Download PDF
ads:
Document fourni par les éditions Acamedia
http://www.acamedia.fr
De Buonaparte et des Bourbons [Document électronique] / [Chateaubriand]
[De Buonaparte]
30 mars 1814.
Non, je ne croirai jamais que j'écris sur le tombeau de la France, je ne puis me persuader
qu'après le jour de la vengeance nous ne touchions pas au jour de la miséricorde. L'antique
patrimoine des rois très chrétiens ne peut être divisé : il ne périra point, ce royaume que
Rome expirante enfanta au milieu de ses ruines, comme un dernier essai de sa grandeur. Ce
ne sont point les hommes seuls qui ont conduit les événements dont nous sommes les
témoins, la main de la Providence est visible dans tout ceci : Dieu lui-même marche à
découvert à la tête des armées et s'assied au conseil des rois. Comment sans l'intervention
divine expliquer et l'élévation prodigieuse et la chute, plus prodigieuse encore, de celui qui
naguère foulait le monde à ses pieds ? Il n'y a pas quinze mois qu'il était à Moscou, et les
Russes sont à Paris ; tout tremblait sous ses lois, depuis les colonnes d'Hercule jusqu'au
Caucase ; et il est fugitif, errant, sans asile ; sa puissance s'est débordée comme le flux ce la
mer, et s'est retirée comme le reflux.
Comment expliquer les fautes de cet insensé ? Nous ne parlons pas encore de ses crimes.
Une révolution, préparée par la corruption des moeurs et par les égarements de l'esprit,
éclate parmi nous. Au nom des lois on renverse la religion et la morale ; on renonce à
l'expérience et aux coutumes de nos pères ; on brise les tombeaux des aïeux, base sacrée
de tout gouvernement durable, pour fonder sur une raison incertaine une socié sans passé
et sans avenir. Errant dans nos propres folies, ayant perdu toute idée claire du juste et de
l'injuste, du bien et du mal, nous parcourûmes les diverses formes des constitutions
républicaines. Nous appelâmes la populace à délibérer au milieu des rues de Paris sur les
grands objets que le peuple romain venait discuter au Forum après avoir déposé ses armes
et s'être baigné dans les flots du Tibre. Alors sortirent de leurs repaires tous ces rois demi-
nus, salis et abrutis par l'indigence, enlaidis et mutilés par leurs travaux, n'ayant pour toute
vertu que l'insolence de la misère et l'orgueil des haillons. La patrie, tombée en de pareilles
mains, fut bientôt couverte de plaies. Que nous resta-t-il de nos fureurs et de nos chimères ?
Des crimes et des chaînes !
Mais du moins le but que l'on semblait se proposer alors était noble. La liberté ne doit point
être accusée des forfaits que l'on commit sous son nom ; la vraie philosophie n'est point la
mère des doctrines empoisonnées que répandent les faux sages. Eclairés par l'expérience,
nous sentîmes enfin que le gouvernement monarchique était le seul qui pût convenir à notre
patrie.
Il eut été naturel de rappeler nos princes légitimes ; mais nous crûmes nos fautes trop
grandes pour être pardonnées. Nous ne songeâmes pas que le coeur d'un fils de saint Louis
est un trésor inépuisable de miséricorde. Les uns craignaient pour leur vie, les autres pour
leurs richesses. Surtout, il en coûtait trop à l'orgueil humain d'avouer qu'il s'était trompé. Quoi
! tant de massacres, de bouleversements, de malheurs, pour revenir au point d'où l'on était
parti ! Les passions encore émues, les prétentions de toutes les espèces, ne pouvaient
renoncer à cette égalité chimérique, cause principale de nos maux. De grandes raisons nous
ads:
Livros Grátis
http://www.livrosgratis.com.br
Milhares de livros grátis para download.
poussaient ; de petites raisons nous retinrent : la félicité publique fut sacrifiée à l'intérêt
personnel, et la justice à la vanité.
Il fallut donc songer à établir un chef suprême qui fût l'enfant de la révolution, un chef en qui
la loi, corrompue dans sa source, protégeât la corruption et fît alliance avec elle. Des
magistrats, intègres, fermes et courageux, des capitaines renommés par leur probité autant
que pour leurs talents, s'étaient formés au milieu de nos discordes ; mais on ne leur offrit
point un pouvoir que leurs principes leur auraient défendu d'accepter. On désespéra de
trouver parmi les Français un front qui osât porter la couronne de Louis XVI. Un étranger se
présenta : il fut choisi.
Buonaparte n'annonça pas ouvertement ses projets ; son caractère ne se développa que par
degrés. Sous le titre modeste de consul, il accoutuma d'abord les esprits indépendants à ne
pas s'effrayer du pouvoir qu'ils avaient donné. Il se concilia les vrais Français, en se
proclamant le restaurateur de l'ordre, des lois et de la religion. Les plus sages y furent pris,
les plus clairvoyants trompés. Les républicains regardaient Buonaparte comme leur ouvrage
et comme le chef populaire d'un Etat libre. Les royalistes croyaient qu'il jouait le rôle de
Monk, et s'empressaient de le servir. Tout le monde espérait en lui. Des victoires éclatantes,
dues à la bravoure des Français, l'environnèrent de gloire. Alors il s'enivra de ses succès, et
son penchant au mal commença à se déclarer. L'avenir doutera si cet homme a été plus
coupable par le mal qu'il a fait que par le bien qu'il eût pu faire et qu'il n'a pas fait. Jamais
usurpateur n'eut un rôle plus facile et plus brillant à remplir. Avec un peu de modération, il
pouvait établir lui et sa race sur le premier trône de l'univers. Personne ne lui disputait ce
trône : les générations nées depuis la révolution ne connaissaient point nos anciens maîtres,
et n'avaient vu que des troubles et des malheurs. La France et l'Europe étaient lassées ; on
ne soupirait qu'après le repos ; on l'eût ache à tout prix. Mais Dieu ne voulut pas qu'un si
dangereux exemple fût don au monde, qu'un aventurier pût troubler l'ordre des
successions royales, se faire l'héritier des héros, et profiter dans un seul jour de la dépouille
du génie, de la gloire et du temps. Au défaut des droits de la naissance, un usurpateur ne
peut légitimer ses prétentions au trône que par des vertus : dans ce cas, Buonaparte n'avait
rien pour lui, hors des talents militaires, égalés, sinon même surpassés par ceux de plusieurs
de nos généraux. Pour le perdre, il a suffi à la Providence de l'abandonner et de le livrer à sa
propre folie.
Un roi de France disait que " si la bonne foi était bannie du milieu des hommes, elle devrait
se retrouver dans le coeur des rois " cette qualité d'une âme royale manqua surtout à
Buonaparte. Les premières victimes connues de la perfidie du tyran furent deux chefs des
royalistes de la Normandie MM. de Frotté et le baron de Commarque eurent la noble
imprudence de se rendre à une conférence on les attira sur la foi d'une promesse ; ils
furent arrêtés et fusillés. Peu de temps après, Toussaint-Louverture fut enlevé par trahison
en Amérique, et probablement étranglé dans le château où on l'enferma en Europe.
Bientôt un meurtre plus fameux consterna le monde civilisé. On crut voir renaître ces temps
de barbarie du moyen âge, ces scènes que l'on ne trouve plus que dans les romans, ces
catastrophes que les guerres de l'Italie et la politique de Machiavel avaient rendues familières
au delà des Alpes. L'étranger, qui n'était point encore roi, voulut avoir le corps sanglant d'un
Français pour marchepied du trône de France. Et quel Français, grand Dieu ! Tout fut violé
pour commettre ce crime : droit des gens, justice, religion, humanité. Le duc d'Enghien est
arrêté en pleine paix sur un sol étranger. Lorsqu'il avait quitté la France, il était trop jeune
pour la bien connaître : c'est du fond d'une chaise de poste, entre deux gendarmes, qu'il voit
comme pour la première fois, la terre de sa patrie et qu'il traverse pour mourir les champs
illustrés par ses aïeux. Il arrive au milieu de la nuit au donjon de Vincennes. A la lueur des
ads:
flambeaux, sous les voûtes d'une prison, le petit-fils du grand Condé est déclaré coupable
d'avoir comparu sur des champs de bataille : convaincu de ce crime héréditaire, il est aussitôt
condamné. En vain il demande à parler à Buonaparte simplicité aussi touchante
qu'héroïque !), le brave jeune homme était un des plus grands admirateurs de son meurtrier :
il ne pouvait croire qu'un capitaine voulut assassiner un soldat. Encore tout exténué de faim
et de fatigue, on le fait descendre dans les ravins du château ; il y trouve une fosse
nouvellement creusée. On le dépouille de son habit ; on lui attache sur la poitrine une
lanterne pour l'apercevoir dans les ténèbres, et pour mieux diriger la balle au coeur. Il
demande un confesseur ; il prie ses bourreaux de transmettre les dernières marques de son
souvenir à ses amis : on l'insulte par des paroles grossières. On commande le feu ; le duc
d'Enghien tombe : sans témoins, sans consolation, au milieu de sa patrie, à quelques lieues
de Chantilly, à quelques pas de ces vieux arbres sous lesquels le saint roi Louis rendait la
justice à ses sujets, dans la prisonM. le prince fut renfermé, le jeune, le beau, le brave, le
dernier rejeton du vainqueur de Rocroy, meurt comme serait mort le grand Condé, et comme
ne mourra pas son assassin. Son corps est enterré furtivement, et Bossuet ne renaîtra point
pour parler sur ses cendres.
Il ne reste à celui qui s'est abaissé au-dessous de l'espèce humaine par un crime qu'à
affecter de se placer au-dessus de l'humanité par ses desseins, qu'à donner pour prétexte à
un forfait des raisons inaccessibles au vulgaire, qu'à faire passer un abîme d'iniquités pour la
profondeur du génie. Buonaparte eut recours à cette misérable assurance qui ne trompe
personne, et qui ne vaut pas un simple repentir : ne pouvant cacher son crime, il le publia.
Quand on entendit crier dans Paris l'arrêt de mort, il y eut un mouvement d'horreur que
personne ne dissimula. On se demanda de quel droit un étranger venait de verser le plus
beau comme le plus pur sang de la France. Croyait-il pouvoir remplacer par sa famille la
famille qu'il venait d'éteindre ? Les militaires surtout frémirent : ce nom de Condé leur
semblait appartenir en propre et représenter pour eux l'honneur de l'armée française. Nos
grenadiers avaient plusieurs fois rencontré les trois générations de héros dans la mêlée, le
prince de Condé, le duc de Bourbon et le duc d'Enghien ; ils avaient même blessé le duc de
Bourbon, mais l'épée d'un Français ne pouvait épuiser ce noble sang : il n'appartenait qu'à
un étranger d'en tarir la source.
Chaque nation a ses vices. Ceux des Français ne sont pas la trahison, la noirceur et
l'ingratitude. Le meurtre du duc d'Enghien, la torture et l'assassinat de Pichegru, la guerre
d'Espagne et la captivité du pape, décèlent dans Buonaparte une nature étrangère à la
France. Malgré le poids des chaînes dont nous étions accablés, sensibles aux malheurs
autant qu'à la gloire, nous avons pleuré le duc d'Enghien, Pichegru, Georges et Moreau ;
nous avons admiré Saragosse et environné d'hommages un pontife chargé de fers. Celui qui
priva de ses Etats le prêtre vénérable dont la main l'avait marqué du sceau des rois, celui qui
à Fontainebleau osa, dit-on, frapper le souverain pontife, traîner par ses cheveux blancs le
père des fidèles, celui-crut peut-être remporter une nouvelle victoire : il ne savait pas qu'il
restait à l'héritier de Jésus-Christ ce sceptre de roseau et cette couronne d'épines qui
triomphent tôt ou tard de la puissance du méchant.
