chantent à la fois.
Hardis chevriers, quittons nos compagnes !
Les sentiers couverts de mousse et de thym
mettront sous nos pas un tapis superbe,
et nous ferons choir en passant sur l' herbe
du bout des rameaux, les pleurs du matin !
En marche ! Il est temps de quitter les plaines ;
déjà les coteaux ont le front vermeil.
Nous atteindrons bien le tour du soleil,
avec nos sacs lourds et nos gourdes pleines !
p170
Nous redescendrons, quand la nuit viendra,
entonnant en choeur l' air connu des chèvres ;
et la douce lune, un sourire auxvres,
en bel habit blanc, nous reconduira ! ...
26 AIR DE CHASSE
p173
I
le soleil va chasser la nuit ;
pâle Phoebé, reine aux longs voiles,
il est temps de rentrer, sans bruit,
ton troupeau de blanches étoiles !
Déjà des bois silencieux
l' aube pénètre le mystère...
que fais-tu si tard dans les cieux,
quand nous t' attendons sur la terre ?
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II
elle vient ! Elle vient ! ... de son pied diligent
entendez-vous, là-bas, le bruit léger dans l' herbe ?
Mais ce n' est plus Phoebé par les cieux voyageant...
c' est Diane au coeur dur, Diane au front superbe !
Elle a ses blonds cheveux liés comme une gerbe,
et sur son dos bruni sonne un carquois d' argent.
III
à nous, déesse ! ... en chasse ! En chasse !
Le bois s' emplit de cris ardents.
Les chiens sont fous. Voici la trace
des sangliers aux longues dents ! ...
au galop, courbés sous les branches,
plus vite, allons ! Plus vite encore !
La mince flèche aux ailes blanches
siffle, comme le vent du nord.
p175
Nous courons, nous volons ; -victoire !
Les épieux et les javelots ! ...
la bête en tient ; -la mousse noire
boit, par les monts, son sang à flots.
Elle tombe, à bout de colères ;
et sa blessure, en s' épanchant,
rougit le lac aux ondes claires,
comme fait un soleil couchant.
IV
les cornets ont sonné, -la nuit vient, -qu' on se
presse !
Amis, la route est longue après les durs combats.
Six chevaux traîneront, fiers et pleins d' allégresse,
le monstre hérissé, trop pesant pour nos bras.
Diane ! En ton honneur nous brûlerons sa graisse !
Phoebé, remonte aux cieux pour éclairer nos pas ! ...
27 L'OISELEUR
p179
les plaines, au loin, de fleurs sont broes.
Parmi les oiseaux et les papillons,
j' entends bourdonner l' essaim des idées
qui flotte au soleil en blancs tourbillons !
Comme un aigrefinditant ses crimes,
sans perdre un moment, j' apprête, en sournois,
un beau trébuchet fait avec des rimes ;
et j' attends, -caché dans le fond des bois.
Toutes ! ... les voici toutes ! ... à la file !
Hésitant un peu, n' osant approcher.
Parfois un manant qui sort de la ville
vient, d' un bruit de pas, les effaroucher.
p180
Moi, je reste là, sans voix, sans haleine,
l' oreille et les yeux sur mon traquenard.
Si la gibecière est à moitié pleine,
je rentre au logis, plus fier qu' un renard.
Et c' est sous mes doigts un bruit d' étincelles,
quand j' ouvre le sac où tient mon trésor,
et que je les prends, par le bout des ailes,
pour les enfermer dans leurs cages d' or ! ...
28 UNE BARAQUE DE LA FOIRE
p183
oh ! Qu' il était triste, au coin de la salle !
Comme il grelottait, l' homme au violon !
La baraque en planche était peu d' aplomb,
et le vent soufflait dans la toile sale.
Des bourgeois blasés-l' un d' eux s' en alla ! -
raillaient à plaisir ces vieilles sornettes,
ainsi qu' il convient à des gens honnêtes
qui sont revenus de ces choses-là !
Dans son ermitage, Antoine, en prière,
se couvrait les yeux, sous son capuchon ;
les diables dansaient ; -le petit cochon
passait, effaré, la torche au derrière.
p184
Découvrant sa gorge, et portant, je croi,
sur son carton peint, la mouche assassine,
en grand falbala venait Proserpine,
comme une princesse à la cour d' un roi.
Tout l' enfer sautait au bout des ficelles.
-Dieu l' avait permis, très-évidemment ! -
puis ce fut le tour du bleu firmament
avec ses pétards et ses étincelles.
Le soleil tournait, plein de vérité
chaque trou d' étoile était à sa place,
des anges bouffis flottaient dans l' espace,
pendus au plafond pour l' éternité.
-oh ! Qu' il était triste ! Oh ! Qu' il était pâle ! ...
oh ! L' archet damné raclant sans espoir !
Oh ! Le paletot plus sinistre à voir
sous les transparents aux lueurs d' opale !
Comme un choeur antique au sujet mêlé,
il fallait répondre auxripéties,
et quitter soudain, pour des facéties,
le libre juron, tout bas grommelé ! ...
p185
il fallait chanter ! Il fallait poursuivre
pour le pain du jour, la pipe du soir,
pour le dur grabat dans le grenier noir,
pour l' ambition d' être homme et de vivre !
Mais parfois, dans l' ombre-et c' était son droit ! -
il lançait, lui pauvre et transi dans l' âme,
un regard farouche aux pantins du drame
qui reluisaient d' or et n' avaient pas froid.
Puis-comme un rêveur dégagé des choses-
sachant que tout passe et que tout est vain,
sans respect du monde, il chauffait sa main
au rayonnement des apothéoses ! ...
novembre 1867.
29 DANS LE CIMETIERE DE S.
p189
toute chose, ici-bas, cherchant Dieu comme un pôle,
se tourne, en frémissant, vers son dôme éternel :
élancé dans les airs, le mont, sur son épaule,
comme un pavillon bleu porte le vaste ciel.
Le cèdre du Liban, loin de la roche nue,
pousse toute sa séve à flots tumultueux,
géant désespéré qui, pour toucher la nue,
hausse son front superbe et tord ses bras noueux.
