sécrétion de la bile, la plus légère altération de notre cerveau, ne peut-elle pas
ébranler tout l'édifice de notre sagesse et nous rendre en un instant plus petits et
plus faibles que ceux dont nous plaignons la petitesse et la faiblesse. La plus
profonde humilité est le seul état qui convient à l'homme ; les héros sont des fous
ou des forcenés, les philosophes extravaguent, les beaux esprits me font pitié. Il
n'y a d'homme respectable que celui qui se sent pénétré de sa petitesse et de la
grandeur de Dieu. Tâchons de l'être, mon bon ami, et conduisons-nous de façon
que nous puissions attendre la mort sans la désirer ni la craindre.
« TRONCHIN. »
Cette lettre, à ce qu'il paraît, mécontenta beaucoup Rousseau ; il écrivit de
nouveau à Tronchin sous l'empire de ses hallucinations habituelles. Tronchin,
trouvant probablement que la dose des aberrations était trop forte, lui répond, 6
juin 1759 :
« Vous voulez donc absolument que je m'explique, mon cher Monsieur ; puisque
vous le voulez je m'expliquerai, vous que j'aime, vous qui étiez fait pour aimer,
pour être aimé, vous vous êtes insensiblement détaché de tous vos amis, et, dites-
vous, « de celui même que vous regretterez sans cesse, et qui manque bien plus à
votre coeur qu'à vos écrits ; c'était votre Aristarque, il était sévère et judicieux, vous
ne l'avez plus, vous n'en voulez plus...» Ai-je besoin d'un autre argument pour
vous prouver que je n'ai pas tort ? Mais cet ami, me répondrez-vous, avait des
défauts. Je vous demanderai à mon tour s'il en est un parfait dans ce monde ?... si
vous, qui vous en plaignez, croyez l'être ? si moi, qui vous écris, le suis ou le serai
? Oh ! mon ami, il n'y a qu'un Etre parfait, et tous les autres ont des défauts
absolus et relatifs... Encore si vous aviez pu remplir le vide qu'il a fait dans votre
coeur ! mais je sais que vous ne l'avez pas rempli, et puisque vous ne le voulez
pas, vous ne le remplirez jamais. Vous le regrettez pourtant, c'est vous qui le dites
: si vous le jugiez indigne de votre amitié, le diriez-vous ?
« Vous me dites encore « que vous aimez mieux vivre parmi des Français que d'en
venir chercher à Genève...» Ce sont vos expressions ; que voulez-vous que j'en
pense ? moi qui vous ai dit que j'ai le bonheur d'y vivre avec des hommes vertueux
et tels qu'on n'en voit nulle part de meilleurs ; je ne vous ai pas dit, il est vrai, qu'ils
fussent parfaits ; et comment le seraient-ils, ils ne peuvent pas l'être : ils sont nés
petits et faibles, ils mourront faibles et petits. Cette patrie où je vis avec eux paraît
à vos yeux si peu estimable, que, loin de vous en rapprocher, vous voudriez fuir
plus loin encore pour en être plus éloigné. Ne vous restait-il qu'à la pleurer, mon
bon ami, lorsqu'en parlant d'un pays voisin vous ne pûtes vous empêcher de dire :
« Hélas ! il est sur la route du mien ! » Cette seule ligne valait une ode à la louange
de Genève, et il n'y a qu'un an que vous pensiez ainsi ! Qu'est-il arrivé depuis ce
temps-là ? Je n'en suis pas sorti, et je pense que je ne me fais aucune illusion,
votre patrie est cette année ce qu'elle était l'an dernier, et si elle n'a rien gagné, au
moins n'a-t-elle rien perdu. Aujourd'hui comme alors les citoyens les plus
distingués sont ceux qui méritent le mieux de l'être ; la vertu y jouit de tous ses
avantages, la voix du peuple est celle de Dieu, du moins l'est-elle plus qu'ailleurs.
Un magistrat sage, un clergé qui l'est aussi, une académie qui ne néglige rien de
ce qui peut servir à l'éducation, un tribunal de moeurs qui veille à tout ce qui peut
les maintenir, une police enfin aussi exacte qu'elle peut l'être, fait que nous
plaignons ceux qui vivent à Montmorency, où, faute de tout ce que nous avons ici,