bonheur était de voir deux cents personnes dans ses salons et d'y régner. Elle se
moquait fort de sa cousine, la Campobasso, qui, après s'être fait voir partout, trois
ans de suite, avec un duc espagnol, avait fini par lui ordonner de quitter Rome
dans les vingt-quatre heures, et ce, sous peine de mort. «Depuis cette grande
expédition, disait Orsini, ma sublime cousine n'a plus souri. Voici quelques mois
surtout qu'il est évident que la pauvre femme meurt d'ennui ou d'amour, et son
mari, qui n'est pas gaucher, fait passer cet ennui aux yeux du pape, notre oncle,
pour de la haute piété. Je m'attends que cette piété la conduira à entreprendre un
pèlerinage en Espagne.»
La Campobasso était bien éloignée de regretter son Espagnol, qui, pendant deux
ans au moins l'avait mortellement ennuyée. Si elle l'eût regretté, elle l'eût envoyé
chercher, car c'était un de ces caractères naturels et passionnés, comme il n'est
pas rare d'en rencontrer à Rome. D'une dévotion exaltée, quoique à peine âgée de
vingt-trois ans et dans toute la fleur de sa beauté, il lui arrivait de se jeter aux
genoux de son oncle en le suppliant de lui donner la bénédiction papale, qui,
comme on ne le sait pas assez, à l'exception de deux ou trois péchés atroces,
absout tous les autres, même sans confession. Le bon Benoît XIII pleurait de
tendresse. «Lève-toi, ma nièce, lui disait-il, tu n'as pas besoin de ma bénédiction,
tu vaux mieux que moi aux yeux de Dieu.»
En cela, bien qu'infaillible, il se trompait, ainsi que Rome entière. La Campobasso
était éperdument amoureuse, son amant partageait sa passion, et cependant elle
était fort malheureuse. Il y avait plusieurs mois qu'elle voyait presque tous les jours
le chevalier de Sénécé, neveu du duc de Saint-Aignan, alors ambassadeur de
Louis XV à Rome.
Fils d'une des maîtresses du régent Philippe d'Orléans, le jeune Sénécé jouissait
en France de la plus haute faveur : colonel depuis longtemps, quoiqu'il eût à peine
vingt-deux ans, il avait les habitudes de la fatuité, et ce qui la justifie, sans toutefois
en avoir le caractère. La gaieté, l'envie de s'amuser de tout et toujours, l'étourderie,
le courage, la bonté, formaient les traits les plus saillants de ce singulier caractère,
et l'on pouvait dire alors, à la louange de la nation, qu'il en était un échantillon
parfaitement exact. En le voyant la princesse de Campobasso l'avait distingué.
«Mais, lui avait-elle dit, je me méfie de vous, vous êtes Français; mais je vous
avertis d'une chose: le jour où l'on saura dans Rome que je vous vois quelquefois
en secret, je serai convaincue que vous l'avez dit, et je ne vous aimerai plus.»
Tout en jouant avec l'amour, la Campobasso s'était éprise d'une passion véritable.
Sénécé aussi l'avait aimée, mais il y avait déjà huit mois que leur intelligence
durait, et le temps, qui redouble la passion d'une Italienne, tue celle d'un Français.
La vanité du chevalier le consolait un peu de son ennui; il avait déjà envoyé à Paris
deux ou trois portraits de la Campobasso. Du reste comblé de tous les genres de
biens et d'avantages, pour ainsi dire, dès l'enfance, il portait l'insouciance de son
caractère jusque dans les intérêts de la vanité, qui d'ordinaire maintient si inquiets
les coeurs de sa nation.