Le temple a cent degrés ; la tour solide et fière
d' un cercle de créneaux couronne la cité ;
et, comme un long serpent, dressant son col de pierre,
l' obélisque, d' un jet, perce l' immensité.
p190
ô cèdre ! ô monts géants où l' aigle a sa patrie,
temples, dômes, babels quetit notre orgueil,
le plus proche des cieux est le sage qui prie
dans le vallon des morts, les pieds sur un cercueil !
30 LIED NORMAND
p193
(reconstruit avec les débris d' une vieille
chanson normande.)
sous le chèvrefeuil,
je vidais bouteille.
Trois amis en deuil
m' ont dit à l' oreille :
-eh ! Bon ! Bon ! Bon ! -qu' on nous verse encor !
Le vin, c' est du sang ! -le cidre, de l' or !
" prends bien garde à toi,
on te fauche l' herbe. "
-" je n' ai pas d' effroi,
j' ai rentré ma gerbe ! "
p194
-eh ! Bon ! Bon ! Bon ! -qu' on nous verse encor !
Le vin, c' est du sang ! -le cidre, de l' or !
Il prend son cheval,
sa bride et sa selle,
et court, par le val,
au seuil de sa belle.
-eh ! Bon ! Bon ! Bon ! -qu' on nous verse encor !
Le vin, c' est du sang ! -le cidre, de l' or !
Y trouve un garçon,
qui faisait ripaille,
lequel eut frisson,
de peur de bataille.
-eh ! Bon ! Bon ! Bon ! -qu' on nous verse encor !
Le vin, c' est du sang ! -le cidre, de l' or !
-" reste désormais
près de cette femme ;
tu n' auras jamais
l' orgueil de mon âme ! "
p195
-eh ! Bon ! Bon ! Bon ! -qu' on nous verse encor !
Le vin, c' est du sang ! -le cidre, de l' or !
-" au fond de son coeur,
j' ai cueilli naguère
une belle fleur
qu' on ne trouve guère.
-eh ! Bon ! Bon ! Bon ! -qu' on nous verse encor !
Le vin, c' est du sang ! -le cidre, de l' or !
" j' ai couché trois ans,
la nuit avec elle,
dans de beaux draps blancs,
garnis de dentelle.
-eh ! Bon ! Bon ! Bon ! -qu' on nous verse encor !
Le vin, c' est du sang ! -le cidre, de l' or !
" reste et sois joyeux ! "
-j' ai trois enfants d' elle
l' un est à Bayeux,
l' autre à la Rochelle !
p196
-eh ! Bon ! Bon ! Bon ! -qu' on nous verse encor !
Le vin, c' est du sang ! -le cidre, de l' or !
" le troisième, ici,
dessous les charmilles !
Fait tout son souci
de courir les filles ! ...
-eh ! Bon ! Bon ! Bon ! -qu' on nous verse encor !
Le vin, c' est du sang ! -le cidre, de l' or !
" -reste, beau vainqueur !
-moi qui suis leur père,
j' ai nomon coeur
au fond d' un grand verre ! "
-eh ! Bon ! Bon ! Bon ! -qu' on nous verse encor !
Le vin, c' est du sang ! -le cidre, de l' or !
31 L'ABBAYE
p199
I
une ruine immense et formidable à voir !
Le jour qui se levait, sur les tours au flanc noir
étalait sa lumière, et, comme une ironie,
faisait lutter sa joie avec cette agonie.
Pareille à quelque monstre oublié par les eaux
dont le temps, sur la grève, a rongé les grands os,
la vieille basilique, avec des bruits funèbres,
parfois, dans l' herbe haute égrenant ses vertèbres,
livrait à la pitié du passant inconnu
la désolation de ses côtes à nu ! ...
le toit, dont le squelette aux décombres s' appuie,
p200
ployait sous huit cents ans de soleil et de pluie ;
les fenêtres, au loin, dans les murs élevés,
s' ouvraient horriblement, comme des yeux crevés,
tandis que-dominant la montagne prochaine,
empanaché de lierre et plus touffu qu' un chêne,
avec ses chérubins qui se penchaient sur nous,
ses diables grimants, ses docteurs à genoux-
le grand clocher muet, debout dans les airs libres,
gardait, miné d' en bas, d' effrayants équilibres ;
si bien qu' on avait peur, en passant sous l' arceau,
d' un souffle de la brise ou du poids d' un oiseau.
Des enfants se roulaient, au pied des murs, dans
l' herbe ;
mille insectes cachés faisaient un bruit superbe ;
les genêts d' or ouvraient leur bouquet éclatant,
tout riait, tout chantait, tout vivait ; et pourtant,
des gazons répandus en touffes inégales,
du rire des enfants et du cri des cigales,
des fleurs, des nids joyeux, des buissons chevelus,
quelque chose montait des temps qui ne sont plus.
Comme une odeur de tombe emplissait la vallée !
Une cloche tinta, misérable et fêlée.
C' était pour une morte, un doux être emporté
p201
qui dormait là, depuis un an, tout à côté,
dans l' enclos qui verdoie, avec ceux du village.
Or, vers le bout du choeur moins effondré par l' âge,
comme un radeau survit au vaisseau naufragé,
quelques planches aidant, on avait ménagé
un coin d' asile au culte, une chapelle, un bouge.
Trois femmes en haillons, sur le vieux seuil qui
bouge,
avec un mendiant hâve et défigu,
le rosaire à la main, attendaient le curé ;
et rêveur, à pas lents, pris de pitié sincère,
j' entrai. J' étais venu pour cet anniversaire.
II
près du catafalque en drap noir
jauni par des lueurs de cierge,
un vieux bedeau me fit asseoir,
un vieux bedeau vêtu de serge ;
et vers l' autel tout crevassé,
entre deux dles en galoches,
le prêtre, oeil cave et front glacé,
se tait, au bruit faux des cloches.
p202
Pendant que, du fond de son coeur,
il versait le flot des prières,
on entendait siffler en choeur
tous les nids cachés dans les pierres.
Un pinson des plus étourdis
lait, perché sur un saint-Georges,
aux sanglots du de profundis
la chanson des blés et des orges.