Le temps viendra, je l'espère, les Français libres déclareront par un acte solennel qu'ils
n'ont point pris de part à ces crimes de la tyrannie ; que le meurtre du duc d'Enghien, la
captivité du pape et la guerre d'Espagne, sont des actes impies, sacrilèges, odieux, anti-
français surtout, et dont la honte ne doit retomber que sur la tête de l'étranger.
Buonaparte profita de l'épouvante que l'assassinat de Vincennes jeta parmi nous pour
franchir le dernier pas et s'asseoir sur le trône.
Alors commencèrent les grandes saturnales de la royauté : les crimes, l'oppression,
l'esclavage marchèrent d'un pas égal avec la folie. Toute liberté expire, tout sentiment
honorable, toute pensée généreuse, deviennent des conspirations contre l'Etat. Si on parle
de vertu, on est suspect ; louer une belle action, c'est une injure faite au prince. Les mots
changent d'acception : un peuple qui combat pour ses souverains légitimes est un peuple
rebelle ; un traître est un sujet fidèle ; la France entière devient l'empire du mensonge :
journaux, pamphlets, discours, prose et vers, tout déguise la vérité. S'il a fait de la pluie, on
assure qu'il a fait du soleil ; si le tyran s'est promené au milieu du peuple muet, il s'est
avancé, dit-on, au milieu des acclamations de la foule. Le but unique, c'est le prince : la
morale consiste à se dévouer à ses caprices, le devoir à le louer. Il faut surtout se récrier
d'admiration lorsqu'il a fait une faute ou commis un crime. Les gens de lettres sont forcés par
des menaces à célébrer le despote. Ils composaient, ils capitulaient sur le degré de la
louange : heureux quand, au prix de quelques lieux communs sur la gloire des armes, ils
avaient acheté le droit de pousser quelques soupirs, de dénoncer quelques crimes, de
rappeler quelques vérités proscrites ! Aucun livre ne pouvait paraître sans être marqué de
l'éloge de Buonaparte, comme du timbre de l'esclavage ; dans les nouvelles éditions des
anciens auteurs, la censure faisait retrancher tous les passages contre les conquérants, la
servitude et la tyrannie, comme le Directoire avait eu dessein de faire corriger dans les
mêmes auteurs tout ce qui parlait de la monarchie et des rois. Les almanachs étaient
examinés avec soin ; et la conscription forma un article de foi dans le catéchisme. Dans les
arts, même servitude : Buonaparte empoisonne les pestiférés de Jaffa ; on fait un tableau qui
le représente touchant, par excès de courage et d'humanité, ces mêmes pestiférés. Ce
n'était pas ainsi que saint Louis guérissait les malades qu'une confiance touchante et
religieuse présentait à ses mains royales. Au reste, ne parlez point d'opinion publique : la
maxime est que le souverain doit en disposer chaque matin. Il y avait à la police
perfectionnée par Buonaparte un comité chargé de donner la direction aux esprits, et à la
tête de ce comité un directeur de l'opinion publique. L'imposture et le silence étaient les deux
grands moyens employés pour tenir le peuple dans l'erreur. Si vos enfants meurent sur le
champ de bataille, croyez-vous qu'on fasse assez de cas de vous pour vous dire ce qu'ils
sont devenus ? On vous taira les événements les plus importants à la patrie, à l'Europe, au
monde entier. Les ennemis sont à Meaux : vous ne l'apprenez que par la fuite des gens de la
campagne ; on vous enveloppe de ténèbres ; on se joue de vos inquiétudes ; on rit de vos
douleurs ; on méprise ce que vous pouvez sentir et penser. Vous voulez élever la voix, un
espion vous dénonce, un gendarme vous arrête, une commission militaire vous juge : on
vous casse la tête, et on vous oublie.
Ce n'était pas tout d'enchaîner les pères, il fallait encore disposer des enfants. On a vu des
mères accourir des extrémités de l'empire et venir réclamer, en fondant en larmes, les fils
que le gouvernement leur avait enlevés. Ces enfants étaient placés dans des écoles où,
rassemblés au son du tambour, ils devenaient irréligieux, débauchés, contempteurs des
vertus domestiques. Si de sages et dignes maîtres osaient rappeler la vieille expérience et
les leçons de la morale, ils étaient aussitôt dénoncés comme des traîtres, des fanatiques,
des ennemis de la philosophie et du progrès des lumières. L'autorité paternelle, respectée
par les plus affreux tyrans de l'antiquité, était traitée par Buonaparte d'abus et de préjugés. Il
voulait faire de nos fils des espèces de mamelouks sans Dieu, sans famille et sans patrie. Il
semble que cet ennemi de tout s'attachât à détruire la France par ses fondements. Il a plus
corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain dans le court espace de dix années,
que tous les tyrans de Rome ensemble, depuis Néron jusqu'au dernier persécuteur des
chrétiens. Les principes qui servaient de base à son administration passaient de son
gouvernement dans les différentes classes de la société ; car un gouvernement pervers
introduit le vice chez les peuples, comme un gouvernement sage fait fructifier la vertu.
L'irréligion, le goût des jouissances et des dépenses au-dessus de la fortune, le mépris des
liens moraux, l'esprit d'aventure, de violence et de domination, descendaient du trône dans
les familles. Encore quelque temps d'un pareil règne, et la France n'eût plus été qu'une
caverne de brigands.
Les crimes de notre révolution républicaine étaient l'ouvrage des passions, qui laissent
toujours des ressources : il y avait désordre et non pas destruction dans la société. La morale
était blessée, mais elle n'était pas anéantie. La conscience avait ses remords ; une
indifférence destructive ne confondait point l'innocent et le coupable : aussi les malheurs de
ce temps auraient pu être promptement réparés. Mais comment guérir la plaie faite par un
gouvernement qui posait en principe le despotisme ; qui, ne parlant que de morale et de
religion, détruisait sans cesse la morale et la religion par ses institutions et ses mépris ; qui
ne cherchait point à fonder l'ordre sur le devoir et sur la loi, mais sur la force et sur les
espions de police ; qui prenait la stupeur de l'esclavage pour la paix d'une société bien
organisée, fidèle aux coutumes de ses pères, et marchant en silence dans le sentier des
antiques vertus ? Les révolutions les plus terribles sont préférables à un pareil état. Si les
guerres civiles produisent les crimes publics, elles enfantent au moins les vertus privées, les
talents et les grands hommes. C'est dans le despotisme que disparaissent les empires : en
abusant de tous les moyens, en tuant les âmes encore plus que les corps, il amène tôt ou
tard la dissolution et la conquête. Il n'y a point d'exemple d'une nation libre qui ait péri par
une guerre entre les citoyens ; et toujours un Etat courbé sous ses propres orages s'est
relevé plus florissant.
On a vanté l'administration de Buonaparte : si l'administration consiste dans des chiffres ; si
pour bien gouverner il suffit de savoir combien une province produit en blé, en vin, en huile,
quel est le dernier écu qu'on peut lever, le dernier homme qu'on peut prendre, certes
Buonaparte était un grand administrateur ; il est impossible de mieux organiser le mal, de
mettre plus d'ordre dans le désordre. Mais si la meilleure administration est celle qui laisse un
peuple en paix, qui nourrit en lui des sentiments de justice et de pitié, qui est avare du sang
des hommes, qui respecte les droits des citoyens, les propriétés des familles, certes le
gouvernement de Buonaparte était le pire des gouvernements.
Et encore que de fautes et d'erreurs dans son propre système ! L'administration la plus
dispendieuse engloutissait une partie des revenus de l'Etat. Des armées de douaniers et de
receveurs dévoraient les impôts qu'ils étaient chargés de lever. Il n'y avait pas de si petit chef
de bureau qui n'eût sous lui cinq ou six commis. Buonaparte semblait avoir déclaré la guerre
au commerce. S'il naissait en France quelque branche d'industrie, il s'en emparait, et elle
séchait entre ses mains. Les tabacs, les sels, les laines, les denrées coloniales, tout était
pour lui l'objet d'un monopole ; il s'était fait l'unique marchand de son empire. Il avait, par des
combinaisons absurdes, ou plutôt par une ignorance et un dégoût décidé de la marine,
achevé de perdre nos colonies et d'anéantir nos flottes. Il bâtissait de grands vaisseaux qui
pourrissaient dans les ports, ou qu'il désarmait lui-même pour subvenir aux besoins de son
armée de terre. Cent frégates, répandues dans toutes les mers, auraient pu faire un mal
considérable aux ennemis, former des matelots à la France, protéger nos bâtiments
marchands : ces premières notions du bon sens n'entraient pas même dans la tête de
Buonaparte. On ne doit point attribuer à ses lois les progrès de notre agriculture ; ils sont dus
au partage des grandes propriétés, à l'abolition de quelques droits féodaux, et à plusieurs
autres causes produites par la révolution. Tous les jours cet homme inquiet et bizarre
fatiguait un peuple qui n'avait besoin que de repos par des décrets contradictoires, et souvent
inexécutables : il violait le soir la loi qu'il avait faite le matin. Il a dévoré en dix ans 15 milliards
d'impôts [Tous ces calculs ne sont qu' approximatifs : je ne me pique nullement de donner de comptes rigoureux par francs et par centimes. (N.d.A.)] , ce
qui surpasse la somme des taxes levées pendant les soixante-treize années du règne de
Louis XIV. La dépouille du monde, 1500 millions de revenu ne lui suffisaient pas ; il n'était
occupé qu'à grossir son trésor par les mesures les plus iniques. Chaque préfet, chaque sous-
préfet, chaque maire avait le droit d'augmenter les entrées des villes, de mettre des centimes
additionnels sur les bourgs, les villages et les hameaux, de demander à tel propriétaire une
somme arbitraire pour tel ou tel prétendu besoin. La France entière était au pillage. Les
infirmités, l'indigence, la mort, l'éducation, les arts, les sciences, tout payait un tribut au
prince. Vous aviez un fils estropié, cul-de-jatte, incapable de servir : une loi de la conscription
vous obligeait à donner 1500 francs pour vous consoler de ce malheur. Quelquefois le
conscrit malade mourait avant d'avoir subi l'examen du capitaine de recrutement ; vous
supposiez alors le père exempt de payer les 1500 francs de la réforme ? Point du tout. Si la
déclaration de l'infirmité avait été faite avant l'accident de la mort, le conscrit se trouvant
vivant au moment de la déclaration, le père était obligé de compter la somme sur le tombeau
de son fils. Le pauvre voulait-il donner quelque éducation à l'un de ses enfants, il fallait qu'il
comptât d'abord une somme à l'université, plus une redevance sur la pension donnée au
maître. Un auteur moderne citait-il un ancien auteur, comme les ouvrages de ce dernier
étaient tombés dans ce qu'on appelait le domaine public , la censure exigeait un centime par
feuille de citation. Si vous traduisiez en citant, vous ne payiez qu'un demi-centime par feuille,
parce qu'alors la citation était du domaine mixte , la moitié appartenant au travail du
traducteur vivant et l'autre moitié à l'auteur mort. Lorsque Buonaparte fit distribuer des
aliments aux pauvres dans l'hiver de 1812, on crut qu'il tirait cette générosité de son
épargne : il leva à cette occasion des centimes additionnels, et gagna 4 millions sur la soupe
des pauvres. Enfin, on l'a vu s'emparer de l'administration des funérailles : il était digne du
destructeur des Français de lever un impôt sur leurs cadavres. Et comment aurait-on réclamé
la protection des lois, puisque c'était lui qui les faisait ? Le corps législatif a osé parler une
fois, et il a été dissous. Un seul article des nouveaux codes détruisait rapidement la propriété.