D' autres, malgré l' événement
de cette pompe mortuaire,
se balançaient joyeusement
à la lampe du sanctuaire.
Et, changeant son rôle aujourd' hui,
plein de caquets et de bruits d' aile,
chaque pilier servait d' appui
à la maison d' une hirondelle.
Le pauvre confessionnal
se cachait, triste et taciturne,
n' ayant plus à son tribunal
que l' aveu du hibou nocturne.
p203
Sur l' autel aux maigrescors,
un grand christ oublié des masses
montrait, tout le long de son corps,
le baiser visqueux des limaces ;
et des insectes, étonnés
de ce tumulte avant dimanche,
parmi les vieux bouquets fas,
se traînaient sur la nappe blanche,
tandis qu' un frêne aux jets ardents,
crevant la muraille entr' ouverte,
pour voir ce qu' on fait là dedans,
passait, en haut, sa tête verte ! ...
-les trois femmes et le vieillard,
agenouillés au fond de l' antre,
pondaient d' un ton nazillard
au fausset enro du chantre.
Et je songeais au siècle fort
, loin du doute et des scandales,
de ce vieux temple à demi mort
un peuple entier baisait les dalles.
p204
III
voilà que tout à coup, dans l' air, autour de moi,
sur mon front, sous mes pieds tout chancelants
d' effroi,
un changement se fit, -énorme et sans exemple :
la chapelle à grand bruit s' abîma dans le temple !
Et le temple lui-même, avec ses cent piliers,
ses cent lustres pendus à ses cent madriers,
sa voûte formidable l' encens fait des ondes,
son orgue, au loin, tonnant sur les foules profondes,
dans toute sa grandeur, comme au jour qu' il est né,
parut debout, vivant, terrible, illuminé ! ...
à deux pas de l' autel, sous le banc des chanoines,
fume, dans l' air glacé, le troupeau gras des moines
qui tous, la corde aux reins et le capuce au front,
songent aux espaliers les fruits mûriront,
et, les yeux demi-clos, ruminent les histoires
des longs repas servis dans les grands réfectoires,
quand le carillon clair s' élance jusqu' au ciel
pour quelque épiphanie ou pour quelque noël.
p205
Seul, au plus haut du choeur, dans ses habits de fête,
sous un dais de brocart, crosse en main, mitre en
tête,
l' abbé, de son fauteuil dont les deux bras sont d' or,
se soulève à moitié pour le confiteor ;
et, promenant partout son regard pacifique,
dans un redoublement d' encens et de musique,
au peuple, par bonté, se laisse voir un peu,
rose comme une vierge-et calme comme un dieu.
Et là-bas, tout là-bas, comme au fond d' un abîme,
laboureurs et manants sur qui pèse la dîme,
garde-chasses étranglés dans l' étroit hoqueton,
maigres pasteurs, debout sous leurs peaux de mouton,
bons archers guerroyant pour les droits de l' église,
tous ceux qu' au même joug la misère égalise,
contemplent, éperdus ainsi que des enfants,
les beaux surplis brodés, les drapeaux triomphants,
les vitres de couleur d'les saints vous regardent ;
si bien que le temps pèse et que les heures tardent
pour s' en aller, plus haut que le séjour mortel
oublier leur néant, dans la grandeur du ciel ! ...
les hymnes, cependant, sous la nef emportées
s' élargissent au loin, par cent voixpétées,
p206
et, du portail plein d' ombre au choeur étincelant,
dans l' écho des piliers remontent en roulant, -
choc des vents déchaînés, bond d' une mer immense,
bruit qui tantôt s' arrête et tantôt recommence
selon le rhythme antique-ou l' ordre souverain
du chantre aux grands poumons qui mugit au lutrin.
IV
non, c' est un rêve ! C' est un rêve !
Le temps ne se retourne pas !
Dans sa main de glace il enlève
toutes les choses d' ici-bas.
Rentrez en foule sous ces dalles,
pour ne plus jamais revenir,
spectres de moines à sandales
dont ne veut plus notre avenir !
Croulez, nefs où sont les vertiges,
et que la splendeur du ciel bleu,
ô cierges, sur vos longues tiges
fasse pâlir vos fleurs de feu !
p207
Assez de nuit et de mensonge !
Assez de peuples à genoux !
Deux mille ans... c' est trop pour un songe !
Réveillons-nous, réveillons-nous !
Vent des monts aux bruyantes ailes,
voisin des astres radieux,
pousse, au fond des noires chapelles,
ton air libre où meurent les dieux !
à moi glaïeuls, genêts, orties !
à l' assaut, les verts escadrons !
Plantez au dos des sacristies
vos échelles de liserons !
Grimpez sans peur au mur qui penche,
noirs mulots, lézards aux pieds froids ;
sifflez, pinsons ! -c' est la revanche
des prés, des ondes et des bois.
Et toi, la mère universelle ;
toi, la nourrice aux larges flancs,
dont le lait pur à flots ruisselle
du haut des cieux étincelants ;
p208
toi, qui marches fière et sans voiles
sur les cultes abandonnés,
et, par pitié, dans tes étoiles
caches les dieuxcouronnés ;
toi, qui réponds aux calomnies
des aveugles niant le jour,
par des tonnerres d' harmonies
et des cataclysmes d' amour ;
toi, qui proposes dès l' enfance,
à notre faible humanité,
pour symbole ta confiance,
pour évangile ta beauté,
entre, ô nature, avec ta joie,
ton soleil et ton mouvement-
et qu' on te laisse cette proie
à dévorer tranquillement ! ...
32 KRONOS
p211
Kronos, roi du pas, père des jours à ntre,
seul des olympiens sur son trône est resté ;
l' impitoyable faux au tranchant redouté
tremble éternellement dans les mains du vieux maître :
sa barbe, que le feu des étoiles pénètre,
sous ses flocons d' argent couvre l' immensité ;
il jette aux dieux nouveaux un regard de côté,
et se détourne d' eux, sans les vouloir connaître.
à quoi bon ? Rien n' est sûr, d' autres viendront encor...
n' a-t-il pas vu ses fils brisant leurs sceptres d' or,
et l' Olympe encombré dubris de leurs armes ?
p212
Sur terre et dans les cieux, sachant que tout est
vain,
il pleure, épouvanté de ce néant divin-
et la profonde mer n' est qu' une de ses larmes !
33 A LA LUNE
p215
ô toi qui dans le vieux Paris,
comme quelqu' un qu' on doit connaître,
venais tout le long des toits gris
me regarder par ma fenêtre ;
toi qui, du bout de tes rayons,
pandais, veilleuse obstinée,
tes pâles consolations
sur le noir de ma destinée !
Soeur de la terre, astre charmant,
loin des cités où l' homme est chiche,
quels bons coins sous le firmament
je te ferais, -si j' étais riche !
p216
Que de bois profonds j' offrirais,
ô lune, à tes pudeurs jalouses,
à tes ébats, que de lacs frais,
à tes langueurs, que de pelouses !
Oh ! Les frais coteaux pour s' asseoir !
Oh ! Le sable uni des terrasses
tu promènerais, le soir,
tes pieds d' argent, aux blanches traces !
Comme, sans peur d' événements,
on verrait, en lueurs superbes,
tout ton collier de diamants
s' égrener dans les hautes herbes !
Et comme tu pourrais encor,
à l' abri des vertes arcades,
balayer, de ta robe d' or,
l' escalier bruyant des cascades !
-" pauvre ami, dit l' astre aux yeux doux,
la plus chère de mes retraites
est encor le crâne des fous,
ou la cervelle des poëtes ! ... "
34 CHANSON DES BRISES
p219
(faite pour uneerie.)
veillez-vous, arbres des bois !
Tressaillez toutes à la fois,
forêts profondes !
Et, loin des rayons embrasés,
à la fraîcheur de nos baisers
livrez vos ondes !
Aimez-nous !
Chantez tous,
pins et houx,
fougères !
Nous passons,
nous glissons,
nous valsons,
légères !
p220
Oh ! Comme, avec un bruit joyeux,
nos ailes battent sous les cieux,
grandes ouvertes !
Oh ! Le délire et la douceur
de se rouler dans l' épaisseur
des feuilles vertes !
Quels doux sons ! ...
les chansons
des pinsons,
des merles !
Bois bénis,
tous vos nids
sont garnis
de perles !
Quand nous aurons, quelques instants,
joué sous les berceaux flottants
de vos ramures,
nous reviendrons dans les cités
ler un peu de vos gaîtés
à leurs murmures !
p221
Ouvrez-vous
devant nous,
pins et houx,
fougères !
Nous passons,
nous glissons,
nous valsons,
légères ! ...
35 DERNIERE NUIT
p225
toute ma lampe a blé goutte à goutte,
mon feu s' éteint avec un dernier bruit.
Sans un ami, sans un chien qui m' écoute,
je pleure seul, dans la profonde nuit.
Derrière moi-si je tournais la tête,
je le verrais, -un fantôme est placé :
témoin fatal apparu dans ma fête,
spectre en lambeaux de mon bonheur passé.
Mon rêve est mort, sans espoir qu' il renaisse.
Le temps m' échappe, et l' orgueil imposteur
pousse au néant les jours de ma jeunesse,
comme un troupeau dont il fut le pasteur.
p226
Pareil au flux d' une mer inféconde,
sur mon cadavre au sépulcre endormi
je sensjà monter l' oubli du monde
qui, tout vivant, m' a couvert à demi.
Oh ! La nuit froide ! Oh ! La nuit douloureuse !
Ma main bondit sur mon sein palpitant.
Qui frappe ainsi dans ma poitrine creuse ?
Quels sont ces coups sinistres qu' on entend ?
Qu' es-tu ? Qu' es-tu ? Parle, ô monstre indomptable
qui te débats, en mes flancs enfermé ?
Une voix dit, une voix lamentable :
" je suis ton coeur, et je n' ai pas aimé ! "
36 LE NID ET LE CADRAN
p229
près du cadran sonore l' heure se balance,
l' hirondelle a bâti son fragile berceau ;
entendez-vous deux bruits monter dans le silence ?
La voix du temps se mêle aux chansons de l' oiseau ;
sombre avertissement de l' heure qui s' envole,
hymne charmant du nid qui palpite d' amour,
duo mystérieux à la haute parole,
que Dieu fait retentir sur le front de la tour.
Comment donc osas-tu, voyageuse hirondelle,
aux mains de l' oiseleur suspendre ton destin ?
Quand l' te au front morose habite la tourelle,
comment conter ta joie aux brises du matin ?
p230
Chante, chante au soleil ta ballade amoureuse !
Les jours n' ont pas pour toi de tristes lendemains.
C' est à nous de pâlir quand l' heure à la voix creuse
mesure à coups pressés l' orchestre des humains.
Chante, nid de l' oiseau ! J' aime à voir sous la nue
rire àté du temps ta calme volup
et flotter dans les cieux mollement suspendue
ta minute joyeuse à son éternité.
37 LES ZONES DE L'AME
p233
L' âme-ainsi que la terre-a ses régions douces,
ses climats tempérés qu' effleure le soleil :
frais espoirs souriant comme un flot sur les mousses,
voluptés sans angoisse et bonheurs sans réveil.
Elle a les passions de sa zone torride,
ses amours, épandus comme un embrasement,
ses âpres désespoirs, steppes au sable aride,
que le vent du désir brûle éternellement.
Puis elle a ses torpeurs et ses déserts de glace,
ses mornes souvenirs flottant de place en place,
avec ses jours sanglants sur la neige étalés ;
p234
mais ceux-là vous diront une lugubre histoire,
qui, penchés au sommet de quelque promontoire,
ont aperçu de loin ses pôles désolés.
38 APPARITION
p237
Près des colombes, sous les toits,
au détour de la vieille rue,
dans ma chambrette d' autrefois
ma jeunesse m' est apparue ;
ses cheveux flottaient sur son cou
libres et blonds comme les gerbes ;
ses yeux fixés on ne sait où
étaient pleins de rayons superbes ;
au seuil du pauvre appartement
elle dressait toute sa taille ;
et sa voix sonnait rudement,
comme un clairon dans la bataille :
p238
" halte ici ! Passant curieux
qui reviens, après dix années,
troubler le silence pieux
des murailles abandonnées ! "
39 AU GRAND TONNEAU D'HEIDELBERG
p241
monstre des temps homériques,
dans lestres déclassé ;
Polyphème des barriques,
dont l' oeil au ventre placé
provoque avec assurance
-avortons d' un siècle obtus-
nos tonneaux qui sont en France,
étroits comme nos vertus !