Un administrateur du domaine pouvait vous dire : " Votre propriété est domaniale ou
nationale. Je la mets provisoirement sous le séquestre : allez et plaidez. Si le domaine a tort,
on vous rendra votre bien. " Et à qui aviez-vous recours en ce cas ? Aux tribunaux
ordinaires ? Non : ces causes étaient réservées à l'examen du conseil d'Etat, et plaidées
devant l'empereur, qui était ainsi juge et partie.
Si la propriété était incertaine, la liberté civile était encore moins assurée. Qu'y avait-il de plus
monstrueux que cette commission nommée pour inspecter les prisons, et sur le rapport de
laquelle un homme pouvait être détenu toute sa vie dans les cachots, sans instruction, sans
procès, sans jugement, mis à la torture, fusillé la nuit, étranglé entre deux guichets ? Au
milieu de tout cela, Buonaparte faisait nommer chaque année des commissions de la liberté
de la presse et de la liberté individuelle : Tibère ne s'est jamais joué à ce point de l'espèce
humaine.
Enfin, la conscription faisait comme le couronnement de ses oeuvres de despotisme. La
Scandinavie, appelée par un historien la fabrique du genre humain , n'aurait pu fournir assez
d'hommes à cette loi homicide. Le code de la conscription sera un monument éternel du
règne de Buonaparte. se trouve réuni tout ce que la tyrannie la plus subtile et la plus
ingénieuse peut imaginer pour tourmenter et dévorer les peuples : c'est véritablement le code
de l'enfer. Les générations de la France étaient mises en coupe réglée comme les arbres
d'une forêt : chaque année quatre-vingt mille jeunes gens étaient abattus. Mais ce n'était
que la coupe régulière : souvent la conscription était doublée ou fortifiée par des levées
extraordinaires ; souvent elle dévorait d'avance les futures victimes, comme un dissipateur
emprunte sur le revenu à venir. On avait fini par prendre sans compter : l'âge légal, les
qualités requises pour mourir sur un champ de bataille n'étaient plus considérés ; et
l'inexorable loi montrait à cet égard une merveilleuse indulgence. On remontait vers l'enfance
; on descendait vers la vieillesse : le réformé, le remplacé, étaient repris ; tel fils d'un pauvre
artisan, racheté trois fois au prix de la petite fortune de son père, était obligé de marcher. Les
maladies, les infirmités, les défauts du corps n'étaient plus une raison de salut. Des colonnes
mobiles parcouraient nos provinces comme un pays ennemi, pour enlever au peuple ses
derniers enfants. Si l'on se plaignait de ces ravages, on répondait que les colonnes mobiles
étaient composées de beaux gendarmes qui consoleraient leurs mères et leur rendraient ce
qu'elles avaient perdu. Au défaut du frère absent, on prenait le frère présent. Le père
répondait pour le fils, la femme pour le mari : la responsabilité s'étendait aux parents les plus
éloignés et jusqu'aux voisins. Un village devenait solidaire pour le conscrit qu'il avait vu
naître. Des garnisaires s'établissaient chez le paysan, et le forçaient de vendre son lit pour
les nourrir : pour s'en délivrer il fallait qu'il trouvât le conscrit caché dans les bois. L'absurde
se mêlait à l'atroce : souvent on demandait des enfants à ceux qui étaient assez heureux
pour n'avoir point de postérité ; on employait la violence pour découvrir le porteur d'un nom
qui n'existait que sur le rôle des gendarmes, ou pour avoir un conscrit qui servait déjà depuis
cinq ou six ans. Des femmes grosses ont été mises à la torture, afin qu'elles révélassent le
lieu où se tenait caché le premier de leurs entrailles ; des pères ont apporté le cadavre de
leur fils pour prouver qu'ils ne pouvaient fournir ce fils vivant. Il restait encore quelques
familles dont les enfants, plus riches, s'étaient rachetés ; ils se destinaient à former un jour
des magistrats, des administrateurs, des savants, des propriétaires, si utiles à l'ordre social
dans un grand pays : par le décret des gardes d'honneur, on les a enveloppés dans le
massacre universel. On en était venu à ce point de mépris pour la vie des hommes et pour la
France, d'appeler les conscrits la matière première et la chair à canon . On agitait quelquefois
cette grande question parmi les pourvoyeurs de chair humaine : savoir combien de temps
durait un conscrit ; les uns prétendaient qu'il durait trente-trois mois, les autres trente-six.
Buonaparte disait lui-même : J'ai trois cent mille hommes de revenu . Il a fait périr dans les
onze années de son règne plus de cinq millions de Français, ce qui surpasse le nombre de
ceux que nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles, sous les règnes de Jean, de
Charles V, de Charles VI, de Charles VII, de Henri II, de François II, de Charles IX, de Henri
III et de Henri IV. Dans les douze derniers mois qui viennent de s'écouler, Buonaparte a levé
(sans compter la garde nationale) treize cent mille hommes, ce qui est plus de cent mille
hommes par mois : et on a osé lui dire qu'il n'avait dépensé que le luxe de la population.
Il était aisé de prévoir ce qui est arrivé : tous les hommes sages disaient que la conscription
en épuisant la France l'exposerait à l'invasion aussitôt qu'elle serait sérieusement attaquée.
Saigné à blanc par le bourreau, ce corps, vide de sang, n'a pu faire qu'une faible résistance ;
mais la perte des hommes n'était pas le plus grand mal que faisait la conscription : elle
tendait à nous replonger nous et l'Europe entière dans la barbarie. Par la conscription, les
métiers, les arts et les lettres sont inévitablement détruits. Un jeune homme qui doit mourir à
dix-huit ans ne peut se livrer à aucune étude. Les nations voisines, obligées, pour se
défendre, de recourir aux mêmes moyens que nous, abandonnaient à leur tour les avantages
de la civilisation ; et tous les peuples précipités les uns sur les autres, comme au siècle des
Goths et des Vandales, auraient vu renaître les malheurs de ces temps. En brisant les liens
de la société générale, la conscription anéantissait aussi ceux de la famille. Accoutumés dès
leur berceau à se regarder comme des victimes dévouées à la mort, les enfants
n'obéissaient plus à leurs parents ; ils devenaient vagabonds et débauchés, en attendant le
jour ils allaient piller et égorger le monde. Quel principe de religion et de morale aurait eu
le temps de prendre racine dans leur coeur ? De leur côté, les pères et les mères, dans la
classe du peuple, n'attachaient plus leurs affections, ne donnaient plus leurs soins à des
enfants qu'ils se préparaient à perdre, qui n'étaient plus leur richesse et leur appui, et qui ne
devenaient pour eux qu'un objet de douleur et un fardeau. De cet endurcissement de
l'âme, cet oubli de tous les sentiments naturels, qui mènent à l'égoïsme, à l'insouciance du
bien et du mal, à l'indifférence pour la patrie, qui éteignent la conscience et le remords, qui
vouent un peuple à la servitude, en lui ôtant l'horreur du vice et l'admiration pour la vertu.
Telle était l'administration de Buonaparte pour l'intérieur de la France.
Examinons au dehors la marche de son gouvernement, cette politique dont il était si fier, et
qu'il définissait ainsi : La politique, c'est jouer aux hommes . Eh bien ! il a tout perdu à ce jeu
abominable, et c'est la France qui a payé sa perte.
Pour commencer par son système continental, ce système, d'un fou ou d'un enfant, n'était
point d'abord le but réel de ses guerres, il n'en était que le prétexte. Il voulait être le maître de
la terre en ne parlant que de la liberté des mers. Et ce système insensé, a-t-il fait ce qu'il
fallait pour l'établir ? Par les deux grandes fautes qui, comme nous le dirons après, ont fait
échouer ses projets sur l'Espagne et sur la Russie, n'a-t-il pas manqué aussi de fermer les
ports de la Méditerranée et de la Baltique ? N'a-t-il pas don toutes les colonies du monde
aux Anglais ? Ne leur a-t-il pas ouvert au Pérou, au Mexique, au Brésil, un marché plus
considérable que celui qu'il voulait leur fermer en Europe ? chose si vraie, que la guerre a
enrichi le peuple qu'il prétendait ruiner. L'Europe n'emploie que quelques superfluités de
l'Angleterre ; le fond des nations européennes trouve dans ses propres manufactures de quoi
suffire à ses principales nécessités. En Amérique, au contraire, les peuples ont besoin de
tout, depuis le premier jusqu'au dernier vêtement ; et dix millions d'Américaine consomment
plus de marchandises anglaises que trente millions d'européens. Je ne parle point de
l'importation de l'argent du Mexique aux Indes, du monopole du cacao, du quinquina, de la
cochenille et de mille autres objets de spéculation, devenus une nouvelle source de richesse
pour les Anglais. Et quand Buonaparte aurait réussi à fermer les ports de l'Espagne et de la
Baltique, il fallait donc ensuite fermer ceux de la Grèce, de Constantinople, de la Syrie, de la
Barbarie : c'était prendre l'engagement de conquérir le monde. Tandis qu'il eut tenté de
nouvelles conquêtes, les peuples déjà soumis, ne pouvant échanger le produit de leur sol et
de leur industrie, auraient secoué le joug et rouvert leurs ports. Tout cela n'offre que vues
fausses, qu'entreprises petites à force d'être gigantesques, défaut de raison et de bon sens,
rêves d'un fou et d'un furieux.
Quant à ses guerres, à sa conduite avec les cabinets de l'Europe, le moindre examen en
détruit le prestige. Un homme n'est pas grand par ce qu'il entreprend, mais par ce qu'il
exécute. Tout homme peut rêver la conquête du monde : Alexandre seul l'accomplit.
Buonaparte gouvernait l'Espagne comme une province dont il pompait le sang et l'or. Il ne se
contente pas de cela : il veut encore régner personnellement sur le trône de Charles IV. Que
fait-il alors ? Par la politique la plus noire, il sème d'abord des germes de division dans la
famille royale ; ensuite il enlève cette famille, au mépris de toutes les lois humaines et divines
; il envahit subitement le territoire d'un peuple fidèle, qui venait de combattre pour lui à
Trafalgar. Il insulte au génie de ce peuple, massacre ses prêtres, blesse l'orgueil castillan,
soulève contre lui les descendants du Cid et du grand capitaine. Aussitôt Saragosse célèbre
la messe de ses propres funérailles et s'ensevelit sous ses ruines ; les chrétiens de Pélasge
descendent des Asturies : le nouveau Maure est chassé. Cette guerre ranime en Europe
l'esprit des peuples, donne à la France une frontière de plus à défendre, crée une armée de
terre aux Anglais, les ramène après quatre siècles dans les champs de Poitiers et leur livre
les trésors du Mexique.