Foudre géant, qu' à ta forme
on prendrait pour un vaisseau,
du bon vin cercueil énorme
dont je possède un morceau.
p242
Je veux, plein d' un effroi vague,
et m' agenouillant trois fois
-comme un dévot dans sa bague
met un fragment de la croix-
sur un reposoir gothique,
dans un coffret de satin,
enchâsser ton bois mystique,
tiède aussi d' un sang divin !
Heidelberg ! ... par tes féeries,
par tes gnomes familiers,
par tes noires brasseries
chantent tes écoliers,
par ton château, sous les nues
debout comme un souvenir,
au nom des splendeurs connues
et des gloires à venir,
puisse au loin, joyeux cratère,
ton fût, sur tes monts planté,
envahir toute la terre
sous un flot de volupté !
p243
Et puisse la paix féconde,
comme dans un saint anneau,
un jour enfermer le monde
au cercle de ton tonneau ! ...
40 BERCEUSE PHILOSOPHIQUE
p247
monsieur l' enfant qu' on attendait,
soyez le bienvenu sur terre !
Vous dansez comme un farfadet,
en narguant la sagesse austère ;
car Dieu vous fit frais et vermeil,
et votre mère en est ravie,
et vous avez, sous le soleil,
l' éblouissement de la vie.
Déjà, pour vos repas de choix,
tout travaille, ô tyran superbe :
l' abeille qui bourdonne au bois,
la vache qui mugit dans l' herbe.
p248
Vous daignerez un peu plus tard,
dans un carrosse en miniature,
honorer d' un vague regard
cet hommage de la nature.
Vous encouragerez un peu,
comme il sied aux rois débonnaires,
les oiseaux qui sont en tout lieu
vos musiciens ordinaires.
Vous connaîtrez les champs, les fleurs,
les grands flots qu' un souffle balance,
et la pelouse aux cent couleurs,
molle aux pieds de votre excellence ;
puis le ciel, admirable à voir,
pavillon que Dieu vous décore
de taffetas bleu jusqu' au soir,
de velours brun jusqu' à l' aurore.
Un mot pourtant de l' avenir :
tout vous flatte, ô maître du monde !
Toutes les mains, pour vous bénir,
caressent votre tête blonde.
p249
Et votre mère, en ses ébats,
colle ses lèvres affolées
aux traces de vos premiers pas
sur la poussière des allées.
Car, enfant, vous avez pour vous
mieux que la force qui nous blesse,
la majesté des grands yeux doux,
le droit divin de la faiblesse.
Goûtez-les bien, ces jours dorés
faits de jeu, de rire et de danse !
Vous grandirez, vous grandirez
de décadence en décadence.
On vous ôtera sans merci
votre pouvoir de sept années,
et vous serez esclave aussi,
dès que vos forces serontes.
Vous connaîtrez, pauvre oisillon,
après la cage, où l' ennui siége,
la jeunesse, ce tourbillon ;
l' amour, ce lacs ; l' espoir, ce piége.
p250
Par les monts, les bois et les ps,
l' oeil éteint, l' âme inassouvie,
sombre forçat, vous traînerez
la longue chaîne de la vie.
Pour vous, le temps, en son décours,
versera de ses mains funèbres
sur la banalité des jours,
l' épouvantement desnèbres.
Puis, vieil enfant, vous sortirez
triste et nu de la vie are ;
mais le berceau que vous aurez
sera froid, sinistre et sans mère ! ...
41 JASMIN
p253
j' ai cueilli pour vous seule, à sa branche flétrie,
ce jasmin par l' hiver oublié dans la tour.
J' ai baisé sa corolle, et mon âme attendrie
dans la dernière fleur met son dernier amour.
château de La Roche-Guyon. 185...
42 LA CHANSON DES RAMES
p257
bois chenus ! Ah ! Vent d' automne !
L' oiseau fuit ! Ah ! L' herbe est jaune !
Le soleil ! Ah ! S' est pâli !
J' ai le coeur, ah ! Bien rempli !
Sous ma nef, ah ! L' eau moutonne,
et répond, ah ! Monotone
à mon chant, ah ! Si joli.
Quels regrets, ah ! L' amour donne !
L' âge arrive, ah ! Puis l' oubli !
l' empereur Vou-Ti.
43 LA PAIX DES NEIGES
p261
au fond du cabinet de soie,
dans le pavillon de l' étang,
pi-pi, po-po ! Le feu flamboie.
L' horloge dit : ko-tang, ko-tang !
Au dehors, la neige est fleurie,
et le long des sentiers étroits,
le vent, qui souffle avec furie,
disperse au loin ses bouquets froids.
Sous le givre qui lesnètre,
les noirs corbeaux, en manteau blanc,
frappent du bec à ma fenêtre,
qu' empourpre le foyer brûlant.
p262
Le soleil est pâle et sans force.
Du vieux poirier qui semble mort
aucun bourgeon ne fend l' écorce,
pointu comme une dent qui mord.
Seul le sorbier rouge, qu' assiége
plus d' un loriot en passant,
fait pleuvoir ses grains sur la neige ;
on dirait des gouttes de sang.
Mais, au dos de ma tasse pleine,
je vois s' épanouir encor
dans leur jardin de porcelaine,
des marguerites au coeur d' or.
Parmi les fraîches impostures
des vermillons et des orpins,
sur le ciel verni des tentures
voltigent des papillons peints.
Et mille souvenirs fidèles
sortant du fond de leur passé,
comme de blanches hirondelles,
rasent tout bas mon seuil glacé.
p263
La paix descend sur toute chose.
Sans amour, sans haine et sans dieu,
mon esprit calme se repose
dans l' équilibre du milieu.
Loin de moi ces ardeurs jalouses
des envieux dont le fiel bout !
J' ai dans ma maison deux épouses,
l' une assise, l' autre debout.
Et, très-fort en littérature,
j' ai gagné, s' il faut parler net,
quatre rubis à ma ceinture,
un bouton d' or à mon bonnet.
Cependant la nuit, qui s' allonge
mystérieuse à l' horizon,
dans le filet fleuri d' un songe
prend mon âme comme un poisson.
Et pour voir ce pays des sages
les grands vieillards sont cachés,
je suis, sur le courant des âges,
la feuille rose des pêchers.
p264
Mon oeil se clôt, mon coeur se noie
aux hasards du rêve inconstant.
Pi-pi, po-po ! Le feu flamboie.
L' horloge dit : ko-tang, ko-tang !
44 LE TUNG-WHANG-FUNG
p267
La fleur ing-wha, petite et pourtant des plus belles,
n' ouvre qu' à ching-tu-fu son calice odorant ;
et l' oiseau tung-whang-fung est tout juste assez grand
pour couvrir cette fleur en tendant ses deux ailes.
Et l' oiseau dit sa peine à la fleur qui sourit,
et la fleur est de pourpre, et l' oiseau lui ressemble,
et l' on ne sait pas trop, quand on les voit ensemble,
si c' est la fleur qui chante, ou l' oiseau qui fleurit.
Et la fleur et l' oiseau sont nés à la me heure,
et la me rosée avive chaque jour
les deux époux vermeils, gonflés du même amour.
Mais quand la fleur est morte il faut que l' oiseau
meure.
p268
Alors, sur ce rameau d' où son bonheur a fui,
on voit pencher sa tête et se faner sa plume.
Et plus d' un jeune coeur, dont le désir s' allume,
voudrait, aimé comme elle, expirer comme lui.
Et je tiens, quant à moi, ce récit qu' on ignore
d' un mandarin de Chine, au bouton de couleur.
La Chine est un vieux monde l' on respecte encore
l' amour qui peut atteindre à l' âge d' une fleur.
45 VERS PAÏ-LUI-CHI
p271
I
l' écho douze fois frappé
par le vers sept fois coupé,
c' est la cadence opportune
d' un couplet bien échappé.
Ce galop sans halte aucune
semble une bonne fortune
à tout poëte trem
d' une façon peu commune.
p272
Et sur ce rhythme escarpé,
l' oiseau, d' ombre enveloppé,
cite au clair de la lune
les vers de Li-taï-pé.
II
le flot hennit, le vent crie.
Matelots de ma patrie,
vers l' empire du milieu,
emportez-moi, je vous prie,
afin que je puisse un peu,
avant le dernier adieu,
écouter la sonnerie
des couvents de Lao-Tseu ;
tandis que dans la prairie
s' ouvre avec coquetterie
ton coeur d' or bordé de bleu,
ô fleur de la rêverie !
p273
III
hélas ! Le ciel m' a leurré,
qui m' a mis, pauvre lettré,
dans ce dur pays des gaules
par l' action dévo!
Mon dos fléchit ; mes épaules
ne sauraient porter les pôles ;
à tout géant plus car
je laisse remplir ces rôles,
moi dont le but avé
serait de vivre, à mon gré,
parmi l' herbe, au pied des saules,
en buvant du vin sucré !
p274
IV
young-hao ! Plus de tristesse !
J' ai fui, j' ai quitté Lutèce,
je suis un gros mandarin
tout gonflé de politesse.
Jusqu' au bout, calme et serein,
je suivrai le même train,
et quand la mort, sombre tesse,
m' ouvrira son souterrain,
mon fils, par délicatesse,
un jour-je ne sais quand est-ce-
gardera dans un écrin
les ongles de mon altesse.
p275
V
tandis qu' étalant aux yeux
ses ornements précieux,
retenu par vingt chaînettes
dans la chambre des aïeux,
mon cercueil, aux planches nettes,
luira comme les planètes,
tout semé de camaïeux
et tout garni de sonnettes ;
et les pères rieux
viendront prêcher en ces lieux,
à tous les enfants honnêtes,
la religion des vieux.
p276
VI
ainsi mon coeur, qui s' englue
à la beauté superflue,
s' en va par monts et par vaux
loin de la route voulue.
Ainsi, doublant mes travaux,
j' ai sur des rhythmes nouveaux,
seul, d' une main résolue
dévidé mes écheveaux.
ô lecteur de race élue !
ô sapience absolue !
ô char à quatre chevaux !
Le tout petit te salue !
46 L'HERITIER DE YANG-TI
p279
La révolte, de sang et de larmes suivie,
a brisé du talon le pouvoir qu' on envie,
et Yang-Ti, fils du ciel, en cette nuit d' horreur,
gît aux pieds de son trône, un couteau dans le coeur.
Son héritier, qu' attend une même agonie,
prend un flacon fatal dont nul ne se méfie,
le vide, et dit, tourné vers le dieu : " seigneur !
Fais que, dans les hasards d' une seconde vie,
je ne renaisse pas au corps d' un empereur ! "
47 LE VIEILLARD LIBRE
p283
prêt, dès l' aube, à déloger,
je rentre avec la nuit noire.
J' ai dans mon puits de quoi boire,
dans mon champ de quoi manger...
à l' empereur suis-je pas étranger ! ...
auteur chinois inconnu.
48 PLUIE VENUE DU MONT KI-CHAN
p287
(Song-Tchi-Ouen)
le vent avait chassé la pluie aux larges gouttes,
le soleil s' étalait, radieux, dans les airs,
et les bois, secouant la fraîcheur de leurs voûtes,
semblaient, par les vallons, plus touffus et plus
verts !
Je montai jusqu' au temple accroché sur l' ame ;
un bonze m' accueillit, un bonze aux yeux baissés.
Là, dans les profondeurs de la raison sublime,
j' ai rompu le lien de mes désirs passés.
p288
Nos deux voix se taisaient, à tout rendre inhabiles ;
j' écoutais les oiseaux fuir dans l' immensité ;
je regardais les fleurs, comme nous immobiles,
et mon coeur comprenait la grande vérité !
49 LE NAVIRE
p291
Autour du noir vaisseau sous les cieux voyageant,
le vesper répand l' ombre avec la rêverie ;
et, comme un laboureur, la lune au soc d' argent
creuse d' un blanc sillon les vagues d' étrurie.