Si, au lieu d'avoir recours à ces ruses dignes de Borgia, Buonaparte, par une politique
toujours criminelle, mais plus habile, eût, sous un prétexte quelconque, déclaré la guerre au
roi d'Espagne ; s'il se fût annoncé comme le vengeur des Castillans opprimés par le prince
de la Paix ; s'il t caressé la fierté espagnole, ménagé les ordres religieux, il est probable
qu'il eût réussi. " Ce ne sont pas les Espagnols que je veux, disait-il dans sa fureur, c'est
l'Espagne. " Eh bien ! cette terre l'a rejeté. L'incendie de Burgos a produit l'incendie de
Moscou, et la conquête de l'Alhambra a amené les Russes au Louvre. Grande et terrible
leçon !
Même faute pour la Russie : au mois d'octobre 1812, s'il s'était arrêté sur les bords de la
Duna ; s'il se fût contenté de prendre Riga, de cantonner pendant l'hiver son armée de cinq
cent mille hommes, d'organiser la Pologne derrière lui, au retour du printemps, il eût peut-être
mis en péril l'empire des czars. Au lieu de cela, il marche à Moscou par un seul chemin, sans
magasins, sans ressource. Il arrive : les vainqueurs de Pultawa embrasent leur ville sainte.
Buonaparte s'endort un mois au milieu des ruines et des cendres ; il semble oublier le retour
des saisons et la rigueur du climat, il se laisse amuser par des propositions de paix ; il ignore
assez le coeur humain pour croire que des peuples qui ont eux-mêmes brûlé leur capitale,
afin d'échapper à l'esclavage, vont capituler sur les ruines fumantes de leurs maisons. Ses
généraux lui crient qu'il est temps de se retirer. Il part, jurant comme un enfant furieux qu'il
reparaîtra bientôt avec une armée dont l' avant-garde seule sera composée de trois cent
mille soldats . Dieu envoie un souffle de sa colère : tout périt ; il ne nous revient qu'un
homme !
Absurde en administration, criminel en politique, qu'avait-il donc pour séduire les Français,
cet étranger ? Sa gloire militaire ? Eh bien, il en est dépouillé. C'est en effet un grand
gagneur de batailles ; mais hors de le moindre général est plus habile que lui. Il n'entend
rien aux retraites et à la chicane du terrain ; il est impatient, incapable d'attendre longtemps
un résultat, fruit d'une longue combinaison militaire ; il ne sait qu'aller en avant, faire des
pointes, courir, remporter des victoires, comme on l'a dit, à coups d'hommes , sacrifier tout
pour un succès, sans s'embarrasser d'un revers, tuer la moitié de ses soldats par des
marches au-dessus des forces humaines. Peu importe : n'a-t-il pas la conscription et la
matière première ? On a cru qu'il avait perfectionné l'art de la guerre, et il est certain qu'il l'a
fait rétrograder vers l'enfance de l'art [Il est vrai pourtant qu'il a perfectionné ce qu'on appelle l'administration les armées et le matériel
de la guerre. (N.d.A.)] . Le chef-d'oeuvre de l'art militaire chez les peuples civilisés, c'est évidemment
de défendre un grand pays avec une petite armée ; de laisser reposer plusieurs milliers
d'hommes derrière soixante ou quatre-vingt mille soldats ; de sorte que le laboureur qui
cultive en paix son sillon sait à peine qu'on se bat à quelques lieues de sa chaumière.
L'empire romain était gardé par cent cinquante mille hommes, et César n'avait que quelques
légions à Pharsale. Qu'il nous défende donc aujourd'hui dans nos foyers, ce vainqueur du
monde ! Quoi ! tout son génie l'a-t-il soudainement abandonné ? Par quel enchantement
cette France, que Louis XIV avait environnée de forteresses, que Vauban avait fermée
comme un beau jardin, est-elle envahie de toutes parts ? sont les garnisons de ses
places-frontières ? Il n'y en a point. sont les canons de ses remparts ? Tout est désarmé,
même les vaisseaux de Brest, de Toulon et de Rochefort. Si Buonaparte eût voulu nous livrer
sans défense aux puissances coalisées, s'il nous eût vendus, s'il eût conspiré secrètement
contre les Français, eût-il agi autrement ? En moins de seize mois, deux milliards de
numéraire, quatorze cent mille hommes, tout le matériel de nos armées et de nos places,
sont engloutis dans les bois de l'Allemagne et dans les déserts de la Russie. A Dresde,
Buonaparte commet fautes sur fautes, oubliant que si les crimes ne sont quelquefois punis
que dans l'autre monde, les fautes le sont toujours dans celui-ci. Il montre l'ignorance la plus
incompréhensible de ce qui se passe dans les cabinets, s'obstine à rester sur l'Elbe, est battu
à Leipsick, et refuse une paix honorable qu'on lui propose. Plein de désespoir et de rage, il
sort pour la dernière fois du palais de nos rois, va brûler, par un esprit de justice et
d'ingratitude, le village ces mêmes rois eurent le malheur de le nourrir, n'oppose aux
ennemis qu'une activité sans plan, éprouve un dernier revers, fuit encore, et délivre enfin la
capitale du monde civilisé de son odieuse présence.
La plume d'un Français se refuserait à peindre l'horreur de ses champs de bataille ; un
homme blessé devient pour Buonaparte un fardeau : tant mieux s'il meurt, on en est
débarrassé. Des monceaux de soldats mutilés, jetés pêle-mêle dans un coin, restent
quelquefois des jours et des semaines sans être pansés : il n'y a plus d'hôpitaux assez
vastes pour contenir les malades d'une armée de sept ou huit cent mille hommes, plus assez
de chirurgiens pour les soigner. Nulle précaution prise pour eux par le bourreau des
Français : souvent point de pharmacie, point d'ambulance, quelquefois même pas
d'instruments pour couper les membres fracassés. Dans la campagne de Moscou, faute de
charpie, on pansait les blessés avec du foin ; le foin manqua, ils moururent. On vit errer cinq
cent mille guerriers, vainqueurs de l'Europe, la gloire de la France ; on les vit errer parmi les
neiges et les déserts, s'appuyant sur des branches de pin, car ils n'avaient plus la force de
porter leurs armes, et couverts, pour tout vêtement, de la peau sanglante des chevaux qui
avaient servi à leur dernier repas. De vieux capitaines, les cheveux et la barbe hérissés de
glaçons, s'abaissaient jusqu'à caresser le soldat à qui il était resté quelque nourriture, pour
en obtenir une chétive partie : tant ils éprouvaient les tourments de la faim ! Des escadrons
entiers, hommes et chevaux, étaient gelés pendant la nuit ; et le matin on voyait encore ces
fantômes debout au milieu des frimas. Les seuls moins des souffrances de nos soldats
dans ces solitudes étaient des bandes de corbeaux et des meutes de lévriers blancs demi-
sauvages, qui suivaient notre armée pour en dévorer les débris. L'empereur de Russie a fait
faire au printemps la recherche des morts : on a compté deux cent quarante-trois mille six
cent dix cadavres d'hommes, et cent vingt-trois mille cent trente-trois de chevaux [Extrait d'un rapport
officiel du ministre de la police générale au gouvernement russe, en date du 16 mai 1813. (N.d.A.)] . La peste militaire, qui avait disparu
depuis que la guerre ne se faisait plus qu'avec un petit nombre d'hommes, cette peste a
reparu avec la conscription, les armées d'un million de soldats et les flots de sang humain : et
que faisait le destructeur de nos pères, de nos frères, de nos fils, quand il moissonnait ainsi
la fleur de la France ? Il fuyait ! il venait aux Tuileries dire, en se frottant les mains au coin du
feu : Il fait meilleur ici que sur les bords de la Bérésina . Pas un mot de consolation aux
épouses, aux mères en larmes dont il était entouré ; pas un regret, pas un mouvement
d'attendrissement, pas un remords, pas un seul aveu de sa folie. Les Tigellins disaient : " Ce
qu'il y a d'heureux dans cette retraite, c'est que l'empereur n'a manqué de rien ; il a toujours
été bien nourri, bien enveloppé dans une bonne voiture ; enfin, il n'a pas du tout souffert,
c'est une grande consolation ; et lui, au milieu de sa cour, paraissait gai, triomphant,
glorieux : paré du manteau royal, la tête couverte du chapeau à la Henri IV, il s'étalait, brillant
sur un trône, répétant les attitudes royales qu'on lui avait enseignées ; mais cette pompe ne
servait qu'à le rendre plus hideux, et tous les diamants de la couronne ne pouvaient cacher le
sang dont il était couvert. "
Hélas ! cette horreur des champs de bataille s'est rapprochée de nous ; elle n'est plus
cachée dans les déserts : c'est au sein de nos foyers que nous la voyons, dans ce Paris que
les Normands assiégèrent en vain il y a près de mille ans, et qui s'enorgueillissait de n'avoir
eu pour vainqueur que Clovis, qui devint son roi. Livrer un pays à l'invasion, n'est-ce pas le
plus grand et le plus irrémissible des crimes ? Nous avons vu périr sous nos propres yeux le
reste de nos générations ; nous avons vu des troupeaux de conscrits, de vieux soldats pâles
et défigurés, s'appuyer sur les bornes des rues, mourant de toutes les sortes de misères,
tenant à peine d'une main l'arme avec laquelle ils avaient défendu la patrie, et demandant
l'aumône de l'autre main ; nous avons vu la Seine chargée de barques, nos chemins
encombrés de chariots remplis de blessés, qui n'avaient pas me le premier appareil sur
leurs plaies. Un de ces chars, que l'on suivait à la trace du sang, se brisa sur le boulevard : il
en tomba des conscrits sans bras sans jambes, percés de balles, de coups de lance, jetant
des cris et priant les passants de les achever. Ces malheureux, enlevés à leurs chaumières
avant d'être parvenus à l'âge d'homme, menés avec leurs bonnets et leurs habits champêtres
sur le champ de bataille, placés, comme chair à canon , dans les endroits les plus dangereux
pour épuiser le feu de l'ennemi, ces infortunés, dis-je, se prenaient à pleurer, et criaient en
tombant frappés par le boulet : Ah, ma mère ! ma mère ! cri déchirant qui accusait l'âge
tendre de l'enfant arraché la veille à la paix domestique ; de l'enfant tombé tout à coup des
mains de sa mère dans celles de son barbare souverain ! Et pour qui tant de massacres, tant
de douleurs ? Pour un abominable tyran, pour un étranger qui n'est si prodigue du sang
français que parce qu'il n'a pas une goutte de ce sang dans les veines.
Ah ! quand Louis XVI refusait de punir quelques coupables dont la mort lui eût assuré le
trône, en nous épargnant à nous-mêmes tant de malheurs ; quand il disait : " Je ne veux pas
acheter ma sûreté au prix de la vie d'un seul de mes sujets ; " quand il écrivait dans son
testament : " Je recommande à mon fils, s'il a le malheur de devenir roi, de songer qu'il se
doit tout entier au bonheur de ses concitoyens, qu'il doit oublier toute haine et tout
ressentiment, et nommément ce qui a rapport aux chagrins que j'éprouve ; qu'il ne peut faire
le bonheur des peuples qu'en régnant suivant les lois ; " quand il prononçait sur l'échafaud
ces paroles : " Français, je prie Dieu qu'il ne venge pas sur la nation le sang de vos rois qui
va être répandu " voilà le véritable roi, le roi français, le roi légitime, le père et le chef de la
patrie !