La voile aux plis nombreux tombe sur les haubans ;
à peine un léger souffle au loin frémit encore.
Tout se mêle et s' efface, et, courbés sur leurs
bancs,
les rameurs, dans la nuit, frappent le flot sonore.
p292
Tout à coup par les airs un doux bruit a passé
comme une voix de femme, harmonieuse et belle.
Est-ce un cri d' alcyon sur l' écueil balancé,
ou quelque écho lointain des fêtes de Cybèle ?
Brûlant comme l' amour, joyeux comme l' espoir,
le chant roule, emporté sur les plaines humides ;
et le nocher surpris, dans la brume croit voir
bondir le choeur dansant des blondes Néréides.
Déjà la rame échappe aux mains des matelots ;
on écoute, -et la voix, qui lentement soupire,
dans son réseau sonore enchaîne le navire
comme un filet subtil étendu sur les flots :
" suspends, suspends ton vol, carène aux blanches
ailes,
qui vas rasant les flots amers ;
tout repose, et la nuit sème ses étincelles
dans le voile ondoyant des mers.
" nus à l' horizon, sur un lit de nuages,
a dénoses tresses d' or ;
jetez l' ancre de fer à nos joyeux rivages,
nautoniers, c' est ici le port !
p293
" entendez-vous la brise enivrante et lascive
glisser après les feux du jour ?
Et la vague frémir aux lèvres de la rive,
comme fait un baiser d' amour !
" venez ! Doux sont nos chants et doux sont nos
visages.
Les dieux marins aux cheveux verts,
quand le soir, blanches soeurs, nous dansons sur les
plages,
tendent vers nous leurs bras ouverts.
" venez ! Si le destin dans le fond de vos âmes
retourne l' aiguillon fatal,
à vous l' amour ! à vous des caresses de femmes
dans une grotte de cristal !
" à vous, tous les secrets que cherche en vain la
foule !
à vous nos récits merveilleux,
des jours effacés l' histoire se déroule
comme un tissu mélodieux.
" ce n' est point aux palais dans le cercle des villes,
que dort la molle volupté.
Elle aime les forêts et leurs dômes mobiles,
soupirent les nuits d' été.
p294
" elle aime les grands flots comme Vénus sa mère,
quand, ouvrant l' océan vermeil,
elle sortit un jour de son écume amère,
nue et ruisselante au soleil.
" ici, sous la colline, au doux bruit des fontaines,
étendus sur des lits de fleurs,
vous boirez chaque jour, aux coupes toujours pleines,
l' oubli du temps et des douleurs.
" oublier ! Oublier ! C' est la sagesse, au monde !
Aimer ! C' est la loi des mortels.
C' est pour l' amour joyeux que sur la vague blonde
pendent les riants archipels.
" t' en vas-tu si loin, carène aux blanches ailes ?
L' ombre est propice sous les cieux ;
heureux qui vient dormir aux bras des immortelles !
Il se relève égal aux dieux ! "
p295
un souffle impétueux entraînait le navire.
Il allait, il allait aux magiques îlots,
comme va la colombe au serpent qui l' attire. -
et les mâts s' inclinaient, et la rame en délire
d' elle-même frappait les flots.
50 ETUDE ANTIQUE
p299
Il est jeune, il est pâle-et beau comme une fille.
Ses longs cheveux flottants d' un noeud d' or sont liés,
la perle orientale à son cothurne brille,
il danse-et, secouant sa torche qui petille,
à l' entour de son cou fait claquer ses colliers.
Tout frotté de parfums et late luisante,
il passe en souriant et montre ses bras nus.
Un lait pur a lavé sa main éblouissante,
et de sa joue en fleur la puberté naissante
tombe aux pinces de fer du barbier Licinus.
p300
Près des musiciens dont la flûte soupire,
de la scène, en rêvant, il écoute le bruit ;
ou, laissant sur ses pas les senteurs de la myrrhe,
il se mêle au troupeau des femmes en délire,
que le fanal des bains attire dans la nuit.
S' il a de ses sourcils peint le cercle d' ébène,
ce n' est pas pour Néëre ou Lesbie aux bras blancs.
Jamais, jamais sa main chaude de votre haleine,
vierges, n' a dénoué la ceinture de laine
que la pudeur timide attachait à vos flancs.
Pour lui, le proconsul épuisera l' empire ;
le prêtre comme aux dieux lui donnerait l' encens ;
le poëte l' appelle ou Mopsus ou Tytire,
et lui glisse en secret, sur ses tables de cire,
le distique amoureux, aux dactyles dansants.
Par la ville, en tous lieux, autour de lui bourdonne
l' essaim des jeunes gens aux regards enflammés...
et le sage lui-même, en s' artant, frissonne
quand son ombre chancelle et que son luth résonne
au fauve soupirail des bouges enfumés.
51 AMOUR DOUBLE
p303
Ami, tu disais toi-même :
-et j' entends encor ta voix-
" il ne se peut pas qu' on aime
deux maîtresses à la fois ! "
tu m' as bien trompé ! ... regarde
l' effet d' un mot hasardeux :
j' ai vécu sans prendre garde,
voilà que j' en aime deux !
Je ne sais pas trop laquelle
me cause moins de souci ;
car, si l' une est la plus belle,
l' autre est la plus belle aussi.
p304
me fixer ? Comment faire ?
Le doute a gagné mes yeux.
C' est l' une que je préfère,
c' est l' autre que j' aime mieux.
Et mon pauvre coeur qui flotte
de l' une à l' autre beau
semble un vaisseau sans pilote
par tous les vents emporté.
-amour, qui me dois connaître,
pourquoi doubler mes douleurs ?
Il suffisait d' une, ô maître,
pour me coûter bien des pleurs ! ...
52 PARJURE
p307
(traduit d' Ovide, égie iii ; " amours. " )
comment croirais-je aux dieux ? Celle
qui m' a trompé si souvent,
sur ma vie ! Est aussi belle,
aussi belle que devant !
Elle garde en son allure
la grâce des premiers jours.
Longue était sa chevelure,
ses cheveux sont longs toujours.
Son pied, près du mien, se pose
tout petit, comme autrefois.
Je la connus blanche et rose,
blanche et rose je la vois.
p308
Ses regards-ma bouche en grince ! -
ont leurs flammes au complet.
Elle était mince ; elle est mince.
Elle plaisait ; elle plaît.
Ainsi donc les jeunes filles
ont droit de trahir les gens !
Ainsi donc au plus gentilles
les dieux sont plus indulgents !
Naguère, en ses accolades,
par nos yeux elle a juré.
Les siens ne sont pas malades ;
les miens ont tout enduré.
ô cieux, dont rit la cruelle,
dites-nous par quelle loi,
quand tout le crime est pour elle,
toute la peine est pour moi ?
Ou le mot dieu qu' on redoute
n' est qu' un mot sonore et creux,
ou les dieux, sans aucun doute,
sont là-haut très-amoureux.
p309
Quand nous mentons, nous les hommes,
Phébus frémit dans les airs,
et, sur tous tant que nous sommes,
fait pleuvoir ses traits amers ;
Neptune enfle la tempête,
Mars prend son glaive inhumain,
Minerve a le casque en tête,
Jupiter, la foudre en main.
Mais les dieux ont peur des belles,
des belles aux fronts vainqueurs.
Elles savent, les rebelles,
qu' ils ont des yeux et des coeurs !
Ah ! ... si j' étais dieu moi-même,
je les laisserais mentir.
Je serais un dieu qu' on aime
sans crainte et sans repentir !
-toi, cependant, ma charmante,
abuse un peu moins des cieux,
ou, s' il faut que ta voix mente,
pitié pour mes pauvres yeux !
53 A UNE JEUNE FILLE
p313
(traduit d' Anacréon.)
la fille de Tantale, en sa forme nouvelle,
sur les bords phrygiens devint pierre, dit-on ;
et les dieux ont donné le vol de l' hirondelle
à la fille de Pandion.
Que je sois ton miroir, pour que vers moi sans cesse
tu penches ton beau front orné par les amours !
Que je sois ta tunique, ô ma blanche maîtresse,
pour que tu me portes toujours !
Que je sois dans ton bain l' onde pure et choisie
pour presser ton beau corps dans mes plis amoureux !
Que je sois le parfum, que je sois l' ambroisie
pour embaumer tes longs cheveux !
p314
Que je sois le collier qui sur ton sein ruisselle !
Le lien de ta gorge aux suaves appas !
Que je sois seulement ta sandale, ô ma belle,
pour être foulé sous tes pas !
54 LA FILLE DU FOSSOYEUR
p317
J' adore à présent l' héritière
du vieux fossoyeur aux bras noirs.
Je suis fidèle tous les soirs,
au rendez-vous du cimetière.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
Avec sa tresse qui retombe,
ses yeux clairs et ses blanches dents,
la belle pousse là dedans
comme un rosier sur une tombe.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
p318
Ah ! La follette, la follette,
qui faisant la nique au curé,
emporte le dies irae
dans son cri joyeux d' alouette.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
C' est sous la terre une querelle
chaque fois qu' elle prend son vol.
Les croix de fer sortant du sol
semblent des bras, tendus pour elle.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
Souvent même, dans l' ombre brune
tout le long des chemins sablés,
on voit, tels que des coeurs troublés,
les tombeaux battre sous la lune.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
p319
Quand l' enfant qui saute et qui piaffe
va " du bon père " au " bon époux " ,
tout marbre, comme un billet doux,
veut lui glisser son épitaphe.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
En vant je marche près d' elle :
" c' est la voisine, n' est-ce pas,
dont on creuse le trou là-bas ?
-moi, je t' aime ! "pond la belle.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
Mais déjà les morts en suaire
vont après nous, à pas furtifs.
Je vois rôder entre les ifs
ces roquentins de l' ossuaire.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
p320
-" mets tes bras à mon cou, mignonne !
Ils ont eu ce que nous avons ;
nous qui vivons, nous qui vivons,
embrassons-nous, la vie est bonne !
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
Nos baisers, en ces lieux funèbres,
pleins d' une large volupté,
jusqu' au fond de l' éternité
retentissent dans les ténèbres.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
Un jour-bientôt-quand ? -je l' ignore.
à quatre pas de ta maison
j' irai dormir sous le gazon.
Que tu seras charmante encore !
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
p321
Ce jour-là, ce jour-là, ma belle,
au lieu d' oeillets et de lilas,
mon bouquet d' amoureux, hélas !
Sera fait de jaune immortelle.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
à l' heure où, selon nos coutumes,
la maîtresse attendait l' amant,
je me mêlerai tristement
au troupeau des galants posthumes.
Toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
Quelque autre aura ta foi complète.
Je te suivrai comme eux, ce soir.
Et tu t' amuseras à voir
les soubresauts de mon squelette ! "
toc ! Toc ! Toc ! On entend le bruit
du vieux qui bêche dans la nuit.
55 ABRUTISSEMENT
p325
Les hommes sont si mauvais
que, sans pleurer, je m' en vais
du monde.
Pour la haine ou l' amitié
je n' ai plus qu' une pitié
profonde.
Au point de nous empester,
chaque jour on voit monter
les fanges.
Dans mon désespoir fougueux
je ne crois pas plus aux gueux
qu' aux anges.
p326
J' ai souffert tant de tourments,
j' ai connu tant de serments
frivoles,
que j' évite avec grand soin,
amour, les lieux où de loin
tu voles !
Las d' aller, les bras pendants,
des noirs coquins aux pédants
moroses,
j' ai placé tout mon orgueil
à planter près de mon seuil
des roses.
Je mange et je dors en chien
plus rien de noble et plus rien
d' austère !
Comme d' un cruchon fêlé,
mon esprit s' en est allé
par terre.
Tout, d' ailleurs, en ce jour,
suit le maître, et par amour
l' imite ;
p327
et la nature a lutté
avec ma stupidité
d' ermite.
Les arbres de mon jardin
penchent d' un air anodin
leurs têtes ;
et les bêtes dans ma cour
deviennent de jour en jour
plustes.
juin 1869.
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