Buonaparte s'est montré trop diocre dans l'infortune pour croire que sa prospérité fut
l'ouvrage de son génie ; il n'est que le fils de notre puissance, et nous l'avons cru le fils de
ses oeuvres. Sa grandeur n'est venue que des forces immenses que nous lui remîmes entre
les mains lors de son élévation. Il hérita de toutes les armées formées sous nos plus habiles
généraux, conduites tant de fois à la victoire par tous ces grands capitaines qui ont péri, et
qui périront peut-être jusqu'au dernier, victimes des fureurs et de la jalousie du tyran. Il trouva
un peuple nombreux, agrandi par des conquêtes, exalté par des triomphes et par le
mouvement que donnent toujours les révolutions ; il n'eut qu'à frapper du pied la terre
féconde de notre patrie, et elle lui prodigua des trésors et des soldats. Les peuples qu'il
attaquait étaient lassés et désunis ; il les vainquit tour à tour, en versant sur chacun d'eux
séparément les flots de la population de la France.
Lorsque Dieu envoie sur la terre les exécuteurs des châtiments célestes, tout est aplani
devant eux : ils ont des succès extraordinaires avec des talents médiocres. Nés au milieu des
discordes civiles, ces exterminateurs tirent leurs principales forces des maux qui les ont
enfantés et de la terreur qu'inspire le souvenir de ces maux : ils obtiennent ainsi la
soumission du peuple au nom des calamités dont ils sont sortis. Il leur est donné de
corrompre et d'avilir, d'anéantir l'honneur, de dégrader les âmes, de souiller tout ce qu'ils
touchent, de tout vouloir et de tout oser, de régner par le mensonge, l'impiété et l'épouvante,
de parler tous les langages, de fasciner tous les yeux, de tromper jusqu'à la raison, de se
faire passer pour de vastes génies, lorsqu'ils ne sont que des scélérats vulgaires, car
l'excellence en tout ne peut être séparée de la vertu : traînant après eux les nations séduites,
triomphant par la multitude, déshonorés par cent victoires, la torche à la main, les pieds dans
le sang, ils vont au bout de la terre comme des hommes ivres, poussés par Dieu, qu'ils
méconnaissent.
Lorsque la Providence au contraire veut sauver un empire et non le punir, lorsqu'elle emploie
ses serviteurs, et non ses fléaux ; qu'elle destine aux hommes dont elle se sert une gloire
honorable, et non une abominable renommée, loin de leur rendre la route facile comme à
Buonaparte, elle leur oppose des obstacles dignes de leurs vertus. C'est ainsi que l'on peut
toujours distinguer le tyran du libérateur, le ravageur des peuples du grand capitaine,
l'homme envoyé pour détruire, et l'homme venu pour réparer. Celui-là est maître de tout, et
se sert pour réussir de moyens immenses ; celui-ci n'est maître de rien, et n'a entre les mains
que les plus faibles ressources : il est aisé de reconnaître aux premiers traits et le caractère
et la mission du dévastateur de la France.
Buonaparte est un faux grand homme : la magnanimité, qui fait les héros et les véritables
rois, lui manque. De vient qu'on ne cite pas de lui un seul de ces mots qui annoncent
Alexandre et César, Henri IV et Louis XIV. La nature le forma sans entrailles. Sa tête, assez
vaste, est l'empire des ténèbres et de la confusion. Toutes les idées, même celle du bien,
peuvent y entrer, mais elles en sortent aussitôt. Le trait distinctif de son caractère est une
obstination invincible, une volonté de fer, mais seulement pour l'injustice, l'oppression, les
systèmes extravagants ; car il abandonne facilement les projets qui pourraient être
favorables à la morale, à l'ordre et à la vertu. L'imagination le domine, et la raison ne le règle
point. Ses desseins ne sont point le fruit de quelque chose de profond et de réfléchi, mais
l'effet d'un mouvement subit et d'une révolution soudaine. Il a quelque chose de l'histrion et
du comédien ; il joue tout, jusqu'aux passions qu'il n'a pas. Toujours sur un théâtre, au Caire,
c'est un renégat qui se vante d'avoir détruit la papauté ; à Paris, c'est le restaurateur de la
religion chrétienne ; tantôt inspiré, tantôt philosophe, ses scènes sont préparées d'avance ;
un souverain qui a pu prendre des leçons afin de paraître dans une attitude royale est jugé
pour la postérité. Jaloux de paraître original, il n'est presque jamais qu'imitateur ; mais ses
imitations sont si grossières, qu'elles rappellent à l'instant l'objet ou l'action qu'il copie ; il
essaye toujours de dire ce qu'il croit un grand mot, ou de faire ce qu'il présume une grande
chose. Affectant l'universalité du génie, il parle de finances et de spectacles, de guerre et de
modes, règle le sort des rois et celui d'un commis à la barrière, date du Kremlin un règlement
sur les théâtres, et le jour d'une bataille fait arrêter quelques femmes à Paris. Enfant de notre
révolution, il a des ressemblances frappantes avec sa mère ; intempérance de langage, goût
de la basse littérature, passion d'écrire dans les journaux. Sous le Ménisque de César et
d'Alexandre, on aperçoit l'homme de peu et l'enfant de petite famille. Il méprise
souverainement les hommes, parce qu'il les juge d'après lui. Sa maxime est qu'ils ne font rien
que par intérêt, que la probité même n'est qu'un calcul. De le système de fusion qui faisait
la base de son gouvernement, employant également le méchant et l'honnête homme, mêlant
à dessein le vice et la vertu, et prenant toujours soin de vous placer en opposition à vos
principes. Son grand plaisir était de déshonorer la vertu, de souiller les réputations : il ne
vous touchait que pour vous flétrir. Quand il vous avait fait tomber, vous deveniez son
homme, selon son expression ; vous lui apparteniez par droit de honte ; il vous en aimait un
peu moins, et vous en méprisait un peu plus. Dans son administration, il voulait qu'on ne
connût que les résultats, et qu'on ne s'embarrassât jamais des moyens, les masses devant
être tout, les individualités rien. " On corrompra cette jeunesse, mais elle m'obéira mieux ; on
fera périr cette branche d'industrie, mais j'obtiendrai pour le moment plusieurs millions ; il
périra soixante mille hommes dans cette affaire, mais je gagnerai la bataille. " Voilà tout son
raisonnement, et voilà comme les royaumes sont anéantis !
surtout pour détruire, Buonaparte porte le mal dans son sein, tout naturellement, comme
une mère porte son fruit, avec joie et une sorte d'orgueil. Il a l'horreur du bonheur des
hommes ; il disait un jour : " Il y a encore quelques personnes heureuses en France ; ce sont
des familles qui ne me connaissent pas, qui vivent à la campagne, dans un château, avec 30
ou 40 000 liv. de rente ; mais je saurai bien les atteindre. " Il a tenu parole. Il voyait un jour
jouer son fils ; il dit à un évêque présent : " Monsieur l'évêque, croyez-vous que cela ait une
âme ? " Tout ce qui se distingue par quelque supériorité épouvante ce tyran ; toute réputation
l'importune. Envieux des talents, de l'esprit, de la vertu, il n'aimerait pas même le bruit d'un
crime, si ce crime n'était pas son ouvrage. Le plus disgracieux des hommes, son grand plaisir
est de blesser ce qui l'approche, sans penser que nos rois n'insultaient jamais personne,
parce qu'on ne pouvait se venger d'eux ; sans se souvenir qu'il parle à la nation la plus
délicate sur l'honneur, à un peuple que la cour de Louis XIV a formé, et qui est justement
renommé pour l'élégance de ses moeurs et la fleur de sa politesse. Enfin Buonaparte n'était
que l'homme de la prospérité ; aussitôt que l'adversité, qui fait éclater les vertus, a touché le
faux grand homme, le prodige s'est évanoui : dans le monarque on n'a plus aperçu qu'un
aventurier, et dans le héros qu'un parvenu à la gloire.
Lorsque Buonaparte chassa le Directoire, il lui adressa ce discours :
" Qu'avez-vous fait de cette France que je vous ai laissée si brillante ? Je vous ai laissé la
paix, j'ai retrouvé la guerre ; je vous ai laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers ; je vous ai
laissé les millions de l'Italie, et j'ai trouvé partout des lois spoliatrices et la misère. Qu'avez-
vous fait de cent mille Français que je connaissais tous, mes compagnons de gloire ? Ils sont
morts. Cet état de choses ne peut durer ; avant trois ans il nous nerait au despotisme :
mais nous voulons la république, la république assise sur les bases de l'égalité, de la morale,
de la liberté civile et de la tolérance politique, etc. "
Aujourd'hui, homme de malheur, nous te prendrons par tes discours, et nous t'interrogerons
par tes paroles. Dis, qu'as-tu fait de cette France si brillante ? Où sont nos trésors, les
millions de l'Italie, de l'Europe entière ? Qu'as-tu fait, non pas de cent mille, mais de cinq
millions de Français que nous connaissions tous, nos parents, nos amis, nos frères ? Cet
état de choses ne peut durer ; il nous a plongés dans un affreux despotisme. Tu voulais la
république, et tu nous as apporté l'esclavage. Nous, nous voulons la monarchie assise sur
les bases de l'égalité des droits, de la morale, de la liber civile, de la tolérance politique et
religieuse. Nous l'as-tu donnée, cette monarchie ? Qu'as-tu fait pour nous ? que devons-nous
à ton règne ? Qui est-ce qui a assassiné le duc d'Enghien, torturé Pichegru, banni Moreau,
chargé de chaînes le souverain pontife, enlevé les princes d'Espagne, commencé une guerre
impie ? C'est toi. Qui est-ce qui a perdu nos colonies, anéanti notre commerce, ouvert
l'Amérique aux Anglais, corrompu nos moeurs, enlevé les enfants aux pères, désolé les
familles, ravagé le monde, brûlé plus de mille lieues de pays, inspiré l'horreur du nom
français à toute la terre ? C'est toi. Qui est-ce qui a exposé la France à la peste, à l'invasion,
au démembrement, à la conquête ? C'est encore toi. Voilà ce que tu n'as pu demander au
Directoire, et ce que nous te demandons aujourd'hui. Combien es-tu plus coupable que ces
hommes que tu ne trouvais pas dignes de régner ! Un roi légitime et héréditaire qui aurait
accablé son peuple de la moindre partie des maux que tu nous as faits eût mis son trône en
péril ; et toi, usurpateur et étranger, tu nous deviendrais sacré en raison des calamités que tu
as répandues sur nous ! tu régnerais encore au milieu de nos tombeaux ! Nous rentrons
enfin dans nos droits par le malheur ; nous ne voulons plus adorer Moloch ; tu ne dévoreras
plus nos enfants : nous ne voulons plus de ta conscription, de ta police, de ta censure, de tes
fusillades nocturnes, de ta tyrannie. Ce n'est pas seulement nous, c'est le genre humain qui
t'accuse. Il nous demande vengeance au nom de la religion, de la morale et de la liberté.
n'as-tu pas répandu la désolation ? dans quel coin du monde une famille obscure a-t-elle
échappé à tes ravages ? L'Espagnol dans ses montagnes, l'Illyrien dans ses vallées, l'Italien
sous son beau soleil, l'Allemand, le Russe, le Prussien dans ses villes en cendres, te
redemandent leurs fils que tu as égorgés, la tente, la cabane, le château, le temple tu as
porté la flamme. Tu les as forcés de venir chercher parmi nous ce que tu leur as ravi, et
reconnaître dans tes palais leur dépouille ensanglantée. La voix du monde te déclare le plus
grand coupable qui ait jamais paru sur la terre ; car ce n'est pas sur des peuples barbares et
sur des nations dégénérées que tu as versé tant de maux ; c'est au milieu de la civilisation,
dans un siècle de lumières, que tu as voulu régner par le glaive d'Attila et les maximes de
Néron. Quitte enfin ton sceptre de fer ; descends de ce monceau de ruines dont tu avais fait
un trône ! Nous te chassons comme tu as chassé le Directoire. Va ! puisses-tu, pour seul
châtiment, être témoin de la joie que ta chute cause à la France, et contempler en versant
des larmes de rage le spectacle de la félicité publique !
Telles sont les paroles que nous adressons à l'étranger. Mais si nous rejetons Buonaparte,
qui le remplacera ? - Le Roi .
Des Bourbons
Les fonctions attachées à ce titre de Roi sont si connues des Français, qu'ils n'ont pas besoin
de se le faire expliquer : le roi leur représente aussitôt l'idée de l'autorité légitime, de l'ordre,
de la paix, de la liberté légale et monarchique. Les souvenirs de la vieille France, la religion,
les antiques usages, les moeurs de la famille, les habitudes de notre enfance, le berceau, le
tombeau, tout se rattache à ce nom sacré de roi : il n'effraye personne ; au contraire, il
rassure. Le roi, le magistrat, le père ; un Français confond ces idées. Il ne sait ce que c'est
qu'un empereur ; il ne connaît pas la nature, la forme, la limite du pouvoir attaché à ce titre
étranger. Mais il sait ce que c'est qu'un monarque descendant de saint Louis et de Henri IV :
c'est un chef dont la puissance paternelle est réglée par des institutions, tempérée par les
moeurs, adoucie et rendue excellente par le temps, comme un vin généreux né de la terre de
la patrie et mûri par le soleil de la France. Cessons de vouloir nous le cacher : il n'y aura ni
repos, ni bonheur, ni félicité, ni stabilité dans nos lois, nos opinions, nos fortunes, que quand
la maison de Bourbon sera rétablie sur le trône. Certes, l'antiquité, plus reconnaissante que
nous, n'aurait pas manqué d'appeler divine une race qui, commençant par un roi brave et
prudent, et finissant par un martyr, a compté dans l'espace de neuf siècles trente-trois
monarques, parmi lesquels on ne trouve qu'un seul tyran : exemple unique dans l'histoire du
monde, et éternel sujet d'orgueil pour notre patrie. La probité et l'honneur étaient assis sur le
trône de France, comme sur les autres trônes la force et la politique. Le sang noble et doux
des Capets ne se reposait de produire des héros que pour faire des rois honnêtes hommes.
Les uns furent appelés Sages, Bons, Justes, Bien-Aimés ; les autres surnommés Grands,
Augustes, Pères des lettres et de la patrie. Quelques-uns eurent des passions qu'ils
expièrent par des malheurs, mais aucun n'épouvanta le monde par ces vices qui pèsent sur
la mémoire des césars et que Buonaparte a reproduits.
Les Bourbons, dernière branche de cet arbre sacré, ont vu, par une destinée extraordinaire,
leur premier roi tomber sous le poignard du fanatique, et leur dernier sous la hache de
l'athée. Depuis Robert, sixième fils de saint Louis, dont ils descendent, il ne leur a manqué
pendant tant de siècles que cette gloire de l'adversité, qu'ils ont enfin magnifiquement
obtenue. Qu'avons-nous à leur reprocher ? Le nom de Henri IV fait encore tressaillir les
coeurs français, et remplit nos yeux de larmes. Nous devons à Louis XIV la meilleure partie
de notre gloire. N'avons-nous pas surnommé Louis XVI le plus honnête homme de son
royaume ? Est-ce parce que nous avons tué ce bon roi que nous rejetons ce sang ? Est-ce
parce que nous avons fait mourir sa soeur, sa femme et son fils, que nous repoussons sa
famille ? Cette famille pleure dans l'exil, non ses malheurs, mais les nôtres. Cette jeune
princesse que nous avons persécutée, que nous avons rendue orpheline, regrette tous les
jours, dans les palais étrangers, les prisons de la France. Elle pouvait recevoir la main d'un
prince puissant et glorieux, mais elle préféra unir sa destinée à celle de son cousin, pauvre
exilé, proscrit, parce qu'il était Français, et qu'elle ne voulait point se séparer des malheurs
de sa famille. Le monde entier admire ses vertus ; les peuples de l'Europe la suivent quand
elle paraît dans les promenades publiques, en la comblant de bénédictions : et nous nous
pouvons l'oublier ! Quand elle quitta sa patrie, elle avait été si malheureuse, elle jeta les
yeux en arrière, et elle pleura. Objets constants de ses prières et de son amour, nous savons
à peine qu'elle existe. Ah ! qu'elle retrouve du moins quelques consolations en faisant le
bonheur de sa coupable patrie ! Cette terre porte naturellement les lis : ils renaîtront plus
beaux, arrosés du sang du roi-martyr.
Louis XVIII, qui doit régner le premier sur nous, est un prince connu par ses lumières,
inaccessible aux préjugés, étranger à la vengeance. De tous les souverains qui peuvent
gouverner à présent la France, c'est peut-être celui qui convient le mieux à notre position et à
l'esprit du siècle, comme, de tous les hommes que nous pouvions choisir, Buonaparte était
peut-être le moins propre à être roi. Les institutions des peuples sont l'ouvrage du temps et
de l'expérience : pour régner, il faut surtout de la raison et de l'uniformité. Un prince qui
n'aurait dans la tête que deux ou trois idées communes, mais utiles, serait un souverain plus
convenable à une nation qu'un aventurier extraordinaire, enfantant sans cesse de nouveaux
plans, imaginant de nouvelles lois, ne croyant régner que quand il travaille à troubler les
peuples, à changer, à détruire le soir ce qu'il a créé le matin. Non seulement Louis XVIII a
ces idées fixes, cette modération, ce bon sens si nécessaires à un monarque, mais c'est
encore un prince ami des lettres, instruit et éloquent comme plusieurs de nos rois, d'un esprit
vaste et éclairé, d'un caractère ferme et philosophique.
Choisissons entre Buonaparte, qui revient à nous portant le code sanglant de la conscription,
et Louis XVIII, qui s'avance pour fermer nos plaies, le testament de Louis XVI à la main. Il
répétera à son sacre ces paroles écrites par son vertueux frère :
" Je pardonne de tout mon coeur à ceux qui se sont faits mes ennemis sans que je leur en
eusse donné aucun sujet, et je prie Dieu de leur pardonner. "
Monsieur , comte d'Artois, d'un caractère si franc, si loyal, si français, se distingue aujourd'hui
par sa piété, sa douceur et sa bonté, comme il se faisait remarquer dans sa première
jeunesse par son grand air et ses grâces royales. Buonaparte fuit abattu par la main de Dieu,
mais non corrigé par l'adversité : à mesure qu'il recule dans le pays qui échappe à sa
tyrannie, il traîne après lui de malheureuses victimes chargées de fers ; c'est dans les
dernières prisons de France qu'il exerce les derniers actes de son pouvoir. Monsieur arrive
seul, sans soldats, sans appui, inconnu aux Français auxquels il se montre. A peine a-t-il
prononcé son nom, que le peuple tombe à ses genoux : on baise respectueusement son
habit, on embrasse ses genoux ; on lui crie, en répandant des torrents de larmes : " Nous ne
vous apportons que nos coeurs ; Buonaparte ne nous a laissé que cela ! " A cette manière
de quitter la France, à cette façon d'y rentrer, connaissez d'un côté l'usurpateur, de l'autre le
prince légitime.
M. le duc d'Angoulême a paru dans une autre de nos provinces ; Bordeaux s'est jeté dans
ses bras ; et le pays de Henri IV a reconnu avec des transports de joie l'héritier des vertus du
Béarnais. Nos armées n'ont point vu de chevalier plus brave que M. le duc de Berry. M. le
duc d'Orléans prouve, par sa noble fidélité au sang de son roi, que son nom est toujours un
des plus beaux de la France. J'ai déjà parlé des trois générations de héros, M. le prince de
Condé, M. le duc de Bourbon : je laisse à Buonaparte à nommer le troisième.
Je ne sais si la postérité pourra croire que tant de princes de la maison de Bourbon ont été
proscrits par ce peuple qui leur devait toute sa gloire, sans avoir été coupables d'aucun
crime, sans que leur malheur leur soit venu de la tyrannie du dernier roi de leur race ; non,
l'avenir ne pourra comprendre que nous ayons banni des princes aussi bons, des princes nos
compatriotes, pour mettre à notre tête un étranger, le plus méchant de tous les hommes. On
conçoit jusqu'à un certain point la république en France : un peuple, dans un moment de
folie, peut vouloir changer la forme de son gouvernement, et ne plus reconnaître le chef
suprême ; mais si nous revenons à la monarchie, c'est le comble de la honte et de l'absurdité
de la vouloir sans le souverain légitime, et de croire qu'elle puisse exister sans lui. Qu'on
modifie, si l'on veut, la constitution de cette monarchie, mais nul n'a le droit de changer le
monarque. Il peut arriver qu'un roi cruel, tyrannique, qui viole toutes les lois, qui prive tout un
peuple de ses libertés, soit déposé par l'effet d'une révolution violente ; mais dans ce cas
extraordinaire la couronne passe à ses fils ou à son plus proche héritier. Or, Louis XVI a-t-il
été un tyran ? Pouvons-nous faire le procès à sa mémoire ? En vertu de quelle autori
privons-nous sa race d'un trône qui lui appartient à tant de titres ? Par quel honteux caprice
avons-nous donné à Buonaparte l'héritage de Robert le Fort ? Ce Robert le Fort descendait
vraisemblablement de la seconde race, et celle-ci se rattachait à la première. Il était comte de
Paris. Hugues Capet apporta aux Français, comme Français lui-même, Paris, héritage
paternel, des biens et des domaines immenses. La France, si petite sous les premiers
Capets, s'enrichit et s'accrut sous leurs descendants. Et c'est en faveur d'un insulaire obscur,
dont il a fallu faire la fortune en dépouillant tous les Français, que nous avons renversé la loi
salique, palladium de notre empire. Combien nos pères différaient de nous de sentiments et
de maximes ! A la mort de Philippe le Bel, ils adjugèrent la couronne à Philippe de Valois, au
préjudice d'Edouard III, roi d'Angleterre ; ils aimèrent mieux se condamner à deux siècles de
guerre que de se laisser gouverner par un étranger. Cette noble résolution fut la cause de la
gloire et de la grandeur de la France : l'oriflamme fut chirée aux champs de Crécy, de
Poitiers et d'Azincourt. mais ces lambeaux triomphèrent enfin de la bannière d'Edouard III et
de Henri V, et le cri de Montjoie Saint-Denis étouffa celui de toutes les factions. La même
question de l'hérédité se représenta à la mort de Henri III : le parlement rendit alors le
fameux édit qui donna Henri IV et Louis XIV à la France. Ce n'étaient pourtant pas des têtes
ignobles que celles d'Edouard III, de Henri V, du duc de Guise et de l'infante d'Espagne.
Grand Dieu ! qu'est donc devenu l'orgueil de la France ! Elle a refusé d'aussi grands
souverains pour conserver sa race française et royale, et elle a fait choix de Buonaparte !
En vain prétendrait-on que Buonaparte n'est pas étranger : il l'est aux yeux de toute l'Europe,
de tous les Français non prévenus ; il le sera au jugement de la postérité : elle lui attribuera
peut-être la meilleure partie de nos victoires, et nous chargera d'une partie de ses crimes.
Buonaparte n'a rien de français, ni dans les moeurs, ni dans le caractère. Les traits mêmes
de son visage montrent son origine. La langue qu'il apprit dans son berceau n'était pas la
nôtre, et son accent comme son nom révèlent sa patrie. Son père et sa mère ont vécu plus
de la moitié de leur vie sujets de la république de Gênes. Lui-même est plus sincère que ses
flatteurs : il ne se reconnaît pas Français ; il nous hait et nous méprise. Il lui est plusieurs fois
échappé de dire : Voilà comme vous êtes, vous autres Français . Dans un discours, il a parlé
de l'Italie comme de sa patrie, et de la France comme de sa conquête. Si Buonaparte est
Français, il faut dire nécessairement que Toussaint-Louverture l'était autant et plus que lui :
car enfin il était né dans une vieille colonie française et sous les lois françaises ; la liberté qu'il
avait reçue lui avait rendu les droits du sujet et du citoyen. Et un étranger élevé par la charité
de nos rois, occupe le trône de nos rois et brûle de répandre leur sang ! Nous prîmes soin de
sa jeunesse, et par reconnaissance il nous plonge dans un abîme de douleur ! Juste
dispensation de la Providence ! les Gaulois saccagèrent Rome, et les Romains opprimèrent
les Gaules ; les Français ont souvent ravagé l'Italie, et les Médicis, les Galigaï, les
Buonaparte, nous ont désolés. La France et l'Italie devraient enfin se connaître et renoncer
pour toujours l'une à l'autre.
Qu'il sera doux de se reposer enfin de tant d'agitations et de malheurs sous l'autorité
paternelle de notre souverain légitime ! Nous avons pu un moment être sujets de la gloire
que nos armes avaient répandue sur Buonaparte ; aujourd'hui qu'il s'est dépouillé lui-même
de cette gloire, ce serait trop que de rester l'esclave de ses crimes. Rejetons cet oppresseur
comme tous les autres peuples l'ont déjà rejeté. Qu'on ne dise pas de nous : Ils ont tué le
meilleur et le plus vertueux des rois ; ils n'ont rien fait pour lui sauver la vie, et ils versent
aujourd'hui la dernière goutte de leur sang, ils sacrifient les restes de la France pour soutenir
un étranger qu'eux-mêmes détestent. Par quelle raison cette France infidèle justifierait-elle
son abominable fidélité ? Il faut donc avouer que ce sont les forfaits qui nous plaisent, les
crimes qui nous charment, la tyrannie qui nous convient. Ah ! si les nations étrangères, enfin
lasses de notre obstination, allaient consentir à nous laisser cet insensé ; si nous étions
assez lâches pour acheter par une partie de notre territoire la honte de conserver au milieu
de nous le germe de la peste et le fléau de l'humanité, il faudrait fuir au fond des déserts,
changer de nom et de langage, tâcher d'oublier et de faire oublier que nous avons été
Français.
Pensons au bonheur de notre commune patrie ; songeons bien que notre sort est entre nos
mains : un mot peut nous rendre à la gloire, à la paix, à l'estime du monde, ou nous plonger
dans le plus affreux comme dans le plus ignoble esclavage. Relevons la monarchie de
Clovis, l'héritage de saint Louis, le patrimoine de Henri IV. Les Bourbons seuls conviennent
aujourd'hui à notre situation malheureuse, sont les seuls médecins qui puissent fermer nos
blessures La modération, la paternité de leurs sentiments, leurs propres adversités,
conviennent à un royaume épuisé, fatigué de convulsions et de malheurs. Tout deviendra
légitime avec eux, tout est illégitime sans eux Leur seule présence fera renaître l'ordre dont
ils sont pour nous le principe. Ce sont de braves et illustres gentilshommes, autant et plus
Français que nous. Ces seigneurs des fleurs de lis furent dans tous les temps célèbres par
leur loyauté ; ils tiennent si fort à la racine de nos moeurs, qu'ils semblent faire partie même
de la France et lui manquer aujourd'hui comme l'air et le soleil.
Si tout doit devenir paisible avec eux, s'ils peuvent seuls mettre un terme à cette trop longue
révolution, le retour de Buonaparte nous plongerait dans des maux affreux et dans des
troubles interminables. L'imagination la plus féconde peut-elle se représenter ce que serait
ce monstrueux géant resserré dans d'étroites limites, n'ayant plus les trésors du monde à
dévorer et le sang de l'Europe à répandre ? Peut-on se le figurer renfermé dans une cour
ruinée et flétrie, exerçant sur les seuls Français sa rage, ses vengeances et son génie
turbulent ? Buonaparte n'est point changé ; il ne changera jamais. Toujours il inventera des
projets, des lois, des décrets absurdes, contradictoires ou criminels ; toujours il nous
tourmentera ; il rendra toujours incertaines notre vie, notre liberté, nos propriétés. En
attendant qu'il puisse troubler le monde nouveau, il s'occupera du soin de bouleverser nos
familles. Seuls esclaves au milieu du monde libre, objet du mépris des peuples, le dernier
degré du malheur sera de ne plus sentir notre abjection et de nous endormir, comme
l'esclave de l'Orient, indifférents au cordon que le sultan nous enverra à notre réveil.
Non, il n'en sera pas ainsi. Nous avons un prince légitime, de notre sang, élevé parmi
nous, que nous connaissons, qui nous connaît, qui a nos moeurs, nos goûts, nos habitudes,
pour lequel nous avons prié Dieu dans notre jeunesse, dont nos enfants savent le nom
comme celui d'un de leurs voisins, et dont les pères vécurent et moururent avec les nôtres.
Parce que nous avons réduit nos anciens princes à être voyageurs, la France sera-t-elle une
propriété forfaite ? Doit-elle demeurer à Buonaparte par droit d'aubaine ? Ah ! pour Dieu, ne
soyons pas trouvés en telle déloyauté, que de déshériter notre naturel seigneur, pour donner
son lit au premier compagnon qui le demande. Si nos maîtres légitimes nous manquaient, le
dernier des Français serait encore préférable à Buonaparte pour régner sur nous : du moins
nous n'aurions pas la honte d'obéir à un étranger.
Il ne me reste plus qu'à prouver que si le rétablissement de la maison de Bourbon est
nécessaire à la France, il ne l'est pas moins à l'Europe entière.
Des Alliés
A ne considérer d'abord que les raisons particulières, est-il un homme au monde qui voulût
jamais s'en reposer sur la parole de Buonaparte ? N'est-ce pas un point de sa politique
commun, un des penchants de son coeur, que de faire consister l'habileté à tromper, à
regarder la bonne foi comme une duperie et comme la marque d'un esprit borné, à se jouer
de la sainteté des serments ? A-t-il tenu un seul des traités qu'il ait faits avec les diverses
puissances de l'Europe ? C'est toujours en violant quelque article de ces traités, et en pleine
paix, qu'il a fait ses conquêtes les plus solides ; rarement il a évacué une place qu'il devait
rendre ; et aujourd'hui même qu'il est abattu, il possède encore dans quelques forteresses de
l'Allemagne le fruit de ses rapines et les témoins de ses mensonges.
On le liera de sorte qu'il ne puisse recommencer ses ravages. - Vous aurez beau l'affaiblir en
démembrant la France, en mettant garnison dans les places frontières pendant un certain
nombre d'années, en l'obligeant à payer des sommes considérables, en le forçant à n'avoir
qu'une petite armée et à abolir la conscription : tout cela sera vain. Buonaparte, encore une
fois, n'est point changé. L'adversité ne peut rien sur lui, parce qu'il n'était pas au-dessus de la
fortune. Il méditera en silence sa vengeance : tout à coup, après un ou deux ans de repos,
lorsque la coalition sera dissoute, que chaque puissance sera rentrée dans ses Etats, il nous
appellera aux armes, profitera des générations qui se seront formées, enlèvera, franchira les
places de sûreté, et se débordera de nouveau sur l'Allemagne. Aujourd'hui sommeil ne parle
que d'aller brûler Vienne, Berlin et Munich ; il ne peut consentir à lâcher sa proie. Les Russes
reviendront-ils assez vite des rives du Borysthène pour sauver une seconde fois l'Europe ?
Cette miraculeuse coalition, fruit de vingt-cinq années de souffrances, pourra-t-elle se
renouer quand tous les fils en auront été brisés ? Buonaparte n'aura-t-il pas trouvé le moyen
de corrompre quelques ministres, de séduire quelques princes, de réveiller d'anciennes
jalousies, de mettre peut-être dans ses intérêts quelques peuples assez aveugles pour
combattre sous ses drapeaux ? Enfin, les princes qui règnent aujourd'hui seront-ils tous sur
le trône, et ce changement dans les règnes ne pourrait-il pas amener un changement dans la
politique ? Des puissances si souvent trompées pourraient-elles reprendre tout à coup une
sécurité qui les perdrait ? Quoi ! elles auraient oublié l'orgueil de cet aventurier qui les a
traitées avec tant d'insolence, qui se vantait d'avoir des rois dans son antichambre, qui
envoyait signifier ses ordres aux souverains, établissait ses espions jusque dans leur cour, et
disait tout haut qu'avant dix ans sa dynastie serait la plus ancienne de l'Europe ! Des rois
traiteraient avec un homme qui leur a prodigué des outrages que ne supporterait pas un
simple particulier ! Une reine charmante faisait l'admiration de l'Europe par sa beauté, son
courage et ses vertus, et il a avancé sa mort par les plus lâches comme par les plus ignobles
outrages. La sainteté des rois comme la cence m'empêchent de répéter les calomnies, les
grossièretés, les ignobles plaisanteries qu'il a prodiguées tour à tour à ces rois et à ces
ministres qui lui dictent aujourd'hui des lois dans son palais. Si les puissances méprisent
personnellement ces outrages, elles ne peuvent ni ne doivent les mépriser pour l'intérêt et la
majesté des trônes : elles doivent se faire respecter des peuples, briser enfin le glaive de
l'usurpateur et déshonorer pour toujours cet abominable droit de la force, sur qui Buonaparte
fondait son orgueil et son empire.
Après ces considérations particulières, il s'en présente d'autres d'une nature plus élevée, et
qui seules peuvent déterminer les puissances coalisées à ne plus reconnaître Buonaparte
pour souverain.
Il importe au repos des peuples, il importe à la reté des couronnes, à la vie comme à la
famille des souverains, qu'un homme sorti des rangs inférieurs de la société ne puisse
impunément s'asseoir sur le trône de son maître, prendre place parmi les souverains
légitimes, les traiter de frères, et trouver dans les révolutions qui l'ont élevé assez de force
pour balancer les droits de la légitimité de la race. Si cet exemple est une fois donné au
monde, aucun monarque ne peut compter sur sa couronne. Si le trône de Clovis peut être,
en pleine civilisation, laissé à un Corse, tandis que les fils de saint Louis sont errants sur la
terre, nul roi ne peut s'assurer aujourd'hui qu'il régnera demain. Qu'on y prenne bien garde :
toutes les monarchies de l'Europe sont à peu près filles des mêmes moeurs et des mêmes
temps ; tous les rois sont réellement des espèces de frères unis par la religion chrétienne et
par l'antiquité des souvenirs. Ce beau et grand système une fois rompu, des races nouvelles
assises sur les trônes elles feront régner d'autres moeurs, d'autres principes, d'autres
idées, c'en est fait de l'ancienne Europe ; et dans le cours de quelques années une révolution
générale aura changé la succession de tous les souverains. Les rois doivent donc prendre la
défense de la maison de Bourbon, comme ils la prendraient de leur propre famille. Ce qui est
vrai considéré sous les rapports de la royauté est encore vrai sous les rapports naturels. Il n'y
a pas un roi en Europe qui n'ait du sang des Bourbons dans les veines, et qui ne doive voir
en eux d'illustres et infortunés parents. On n'a dé que trop appris aux peuples qu'on peut
remuer les trônes. C'est aux rois à leur montrer que si les trônes peuvent être ébranlés, ils ne
peuvent jamais être détruits, et que, pour le bonheur du monde, les couronnes ne dépendent
pas des succès du crime et des jeux de la fortune.
Il importe encore à l'Europe civilisée que la France, qui en est comme l'âme et le coeur par
son génie et par sa position, soit heureuse, florissante, paisible ; elle ne peut l'être que sous
ses anciens rois. Tout autre gouvernement prolongerait parmi nous ces convulsions qui se
font sentir au bout de la terre. Les Bourbons seuls, par la majesté de leur race, par la
légitimité de leurs droits, par la modération de leur caractère, offriront une garantie suffisante
aux traités, et fermeront les plaies du monde.
Sous le règne des tyrans toutes les lois morales sont comme suspendues, de même qu'en
Angleterre, dans les temps de trouble, on suspend l'acte sur lequel repose la liberté des
citoyens. Chacun sait qu'il n'agit pas bien, qu'il marche dans une fausse voie ; mais chacun
se soumet et se prête à l'oppression : on se fait même une espèce de fausse conscience, on
remplit scrupuleusement les ordres les plus opposés à la justice. L'excuse est qu'il viendra de
meilleurs jours, que l'on rentrera dans ses droits ; que c'est un temps d'iniquités qu'il faut
passer, comme on passe un temps de malheurs. Mais en attendant ce retour, le tyran fait
tout ce qui lui plaît ; il est obéi : il peut traîner tout un peuple à la guerre, l'opprimer, lui
demander tout sans être refusé. Avec un prince légitime cela est impossible : tout le monde
sous un sceptre légal est en jouissance de ses droits naturels et en exercice de ses vertus.
Si le roi voulait passer les bornes de son pouvoir, il trouverait des obstacles invincibles ; tous
les corps feraient des remontrances, tous les individus parleraient ; on lui opposerait la
raison, la conscience, la liberté. Voilà pourquoi Buonaparte, resté maître d'un seul village de
la France, est plus à craindre pour l'Europe que les Bourbons avec la France jusqu'au Rhin.
Au reste, les rois peuvent-ils douter de l'opinion de la France ? croient-ils qu'ils seraient
parvenus aussi facilement jusqu'au Louvre si les Français n'avaient espéré en eux des
libérateurs ? N'ont-ils pas vu dans toutes les villes ils sont entrés des signes manifestes
de cette espérance ? Qu'entend-on en France depuis six mois, sinon ces paroles : Les
Bourbons y sont-ils ? sont les princes ? viennent-ils ? Ah ! si l'on voyait un drapeau
blanc ! D'une autre part, l'horreur de l'usurpateur est dans tous les coeurs. Il inspire tant de
haine, qu'il a balancé chez un peuple guerrier ce qu'il y a de dur dans la présence d'un
ennemi ; on a mieux aimé souffrir une invasion d'un moment que de s'exposer à garder
Buonaparte toute la vie. Si les armées se sont battues, admirons leur courage et déplorons
leurs malheurs ; elles détestent le tyran autant et plus que le reste des Français, mais elles
ont fait un serment, et des grenadiers français meurent victimes de leur parole. La vue de
l'étendard militaire inspire la fidélité : depuis nos pères les Francs jusqu'à nous, nos soldats
ont fait un pacte saint et se sont pour ainsi dire mariés à leur épée. Ne prenons donc pas le
sacrifice de l'honneur pour l'amour de l'esclavage. Nos braves guerriers n'attendent qu'à être
dégagés de leur parole. Que les Français et les alliés reconnaissent les princes légitimes, et
à l'instant l'armée, déliée de son serment, se rangera sous le drapeau sans tache, souvent
témoin de nos triomphes, quelquefois de nos revers, toujours de notre courage, jamais de
notre honte.
Les rois alliés ne trouveront aucun obstacle à leur dessein s'ils veulent suivre le seul parti qui
peut assurer le repos de la France et celui de l'Europe. Ils doivent être satisfaits du triomphe
de leurs armes. Nous Français, nous ne devons considérer ces triomphes que comme une
leçon de la Providence, qui nous châtie sans nous humilier. Nous pouvons nous dire avec
assurance que ce qui eût été impossible sous nos princes légitimes ne pouvait s'accomplir
que sous ce règne d'un aventurier. Les rois alliés doivent désormais aspirer à une gloire plus
solide et plus durable. Qu'ils se rendent avec leur garde sur la place de notre Révolution ;
qu'ils fassent célébrer une pompe funèbre à la place même sont tombées les têtes de
Louis et d'Antoinette ; que ce conseil de rois, la main sur l'autel, au milieu du peuple français
à genoux et en larmes, reconnaisse Louis XVIII pour roi de France : ils offriront au monde le
plus grand spectacle qu'il ait jamais vu, et répandront sur eux une gloire que les siècles ne
pourront effacer.
Mais déjà une partie de ces événements est accomplie. Les miracles ont enfan les
miracles. Paris, comme Athènes, a vu rentrer dans ses murs des étrangers qui l'ont respecté,
en souvenir de sa gloire et de ses grands hommes. Quatre-vingt mille soldats vainqueurs ont
dormi auprès de nos citoyens, sans troubler leur sommeil, sans se porter à la moindre
violence, sans faire même entendre un chant de triomphe. Ce sont des libérateurs et non pas
des conquérants. Honneur immortel aux souverains qui ont pu donner au monde un pareil
exemple de modération dans la victoire ! Que d'injures ils avaient à venger ! Mais ils n'ont
point confondu les Français avec le tyran qui les opprime. Aussi ont-ils déjà recueilli le fruit
de leur magnanimité. Ils ont été reçus des habitants de Paris comme s'ils avaient été nos
véritables monarques, comme des princes Français, comme des Bourbons. Nous les verrons
bientôt les descendants de Henri IV ; Alexandre nous les a promis : il se souvient que le
contrat de mariage du duc et de la duchesse d'Angoulême est déposé dans les archives de
la Russie. Il nous a fidèlement gardé le dernier acte public de notre gouvernement légitime ; il
l'a rapporté au trésor de nos chartes, nous garderons à notre tour le récit de son entrée
dans Paris, comme un des plus grands et des plus glorieux monuments de l'histoire.
Toutefois, ne séparons point des deux souverains qui sont aujourd'hui parmi nous cet autre
souverain qui fait à la cause des rois et au repos des peuples le plus grand des sacrifices :
qu'il trouve comme monarque et comme père la récompense de ses vertus dans
l'attendrissement, la reconnaissance et l'admiration des Français.
Et quel Français aussi pourrait oublier ce qu'il doit au prince régent d'Angleterre, au noble
peuple qui a tant contribué à nous affranchir ? Les drapeaux d'Elisabeth flottaient dans les
armées de Henri IV ; ils reparaissent dans les bataillons qui nous rendent Louis XVIII. Nous
sommes trop sensibles à la gloire pour ne pas admirer ce lord Wellington qui retrace d'une
manière si frappante les vertus et les talents de notre Turenne. Ne se sent-on pas touché
jusqu'aux larmes quand on le voit promettre, lors de notre retraite du Portugal, deux guinées
pour chaque prisonnier français qu'on lui amènerait vivant ? Par la seule force morale de son
caractère, plus encore que par la vigueur de la discipline militaire, il a miraculeusement
suspendu, en entrant dans nos provinces, le ressentiment des Portugais et la vengeance des
Espagnols : enfin, c'est sous son étendard que le premier cri de vive le roi ! a réveillé notre
malheureuse patrie : au lieu d'un roi de France captif, le nouveau Prince Noir ramène à
Bordeaux un roi de France délivré. Lorsque le roi Jean fut conduit à Londres, touché de la
générosité d'Edouard, il s'attacha à ses vainqueurs, et revint mourir dans la terre de
captivité : comme s'il eût prévu que cette terre serait dans la suite le dernier asile du dernier
rejeton de sa race, et qu'un jour les descendants des Talbot et des Chandos recueilleraient la
postérité proscrite des La Hire et des Du Guesclin.
Français, amis, compagnons d'infortune, oublions nos querelles, nos haines, nos erreurs,
pour sauver la patrie ; embrassons-nous sur les ruines de notre cher pays ; et qu'appelant à
notre secours l'héritier de Henri IV et de Louis XIV, il vienne essuyer les pleurs de ses
enfants, rendre le bonheur à sa famille, et jeter charitablement sur nos plaies le manteau de
saint Louis, à moitié déchiré de nos propres mains. Songeons que tous les maux que nous
éprouvons, la perte de nos biens, de nos armées, les malheurs de l'invasion, le massacre de
nos enfants, le trouble et la décomposition de toute la France, la perte de nos libertés, sont
l'ouvrage d'un seul homme, et que nous devrons tous les biens contraires à un seul homme.
Faisons donc entendre de toutes parts le cri qui peut nous sauver, le cri que nos pères
faisaient retentir dans le malheur comme dans la victoire, et qui sera pour nous le signal de la
paix et du bonheur : Vive le roi !
Livros Grátis
( http://www.livrosgratis.com.br )
Milhares de Livros para Download:
Baixar livros de Administração
Baixar livros de Agronomia
Baixar livros de Arquitetura
Baixar livros de Artes
Baixar livros de Astronomia
Baixar livros de Biologia Geral
Baixar livros de Ciência da Computação
Baixar livros de Ciência da Informação
Baixar livros de Ciência Política
Baixar livros de Ciências da Saúde
Baixar livros de Comunicação
Baixar livros do Conselho Nacional de Educação - CNE
Baixar livros de Defesa civil
Baixar livros de Direito
Baixar livros de Direitos humanos
Baixar livros de Economia
Baixar livros de Economia Doméstica
Baixar livros de Educação
Baixar livros de Educação - Trânsito
Baixar livros de Educação Física
Baixar livros de Engenharia Aeroespacial
Baixar livros de Farmácia
Baixar livros de Filosofia
Baixar livros de Física
Baixar livros de Geociências
Baixar livros de Geografia
Baixar livros de História
Baixar livros de Línguas
Baixar livros de Literatura
Baixar livros de Literatura de Cordel
Baixar livros de Literatura Infantil
Baixar livros de Matemática
Baixar livros de Medicina
Baixar livros de Medicina Veterinária
Baixar livros de Meio Ambiente
Baixar livros de Meteorologia
Baixar Monografias e TCC
Baixar livros Multidisciplinar
Baixar livros de Música
Baixar livros de Psicologia
Baixar livros de Química
Baixar livros de Saúde Coletiva
Baixar livros de Serviço Social
Baixar livros de Sociologia
Baixar livros de Teologia
Baixar livros de Trabalho
Baixar livros de Turismo